DEUXIÈME PARTIE RIEN N’EST TOQUÉ MAIS TOUT EST O.K

PECHA RIT PREMIER

— Si encore ce serait de la vraie graisse, fignolée Grand Véfour, lamente Béru, mais j’t’en fous : du caoutchouc renforcé. J’étouffe comme dans un carquois, là-dedans. J’me fais l’illuse d’être picador aux arènes de Madrid. Et pis c’te chaleur de chiasse n’arrange pas mon problo. Et ma gueule, dis, parle-z’en moi, de ma bouille, Mec ! Il en a fait quoi t’est-ce, ton costumeur de cinoche ? Une tarte à la crème ? Une tête de veau vinaigrette ? Un coussin de caissière ? Ça me difforme de partout. J’ai l’impression qu’on m’a gonflé à 2,8 ! Le roi de la baudruche ! Ah, les idées du dabe, je te promets : c’est pas de la galantine de canard !

— Te plains pas, grommelé-je, ne t’es-tu pas défoncé l’éloquence pour le convaincre que la solution du problème se trouvait en Inde ?

Il essaie de hausser les épaules, mais ne parvient qu’à se meurtrir avec l’une des nombreuses sangles dont il est bardé comme un bardot.

— De là à me transformer en éléphant blanc, y a un fossé, non ?

— Il l’a franchi à pieds joints.

— Est-ce que je fais illuse, au moins ? J’ai l’air gros pour de bon ?

— D’autant plus que tu étais déjà doué au départ, mon père. Notre maquilleur n’a fait que préfigurer un avenir que je crois proche.

— Toujours qu’tu charabiates, marmonne le superobèse.

Ça lui fait une démarche bizarre de dame très enceinte, son bide de caoutchouc plombé. Ses épaules en chlorure de vinyle achèvent de l’envelopper. On lui a filé un col dur, trop étroit, pour lui gonfler le cou et des piqûres de Brantzpuch concentré lui dilatent les bajoues. Beau travail. Il fait vraiment infirme de la glande endocrine, notre Béru. Il sue sur la piste de ciment menant aux bâtiments de l’aéroport. Il a le souffle bref. Des petits geignements lui fusent du gosier à chaque pas. Marcher est devenu, pour lui, un calvaire.

Un vent soufflant de la mer et chargé d’odeurs de kérosène attise l’incandescence de sa trogne.

Il va, renaudant après son métier, ses chefs et l’Inde mystérieuse.

— Claudius ! appelé-je.

Le Formide ne réagit pas.

Je réitère.

— Claudius, quoi !

Il s’arrête, sourcille à travers son maquillage en forme d’emplâtre écrasé.

— Qu’est-ce y’t’prend ?

— Il me prend que tu es censé te prénommer Claudius, hé, panosse ! Et que tu l’as déjà oublié.

— Ah oui, bon… Bouge pas, je m’y fais… Claudius Monbraque. C’est parti. Rappelle-moi voir, pour voir.

— Claudius !

— Et merde ! rétorque son ami avec une fausse amabilité.

Un sourire parvient à se faufiler à travers ses bourrelets vrais et faux.

— Tu vois, que ça vient ! dit-il…

Nous parvenons dans les bâtiments où règne une température convenable. L’air sent la sueur et le musc[10]. Des dames en saris bleus ou verts, merveilleusement coiffées à l’huile d’olive, glissent dans la cohue. Y a des gus enturbannés, d’autres enrubannés, certains ont des culottes bouffées (aux mites). Ces brunes chevelures scintillent comme de l’astrakan. Que de beaux visages ! s’exclameraient ces dames du Femina Singulier ! Des Tanagras ! Des figures de bas-reliefs ! Les Mille-et-j’-sais-pas-combien-de-nuits-qu’avec-ma-gueule-de-bois-ça-me-tarte-de-les-compter, mes sœurs ! La blondeur est un accident de la nature. Une maladie de peau ! Une erreur de pigmentation. Faut venir dans ces pays pour le comprendre. Quand tu considères ces peuples basanés, dans les tons verts, avec leurs chevelures étincelantes à force de noirceur, t’es incommodé par le blondinet qui s’aventure dans les parages. Tu le considères comme un pestiféré. Un galeux ! Un scrofuleux ! Une anomalie !

On souscrit aux formalités passeportières. Des gars à moustaches irrésistibles nous filent les coups de tampon admissifs. Et puis c’est les barrières au bout desquelles la foule attend ses chers z’arrivants.

— Je crois que je retapisse ton gus, Mec ! soufflé-je, à l’oreille de Jumbo. À droite, avec un pébroque ! Tu mates ?

— C’est parti.

Effectivement, le m’sieur que j’cause correspond à la description faite sur la feuille de carnet du défunt Monbraque. Un petit vieillard, barbe blanche, lunettes cerclées d’or. Il est habillé à l’Européenne, d’un chouette costar de soie noire dont la coupe locale filerait des angoisses métaphysiques à notre ami Ted Lapidus ! Il porte une sorte de polo blanc, en soie, avec un col très montant. Personnage singulier. Son air grave impressionne.

Il réagit en apercevant Béru, s’avance vers nous, d’une démarche de chat qui veut se repasser une hirondelle perchée au bord du chéneau.

— Mister Monbraque, je présume ? demande-t-il à Bérurier avec un fort accent britindien.

— Exaguetely soi-même, mon bon sir ! répond le Gros. You s’are de vol’ côté Mistère Hivy Danhladesh, je résume ?

— En effet !

Shake-hand frénétique.

— Permettez-me de présenter to you monsieur Antoine San-Antonio, mon infirmier, déclame l’Obèse (moi donc) en me désignant.

Je m’incline et serre les cinq doigts froids qui me sont présentés.

— Votre infirmier ! Seriez-vous malade, mister Monbraque ?

— Un peu de fading dans le guignol, biscotte mon bon point qui me taquine les coronaires du dessus, explique doctoralement le Grrrrros. J’ai droit à la piquouze de soutien quand Popaul fait son caprice.

Mais le sieur Hivy Danhladesh ne l’écoute pas. Ayant pris trois pas de recul, il évalue le Mastar d’un œil gourmand.

— Fantastique, dit-il. De toute beauté ! Combien pesez-vous ?

— C’est la seconde fois qu’on me pose la question en peu de temps, rigole Alexandre-Benoît. Pour tout vous dire, pépère, j’ai franchi le cap des deux cents kilos, ce qui revient à dire qu’avec bibi on ferait quatre gonzesses mignonnettes ou trois matous en ordre de marche. J’sus pas l’aubaine des compagnies de transports, hé ?

— Quelle merveille ! Quelle merveille ! roucoule, pépie, glougloute et trépigne M. Danhladesh. Deux cents kilos ! On n’a jamais vu ça aux Indes ! Le record était détenu par la reine Victoria, qui, en 1877, fut proclamée impératrice. Elle le fut d’ailleurs plus à cause de son poids que de son prestige. Deux cents kilos ! Par Apsara, vous êtes la réincarnation de Bouddha !

Le terme semble péjoratif à mon valeureux camarade.

— Si vous auriez un mètre pliant, vous feriez bien de mesurer vos espressions, m’sieur Dunœud, rétorque-t-il sévèrement. J’ai du tonnage, d’accord, mais c’est pas un motif valable pour se payer ma tronche ! Bouddha ! Non, mais sans char ! Bouddha ! Par un macaque que si je le prendrais par la peau du c… elle me resterait dans la main ! Ah, je vous jure, faut venir à Bombé pour l’entendre !

Je me hâte de faire diversion.

— C’est très aimable à vous d’être venu nous attendre, mister Danhladesh. Puis-je vous demander quel est le programme immédiat ?

Ce genre d’expédition est toujours très délicat, mes amis. Prendre la place d’un bonhomme dont on ignore les motifs de son déplacement requiert infiniment de prudence et un don très poussé du point de suspension. Fort t’heureusement, je suis un suspensionniste spontané. Dès que l’on m’enseigna, à l’école, les règles mouvantes de la ponctuation, je reconnus le point suspensif ! Il était déjà en moi ! À travers le fourmillement des virgules, des points-virgules et autres points en tout genre, je fus subjugué par ces trois petites crottes de mouche en ligne. Cet élan n’avait rien de maçonnique. Il procédait d’un besoin de me blottir. C’est le refuge de l’inexprimable ! Le point de suspension, c’est ce qui vous reste à dire quand vous avez tout dit, donc l’essentiel ! Une manière d’en finir avec sa pensée ! Et aussi de la préserver. On peut s’y réfugier à tout instant de la conversation. Il est toujours disponible, d’une efficacité constante. Je crois que s’il n’avait pas existé, Georges Simenon l’aurait inventé ! Il est simultanément évasif et précis puisqu’il permet au lecteur d’emboîter sa pensée à celle de l’auteur. Moi, c’est bien simple : si un gouvernement totalitaire venait à proscrire le point de suspension, je n’écrirais plus qu’en braille !

— Le programme est très simple, répond le petit vieillard, nous partons immédiatement pour Khunsanghimpur, dans la province de Bandzob.

— En avion ?

— Non : par chemin de fer. Je suis navré de vous infliger ce voyage, mais il est indispensable, ceux de ma secte voulant assister à la démonstration de Mister Monbraque avant que de souscrire à nos accords.

Je toussote.

— Très légitime en effet, dis-je, en me demandant furieusement de quelle démonstration et de quels accords il peut bien s’agir.

Comme je suis ici pour le découvrir, je décide d’attendre la suite des événements.


Le moins qu’on puisse se permettre de dire sur la ligne Bombay-Khunsanghimpur est qu’elle n’est pas piquée des vers.

Mais, comme l’écrirait mon vieux camarade Balzac (dont il serait bon de rafraîchir la mémoire) un peu d’historique tout d’abord.

La province du Bandzob, je le précise à l’intention de ceux qui n’ont ni connaissances géographiques ni Larousse, est située à droite en entrant dans l’Inde, entre les Provinces de Léaupôlsédârsanghor et de Mikélanjmolitor. On y cultive le trèfle à quatre feuilles et la principale industrie du pays est la flûte-pour-charmeur-de-serpents. Quelques temples fameux font de la région un haut lieu touristique. Le plus célèbre, rappelons-le, est celui de Çervlâtrufé dont les deux tiers se trouvent au British Muséum de Londres. C’est dans le temple de Çervlâtrufé qu’on peut admirer la fameuse statue de Férdhinân le taureau sacré (fin du moyen âge, le chef-d’œuvre de l’art cégâlo).

Donc, le train qui mène le voyageur de Bombay à Khunsanghimpur mérite d’être classé monument hystérique. C’est un témoignage ! Une survivance ! Un musée à roulettes !

Qu’il vous suffise de savoir, afin de pouvoir le situer, que seules les premières classes sont pourvues de banquettes (encore celles-ci sont-elles de bois). À partir des secondes, c’est le bivouac pur et simple. Quant aux troisièmes, on y empile les voyageurs comme les rondins dans un bûcher.

Hivy Danhladesh qui ne lésine pas nous a payé des firsts.

Byzance !

— Y a pas de wagon-restaurant ? s’inquiète le Gravos dont la boulimie naturelle est comme stimulée par son simulacre de super-obésité.

— Pour quoi faire ? répond naïvement notre mentor.

La réponse laisse Sa Majesté aphone.

— Ben enfin, y dure combien d’temps, ce voyage ? articule-t-il avec peine et angoisse.

— Huit heures environ, sauf incidents de parcours toujours possibles.

— Et on va manger quoi donc pendant ces huit plombes, Messire Danhladesh ?

— Qu’entendez-vous par « manger » ? questionne le vieillard.

— Comment, ce que j’entends par manger ! Y s’fout de ma fiole, ce tordu ! Manger, ça se passe de commentaire, non ! Miam-miam ! Tortore ! La croque ! La jaffe ! La bouffe ! Le carburant ! Calories very good ! All for the brioche, vieux chnock ! Polka of the mandibules, you pige ? Avec c’te bedaine signée Jumbo, me faut un service après-vente à la hauteur ! J’sus pas venu ici pour becqueter du microbe atrophié. J’ai b’soin de solide, moi. Bien épais. Dodu. Vous comprenez le français ? Bravo : alors bifteck ! Saignant ! J’sus poète, sans un châteaubriant y a plus d’homme !

Une sorte d’inquiétude gagne le sieur Hivy Danhladesh.

— Il a réellement besoin de manger ? me demande-t-il.

— Affirmatif ! réponds-je.

— Beaucoup ?

— Voyez son ventre !

— C’est pour lui une nécessité absolue ?

— Et qui plus est : un sacerdoce.

Le gentil vieillard escalade le marchepied d’un wagon de première.

— Montons, nous aviserons en route.

Naturellement, la chose présente certaines difficultés.

Bérurier se refusant d’entreprendre un voyage de huit heures sans être assuré de pouvoir se nourrir. L’obliger à monter dans ce train est aussi aisé que de forcer un bouvillon à grimper dans le camion d’un boucher.

Je dois sévir pour y parvenir.

Mais j’y parviens !


Le train fait vraiment teuf-teuf, comme dans les dessins animés (mais qui avaient pourtant une âme) du regretté Disney. Et sa locomotive (un oubli des Britanniques qui avaient apporté cette pièce de collection de 1877) pousse des tutuuut (de danseuse). Une populace extravagante s’empile autour de nous. Les wagons comportent des bancs de bois, je vous l’ai dit, qui vont d’un bord à l’autre ; ils ne sont pas carrossés. Ils se composent d’un plateau, avec un toit de toile duquel pend un lambrequin décoloré. Ça ferraille, ça tintinnabule, ça ballotte, ça grince, ça tangue éperdument. Nous sommes jetés l’un contre l’autre. Parfois un coup de frein nous propulse en avant, et on va donner du pif contre les voisins d’en face. Parlons-en de ces voisins ! Ils sont hâves, efflanqués[11], émaciés, blafards sous leur peau verte. Leurs yeux leur bouffent la figure. Les hommes portent des turbans, des frocs flottants autour de rien du tout. Les plus vieux ont des colliers de barbe. Les femmes sont en saris colorés et, malgré leur misère, arborent des bijoux clinquants. Toute cette foule croule sous des bagages informes car, chose paradoxale, ce sont toujours les gens démunis qui sont le plus encombrés. Les riches se déplacent avec un attaché-case plein de traveller’s chèques et de cartes de crédit, tandis que les pauvres ne possèdent que ce qu’ils ont et ne s’en séparent point.

Au bout de quelques minutes, tout le monde somnole dans des langueurs infinies. Le peuple hindou a une éternité de sous-nutrition à surmonter. Il est assoupi sur sa faim héréditaire et ne pourra conquérir sa bouftance que lorsqu’il sera mieux nourri, ce qui paraît un petit peu insoluble au départ.

Par moments, le train ahaneur ralentit. La chaleur nous tombe alors sur le poiluchard comme un seau de goudron en fusion. La loco s’époumone dans les rampes. Ses roues patinent. Ses bielles en perdition gueulent au secours ! Mais personne ne leur vient en aide. Un train qui dessert la province du Bandzob, il peut toujours courir pour ce qui est d’être secouru. Tiens, fume ! C’est le cas de le dire…

— Vous n’êtes pas trop dépaysés ? murmure Hivy Danhladesh.

— Pensez-vous ! ricane l’Hargneux, on se croirait dans le métro, sur la ligne Dauphine-Nation. Et, bien entendu, vous n’avez rien à boire non plus ?

— Hélas non, nous sommes très ascétiques, vous savez ! déplore le vieil homme.

— Assez tiques et assez cons, grogne l’Obèse. Quand vous recevez des invités de ma marque, vous pourriez quand même faire un effort, quoi, merde ! Moi, quand j’retourne à Saint-Locdu-le-Vieux, mon pays natal, qu’est pourtant un tout petit bled, tout le monde met les pieds plats dans l’écran.

Il se met à lorgner les paniers qui nous cernent.

— V’z’allez pas me faire croire que ces pèlerins s’sont embarqués sans boustiffe, dites ! Doivent bien avoir un petit quéque chose amusant à se filer dans la pipe, vu que l’air du temps, ici, elle m’a l’air trop cuite, qué calor, mon z’ami !

Tandis qu’il geint, lamente et vitupère, j’entreprends le Vieux. Huit plombes de dur, vous parlez ! Si je n’arrive pas à lui extraire les lombrics du blair pendant cette promenade hautement apéritive, c’est que je suis l’antépénultième des pommes (il restera toujours Béru et Pinuche après moi !).

Avant de le chambrer, je récapitule mentalement les indices déjà mis sur ordinateur.

Hivy Danhladesh appartient à une secte.

Cette secte est sur le point de conclure un accord avec le pseudo Claudius Monbraque.

Auparavant, Monbraque doit faire une démonstration à ces gens.

De quel ordre ?

Le fait qu’il eût été lié avec Merdre, chimiste éminent et directeur d’importants laboratoires pharmaceutiques est-il à retenir ?

Quelque chose me dit que oui !

Dans le fond, le Vieux a été un peu impulsif en nous dépêchant à Bombay. Auparavant, il eût mieux valu en savoir davantage sur Monbraque. Mais le ratiboisé de la houppe est obnubilé par la drogue ! Dès qu’il s’agit de « blanche », il voit rouge ! L’avait trop peur de rater la filière. Alors il a confié l’enquête parisienne à Pinuche et nous a embarqués dare-dare pour les comptoirs de l’Inde. Tu bondis, chéri, dans les champs d’Ernagor !

— Vous êtes nombreux, dans votre secte ? hasardé-je.

Hivy Danhladesh me sourit.

— Des millions, Dieu merci.

— Je veux dire, à Khunsanghimpur ?

— La moitié de la population en fait partie. Vous savez : il le faut. L’Inde est acculée au progrès. Nous vivons une époque qui ne pardonne pas.

— Et beaucoup de gens sont au courant de… heu… l’expérience ?

— Non. Avant d’ébruiter la chose, nous voulons nous en convaincre.

Il ajoute vivement et sur un ton d’excuse :

— Remarquez que, personnellement je suis convaincu. Mais les autres dirigeants de ma section ont besoin de preuves tangibles. Comment se propageraient les miracles s’ils s’opéraient sans témoins ?

— Et, une fois qu’ils auront admis le… la chose ?

— Alors ce ne sera plus qu’une question de propagande, s’enflamme Danhladesh. Nous répandrons la nouvelle, ferons des adeptes et peu à peu, l’émulation opérera.

Nous sommes interrompus par le Mammouth.

— Non, mais y en a qui s’gênent pas ! tonitrue mon collaborateur.

Il me montre un vieil Hindou, style fakir, lequel est occupé à déféquer sur le marchepied de notre wagon.

— Tu te rends compte qu’on roule en feurste et qu’a pas de chichemanes ?

Il se tait, médusé. Ce qui suit appartient à la magie. Figurez-vous que le fakir s’est relevé et a regagné la plate-forme du wagon sans s’être reculotté. Il prend une grosse bande de gaze dans un cabas et se fourre une extrémité d’icelle dans la bouche. Il a un léger mouvement de mastication. La bande se déroule lentement. L’homme déglutit à tout bout de champ.

— Tu crois qu’y la bouffe ? chuchote le Grrrrros, intimidé.

— Oui.

— Sans boire ?

La bande continue de se dévider. Bientôt, elle a presque totalement disparu, exception faite d’une vingtaine de centimètres qui pendent de la bouche du bonhomme.

Nous deux mis à part, personne ne lui prête attention.

Chacun continue de dormir ou de rêvasser dans les cahots du train.

— Non, mais mate ! mate ! exhorte Bérurier.

Le spectacle en mérite effectivement la peine. Le fakir (ou estimé tel par les néophytes que nous sommes) s’introduit deux doigts dans le rectum comme pour se saisir de quelque chose. Genre, le monsieur distrait qui se serait endormi avec son thermomètre dans le baigneur. Il doigtonne un brin et ramène, vous devinez quoi ? Oui : le bout de la bande de gaze !

— Faut le faire, non, bée Béru. Quand j’étais mouflard j’ai vu des avaleurs de sabre, mais un comme cézigue !

À présent, le déféqueur tient les deux extrémités de la bande dans chacune de ses mains et imprime à la bandelette un mouvement de va-et-vient, comme vous pratiquez pour vous frotter la chute de reins avec une serviette-éponge.

— Tu parles d’une manière de se torchonner le fignedé après usage, mon pote ! rigole Fleur d’innocence. Tu me vois pratiquer de la sorte av’c un rouleau de faf à train ? Dis donc : à la régalade !

Ayant achevé sa besogne, l’Hindou retire sa bande par le bas et entreprend de l’enrouler afin qu’elle soit disponible pour une prochaine séance.

Le Gravos lui touche le bras.

