À Madeleine FERRAGUT.
En souvenir d’Ernest.
Tendrement,
— Nous attendons votre notation, monsieur le président, murmure le brigadier Poilala à l’oreille de Bérurier.
Le Gros se cure une molaire en forme de vide-poche d’un ongle riche en calcium, examine son extraction, puis, l’estimant impropre à une reconsommation immédiate, la dépose en attente sur le revers de son veston.
— Je sais bien, fait-il, seulement j’sus comme le père Plexe, moi : dans l’indécision de mon expectative. Si j’y cloque le zéro dont auquel il mérite, il va se retrouver chez plumezingue, le concurrent ! C’est élaminoire, un zéro. V’là un des dix lemmes de ma qualité de jury. Coincé entre mon bon cœur et ma conscience, que voussiez-vous que je fisse ? Bon, allons-y pour un 2, mais c’est bien parce qu’il est natif de Juliénas, le concurrent ! Au suivant !
Je regarde, en tétant mon Davidoff number One, le curieux aréopage rassemblé derrière le tapis vert de la table. Outre le président Béru et le brigadier Poilala, y figurent également les inspecteurs Duneut, Cédugnon et Siraudecoude, c’est-à-dire la gentry des tabasseurs de la Rousse. Car l’événement du jour n’est autre que le grand concours interpolice annuel de Passage à Tabac. Vous le savez trop pour l’ignorer ; les méthodes policières se sont radicalement transformées depuis l’avènement du gaullisme et aucun policier de la nouvelle vague ne se permettrait de lever la main (voire plus simplement le pied) sur un prévenu. Pourtant, les « vieux de la veille » usent encore parfois de ces procédés que d’aucuns jugent brutaux, mais qui ne sont en fait que débonnaires. Comme le Tour de France, le Passage à Tabac est en voie de disparition. Pourtant, il conserve encore des partisans, et c’est cette vieille garde fidèle qui continue d’organiser le concours ci-dessus mentionné. Les concurrents sont, pour la plupart, soit de vieux agents blanchis sous le baudrier et qui cherchent une consécration avant la retraite, soit de jeunes inspecteurs, fils de policiers dont l’influence paternelle s’est fait sentir, et qui portent ainsi témoignage de leur éducation. Les participants tirent au sort leurs « clients », lesquels sont recrutés dans des rafles.
Chaque concurrent procède à deux passages à tabac. Un jury hautement qualifié note chacune des prestations et c’est, bien entendu, le flic ayant réussi la meilleure moyenne qui remporte le concours.
Pour l’instant, un jeune agent fait figure de lauréat en parvenant à faire avouer à un Arabe piqué dans une bagarre de banlieue qu’il a assassiné Henri IV.
— Suivant ! réitère le Gros, doctoral dans son rôle de président.
On amène un gros prévenu adipeux et un vieil agent sclérosé du kébour.
Le prévenu est prié de s’asseoir sous un projecteur de dentiste. L’agent, lui, demande la permission de se mettre en manches de chemise.
— Refusé ! jette sèchement Alexandre-Benoît. Tu peux être amené à dérouiller un gus sans que t’eusses le temps de procéder à ton confort personnel et intime. Le vrai passeur-à-tabac a pas besoin de remonter ses manches. Paré ?
— Paré, monsieur l’inspecteur principal, bavoche le bonhomme, éperdu de confusion.
— Cinq, quat’, trois, deux, z’un, zéro ! décompte le Mastar.
Coup de gong.
Car le temps imparti pour un interrogatoire n’est que de cinq minutes.
Illico, le vieux gardien de la paix allonge un bourre-pif au prévenu qui se met à raisiner de la gouttière.
Béru se penche sur Poilala.
— Le président donne un avertissement au garde Morove-Haches pour déprédation du matériel de concours ! annonce-t-il. Il est rappelé aux participants que les prévenus mis à leur disposition doivent être rendus dans l’état où on les a trouvés en arrivant !
Comprenant que ses chances sont désormais nulles, l’incriminé s’excuse et abandonne.
Lui succèdent alors un petit prévenu à tête d’oiseau nouvellement né et un jeune inspecteur plein d’avenir nommé Torniolli, Corsico, sévère, à l’œil pâle et au poil brun.
Le gong !
Torniolli passe derrière le siège de son « patient » et se penche sur lui. D’une main de virtuose le policier commence à pianoter la glotte du petit homme. V’là l’individu qui glafouille, éructe, bredouille et expectore.
Torniolli se redresse.
— Je sollicite de la bienveillance du tribunal la participation d’un interprète, déclare-t-il. Mon sujet parle anglais, langue que je ne comprends pas.
Bérurier ôte son chapeau dont il torchonne le cuir intérieur avec sa cravate.
— Si je serais pas président je vous traductionnerais, inspecteur, déclare-t-il, vu que je cause aussi volontiers que couramment ce dialecte, mais je ne peux être à la fois juge imparti. Est-ce que le commissaire San-Antonio, dont je l’aperçois qui se fait tout miniard dans son coinceteau, voudrait nous prêter l’aimable collaboration de sa menteuse :
— Banco ! accepté-je en m’avançant.
— Allez-y, inspecteur Torniolli ! invite le président Bérurier.
Le Corse aux cheveux plats entreprend sa victime. D’une poigne nerveuse, il tord la cravate du gars, tandis que de son autre main, il lui martèle le plexus. Le manège dure peu, mais il est efficace. En cinq secondes, le gars violit et suffoque.
— Identité ! aboie Torniolli.
Je traduis.
L’homme à tête d’oiseau non emplumé a une voix d’eunuque efféminé.
— Je m’appelle Hanjpur-Hanjrâdhieu, dit-il en ahanant. Je suis hindou et je tiens un comptoir à Chandernagor.
Je répète à Torniolli.
Ce dernier, tel un Saint-Cyrien se préparant à attaquer un régiment de uhlans, enfile des gants blancs. Il passe l’index et le médius de sa main droite dans les narines dilatées de l’Hindou et pousse en donnant des coups de genou sur son coude replié.
Hanjpur-Hanjrâdhieu gémit. Torniolli cesse de le molesnez.
— Que fait-il en France ?
L’Hindou n’oppose pas la moindre résistance. Il parle, parle, dans un anglais nasillard (à cause surtout du dernier traitement infligé par l’inspecteur).
Il dit qu’il est entraineur de l’équipe de hockey sur glace hindoue venue à Paris rencontrer l’équipe de France.
Pourquoi il a été appréhendé ? Il se l’explique mal. On l’a embastillé au moment où il venait de mettre le feu à une péripatéticienne. Celle-ci lui ayant avoué qu’elle était veuve, ce réflexe était normal, non ?
Mais Torniolli n’a pas d’égards pour les mœurs et coutumes d’Asie.
— Que sait-il ? demande ce jeune espoir de la flicaillerie.
Tournant du match, toujours. Un court préambule, puis la question fatale. S’agit de pas la rater. La planter bien droit dans le caberlot du mec. Pas lui laisser l’envie d’ergoter. Ponctuer d’un sévice impeccable, simple et efficace. L’art du passage à tabac est basé sur une démoralisation synchronisée de l’intéressé. Tout individu, même des plus endurci, a ses instants dépressifs, le jeu consiste donc à le questionner au moment précis où il est au creux de sa vague.
Pour « aider » le brahmane à accoucher, Torniolli lui prend la tête à deux mains et imprime des secousses au chef d’Hanjpur comme s’il escomptait le lui dévisser. Le brahmane se met à brahmamer comme un putois hindou.
— Que sait-il ? darde alors le concurrent.
Je réitère la question.
— Je n’y suis pour rien ! répond véhémentement Hanjpur-Hanjrâdhieu, moi j’avais refusé.
Y a toujours un instant jouissif dans notre fichu métier, c’est lorsqu’un bonhomme interrogé « à blanc » si vous voulez bien me passer l’expression (et si vous ne voulez pas je vous en pousse vingt-deux centimètres en direction des amygdales) se met à raconter des trucs qu’on ne lui demandait pas. C’est la pochette-surprise de cette profession tant décriée par ailleurs (et aussi par-devant). Comme de bien vous vous doutez, je n’attends plus les directives de Torniolli pour y aller de la chansonnette. Une phrase comme celle qui vient de m’être allongée et il me pousse des ailes à la langue, mes filles.
— Vous aviez refusé quoi ?
— De me charger des vingt kilogrammes (il a dit kilogrammes, parce que chez les Hindous, le moindre gramme compte) d’héroïne.
— Qu’est-ce y raconte ? sourcille le concurrent.
Va te faire embrasser la tonsure, l’abbé ! T’as qu’à apprendre l’anglais, fiston ! Y a des cours gratoches à la tévé !
Moi, je vous regarde me voir venir. Béchus comme cent pipelettes, vous vous dites, in extenso et en catimini, la chose suivante : « Bon, ça va, compris, il se caille pas, le San-A. ! Va nous réchauffer une quelconque affure de drogue inopinément découverte, le beau commissaire. L’Inde, tu penses, il allait pas rater l’arbre à came, ce malin ! Tout de suite la drogue, servez chaud ! Ouvrez grands vos trous de nez, c’est sa tournée, au gamin de Félicie. » Eh ben, non, mes gueux vomiques. Me virgulez pas trop vite l’anathème sur le coin de la frime, qu’ensuite vous auriez l’air de glandus, pour pas changer. Laissez-moi développer c’te vache aventure à changement de vitesse automatique et freins à disques. Ce qui va advenir, ça vous en bouchera une telle surface qu’il faudra vous sonder quand vous aurez envie de chialer.
— Qui voulait vous remettre ces 20 kilos (en France, pays capitaliste, on sucre les grammes) d’héroïne ?
— Quelqu’un, dans mon pays.
— Qui ?
— Quelqu’un que je ne connaissais pas.
— Si vous avez refusé, qui donc a accepté ? fais-je d’une voix terrifiante.
— Qu’est-ce y raconte ? insiste Torniolli.
— La ferme, hé, pelure ! fulminé-je. Ça veut prendre du galon dans la poulaille et ça ne connaît même pas l’anglais ! Fallait faire tes études à la tour de Babel, connard !
Je perds mon sang-froid, comme disait Sancho, mais j’ai horreur d’être importuné en pleine interrogation orale. Ça me fait comme si un guignolet me tirait par la manche pendant que je mets à feu le module d’une frangine. Torniolli devient blanc comme un yaourt de régime et se le tient (à deux mains) pour dit.
— Hein ? répété-je. Qui a accepté d’amener cette camelote en France ?
— Flahagran-Dehli, le goal de notre équipe.
— Comment le savez-vous ?
— Eh bien, je… Flahagran-Dehli a eu déjà des ennuis avec la police hindoue et je… Il m’a semblé…
— Il vous a semblé qu’il était le gars idéal pour accepter ce job. Moyennant une honnête commission, vous l’avez branché sur cette affaire, non ?
Mon interlocuteur baisse le nez.
— À qui doit-il remettre la came ?
— J’ignore.
— Où l’a-t-il planquée ?
— Dans le matelassage de sa tenue d’hockeyeur.
Je souris.
— Good planque, en effet. Fallait y penser. Cet échange doit se produire à quel moment ?
— À l’issue du match.
Je regarde ma montre. La rencontre France-Inde a déjà commencé. M’est avis que je serais bien inspiré si j’allais faire un tour du côté de la patinoire.
Compte tenu de mon grade et de mon autorité, le jury s’applique à ne pas trop me faire la gueule, pourtant sa réprobation se lit dans les prunelles de ces messieurs, comme le nom de Pompidou sur une affiche U.N.R. en période électorale.
— Embastillez ce mec et gardez-le au placard ! enjoins-je.
Bérurier se racle la gorge, ce qui produit le bruit bizarre d’une jeep en train de se désenliser grâce à son « crapautage ».
— Tu m’permettras de t’faire observer que tu fausses la contrepétition, déclare sans ambage Sa Majesté l’Enflure. L’inspecteur Torniolli était bien parti, avec quasiment le maillot jaune, et pis tu y arraches la couverture des mains pour tirer les marrons des plumes du paon, c’t’un procédé un chouïa cavayier, Mec. Ce, à d’autant plus forte raison qu’étant le supérieur hiératique du candidat, tu lui laisses pas la possibilité d’insurger.
— C’est quoi, le prix du passage à tabac ? coupé-je.
— Outre le diplôme d’honneur, cent paquets de gris.
— Eh bien, qu’on les refile à Torniolli. Il a gagné de mille encolures. Quant à toi, ramène ta cerise et fonçons.
— Tu charges, Gars ! Et les délibérations du jury ?
— Dépose ton bulletin et rapplique, te dis-je. Il serait regrettable qu’un président se fasse virer à coups de pompes dans les noix !
Le Gros se lève.
— Méames, messieurs, dit-il gravement, je dois me déjurer car le devoir m’appelle. Il a une sale gueule, mais faut malgré tout y répondre présent. Bonne continuation et que le meilleur gagne.
Ayant proféré, il me suit, le bitos enfoncé jusqu’aux sourcils, les mains aux fouilles, la démarche plombée.
— Pourquoi as-tu commencé ton allocution par « mesdames-messieurs », m’étonné-je. Il n’y a pas de dame ?
Le Mammouth hausse les épaules.
— On vit une époque qu’on peut plus dire qui lancebroque sur l’évier.
— Où qu’on va ?
— Au match de hockey sur glace France-Inde, mon Loulou.
— Quelle idée d’aller se congeler les prunes, ronchonne Pépère. Tu trouves que la température est pas assez basse commak ? Et puis d’abord, c’t’un jeu que j’y pige néant. C’te petite bricole qu’ils y galopent tous après, t’as pas le temps de la retapisser qu’elle est déjà à l’aut’ bout de la banquise. Pour qu’on puisse suivre, faudrait qu’ils jouassent avec une pierre de curlinge, là au moins, on suivrait les volutions.
Comme nous débouchons dans la cour de la Grande Taule je m’arrête.
— T’as ta pompe, Gros, je viens de filer la mienne au garage du coin pour une vidange-graissage.
— La mienne, grommelle Pépère, elle fait le beau sur ses pattes de derrière au cul d’une dépanneuse, consécutivement à l’emplâtrage d’un camion qui m’a servi de freins. Faut se rabattre sur les bahuts.
Un sort heureux nous en préserve. En effet, notre dévoué camarade César Pinaud survient, au volant d’une 2 CV ahurissante, juste comme on déboule de la maison Pébroque.
Un coup de projo sur le véhicule ?
Fastoche !
À première vue, ce pur produit des établissements Citroën évoque quelque bagnole de pompiers ruraux. C’est rouge, c’est bardé de trucs en cuivre rutilant. C’est muni d’une échelle, tout comme un petit ramoneur, ça possède des pare-chocs plus larges que des corsets de diva d’opéra ; c’est garni de phares à l’avant et à l’arrière, ça fait un bruit de vieille Bugatti, ça possède des pneumatiques de tracteurs ; ça n’a presque pas de vitres ; ça a des antennes (tous les insectes bizarroïdes en ont) ; c’est surbaissé, mais ça reste une 2 CV, envers et contre tout. D’ailleurs les deux chevrons caractéristiques ornent le capot.