— Scouse-me, Sœur, aborde-t-il. Volume to montre me the combinaison, plize ? Hantise fort to épatate my bonne femme. Douille houx to pige bonne femme ? Nana ! Gerce ! Fumelle, what !

D’autor, il cramponne la bande de gaze du vioque et commence de se l’enfourner dans le clapoir.

— Et afteur, Mec ? questionne-t-il, la bouche pleine. Et afteur ? Préconise-moi, y a un truc, naturliche ! Montre-me it ! Montre-me it et je t’aboule un bifton de 10 roupettes !

Hivy Danhladesh dit quelque chose au fakir lequel se met à donner un cours d’avaleur à notre cher Mastar.

Les explications se font par gestes.

— Ah ! Aaaaah ! râle soudain l’Hénorme. Him semb’ que ça vient.

À cet instant, tout le convoi fait un boucan noir, comme si on attachait la tour Eiffel à la queue d’un chien.

On est jetés pêle-mêle ! Enchevêtrés ! J’ai ma tête sous le sari d’une dame ! On se débat ! Les roues continuent de ferrailler sur le rail brûlant. Les heurtoirs se tamponnent. Les wagons se marchent sur les pieds. C’est la cohue, le dessin Duboutien. Ça gueulotte un brin : des mômes tombés des blagues à tabac maternelles…

On s’ébroue, se récupère, se rattife tant bien que mal.

Et puis on s’informe à travers les confusions, les contusions.

Renseignement pris, il s’agit d’un troupeau de vaches sacrées qui est couché en travers de la voie. Hivy Danhladesh nous explique qu’on ne peut le chasser, il faut attendre que les bêtes se déplacent d’elles-mêmes avant de continuer.

— J’en avais entendu causer, articule Béru, coupé dans sa leçon de gaze, mais je croyais qu’c’était des bobards à la Jules Baliverne, genre Les cinq sous pour l’avoir raide !

Il se tait, la pommette enflammée, la prunelle convoiteuse, de la bave aux babines.

— Dedieu ! exclame-t-il, ben le v’là not’ casse-graine. Un morcif dans le filet, même quand c’est taillé dans de la bestiole coriace, c’est pas négligeable !

Il fouille sa valoche à la recherche d’un couteau.

J’interviens : En pure perte. Il a faim, comprenez-vous ? FAIM ! C’est pire que la mousson, un Béru affamé. Plus terrible qu’un raz de marée, plus irrésistible qu’un cyclone.

Le v’là qui saute du dur.

— Où va-t-il ? demande Hivy Danhladesh, alarmé.

— Il veut tuer une vache !

— Quouâaaa ! ! ! ! ! !

Le petit vioque galope sur le ballast à la poursuite du Gros. Puis il s’immobilise et lance un cri strident.

— Regardez ! hurle-t-il.

Les Hindous sont penchés à l’extérieur et matent également.

Ce qu’ils fixent, de leurs pauvres yeux abasourdis ? Je vais vous le dire, bien que vous ne me le demandiez pas, ou peut-être à cause de cela car j’ai horreur des mendigots[12].

Ils regardent l’énorme couteau planté dans le large dos d’Alexandre-Benoît Bérurier.

Mais le plus stupéfiant, le côté hallucinant de la chose, c’est que Béru continue de marcher vers la tête du train comme si de rien n’était !

ARCHI PET DEUX

Il ne sert à rien de faire un pet dans l’eau pour en dissimuler l’odeur, tous les physiciens con-pétants vous le diront, avec preuve à l’appui. Je vous note ceci-cela au passage, à cause de ma tête de chapitre qui sonne tout bizarre au milieu d’un ouvrage de cette qualité. Vous savez combien j’estime fastidieux le découpage d’un livre en chapitres, c’est pourquoi — mes féaux le savent — je tâche à égayer cette nécessité en jouant avec ce mot « chapitre », pourtant tout bête et rabougri (tellement rabougri que j’ai bien envie d’y foutre un « s » manière que ça fasse plus… gris encore). Cette fois, j’en ai dégagé les ânes à grammes. Et puis voilà que la fantaisie des assemblages me donne le machin ci-dessus. Rigolo, non ! D’aucuns me prêteront encore des instincts scatologiques. Diront bien bas que je me complais dans les lieux d’aisances et je sais pas quoi encore ! C’est vrai dans la mesure où je les fréquente quelque peu : loi fait nécessité ! Pourtant, la main sur l’anus je peux vous jurer une chose, gentlemen et women : je ne pète jamais en société, et en privé le moins possible. Cela dit, je reconnais le pet comme mode d’expression. J’affirme qu’il contient des vertus comiques certaines et ne lui conteste pas son droit de cité. Le pet me séduit par le fait qu’il représente l’énormité. Une énormité qui nous menace tous et nous terrasse plusieurs fois au cours de notre propre vie organique. Il est des pets auxquels on aspire (si je puis dire), des pets qui font rêver. Tenez : imaginez un pet de Sa Majesté la reine d’Angleterre pendant un discours au Parlement, et vous comprendrez ce que j’entends par là. Folie ? Non, ÇA PEUT SE PRODUIRE. Ah ! fasse le ciel que la chose arrive avant la fin de la monarchie, car ce serait LE pet du siècle. Aucun autre ne saurait le remplacer. Un pet de M. Kossyguine ? Cela va de soi. De Nixon ? On croit toujours l’entendre ! De Franco ? Il ne fait que ça ! De Liz Taylor ? J’entends les siens depuis chez moi ! Inutile de se foutre la calbasse en torche. Le seul pet vraiment IMPORTANT ne saurait souffler que de London et ce serait un pet royal !

Bien, c’est tout pour la question, y aurait encore à dire. Seulement c’est vous qui trouveriez à redire. Pour un de vous qu’aime que je digresse, y a une meute qui beugle « la suite ! » sur l’air des lampions. Alors, Béru…

Béru et son poignard fiché dans le milieu du dos comme un portemanteau à une patère (noster, austère, ou noire).

Béru qui déambule d’un pas lourd en bordure du ballast.

J’ai dit un poignard ? Vrai, vous êtes certains, montrez ! C’est vrai. Alors je m’en dédis, je mendie votre absolution. Un poignard, c’est pas très grand, c’est raisonnablement meurtrier. Tandis que le machin que le gros se trimbale a des dimensions d’enseigne. En réalité, je peux bien vous le confier, puisque vous le répéterez à tout le monde, il s’agit d’une arme typiquement hindoue : le kûrdanhkomak. La lame mesure 31 centimètres de long. Elle est effilée comme un steak de cantine et recourbée dangereusement, en forme de boomerang, si bien que le lanceur inexpérimenté a la gorge tranchée lorsqu’il rate sa cible. Dangereux, hein. Vous oseriez pas étudier le lancement du kûrdanhkomak, vous autres ! Moi non plus d’ailleurs. Faut être asiatique pour s’y risquer. Hindouiste ou bouddhiste.

Les gens se mettent à dévaler du dur en trépignant et gesticulant. Leur ram dam[13] attire l’attention du Mastar.

Qui se retourne.

La foule, en le voyant si vivant, si gras, si sanguin, si congestionné, tombe à terre et se prosterne.

— Caisse y leur prend ? me lance Béru.

Sans mot dire je m’approche de lui.

Je biche le manche du coutelas et je tire.

Vous qu’êtes cons mais pas bouddhistes, vous avez parfaitement réalisé que le sortilège est uniquement dû au rembourrage de caoutchouc dont le Gros est affublé, n’est-ce pas ? Fort heureusement, si la lame du kûrdanhkomak mesure 31 centimètres, l’épaisseur du rembourrage est de 32, si bien que mon valeureux complice n’a rien ressenti.

Ayant arraché la lame, je la montre au peuple recueilli. Constatant qu’aucune particule de sang ne perle sur le fil de la dangereuse rapière, les voyageurs poussent un cri d’extase.

Ils étaient en transit ?

Les voici en transes !

Un vieillard couleur d’acajou, avec un gros anneau d’argent passé sous le nez, désigne Béru d’un doigt tremblant d’émotion et clame :

— Ganesh !

Toute la populace reprend en chœur :

— Ganesh ! Ganesh !

— Pourquoi y me traitent de ganache ? rouscaille l’Abomination ambulante. C’est mon bon point qui les défrise ?

— Au contraire, Gros : ils te prennent pour un dieu, le dieu Ganesh, celui de l’abondance, le plus sympa. Il a un corps d’obèse…

— Il est espagnol ?

— Je te dis pas un Cordobes, mais un corps d’obèse. Et une tête d’éléphant.

— D’éléphant ? s’assombrit mon pote.

— Oui, la sienne ayant été tranchée par son père, d’après la légende.

— J’sus Babar, en somme ?

— Comme qui dirait.

Je lui montre le couteau.

— Toujours est-il qu’il se trouve dans le train quelqu’un qui n’aime pas les pachydermes. T’avais ça dans le dos, Mec !

Du coup, sa physionomie s’éteint.

— Me semblait bien avoir senti un gnon, mais j’y ai pas pris garde. J’aime pas qu’on m’en veule, San-A. Les gus qui m’en veulent, je les mets au pas de l’oie en deux temps trois mouvements.

Il m’empare le couteau, le brandit tel un sceptre et demande :

— Qui qui s’est permis de planter l’homme ?

— Ganesh, Ganesh ! répond la multitude.

— Ganache mon cul ! leur répond Béru. Que çui qui m’a chahuté le dossard se dénonce, autrement sinon je massacre toutes les vaches sacrées !

Comme personne ne bronche, il me dit :

— Traduis-y, Gars ! Je les soupçonne de pas seulement comprendre not’ langue.

— Traduire ! Mais je ne parle ni l’Hindi, ni l’Urdu, pas davantage le Télougou, l’Assamais, le Bengali, le Goudjrati, le Dogri, le Malayalam, le Tamoul, le Marathi, le Kannada, ou l’Oriya !

— Alors demande au père Tatezy de nous servir d’interprètre.

Je retourne à notre compartiment.

À ma violente surprise, le sieur Hivy Danhladesh est à plat bide dans la poussière, comme les copains. Mieux que les copains, même, car il est étalé de tout son court (il n’est pas grand), le nez dans la poussière.

Il a également un kûrdanhkomak entre les épaules. Tel que je vous le dis ! Seulement lui ne bénéficiait pas d’un capitonnage en caoutchouc.

Si bien qu’il est canné à outrance.

Lazare aurait été mort à ce point, Jésus ne se serait même pas donné la peine de le ressusciter !

Croyez-moi, mes gentils bougres, mais cette situation n’a rien d’agréable. J’ai un torrent de sudation qui me dévale la gouttière. Me semble à tout bout de champ que je vais déguster ma ration de ferraille entre deux côtes premières.

— Et de sept ! lancé-je au Gravos en lui montrant notre guide. Enquête au point mort, la filière est coupée, rien ne va plus. Si après ça t’as le cœur de bouffer un steak de vache sacrée, va t’en tailler un dans la masse, Gros. Moi je commence à avoir des fourmis dans le moral.


Il fait nuit noire lorsque nous parvenons, sans autres z’encombres, à Khunsanghimpur.

Des voyageurs ont enveloppé le corps de notre mentor dans une toile.

Les vaches sacrées, agacées par les halètements de la locomotive, sont allées plus loin pour regarder passer le train.

Et le voyage a repris.

Nous nous sommes prudemment assis au fond du wagon, le dos à la paroi de bois. Béru a beaucoup dormi, couvé par les regards extasiés de nos compagnons de voyage.

Au fil des stations, les voyageurs ont largué le convoi, aussi sommes-nous une pincée à débarquer à Khunsanghimpur.

Il s’agit d’une misérable bourgade dominée par un palais de marbre rose (nous le saurons au matin, car pour l’heure tout est noir).

J’ai beaucoup gambergé pendant le long trajet. Et le résultat de mes cogitations n’engendre pas la gaieté. Vous parlez d’un écheveau, mes gamines ! J’ai rarement rencontré une enquête où les morts se succèdent à une telle cadence ! Un vrai casse-pipe forain. Le défilé des petits bonshommes qu’on flingue dès qu’ils découvrent le bout de leur nez !

Pan ! Vlan, au tas ! Pan ! Raté (Béru) Vzoum ! Gagné (Danhladesh…) À qui le tour à présent ?

Cet immense pays me paraît bourré de maléfices. J’ai l’impression (étayée sur des faits précis, mon Dieu, n’est-ce pas ?) qu’il nous refuse, comme la chair refuse l’écharde.

Une secte très nombreuse attend l’arrivée du pseudo Monbraque, lequel vient ici pour faire une démonstration.

Démonstration de quoi ?

Quelle pomme fus-je, de prendre mon temps. J’aurais dû presser Hivy Danhladesh de questions. Accumuler les tuyaux au maxi. Au lieu de ça, m’sieur le commissaire n’a rien voulu brusquer.

Souplesse et grâce ! Entrechats ! Jeté-battu de danseur follingue. Pas payant, ça, mon Tonio ! Le temps bouscule ! Il presse ! Nous a, que disait Audiberti. Le temps, c’est positivement nous qui l’avons.

Mais dans le dos.

Et plus bas encore, pour finir !

Jusqu’au moment décisif qu’on n’a plus le temps d’avoir le temps.

Que c’est conclu, terminé, à vide… Sidéral !

On a traversé des plaines faussement fertiles, gravi des rampes sinueuses, longé des précipices rocailleux. On a rampé dans la rocaille lunaire d’une montagne. On a aperçu des nids de verdure. Franchi des cornes de forêts aux essences inconnues dont l’âcre parfum nous chavirait. On a aperçu des agglomérations miséreuses. Et puis aussi — mais oui, quelques usines flambant neuves autour desquelles s’affairaient des ouvriers casqués. On a vu des militaires à turbans rouges, dans les lointains. On a admiré des palais qui semblaient en sucre. Des miséreux, partout, ont fait la liaison entre l’Inde d’hier et celle qui veut bâtir demain. Des guenilleux titubant d’inanition. Des gamins tristes, parce que trop maigres. Des femmes sans bonheur. Des hommes résignés… Trop ! La résignation, c’est la plaie du monde. Son agonie.

Je suis ivre de toutes ces images. Des alignées de gens déféquant (quoi, mon Dieu ?) ensemble le long d’un chemin branlant. Et puis des groupes de vaches blanches, indolentes, lugubres, trop sacrées pour être honnêtes, mais qui n’en excitaient pas moins la convoitise de Béru quand il se réveillait.

Des cahins, des cahas, des cahots !

Teuf-teuf… Tu-tuuuut !

La journée s’est écoulée.

S’est engloutie.

La nuit est venue, avec des étoiles vives dans le ciel noir, des feux dans la campagne obscure… Il y a eu des gares, des haltes…

On a entendu des chants.

Et enfin, nous voici à Khunsanghimpur, mourant de faim et presque de soif (bien qu’on ait pu se désaltérer à des fontaines dans des gares) intimidés par l’ampleur du pays. Effrayés par les périls qui nous entourent. Car quelqu’un est au courant de ce que le soi-disant Monbraque vient faire ici. Et quelqu’un qui n’est pas d’accord. Quelqu’un qui a tué. Qui tuera encore… Brrr, hein ? Et comme vous avez raison !

Quelques chétives loupiotes, disséminées… Tout est silencieux, à l’exception d’un chien mécontent qui clame sa fringale aux échos nocturnes. Et comme il hurle faiblement, le pauvret !

Ici, les chefs de gare peuvent se permettre d’être cornards, car ils portent un turban.

Celui de Khunsanghimpur est seul pour assurer le service, lequel consiste à souffler dans une trompette pour faire partir ou repartir le train. De vente de billets, il n’est pas question, chacun brûlant le dur impunément.

Lorsque les ultimes voyageurs se sont égaillés dans la nuit, nous restons seuls, le Grrravos et moi sous la marquise de bambou. Le train lui-même est parti sur une voie de garage. Le chef de gare vient de s’allonger sur une natte dans la salle des pas perdus.

Nobody…

Le ciel étoilé… La noye… Le chien faiblard brayant dans un silence qui ne ressemble à aucun des silences que nous avons connus précédemment…

— Au bon accueil, hé ? marmonne le Gravos.

Je pense avec nostalgie à mon pavillon de Saint-Cloud, avec ses lumières, le balancier de la pendule et les bonnes odeurs de cuisine.

— Ça fait un chouïa nécropole, conviens-je.

— Marrant qu’il eusse pas t’été attendu, le père Dugenou, il allait nous emmener où est-ce ?

Je prends le parti d’aborder le chef d’Edgar.

— Je vous demande pardon, sahib (j’ai lu Kiplinge). Parlez-vous anglais ?

L’homme rouvre un œil, un seul. Il fonctionne à l’éconocroque, because son manque de calories. Il a soufflé dans sa trompette aujourd’hui, et l’effort l’a épuisé.

Un faible secouement de tête.

— Hôtel ! fais-je alors… Hôtel !

À nouveau sa courte dénégation. Il referme son œil, nous laissant à notre sort. Il ne peut plus rien pour nous.

— Pas d’hôtel, hein ? demande Bérurier, glacial.

— Non, mon fils : pas d’hôtel.

— C’t’un bled pourri, quoi ?

— Pour le moins très isolé. Je m’en suis douté en voyant les régions que nous traversions. Montagneuses et désertiques.

Tout à coup, sans crier gare (à quoi bon du reste puisque nous nous trouvons dans lune d’aile) mes cheveux se dressent sur ma tête, comme les membres d’un congrès Huénaire quand ils entonnent leur Marseillaise de clôture.

— Oh, seigneur, ça me revient, balbutié-je.

— Quoi-ce ? s’intéresse tout juste Béru.

— Khunsanghimpur, dans le Bandzob… J’ai lu un reportage sur la région dans Reconnaissance des Lézards, la revue de l’élite. On appelle ce coin « La Vallée de la Faim. »

Vous avez déjà entendu le meuglement de la vache normande en gésine ?

Le cor des Alpes, le soir, dans un canton de Suisse primitive ?

La sirène de brume d’un steamer qui n’arrive pas à traverser sa manche ?

« Meûhhqu’c’tudihulululuuuuuû ! émet le Gravtard.

J’acquiesce.

— Hélas !… Le train ne va pas plus loin parce que c’est un cul-de-sac. La montagne est abrupte. Les ressources sont réduites à néant. Il y fait une chaleur de crématorium. C’est une pépinière à épidémies, car l’eau n’y est pas potable. On…

— Tais-toi ! Tais-toi, chuchote-t-il, infiniment bas. Comment qu’t’as pu grimper dans ce dur en sachant cela ? Pas étonnant que presque personne descendisse ici !

Il y a dans les yeux ravagés du Gravos ce mystère indicible qu’on trouve dans le regard d’une idiote amoureuse.

— On s’est laissé fourvoyer dans un piège à cons, Mec ! On va claquer de faim, de soif, ce qu’est presque aussi pire ! On est bons pour se choper le typhon, le cholestérol, la malle arrière et toutes ces sales maladies trop picales ! Gerbons illico, je te conjure ! Allez, fissa !

Je secoue de rechef de gare.

Il ne m’accorde même pas un œil.

Il est insensibilisé.

Mort, peut-être ?

— Attends, dit Bérurier, toujours réaliste, en sortant une banknote de sa fouille. J’ai là une petite roupette de sansonnet qui va y donner des couleurs.

Il promène le billet sous le nez du chef hagard. Sollicité par la petite odeur, l’autre rouvre les deux yeux.

— Tu vois ! exulte Sa Majesté, Saint-Eloi n’est pas mort, puisqu’y regarde encore ! Si y spique au jeu, y spique également engliche, au moins par gestes. Demandes-y à quelle heure part le prochain dur pour ailleurs !

Je pose la question. La répète. La gesticule.

L’autre me bredouille un mot.

— Le train repart quand t’est-ce ? croasse le Mastar.

— Mercredi !

— Hein ! Trois jours ! J’veux pas ! Taxi ! On prend un bahut ! Demande-lui ? La station la plus proche elle est où est-elle ? s’affole mon camarade.

Nouvel et laborieux échange.

Négatif. Ce type ignore même ce qu’est un taxi.

Il n’a plus la force que de se saisir du billet froissé. Cette fois il est out.

— Viens ! fais-je au Gros.

— Mais où ?

Je lui désigne le palais dont la masse éclairée par la lune se détache sur une couleuvre rocheuse[14].

— Vallée de la faim ou pas, on va aller voir s’il n’y aurait pas de la mise en bouteille au château.

RAPT CHIE TROIS

L’excursion la plus saugrenue de ma vie, parole ! Imaginez-vous dans un pays que vous ne connaissez que par quelques documentaires de première partie, distraitement regardé au cinoche entre deux baisers (car je n’y vais jamais seul).

Un pays dont vous savez qu’il est dangereux, malsain à tout point de vue !

Un pays où vous arrivez après qu’on eut assassiné votre guide et tenté de planter votre meilleur ami.

Ce, en pleine nuit.

À chaque pas, un couteau peut siffler et venir voir si l’air de nos poumons est aussi bon qu’on le prétend.

Nous tremblons sur nos cannes. On ne parle pas. J’ai ma main posée sur la crosse de mon ami Tu-Tues ! C’est un contact réconfortant. Oh, je ne me fais pas beaucoup d’illuses : si une embuscade nous est tendue, il ne me servira pas à grand-chose ; tout de même, il vaut mieux, dans la conjoncture présente, avoir ça dans la main plutôt que le tome deux des Mémoires d’Espoir du Général de Gaulle. Cela dit, chose aussi curieusement étrange qu’étrangement curieuse, je ne me sens pas en danger pour l’immédiat. J’ai peur, certes, mais pas de l’instant présent. Ma panique se situe à un niveau plus élevé. Je redoute ce qui va suivre, non ce qui est.

Mon septième sens qui m’informe, quoi !

Car, ignares et démunis du bulbe sont les connards qui croient que nous n’avons que cinq sens ! Outre l’ouïe, l’odorat, la vue, le toucher et le goût, moi je compte le fade et la prémonition.

L’organe du fade est celui de la volupté. Je veux bien que, d’une façon générale, les cinq premiers participent à la fiesta, ça oui, heureusement, mais ils n’y participent justement que d’une façon générale. Ne me racontez pas, gentils messieurs, que ce que vous éprouvez par l’intermédiaire de votre scoubidou à tête ravageuse ressort du toucher ! Ça n’a rien de tactile, mais alors rien de rien ! C’est fading. Ce mot, je l’invente. Le voici, prenez-le, il est désormais à vous. Et même si je me réfère au mot anglais fading, je suis ravi de constater que ce dernier tendrait à ratifier le mien. En effet, je lis dans le Robert la définition suivante : « fading : action de disparaître, de s’effacer ». Prendre son fade, n’est-ce pas disparaître ? N’est-ce pas s’effacer ? Disparaître pour rôder dans les coulisses du paradis ? Le fading, c’est l’extase. Il est notre sixième sens. Le plus délicat. Le plus suave. Le plus fragile. Je l’exige dorénavant dans les écoles. J’en appelle à mon ministre de l’Éducation Nationale. J’envoie une lettre recommandée à Larousse. Je somme Robert ! J’invite respectivement Messieurs les membranes de l’institut. Je mobilise la Faculté ! Le Collège de France ! Tous mes amis du corps en saignant ! Notez : fading ! Le sixième sens de l’homme ! Apprenez par cœur : l’odorat, le toucher, l’ouïe, le goût, la vue, le fading. J’inspecterai, juré ! Ferai réciter en commençant par les profs. Six sens ! Qu’on se le dise, se le répète ! Six sens ! Pour le septième, la prémonition, on verra plus tard. Chaque chose en son temps ! Six sens ! Dès la maternelle faut inculquer !

Passer dans les campagnes, dans les usines, les boxifs, partout où les gens travaillent et n’ont point le temps de réapprendre. Y mettre des haut-parleurs. Six sens ! Le sixième étant le sens du fade, ou fading ! Six sens ! Interdite sur les antennes la diffusion du Cygne de Saint-Saëns, pour pas confusionner le peuple. L’extirper de la tronche, ce slogan idiot de nos cinq sens ! Et surtout, pas ratiociner, hein ? J’veux pas de galimatias, d’objections, de oui mais… Par exemple, inutile de venir me dire que le sixième sens ne se révèle chez l’homme qu’à partir d’un certain âge, alors que tu vois, dans leur berceau, des bébés se caresser le gnougnouf avec leurs nounours en peluche ! Même avant la vue, il manifeste, le fading ! Avant de reconnaître Môman ! Tout cela étant dit et, je l’espère, bien dit, j’en reviens à mon septième sens.

D’accord, çui-là, pas tout le monde le possède.

Moi qu’ai cette chance privilégière, je sais qu’on est en pleine pistouille tartinée merde sur ses deux faces.

Mais, nonobstant cette certitude de mon sub, mon corps se décontracte parce que je « prémone » que c’est pour illico.

« Grand Dieu, me dis-je familièrement, tandis que mon pas soulève la poussière du chemin, que peut-il donc y avoir de commun entre ce pays de mort, torride, perdu dans le Bandzob, et une équipe de hockey sur glace ! Voici moins de 48 heures, je déboulais à la patinoire… »

L’idée de la glace me hante.

J’en prendrais volontiers quelques centimètres cubes dans un whisky copieux !

— J’ai beau y penser, je pige pas, murmure soudain Béru en s’arrêtant devant sa pensée, comme un cheval ombrageux devant son ombre.

— Que ne piges-tu pas, homme de grand savoir ?

— L’affaire Danhladesh… Suppose qu’il n’eût point été tué. À l’arrivée, quelqu’un nous aurait attendus, quoi, merde ! L’allait pas nous faire arpincer les continents après c’t’randonnée à la gomme dans le train !

Voyez-vous, mortels bien-aimés : ce qu’il y a de jouissif avec Alexandre-Benoît, c’est que, parmi ses turpitudes, se glissent des joyaux de logique. Ses remarques sont des détonateurs pour qui sait les utiliser.

Soudain (pour ne pas dire tout à coup, voire brusquement) je pige tout, et, pour commencer, mon provisoire sentiment de sécurité concernant la minute présente.

— Oui, mais oui, je saisis, murmuré-je.

— Alors j’en prends la moitié, si ce serait un effet de ta bonté ?

— Il n’y a personne parce qu’on ne nous attend plus, articulé-je.

— Si c’est tout ce que t’avais à bonnir, remballe ta salive, mec, é peut te servir pour coller des timbres.

— Mais non, comprends, Gros ! On ne nous attend plus parce qu’on Vous croit mort, le Vieux et toi. Le lanceur de couteaux, après vous avoir plantés, toi et Hivy Danhladesh, a pris la tangente. Il a aussitôt câblé : mission remplie !

— Mais, et toi ?

— Oh, moi je ne compte pas. Ici, on attendait le Vieux et un Obèse, simplement. Ordre fut donné de les supprimer l’un et l’autre.

— Mais moi, j’sus indemnisé[15] !

— Écoute, l’assassin n’a pas eu le temps de savoir que tu étais sauf. Il t’a planté de première. Le couteau se trouvait pile à l’emplacement de ton cœur. Ensuite il a lancé son deuxième kûrdanhkomak sur notre guide et il a mis les voiles.

— Mais j’ai continué de marcher !

— Tous les gens qui morflent une rapière dans la hotte à vendange font encore quelques pas avant de s’écrouler. Lui, il a seulement vérifié que t’étais ferraillé, à point, le reste lui paraissait couler de source, et puis il lui restait le vieux à perforer ! Son double meurtre accompli, il a rejoint des complices qui l’attendaient, et qui, mon petit doigt me le gazouille, avaient dû rassembler ces vaches sur la voie pour stopper le dur. Ils sont repartis ensuite soit en voiture soit en hélicoptère, je ne sais pas… Et, dès qu’ils ont pu, ils ont prévenu les gens d’ici. On tient une piste en ciment armé, à triple circulation, avec raies jaunes et toutim, Gros. Demain, il nous suffira de savoir où demeurait Danhladesh et qui devait venir vous attendre pour raccrocher. Car ceux qui devaient venir et qui ne sont pas venus, sont fatalement les complices de l’assassin. C.Q.F.D. !

Bérurier reste un bout sans causer.

Puis sa frimousse taurine a une crispation.

— J’ai trop affamé pour avoir pu tout comprendre, avoue-t-il, mais grosso modo, ça m’a l’air de tenir. Dis, tu crois qu’y z’ont une sonnette de nuit, au palais ?


Les belles-mères et les percepteurs exceptés, les choses doivent être vues de près[16].

Ainsi, ce palais qui, vu d’en bas, nous semblait rébarbapou (et à tif), lorsqu’on l’approche devient un enchantement ! De pur style Deccan, avec un relent de Lodi et déjà un peu de Gurjrât[17] (mais alors juste la pointe) il se dresse sur un entablement rocheux du pied, mais paradisiaque du plateau. Véritable oasis de verdure, mes fils ! Des pelouses que si vous aimiez les épinards vous vous jetteriez à quatre pattes (et non pas à Carpates, comme j’en entends qui me soufflent !) pour en manger. Des massifs de fleurs exotiques (puisqu’elles ne sont pas de chez nous), des bassins où l’eau murmure comme dans un roman de Delly ; des oiseaux de Paris (ici, ceux de paradis sont trop communs), des statues en ceci-cela-et-autre (véritable) et bien des trucs encore, que je renonce à vous les dénombrer alors que j’ai tant de choses plus urgentes à vous bonnir !

— Mazette ! exclame Bérurier, malgré qu’il n’ait jamais lu un guide Maupassant. Y s’met bien, le vicomte.

La construction, je vous l’ai conservée pour la bonne bouche, gentils membres et pauvres « c ». À part son style éminemment hindou, elle est toute en marbre rose praline. L’entourage des portes est en argent massif et les poignées en platine sculpté.

Une motocyclette et un éléphant rose équipé d’un palanquin, stationnés près du perron, m’inciteraient à penser qu’il y a réception au château.

Je cherche le moyen de m’annoncer, mais une sonnette est inutile car, à peine nous approchons-nous de l’entrée, qu’une armée d’ombres bondit et nous cerne. Chacune d’elles brandit une arme blanche aux reflets livides. Elles sont athlétiques, ces ombres. Avec des visages plus sombres qu’elles, ce qui est une gageure. La plus grande possède le plus grand cimeterre (ou assimilé). Elle porte une barbe noire. Des yeux d’une clarté redoutable sont dardés sur moi.

— Qui êtes-vous ? demande cette super-ombre dans un anglais maussade.

— Deux pauvres voyageurs français égarés et qui cherchent un refuge pour la nuit, réponds-je.

On se croirait dans un roman feuilleton du siècle dernier, non ?

— Et vous, sahib, m’enhardis-je, qui êtes-vous ? Je parie que c’est Brahma, Vishnou, Siva, Ganesh, Rama, Krishna, Parvati Durga et Kali qui vous ont placé sur notre chemin !

Cette énumération des principaux dieux de la région est la bienvenue car elle semble quelque peu amadouer le cerbère (lui n’a pas trois têtes, mais la sienne se pose là !). Un type belliqueux, faut toujours lui tendre la main si on veut le désarmer.

— Mon nom est Pèherlashès, dit-il, après une hésitation et je suis le chef des gardes.

Comme la pointe de son arme me chatouille la glotte et que ça me file envie de rigoler, je détourne d’un geste souverain le cimeterre du Pèherlashès de mon espace vital.

— Pouvez-vous nous conduire à votre maître, sahib ? dis-je d’un ton qui ne souffre pas de réplique mais de rhumatismes articulaires.

Il hésite.

— Mon maître est occupé. Le Maharajah de Tanhnahunecomça et la princesse Çavajéjoui sont en visite chez lui !

— Je pense que, malgré tout, votre vénéré maître aura quelque agrément à nous recevoir, effronté-je. Quel est son nom, au fait ?

Pèherlashès doit sourciller car j’entends craquer ses arcades dans la pénombre.

— Comment, dit-il, vous venez le visiter et vous ignorez son nom ?

— Nous sommes arrivés ici sans rien connaître de ce fabuleux pays, sahib.

Ses yeux phosphorescent quand on les fixe un moment. Ils verluisantent dans la nuit veloutée de l’Inde[18].

— Le nom de mon ineffable maître est Mâbitâhungoû, laisse-t-il tomber, comme s’il annonçait le blase d’Élisabeth Two.

— Alors, allez, sahib ! Prévenez-le.

Je montre Bérurier, titubant de fringale et de fatigue.

— Voyez mon compagnon ! Ce n’est pas n’importe qui. Lorsque les dieux vous ont accordé ce tour de taille, c’est que vous êtes un être d’exception.

Il opine.

V’là l’argument convaincant, les gars. Ah ! ce que je suis psychologue ! C’est rien de le dire. Par moments, ma psychologie est telle que j’arrive à me comprendre à demi-mot.

Le garde-chef remet son grand cimeterre à la ceinture et s’éloigne après avoir jeté un ordre aux ombres subalternes qui continuent de nous entourer pour mieux nous cerner, comme le disait si justement le regretté maréchal Joffre dans son P.C. et son appel aux troupes du 31 avril 1915. Quand on regarde en arrière, on mesure l’inanité des choses et la futilité des êtres. Faut pas longtemps de temps pour devenir un vieux con. Je ne dis pas ça pour le maréchal Joffre, qui était un homme de vocation pouvant se passer de la patine de l’histoire, mais pour tout ce qui est révolu. Les époques contestent celles qui les ont précédées et on change aussi facilement d’époque que de pièce quand on visite Versailles.

Oui, d’accord, j’arrête, craignez pas !

Et je reviens en même temps que Pèherlashès à nos moutons hindous.

— Mon maître consent à vous voir, dit-il.

On débarrasse un vieux carton à chaussures des non moins vieilles cartes postales qu’il contenait et on lui emboîte le pas. Un pas comme çui du garde-chef, vaut mieux l’emboîter pendant qu’on le tient ; et bien refermer le couvercle !

Parce que, croyez-moi, filles d’Ève et fils d’hyènes, mais le palais d’Emil et Hunenuit, c’est de la gnognotte en branche comparé à celui du Maharajah Mâbitâhungoû.

Je défie quiconque, voire même son frère aîné, sans un plan de pouvoir se repérer en ces lieux.

Une enculade de pièces et de pièces, mes gueux, marbre et tapis, étoffes rarissimes, statues de l’époque Gupta représentant des grosses gonzesses avec d’énormes mains, d’énormes nichemards et des fouinozoffs béants, car on montre toujours ces personnes les jambes copieusement écartées. Y a aussi des bas-reliefs de l’école Mathurâ et quelques bibelots de vingt mètres de haut, chefs-d’œuvre de l’art Julieht-gréco-bouddhique.

Pour vous faire vivre ces splendeurs, me faudrait une caméra et de la péloche couleur. Juste à l’aide d’une machine à écrire, tu peux pas. Même qu’elle soit I.B.M. à boule[19] !

Je comprends pas qu’on n’ait pas encore inventé la machine à écrire-caméra alors qu’ils sont déjà à la caméra-stylo ! Ils sont en retard sur mon époque ! Tant pis, je reviendrai plus tard ! Ferai au moins une apparition… Pas à Lourdes : j’ai horreur des grottes. Je réapparaîtrai dans un coin chauffé et vivant : à la Samaritaine, par exemple, ou au salon de l’équipement de burlingue. Vous me reconnaîtrez à mes stigmates : une pré-cirrhose, ou une surtrophie des burnes ! Quéque chose de ce tonneau, quoi. Ce n’sera pas la peine de célébrer mon culte sur la commode de l’autel de passe-passe. Je viendrai pas faire de miracle : juste en visiteur. Vérifier les progrès de la technique. M’assurer que tout ce que j’aurai envisagé au cours de ma belle existence s’est bien accompli, tel que je prévoyais. Sans déranger personne, jamais. J’suis un discret naturel. J’ai le respect de ce que, dans les actes notariés, on appelle encore connement « la quiétude bourgeoise ».

Une féerie, disais-je.

Et je disais juste (comme toujours).

Plus nous nous déplaçons dans cette fastueuse demeure, plus notre émerveillement croît.

Il croasse, même.

Par nos bouches médusées.

Franchement, ça méritait le voyage. Écoutez, si un jour, vous allez dans l’Inde avec LE club, faites un détour par Khunsanghimpur, juste à cause de son palais.

— Pas laid, le palais, hé ? trouve-le-moyen-de-gouailler Béru.

« Tu peux feuilleter la collection de Maisons z’et Jardins, tu trouveras rien de pareillement semblable !

La grande salle d’apparat, enfin !

Elle est trop somptueuse, je vous la décris pas. Ça me rapporterait quoi, dans le fond ? Une satisfaction d’auteur ? D’accord. Oui, c’est vrai ? J’sus encore sensible à ça. Ma confiance professionnelle, toujours. En ce cas, pas la peine de vous en faire part… Je vais aller me la décrire pour moi tout seul, avec ses immenses flambeaux enrichis de pierreries, ses pierreries enrichies de super-pierreries, ses ors, ses argents, ses lumières, ses pourpres, ses soies, ses soieries, ses statues, ses damasquineries, ses machins, ses tableaux hindous, ses huiles parfumées, ses pétaux de rose qui jonchent, ses peaux de panthères noires, ses bouddhas boudeurs, ses bronzes bronzés, ses incrustations de chtroupf, ses clapuzingues, ses bodygraphs géants, ses inhalateurs à acétylène, ses couillardeurs mort-nés, ses défenses d’alphabet morse, ses clous de girofle à tête de nœud, ses brocards de daim, ses zarines, ses notaphes, ses pulcres, ses moussons à ressort, ses zamouvretouâ, ses organdis, ses ponts d’Ychéry, ses typaplubocomçà, ses mouilleurs de cultes, ses bouilleurs de culs, ses cuiseurs de cru, ses colonnes astapésûr, ses poils d’oc, ses sulfamidés en pot, ses vases kulère, ses stucs en stock, ses urnes creuses, ses pénis jaïns protubérés, et le reste !

Ah oui que je coure me le décrire. Attendez-moi là ! Je vais vous raconter une histoire pas très drôle pour vous faire prendre patience. Le temps que vous la compreniez et en rigoliez, j’aurais terminé.

C’est l’histoire d’un ver luisant qui descend d’un mégot avec sa braguette en flammes et qui dit :

— Celle-là, vous parlez d’une rapide.

Bon, prenez mon temps, je vais prendre le vôtre.

… courte absence de l’auteur…

Voilà !

Ouf !

Ce que c’est bon de se décrire la salle d’apparat du maharajah Mâbitâhungoû. Un vrai panard ! Je m’en suis servi quatre pleines pages sur grandes feuilles format 21 x 29,5 (c’est le format suisse, j’use que de ça biscotte on change moins souvent le papelard. Le format français c’est 21 x 27, tu perds 4 lignes à la feuille. À la fin de l’année t’as drôlement économisé sur le carbone. Moi, c’est mon bénéfice. Avant je m’en tirais pas. J’sus venu en Helvétie juste pour ça : économiser sur le papier carbone. Ça fait pour mon fromage. Je vis chichement. Je suis un frugal, oui : quatre pleines pages de description, non interlignées, les gars ! Ah, ça soulage, parole ! Cré bon gu ! Une description pareille, tu te sens mieux après. Détendu, reposé, disponible. Je me serais vidé la vessie, je n’aurais pas plus de bien aise… Un bain avec plein de sels moussants ! Le pied, je vous répète. Flac ! Ça te part de Pépinière et ça gicle jusqu’au mur d’en face ! Et tout y est, parole ! Un vrai documentaire ! La statue d’éléphant, grandeur nature, en or massif, sur sa console de marbre. Les fauteuils en argent chromé, incrusté d’émeraudes rouges comme des rubis. L’accumulance de coussins brochés… Tout, quoi ! Et puis, je cause aussi des personnages. Ils sont quatre. Je vais tout de même vous les relater, vu qu’ensuite vous ne comprendriez pas.

Y a deux hommes, deux dames.

À tout seigneur tout honneur, je commence par le maître de maison.

Le maharajah Mâbitâhungoû ne correspond pas du tout à ce qu’on peut attendre d’un pot en tas hindou. C’est un petit jeune homme frêle et poitrinaire d’aspect, avec la peau grise, les joues creuses, le dos voûté, le regard grand comme des soucoupes remplies de café noir et des joues charnues, décolorées, écœurantes. Son visiteur, le Maharajah Tanhnahunecomça, au contraire, est un gros mec, court et dégoulinant de sueur et de pierreries. Sa moustache traverse toute sa face lombaire d’une oreille à l’autre. Ses sourcils également, si bien que ses yeux ressemblent à deux notes de musique entre deux lignes de la portée. Il a tellement de bagues aux mains (une dizaine par doigt environ) qu’il lui est impossible de : manger des écrevisses, bâiller, jouer du piano, faire un toucher rectal, disputer un tournoi de tennis, assurer la circulation au carrefour Richelieu-Drouot, attraper des morpions[20], rouler une cigarette, apprendre le métier de potier non plus que celui de masseur, traverser Central Park à partir de 10 heures du soir, user d’un urinoir, compter des lentilles, pratiquer la boxe, enfiler une bague de plus à l’un de ses doigts, dactylographier, fréquenter le bowling, déguster un artichaut, se shampouiner les tifs, marcher sur les mains, apposer ses empreintes digitales, rédiger sa feuille de déclaration d’impôt, tourner les pages du présent ouvrage. Bref, c’est de l’infirmité scintillante.