Un hululement de steamer perdu dans les brumes de la mer du Nord retentit. Qui se voudrait joyeux, mais reste caverneux comme un vêlement de vache dans une caverne. Comme le cri de l’aurochs en rut. Comme la Marseillaise enregistrée en 78 tours et diffusée en 33.
Baderne-Baderne descend de son carrosse, impec, radieux dans un pardingue gris éléphant à col de loutre lapinée, le chef sommé d’un feutre d’expert en accidents à petit bord relevé.
— Hello ! les gamins ! américanise-t-il en s’avançant, la main tendue dans des gants de pécari frileux.
— C’est à toi, « ça » ? demandé-je en désignant le véhicule étrange.
— Parfaitement, et j’en suis fier, répond péremptoirement le fossile.
— En somme, c’est une automobile ? demande Bérurier, non sans quelque perfidie dans l’intonation.
— Qu’entend-il par là ? sourcille la Vieillasse.
— Simplement, traduis-je, il voudrait savoir si cette chose progresse de soi-même à l’aide d’un moteur, ce dont on serait en droit de douter, compte tenu de son aspect insolite.
Le Flétri écrase une chiassure de z’œil avec la pointe pataude de son index ganté.
— Mes chers amis, dit-il, je viens de me payer une folie. Ce sont mes étrennes. Il s’agit là d’un prototype réalisé à ma seule intention et que la foule m’envie, si je m’en réfère aux exclamations saluant mon passage. Je commençais à en avoir ma claque de ces voitures faramineuses dont se régalent les espions de cinématographe. Je me suis dit : « Et pourquoi ne mettrions-nous pas ces voitures gadgets en pratique ? Pourquoi la réalité ne dépasserait-elle point la fiction ? »
— Elle la dépasse, assuré-je en faisant le tour de l’engin. Tu ne peux pas savoir, Pinuche, à quel point elle la dépasse. Elle fait même mieux que la dépasser : elle lui prend un tour ! Tu nous fais visiter ta Foire du Trône ambulante, ou bien devrons-nous nous contenter de la brochure ?
La joie rayonnante de César le met à l’abri des sarcasmes les plus chagrins.
— Vous n’allez pas en revenir, assure le cher homme. Avant tout, laissez-moi vous apprendre que le moteur d’origine a été remplacé par celui d’une Salmson de compétition acheté à la casse. Cette chétive 2 CV grimpe à 250 km/h, c’est dantesque, non ?
— Aftère ? coupe Gradube, nullement impressionné.
— Elle est munie d’un châssis spécial, provenant d’une Bentley incendiée par des grévistes. En outre, elle a des pare-chocs récupérés par la S.N.C.F. lui permettant d’essuyer les chocs les plus rudes sans subir de dommage. Les vitres sont en verre spécial qui met les passagers à l’abri des balles. En cas d’urgence, les sièges sont, non pas éjectables, mais basculables, ce qui vous permet de passer directement de l’auto au fossé. À l’arrière, il y a un réservoir à clous de tapissier, afin de se prémunir contre les autos suiveuses. À citer également deux projecteurs à l’arrière et à l’avant pour les poursuites nocturnes.
Il se tait et caresse amoureusement la carrosserie cardinalice du véhicule hors série, comme on flatte la croupe de son cheval après une longue chevauchée.
— Eh ben, dis donc, p’tit homme, soupire Bérurier, t’es devenu not’ J’abonde, comme qui dirait. Qu’est-ce y t’a bricolé ce bolide ?
— Un neveu de ma femme qui vient d’acheter un petit atelier à Levallois et que l’automobile passionne.
— Belle réussite, conviens-je en prenant place à bord de son vaisseau spécial, si t’en as pas l’usage dans la rousse, je suis sûr que tu pourras te reconvertir chez Barnum. En attendant, drive-nous à la patinoire, je ne veux pas rater la fin du match de hockey France-Inde.
L’Écharde se place à son siège sans tergiverser.
— Je croyais que les Hindous ne pratiquaient que le hockey sur gazon ? objecte-t-il.
— Les temps ont changé, Pinuche : ils n’ont plus de gazon, les vaches sacrées l’ont tout bouffé.
Le Limoneux opère un démarrage impressionnant. Nous avons brusquement le support-à-sac tyrolien plaqué au dossier du siège.
— Hé ! Vas-y mou, César ! rouscaille Béru. Tu te crois à la Nasa, mon pote !
Le Mélodieux n’a cure de la protestation. Fier de son prototype, il appuie sur le champignon, ravi des regards éberlués qui convergent sur nous.
Et c’est ainsi, mes amis, que nous fonçons, à bord de cet engin apocalyptique, vers la plus follingue des aventures.
Contrairement à mon estimation, le match France-Inde n’est pas commencé lorsque nous déboulons à la patinoire. Il reste des places vacantes : plusieurs côtés de la patinoire ! Ce rude sport n’est pas encore très apprécié en France et, en outre, le froid très vif de cet après-midi incite davantage à se rendre au cinéma ou au claque.
Une rencontre préliminaire s’achève, qui vient d’opposer l’Athlétic Parisien des Universitaires et Travailleurs (l’A.P.U.T) au Marseille Athlétic Club (le M.A.C.). L’A.P.U.T. s’est imposé grâce à de très nombreuses passes. Les hommes du M.A.C., pour leur part sont des garçons bouillants qui se mettent facilement en crosse et se retrouvent trop souvent en prison. L’A.P.U.T. n’a pas peur des allées et venues. Cette équipe a le sens du patin et joue volontiers la touche, alors que le M.A.C., lui, cherche à imposer sa loi par le milieu. À l’issue de cet affrontement où la prestation de chaque équipe fut remarquable, on enregistra quelques heurts entre l’A.PU.T. et le M.A.C., pourtant l’esprit sportif retrouvant son élégance naturelle, la glace fut vite rompue et tout redevint O.K… Mais qu’est-ce que je fais, moi ! Voilà-t-il pas que j’écris le compte rendu pour l’Équipe ! C’est fou ce que je peux être distrait !
Nous nous installons en bonne position. Bientôt les équipes internationales font leur entrée. L’équipe de France est en scaphandre tricolore avec un pingouin (dans l’attitude du coq gaulois) sur la poitrine. L’équipe de l’Inde, en Michelin gonflé à 2,5 vert, blanc et orange, avec le petit zinzin bleu de son drapeau dans le blanc. Aussitôt le pick-up de la Garde Républicaine interprète les hymnes nationaux. Les paroles de la Marseillaise ont été quelque peu modifiées pour la circonstance, au lieu de « Marchons, marchon on ons » on a mis « glissons, glisson on ons ». Mais l’interprétation étant purement musicale, cette substitution passe pratiquement inaperçue. L’hymne hindou, enfin ! Le refrain est sur toutes les lèvres « Foutons-nous du Gandhiraton, etc., etc. »
Les joueurs se tiennent au garde-à-vous et présentent les armes à l’aide de leurs crosses. Ils sont terrifiants dans leurs beaux costumes martiens. Les gardiens de but, surtout, à cause de leurs masques. Celui du goal français représente la reine d’Angleterre, ce qui, à mon sens, constitue une faute psychologique grave, ce masque ne pouvant qu’exciter la furia hindou. Quant à l’homme qui m’intéresse, Flahagran-Dehli, le gardien de but de l’équipe adverse, il s’est fait la tête de Debré afin de couper les jambes aux avants trop pressants en les faisant rigoler comme un pensionnat de bossus.
Les deux arbitres sont suisses, l’un s’appelle Constantin Vacheron, et l’autre Philippe Pateck, ce qui ne les empêche pas de bien s’entendre et d’avoir la même heure à leurs Piaget.
Le palet (de glace) est lâché !
C’est le rush !
Que dis-je : la ruée !
Duel de crosse. Valse des patineurs. Chocs ! La glace crisse sous les fers. Il y a un tumulte de combinaisons multicolores.
Le petit disque noir valdingue dans la cage française, comme une rondelle de caoutchouc arrachée au pilon d’un unijambiste (14–18).
But !
Les quatorze spectateurs applaudissent, sauf un qui est français (il fait partie de la commission de sécurité et son travail L’OBLIGE à assister au match). V’là l’Inde qui mène déjà un à zéro après dix-huit secondes de jeu ! Ça promet. Heureusement, le concierge de la patinoire (il vend des esquimaux pendant les tiers-temps) a la bonne idée de brancher un disque où douze mille personnes hurlent « Allez, France ! »
Le fracas, la clameur survoltent nos joueurs qui se ruent sur les buts adverses. Hélas, ils ont oublié le palet, si bien que les joueurs hindous ne se donnent même pas la peine de les courser et rentrent un second but en jouant à la marelle.
C’est alors que se place un incident regrettable, et qui vaudra un deux (au-dessous de zéro) à son auteur dans la page sportive de France-Soir, demain.
Furieux, un joueur français lève sa crosse comme s’il s’agissait d’un club de golf et l’abat à toute volée sur la tempe de Flahagran-Dehli.
Le goal hindou s’écroule. Le public conspue. Les arbitres interviennent et chassent le colérique. Arrêt de jeu ! Les coéquipiers du malheureux gardien de but entourent ce dernier. On lui fait respirer une tranche de jambon (ce qui est radical en Inde) mais il reste dans le coltar. Pas moyen de le ranimer. Deux infirmiers se pointent bientôt avec une civière et pas de crêpe sous leurs chaussures, si bien qu’ils ne tardent pas à jouer « Troïka sur la Piste Blanche », traversant à fesses la totalité de la patinoire. Les hockeyeurs les relèvent. Ça confusionne de plus en mieux. L’un des hommes en blanc s’est fêlé le coqsix ce qui va l’obliger de transvaser le contenu de son slip sur son oreiller. On emporte tout de même Flahagran-Dehli hors du skatinge.
— Qui m’aime me suive ! dis-je à mes deux lanciers du feu de Bengale.
— Quoi ! On se barre déjà ! Alors qu’y a de la chicorne dans l’air ! explose le Mafflu.
— Yes, m’sieur le président !
On est dehors avant les infirmiers clopineurs.
— Qu’attendons-nous ? fait Pinuche dont le calme est immuable.
— Eux, dis-je en montrant le trio en forme de H dont la barre centrale serait très allongée.
Les ambulanciers ambulancent la victime de la hargne française. Et puis, déclenchent leur tintin tin ! sur l’air de « C’est trop tard ».
— Tu les suis ! enjoins-je au Major Campbell nouvelle manière, amélioré système D.
— Quelle idée !
— Elle en vaut une autre !
On déhotte en trombe.
Et en trompe, car l’avertisseur du Pinuchet est une sonnerie de cors d’échasse enregistrée sur bouille.
La D.S. ambulancière se met à tracer dans les rues de Paname. On lui colle facile aux boudins.
Béru fulmine à l’arrière de la 2 CV dont il occupe toute la largeur, tellement il planture, cet infâme.
— C’est pas que je tienne à discutailler tes lubies, Mec. Seulement j’aimerais piger. Si tu voudrais nous faire l’aumône d’une pointe explicative, tu nous écarterais les dangers d’infrastructure du mocarde.
Bon prince, je leur virgule un résumé exprès.
— Il paraîtrait que la tenue du goal blessé contiendrait 20 kilos d’héroïne. J’aimerais bien assister à son décarpillage, comprenez-vous ?
— Slave a de soie, répond le Mastar. Mais qu’est-ce tu mates avec ostination, en arrière, Gars ? Te voilà à choper la torticole, tellement tu te détranches.
— Je vérifie si l’ambulance est suivie, monsieur Duconlajoie.
— Ben, elle l’est par nous autres, non ?
— Il se pourrait qu’elle le fût également par d’autres, Baron.
— Ah voui ?
— Il est probable qu’après le match, le gardien de but allait remettre son vêtement rembourré-came à ses correspondants français. Si ceux-ci assistaient à la partie, ils doivent se cailler la laitance de voir évacuer leur bonne marchandise, on peut donc supposer qu’ils escortent le goal à l’hosto.
Alexander-Benito opine et me prête obligeamment le concours de ses chers deux z’yeux.
— Je vois rien d’anormal, assure-t-il.
— Dans cette circulation, il est duraille de repérer un ange.
— Tout de même, pour un homme quai des orfèvres en la matière, ça trompe pas, la filoche.
La bagnole plonge sur la rampe d’accès à la voie des berges. L’allure augmente sensiblement. On fonce en direction de la gare de Lyon. On dépasse le pont d’Austerlitz, inondé de soleil, pour continuer sur le quai de la Râpée. Puis c’est le souterrain de Bercy…
— Mais à quel établissement l’emmène-t-il ? s’exclame Pinuche. Vous voyez un hôpital dans ce secteur, vous ?
Je ne réponds pas. Une idée absolument neuve me trotte par la tête, dont je vais vous faire bénéficier malgré qu’elle ne soit pas encore déballée.
Je me dis en catastrophe :
— Et si l’accident était bidon ? Si Flahagran-Dehli simulait le coma ? Si les deux infirmiers n’étaient pas de vrais infirmiers ? Hein, mes gueux ? Ça vous la sectionne ! Vous n’aviez pas pensé à ça, avouez ?
Pour une raison qui m’échappe, les trafiquants ont préféré procéder par la bande. Accident en cours de match. On transporte le blessé à l’hôpital. Quoi de plus normal, qui donc irait se gaffer d’une astuce pareille ? Peut-être est-ce l’arrestation d’Hanjpur-Hanjrâdhieu qui leur a filé le traczir et les a amenés à se comporter ainsi…
— Hé, dis, mais ils ont le feu au dargif, les brancardiers, murmure Béru. T’as vu comment ils champignonnent. Faut croire qu’a urgence pour le blessé. L’est p’t’être en train de larguer la rampe, votre gaule…
La D.S. blanche vire dans les méandres de l’échangeur, après Bercy, et emprunte la bretelle menant à l’Autoroute 6.
— Appuie ! dis-je au Poussiéreux, ne te laisse pas distancer.
— Pas de danger, répond le cher homme. Comprends un peu ce qu’est un moteur de Salmson, mon ami. Je vais accélérer, attention !
Il s’acagnarde bien sur son siège, assure le volant dans ses mains flétries et d’un coup de semelle énergique, presse à bloc le champignon. Il se passe immédiatement quelque chose.
D’insolite.
Tout d’abord, un bruit, jamais ouï. Quelque chose de terrible, de caverneux, comme si mille lions rugissaient simultanément dans une crypte, avec, en sous-impression sonore, un crissement métallique suraigu. La 2 CV pour James Bond de grande banlieue se met à trépider follement. Et puis il y a une explosion, non : pas une explosion, plutôt un fracas de cassure sismique. On pique du nez contre le pare-brise. La tuture paraît s’être mise à genoux. Devant nos yeux, des myriades d’étincelles ! Une féerie !
On tangue un peu… On roule plus lentement. Mais qu’aperçois-je, au loin, véloçant tel un météore ? Je vous le révèle ? Oui, faut ? Bon ! L’avant de la bagnole, braves gens ! Le bloc moteur coiffé du capot, et les deux roues avant motrices. Une vraie fusée ! Un missile (dominicile). Il se rue vers des catastrophes. Rattrape la D.S. L’emplâtre magnifiquement ! La soulève de terre ! Lui communique ses instincts aéronautiques ! L’ambulance n’adhère plus à la chaussée. Elle bigorne le parapet. Le brise. Passe outre. Disparaît.
Bérurier réagit le premier.
Sa main ferme se pose sur l’épaule en goulot de bouteille Perrier de Pinuche.
— Dis voir, bonhomme, murmure-t-il, ton neveu, le bricoleur, ça serait pas le roi des cons qui se serait déguisé en garagiste, des fois ?
— Pas trop de bobos, messieurs ? demandé-je à la cantonade.
Pinaud, commotionné du moral, sort son râtelier sans rien dire et le regarde comme s’il espérait que ces fausses dents en résine vont parler pour lui. J’aime bien le vert-poireau de sa figure en chandelle fondue. Il a le chef oscillant, César. Son cou de dindon semble monté sur ressort.
— Pour la part d’en ce qui me concerne, exceptées quelques effusions internées, je m’en sors avec les honneurs de naguère, déclare Béru. Et à vous voir, à part la chiasse de Pinuche, je crois qu’on peut inscrire néant au tableau d’affichage des plaies et bosses.
Rassuré, je prends mes coudes au corps de mes jambes à mon cou et je pique un sprint qui laisserait pantois mon ami Guy Lagorce (un fameux homme d’équipe). Elle a eu son autonomie sur au moins huit cents mètres, la moitié de bolide à Pinaud ! De quoi prendre suffisamment d’élan pour s’arracher à la traction (et à l’attraction) terrestre ! Devenir obus ! Comme disaient les velus de 14. Accomplir une œuvre dévastatrice ! Ramoner l’obstacle : en l’occurrence l’ambulance de mes messieurs !
Y a déjà plein de chignoles stoppées de part et d’autre de l’autoroute. Des curieux imprudents (pléonasme) qu’ont traversé pour aller mater le parapet brisé. Un garde-fou défoncé, c’est magique. Je vous mets au défi d’y résister. Faut qu’on s’en approche. Irrésistible. Un truc protecteur sous-entend le danger. Quand il n’a pas protégé, on a besoin du résultat. On veut voir ! Je découde du corps pour en jouer (des coudes). Me parvenir au premier rang, first place en bordure de l’abîme ! Vue imprenable ! Poussez pas ! Madoué, ce spectacle ! Vingt-trente mètres plus bas, là que le remblai ne remblaie plus ! Sur un terre-plein, feu de joie ! La Rôtisserie de la Reine Pétoche ! Ce brûlot ! « Volga en flammes » !
The last days of Pompéi ! L’incendie de Chicago ! Çui des Nouvelles galeries ! De l’Opéra de Pantruche ! Moscou abandonné par l’Empereur ! Ça crépite ! Ça pétille ! Fuse, gronde, éclate, gicle, explose, pétouille, se convulse, tortionne, crame ! Ça chauffe ! Le foyer rend comme translucide ce qui se trouve en son sein. On voit des mecs se tortiller au ralenti ! Des hommes en feu et qui se biscornent. Qui se foutent en cloque ! Qu’ont des gestes d’algues. Dont les cris brûlent avant que d’être exhalés. Des hommes dont la matière est combustible. Des hommes qui nous meurent devant sans qu’on puisse rien tenter. Vision atroce. Démence… Des dames évanouissent. Des hommes claquent des dents. On se sent périssables. À bout d’horreur. Crayeux de partout.
Le Gravos, essoufflé, me rejoint. Il mate. Rejette son bada en arrière, comme chaque fois dans les cas d’exception. Et puis il murmure ces mots que je vous laisse méditer à loisir :
— Mince, quand tu vois ça, tu réalises que Jehanne d’Arc, ça a pas dû avoir été de la tarte !
Deux plombes plus tard, dans un troquet, près de la glorieuse maison Bourreman and Cul…
Trois hommes à mine basse, avec l’oreille et la queue basses, parlent à voix basse.
Ils ont nom Bérurier, Pinaud, San-Antonio.
Une pesanteur étrange les accable. Ils n’osent se regarder. Ils fixent leurs verres. Les vident. L’évite. Lévite. L’évide.
J’efforce de penser à autre chose. Le meilleur remède que je connaisse consiste à prendre un proverbe et à le retravailler. C’est l’aspect manuel de la pensée. Tu prends des mots et tu retrousses tes manches. Après quoi tu pétris. Bientôt ton attention se fixe sur ta besogne. Le seul gars au monde qui soit vraiment distrait de sa mort, c’est le manuel. Le soudeur à l’arc, derrière ses lunettes fumées et son bec bleuté, tu crois qu’il a des redoutances métaphysiques ? Et le nabus, dans son champ, sur son tracteur trépidant, il est tourmenté par le devenir de l’espèce ? Mon zobinoche, oui ! Ils ont des racines, ceux-là. Des vraies, avec radicelles, ramifications et toutim. Sont bien plantés dans leur planète. Amarrés solide. Ancrés, quoi !
« Petit à petit, l’oiseau fait son nid. »
Félicie dixit. Je me récite la chose, m’en berce la bouche. M’en emmitoufle la coiffe.
Et puis je chamboule. Je garde petit, le point de départ. C’est la ficelle du ballon rouge. À partir de là, va falloir gambader. Petit à petit… Bon : petit appentis… C’est marrant, ça : petit appentis… Et puis non, pas assez satisfaisant sur le plan phonétique. Je préfère « petit appétit ». Ça coule mieux. Tu le dis très vite, nobody s’apercevrait de la substitution. « Petit appétit, l’oiseau fait son nid ». C’est ça, le jeu : prononcer autre chose sans que la phrase perde sa signification initiale. Parfait, je continue, si ça vous fait tarter, descendez m’attendre au paragraphe d’en dessous.
« Petit appétit, l’oiseau fait son nid ». Ça me vient en bloc. Tout le reste, à l’arrachée, dans un orgasme superbe de la pensée. Une éjaculation verbale qui te crache au plafond ! « Petit appétit, lois aux fesses, on nie ». Moi ça me fait poiler, pas vous ? Je suis graphique, non ? Sans le langage écrit, plus de San-A. Il irait contrepéter dans les chiottes, le malheureux.
— Petit appétit, lois aux fesses, on nie ! déclaré-je à mes deux navrants.
— Ça, c’est bien vrai, admet Bérurier. C’est ce que mon Vieux me serinait toujours. Chaque fois que quéqu’un m’aboulait une piécette de mornifle, il voulait que j’allasse la verser sur mon livret de caisse d’épargne, comme quoi ça rapportait des intérêts. Moi, mine de rien, je péculais en douce. Et quand j’avais réuni la somme nécessaire, j’allais me faire apprécier la tige au claque du canton par des dames qui savaient te tutoyer la membrane sans que t’en ressentes la moindre gêne. Mon éducation sexuelle, ça valait mieux qu’un petit bouquet en pleine dévalorisation sur un livret, non ? À ma majorité, j’eusse eu l’air fin de ramasser les quelques pions en débâcle amassés à la grigou. Valait mieux qu’ils fussent partis en fumée, non ? Tout pour la pipe ! Vive les calumettes suédoises !
Là-dessus, fortifié par ses souvenirs, il prend sur lui de faire renouveler les consommations d’usage.
— Pousse pas cette frite, Pinuche, dit-il à la Vieillasse. Y trouvera bien une autre moitié de guimbarde à greffer sur ton reste de libellule, ton neveu mécano. Seulement, c’te fois, dis-y qu’il fasse pas ses soudures au coton à repriser…
La Relique torchonne ses yeux chassieux d’un revers de manche.
— Ce qui s’est passé, je ne l’oublierai jamais, dit-il. Ces malheureux…
— Bast, autant que ça soye des malfrats qui passent au grille-roume, réconforte le Dodu. Chaque dimanche, t’as d’honnêtes familles laborieuses qui crament dans leur 4L en revenant de leur steakfrite’ party. Le seul emmerdouillage, dans tout ça, c’est qu’on a plus de piste et que la camelote est flambée ! Là, oui, je déplore…
— Et moi donc, renchéris-je. On démarrait sur un gros trafic, et puis ça tourne court… Car ce n’était sûrement que la ramification d’une importante filière.
Pinaud boit une gorgée de…[1], clappe de la pattemouille avec satisfaction[2] et balbutie.
— Oui, en somme, bon, selon toi, San-A, ces ambulanciers étaient en réalité des trafiquants ?
— Ça ne fait pas de doute. Où diantre emmenaient-ils le pseudo-blessé ?
— Évidemment, car enfin, bon, oui, somme toute, il s’agissait d’un pseudo-blessé ?
— Tout était prévu à l’avance, mon vieux Détritus…
— Ça me paraît plutôt assez évident, glapule Pépère. Mais alors, pratiquement, en fait, le joueur qui a assommé Flahagran-Dehli était un complice, s’il ne l’a pas vraiment assommé ?
Sa remarque fait dans mon esprit un bruit de casserole dévalant un escalier.
Gling ting boum bing pim poum tchofff fling…, etc. L’onomatopée est un style en voie de développement. Que chacun s’y essaie sans plus attendre. Les premiers placés seront les premiers servis. Continuez sur ma lancée à exprimer une casserole cascadant sur des marches. Ensuite vous bruiterez la voiture d’enfant du Cuirassé Potemkine dégringolant l’escadrin d’Odessa. Grâce à votre cher San-A, vous deviendrez les Victor Hugo de l’onomatopée. Bravo ! Et merci, San-Antonio !
— Pinaud ! m’égosillé-je (mégot-siège), tu es le penseur auquel Rodin n’a pas pensé ! Tu es le phosphore de nos méninges ! Tu es le maillon de la chaîne brisée. Je t’aime !
— Fectivement, gazouille mon camarade Lalande, reporter sportif et aviné d’un grand quotidien, fectivement, j’ai cru t’apercevoir à France-Inde, tantôt. Mais tu y as joué l’Arlésienne, non ? Le temps de te reconnaître et tu avais disparu avec tes pieds nickelés. Tu étais sur le sentier de la guerre ou quoi ?
Lalande, c’est pas le mauvais cheval pourvu qu’il ait du whisky à portée de la main, seulement la chiasse, avec lui, c’est qu’il répond infailliblement à une question brève par douze questions longues. Déformation professionnelle, sans doute.
— Qui a gagné le match ? engagé-je.
Il rigole.
— Sans blague, t’as pas la radio, mon grand ? Tu sais qu’on vend des transistors pour pas chérot, même avec une solde de flic on peut s’en payer un. Tu penses bien que ce sont les fakirs qui nous l’ont mis dans le Laos.
Il se remarre, vu que ça n’est pas un compliqué et qu’il aime bien ses boutades, aussi pauvrettes fussent-elles.
— Dis voir, Alain, tu te rappelles l’incident du goal en début de partie ?
— Ah bon, c’est toi qui t’occupes de l’affaire ?
— Quelle affaire ?
— Ben, t’as pas appris que les ambulanciers ont emplâtré le parapet de l’autoroute sud et que ces bons messieurs ont cramé comme une Gitane dans le vent ? Même qu’on se demande à quel hosto ils se rendaient. Et mieux encore : personne ici ne les a mandés. Ils étaient là avant le match ! Mais tu me fais accoucher au fer à friser, alors que t’es au courant de tout, naturellement. Vous autres, les Royco, vous tireriez les vers du nez à un éléphant enrhumé, espèces de mouches à merde !
Je m’abstiens d’encaustiquer l’honneur de la police aussi bassement éclaboussé.
— Alain, placé-je enfin, j’aimerais savoir le blaze du joueur français qui a mailloché Flahagran-Delhi.
Boum. Silence. Cette pourriture ambulante combine des trucs. Fait jouer ce qui lui sert de méninges avant son quarante-troisième scotch. Il échafaude des conclusions hâtives. Cherche à déterminer le parti qu’il peut tirer de notre entretien.
— Pourquoi me demandes-tu ça, poulet ? il soupire enfin, avec une haleine tellement chargée que je crois la respirer à travers le téléphone. Y aurait comme un certain louche du côté de cet hockeyeur ?
— Écoute, Alain, perds-je patience[3]. Je sais que la différence existant entre toi et une bouteille de whisky, c’est qu’il arrive à une bouteille de whisky d’être vide, mais ça n’est pas une raison pour m’émietter les joyeuses avec tes déductions d’ivrogne en manque. Veux-tu me dire le nom de ce joueur, oui ou…
— Merdre !
— Hein ?
— Justement, il s’appelle Merdre. Jacques Merdre. Ubuesque, non ? C’est le fils de Célestin Merdre, le big boss des laboratoires pharmaceutiques Fossat-Merdre. Un grand espoir du hockey sur glace. À propos de sur glace, tu permets que je m’en serve un petit ? De répondre à tes questions, j’ai la langue comme un os de seiche.
Je perçois des glouglous superbes et généreux. Un « graout » de gosier avide. Enfin, l’organe (du matin) de Lalande retentit.
— Ouf, ça va mieux.
— Dis donc, Grand, je soupire, ne t’est jamais arrivé de compter les lézards et les chauves-souris qui habitent ta chambre ?
— J’ai essayé, mais ça m’endort, car y en a trop, riposte Messire Black and White (plus black que white, croyez-moi). Bon, alors comme ça tu t’intéresses au fils Merdre ?
— Qu’est-ce qui lui a pris d’assommer le gardien de but hindou ?
— Un coup de sang. Je l’ai interviewé pendant la partie, vu qu’il a été expulsé définitivement du jeu par l’arbitre. Il m’a dit qu’il ne comprenait pas son geste malheureux. Le goal aurait ricané, ça l’a foutu en crosse. Il a perdu son sang-froid. Ce sont des choses qui arrivent.
— Oui, conviens-je : et il y a même des choses plus extraordinaires qui ne sont jamais arrivées ! Merci du renseignement. T’es le roi du hoquet sur glace.
Je raccroche.
Avant de quitter la cabine, je compulse l’annuaire du téléphone. Les Merdre habitent Boulevard Général Triburne, dans le XVIe[4].
— En route, lancé-je à mes coéquipiers.
Précisément, un taxi survient. Je le frète séance tenante.
Immeuble neuf. Marbre à tous les étages (et y en a 16, tous plus hauts l’un que l’autre).
Une conciergerie automatique. T’appuies sur le bitougnot du locataire souhaité et on te demande qui c’est-y que t’es avant de te déclencher l’ouverture de la lourde.
Célestin Merdre.
Je presse un bouton doré.
Rien ne se produit.
N’y aurait-il personne ? se demande le fin limier que je prétends être en constatant l’inertie de l’interphone. Au moment où, par acquit de conscience je m’apprête à carillonner encore, une voix haletante retentit.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Monsieur Merdre, s’il vous plaît ?
— De la part de qui ?
— Police !
— Comment ?
— Police ! P, O : po ; L, I : li ; C, E : ce.
Mutisme de mon interlocuteur. Je ne perçois que sa respiration haletante. Puis soudain il raccroche. Silence ! Il n’a pas actionné le contacteur d’ouverture. Rien de plus insultant (comme on disait à Rabat, jadis). Je plaque mon pouce sur le timbre et maintiens celui-ci enfoncé pendant au moins une minute pleine. Je relâche lorsque je ressens une douleur dans ma phalange. Mais mon geste rageur n’a pas l’air de porter ses fruits.