La princesse Çavajéjoui, elle aussi (ou elle non plus) ne correspond pas à l’idée qu’un commis charcutier de La Varenne-Saint-Hilaire peut se faire d’une princesse hindoue. Elle est jeune, belle, bien faite, vêtue d’une combinaison de motocycliste en cuir synthétique rehaussé de diamants. Ses longs cheveux noirs sont noués en queue de cheval. Elle fume une Gauloise[21].

Reste la quatrième personne.

Ah, celle-là… Si je m’écoutais, j’irais également élégamment me la décrire en aparté, seulement vous gueuleriez à l’arnaque ! Comme quoi je me complais dans les cachotteries, deviens intimiste, onaniste de style et tout.

Cette quatrième personne, je te vais vous la résumer au moyen d’une métaphore hardie : elle est haute comme trois pommes.

Amusant, non, la comparaison ? Vous imaginez trois pommes l’une sur l’autre ? Trois grosses pommes. Des reinettes du Mans, tiens, par exemple… Enfilées comme des reinettes sur une tige à brochette. Franchement, je suis content d’avoir trouvé ça. Peu banal ! Haute comme trois pommes ! Je vous demande un peu où je vais chercher ces images. Haute comme trois pommes ! Vous devriez vous en servir dans vos compofrancs, les gars. Ça plaira à votre grincheux ! Vous allongera un A ou un B, l’abbé ! Ce que je trouve glandu ce nouveau système d’appréciation, soit dit en passant !… Alphabêta ! Si j’étais encore sous férule, serais voué au pauvre C, mécolle, recta. Y aurait pas à afficher « photo » avant de connaître le grand « c » de la classe. Donc, la dame est haute comme trois belles pommes. Aussi ronde, aussi luisante, aussi dodue. Caste supérieure ! Nourrie surchoix ! Elle a des calories plein sa giberne, son bustier et sa culotte ! Bajoues de luxe ! Barbe frisottée. Un diadème au front, tarabiscoté, scintillant, d’une valeur inestimable. Mieux vaut tiare que jamais ! Une robe tissée de fils d’or. Mais qui la fagote. Elle louche au point qu’on a dû se gourer d’yeux sur sa chaîne de montage. Placer le gauche à droite et lissez-moi-ça ! Bec de lièvre ! Mignon rabbit ! D’ailleurs son nez est toujours en mouvement. Et puis aussi : pas de menton. Sa mâchoire inférieure ressemble à celle des marionnettes de ventriloque. Vous voyez le tableautin, mes chéries ? Banco, j’enchaîne !

On s’avance vers l’honorable société. Pèherlashès s’incline devant le jeune seigneur, la main sur la poitrine, comme vous le voyez faire dans les vieux ringards hollywoodiens qu’on vous refile à la téloche les soirs d’élection. Il dit j’sais pas quoi nous concernant dans je ne sais quelle langue qui ne nous concerne pas.

Le Maharajah Mâbitâhungoû opine (de lama) et nous regarde. Il a je ne sais quoi de romantique, cézigue. Un Werther hindou. Ce qui le particularise, comme on dit dans la publicité automobile, ce sont ses yeux immenses. L’iris semble occuper la totalité du globe oculaire, il est d’un brun très foncé. Mais pourquoi je vous raconte ça, moi ! On n’est pas dans un bouquin cher ! V’là que je vous interprète ce Santantonio comme un concerto à Pleyel !

La Maharajah nous demande, d’une voix doucereuse :

— English ?

— No, French, your Majesty !

Il a un petit mouvement très vif, comme s’il était surpris.

— Vraiment ! dit-il dans un français qu’on peut d’ores et déjà estimer irréprochable (mais faut attendre la suite tout de même avant que d’être sûr).

— Si je comprends bien, Sa Mahrajé spique franchouille parfaitemently ? gazouille Béru.

En toute modestie, je dois dire qu’il monopolise l’attention, Pépère. Son obésité fascine. Une dame qui le bouffe (à sa santé, y en a pour une noce) du regard, c’est la bigleuse-à-bec-de-lièvre-haute-comme-trois-pommes.

Ses yeux ont beau former les faisceaux, on y lit la convoitise la plus vorace.

— J’ai fait mes humanités à Nanterre, répond le Maharajah. Qui êtes-vous et que faites-vous à Khunsanghimpur, messieurs ?

— Tourisme, répond laconiquement le Gros. On nous avait annoncé un hôtel cinq étoiles, mais y a gourance.

— Si bien que seuls, et sans abri, nous avons eu l’audace de venir demander asile en ce merveilleux palais, conclus-je.

— Asile et frichtis, ajoute Bérurier sur l’air des Allobroges.

— C’est une grande joie pour moi que d’accueillir des Français, assure le palaisain.

Nous nous nommons. Il nous serre la main. Présentation des autres personnages, la princesse Çavajéjoui, le Maharajah de Tanhnahunecomça, la mocheté vouée au nanisme.

— Ma sœur, la princesse Vadérhétroçatânas, conclut-il, brièvement.

Cette dernière émet un borborygme inquiétant. Je pige alors que si elle n’est pas à proprement parler « simple » d’esprit, elle n’est en tout cas pas « compliquée » du bulbe.

Elle brandit un index bagué en direction de Béru et crie, comme le firent les voyageurs du train :

— Ganesh ! Ganesh !

Puis, se mettant à genoux, elle touche les pieds du Gravos.

— Laissez donc, chère Maâme, la valetaille s’en chargera, proteste l’Aimable. Ou même moi, j’ai l’habitude en voyage : un petit coup de chiftir avec le couvre-lit ou les rideaux de ma chambre et je leur redonne l’éclat du neuf.

Elle répète, enamourée :

— Ganesh ! Ganesh !

— Ma sœur vous prend pour le dieu Ganesh, dit Mâbitâhungoû.

Et il se met à enguirlander sa frangine dans la langue de leurs ancêtres paternaux, Vadérhétroçatânas fait des signes de protestation, mais se rassied sans pour autant lâcher le Dodu des yeux.

— Madame a le caramel qui coule un brin, n’est-ce pas ? demande Alexandre-Benoît. C’est d’naissance ou si on lui aurait coincé la cervelle dans la portière du carrosse ? Dommage, certes elle a un pot d’échappement à traîne et des lotos pareils à un claclac au repos, mais nez en moins elle reste comestible vu ses rondeurs et sa bouche équipée d’une rampe de lancement. Elle est manda ? Non ? Peut-être même pas déberlinguée si ça se trouve ? La belle affure, quoi ! Veillez à ce qu’un petit arnaqueur lui saute pas à pieds joints dans l’intimité pour son artiche. Vous pensez : un coureur de dot qui se pointe et découvre le palais avec ses indépendances, les estatues, les tableaux de peinture, les tapis Bouchara et toutim, comment il s’affûte la rapière, le bougre, pour donner l’assaut à mamzelle vot’ frelotte. Et c’petit bout de zan, là, malgré tous ses éléphants blancs, il est sans défense ! C’est crédule, ça, mignon ! Te vous enverrait ses cinquante pions à la mère Soleil pour se voir répondre que le Sagittaire lui traverse le Verseau dans son théorème astragal. Lui laissez pas trop d’argent de poche, à cette mignonne, qu’autrement sinon elle se le laisserait goinfrer dans la main.

Le Maharajah paraît s’amuser de la faconde du Gros. Son confrère ès-raja, pour sa part, fait la tête. Je devine qu’on l’importune grandement. S’il était le maître des lieux, lui il nous enverrait chez Chiche ! Par contre, en ce qui concerne la belle princesse motocycliste, elle me témoigne un intérêt au moins égal à celui que la crétine porte au Gros.

Et c’est réciproque, croyez-moi !

Elle ne parle qu’anglais, mais ça me suffit.

J’apprends qu’elle est princesse dans la région. Son palais se trouve à l’autre bout du Bandzob. Elle vit seule et gère ses biens de façon moderne, car elle a fait ses études aux États-Unis d’Amérique. Elle est passionnée de moto et ne se déplace que sur un bolide grondant…

Moto… Bolide… Ma pensée pique sur la France. Je me mets à songer au fils Merdre. Je revois sa Honda convulsée sur le bord de la route menant aux laboratoires familiaux. Tiens, voilà le premier point commun entre l’affaire de Paris et l’affaire de l’Inde. Mais s’agit-il d’un point commun ? On cause… L’atmosphère tourne aimable. Béru fait marrer le gars Mâbitâhungoû en baratinant son petit monstre de frangine. Une forte collation nous est servie. Pas idiote : caviar, dinde au chutney, apple pie, le tout arrosé d’un délicat champagne.

Sa Majesté Béru le gloutonne que c’en est un plaisir.

— J’vois pas ce qu’on nous casse les claouis avec la misère des petits Hindous, dit-il, la bouche pleine. L’essostandard de vie s’améliore dans le patelin, quoi, merde ! On est bien obligé de constater.

Il en reprend !


Bougez pas, je cherche un superlatif judicieux pour qualifier nos chambres.

Dantesque ?

Trop banal. Ça devient coton de renchérir, de nos jours où on trouve un cassoulet toulousain « fabuleux », une robe « divine », une cravate « démente », un meuble « mourant », un blablateur quelconque « inouï », un vin « pas croyable », le dargeot d’une fille « à-se-tap », une soirée « monstre » et un parapluie de dame « délirant ».

Alors, bon, nos chambres ? Quoi ? Sublimes ? Faramineuses ? Présidentielles ? Ésotériques ? Cosmiques ? Impensables ? Impériales ? Babyloniennes ? Foutrales ? Étourdissantes ? Bandantes ? Que puis-je vous dénicher encore ? Tout cela me paraît bien faiblard…

Disons bonnement qu’elles sont très grandes et très luxueuses. J’espère que vous comprendrez tout de même.

Par curiosité, j’arpente la mienne dans les deux sens (largeur-longueur, hauteur je peux pas, ayant oublié mes godasses à ventouses à la maison).

Je compte trente pas pour la longueur et vingt pour la largeur. Mes enjambées mesurant très exactement 1 mètre, cela nous donne, en francs nouveaux, 600 mètres carrés. Pour une chambre à coucher de célibataire, c’est pas vilain, reconnaissez ?

Le lit bas est en rapport. Pour changer les draps, faut de la main-d’œuvre qualifiée : des employés de cirque, ceux qui dressent et démontent le chapiteau.

Mords ta figue, pardon : mort de fatigue (vous voyez et je ne mens pas), je me déharde en un tournemain et me jette dans mon royal plumard comme dans une piscine d’eau tiède.

Je m’endors avant d’avoir touché le matelas.

Pas pour longtemps, mes bougres !

Pas pour longtemps !

PATRIE CH QUATRE

À peine viens-je de sombrer dans les limbes du sommeil, comme on dit dans les beaux livres très chers et qui se vendent mal, que ma porte s’ouvre.

La vasteté de la chambre forme caisse de résonance et le plus léger heurt prend illico des proportions démesurées.

Nonobstant mon épuisement, mon être demeure réduit aux aguets, cela vous le doutez bien. Toujours sur le qui-vive, San-A., lorsqu’il est en enquête.

D’autant que je m’en méfie de Khunsanghimpur. J’ignore ce qui s’y mijote et je m’y sens aussi à l’aise que ce type qui prétendait traverser un étang à gué en marchant sur des feuilles de nénuphars.

Donc, une longue vibration me tire du bienfaisant engourdissement que parlait Paul Romains à la page 43, deuxième alinéa, de son soixante-huitième ouvrage sur « Les hommes de bonnes violentées ».

Illico, pour ne pas dire dare-dare, me v’là sur mon océan (ce lit est tellement large).

— Qu’est-ce que c’est ? demandé-je en anglais et à voix basse, ce qui n’est pas incompatible, l’anglais pouvant se chuchoter, contrairement à l’allemand qui, lui, mobilise les décibels.

— Chut ! m’intime une voix dans une langue facultative.

À l’obscure clarté qui tombe des étoiles, que causait le bon Cid de Normandie (çui dont le saint nœud qui joindra don Rodrigue à Chimène) je distingue une forme massive qui me déambule contre.

Elle approche. Je bats mon briquet. Sa flamme incertaine me permet de reconnaître la tête de veau sous sa divine aigrette[22] du Maharajah rageur Tanhnahunecomça.

« Allons, bon, me dis-je, je parie que cette grosse gonfle est de la jaquette fendue et qu’elle vient me faire des proposes nocturnes. »

Rien de plus tartant.

Primo on te prend pour une jeune fille, et c’est humiliant.

Deuxio t’es obligé de te comporter en femme à barbe, et c’est déplaisant.

Note qu’il te reste la faculté d’accepter, auquel cas ensuite tu n’as plus celle de t’asseoir. D’un sens comme de l’autre, t’es tracasse, quoi !

— Vous permettez ? murmure Tanhnahunecomça en s’asseyant sur le bord de mon plumezingue.

Je note qu’il se tient à ma gauche, ce qui va me permettre de lui placer ma droite très zézément.

— De quoi s’agit-il ? demandé-je d’un ton plus fermé qu’un porte-monnaie écossais.

L’Hindou se tend.

Il a un silence. Ma dextre se met déjà en boule. Je fais le poing fixe, les gars. Demain, lorsque les larbins passeront l’aspirateur, ça fera clinc clinc clinc dans le tuyau, et ce seront les molaires à Tanhnahunecomça qui produiront ce bruit.

— Je sais qui vous êtes, murmure enfin le Maharajah.

Boum !

Inattendu, s’pas ?

Mais je ne suis pas un pot cassé, moi : je ne perds pas contenance.

— Je ne comprends pas ce que Votre Majesté entend par là ? du tac-au-taqué-je.

— J’entends que je n’ignore pas ce que vous êtes venus faire à Khunsanghimpur, monsieur, votre ami et vous. Du tourisme, ici ? Dans la vallée de la faim ? Laissez-moi hausser les épaules.

— Haussez, Majesté, haussez ! Mais, de grâce, expliquez-vous, car vos paroles sont pour moi autant de mystères.

Belle envolée, hein ? J’eusse fait un parfait homme de cour.

— Vous êtes venu vendre un certain produit à une certaine secte, déclare calmement le Maharajah.

Sa voix est acide, tranchante.

— Une secte d’intouchables de la pire espèce, reprend-il, qui a dû piller les trésors artistiques de notre pays pour pouvoir vous payer ! Mais vous ne traiterez pas avec ces parias !

C’est glacial comme un coup de sabre sur la coloquinte. J’en ai froid dans le dos.

— Moi, je suis acheteur, monsieur ! Dites-le à votre compagnon. Je préfère discuter avec vous car vous semblez plus intelligent que lui !

— Merci, seulement je continue de ne pas comprendre !

Il me saisit le bras. J’avais tort de le penser pédoque. Une poigne de bronze, il a, le Maharajah. Ma circulation est stoppée comme un accroc à votre costume des dimanches.

— Finissons-en, ces protestations ne sont pas de mise. Jouons cartes sur table, monsieur. Je veux, vous m’entendez bien : JE VEUX ce produit. Ma fortune est infinie. Je le paierai le prix que vous voudrez. Bien plus cher que ce que vous en proposaient ces chiens d’intouchables.

— Mais…

— Dites une somme !

— Mais…

— N’importe laquelle ! J’achète ! J’achète !

— Bon Dieu, Majesté, expliquez-moi au moins ce qu’est ce produit !

Il me lâche.

— Ainsi vous refusez ?

— Sur les mânes de mes aïeux, théâtré-je, je ne sais rien du produit dont vous parlez !

Il se lève. Mon briquet étant éteint depuis longtemps, je ne puis voir son expression, mais je la devine au son de sa voix. Croyez-moi, un corbeau en claquerait des dents, et un renard de Lübeck du bec !

— Vous avez tort, monsieur ! Il n’est pas bon de s’opposer à ma volonté lorsqu’on se trouve au cœur du Bandzob ! Réfléchissez à ma proposition. Parlez-en à votre ami. Et donnez-moi demain votre réponse définitive.

Là-dessus, le Maharajah Tanhnahunecomça exit.


J’ai beau avoir très beaucoup sommeil, me faut un certain bout de moment pour me rendormir.

Cette affaire du produit fantôme commence à me cavaler sur la prostate.

Et sérieusement.

C’est bien la caquerie en tube, non ! Je suis le seul à ignorer ce dont il s’agit, comme n’importe quel cocu de parmi vous !

Hivy Danhladesh savait.

Le gros Tanhnahunecomça sait !

Mais le gars San-A., lui, il inscrit pomme-vapeur et nibe d’oseille à son menu !

Je décide que demain il fera jour, et je me rendors.

Pas pour longtemps, mes bougresses.

Pas pour longtemps !


Un nouveau bruit, presque pareil au premier. La porte ouverte et refermée !

Un glissement, léger…

Décidément, cette chambre est plus fréquentée que la salle des pas perdus de Saint-Laguche.

Réveillé, je cramponne une nouvelle fois mon Cartier. La répétition engendre l’habitude. Bientôt, au rythme de ces visites, je vais ressembler à la statue de la Liberté !

Cette fois, il s’agit d’une dame.

La princesse motocycliste.

Elle a troqué sa combinaison d’amazone de la vitesse contre une espèce de chemise de nuit vaporeuse.

Qui la nimbe !

Je voudrais avoir à ma disposition un projecteur de D.C.A. afin de la mieux admirer. Je rapproche mon briquet de sa plaisante personne.

— Vous allez mettre le feu à mes voiles, objecte-t-elle doucement.

Est-elle venue me proposer une transaction, elle aussi ?

— Vous ne m’en voulez pas de vous importuner en pleine nuit ?

— M’importuner, belle princesse, alors que je crois faire le plus fabuleux des rêves ! me récrié-je comme dans un ouvrage de Mme Camille Marbo. Pardonnez-moi de ne pas me lever pour vous accueillir, mais j’ai l’habitude de coucher nu !

— Comme je vous comprends ! soupire la princesse Çavajéjoui en ôtant sa chemise de nuit.

Je commence à comprendre que l’affaire qu’elle a à me proposer n’a rien de commercial.

Banco : je suis prêt à traiter !


Faut que je vous fasse un n’aveu : c’est ma première princesse.

Je me suis déjà étalonné des duchesses, des comtesses, une marquise, quelques baronnes entre deux portes, mais une véritable princesse, jamais.

Parole d’homme, ça me fait un certain petit quéque chose malgré mon tempérament foncièrement démocratique.

Aussi je décide d’être à la hauteur.

Çavajéjoui a beau pratiquer le dur sport qu’est la motocyclette, elle n’en est pas moins princesse hindoue, aussi ressens-je quelque inquiétude sur l’art de lui donner son taf de reluisance. En amour, y a des cloisonnements. Tu calces pas une soubrette de la même façon qu’une dame patronnesse, ni une religieuse comme la femme du notaire. C’est le sens de ces nuances qui fait qu’un julot bien braquemardé et pas feignasse au sommier peut se prévaloir d’un diplôme de Casanova-tous-terrains.

Tu trouves de bons calceurs, en France, certes, mais dont les prouesses se cantonnent à la bouillave hexagonale. Le tendeur d’exportation est plutôt rare. Un gus moyen, quand il torchonne en des lits étrangers, il reste folklorique. C’est du produit made in France, au même titre que le Saint-Emilion ou le nougat de Montélimar. Un trousseur français, de classe internationale, faut le trouver. Le mâle de chez nous, il est à marottes, comprenez-vous ? Il a ses petites combines, ses trucs, pis : ses habitudes !

Ce qui lui manque, en fait, comme à tant d’hommes, c’est l’envergure ! Car, parlons net : l’acte n’est qu’un épisode de l’acte. Le gars valable au coït est, neuf fois et demie sur dix, lavedoche infâme dans les pré et les postfaces. Pressé de commencer et de finir. Puis, d’en finir ! Terrible ! La dadame déteste. C’t’un casse-ambiance, ce guignol-là. Un saboteur d’extase. Il « désorganise ». Tandis que le calceur de first classe, lui, se consacre aux préambules avec autant de feu qu’au décisif. Il fignole ses conclusions, ses attendus. N’en finit pas de finir. N’oubliez pas que les grands cavaleurs, une fois la chevauchée terminée, bouchonnent leur bourrin. Le bichonnent d’une poignée de paille. C’est cela qui manque à l’infinité des mâles : la poignée de paille terminale. Eux, pourceaux atroces, remballent Coquette, allument une cigarette, regardent l’heure et s’inventent un rendez-vous express. Imaginez un violonard virtuose qui toucherait la corde qu’il vient de caresser pour en stopper net les vibrations ! Impensable, hein ? Ben, le Nénesse, voilà sa méthode. Il fait « Cliiiing, beug », au lieu de faire « Cliiiiin iiiin nnnnn ggggggg » avec ce délicat instrument qu’est la femme[23].