Du moins a priori.
Car, a posteriori, ils sont vachement mûrs, les fruits ! À preuve : ils tombent de leur arbre.
Ce bahaoum, mes z’enfants !
Comme sur les bandes dessinées. Tchaoufff ! En gros, en gras, en éclaboussé.
Plusieurs fois il m’a été donné d’assister à une défenestration. C’est pourquoi l’écrasement d’un corps sur un trottoir est un bruit facilement identifiable pour moi, désormais.
Chplaaaofff !
C’est sourd, vibrant, terriblic. Ça fait un brin séisme. Le soi qui semble gémir. L’écorce terrestre qui pète un coup.
Je me précipite dehors.
Pinaud est plus verdâtre que jamais. Bérurier a un mégot collé à la lèvre inférieure. Sa langue comme un morceau d’abat gâté pend aussi. Et puis son regard. Il bave doucement, avec les yeux !
Entre eux deux, un tas énorme. Quelque chose de monstrueux, d’innommable, de disloqué. Ça ressemble à un pachyderme défoncé. Ça saigne à outrance.
Mais c’est un bonhomme.
Le plus gros mec qu’il m’ait été donné de considérer. Même sur l’album des extrêmes, on n’en voit pas de semblable. Écoutez, si ce défunt ne pèse pas deux cents kilos, je vous offre la différence en diamants ! Un Himalaya de viandasse. À se demander comment ça a pu se constituer, un tel amas. Quelle dinguerie s’est emparée de la nature pour qu’elle aille fignoler une excroissance de cette ampleur !
— Dedieu de Dedieu de merde, oraison-funèbre Bérurier. À vingt centimètres près, on se le morflait sur le coltar ! Charogne, heureusement qu’il a eu la bonne idée de lâcher un cri. J’ai eu que le temps de lever la tronche et de repousser Pinuche…
— Sans toi, ça oui, sans toi, bavoche la Glandouille.
— Sans moi t’aurais actuellement l’air d’une vieille bouse de vache, hé, la Seringue ! Dedieu de Dedieu, ce bestiau, non, vous avez maté le gabarit du monsieur ? Son papa était hippopotame, non, quoi, merde ! Et sa maman vache normande !
— Il est tombé de haut ? regardé-je en l’air[5].
— Pas mal ; merci et toi, rétorque Alexandre-Benoît. J’ai cru qu’c’était un V2 qui me choyait sur le couvercle. Av’c ça mon lardeuss est tout jonché de taches. Tu parles, la manière qu’y s’est fait un oreiller avec sa cervelle, ce citoillien !
Sur ce, deux petits garçons déguisés en cow-boys, avec plaque de shérif, lasso et fouet de Zorro, enjambent la fenêtre d’un appartement du rez-de-chaussée pour venir folâtrer autour du cadavre.
— Tu vois, j’t’ai dit, glapit l’un d’eux. C’est bien un type qu’est tombé ! Tu me dois dix billes ! T’as perdu !
— Et son parachute ? demande l’autre.
— S’il aurait eu z’un parachute, y s’serait pas pété la tronche sur le mac de la dame, hé, ballot ! ballot !
Puis, prenant notre trio à témoin :
— Hein, messieurs, qu’y l’avait pas de parachute, le Gros de la terrasse ?
J’opportunise :
— Tu le connais, ce monsieur ?
— Turellement, c’t’un type qu’habite chez les Merdre depuis quéque temps. Même que mon p’pa l’avait surnommé Faty, à cause qu’il est en bon point. Vous croyez qu’il est mort en plein, m’sieur ?
— Il est difficile de faire mieux, mon petit. Bon, rentrez chez vous, c’est pas un spectacle pour les enfants !
Le moutard fait fi de mon conseil.
— Mince, c’est marrant, un mort, dit-il à son camarade. On dirait une bête crevée, quoi, en somme. Vise c’qu’y l’a l’air cloche.
L’abandonnant à cet apprentissage de la mort, je vais appuyer sur plusieurs boutons d’interphone pour obtenir l’ouverture de la lourde. Différentes voix s’inquiètent de ce que je veux. Je réponds police. Si bien que l’ouverture est commandée à la volée par une quantité de gens que je ne prends pas la peine de remercier.
— Arrive, Gros ! Toi, Pinuche, écarte les badauds et surveille la porte. Que personne ne quitte l’immeuble, d’accord ?
— D’accord, mais quelle journée ! lamente la Relique ! Dire que ce matin, à la radio, mon horoscope était formidable !
— Change de poste ou de signe zodiacal ! ricané-je en m’engouffrant.
— Programme ? demande le Mastar, suivant son habitude.
— Objectif, dernier étage, mon loup. Je prends l’ascenseur et toi l’escalier. Vérifie l’identité de tous les gens que tu rencontrerais sur ton passage.
— Bien entendu, ronchonne Sa Majesté, le contraire m’eusse t’étonné : le pékin se farcit l’escadrin, tandis que les classes dirigeantes vont se balader en ascenseur !
Néanmoins, le Gravos gravit !
Onc ne répond à mon coup de sonnette, comme on dit dans les vieux livres où il y a une sonnette. Chose étrange, je m’y attendais confusément.
La lourde est fermée. Tout en ascensionnant, j’ai maté les étages par les vitres de la cabine mais n’ai vu âme qui vive. Comprenant que personne ne viendra me délourder, je tire mon sésame pour bricoler la serrure. Son cylindre est coriace. La serrurerie va de l’avant, comme le reste, et il devient de plus en plus coton « d’imposer sa loi » à un verrou moderne. Pourtant, après un certain temps d’effort, je suis payé de mes pênes et l’huis s’écarte.
Fort peu : une chaîne de sûreté étant assurée de l’intérieur.
— Voilà qui est passionnant, me chuchoté-je dans le tuyau de l’oreille (je me cause à travers ma manche) car si l’appartement ne comporte pas d’entrée de service, la preuve sera faite que mon obèse s’est bel et bien défenestre.
Un bruit de locomotive haut-le-pied gravissant une forte rampe va croissant. Bientôt, l’inspecteur principal Bérurier débouche en glaviotant des postillons gros comme des diligences.
— Dedieu de charogne, halète-t-il. Faire des immeubles si hauts, c’est ben pour dire d’emmerder le monde !
Je lui désigne la porte.
— Encore un petit effort, mon vieux mouflon. J’ai besoin d’un coup d’épaule, rapport à une chaîne de sécurité qui s’interpose.
Il me darde un regard injecté de sang.
— Bonnard, Mec ! Ça va me passer les nerfs !
Il hennit. Un galop sur place, à quelques centimètres du sol. Puis c’est la charge traditionnelle. L’impact terrible. Le bruit d’éclatement. Le vantail frappant le mur.
Bien sûr, comme toujours, le Gros se retrouve les quatre fers en l’air, sur un Chiraz ancien (quelquefois, y a pas de Chiraz).
Il reste un moment allongé, les bras derrière la tête, manière de se récupérer la respirance. Faut qu’il trie l’air de ses poumons. Sélectionne l’oxygène régénérateur…
Je l’enjambe pour mater le topo.
Grand, tout grand luxe. C’est très clair, très vaste, meublé avec raffinement et il y a sur les murs des toiles dont, illico, la facture me dit quelque chose.
Une porte de salon bat dans un courant d’air. Je l’ouvre en grand. J’avise une baie coulissante et qui a coulissé. Le froid extérieur s’installe dans l’appartement. Un voilage, plus aspiré qu’un « h », flotte au-dehors comme un voile de mariée dans un rêve cinématographique. Détail éprouvant, une chaîne stéréo diffuse de la grande musique, du Wagner, me semble-t-il, ce qui, compte tenu des circonstances, leur convient parfaitement.
D’une allure pressée, j’inspecte l’appartement. Il s’agit d’un duplex (comme on disait à Pondichéry au XVIIIe siècle). En bas se trouvent la réception et l’office, plus un vaste cabinet de travail, où l’on ne doit pas travailler lulure, si j’en juge à la netteté du lieu.
Pas d’escalier ni de monte-charge de service. La construction françouaise laisse encore à désirer. Elle marche à l’éconocroque, même dans les quartiers huppés. Ça chichoite sur la salle de bains et le dégagement, mes princes. On ratiocine du dressinge. La place est comptée, quoi ! Au prix fort ! Avec taxes sur la taxe et taxation sur la surtaxe. Le centimètre carré est objet de réflexions. Bref, même pour les nantis, y a des retombées de la conception constructive. Le promoteur, il épargne sur des rubriques. Parce que le promoteur, son extraction est pas flambante, et même qu’elle fût bourgeoise collet-monté, ça aggraverait. Dans une enfance de promoteur, y a que des éviers. Il est originaire d’une absence de bidet, le pauvre. Alors tu parles que lorsqu’il intercale deux salles d’eau dans un quinze pièces, il se croit saisi de frénésie. Il en demande pardon à Dieu, se lacère la poitrine, le soir, en sortant de chez Lasserre. Envoie des baisers vers le Biafra ! Ne s’en lave plus les panards de trois jours, par amendhonorablerie.
Bon, je débloque, alors que ça urge. Vous laisse mouiller de curiosité au milieu de l’appartement.
Je vous dis que j’investigue en vain.
— Personne, hein ? fait le Bouffe-Train (et non pas boute-en-train).
— Voyons au-dessus.
On gravit un escalier qui prend dans le grand salon. Chouettos, le dernier étage. Ça se comporte de trois chambres et d’une petite piscine intérieure. Voilà qui démentirait mes assertions précédentes si je n’étais persuadé que la piscine a été expressément commandée par Célestin Merdre.
Les bed-rooms sont vides.
Seulement, mes fieux, y a quéqu’un dans la piscine. Un très joli quelqu’un.
Un quelqu’un comme j’en souhaite à tous mes amis quand ils descendent dans un hôtel sans leurs bergères.
La personne que je vous cause a eu la merveilleuse idée d’être du sexe féminin. Elle est tellement belle qu’on ne pense pas à lui demander son âge. Mon cœur cabriole car je constate un truc sûrement very important, gentlemen : la déesse en question est hindoue.
Ou de la périphérie indienne.
Vous avez déjà vu une fille avec une peau pareille, vous autres ? Quasiment verte ! Et des cheveux aussi noirs et brillants, hein ? Et puis les yeux, dites, bandes de comtes, les yeux ? En amande ! Y en existe des plus sombres ailleurs qu’au pays du fakir en branche, répondez ? Cernés de vert très sombre. Yayaïe, ce qu’elle est belle !
Et son corps ! Attendez, partez pas, je vous raconte ! Même vous seriez pédoques, c’est pas une raison. Semblable beauté échappe à la classification des mœurs. Pas d’importance que ça soit jeune fille ou jeune homme, un joyau de cette beauté. Ce qui compte, c’est la beauté à l’état pur. L’œuvre d’art naturelle.
Bérurier et moi, on stoppe, béants, béats, bêtas, béatifiés. On contemple (d’Angkor). On en prend plein l’émotionnel. On a la glande admirative qui se fissure et qui fuit. Tagadagada, suinte-suinte !
Se peut-il ! Et puis, nue, dites ! Je pèse mon mot ! Nue ! Des jambes longues, belles, machin, truc, chose, tout ! Vachetement ! Puissance mille ! Ahouhahouuuu ! Le ventre, pas disable, si plat, entre ses hanches ! Un nombril plus joyau que la Couronne.
Ensemble remontons le cours fabuleux de son anatomie.
Arrivons à la gorge, quitte à redescendre ensuite pour évoquer le linguistatique de formulance à trémulation concave. Cette poitrine ! Sept poitrines ! En une seule !
Y en a qui font des pieds et des mains. Elle c’est rien que des seins. Magistraux ! Qu’est-ce que je raconte, pire ! Magistrals ! Pour quatre personnes à la fois. Les messieurs impairs attaquent la face Nord sans demander l’Everest. Les pairs (les paires) la face Sud, ensoleillée. Et dire que c’est à elle toute seule, ça ! Mince, elle fait l’élevage, c’est pas possible autrement ! On pourrait se foutre à plusieurs dessous pour attendre la fin de la mousson. Bivouaquer entre ! Des nichemards comme voilà eux, ça n’avait jamais existé. Dans la mythologie, à la rigueur extrême… Dans la Bible, je ne dis pas non. Mais y z’en auraient causé, quoi, merde ! N’auraient pu les passer sous silence. La Tour de Babel Oued ? Tiens, fume, c’est de l’habana ! De la banane !
Je méduse à fixer. Pour détacher son regard de ces belles collines, espérez, faudrait se frotter la rétine à l’alcool à 90°.
Béru, il exprime le moment en une phrase ponctuée d’un bienheureux point de suspension. Car tu ne peux pas achever une phrase relative aux loloches de Mamzelle, impossible ! Tu prends les vrais grands phraseurs : Jules Gide, Paul Montherlant, Xavier de Valéry, Jean-Jacques Théophile Gauthier, Victor Sartre, Adrien Genevoix (l’homme qu’a découvert le faux-mouvement perpétuel[6]). Évariste Claudel, ou Julien Golf, non pas golf : Vert ! C’est ça, Julien Vert. Ouais, tu prends ces messieurs, tu leur fais visiter la poitrine de mon Hindoue ravissantissime. Tu leur dis, « écrivez-moi comme quoi vous l’avez vue ». T’attends le résultat ! Et tu te poiles, mon pote ! Tu te fends la William ! Te claques les jambons ! Te gondoles du capot !
Leur lyrisme déconnecte. L’Existentialiste perd de la valve ! Ne savent plus à quel sein se vouer, à quel saint s’avouer vaincu. Leurs stylos se mettent à pendre pire que leurs zézettes. Tandis que Bérurier, lui, c’est la voix du peuple. Le cri de la raison vaincue. Il parle du ventre, comme les ventriloques. On leur tend jamais suffisamment l’oreille à ceux-là. Y a qu’eux qui causent le langage de l’humain pourtant. Eux et les pétomanes. Parce que ce qu’ils disent leur arrive pas du cœur. C’est du dialecte made in viande ! Le vrai !
Bérurier, donc, après des temps de contemplation, il déclare simplement ceci :
— J’savais pas…
Beau, hein ?
Condensé ! Total ! Fignolé ! Tout y est : la gêne et la monte (comme on dit, chez les équidés). Le cri du mâle, le voilà. Son admiration ? Un aveu d’ignorance. Il ne savait pas… Bérurier ignorait que la chose était possible. Il existait sans savoir. La chose régnait, mais lui menait une existence marginale. Alors il traduit sa misère rétrospective. Il murmure « Je ne savais pas… ».
D’instinct on se rapproche, lui et moi, moi et lui, ensemble, fraternels, fraternaux ! On rassemble nos stupeurs, on conjugue nos admirances. On entre-étaye nos saisissements.
La gonzesse nous mate, l’œil vague. Pas contente tellement, mais pas effarouchée trop. Fataliste ! L’air en crochet à bottines, pour nous solliciter les présentations. Raconter notre objet de présence.