Cette tartine pour vous donner la mesure de ma volonté d’être à l’hauteur.

« Te presse pas, Tonio, m’exhorté-je. Du calme, de la maîtrise. Respire lentement. T’emballe pas du pulsatif. Fais comme si tu lisais le Monde. B… à tête reposée, Mec. Commence piano… Tiens, pratique-lui le taille-crayon Gibbs, comme mise en train. Elle est sûrement réactive des loloches, mam’selle la princesse. Effectivement, elle apprécie. Ça lui ronronne dans tout le bustier. Je la ponctue de l’acupuncteur farouche. Je lui siffle une touche sud avec deux doigts. L’ultra-son malgache, ça s’appelle dans la Rousse médicale. Ensuite je lui fais la patte de homard agressive : le pouce dans la chapelle ardente, le médius dans la crypte et tu fais la pince à billet de Rothschild (un descriptif avec planches en couleur est sous-presse, retenez-le d’ors et d’orgeat chez votre pharmacien inhabituel). Pour continuer les festivités : la tondeuse à gazon, mes fils. Ces Hindoues, c’est duveteux pire que les autres brunettes du globe. Alors là, une vraie apothéose sensorielle pour miss Princesse. Elle a tout le derme en fête, cette beauté ! Même quand elle chevauche sa péteuse, elle éprouve rien de comparable. Aussi est-ce à une souris pantelante que j’interprète « À toi, Jumbo ! ou les tromperies d’un éléphant rose » ! Heureusement que je l’ai préliminée car elle n’est pas d’un naturel spontanément accueillant, en ce qui con cerne. Me fait penser à un bouquin d’André Gide. La satisfaction de votre serviteur n’en néné que plus intense.

Je libine pas trop, au moins, non ? Faudra que, pour une fois, je relise mes épreuves (c’en est toujours une rude pour moi). Je veux bien cerner la vérité au plus près, mais surtout pas dépasser la dose prescrite. Tout ça, à cause de mon éditeur, vous le savez. Ça ne tiendrait qu’à moi, j’irais à fond dans le descriptif. Je porterais le lecteur au rouge, au violacé. On livrerait mes polars avec une serpillière en prime. Enfin quoi, c’est ainsi, résignons-nous. L’homme, dès le berceau, est happé par le système des brimades. Il va de désirs en soumissions, jugulant ses assouvissements. Il s’éduque la convoitise, de manière à faire entrer ses envies dans le cadre des tolérances. Maintenant il est à peu près dressé. La tentation n’est plus qu’une conjoncture.

Bref, je poursuis allègrement la princesse Çavajéjoui de mes assiduités et m’évertue à assurer le prestige de la France. À ce propos, on n’devrait jamais voyager sans avoir un drapeau dans son baise-en-ville.

Voyez les Amerloques, par exemple. L’idée vous serait venue, à vous autres, partant pour la Lune, d’emmener un drapeau alors que la croisière revient à je ne sais combien de centaines de millions le gramme de bagage ? Non, hein ? Ben eux, z’y ont pensé. En ce moment, y a des Martiens ou des Vénutiens qui regardent la bannière étoilée en se grattant le crplstzyth[24] et qui se demandent à quoi que ça sert. Et que voudriez-vous leur répondre ? Eux, ils sont Martiens tout autour de Mars. Ils pourraient pas comprendre. Même, ayant compris, ils ne voudraient pas croire à l’esclavage de la connerie terrestre. C’est coton de faire admettre aux autres que les locataires de la planète Terre ne sont pas Terriens, mais Américains, Chinois, Ivoiriens, Hollandais et conconsort ! Vous savez que j’en frissonne d’y songer ! Que ça me fait préalablement tarter la perspective d’être enterré un jour ! Mon ultime soupir poussé, je voudrais qu’ils me filent dans une capsule Apollo 1000 ou Apolochon et me tirent dans le cosmos. Que j’aille valdinguer dans l’infini pour l’éternité (ensuite on aura toujours le temps de voir). Cette délivrance, madoué ! Au revoir et merci ! Bonsoir, m’sieurs dames, amusez-vous bien !


— Je m’en doutais, soupire la jeune princesse quand, enfin, elle a la possibilité d’articuler.

— De quoi vous doutiez-vous, Majesté ?

— Je savais que ça serait aussi merveilleux. J’ai lu cela dans vos yeux.

— Votre Majesté me comble.

— Non, je vous rends l’hommage qui vous est dû. Et puis ne me dites pas Majesté, je vous prie… À Washington les copines m’appelaient Çava.

— Ça va, Çava, et ça va ça vient ! plaisanté-je en lui refilant un petit rabe de tendresse que j’avais oublié dans le tiroir de ma commode (celle sur laquelle je célèbre son culte).

— Je ne pouvais pas dormir, murmure-t-elle en matière d’excuse.

— Je serais très honoré si vous le pouviez à présent.

— J’ai failli venir plus tôt…

— Il fallait.

— J’ai vu entrer Tanhnahunecomça dans votre chambre.

— C’est vrai, le Maharajah a bien voulu m’honorer de sa visite.

— Que voulait-il ?

— À vrai dire je l’ignore. Je crois qu’il se méprend sur notre compte. Il pense que nous sommes venus à Khunsanghimpur pour traiter je ne sais quelle affaire avec une secte d’intouchables.

— Et ce n’est pas le cas ?

Un pincement au guignol ! Je remets mes illuses dans le havresac de mon slip. Croyez-moi ou allez croire votre député, mais cette coquine n’est pas seulement venue ici for the rada. Son intention est de me faire parler. De me réduire à merci, peut-être ?

Je me rends compte d’un truc important, c’est qu’en radinant au palais, nous sommes venus nous jeter dans la gueule des loups. Il y avait réunion au sommet des princes du Bandzob, les petits ! Certifié ! Et je suis prêt à vous parier un clystère d’occasion contre un clitoris neuf que la venue du pseudo Monbraque dans la région est l’objet de cette réunion.

Et puis je vais vous bonnir encore quelque chose, pendant que jiu-jitsu. Mon lutin privatif m’assure que ce sont eux qui ont chargé les tueurs du train de carboniser Monbraque et le père Danhladesh. Mais qu’a-t-il donc à vendre, ce Monbraque, qui mette une partie de l’Inde en transes ? Hein ? Le produit ! Le produit ! Ils n’ont que ce mot-là aux lèvres…


— Bien sûr que non, ma Çava, réponds-je (à retardement). Le Maharajah Tanhnahunecomça me propose une fortune insondable contre un produit dont j’ignore tout. Peu banal, non ? Vous savez, vous, de quelle denrée il est question ?

— Sûrement pas. Tanhnahunecomça est un gros porc qui ne me tient pas au courant de ses affaires, heureusement.

Petite menteuse, songé-je.

Elle se retire dans ses appartements sans insister.

L’ai-je convaincue ?

Nous verrons.

J’exhale un gros, un grand, un immense soupir. Cette fois j’ai absolument besoin de roupiller. La séance à laquelle je viens de participer n’a pas colmaté mes brèches, vous vous en doutez ? Pour la troisième fois, je me rendors.

Pas pour longtemps, mes bougres.

— Pas pour longtemps !


Me fait songer — sais-je trop pourquoi ? — à ces boîtes de nuit avec spectacle où, en écoutant égosiller une pimbêche sans passé ni avenir, tu manges un avocat blet, une côte de bœuf plus raide que celle de Dourdan et une omelette norvégienne où la Norvège a fondu, le tout arrosé de champagne aussi tiède qu’inconnu au bataillon des grandes marques.

Comme le troisième visiteur tient un flambeau à cinq branches, il a la vitrine bellement illuminée. Je vous préviens immédiatement qu’il s’agit d’Alexandre-Benoît Bérurier.

Dans un appareil très extrêmement sommaire, puisqu’aussi bien il se compose d’une simple veste de pyjama, beaucoup trop étroite pour la carrure du Gravos, compte tenu de ses suppléments de graisse caoutchouteux (si solidement arrimés qu’il n’a pas pu s’en dépêtrer).

Malgré son chandelier, le Mastar accomplit une trajectoire incertaine qui l’amène à renverser plusieurs tables nanties de Tanagras. Fracas… Je vous le dis : un mauvais numéro de loufoquerie pour cabaret en déficit.

Il louvoie jusqu’à ma couche surmenée, s’arrête à mon pied de lit comme devant un catafalque, se penche un peu, lâche un pet aux échos vigoureux et demande :

— Tu roupilles, Mec ?

— Qui donc le pourrait, hormis un sourd classé monument historique, avec la bacchanale que tu interprètes !

Ma protestation ne le rebuffe pas. Il change son flambeau de paluche, manière de se libérer la dextre, et se met à se gratter les miches à grandes onglées fourrageuses.

— M’en arrive une, dit-il. M’en arrive une…

Là-dessus, il trouve une rime fort riche à son incongruité précédente.

— Moi aussi, m’en est arrivée une, mais elle est repartie ! murmuré-je.

Comme la plupart des gens, il est trop soucieux de ses proches aventures pour s’occuper de celles des autres.

— Figure-toi que je dormais comme la Loire, la Saône-et-Loire, l’Eure-et-Loir, la Haute-Loire, le Loir-et-Cher, l’Indre-et-Loire, le Maine-et-Loire, la Loire-Atlantique et le Loiret quand j’ai z’eu une visite noctambule, imagine. Et je te donne en mille morceaux qui c’était ?

— Le Maharajah Tanhnahunecomça, chantonné-je, sûr de mon effet. Ce vilain suiffeux est venu te proposer une fortune en échange du fameux produit que Monbraque devait livrer à Danhladesh.

Ses loupiotes fumeuses tremblent dans sa grosse plantipoigne.

— Caisse sec sept histoires ? sourcille mon cher et éminent druide, l’homme qui cueille le cervelas truffé avec une faucille d’or et un escabeau.

La curiosité me point.

— Et quoi, m’écrié-je, ce ne serait pas cela ta visite ?

— Conne hennie, répond ce bon à grammairien (désireux d’employer la forme atone de non « que nenni » en situation). Tu te fourres le doigt dans le z’œil, mon zami. C’est l’aut’ maharajah qui s’est pointé. Et si tu devines les raisons de sa visite, je t’échange un château aux Baléares contre un deux pièces place Balard.

— Il voulait le produit, revienjamémoutonné-je.

Bérurier pose son chandelier sur le tapis, éteint l’une des bougies d’un nouveau vent plus mistralien que les précédents, et grogne :

— Tu me les tartines à la margarine avec ton produit. Y s’fout bien de ça. Mâbitâhungoû ! Il est devenu me demander…

Son rire explose. Vaste, monastique…

— Il est venu me demander… hi hi hi…

Il s’étouffe. Crache. Vente !

— ……, fais-je.

— Devine ! s’étouffe Bérurier, qui ne veut pas que je languauchate trop vite.

— Parle, sphinx, je suis trop las pour assurer une nouvelle dépense d’énergie.

— Il est venu me demander ma main, lâche Bibendum, en même temps qu’une autre salve d’enthousiasme.

— Il est pédoque ?

— J’sais pas. Mais il ne la veut pas pour lui. C’est pour sa frangine, la petite moustachue. Elle a le coup de buis pour moi. Une secousse vertigineuse, Mec. La grande locomotion, quoi ! Brèfle, elle me veut. Assure que j’sus le fils du dieu Babar…

— Ganesh ?

— Oui. Un fakir y aurait prédictionné jadis qu’elle épouserait un messager de cette Ganache en question, qu’elle le reconnaîtrait à son bon point et au fait qu’île sage irait d’un étranger qui n’serait pas d’ici. Conclusion : bibi is the bioutifoule ténébreux espéré, elle en démord pas. Donc, la noce en quatrième vitesse, tout comme si Mam’zelle serait en cloque de dix mois et demi.

— Tu ne lui as pas objecté que tu étais marié ?

— Nature-liche, mais il m’a rétroqué que ça n’avait aucune importance, vu qu’ici, seules les épousailles induses sont valables. De ce fait j’ai dit banco.

Un temps que mon effarement met à profit pour s’échapper de moi en onomatopées agonisantes.

Et le Terrific d’ajouter :

— On se marie demain !

— Hein ?

— Matin !

— Mais t’es dingue à outrance, déplafonné entièrement. T’as la cervelle à ciel ouvert ! Tu patines du bulbe, Gros ! Tes cellules ressemblent à du tapioca bouilli. Tu…

Il me cligne de l’œil.

— Je vois pas pourquoi j’aurais pas une p’tite femme de dépannage pour mes séjours en Inde, mon pote ! Une espèce de résidence secondaire dans le matrimonial, quoi ! Où qu’est le tort à quiconque, là-dedans ? D’autant que je serais prince par alliance. Consort peut-être sans doute, façon Philippe Dédain-Bourre, mais même si je dois marcher en arrière avec les paluches dans le dos, reconnais que c’est pas dégueulasse. Des beaux-frères Maharajah, qu’ont des palais de marbre rose, t’en trouves pas tous les matins en éclusant ton premier calva-dégustation au tabac du coin ! Tu voudrais que je ratasse ça ? Ah, évidemment, c’eût porté un préjudiciable à ma Berthe, j’eusse eu été obligé de divorcer dans le pré à l’able, m’eusse falloir la mettre au courant, parole d’homme, ce n’aurait pas été question de la chose. Mais là, hein ? Là… Comment tu voudras qu’elle suce ? On n’est pas encore abonné à Inde-Soir, chez nous. Et c’est pas chez son dentiste qu’elle risque de dégauchir Bombay-Match ou le Courrier du Bandzob ! Je joue sur le velours. Et puis soye dit entre toi et nous, y a un autre rase-pet du problème dont je ne voudrais pas qu’il t’échappasse…

— Qui est ?

— La dot !

— Pardon ?

— Mâbitâhungoû m’a narré et nomenclaté les biens de ma future. Escuse du peu : un palais de campagne, un coffre plein de diams que le plus mignard est aussi copieux que ma burne droite (la conséquence du lot). Plus une douzaine d’éléphants en si parfait état qu’une demi-douzaine est seulement pas finie de roder, tellement ils ont peu servi. Selon mon beauf, t’as rien à y faire dessus avant une cinquantaine d’années ! T’imagines, le gars Alexandroche-Bénuche en baldaquin dans la forêt, pendant ses vacances, à tirer sa flemme dans de la soie pendant qu’un petit bougre drive le Jumbo grand sport ? Oh, dis, espère… À côté de cette bande de moudus qui bêchent au volant de leurs chiottes dans la tohu-bohu des dimanches soirs ! Le prince Béru, lui, y circule en éléphant surchoix, à injection directe, tu mates le tableau, Mec ? Et les ragoûtes, au palais de chez mézigue ! Avec ma gentille moustachue dont je lui aurai appris à mijoter l’andouillette au vin blanc ! Écoute bien ce que je te vas annoncer, San-A. : la vie est courte et faut en tirer une quinte d’essence chaque fois que l’occase se présente. Alors la clause est tant tendue : demain, y a noce au village. Et, surtout pas d’inquiétude : le jeune époux fera honneur à ses devoirs de vacances. Elle est p’t’être pas sublime, la môme Vadé, mais je lui en donnerai pour son coup de foudre.

Là-dessus, il se retire dans ses appartements !

Avec une dignité déjà princière !

PHARE TIC CINQ

Je me suis examiné dans une glace afin de me renseigner : pas jojo, le gars, ce matin. J’ai tellement de valoches sous les yeux, du fait de cette nuit singulière, que ma bouille ressemble à la vitrine d’Innovation.

Une certaine mélancolie organique me désabuse jusqu’aux moelles les plus épinières.

Je passe d’un pas caoutchouteux dans l’appartement du Gros : il est vide.

L’annonce de son bigamage me revient alors en mémoire. Canular hindou ? Ruse de gens qui, plus que du bien, nous veulent une fumelardise de produit dont j’aimerais bien connaître le nom ? Ou, tout bonnement, caprice d’un des derniers potentats de la planète ? Mystère (dirait M. Dassault).

Un certain brouhaha emplit le palais.

Joyeux.

Mon oreille aussi avertie que le type qu’en vaut deux me révèle qu’il y a de la liesse dans l’air.

Je m’approche d’une fenêtre donnant sur la cour du palais, et j’y découvre un spectacle d’un folklore sûr joint à une extrême rareté. Une nuée de serviteurs, imaginez-le-vous, sont en train de « préparer » six beaux éléphants adultes. Les plus gros qu’il m’ait été prêté de voir jusqu’à tout de suite.

Ces bébêtes, madoué ! Des monstres ! Descendants directs des bons vieux mammouths de nos anciennes campagnes ! On leur peint des arabesques sur le derme (et même sur le pachyderme). On les affuble de tentures en soie pur cocon. Leur arrime des palanquins d’argent sur le dos. Leur attache des grelots aux panards. Un pataucure chinois leur fait les ongles (il parle l’ongulé couramment), tandis qu’un laid-triste lettriste écrit en caractères d’imprimerie sur chaque patte des animaux (lesquelles pattes ont des dimensions de colonne Morris) : Défense d’afficher, emplacement réservé.

« Seigneur ! me dis-je, toute modestie mise à part, cette histoire de mariage est donc vraie ! »

Et de me précipiter dans les salons.

La belle Çavajéjoui est là, en compagnie de ses amis maharajah. Tous trois portent des tenues de rêve (voir descriptif sur le catalogue de la Redoute). Leurs robes et pyjamas sont tuniques au monde. La belle princesse me brandit une expression enamourée qui me courjute le kangourou, mais j’efforce de réagir : les plus belles lèvres cachent des dents !

Elle s’approche en trémoussant du valseur.

— Vous connaissez la nouvelle ? me demande-t-elle.

— Si c’est au mariage de mon ami que vous faites allusion, il m’a prévenu, en effet. À propos, où est-il ?

— On l’habille, répond Mâbitâhungoû.

— Bigre, souris-je, les choses ne traînent pas, chez vous, mon seigneur !

— La vie est brève, rétorque l’aimable jeune homme en tripotant son collier d’ambre, et ma sœur est pressée. La virginité, chez une femme, atteint à un certain moment un point critique. M. Monbraque a joué le rôle d’un détonateur. Elle est folle de lui.

— Vous n’ignorez pas qu’il doit rentrer en France où ses activités l’appellent ?

— M. Monbraque est libre, répond le maharajah[25].

Pourquoi crois-je percevoir de l’ironie dans sa voix ?

Parce qu’il en a un plein bidon, vous croyez ? Possible.

Mon intérêt se porte alors sur le gros Tanhnahunecomça qui ne cesse de me fixer comme Pygmalion devait fixer Galatée (à l’époque où elle était statue, parce que, faites confiance, à partir du moment où elle s’est animée, il a dû vite en avoir classe !).

Il s’arrange pour m’aborder à son tour.

— Alors, me demande-t-il : « on » a réfléchi ?

— À perte de vue, Majesté.

— Conclusion ?

— Il n’y a pas de conclusion puisque j’ignore la solution de votre problème, à mon vif regret d’ailleurs.

Son regard flamboie.

— Puis-je vous suggérer que vous avez tort ? Votre tranquillité risque d’en pâtir.

Alors là, il finit par me laminer les roustons, le gros sac à suif.

— J’aime tout mieux que la tranquillité, riposté-je.

Son sourire ferait dégobiller un crocodile.

Tout est un bien grand mot, malgré sa brièveté, finit par m’assurer le sinistre personnage. Si nous étions à Hunhanfânh, la capitale de ma principauté, nos pourparlers iraient bon train.

Dois-je conclure de sa menace que mon hôte, le Maharajah Mâbitâhungoû, est étranger aux manœuvres de son collègue ?

Le topo est le suivant, mes fieux. Quatre monarques hindous sont réunis au palais de Khunsanghimpur : deux princesses et deux maharajahs.

L’un des souverains (le prince dont la ville est Hunhanfânh) me réclame le produit de feu Monbraque en assortissant sa requête de menaces non voilées. La princesse Çavajéjoui (également non voilée) me vampe. L’autre, épouse Bérurier. Et le quatrième, le maître du Palais, joue les Ponce-Pilote en ayant l’air de se ficher de tout. Vous trouvez ce mic-mac viable, vous ?

Eh ben not me, mes loutes.

Non, mais… Où ça va, ça ?

Hein ? Où ça va ?


Vous apercevriez Béru, fût-ce à travers un trou de serrure, les bras vous en bançonneraient, le souffle vous en couperet, le tube machin vous en obstruerait et tout à lavement.

Le Gros, dans sa redingote mauve brodée d’argent, avec son voile d’or noué à la ceinture, son pyjama de soie blanche, très bouffant du haut et très serré du bas, avec son turban surmonté d’une aigrette en poilduc de vierge mort-née… Le Gros, avec son sabre enrichi de pierreries à la ceinture, avec son décuple rang de perles autour du cou, avec ses babouches aux pointes relevées (une fois n’est pas cothurne), le Gros paraît surgir d’une ancienne production de la Paramount.

Il est éclaboussant. Triomphant. Sûr de soi.

Beau, peut-être ! Anachronique aussi, je pense. Rare, en tout cas !

Il se cambre dans l’ouverture de la porte, une main à la hanche (très Louis XV), une autre à sa braguette (très Napoléon). Il a une jambe en avant (façon mannequin) et, de ce simple fait, une autre en arrière…

— Gode morninge, mes princes et chers amis, lâche-t-il, dans les tons flûtés, comment est-ce vous trouvez l’heureux fiancé ? C’est du Jules ou pas ?

Il me cligne tout spécialement de l’œil.

— Hé, dis, Gars, m’interpelle le futur beau-frère du Maharajah de Mâbitâhungoû (c’est vrai : j’oublie toujours la particule) j’en sais une qu’aurait une drôle de sacrée commotion si elle me verrait, non ?

— Certes, admets-je. Les épouses sont toujours quelque peu surprises d’apprendre que leur conjoint s’est remarié sans avoir pris la peine de divorcer. Toutes ont un petit côté conformiste assez déroutant.

Mais ce sarcasme ne ternit pas le rayonnement du vertigineux fiancé.

— Vouèle, vouèle, dit-il. Ma future est parée pour la fiesta ?

— Venez ! ordonne Mâbitâhungoû.

On le suit…


Je ne vous décris pas les méandres du palais, ce serait tirer à la ligne.

Donc, pas mon genre.

Toujours est-il qu’après avoir méandré dans cette féerie, nous parvenons dans les appartements de la princesse Vadérhétroçatânas (que vous voudrez bien me permettre d’appeler tout simplement Vadé, à l’instar de Béru, ce diminutif étant d’un maniement plus aisé, merci). Elle est parée pour ses noces, la chérie. Robe brodée d’or et de gemmes, voile de même métal. Un énorme rubis étincelle à son nez, lui composant, nonobstant la qualité de ses reflets, un pif de clown.

De ravissantes demoiselles d’honneur lui peignent les mains et l’oignent d’huiles parfumées. Ces opérations alarment quelque peu le fiancé.

— Mande pardon, demande-t-il à son presque beau-frère. Ça consiste en quoi, ce bigntz ?

— La coutume veut qu’on teigne les mains de la future épouse avec des couleurs indélébiles.

Le Mastar bandonéone du frontal :

— Ça déteint pas, au moins ? J’ai guère envie de me repointer à Pantruche avec un scoubidou chamoiré comme un sucre d’orge.

— Rassurez-vous, le séchage est instantané.

— Bravo ! Et ce machin qu’on la barbouille ?

— Une huile purificatrice.

Nouveau sursaut de mon pote.

— Hé, pas de blague, vot’ frangine risque pas de me poivrer, j’espère ? Vous comprenez, le chiendent que c’est lorsque vous ramenez un petit bouquet garni à la baraque ? C’est propageur, ces machins-là. Au bout de quéque temps tout le quartier l’a chopé et te montre du doigt.

— C’est un symbole, répond patiemment Mâbitâhungoû.

— Re-bravo ! exclame le Rassuré. Je voudrais encore une p’tite mise au point en ce dont y concerne le caillou qu’elle porte au blair. Ça l’ennuiera pas de se le foutre ailleurs pendant que j’irai au rapport matrimonial ? C’est le genre de gadget qui te fait déjanter en plein virage lorsque tu frénétises.

Ayant obtenu tous les apaisements souhaités, nous partons pour le temple.

Dans la cour, on a dressé une échelle contre l’éléphant de Bérurier. Ce dernier est invité à prendre place dans le palanquin. La fragilité des échelons l’inquiète.

— Tout compte fait, ronchonne mon camarade, c’est plus facile de monter dans une voiture de sport. Pourquoi vous z’auriez pas un escalier roulant ? Vous mordez comme c’est pratique, avec mon sabre, mes tartines recourbées et ma brioche ? Et puis me refiler un éléphant pareil ! Dites, c’est un Boinge 747, votre bestiau ! Il est à impériale ! On pourrait pas y aller en jeep à la mairie ? Et la carlinge, elle est arrimée solide, mouais ? Que si jamais une sangle pète, je m’emplâtre comme si je tomberais d’une télécabine, merde ! Sans compter que je voudrais pas écoper de sa papatte sur mon cor au pied, au minou. Et le cornard ? Où qu’il est le cornard-conducteur ? J’aime pas grimper en chignole quand le moteur est embrayé ! J’ai pas le permis poids lourd, moi !

Suant, rouscaillant, ahanant (et vanné), A-B finit par s’installer dans le satin rutilant de la nacelle. Un boy armé d’un « chavar » (ou éventail de plumes) se met à lui chasser les mouches, fort nombreuses sous cette latitude. Et, fouette cornac, le cortège dûment constitué s’ébranle.

J’occupe un éléphant à deux places avec la princesse de mes une et mille nuits (j’espère). On sort du palais. Sous le soleil, Khunsanghimpur expose crûment sa misère. Les maisons y sont lamentables, dégradées, dégradantes. Des gens exténués, maigres à hurler, pointus de partout, à tête-en-os, couverts de pustules et de haillons, gisent devant leur porte comme des ordures à ramasser. Les enfants au ventre énorme nous regardent sans nous voir, semble-t-il. Le bide ? Rien de plus révélateur. Seuls les très riches et les très pauvres ont du burlingue ici, c’est dire qu’à peu près tout le monde s’offre un durillon de comptoir. Mais il n’est pas taillé dans la même viandasse !

Des gardes, style lanciers, marchent en avant, pour si des fois un loqueteux souillerait le chemin…

Nos gros autobus tanguent et roulent lentement. On va d’une allure puissante et majestueuse. Dans un tintement de grelots et un nasillement de flûte.

— Comment trouvez-vous le spectacle ? me demande Çavajéjoui en coulant une main serpentine dans la poche de mon pantalon.

— Hollywoodien, ma chérie. À tout moment j’ai l’impression qu’un metteur en scène va crier « Coupez ! ».

— Nous restons très attachés à nos traditions, malgré le progrès, assure-t-elle.

— Je vois. L’ennui c’est que, la caste supérieure mise à part, seuls les pantalons bouffent, chez vous !

— Humm, auriez-vous des idées avancées ? s’inquiète la ravissantissime.

— Les idées avancées sont toujours retirées à temps, philosophé-je, comme les drapeaux, ma princesse, qui ne font pas partie des combats mais des célébrations de combats.

Tout en devisant et palanquinant de concert, on arrive au Temple d’Hassê[26].

Une nuée de ravissantes filles en saris de couleur chatoient dans la douce pénombre du sanctuaire. Leurs visages brillent comme de l’ambre poli[27]. Elles tiennent des plateaux chargés de victuailles diverses.

— Bonno, v’là qui commence au poil ! s’écrie le quasi marié en constatant la chose. Le petit casse-graine matinal : une riche idée. Et les serveuses ont tout ce qu’y faut pour te fout’ en appétit !

Mâbitâhungoû lui explique que ces mets sont des offrandes au Dieu Ganesh dont la statue gentiment grotesque se dresse, formidable, au fond du temple. Un corps d’homme obèse pourvu d’une tête d’éléphant ! Les vierges s’en approchent, se prosternent et déposent leurs plateaux. On amène les futurs époux.

En loucedé, Béru cramponne une cuisse de poulet au curry qu’il se met à dévorer à belles dents tandis que les gurus (ou prêtres) commencent la célébration du mariage. Ils placent des bâtons d’encens devant la statue. Se prosternent. Psalmodient.

Toutes les religions sont à base de prosternations et de psalmodiances, d’encens, d’offrandes, et autres conneries du genre. L’homme, faut qu’il rampe, il a ça dans les rotules. Qu’il bouffe la poussière… Fasse des pipes urbi et orbi. Il croit servir Dieu en s’humiliant, en s’écrasant, alors qu’au contraire, la seule manière de LE servir c’est de dresser la tronche, bomber le torse et foncer. Y a qu’une vertu en ce monde : la charité ! Et la charité c’est quoi ? De la colère, mes grands. Uniquement de la colère. La charité consiste à s’indigner ! La charité, c’est de l’intolérance, de la rebiffe. La charité, c’est pas de chialer sur la misère du monde : c’est de la combattre. La charité n’est pas humble, mais belliqueuse ! La charité, c’est de l’amour. En amour faut pas s’aplatir, c’est inopérant. Véry négatif. Même sodomisé, tu dois remuer pour l’agrément de la chose ! La carpette ? Jamais ! Dieu a horreur des serpillières !

— Dites, les mecs, interpelle soudain le Grasveau en se tournant vers l’assistance, c’est à ce truc que vous me comprenez ? (Il montre Ganesh.)

Un silence recueilli ne lui répond pas.

Alors il s’insurge.

— Bien ! Trop p’aimable ! Déjà Babar je trouvais un peu corsé, mais plaisant ! Non, sans charre. Vous l’avez vue, votre bestiole ! Et moi, hein ? Et moi ? Matez et comparez, quoi, merde !

Il quitte son fauteuil pour aller se placer au côté de la statue.

— Des jumeaux, p’t’être, non ?

La foule se prosterne.

— Ganesh ! Ganesh ! s’écrie-t-elle.

Un voile de tristesse passe sur le visage naguère radieux de l’imminent (et éminent) prince consort.

— Bon, j’ai pigé, c’est vindicatif chez vous, soupire le malheureux. Heureusement que j’ai faim.

Et il mange.

Beaucoup !

En force…

Nul n’ose l’interrompre. Ce n’est qu’après qu’il a nettoyé les plats d’offrande que la cérémonie peut se perpétrer (le terme n’est pas mal dans son genre, vous l’allez constater d’ici bientôt).

Les gurus apportent des parchemins raides comme des abat-jour de salon. Ils écrivent à l’aide d’une plume de Zyzigeânhmer[28] trempée dans de l’encre de Chine[29]. Bien qu’exprimant en sanscrit, ils écrivent vite, et pourtant, le sanscrit, faut se le respirer, non ? Essayez de rédiger votre déclaration d’impôts en sanscrit, et le Trésor vous en donnera de mes nouvelles !

Leur tartine achevée, ils vont déposer les parchemins au pied de Ganesh.

Chants ! Litanies (du docteur Gustin) ! Feuilles de rose ! Encens et en mil ! Vive la mariée !

Le grand prêtre (il s’est fait bonzer) s’approche de Bérurier.

Le déchausse.

Il a alors un mouvement d’épouvante et court se cogner un gorgeon de Chartreuse Verte au bonzebytère.

Pendant ce temps, la princesse Vadérhétroçatânas baise avec dévotion les pinceaux de son époux.

Attendri, Bérurier lui caresse tendrement la nuque.

— Tu vois, môme, lui gazouille-t-il, c’est à des p’tits détails de c’genre qu’on se rend compte qu’une femme vous aime.

Rassemblement des gurus.

Ces messieurs entraînent les époux aux pieds de l’hôtel (Ganesh en a deux).

Leur font signer les documents.

Puis ces bonzes-apôtres lèvent les bras au ciel en clamant comme quoi les messieurs-dames sont unis pour la vie, l’éternité, le meilleur, le pire et tout ce qui s’ensuit.

Après quoi, retour au palais. (Je gaze un peu parce que vous avez hâte de renouer avec une action dramatique.) Les époux, à présent, sont dans un carrosse halé par deux vaches à lait aussi blanches que sacrées.

Le Mastar, sans plus attendre, se met à peloter sa bergère.

— Bouge pas, p’tit loup, j’te ferai une fleurette en catastrophe avant le festin. Justement, je viens de me calorifuger les mandibules… Avec ça que le curry racontait des histoires corsées. Maintenant, j’ai du 220 voltigeurs dans la rognasse, Mémé ! Tu vas voir la façon que je te décapsulerai vite fait le trésor pour dire de se préparer une nuit de noces enchanteuse. Le Paradis, ça s’aménage, môme. Faut baliser le trajet pour faire une entrée mieux triomphante ! Une fois que j’t’aurai balayé les inconvénients, y t’restera que le nectar plus ultra. Ce soir t’auras droit à la potée rose ! Au cierge magique ! Ganache ? Tiens, fume !

Et d’échafauder des délices, chemin faisant.

Mais, hélas…

Et palissandre !

Bon, vous m’avez compris.

C’est trop beau pour ça dure. Dites, j’sus pas payé pour vous raconter le calendrier des postes ! Même nimbé de pittoresque, le descriptif, en littérature, y a rien de plus chiatique. Si je vous disais, j’ai pas moyen de relire Zola, Balzac, tous ces melons du 19e bataillon d’écrivains à pieds, tant tellement qu’ils me les concassent avec leurs grandes tartines fresqueuses. De la littérature du fiacre, tout ça, z’enfants ! À présent je roule pour vous. Ouf !


Dès qu’arrivé au palais, et tandis que Mme Bérurier Bis file en ses appartements pour s’aménager le territoire, le Maharajah Mâbitâhungoû nous convie à le suivre dans sa bibliothèque.

« Ma » princesse et l’horrible Tanhnahunecomça s’y trouvent déjà, buvant du thé à la fleur de lotus indexée.

— Asseyez-vous, mes chers amis, invite le monarque du Bandzob en nous montrant deux espèces de fauteuils déguisés en sièges.

On obéit.

Pourquoi ai-je l’impression, tout brusquement, que l’atmosphère n’est plus la même ? Il y a une certaine gravité sur ces visages. Un peu de tension dans l’air.

— C’est à quelle heure, la jaffe ? demande Alexandre-Benoît.

— Elle commencera dans trente minutes, prince, répond Mâbitâhungoû au cher Béru. Le repas durera trois jours et trois nuits, et il ne comprendra pas moins de six cents plats !

Béru rougit comme la petite Dubois quand on vient lui annoncer qu’elle a été nommée rosière.

— C’est pas Dieu possible, bafouille Son Ampleur sérénissime. Six cents plats, vous dites ?

— Pas un de moins.

— Dessert compris ?

— Non.

Le Gros se lève et va à son beau-frère.

— Tu permets que je t’embrasse, Lucien ? lui fait-il à brûle-parfum (on est dans l’Inde).

— Mais je… je ne m’appelle pas Lucien, s’étonne le Maharajah.

— T’imagines pas que j’allais continuer de t’appeler Mâbitâhungoû jusqu’à la consommation des cercles, si ? Maintenant que nous v’là en famille, je te baptise d’un prénom français, mon gamin, ça s’écroule de source, non ? T’aimes pas, Lucien ? Moi j’adore. Ça fait tout de suite intime.

Il donne l’accolade au Maharajah.

— Lulu, c’t’une délicate intention que t’as eue, au sujet de ce bouffement. Six cents plats ! Le menu doit ressembler au catalogue Manufrance ! La seule chose que j’espère : qu’y ait pas de poireaux vinaigrette. J’en ai tellement becqueté à Saint-Locdu-le-Vieux que je peux plus les voir en peinture.

— Cher prince et frère, dit Mâbitâhungoû en s’écartant du Boulimique, nous parlerons gastronomie plus tard ; si vous le voulez bien, commençons par les affaires.

Je me crispe sur la manette de mon cerveau.

« Et v’là le travail, me dis-je ; ainsi il s’agissait bel et bien d’une conjuration ! »

— Les affaires ? Quelles affaires ? s’étonne le prince consort (à coups de pompes dans le train).

— Le produit. Vous vous êtes engagé à me remettre l’échantillon et la formule et à m’en confier l’exploitation…

Alexandre-Benoît hoche la tête de l’air pensif d’un assommé de frais.

— Mmmmmmoi ? finit-il par expulser.

— Vvvvvvvous ! ironise son beau-frère.

— Ho, hé, Lulu, c’t’une blague ?

— Un contrat n’est pas une blague, assure le potentat.

— Comment ça, un contrat ?

— Celui que vous avez signé tout à l’heure, prince !

L’incarnation de Ganesh vient chercher secours dans mon œil clair.

— Tu piges, toi ?

— Je crois bien.

Pépère a un geste de mauvaise humeur.

— C’est curieux, déclare-t-il. T’es pas plus intelligent que mézigue, et pourtant tu t’arranges pour comprendre avec quéques centimètres d’avance. Bon, alors mouille-moi la compresse que je pige…

— Je pense, dis-je, qu’à la faveur du mariage on t’a fait signer le contrat auquel Sa Majesté fait allusion.

— En effet, assure Mâbitâhungoû en riant large.

Il va prendre un rouleau de parchemin sur une table d’or où sont étalés des manuscrits datant de deux mille ans avant Pompidou.

— Voici le document en question. Du moins, l’un d’eux car je l’ai fait établir en double exemplaire. Il est rédigé en anglais, en français et même en sanscrit et chaque version est paraphée par vous, Monbraque. Qui dit mieux ?

— Moi ! répond froidement le Mastar !

Je lui ai déjà vu tirer des crochets du droit à Béru. Oh là là, vous parlez !

D’aussi impec. D’aussi percutant. D’aussi appuyé, jamais !

Le Maharajah exécute un vol plané de trois mètres avant que d’aller s’abattre, foudroyé, entre les bras sans compassion d’un Bouddha de bronze.

Un Maharajah, dites : vous vous rendez compte !

PERCHAIT SIX

Un qui meute et rameute ! Qu’invective et détective ! Qui tige et fustige ! Qui s’emploie et déploie ! Qui inculpe et décuple ! Qui… (mais qu’est-ce que je déroule là, moi ? Je m’écoute penser ! M’embaume de mots ! Me poème).

Je voulais dire ; un qui réagit vivement, c’est Tanhnahunecomça.

Il est gros, bouffi, suiffeux, d’apparence mollassonne, mais ses réactions sont promptes !

Je souhaiterais que vous vissiez (ou tournevissiez) ce travail, mes bien gentilles, mes très aimées, mes adorables ! La manière qu’il dégage de sa large ceinture de soie brochée son sabre d’apparat. Celle dont il se fend pour estoquer le Gros. On se croirait dans du Georges Ohnet de la grande cuvée : scène du duel ! Vzzac ! Ça siffle, une lame, dans l’air lourd de parfums. Fchiiii ! Textuel et in-extenso ! Parole : fchiiii ! J’invente pas, je reconstitue. Je suis le mosaïqueur du son. Fchiiii (surtout pas fschiiii, ça ferait germanique !). La longue rapière brillante comme une stalactite de glace au soleil saharien plonge dans la bedaine du Mastar.

Seulement, j’espère que dans l’intervalle vous ne l’avez pas oublié, mes linottes et linotypistes, le gars Bérurier est toujours caparaçonné en obèse surchoix.

Je veux pas vous convertir à l’hindouisme, mais le Dieu Ganesh est bel et bien le protecteur des pachydermes ou assimilés. La preuve : il subit sans dommage le pourfendage du maharajah, Alexandre-Benoît. Hier c’était le ya dans les endosses, aujourd’hui le sabre in the brioche. Une belle carrière de pelote à aiguilles s’offre à lui.

Stupéfié comme il se doit (mais un peu plus), Tanhnahunecomça reste un court moment indécis, puis, d’un geste violent, il retire son arme. Sa surprise n’a été que de brève durée, après tout ne sommes-nous point au pays des fakirs où des tas de messieurs désœuvrés se traversent les joues avec les lames effilées. Y a accoutumance de sortilège dans l’Inde, oubliez pas !

J’ai dit quelques lignes plus haut qu’il retirait son arme.

Il ne la ramène pas seule !

Dans l’action ; les sangles de la fausse bedaine ont cédé et à présent, la brioche de mon camarade lui pend sur les genoux, comme l’avant de ces avions-cargos assurant le transport des tomobiles entre la France et l’Angleterre.

Regain d’hébétude chez les assistants.

Puis, Mâbitâhungoû, revenu de son étourdissement (en fâcheux état car il s’est sérieusement contusionné dans les bras de son Bouddha) trépigne :

— Duperie ! Duperie ! Ces gens ne sont que des gredins ! Des fripouilles ! Le produit n’existe pas !

Il hèle sa garde, et le grand Pèherlashès entre en trompe (aux Indes, à cause des éléphants qui pullulent, on n’entre jamais en trombe), escorté d’une demi-douzaine d’hommes en armes.

— Assurez-vous de ces deux bandits ! ordonne le beau-frère de Bérurier.

Ce qui est fait aussitôt. Le temps pour un bègue de compter jusqu’à un et demi, nous voilà avec les mains solidement entravées derrière le dos (ou plus justement : devant le dos).