— Popo, commence Béru.
— Lilice, terminé-je.
On doit ressembler à deux corbeaux en train de supplier le renard de leur rendre leur calandos.
La fille paraît ne point comprendre. Elle reste au bord de la piscine, entre deux zoos. La flotte fait loupe, ça y a que les plus cons d’entre vous qui l’ignorent, c’est-à-dire à peine quatre-vingt-quinze pour cent. Le phénomène grossissant renchérit sur celui de la divine nature. Et malgré tout, ça ne disproportionné point. Ça reste formidable, mais harmonieux. On voudrait pouvoir toucher.
On a des démangeaisons au bout des doigts, comme un aveugle qui essaierait de lire la bande d’un limonaire où est gravé un fox-trot.
— … ? nous lance-t-elle.
Elle vient d’exprimer dans une langue que je ne comprends pas, ce qui vous explique l’indécision de ma transcription et les fautes d’orthographe qui ont pu s’y glisser.
— Heu… You speak english, miss ?
Elle ne répond pas ; pourtant, me semble avoir surpris un battement de paupières. Alors j’y vais de mon historiette. On est de la poule. On a des explications à demander à M. Merdre. Juste comme on a sonné, vzz-zoum-splatchsss, le gros bonhomme qui se trouvait dans l’appartement se défenestre.
Si elle veut bien nous raconter… Causer de l’identité du gros mec ; de la sienne, nous dire ce qu’ils fichent chez le big boss des laboratoires Fossat-Merdre. Notre enquête…
Pas commode de jaspiner avec des pointes de seins qui vous fixent aussi intensément.
La déesse finit par nous tendre simultanément la main à tous les deux.
Vous verriez comment on s’empresse, Mister Gradouble et moi ! Force et souplesse ! Le big numérous de trapèze volant financière au Barnum Circus. Avec un synchronisme confondant on s’accroupit. On lui chope chacun une menotte. Elle n’est pas bégueule, la Chérie. J’en sais qui gueuleraient au viol, réclameraient un peignoir, exigeraient qu’on se détourne, qu’on mette de l’albuplast sur nos chastes paupières.
Elle, au contraire, elle se fait arracher toute nue de la tisane. On a l’impression de pêcher la sirène au large des côtes du Tendre.
On tire.
On croit.
On se berlure vilainement.
Merveilleux coup de ronfionfion, mes agnelles. Je ne sais pas si vous connaissez la combine, sinon apprenez-la d’urgence : ça peut vous servir dans le cas où un voyou voudrait s’occuper de votre vertu (ou de ce que vous faites passer pour).
Toujours est-il qu’il se décompose de la façon suivante, son mouvement, à la fille aux nichons d’Apocalypse.
Premier temps, elle se laisse peser dans la flotte.
Nous, on a un mouvement en avant pour bien assurer notre prise.
Second temps elle a un saut de truite hors de l’onde qui désamorce nos muscles.
Troisième temps, elle nous hale d’un coup très sec. Imparable.
Bonsoir, mes biches.
Deux connards piquent une tronche dans la flotte.
Le plus formide, malgré tout, c’est ce qui suit. Permettez que je te vous le narrasse.
Tandis qu’on barbote à vau-l’eau, la donzelle, elle, s’évacue de l’onde presto. Un saut de dauphine et elle a opéré un rétablissement (thermal). La v’là qui fonce vers un cadran fixé au mur carrelé. Nous, loqués hivernal, vous pensez qu’on ne l’a pas chouettos pour se dépatouiller de la piscine. Un pardessus en poils de chameau, ça n’a jamais constitué la tenue de bain idéale ! Mais je suis là que je vous laisse en rade (comme on dit à Brest) ; donc, la fille court à un cadran, dont elle manœuvre un levier chromé.
Aussitôt, un courant électrique passe dans l’eau de la piscine. Pas très fort, certes, mais suffisant toutefois pour nous paralyser, le Gros et moi ! Quelle vigoureuse horreur ! Déjà, quand je descends de la voiture, parfois, en compagnie d’une gerce envisonnée, je crie de surprise en morflant des décharges consécutives à l’électricité statique, alors vous jugez : du courant pur jus, en direct. Je suis envahi d’un intense frisson. Mais ce frisson est immobile, comme les sillons d’un labour. J’ai l’air d’un 33 tours, moi ! Juste ciel, ce que je détesterais passer à la chaise électrique ! Y en a qui prétendent que c’est une mort confortable, ben à la vôtre, Etienne ! À ce compte-là, j’aime mieux périr debout, style maréchal Ney !
Son Altesse Gravossissime Alexandre-Benoît Premier claque gentiment des ratiches. On dirait les échos d’une boîte de nuit espagnole.
Bien évidemment, l’Hindoue aux seins apostropheurs profite de notre bain d’E.D.F. pour s’esbigner.
Salope, va !
Elle nous a feintés avec brio. Vous ne trouvez pas ? Décidément, cette affaire n’est pas catholique. Je lutte contre le courant qui me vrille l’intérieur. M’exhorte à l’action. Domine l’espèce d’horreur chamelle dont je suis emparé[7].
Arrache-toi, San-A. Sur la droite, l’échelle près du plongeoir… Faut qu’tu t’hisses ! Dès que tu seras sorti de cette garcerie de tisane, tu retrouveras ta quiétude de jeune fille. Allez, du cran, camarade !
La vie est un laisser-aller, je me dis bien souvent. À peine né, tu t’écoules vers les caniveaux obscurs. Au début, tu rebuffes, mais à la longue, de fréquenter tant de gens qui raffolent de l’existence, tu finis par ne plus te sentir le droit de t’y attarder. Quand j’en vois qui se permettent de nonagéner, merde ! À une époque qu’un milliard de Chinois demandent leur admission au Rotary Club, faut de l’outrecuidance, non ? Sans parler de la patience…
C’est juste pour dire de faire bisquer le monde. De nos pauvres jours, la vieillesse est insolente. Drôlement gonflé, faut être, pour s’oser balader dans les rues quand tu trimbales soixante-dix carats au-dessus de zéro ! Notez, ça ne va plus durer. Que ceux qu’ont de l’aptitude se dépêchent d’être vieux, mes frères. Le temps s’annonce qu’on leur donnera la chasse, aux mirontons, pire qu’aux juifs pendant la dernière guerre. Sitôt qu’on apercevra un fossile, ce sera un cri dans le quartier « En v’là un ! ». Dès lors, que disait l’autre birbe, ce sera du massacre improvisé. Qu’ensuite on devra rentrer changer de lynche ! Bien sûr, t’auras des truqueurs : des qui feront semblant d’être jeunes. Pour les détecter, ces futés, on inventera un appareil quéconque. Ça carillonnera sitôt que t’auras franchi le cap de la cinquantaine. Petit à petit, la moyenne de mort sera abaissée. Dès le berceau, en allant te déclarer, ton dabe touchera tes coupons de vie. Quarante ans, puis trente-cinq… On continuera de réduire la durée du citoyen pour laisser la place aux arrivants. Un marché black s’organisera. Des richards achèteront du rabe d’existence aux paumés.
Vous verrez. J’ai l’air de prédire dans le désert, mais bougez pas, mes pommes. Tout ce que j’annonce se réalise, toujours, infailliblement !
Allez, brèfle, je me ramène aux cruautés de l’instant. Grelottant de mon frisson immobile, je sors de la baille. Le phénomène cesse, comme le mal de mer lorsque tu mets pied à terre.
Je cours à la manette du jus.
Terminé aussi pour Béru.
Il sort. On fait des flaques immenses. On est lourds comme un troupeau de vaches pleines.
Dans la rue ça grouille. Police Secours joue sa musiquette pour catastrophes en tout genre.
— Et alors, Pinaud ? T’as intercepté le monde ?
Il lève des bras misérables.
— Va-t’en intercepter l’eau d’un barrage rompu, San-Antonio ! Tous les habitants de l’immeuble sont sortis en même temps.
Je laisse la foule charogner du regard jusqu’à ce qu’on ait déblayé le gros voltigeur. Puis, quand les badauds sont en congé de badauderie, j’aborde une vieille bonne en costume de vieille bonne, au moment où elle va pénétrer dans l’immeuble.
— Mande pardon, gentille madame, vous habitez cette maison ?
— Hein ? Oui. Mais vous êtes tout mouillé, répond la bonne dame, ou la dame bonne au choix !
— Tiens, c’est vrai, je ne l’avais pas remarqué…
— Pourtant, il ne pleut pas, s’étonne-t-elle. Comment se fait-il que vous soyez mouillé ?
Elle a l’accent rocailleux des Pyrénées et sa barbe frise dru.
— J’ai beaucoup pleuré en mangeant de la moutarde extra-forte. Dites-moi, puisque vous demeurez ici, vous deviez connaître le monsieur qui est venu déguster le trottoir ?
— Je l’ai vu plusieurs fois, ces derniers temps, en effet, il habitait chez les Merdre. M. Merdre doit être en voyage et il avait sûrement laissé son appartement à son ami.
— Car M. Merdre a disparu ?
— Disparu, c’est vite dit, simplement on ne le voit plus, rectifie-t-elle.
— Il y a également une dame, chez lui. Genre hindoue, non ?
— Oui, je crois. Mais ça, c’est plus récent.
— Qui assurait le ménage dans l’appartement ?
— Son personnel, un couple d’italiens.
— Où est-il, ce couple d’italiens ?
— En Italie. C’est leurs vacances…
Marrant, ça ! Des vacances d’hiver, voilà qui n’est pas très fréquent pour des employés italiens. En somme, un changement de vie radical s’est opéré chez les Merdre depuis peu. Le personnel et le maître sont dans la nature. Un gros lard inconnu a pris la relève, en compagnie d’une gonzesse des Mille et Une Nuits. Ce couple n’aime pas la police, faut croire. Quand j’annonce mon identité au parlophone, l’obèse se jette par la fenêtre et la souris nous flanque dans la piscine où elle nous fait subir un petit traitement électrique. Tout ça m’a l’air pas commun, non ?
— Et le fils Merdre ? insisté-je en éternuant, car je commence de glaglater vilain, moi, trempé comme une soupe au chou dans la froidure hivernale.
— Quoi, le fils ?
— Il a disparu aussi ?
— Non, il habite toujours l’appartement, je l’ai vu partir sur sa moto pas plus tard que ce matin ; elle fait assez de boucan, doux Jésus ! Ma patronne qui est cardiaque du cœur veut faire signer une répétition par l’immeuble pour l’interdire. Qu’au moins il aille la faire démarrer au coin de la rue ! Mais non : sous les fenêtres ! Et on loge au premier !
Le Gros me chope une aile.
— Mande pardon de vous troubler le filtre, les amoureux, ronchonne-t-il en parlant exclusivement du nez. Mais j’aimerais bien aller changer de pelure, moi, j’ai les claouis en chambre froide !
Je décide que, bien que nasale, sa voix est celle de la sagesse.
On rentre se loquer.
Pinuche décide de m’accompagner.
Dans le taxi où je grelotte, il tire un portefeuille en croco très rebondi de sa poche.
— J’ai prélevé ça sur le défunt, me dit-il. Tu ne m’avais pas donné d’instructions à ce propos, mais j’ai cru bien faire…
— Tu as bien fait de bien faire, ma Guenille. On étudiera ta cueillette à la maison.
Je vous l’ai déjà dit que ma Félicie c’est la reine du grog toutes catégories ?
Oui, me semble.
Une somptuosité ! Elle a une façon à elle de caraméliser le breuvage qui vous veloute l’estom’ au passage. Et puis aussi, j’sais pas, elle y flanque de la cannelle et son brûlot vous enchante le clapoir.
— Tu n’as pas de frissons, mon Grand, c’est bien sûr ?
— Certain, M’man, t’inquiète pas…
— Par mesure de précaution, tu devrais prendre deux aspirines.
— D’accord, sinon tu ne seras pas tranquille.
En robe de chambre ouatinée, les pieds dans des charentaises de curé, je déballe le contenu du portefeuille au valdingueur.
Il contient de la fraîche, en dollars et livres anglaises. Un gentil pacsif ! Au cours du jour, ces coupures représentent quelque vingt mille balles. Il y a en outre un billet d’avion délivré par Air-France pour Bombay, en first, établi au nom de Claudius Monbraque. Le vol est pour cette noye. Départ 23 h 50. Un feuillet de carnet Hermès est épinglé au billet. Je lis ces quelques lignes : « L’homme sera à l’aéroport. La soixantaine, petit, cheveux blancs. Se nomme Hivy Danhladesh. Reconnaîtra à l’embonpoint. »
— Intéressant, non ? observe Pinaud qui prend connaissance en même temps que moi de ces différents documents.
— Pas mal, conviens-je.
Sur ce, le téléphone sonne.
— Veux-tu que je réponde ? lance ma brave femme de mère depuis sa cuisine.
— Laisse, je m’en charge. C’est sûrement Béru, je lui ai dit de me tuber dès qu’il aurait fait peau neuve.
Comme quoi on peut se gourer dans ses hypothèses, même quand on est poulet génial.
Car en réalité, c’est le Vieux qui me turlute.
— Ah, San-Antonio, exulte-t-il, je vous cherche partout. Un travail urgent, mon cher.
— Quel genre, patron ?
— Genre meurtre. Le fils Merdre, des laboratoires Fossat-Merdre, vient d’être assassiné.
Hé, dites, les gars, ça n’a jamais fait « bloing » dans vos vastes tronches désertes, quéquefois ? Si, je gage. Car si vous raisonnez peu, vous résonnez par contre beaucoup.
Bien que mon cerveau soit aussi garni que le salon de Mme Sarah Bernhardt, il forme caisse de résonance sous l’effet d’une stupeur considérable.
Le « bloing » qui s’y perpètre, à cet instant, n’est point sans évoquer un coup de cymbale dans du Wagner de la bonne année. La surprise est à percussion, toujours.
— J’v’ d’mande pardon, m’s’ l’d’recteur, lâché-je dans un râle, comme une chambre à air crevée exhale ses reliquats.
Le Vénérable reprend :
— Vous avez sans doute entendu parler des laboratoires Fossat-Merdre, je suppose ?
— Oh que oui, Patron !
— Eh bien, le fils de Célestin Merdre, leur P.D.G., vient de se faire descendre, mon cher. Un garçon de valeur. Brillant chimiste et hockeyeur réputé, sélectionné en équipe de France, s’il vous plaît.
— Où et quand la chose s’est-elle produite ?
— Sur le chemin conduisant aux établissements Fossat-Merdre, à Corbeil-Essonnes. Il était à motocyclette. Une voiture non identifiée s’est littéralement jetée contre son bolide au moment où il passait. Deux hommes dont on a pu avoir le signalement, Dieu merci, ont bondi de l’auto pour s’approcher de leur victime. Comme le malheureux garçon remuait encore, l’un de ses agresseurs l’a achevé d’un coup de clé anglaise sur la nuque. Mais l’arrivée d’un livreur du laboratoire les a mis en fuite. Occupez-vous de cela tout de suite, mon cher.
— J’avais pratiquement pris les devants, Patron !
— Pardon ?