Le Maharajah Tanhnahunecomça fend à brûle-pourpoint celui du Gros. La seconde partie de la supercherie caoutchoutée est alors révélée.

— En fait, il n’est pas Gros ! fulmine le prince dont la ville est Montherlant (ou quéque chose de ce genre).

C’est bien la première fois que j’entends proférer une telle exclamation à propos de mon pote. Comme quoi tout est relatif, pas vrai ?

En tout cas, elle comble d’aise le cher biquet.

— Tu vois, me prend-il à témoin : un connaisseur !

La môme (pardon, la princesse, j’allais indisposer mes lecteurs abonnés à Ici-Paris) Çavajéjoui prend la parole pour la première fois depuis cette rapide échauffourée.

— Je crois qu’il est temps de tout révéler, messieurs !

Froide comme un nez de chien-bien-portant, cette panthère.

— Nous n’avons rien à dire, affirmé-je en plaçant mes deux prunelles dans les siennes, pour la bonne raison que nous ne savons rien.

— C’est ce que nous allons voir !

Sa manière de proférer me titille l’échine. Un squelette ferait du xylophone sur mes vertèbres, l’impression serait sûrement plus jouissive. Je sens que notre destin dérape, au Gros et à moi. Il capote, même ! Coupés de tout, au cœur de l’Inde mystérieuse, entre les mains de ces monarques nantis de pouvoirs régaliens, on est dans les draps en forme de suaire, non ?

La splendide garce s’adresse à notre hôte :

— Mon cher, à présent les grands moyens s’imposent.

— Je le pense aussi, répond Mâbitâhungoû.

Bérurier, quelque peu alarmé, croit bon d’intervenir.

— Hé, dis, Lucien, on va pas continuer de se tirer la bourre entre beaux-frères ! À quoi que ça rime ces giries ? Au lieu qu’on se prend de bec, je ferais mieux d’aller faire le plein des sens à ta petite frelotte qui doit morfondre du baigneur en attendant la bouffe gigantesque. V’là un petit lot qu’a besoin de cajoleries en priorité. Mine de rien, elle est chaude du réchaud, ta sisteur, Mec.

Mâbitâhungoû éclate de rire.

— Elle sera bien plus chaude demain, assure-t-il.

— Qu’entends-tu par là, Lucien ? hasarde le mal-Dégrossi (son harnachement lui pend encore autour de la taille, comme des jambons à un mât de cocagne).

— Au Bandzob, révèle sinistrement l’étrange garçon, on brûle encore les veuves ! L’occasion de me débarrasser de cette crétine est trop belle ; crois-tu frère, que je vais la laisser passer ?


Moi, y a des individus que j’aurais aimé connaître. Ainsi, par exemple, les architectes ayant conçu les palais ou autres châteaux forts. Ils devaient avoir le caberluche drôlement fabriqué pour combiner toutes ces oubliettes, ces caches, ces renfoncements, ces cours intérieures secrètes. Leur cerveau ? Une vraie grille de mots croisés ! Ah, les viceloques !

Ainsi, présentement, mes bien chers frères, nous nous trouvons dans une sorte de puits insoupçonnable depuis l’extérieur, et même de l’intérieur, pour qui n’en connaît pas l’existence.

Figurez-vous une fosse ronde, de dix mètres vingt-quatre de diamètre environ. Une paroi verticale représentant à peu près la hauteur de quatre étages cerne cette piste. Un seul accès (et par conséquent une seule issue) : un portail de bronze. Tout en haut, au ras du jour, par acquit de conscience ou excès de précautions, l’on a tendu une formidable grille tressée de fils plus gros que mon poignet.

— On est chouette, hein ? lamente Bérurier.

— Pas mal, et toi ?…

Des geôles de toute nature, vous le savez depuis le temps qu’on se pratique, j’en ai connu une chiasserée déjà. Des profondes, des aquatiques, des électrifiées, des hérissées de pics, des et cætera (les pires) et d’autres encore. Mais c’est la première fois que je suis prisonnier d’un local dont la porte ne comporte ni clé, ni verrou, ni barre de fermeture d’aucune sorte.

Ça vous la sectionne, hein ?

Vous vous demandez comment il se peut-ce. Y a-t-il un fossé bourré de scorpions ? Des tigres affamés en vadrouille derrière l’huis ? Des gardes aux aguets ? Une barrière de feu ?

Non, mesdames, non, messieurs.

Rien de tel.

La porte seulement, RIEN QUE LA PORTE. Mais, je vous l’ai dit, elle est en bronze et il faut les efforts conjugués (au présent) de vingt hommes musculeux pour l’ouvrir.

Tout simplement.

Si bien, frères-humains-qui-en-même-temps-que-nous-vivez, si bien que, pour la première et sans doute la seule fois de ma vie, je suis incapable de sortir d’un espace non fermé à clé.

Nous n’y sommes point seuls.

Un vieillard y gît. Une loque humaine dont l’apparence s’estompe. Quelques os, une barbe interminable. Il est étendu à plat ventre. Sa tête est grosse comme mon poing. Ses yeux sont tellement enfoncés qu’on dirait deux trous. Il respire à peine. Il a un semblant de loques moisies autour des reins. Je le considère avec une folle compassion. Il est impossible d’être moins vivant que cet individu sans être tout à fait mort.

Je m’accroupis près de lui pour lui parler. Heureusement, il chuchote l’anglais. En termes presque imperceptibles, tel l’abbé Faria dans son cachot du château d’If, il me révèle son étrange et terrible histoire.

Il est prisonnier depuis quinze ans dans ce trou de cul de basse-fosse (j’ai pas écrit trou du, mais trou de, je vous le fais observer, qu’autrement sinon vous me jetteriez le discrédit dessus en allant ragoter de droite et gauche). C’est le père du Maharajah actuel Mâbitâhungoû qui l’a flanqué en ce lieu désespérant (le père, lui, s’appelait Pouhâh). Il avait quelques grosses difficultés à accomplir son devoir d’homme auprès de sa maharanée, et c’était ce bon vieillard délabré, du nom de Trikviitt, qui l’aidait. Trikviitt est fakir hindou de son métier, spécialisé dans la corde droite. Tu lui donnes un rouleau de ficelle, il joue de la flûte, et la ficelle s’élève tel un serpent dressé. Le soir, au moment où Pouhâh rendait visite à sa gerce, Trikviitt embouchait son pipeau et le miracle s’accomplissait pour le défunt maharajah. Dare-dare (si je puis dire, je devrais écrire dard-dard, mais ça me gênerait) son zigouigoui à tête non-pensante se mettait à la verticale et la brave maharanée n’avait plus qu’à se mettre en selle pour le grand steeple-chase des lanciers. Vous me suivez ? Parfait. Je sais que vous me berlurez pas. Vous autres, dès qu’il est question de trucs saugrenus, vous v’là tout ouïe. Bon… Seulement imaginez-vous que Trikviitt avait une méthode de relaxation bien à lui : pour se reposer, il s’asseyait sur ses épaules, la nuque au sol, le buste et les jambes à la verticale. Vous mordez toujours ? O.K. ! Un soir où Pouhâh voulait gâter sa vioque (c’était la fête des mères du palais) il cria bis. Docile, Trikviitt se remit à jouer, mais sans se remettre dans sa position normale, si bien qu’au lieu de se dresser, le clapougnard du maharajah se mit à pendre. Drame ! N’oubliez pas qu’à la base, Pouhâh avait des dispositions naturelles ! Et le naturel, hein ? Jouez-lui de la musique, il revient au galop !

Par la suite, le fakir eut beau s’employer à mort. Souffler dans son instrument pis que le bon Armstrong dans sa trompette. Il eut beau changer de pipeau. Il eut beau jouer « Reviens veux-tu », « Les Trois Orfèvres », « Monte là-dessus », « Si toi aussi tu m’abandonnes », « Le grand air du Toréador de Carmen », « Le pendu de St-Germain », « Fume, c’est du Belge » et « Si tu n’en veux plus, je la remets dans ma culotte ». Il eut beau invoquer des tas de divinités pourtant très opérantes dans ces cas pénibles, rien n’y fit ! Monsieur Mâbitâhungoû-père resta toujours avec un fil à plomb en guise de manche à gigot. D’où sa fureur. Son esprit de vengeance…

— Malheureux vieillard, lamenté-je, comme atroce dut être votre survie. Vous alimente-t-on, au moins ?

— Non : je me nourris d’insectes qui se fourvoient jusqu’ici. À ce propos, soyez gentils, laissez-moi les scarabées phytophages : c’est mon régal…

— Et pour boire ?

— L’eau de pluie… Je fais le plein à la mousson.

— Comment passez-vous vos journées ?

— Je meurs, ça distrait.

Affreuse histoire, hein ? Peu propre à me remonter le moral, n’est-ce pas ?

— De quoi souffrez-vous le plus ? insisté-je.

— De devoir dormir sur de la paille, balbutie le fantôme.

— Vous regrettez votre lit ?

— Plus que la liberté. C’est dur, quand on a passé soixante-dix ans sur une planche à clous, de devoir gésir sur du mou ! Regardez mon dos : il est plein d’escarres… Si je vous disais qu’ils m’ont torturé en me couchant sur un matelas !

— De quoi parlâtes-vous, mes drôles ? ronchonne Béru.

— Ce digne homme me raconte ses petites misères…

— Ah, les dabuches mirontons, tous les mêmes, sous toutes les altitudes : leurs rhumatisses, la quatorze-dix-huit, la dégringolade de l’emprunt russe… Je connais le topo.

Il se mouche d’un pouce fort adroitement appliqué contre la narine opposée à celle qui doit être dégagée.

— Tu parles d’un mariage qui finit en queue de poisson ! Ma sirène qui se pâmait déjà, on lui avait toiletté le frifri et tout, lotionné la calandre pire que pour un défilé. Ça s’appelle un coup rentré, ça, non ?

— Non, justement, objecté-je doucement en matant nostalgiquement le ciel bleu, quadrillé par les monstrueux barreaux, tout là-haut.

Dans ce puits, on se sent perdu corps et âme. Rejeté par l’univers.

— Pourquoi ne vous ont-ils pas exécuté ? demandé-je à Trikviitt.

— Parce qu’au Bandzob l’on n’a pas le droit de tuer un fakir, n’importe les crimes qu’il pourrait commettre. Celui qui assassinerait l’un de nous serait maudit pour six générations et périrait la même année dans d’atroces souffrances, ainsi que tous ceux qui assisteraient au forfait. Ainsi le veulent nos dieux !

Je traduis à Bérurier.

— Dommage qu’on soye pas fakir, déplore mon valeureux compagnon, parce qu’en ce dont y m’concerne, je crois que les carottes sont archi-cuites. T’as entendu mon salingue de beauf, ce qu’il a dit : son rêve, c’est de me bousiller pour avoir un prétexte à faire cramer sa frangine. V’là pourquoi il tenait d’activer le mariage, l’ordure ! M’f’sait signer des contrats en douce, puis me butait, et on allumait Bobonne pour mes funérailles. De la sorte il avait tout à lui, c’te peau : le sacré produit et la part de sa frelotte. Les grossiums, au plus ils sont riches, au plus ils en veulent.

Un roulement caverneux, ample et sourd, retentit, qui, comme disent les pâtissiers turcs, va croissant.

— Allons bon, v’là que le temps se gâte, méprend le Gros lequel croit au tonnerre, c’est la saison de ponta-mousson qu’arrive.

— Il n’est pas question du temps, Gars : c’est l’ouverture de la porte.

Fectivement, celle-ci s’écarte avec une lenteur de replay télévisé. Millimètre par millimètre. Toutes les lourdes qui s’ouvrent, notez bien, s’écartent millimètre par millimètre, seulement elles le font si rapidement qu’on croit qu’elles s’écartent décimètre par décimètre. Je précise en sorte pour vous montrer que si j’use de clichés, c’est en connaissance de Kodak.

Bon, bien, parfait… Donc, l’énorme et ultrapesante porte s’écarte. Aucun système pneumatique ou hydraulique pour faciliter l’opération. Ça fonctionne uniquement au jus de muscles, ça, mesdames. Et l’on entend ahaner les haleurs (ce sont des haleurs non cotés en Bourse).

Dès que l’écartement le permet, des gardes en lances pénètrent dans la fosse, l’hallebarde braquée vers nous. Ils ont la moustache hérissée, l’œil plus noir que le poil et une expression déterminée dont je ne vous dis que ça (et encore c’est trop) !

Derrière eux, entrent trois gus porteurs de trois fauteuils dorés qu’ils vont aligner à l’extrémité de notre geôle. Cette dernière étant circulaire, qu’appelez-vous son extrémité ? me demanderez-vous poliment pour ne pas risquer de prendre ma main sur la hure. À quoi je vous répondrai que j’appelle extrémité la partie la plus opposée à la porte, et c’est tout ce qu’y a pour votre service, eh ben tant mieux !

Pendant cette manœuvre, la formidable porte (j’espère que le terme de formidable vous en donne une certaine notion) continue de s’écarter dans l’ombre.

Un temps mort…

Puis trois personnes radinent : nos trois princes hindous. Mâbitâhungoû (fils de Pouhâh), Çavajéjoui, la belle et perfide motocycliste, et l’infâme Tanhnahunecomça !

Un sacré trio dans le genre, croyez-moi. J’ai encore jamais rencontré trois maharajah de c’t’acabit, mais alors jamais de jamais !

Sans un regard pour nous, ils vont s’asseoir dans les fauteuils.

Mâbitâhungoû frappe dans ses mains.

Un gus enrubanné de frais accourt, portant une espèce de pouf en bois de gratziboum (dont la densité, je vous le souviens, est tellement supérieure à celle de l’eau qui si tu le plonges dans un liquide, la poussée d’Archimède (un homme à principe) est douze fois supérieure au poids du liquide déplacé, ce qui n’est pas un mince éloge !

Il installe le pouf au milieu de la piste.

« Mon Dieu, me dis-je, l’on dirait un billot ! »

Qui dit billot dit bille en tête. Le jeune marié à la même pensée.

— Dis voir, Sana, balbutie le cher camarade de commotion, est-ce que par hasard y z’auraient pas décidé de nous décapiter la tête ?

— Cela se pourrait, conviens-je, ces requins n’étant pas à un pléonasme prêt !

Nouvelle attente.

Cruelle !

Que dis-je, cruelle ! Non, mais ça va pas, moi, aujourd’hui, je faiblis de l’épithète ! Y a des trous dans mes superlatifs ! Je voulais dire in-fer-nale !

Mâbitâhungoû croise ses jambes et décroise sa langue. Il va parler. L’acoustique est d’une qualité extraordinaire dans ce dargeot-de-basse-fosse.

Tu chuchotes et t’es entendu clairement.

— La sono est aussi bonne qu’à la C’ gars-là de Milan, hein ? note Bérurier-le-Vaillant auquel rien n’échappe.

Mais il la boucle, car Mâbitâhungoû s’adresse à lui.

— Cher frère, fait le jeune maharajah, êtes-vous un homme impressionnable ?

— Moi ? grogne le Gr’os[30].

— Oui, vous !

Sa Majesté le prince-annexe Béru hausse les épaules.

— Lucien, rétorque-t-il, je te répondrai d’un mot, d’un seul : « Pas du tout ! »

— Eh bien, nous allons vérifier la chose.

À nouveau, le maître du palais frappe dans ses petites mains de jeune fille prolongée (de quelques centimètres excédentaires).

Qui va entrer ?

L’exécuteur des hautes-œuvres, évidemment. Ensuite ils refermeront la lourde pour qu’on puisse jouer à bourreau fermé.

— J’crois qu’avant pas longtemps, ils pourront jouer au bovelinge avec nos physionomies, hé ? fait placidement Alexandre-Benoît.

Nous guettons l’entrée. Franchement, je ne suis pas un dégonflard, mais, jouissant d’une certaine imagination, je ne partage pas la sérénité de mon chosefrère. L’imaginatif est plus vulnérable que le con courant, car il décèle des foules d’hypothèses adaptables à toutes les circonstances. Il précède l’événement et donc le subit plusieurs fois.

À quoi il ressemble, le bourreau de Khunsanghimpur ? P’t’être est-il chinois, pour que ça fasse plus sérieux ? Avec une machine à décoller les chefs passée à la meule abrasive tous les mornings ?

Ou alors un derviche brandissant une Durandal de deux mètres ?

Ce que c’est longuet… Rien n’arrive… Si ! Je perçois un martèlement lent et sûr.

Qu’est-ce qui débouche ?

Inutile de finasser, vous ne trouveriez pas.

Beaucoup trop connards, les gars ! Faut du phosphore pour se la mesurer avec Santonio.

Le bourreau, chères et chers, c’est ni plus ni moins qu’un éléphant.

Belle bête, franchement. Il est un peu moins gros que celui qui emmena le matin Bérurier à sa noce, mais ça reste du chouette animal quand même. On vous l’offrirait pour vos étrennes, vous seriez obligés de déménager la salle à manger.

Et dressé, je ne vous en réponds ! Bête de somme, certes, mais aussi de cirque.

Elle se la radine toute seule (la grosse bébête) jusqu’au billot. Parvenu devant le rondin en gratziboum, l’éléphant s’arrête.

— Messieurs, lance alors le maharajah Mâbitâhungoû, vous allez voir quelque chose…

Il fait claquer ses doigts. L’enturbanné qui a apporté le billot pousse un cri très strident. Quéque chose comme Hyééééiiii !

L’éléphant, comme mû par un déclic, comme on dit dans les littératures niçoises, lève sa patte avant gauche au-dessus du billot.

« Hyééééiiii ! » répète le pop’ cornac.

Babar abaisse son paturon, mais sans l’appliquer sur le bois. Il le conserve en suspens à environ trente centimètres de celui-ci.

Un petit moment se passe. Le cornac se tourne vers son patrince[31]. Mâbitâhungoû opine.

— Hyééééiiii ! répète pour la troisième fois le commandant de bord du Jumbo.

L’éléphant pose lentement son pied sur l’estal du piédouche.

— Voilà, avez-vous compris comment se décompose la manœuvre, chers amis ? demande le prince. Trois cris particuliers font agir la bête. Nous allons forcer l’un de vous à poser sa tête sur le billot. Deux cris seront poussés, amenant le pied de l’éléphant à quelques centimètres de son visage. Pour éviter que ne soit lancé le troisième cri fatal, il vous suffira de parler. Je veux l’entière vérité.

Il cause encore, mais ce qui suit, il le dit en sanscrit horizontal, langue que je suis en train d’étudier mais que je ne manie pas encore suffisamment bien pour vous servir d’interprète.

Comme ce qu’il bonnit sont des ordres et que ses sbires les exécutent, je suis tout de même en mesure de comprendre.

Et pour comprendre, je comprends…

Surtout ma douleur !


Des lanciers se jettent sur moi, me bousculent rudement et me forcent à m’agenouiller.

C’est moi « l’un des deux » choisi.

Soit ! Autant mézigue que le Gros, hein !

Le bois est lisse comme le couvercle d’un piano. Il met quelque fraîcheur sur ma joue en feu.

Finir sous le pied d’un éléphant, la tronche écrabouillée comme un œuf tombé de son panier, avouez que c’est là, une fin dérisoire.

Une fin de non recevoir, presque !

— Hyééééiiii ! clame le cornac.

Le gros médor lève sa vilaine papatte. Vous n’avez jamais regardé par-dessous le panard d’un éléphant ? Cela ressemble au sol lunaire. C’est grisâtre, calleux, bosselé, moche et débilitant. Cela fait penser à une anomalie, à une infirmité, à un tronçon, à un moignon guéri.

— Hyééééiiii ! bisse l’autre pomme à turban.

Le panard s’abaisse, m’obstrue le bleu du ciel, m’apporte comme un début de néant. Devient une lande de cendres. Un désert sans confins. L’horreur d’une profonde nuit.

— Maintenant, parlez ! ordonne l’indigne beau-frère de Béru.

Il peut toujours courir. Le résultat est acquis d’avance, c’est certain, couru, admis, signé, contresigné avec persistance. Que ferait-il de nous ? La mort du Gros lui est maintenant nécessaire, et la mienne idem par la même occasion. Ou alors, s’il ne nous bute pas, il nous laissera moisir auprès du vieux fakir démantelé. On passera quelques mois seulement dans la fosse, nous, car nous sommes moins résistants que le vieil ascète. Le régime punaise, l’hydratation par moussons biannuelles, c’est pas notre lot d’Occidentaux amollis par le confort et la bonne chère.

Bon, parler pour dire quoi, d’abord ? Qu’on est des flics ? Deux pauvres poulets cherchant la filière d’une misérable affaire de drogue ! Risible, vu d’ici ! Plat comme ma bouille une fois qu’elle aura été foulée par le camarade Jumbo !