Je lui crachouille les aventures de la journée. Pas fâché, soit dit entre nous, d’époustoufler le Vioque. Je l’entends qui bave de stupeur sur le cuir de son sous-main. Il toussote par instants, pour préparer les exclamations ponctueuses.
Faut dire que c’est payant comme histoire, non ? Vous parlez d’un chouette début d’enquête, avec garniture de gelée sur fond de cresson ! Comme vous ne disposez pas de trois ronds de gamberge, je te m’en vas vous résumer le topo, suivant ma bonne habitude. Assistance à personnes en danger de non-compréhension, moi, toujours ! Ce qui contribue le plus à mon succès, c’est que je suis un auteur commode. Je facilite. Le mâcheur-type. Vous n’avez plus qu’à déglutir. Ne négligez rien pour votre confort intellectuel. Votre cervelet évanescent peut faire de la chaise longue. On me suit avec un minimum de matière grise. J’en ai même rencontré qu’étaient demeurés à bloc et qui me lisaient ! Si je vous disais tout : même des ministres ! Parole ! Mais c’est aux chiottes que je fais le plus de profit. Vous remarquerez… J’incite à l’aisance intestinale, à l’épanouissement de la tripe ! Je sais des toubibs qui me prescrivent, comme quoi je remplace les pilules laxatives sans qu’il y ait accoutumance de l’organisme. Ma littérature facilite les fonctions naturelles. Tiens, après un bon repas, au lieu de te farcir des sels effervescents, tu lis quelques pages de San-A., et le miracle s’accomplit. Le gaz part ! Je constitue l’évacuateur-type. Vous êtes ballonné, barbouillé, constipé ou autre ? Vite, un petit coup de Santantonio (comme ils disent) sur le pouce. Que même la maison Fernet-Branca voulait me filer un procès aux miches pour concurrence abusive ! Je jure ! Et que chez E.N.O. ils m’ont proposé une association. Ils souhaitaient m’absorber ! Fusion ! Infusion, oui ! J’ai répondu never, comme la botte du même nom. Autonome, Sana, toujours ! Le petit artisan de banlieue ! Le cordonnier des lettres (d’ailleurs y en a pas douze comme moi pour travailler les cuirs). M’absorber ! C’t’un privilège que je réserve aux dames. Et encore, je les sélectionne, leur fais passer l’examen de mon entrée ! Allez, oui, bon, faut que le boomerang termine sa trajectoire. Je vous causais du résumé.
Le voici.
Inscrivez-le bien dans vos pauvres petites mémoires merdeuses. Il vous servira. Et même, je vous préconise de le recopier sur un papelard, manière de pouvoir le tenir à disposance. Que par la suite, quand ça va péripétier monstrement, vous n’aurez plus le temps de vous glisser l’index dans l’oléoduc pour tourner ces pages en marche arrière, mes belles ! Vous jetterez un regard à votre petit carton. Comme on mate le signet du guide Kléber pour se resignifier les symboles, se rappeler d’à quoi rime la marmite ou bien le coq couronné rouge. La marotte des hommes, c’est de s’entre-tuer ou bien de s’entre-noter. Il se filent des étoiles, se les retirent, se mettent des appréciations. Méritent un détour, ou un contour ! Le théâtre, cinoche, la bouffe ! Allez pas chez Duglandu, les assiettes ne sont pas assez chaudes et les tableaux sont de travers dans la salle. Promouvoir, dans le fond, c’est brimer. Créer le grade n’assure pas l’autorité des gradés, mais l’humilité des non-gradés ! La récompense implique l’injustice. L’émulation balise les chemins du renoncement. Et puis, tarte ! Qu’est-ce que vous en avez à masturber de ce charabia, hein ? Je me ravale au niveau du prosateur professionnel en cherchant à faire étalage de ma pensée. Dans la vie, y a que du boudin. Et des boudins !
Qui s’emboîtent.
Le résumé, le voici donc.
Par le plus grand des hasards jamais enregistrés dans un Santonio de l’époque crémeuse, la police a arrêté un entraîneur de l’équipe hindoue de hockey sur glace.
Malmené au concours de passage à tabac, l’homme en question a révélé que le goal de son équipe portait une combinaison de jeu truffée de 20 kilos d’héroïne. Il a précisé que cette combinaison devait être remise à des trafiquants français à l’issue du match Inde-France.
Dès le début de la partie, un joueur français nommé Jacques Merdre (tiens, j’aurais dû l’appeler Jean. Jean Merdre eût été plus comique) a délibérément assommé le gardien de but hindou.
À tel point que deux ambulanciers sont venus chercher le blessé pour l’évacuer.
En réalité, ces ambulanciers étaient bidons et attendaient l’acte de violence de Merdre pour intervenir.
Nous leur avons donné la chasse et nous avons constaté qu’au lieu de driver Flahagran-Dehli dans un hosto parisien, ils ont emprunté l’autoroute du sud.
Une défaillance mécanique de la voiture de Pinaud a provoqué la mort du trio. Tout a flambé.
Je me suis dès lors rabattu sur l’appartement des Merdre. Un type m’a répondu au parlophone. Un obèse qui, je le suppose, s’appelle Claudius Monbraque. En apprenant que j’appartenais à la police, il s’est jeté par la baie et s’est écrasé aux pieds de Béru.
Nous nous sommes précipités dans l’appartement des Merdre et avons découvert dans leur piscine une mystérieuse et splendide créature. Elle semblait ignorer le décès tragique de son compagnon. Vous savez quel accueil elle nous a réservé ? Bon, merci.
Une personne de confiance habitant l’immeuble m’a révélé : que le père Merdre était absent de chez lui depuis au moins deux semaines, que les domestiques sont en vacances et que le fils se sert d’une motocyclette dont la bruyance est non seulement compétitive, mais sujette à pétitions.
Une heure plus tard, je fouille le portefeuille de l’obèse. J’y trouve un billet d’avion pour Bombay, ainsi que la description d’un certain Hivy Danhladesh, sujet hindou, lequel attendra (en vain) le pseudo Monbraque à l’aéroport de cette charmante localité.
À l’instant où j’enregistre le fait, mon respectable chef me charge d’enquêter sur l’assassinat du fils Merdre !
De toute beauté, hein ? Ça, c’est de l’action. Du mystère. Je te vous suce-pince à bout portant, mes gueux !
Te vous en flanque pour vos piastres dévaluées, bande de requins.
Et le plus inouï, c’est que ça ne fait que commencer. Vous allez voir !
Lire !
Ouïr !
Jouir !
The big fade, chéris, chéries ! The monumental orgasme, promis, certifié. Le panard du mois ! Y en a qui promettraient du siècle, mais je suis prudent dans mes engagements, moi ! Je m’enfourne pas à la légère. Je préfère demeurer en deçà des possibilités. Garder de la réserve d’accélération pour doubler dans les virages.
Le bigophone sonne à nouveau.
Cette fois, c’est bien Sa Majesté l’Enflure.
— J’ai morflé la crève, geint-il. Je crois que la fièvre me prend. Je m’enquillerais un baromètre dans le recteur, je taperais le 40 chrono facile !
— Si c’est ainsi, zone-toi, Gros et interprète un solo de polochon !
— Ce serait la prudence, éternue le Gros d’un ton gourmand. Que si je balade à l’estérieur une grippe de c’t’acabit, j’ouvre la lourde à la conjonction pulmonaire et à ses dérivés. Mon cousin Fernand, de Saint-Locdu-le-Vieux, il est canné dans un sana des consécutions d’une partie de pêche. Le brochet, en plein hiver… Il s’était fichu à la baille en enfilochant un petit monstre… Moins vingt sous zéro, tu juges ? L’avait des glaçons aux joyeuses. Deux mois plus tard, on lui trouvait des cavernes aux soufflets grandes comme les champignonnières d’Argenteuil ! Y avait pas de pénoche à l’époque. Il a fini par faire une physionomie galopante qu’a tellement galopé qu’il en est mort…
— Pas besoin de me déballer ton caveau de famille pour m’expliquer que tu vas tirer ta flemme, eh, Baudruche ! Prends ta boutanche de Négrita et file dans les toiles.
— Tu sais que j’sus pas du genre mauviette qui se chouchoute, déclare le Mammouth enrhumé. Mais ouvre tes Saint-Jacques et écoute ça, please !
Il m’offre un récital de toux sans accompagnement en grande avant-première mondiale.
— T’as entendu un peu ce désastre ? halète-t-il consécutivement.
— Une merveille, apprécié-je. L’on dirait (long dix raies) qu’on défonce des cercueils à coups de marteaux.
À propos, je t’ai pas encore raconté la dernière ?
— Quelle dernière ?
— Le fils Merdre a été assassiné en se rendant au laboratoire paternel de Corbeil-Essonnes. On démarre par une hécatombe, ça promet. Cela dit, faut que je fonce là-bas, dors bien et n’oublie pas de te faire grimper les baveux par Marie-Marie, demain, noir sur blanc, avec le lyrisme de mes potes journalistes, ça doit avoir une certaine allure.
— Hé, écoute ! égosille Pépère.
Je raccroche.
Le temps pour Alexandre-Benoît de recomposer mon numéro et voilà ses dring-dring qui remettent le couvert.
Je les connais, les rappels du Gros.
Aussi, je laisse quimper.
— Le téléphone ! crie Félicie, étonnée que je ne décroche pas.
— T’inquiète pas, M’man, c’est un vieil emmerdeur qui cherche à me vendre de la salade fanée. Il vaut mieux ne pas répondre. D’ailleurs il va se calmer très vite.
Effectivement, à la quatrième stridée, l’appareil redevient aussi muet qu’il était avant qu’on ne le raccordât au réseau.
— Tu le connais bien, note Pinuche en souriant avec tendresse.
— Oui, César, je le connais bien. Et parce que je le connais bien, je peux t’assurer qu’il arrivera à Corbeil moins de vingt minutes après nous !
Je me suis gouré dans mon estimation, gentlemen et messieurs, car il est déjà là, Grobide, lorsque nous déboulons.
Son pardingue étant provisoirement hors d’usage, il a endossé sa vieille canadienne à col de mouton-frappé-de-pelade. De plus, il s’est noué un cache-col autour de la tête pour se protéger les oreilles. Il a mis par-dessus le tout un chapeau de feutre dont il ne me restait plus la moindre souvenance et qui fait songer à quelque immense champignon pourri, déjà vénéneux originellement. Tel, Béru ressemble à un maquignon de la Corrèze. Il n’est point seul. Marie-Marie l’escorte, croquignolette tout plein dans un manteau écossais bleu. Elle porte un béret, également écossais, sommé d’un gros pompon rouge. Ses genoux sont violacés par le froid et elle tape la semelle, histoire de se réchauffer les pinceaux.
En m’apercevant, la mouflette me saute au col !
— Santonio ? Depuis le temps qu’on s’est pas vus !
Je lui rends sa bise.
— Qu’est-ce que tu fiches ici, Moustique ?
— Bé, j’ai accompagné Tonton, vu qu’à l’école on a les aprèmes du samedi.
— Tu trouves que c’est un lieu de balade pour une gamine, Alexandre-Benoît ! exclamé-je sévèrement en lui désignant le cadavre dissimulé jusqu’aux cuisses sous une bâche.
Sa Majesté explose, ce qui est grave de conséquences car un gorille enrhumé est particulièrement riche en expulsions variées et avariées.
— Merci beaucoup de l’accueil, tonne Tonton. J’sus là, le c… bourré de fièvre, avec des éponges comme des réservoirs d’aspirateurs après usage, alors que je devrais me faire faire un tomato-catchup d’urgence et boire des pleins bols de pénicilline. Je claque tellement des ratiches que j’ai dû mettre mon râtelier dans ma poche pour pas qu’y s’ébrèche. Je pousse la confiance professionnelle jusqu’au risque du péril de ma vie, et le remerciement, c’est de la rouscaille comme quoi je m’ai fait escorter de ma nièce ! Non, mais, de qui ce mecton, hein ? Qui prend-on pour une courge ? Un melon ! Le roi des ballots ! La reine des pommes. Un sac à chiasse ! Brèfle : un cé-ho-enne !
— Et pour qui voudrais-tu que je te prenne, dis, Lavement ?
Il s’arrête, coi. Jette un regard circulaire aux deux motards chargés de veiller sur le cadavre et, soudain empli d’une extrême dignité, Bérurier murmure :
— Très bien, je rentre chez moi pour y être malade tranquillement. C’est providentiel que j’eusse conservé le taxi. Y sera à ma charge, m’en fous, j’ai les moyens. Mon père m’a laissé des biens. J’peux vivre sans leur saleté de retraite. J’ai une femme capable de travailler. Elle a deux bras, deux jambes…
— Et une paire de fesses ? coupé-je.
Qu’est-ce qui me pousse à être méchant, par moments ? Le diable, vous croyez ? Oui, c’est possible, ça me semble être la seule explication rationnelle.
Le Mastar a un soubresaut. Puis il s’affaisse comme un château de sable sous l’orage.
— Oh alors, si on en serait là, murmure-t-il, y a plus qu’à tirer l’échelle et s’en aller aux fraises. Pinaud, tu voudras bien avoir la gentillesse d’informater le Vieux de ma démission. J’y enverrai la lettre en bonnet de forme dès que ma santé me permettra d’écrire. Amène-toi, Marie-Marie !
— Des clous, répond la Musaraigne. Faut toujours que tu fasses des simagrées quand t’as torché un litre de rhum, comme avant de partir !
— De quoi !
— En pleine enquête ! renchérit la mini-donzelle, t’abuses, m’n’onc’. Je te croyais plus sérieux au travail. Mémé avait donc raison quand é l’affirmait que t’étais juste une grosse gonfle pleine de vide !
L’admonestation anéantit Béru pire que sa grippe. Il s’arrête de démissionner et marmonne des menaces effrayantes, mais très imprécises.
Moi, pendant le solde du conflit, j’ai arraché la toile recouvrant Jacques Merdre et me suis accroupi auprès de ce dernier.
Mon cœur se serre. Il était jeune, fort, blond, beau gosse. Et maintenant, le voilà qui dérive dans le néant où il va vite se diluer. Il a une partie du visage arrachée par son traînard à moto. Ses fringues sont en lambeaux.
— Il ne portait pas de casque ? demandé-je à la cantonade.
— Pas au moment de l’accident, me répond une voix d’homme.
Je lève les yeux sur un type corpulent, vêtu d’une combinaison de faux cuir, fourrée de mouton synthétique. L’homme a une casquette à oreilles d’épagneul et la goutte au nez. Une gueule de brave homme, façon Béru. Il aime son foyer, le vin rouge et Léon Zitrone.
— C’est vous qui avez assisté au drame ? deviné-je.
— En effet, reconnaît l’interpellé. Je m’appelle Polo et j’sus livreur chez Fossat-Merdre.
— Ces établissements travaillent le samedi après-midi ?
— Pas les labos, mais aux livraisons on a une permanence pour approvisionner les pharmagos. C’est mon jour !
Il ricane.
— Et quel jour, mince merde ! Si je m’aurais attendu…
Béru, vous dis-je ! Une nature forte, sereine, éminemment française !
— Voulez-vous me raconter, de façon succincte, comment le drame s’est déroulé ?
Il cueille un mégot sur son oreille, le palpe pour lui redonner sa forme cylindrique d’origine, l’allume au moyen d’un briquet en matière plastique massive et déclare :
— J’sais pas si je vais vous raconter ça façon suce-sein, comme vous le demandez, mais on va tâcher moyen de faire en sorte d’être précis…
Il exhale une fumée comme je croyais que seule la S.N.C.F. pouvait encore en produire, puis me dit en désignant les confins.
— Là-bas, au bout de la ligne droite, les labos. Vu ?
J’acquiesce.
— Ici, sur la droite, un petit chemin à travers champs, revu ?
— Ça suit.
— Moi, je me trouvais dans la cour de la boîte, à ouvrir le portail qui reste bouclé pendant le véquende. À travers les grilles, j’ai aperçu le gars Jacques avec sa Honda 750. Il bombait vache, comme à l’accoutumée de son habitude. Chaque fois je me complaisais de le regarder, tellement qu’y f’sait acrobate sur son bolide. T’t’à l’heure, comme toujours, je le suis du regard et des yeux. Et soudain, j’ai les roustons qui fripent ! V’là qu’une bagnole bondit du chemin qu’est là à droite…
— Quel genre d’auto ? coupe l’inspecteur principal Bérurier, soucieux de se manifester.
— Une grosse ricaine blanche à toit noir avec des pare-chocs renforcés.
— Comment, renforcés ?
Polo contemple son synonyme avec un début de mauvaise humeur.
— Permets, mon pote, articule-t-il posément, j’aime pas perdre le fil. Et si tu veux que je t’foute les pare-chocs avant les bœufs, je vas me prendre les pinceaux dans le narratif.
Puis, sans se soucier des réactions béruréennes, il me demande :
— J’continue ?
— J’allais vous en prier.
— Bon. Qu’est-ce j’disais donc, avant que l’aut’ pomme, là, me débranche la prise d’antenne ? Ah, oui, la bagnole…
« Elle jaillit comme une fusée et emplâtre Jacquot en plein fouet ! Mince-merde, vous auriez entendu ce boucan ! D’ailleurs v’n’avez qu’à visionner un peu le désastre : y a des parcelles de débris jusqu’à dache…
Son geste circulaire désigne des choses convulsées et scintillantes sur la route et dans les terres pétrifiées par l’hiver.
— Ensuite ? pressé-je.
Il achève de téter son mégot avant de l’évacuer d’une chiquenaude.
— C’est là qu’on tombe dans la crapulerie, fait Polo en baissant le ton.
On le sent révolté jusqu’au tréfonds de son être. Il a des bleus à l’âme, comme dirait Françoise.
— Mais que je vous reprenne. Moi, tout de suite, j’ai cru à un accident accidentel, turellement. Aussi je bondis dans ma Rosalie (il montre une estafette garée à vingt mètres de là, dans l’herbe) pour porter aide. Que vois-je pour lors ? Deux mecs qui sautent de la guinde ricaine et courent vers Jacky. Ça allait de soi ; ce qui l’allait moins, c’est que ces pourritures de types ont acharné sur lui avec une grosse clé anglaise pour le finir. J’ai accéléré à outrance. Ils m’ont entendu venir et ont foncé dans leur navire. Démarrage en catastrophe ! Voyez les traces sur la terre gelée du champ. Y aurait pas le gel, y s’enlisaient, ces cames. J’ai hésité de les courser. Mais avec ma chignole de livreur, vous pensez… J’ai préféré m’occuper du môme. Hélas ! Pauv’ grand, on pouvait plus rien pour lui. Pourquoi on y a pété la tronche, au Jacquot, selon vous ?
— J’espère le découvrir bientôt, promets-je. Ils ressemblaient à quoi, ces vilains ?
— À des fantômes. Quand je m’ai approché, j’ai vu qu’ils s’étaient enfilé des bas sur la frime pour s’la dissimuler. À part ça, ils portaient des pardessus sombres et des chapeaux gris. Bon, je vous raconte, à présent, les pare-chocs ?
— Bien sûr !
— J’ai eu le temps de m’apercevoir qu’y z’avaient attaché un morceau de rail de chemin de fer à l’avant de leur carriole pour qu’é fasse mieux tamponneuse. Donc, le coup était prémédité à l’avance !
— T’as pas à tirer des conclusions hâtives d’événements dont t’es simple témoin ! se venge Béru. La gamberge consécutive, c’est nos oignes, à nous, policiers !
— Y’m’font pleurer les fesses, tes oignons, hé, Moudu ! enrogne l’interpellé. D’accord c’est pas à toi qu’j’cause, mais à ton chef qui, lui, au moins, a deux vrais yeux au lieu de deux glaves.
Le Mastar va pour bondir, mais je m’interpose.
— Du calme, messieurs ! Vous réglerez vos antipathies ultérieurement. Dites-moi, Polo, avez-vous l’impression que les deux meurtriers aient pris quelque chose à leur victime.
Le livreur me délivre une tonne et demie d’admiration en vrac.
— Vous, alors, vous avez pas de la frisure de bois dans le caisson à fourrage, admire-t-il. Non, y z’ont rien pris, du moins pas que je pense, parce que j’ai survenu à tombeau ouvert, si je puis parler pour ainsi dire, mais y m’semble bien que le deuxième mec, pas çui qu’assommait, l’autre, fouillait ce brave Jacques…
— Bien, plus rien à déclarer ?
— Non, rien. Quand je m’ai aperçu du décès mortel du gamin, j’ai retourné à la boîte pour prévenir la police et le patron…
— Merci, Polo. Votre témoignage est de la première importance. Des collègues vont enregistrer votre déposition par écrit et aller un peu plus avant dans les détails, mais pour l’instant ça me suf…
Je m’arrête pile au milieu du mot (ce qui est la stricte vérité, suffit comportant six lettres, alors que je n’en ai proféré que trois).
— Hé, attendez, vieux. Ne m’avez-vous pas dit que vous avez prévenu la police et le patron ?
— Si !
— Et le patron !
— Bé, oui !
— C’est-à-dire Célestin Merdre, le père du jeune homme ?
— Bé, oui ! Le patron, quoi !
— Vous l’avez eu au téléphone ?
— Textuellement. Ah, ça n’a pas été fastoche à dire. Mince-merde, j’savais pas par quel bout attraper l’histoire.
— Vous lui avez téléphoné où ?
— Bé, chez lui, c’te connerie !
— Boulevard Général Triburne ?
— En personne !
— Et c’est lui qui vous a répondu ?
— En personne.
— Vous êtes bien certain ?
Polo a un rire nerveux, couronné de chicots jaunes, et constellé de postillons gros comme des comprimés d’aspirine.
— Comment j’en douterais-t-il ? Ça fait vingt-deux ans que je travaille chez Fossat-Merdre. Le boss, Tintin comme on l’appelle entre nous en causant de lui, j’y ai servi de chauffeur quand y s’est cassé une patte au ski, v’là trois ans. J’ai vécu dans son intimité, tout ceci pour vous dire que je connais sa voix !
— Et c’était lui, sûrement lui ? Pas le moindre doute à ce sujet ?
— Mes choses à couper ! Lui, sur la tête de mon gamin !
— Qu’a-t-il dit ?
— Il a répété « mon Dieu, mon Dieu » à plusieurs reprises. Et puis il a dit aussi « Jacques, mon Jacques, mon Jacques, c’est ma faute. » Enfin il a raccroché. Les sanglots lui étouffaient.
— Il a dit « C’est ma faute » ?
— Il l’a dit ! Mais, mince-merde, pourquoi t’est-ce vous me contestez tout, au fur de la mesure que je parle ! J’ai pas une réputation de menteur, renseignez-vous !
— Mon incrédulité vient du fait que Célestin Merdre était, m’a-t-on affirmé, en voyage depuis plus de deux semaines.
— Ben oui, je sais. Faut croire qu’il était rentré car c’est lui, LUI qui m’a répondu en personne et en os. Maintenant, si vous me croyez pas, allez y demander !
— Je vous crois, Polo. Dites-moi, Célestin Merdre ne pèse pas deux cents kilos, n’est-ce pas ?
Il hausse les épaules.
— Lui ? Un rayon de vélo. Valentin-le-désossé ! on l’appelle gras-d’os, pour vous situer !
— Merci.
Poignées de main.
— Tu as fouillé le mort ? demandé-je à Pinuche, lequel s’est affairé sur la dépouille de Jacques Merdre pendant que j’interviewais le livreur.
Il a le don de la pocket’s exploration, César. Un doigté de vieux piqueur de tronc. Vous le verriez aventurer sa main, en pince de homard dans les fouilles à explorer, vous ne vous en iriez pas avant la fin de la séance. Du travail lent et sûr. Un boulot de vieux rat patient.
Sa triste récolte est étalée sur une couverture, comme l’humble éventail d’un vendeur, aux puces. Une montre sport (antichoc, ô ironie). Un portefeuille. Des clés. Un canif. Une tablette de chewing-gum.
Le larfouillet contient les papiers de Jacques Merdre, plus une photographie en couleur de la ravissante fille à qui nous devons, Béru et moi, le plongeon électrifié que vous savez !
Ce qu’elle est bathouze, cette gosse ! Je ne le clamerai jamais assez haut !
Son regard hautain est énigmatique. Intimidant.
Hautain en importe le vain !
La présence de sa photo dans le portefeuille du garçon foudroyé signifie-t-elle qu’il existait de tendres liens entre eux ?
Si oui, je déplore doublement la mort tragique de Jacques Merdre. Ne devait pas s’emmerder avec une partenaire de cette classe.
Dites, du temps que j’y pense : pourquoi nous a-t-elle virgulés dans la tisane, la jolie Hindoue ? Et pourquoi s’est-elle carapatée ? Au moment de notre arrivée à l’appartement, elle paraissait ignorer le valdingue du gros bonhomme en compagnie duquel elle partageait le logement des Merdre. Sinon, aurait-elle continué à se baquer paisiblement ?
— Y a un truc qui me turluqueue, déclare le bon Bérurier après s’être mouché avec les doigts.
Il parle tellement du nez, que, pour comprendre ce qu’il dit, faudrait engager un oto-rhino.
— Si c’est vrai que l’autre patate, là, a prévenu le dirlo, comment t’est-ce qu’il se fait qu’n’soye pas là ? Quand on apprend une chose pareille, on se pointe en grande vitesse, généralement d’habitude !
— Il va peut-être venir, dis-je. Allons visiter ses établissements en l’attendant.
— Il ne viendra pas, déclare l’organe chancelant de Pinaud (chose).
— Ah bon, et qu’est-ce qui motive cette affirmation catégorique, cher vénérable bipède ?
— Il est mort, lui aussi ! déclare Baderne-Baderne.
— Voiliez-vous ça ! ricane Sa Majesté. T’as lu la nouvelle dans ton journal de la semaine prochaine ?
Le Bêlant fait couler sur nos personnes la lumière poisseuse de son regard gélatineux.
— Vous allez vous gausser de moi, je gage, clapote-t-il, mais je le sens !
Le Prospère renifle d’aise.
— Penses-tu qu’on va se fout’ de ta poire, ma p’tite bouille détraquée ! Fallait bien, dans ton état de liquidation mentale, que t’eusses des mirages un jour ou l’autre ! D’ici que tu bricoles les horoscopes du matin à la radio, y a pas large, Mec. Les Prédilections de Nostrapinuche, je te parie que ça fera fureur. Y sont tellement cloches, tous… Au point d’avoir besoin de la magie pour s’orienter. Paumés, je les vois, tout le temps et partout… Si je vous disais, tiens : au bistrot. Quand on leur demande ce qu’y veulent écluser, tu sais leur réaction avant de répondre ? Y regardent l’heure ! Sont à ce point pattemouilles, ces cames rances, que c’est leur montre qui décide ce qu’y doivent boire.
Don de voyance pinulcienne ou pas, toujours est-il que M. Célestin Merdre ne donne pas signe de vie.
Nous visitons ses labos déserts sans y trouver rien d’anormal ; il faut admettre toutefois que nos connaissances en chimie ne nous permettent pas des investigations très poussées.
Empilés dans un G7, nous faisons le point de la situation en regagnant Paris. L’événement tragique foisonne dès le départ de cette affure, non ? Écoutez, je vous demande de faire une petite expérience… Notez le numéro de cette page et récapitulez ce qui s’est passé depuis le chapitre premier. Ensuite cramponnez un bouquin de votre bibliothèque, n’importe quel Gide ou Mauriac fera l’affaire. Reportez-vous à la même page du livre en question. Inventoriez soigneusement les péripéties qui vous sont servies dans cette seconde quantité de lecture. Et alors les chiffres parleront d’eux-mêmes. Vous pigerez noir sur blanc ce que c’est qu’un San-Antonio. Pendant que je vous déballe cinq cadavres et huit coups de théâtre homologués, ces Messieurs, effacés de la coiffe, vous distillent péniblement un projet d’adultère, une mort (naturelle) de grand-père, voire quelques menus souvenirs d’enfance comme nous en avons tous (et des biens plus beaux que les leurs puisque ce sont les nôtres !). Le prosateur académique, il est obligé de faire une pogne à son stylo pour obtenir l’éjaculance. Il écrit au goutte à goutte. Il perfusionne du style ! On te vous veut faire croire que l’expression c’est de l’extrait de caoua ! Mon culte, oui ! L’expression ça se pisse ! Ça te ruisselle de toute part ! Tu la dégoulines, j’affirme solennellement ! Des fautes de syntaxe, français, forme et toutim ? Et alorsss ? Bien entendu, qu’y a de la défectuosité. Ça rugueuse un peu, c’est pas du marbre, heureusement ! La littérature-tombeau, merci bien : au Père Lachaise, plize ! L’art funéraire, c’est p’t’être beau, seulement c’est triste. Ceux qui mausolent en couronne, se taillant un burin en bicorne dans une stèle, ne pensent qu’à prendre leur pied. Ils finissent pas le lecteur. S’en torchonnent. Le moulent sans seulement le faire goder chouchouille. Leurs bouquins sont kif-kif les livres des sépulcres, là qu’on peut lire : « À mon cher époux, regrets zéternels ». Un angelot formant lutrin, l’air bien con pour exprimer la pureté intégrale, fanatique. Non, mes gamins, ne vous laissez pas enviander par les dorures des doreurs professionnels. Pesez le pour et le con ! Aux alarmes, citoyens ! Réformez vos bataillons ! Renversez les catafalques ! Venez pêcher dans nos rivières, même que l’eau vous en semble trouble ! C’est pas dans les miroirs biseautés mais dans les torrents qu’on chope les plus belles truites ! J’ai dit !
— Si on prend le fil Merdre, soupire Pinaud, on est amené à se demander pourquoi il venait aux laboratoires de son père, avant la fin du match dont il a été exclu. Ça n’est sûrement pas très sportif.
— Y avait sûrement urgence, note le Dodu.
— Je pense, dis-je, que c’était ici qu’on amenait le goal hindou à bord de la fausse ambulance…
On réfléchit, chacun pour soi, ce qui est une bonne manière de gamberger.
Ça dure un bout de temps. Le chauffeur du G7 est un vieux râleur, escorté d’un toutou blanc et noir qui pue le chien mouillé et oblige Pinuche assis près du conducteur, à se tenir de profil. Notez que la Vieillasse est tellement maigrichonne qu’elle est à tout jamais réduite à l’état de profil.
— En tout cas, reprend le cher homme, ses meurtriers savaient qu’il allait arriver à Corbeil puisqu’ils le guettaient sur le chemin de traverse.
Je reviens à ma préoccupation dominante :
— Pourquoi « sens-tu » que Célestin Merdre est mort ?
— L’exclamation qu’il a poussée en apprenant l’assassinat de son fils : « C’est ma faute. » Un père qui apprend une pareille nouvelle, qui lance ce cri et qui n’accourt pas au chevet de son enfant, ce père, San-Antonio, ne peut survivre.
— Tu lui supposes la réaction de l’obèse ? Selon toi, c’est LUI qui aurait dû se défenestrer ?
— Tu ne crois pas ?
— Si, tu as raison.
Marie-Marie qui n’a pas piqué mot se permet d’intervenir.
— En somme, fait-elle, c’est ça, une enquête ?
— Quoi, ça ? rudoie son oncle.
— Vous déconnez, vous déconnez… Et la parlote, et la parlote ! J’m’imaginais les choses autrement.
— Et t’as jamais imaginé qu’une môme malpertinente prenne un aller-retour sur le museau, dis, morveuse ? C’t’une tarte garnie phalanges que tu cherches ? San-A, pousse-toi un peu que je la mornifle, cette bourriquette !
Je souris.
— T’énerve pas, onclâtre. Elle n’a pas tellement tort. Nous sommes à ce point ensevelis sous les événements qu’on ne sait plus par quel bout attraper cette affaire.
Mais le Mastar ne m’écoute pas. Quelque chose requiert son attention.
— Dis voir, pimbêche, abrupte-t-il[8], qu’c’est qu’c’paquet qu’t’trimbales ? T’l’avais pas en venant ?
— Une trouvaille à moi, dit la gosse. Pendant que vous déconniez près du mort, j’ai esploré le pourtour des environs et j’ai trouvé ce machin, c’était armé au porte-bagages de la moto, dont lequel est allé se fout’dans un buisson.
— Donne ! croassé-je. Donne vite ! Peut-être est-ce là ce que cherchaient ses agresseurs !
La musaraigne secoue ses nattes raides.
— Penses-tu : c’est sa tenue d’hockeur.
Je déballe fébrilement le colibard. Effectivement, il s’agit d’un vêtement d’hockeyeur. Je le palpe soigneusement, mais ne sens rien sous mes doigts. Malgré tout, par acquit de conscience, j’entreprends de l’ouvrir à l’aide des ciseaux dont mon couteau suisse est muni.
La gosse proteste avec véhémence.
— Vous êtes tous des vandaux, dans la flicaille ! Abîmer un si joli machin, c’est de la sadiquerie ! Quand on pense qu’y a des enfants qui claquent de froid !
Ses récriminations ne me troublent pas. Je lacère, je hache, cisaille, découpe, découd, effiloche… Rien ! La tenue est de bon aloi. Pas un centimètre carré n’a échappé à mon inspection. Une vraie frénésie !
— T’es content, maintenant ? grince miss Tresses. Beau travail ! Hep, m’sieur le taxi ! Si vous verriez dans l’état qu’il a mis votre calèche, ça vous flanquerait des vapeurs ! On dirait qu’on vient d’éventrer un édredon !
Bien entendu, le bougre fait un foin du diable. Tellement que son médor hurle à la mort !
On les calme, l’un avec un billet extrait de ma poche, l’autre avec un sucre sorti de celle de Pinuche (et qu’il réservait à l’absorption d’une médication).
— T’vas voir c’te danse que tu vas prendre ce soir, quand t’est-ce j’rentrerai à tome, fulmine Tonton Bérurier. Dire que j’t’ai emmenée en enquête pour te faire prendre l’air, qu’au lieu t’aurais dû apprendre ton Histoire de France !
— Pff, j’en sus t’aux rois feignants, m’n’onc’, riposte la mouflette, d’être avec vous autres, c’est presque une répétition.
Elle repousse avec une rare autorité la main d’icononcle levée sur elle et ajoute :
— Santonio, tu permets au moins que je gardasse les lambeaux de la combine pour m’amuser demain à la campagne, chez le cousin Évariste à Embourbe-le-Petit où qu’on se fait tellement tarter ?
Quand elle sourit, elle est irrésistible, Marie-Marie.
Un jour, des guignols se damneront pour elle ! Je lui réponds qu’oui, que voulez-vous !
— Si je récapitule, dit le Vieux (allons, bon ! lui aussi) nous avons eu cet après-midi cinq morts au cours de la même affaire, vous rendez-vous compte, messieurs, que cela constitue une espèce de record ?
Il élève sa main, poing fermé.
Au fur et à mesure qu’il énumère, il libère un doigt.
— Un gardien de but hindou, deux faux infirmiers, un mystérieux obèse et un fils de famille.
— On dirait du Prévert, noté-je.
Ma remarque ne l’amuse pas.
— Et il y a des disparus, continue-t-il. La belle fille qui vous a bernés comme des gamins (ici la voix se durcit), Célestin Merdre et… vingt kilogrammes de drogue ! Voulez-vous que je vous fasse une confidence, messieurs ?
— Faisez, vous êtes chez vous ! déglutit Béru, lequel mange sournoisement un quignon de pain moisi retrouvé dans une poche de sa canadienne.
Le Dabuche le pulvérise d’un regard féroce.
— Bérurier, dit-il, vous m’obligeriez en gardant pour vous ces exclamations stupides qui n’ajoutent rien à votre réputation.
Le Gravos pourprit et s’étrangle.
— ’scusez-moi, sieur le dir’c’teur, bafouille l’Hénorme, j’esprimais juste pour dire. J’sus tout à votre ouïe.
Le Big Boss hausse les épaules.
— Confidentiellement, donc, dans tout ça, une seule chose m’intéresse : l’héroïne !
— Nous z’aussi, m’sieur le directeur, s’affale le Mafflu, seulement elle a filé comme une salope tandis que pendant on barbotait dans la piscine.
Le Scalpé frappe son sous-main avec sa règle d’argent massif.
— Je vous parle de l’héroïne-drogue, Bérurier ! Êtes-vous totalement borné ou vous moquez-vous de moi ?
— Je ne me moque pas de vous, M’s’ l’dir’t’r, s’étouffe l’interpellé.
Pour bien affirmer son mépris, le Vénérable se tourne délibérément face à moi afin d’abandonner l’ignoble à ses morosités.
— Vous n’ignorez pas que, dorénavant, la drogue est notre hantise. En haut lieu, on nous a donné des consignes formelles. Lutte à outrance. Moi, ce que je vois dans cette affaire, c’est l’héroïne. Elle arrive de l’Inde. Et qui trouvons-nous, côté français ? Un directeur de laboratoire pharmaceutique et son fils ! C’est clair, non ?
— Non, assuré-je courageusement.
— Ah bon ? grince le Vioque.
— Généralement, fais-je, la drogue arrive brute d’Asie pour être traitée en France. Ici, on l’apporte sous sa forme définitive. Quel serait le rôle du laboratoire, en ce cas ?
Mon objection, comme chaque fois, agace le Patron. Il ne souffre jamais la contradiction. Il croit en son infaillibilité. Elle est nécessaire, comme toujours aux puissants de ce monde. Il n’est pas gênant qu’un chef se trompe. Mais il est catastrophique qu’il admette son erreur.
— Dites donc, San-Antonio, dites donc. Cette héroïne, l’avez-vous vue ? Non, puisqu’elle a brûlé. Nous n’avons que l’affirmation de ce suspect, appréhendé et interrogé par le plus grand des hasards.
— En effet, monsieur le directeur. Aussi pensé-je que nous devrions procéder d’urgence à un nouvel interrogatoire de cet Hanjpur-Hanjrâdhieu. Il prétendait ne pas en savoir davantage, mais il serait bon de s’en assurer.
— Je le fais amener immédiatement, admet le Dirlo.
Il décroche son bigne et lance un ordre.
— Ce qui me tarabuste, reprend le Super-Chauve, c’est toute cette mise en scène du goal volontairement estourbi et qu’on évacue. La planque dans la combinaison était suffisamment bonne, en soi, pour permettre un échange discret de l’héroïne contre de l’argent…
Je lève la main.
— Vous permettez, Patron ? Qui nous dit que la drogue devait être échangée contre de l’argent ? Peut-être est-ce là que les laboratoires Fossat-Merdre jouent un rôle ?
— Nous l’apprendrons vite. J’ai ordonné la mise en place du dispositif Mimosa afin de retrouver Merdre, les meurtriers de son fils, et votre Hindoue.
Le biniou chantonne.
— Oui ? hargnit le Vieux.
Comme on dit dans les beaux livres bien écrits, « son visage se transforme ».
— De quelle façon ? insiste-t-il.
Il écoute. Sa calvitie scintille dans la lumière du déflecteur.
— Bon, soupire-t-il en raccrochant, ita est.
Il croise ses belles mains de pianiste et se met à nous contempler pensivement.
— Rien de fâcheux ? demande timidement Pinuchet.
— Et de six ! annonce le Vieux.
— Célestin Merdre ? demande âprement, presque triomphalement, César-la-Guenille.
— Non, l’Hindou.
— Quel Hindou, monsieur le directeur ? questionné-je vivement, car il est difficile, phonétiquement, d’exprimer un « e » muet placé à la fin d’un mot tel que « hindou ». Je pense à la fille, comprenez-vous ?
— Celui qui vous a mis au parfum, mon bon.
— Hanjpur-Hanjrâdhieu ?
— Soi-même : il s’est pendu dans sa cellule.
Nous demeurons un moment sans parler.
Le silence étant, dans les cas extrêmes, le meilleur moyen d’expression.
Et puis, la Calbasse hasarde ces belles paroles, empreintes d’un sens de la logique étourdissant :
— En somme, ça devient comme si ça serait dramatique, mais en plus violent, non ?
On le défrime.
On l’envisage.
Il est calme, boursouflé, plein de graisse et de pensées en haillons.
Enhardi par notre mutisme, et le prenant pour de l’intérêt, Bérurier se croit invité à poursuivre son allocution.
Il le fait.
Il le faut.
— Ordinairement, ça raisiné pas, dans les affaires de came. On dit : les trafiquants, les trafiquants. Bon : les trafiquants ! Mais moi, j’ojecterai : « quoi, les trafiquants » ?
Ébloui, réchauffé par son préambule, il déboutonne sa canadienne de maquignon ruiné.
— Un trafiquant, reprend-il, c’est quoi t’est-ce, sinon un simple commerçant ? D’accord, je vous cède le con, ce commerçant-là laisse quimper la tévéha et paie ses impôts chez Plumeau. En outre et d’autre part, ses activités sont illicites et punises par la loi selon l’artic’ j’sais plus combien de j’sais pas quoi, soite j’inconvéniens ; mais en prose, en vers et contre atout, y reste commerçant. Pas porté sur la chicorne. Discret à raser les murs. Dans la camouze ça s’étripe pas bécif. Or, pour le cas présentement actuel, y se passe quoi t’est-ce ? Verdun, messieurs ! Et j’assaisonne çui-là ! Et je te me fous par la fenêtre ! Et je te me pends ! Et cétéra et cétéra ! Tant qu’à la fin, moi, Bérurier, policier espérimenté qu’a pas sa cervelle dans sa poche percée, j’induis à me demander ceci : « Mais sacré nom d’Dieu, pourquoi ce méchant bigntz ? Caisse y différencie la présente histoire de drogue d’une aut’, hmm ? » Et m’étant eu posé la question, je m’apporte sur un plateau la réponse suivante ci-dessous : biscotte on a affaire à des Hindous ! Vous entendez ce que je cause ? À des Hindous ! Ces bonshommes, c’est mystère et bulldozer. Y n’font rien comme tout le monde. Pour piger leurs giries faut avoir suivi des cours de planches à clous à la faculté de fakirerie d’Ocalcutta. À dater de l’instant où l’adversaire dont tu combats a d’autres mœursaults que les tiens, t’agis à contresens, dou you pigez it ?
Époumoné, il se tait.
Le voilà cramoisi, le chéri.
J’attends une explosion du Vieux.
Elle se produit en effet. Mais pas dans le style prévu.
— Bravo, Bérurier !
— N’est-ce pas ! exulte l’Ampleur.
— Pour filandreuse qu’elle paraisse, votre démonstration n’en est pas moins éblouissante, continue notre honoré Patron.
— J’en avais la prétention, rétorque fermement Bérurier. L’intelligence, même si elle trouve pas ses mots, reste intelligente.
— C’est vrai, Bérurier, c’est vrai. Mais dites-moi, combien pesez-vous, mon ami ?
La question accroît la stupeur ambiante.
— Moi ? bafouille (et pourtant c’est dur de bafouiller sur une seule syllabe) le Gros.
— Oui, vous.
— Nu, ou en tenue de pêcheur à la ligne ? Parce qu’en tenue de pêcheur, rien que les cuissardes, déjà…
— Nu, Bérurier, nu ?
— Nu, répète Alexandre-Benoît, d’un ton songeur. Laissez que je vous dise pas de connerie. Nu, je vais chercher mon quintal !
— Cent kilos ? doute le Dabe.
— Grammes ! ajoute Béru. Cent kilogrammes, nuance !
— Seulement ?
Le Mastar rougit, son regard balbutie.
— Écoutez, m’sieur l’dir’c’teur, ça dépend du moment de la pesée, nécessairement. Si je me pèserais en sortant de table, il est évident[9] que mon poids subirait une fluction. Bon, chipotons pas, je vais vous faire une cotte de maille taillée : ajoutez dix pour cent d’intérêts et vous tomberez dans l’énorme.
— Il va falloir peser près du double, Bérurier ! décide le Dirluche.
— Hein !
— Parfaitement, mon garçon !
— Mais c’est au sujet de quoi-ce, s’il n’est pointe indiscret, m’sieur l’dir’c’teur ?
— D’une mission délicate, Bérurier.
Le Mafflu fronce son tarin fraiseux.
— Bon j’dis pas non, j’ai rien d’absolument contre six nait ma bergère. Déjà qu’elle rouscaille quand je l’ascensionne comme quoi j’y flétris les loloches et y bouscule les poumons… Si je me joue philippine, vous parlez d’une chanson ! Elle voudra plus que je lui accapare les faveurs, m’sieur le directeur. Y a pas plus ronchon que c’te bonne femme. Enfin, brèfle, je grossirai en douce.
— Pas le temps.
— Ah non ?
— Non, il faudra peser deux cents kilos dès ce soir, Bérurier !
— Dès ce…
— Oui, mon ami.
Alors Béru, le bon, le brave, le cher, le tendre Béru a une réaction étourdissante.
Vous savez ce qu’il fait ?
Il regarde sa montre.
— C’est pas de la mauvaise volonté, mais je crains bien que ça soye un peu juste, m’sieur le directeur, soupire-t-il, navré.