Ma recette, dans les cas noirs, vous la connaissez ?

Oui : je pense à Félicie. Et maintenant, en plus de l’image de ma vieille, y a aussi celle du petit Antoine, le mouflet qu’on a recueilli. C’est bath, c’est lumineux de planter sa gamberge dans cet azur lointain. Un miel… Ils continueront sans moi. Dans un sens, ce bébé ce sera un peu mécolle qui continuera pour M’man. D’abord il porte mon prénom, ce qui est une belle coïncidence, véry frappante… Elle lui mijotera des petits trucs délicats : cervelle hachée, épinard-crème ! Le voyou !

— Puisque vous ne parlez pas, nous allons pousser le troisième cri ! annonce l’infect Mâbitâhungoû.

Marrant comme il reste absolument immobile, le léphant. Sa guibole à l’équerre ne bronche pas d’un poiluche. Marmoréenne, elle est ! Mécanisée !

— Stop, Lucien, moi, je vais causer. Tu vas pas tout de même y éclaffer le cigare comme une noix véreuse à mon pote, quoi, merde ! Primo je m’appelle pas Monbraque mais Bérurier, j’sus pas obèse, je sus inspecteur de police. Principal !

Lancé, Pépère se raconte. Nous raconte. Dit tout… L’équipe d’hockeyeurs… Les meurtres… Les laboratoires Merdre… Nous, branchés avant tout sur la drogue… Tout, quoi ! Pas besoin de vous le resservir froid avec une mayonnaise puisque vous savez déjà. Il raconte notre arrivée à Bombay. Le père Hivy Danhladesh. Le poignardage de celui-ci…

La manière tout à fait hasardeuse dont à notre descente du train nous sommes venus au palais, seul endroit que nous jugions hospitalier dans la nuit hostile. Pommes à l’huile que nous fûmes !

Son récit captive.

Il a des accents qui ne trompent pas, l’Andouillard. Quand il ment, on le VOIT, quand il dit vrai, on le SAIT !

— Tu comprends, Lucien, le pourquoi qu’on pouvait pas te rencarder au sujet de la chierie de produit, vu qu’on sait toujours pas de quoi t’est-ce qu’y s’agite ! Pour nous résumer le topo : t’en sais plus long que nous sur la question, et c’est toi qui devras nous affranchir. Des fois que si on mettrait tous nos œufs dans la même poêle, on se ferait une bath omelette, non ? Au lieu de jouer les gros méchants princes hindoustriels. Même si t’as quéque chose de pas légal à te reprocher, t’as rien à craindre dans ton bled. C’est pas demain la veille qu’on pourra t’extrationner. Surtout nous autres, en France, chaque fois qu’on réclame un mec à d’autres pays, y nous répondent de s’adresser aux objets perdus, rue des Morillons. Alors t’es d’ac, Lulu ? On mélange nos brèmes et on repart à zéro ? Pour commencer, faut que j’honorasse mon mariage, p’tit homme ! Il y va de mon honneur. Ta frangine, je peux pas la laisser virer rance. Moi qu’ai remporté les Vingt-Quatre heures du Membre. Un mariage blanc, c’est pas signable Bérurier, mon loup.

Il se fait tout gentil, tout sucre, Béru. Il veut la sauver, la peau de son San-A. Coûte que coûte. Il ne songe qu’à ça. Alors il en roule, enroule, parle d’abondance, noie le problème, le poisson, le maharajah dans ses flots tumultueux d’éloquence.

Et bibi continue de mater le sous-pied du pachyderme. Redoutant que la bestiole n’ait une crampe. Une piaffade impatiente. Une bête est une bête, non ?

Lorsqu’à la fin il se tait, Mâbitâhungoû éclate d’un rire hargneux.

— Imbécile ! dit-il. Ah ! vous voulez honorer votre mariage ! Soit, vous aurez l’occasion de le faire demain, à l’heure du Chplakfâr. On vous placera sur le même bûcher, l’idiote et vous. Avant que les flammes ne vous rôtissent, vous aurez sûrement le temps de vous accoupler si l’envie vous en dit encore, ce dont vous me permettrez de douter !

Il fait claquer ses doigts secs comme le petit bois à allumer les brasiers.

— Hyééééiiii ! gutture le cornac.

Oh, le Santantonio, pardon !

Ce travail éclair, mes commères !

Cet instinct !

Cette détente…

La vérité, c’est que l’enturbanné n’a pas dit exactement « Hyééééiiii, mais plus hyiééééiahôhoûuu ». Vu qu’en cours de cri il a dégusté mes deux talons dans la frite ! Un saut de truite. Merci Schubert ! Hébert ! Le gros léphant, il met son monstre panard sur le bois du billot. Hop, hop ! Grâce et souplesse ! La tronche au Tonio n’y est plus. Une ruée libératoire. Qui a surpris les deux mecs qui me maintenaient.

Les quatre fers en l’air. Et le cornac avec plus une dent de devant ! Défriché des croqueuses, comme par une épidémie de scorbut. Tel est mon score et mon but ! Je caracole avant que les gardes n’aient eu le temps d’intervenir. J’agis sans penser. Comme la flèche accomplissant sa trajectoire, je ne suis qu’action. De grâces !

En un chmolding, j’ai le temps d’enregistrer l’élan de Béru vers moi. Le coup de manche de lance qu’il dérouille de la part d’un lancier de feu de Bengale derrière la vitrine. Déjà je me suis emparé du poignard d’argent ciselé fiché dans la ceinture du cornac estourbi (or not to be). Re-déjà, j’ai bondi sur le vieux Trikviitt, fakir mis à la retraite anticipée. L’ai pris d’un seul bras (pas duraille ; s’il pèse quinze kilos après la mousson, c’est le bout du monde !). Je lui place un couteau sous la gorge.

« Ça y est, San-Antonio a perdu la raison ! » vous exclamerez-vous intérieurement, au risque de fêler vos cordes mentales.

Que tchi, mes bougres !

Santonio sait toujours ce qu’il fait, pourquoi il le fait. Je me plante au milieu de l’arène. Théâtral !

Ce que je dois être superbe et généreux, ainsi. Cette posture de gonze-qui-t’adort, mes jolies crevettes ! Marco Polo au Châtelet ! Lodi au pont Bonaparte ! Le Cid dans la chambre à coucher de Chimène après lui avoir arraché ses crêpes de deuil à la Chandeleur.

— Faites un geste, un seul ! Et je l’égorge. Sous vos yeux ! Vous entendez ? Un fakir ! Vous mourrez tous de mort violente ! Et vous serez plus maudits que Philippe Le Bel (l’inventeur du fusil de guerre) !

Je ne vous garantis pas avoir dit exactement ces mots, mais enfin v’là le sens général de mes paroles.

— Arrêtez-le ! ordonne Mâbitâhungoû, lequel s’est dégagé de certains préjugés qui lui revenaient plus cher que la cuisine au beurre.

Les gardes flottent.

— Emparez-vous de lui, et vite ! glapit le maharajah.

Il y a un certain mouvement, mais prudent. Alors quelque chose retentit dans l’arène (la fosse, la geôle, enfin le machin où qu’on se trouve). Heureusement que l’acoustique est ce que je vous en ai dit sinon le quelque chose serait inaudible tant il est faible. Il s’agit de la voix de Trikviitt.

Le vieux vieillard (il est des pléonasmes opportuns, voire nécessaires) s’excrime en sanscrime. Il use ses dernières ombres de forces à bonnir une sorte de lamentation.

En l’entendant, les gardes glaglatent et il se met à pleuvoir des hallebardes.

Moment fragile, à ne pas rater !

De la barbe à papa d’instant.

De la poussière de temps en suspension.

Je bouge Béru de la pointe du soulier. Il a été sérieusement sonné. J’hésite. Mon cœur bat, vous savez quoi ? Qu’est-ce qui a répondu la chamade, dans le fond ? Il a gagné deux kilos de sucre, bravo ! (On l’applaudit !) Oui, mes très vous, mon cœur bat en effet la chamade, comme dirait Françoise (pas la mienne, celle de Flammarion). Voici pourquoi.

Les deux vilains maharajahs ne sont superstitieux que par sujets interposés. Ils respectent la tradition pour ne pas indisposer le peuple, mais le sang d’un fakir, ah, là là, vous pensez s’ils s’en caressent l’aigrette !

Voyant l’inertie de leurs lanciers à la gomme, ils décident d’intervenir et dégainent leurs grands sabres du dimanche.

À pas lents, ils s’avancent.

Que dois-je faire ?

Profiter de l’inertie des gardes immobiles pour battre en retraite avec mon fakir, ou bien renoncer à tout pour rester en compagnie du Gros, lequel est hors d’état de me suivre ?

Cruel, mais court dilemme.

San-Antonio, vous l’aurez appris dans les manuels scolaires, et même dans l’Emmanuel Roblès, ne peut pas ne pas choisir l’action.

D’ailleurs c’est l’action qui le choisit !

En conséquence, il se met à reculer jusqu’à la porte…

S’élance dans le tunnel obscur, toujours lesté de son léger fardeau.

Tanhnahunecomça se précipite avec un cri que je qualifie sans barguigner de sauvage, sabre au clerc, comme un notaire pédé.

J’ai une esquive tournante.

Olé, toréro !

Ma main droite part en avant.

J’entends un « Ahaaaaarrrrrh » qui me fait mal aux oreilles. Le gros maharajah tombe à genoux en se pelotant l’abdomen.

Il s’est pris une sérieuse entaille dans la couenne. En séton, heureusement pour son futur. Mais enfin, c’est pas en se collant un timbre sur la plaie qu’il réparera cette boutonnière.

J’adresse une prière véhémente à Ganesh. Vaut mieux s’adresser aux dieux de la région, car ils connaissent mieux les us et coutumes.

« Seigneur Ganesh, invoqué-je, donne-moi le sens de l’orientation et permets-moi de trouver la sortie. Ça urge ! Amen ! »

Puis je décide de jouer mon va-tout.

Je fonce, le père Trikviitt ballotte sur mes épaules comme un sac de pommes de terre qui ne contiendrait qu’un peu de bois mort.

— À gauche, à gauche, la petite porte basse ! me clafouille-t-il dans la portugaise.

C’est vrai qu’il a fréquenté le palais pendant des années, le vieux bougre.

Heureusement !

Ganesh vient de m’exaucer en me procurant un cornac.


Nous ne passons pas moins de huit portes (deux basses, trois doubles, deux dérobées et une cochère) avant de nous retrouver hors du palais.

J’ignore si vous connaissez Khunsanghimpur ? Je crois utile de rappeler à ceux qui y ont tété que le palais rose se dresse sur un cobra rocheux, et qu’au pied de ce naja s’étend une forêt qui inspira Kipling quand celui-ci écrivit « Le livre de la Jungle ».

Mon vieux et vénérable guide continue de me driver avec une sûreté de carte Michelin.

— Contournez le mur d’encloque[32], vous trouverez un sentier étroit. Il faut le prendre.

Dont acte.

— Est-ce que vous apercevez un petit pont de lianes au-dessus du gouffre de Phâdhirak ?

— Je.

— Prenez-le… Une fois que nous serons parvenus de l’autre côté, tranchez les cordes qui le maintiennent ; cela retardera nos poursuivants qui seront obligés de contourner le massif de Lagranhchârtreuz pour atteindre l’autre bord.

Au lieu d’obtempérer, je dépose le bonhomme dans l’herbe galeuse.

J’écoute.

Y a remue-ménage au palais.

On entend barrir les hommes, crier les éléphants. M’est avis que mon crime de perce-majesté a dû mettre le comble à la hargne de nos ennemis.

— Pourquoi cessez-vous de fuir, mon fils ? interroge l’ascète.

— Parce que la ruse est préférable à la débandade, mon père ! réponds-je avec cette pertinence qui n’est pas la plus mince de mes nombreuses qualités (dont nous adressons la liste complète à toute personne qui en fait la demande, en échange de sa photo dédicacée).

Ayant déclaré, je m’engage seul sur le petit pont de lianes qui se balance sous mon poids.

Parvenu à son extrémité, je cramponne fortement le cordage servant de rampe, puis, d’un coup de mon poignard, je coupe l’une des ficelles maintenant la culée droite de la passerelle (les ponts et déchaussées de Khunsanghimpur la refont chaque année entre deux moussons, car au Bandzob on pratique le culage à sec). Après cette opération, évidemment bien sûr, le frêle pont est déséquilibré. Mais un gars de ma souplesse n’en a cure. Précautionneusement, je regagne la rive que je viens de quitter.

De quoi frémir, mes lurons !

Tout en bas, à deux cent quatre-vingt-trois mètres virgule trente-six, coule le Sééminal, dans une accumulance de roches haineusement dressées.

Ouf : la terre ferme !

Je reprends mon ya, l’assure bien dans ma main, ferme un œil, retiens mon souffle, élève mon âme à Dieu, attends la réponse, crois la percevoir, l’enregistre, place mon bras armé derrière ma tête, vise, concentre mes forces, bande mes muscles et lance le coutaille.

Un choc vibrant.

Dans le nœud ! Tous mes compliments, San-Antonio ! Tu restes égal à toi-même.

Et tu es le seul !

Je vise la corde sectionnée que le poids de la passerelle détortille. Les brins qui ont permis de la tresser se désunissant comme des poils de frifri sous la douche. Et puis, c’est le Vrrrranzzzzschplock !

Le pont végétal (on trouve très peu de pont animal aux Indes) lâche la rive d’en face et se met à pendre comme voici quinze ans la zézette au père Pouhâh !

— À présent, cachons-nous ! dis-je.

Le vieil insectiphage soupire :

— Vous êtes plus rusé que le renard, plus puissant que le tigre, plus souple que le crotale, plus adroit que le singe, mon fils.

— Je sais, fais-je en le ramassant : je suis le zoo de Vincennes à moi tout seul.

— Dissimulons-nous dans les broussailles, fait encore le bon fakir.

Il est ravi de voir que tous mes mouvements cèdent à mon devoir.

À peine sommes-nous planqués qu’une troupe armée se pointe en vociférant, ce qui est l’une des principales caractéristiques de la troupe lâchée sur les traces de fugitifs. Rien de plus bruyant qu’une battue ou une chasse à courre.

On les aperçoit qui déferlent, entre les feuillages. Ils suivent le sentier jusqu’au pont, découvrent que celui-ci breloque comme un porte-clés à son tableau de bord, ses amarres étant sectionnées en face, poussent des cris de désappointement et refluent plus vite et plus bruyamment qu’ils ne sont arrivés.

Bientôt le silence revient.

Nous sommes seuls.

Des busards aux ailes sombres volplanent au-dessus de nos têtes, silencieusement. Des parfums opiacés agressent nos narines.

Le père Trikviitt rampe jusqu’à un buisson de cactus fortement épineux. Il s’étend dessus voluptueusement, pousse un grand soupir pâmé et soupire.

— Voilà quinze ans que j’attends le grand repos. À présent, je puis mourir. Merci, mon fils.

— Hé, pépé, partez pas ! m’égosillé-je.

— Le temps est venu pour moi de quitter ce monde, mon fils. Je savais que je ne mourrais pas dans la prison de Mâbitâhungoû, Vichnou m’en avait averti, ce qui m’a permis de tenir. Maintenant ma révolution doit s’accomplir. Vichnou ne trompe jamais ! Vos dieux à vous autres, Occidentaux, sèment des paraboles mais ne bâtissent pas. Ils parlent de choses générales, et, quand ils ont beaucoup parlé, ils saisissent leurs auréoles et font la quête. Vichnou dit ce qu’il convient de faire, au moment où il faut le faire. Ainsi, tout à l’heure, lorsque vous avez échappé au pied de l’éléphant, vous n’avez fait qu’obéir à l’ordre de Vichnou. C’est lui qui vous a inspiré la ruse du pont. Lui qui vous mènera au succès. Lui, toujours, qui me pousse à vous déclarer ceci : « Retournez aux abords du palais, en suivant la face sud. Lorsque vous vous trouverez à la hauteur d’un sycomore géant dont le front domine toute la forêt, adossez-vous au tronc de l’arbre, là où la foudre en sa fureur inscrivit un profond sillon, comptez trente-trois pas en allant droit devant vous. Vous parviendrez jusqu’à un amoncellement de rochers. Cherchez, vous trouverez une fissure assez large pour permettre à un homme de votre corpulence de s’y glisser. Vous serez dès lors dans la grotte d’Anshokolâ. Personne n’aura l’idée d’aller vous y chercher. En ce lieu, vous aurez l’opportunité de méditer et de prendre les dispositions capables d’assurer votre salut. Merci, mon fils.

« Que Vichnou, Ganesh, Parvati et Krishna vous protègent. Maintenant retenez bien ces paroles du grand jaïn Pièhredâak dont je ne partage pas la religion, mais dont j’admire la sagesse : « La vie n’est la vie que parce qu’elle est la vie. » Grâce à votre grand courage, je meurs heureux. Adieu !

Ainsi parla le fakir Trikviitt, martyr de Khunsanghimpur.

Puis il ferma ses pauvres yeux épuisés.

Exhala un dernier soupir qui ne valait d’ailleurs plus grand-chose et entra calmement dans l’éternité. Pour ma part je me contentai de suivre ses recommandations et d’entrer dans la grotte.

PRIE CHAT SEPT

D’aucons[33] s’étonneront de ma réaction.

Et pourtant elle est telle que je te vas avoir le plaisir de vous la faire part.

Bon, la grotte d’Anshokolâ…

La dénicher est un plaisir lorsqu’on se conforme aux instructions ultimes de ce cher vieux fakir, mis sur ma route par les soins diligents de Vichnou. En v’là un (pas Vichnou, le fakir) qui avait une drôle de sacrée mémoire. Se rappeler les détails de la topographie à ce point tient du prodige. Vous allez me dire que, quinze années durant, il n’a rien eu d’autre à fiche que de se souvenir, mais y a tout de même là une certaine performance, gloire posthume à Trikviitt ! Merci pour lui.

Bon, je reprends…

La grotte d’Anshokolâ…

L’entrée en est étroite, mais une fois à l’intérieur on y est à l’aise.

C’est la salle Pleyel, en un tout petit petit peu plus grand. Il y fait sombre comme dans le cœur d’un blanc ou le cul d’un nègre. Une source récite une aimable litanie avant que d’aller se perdre dans les entrailles de la terre. Je m’y désaltère. L’eau est exquise. Il n’y manque qu’une mesure de Ricard pour qu’elle soit vraiment parfaite[34]. Dans le fond s’élève une montagne de noisettes amoncelées là par les prévoyants écureuils de la forêt à laquelle la grotte sert de silo. J’en croque quelques-unes. Ensuite de quoi je m’endors.

Oui : je dors.

Malgré l’angoisse de l’heure.

Malgré mon Béru abandonné entre les mains cruelles de nos tourmenteurs.

Je dors afin de récupérer mes forces.

Je dors pour user le temps pendant que les gardes poursuivent leur charge sauvage.

Et puis surtout, oui, vraiment surtout : je dors parce que j’ai sommeil.


Longtemps…

Beaucoup…

Passionnément.

À la folie.

PLUS DU TOUT !


Plus du tout car un bruit me réveille.

Celui d’une pierre qui n’amasse pas mousse (puisqu’elle roule). L’homme san-antonien, vous connaissez ? En selle tout de suite ! Hop ! hop ! Paré pour les dures réalités du moment à l’instant même qu’il a repris conscience. Je sais qu’il y a quelqu’un dehors !

Quelqu’un qui cherche l’entrée de la grotte, donc qui en connaît l’existence.

Les alarmes me viennent à l’œil. Holà, messire ! Holà ! les gens ! Qui passe ici cithare ? Car il fait nuit. La clarté diffuse qui, à mon arrivée, se faufilait dans la grotte n’est plus. L’opacité crée cécité. J’ai dû pioncer un fameux bout de temps. Ma fatigue envolée, d’ailleurs, me le confirme.

Je me ramasse sur moi-même dans la position du guépard affamé devant un gigot de mouton sur pied.

La lumière ronde d’une lampe de poche coule son halo jaune pâle dans le noir confiné de la grotte.

Les arrivants ne sont qu’un, semble-t-il, à moins qu’ils ne soient disposés en file hindoue. Pourtant, le pas qui accompagne la lumière paraît unique.

Le survenant parcourt quelques mètres à l’intérieur de la grotte. Il s’immobilise. J’entends le bruit un peu haletant de sa respiration réverbéré par la caverne. Puis le faisceau lumineux décrit un arc de cercle bondissant.

— Vous êtes là ? demande enfin une voix.

En français dans le texte, les gars !

Je me retiens de réagir. Peut-être est-ce une ruse de Mâbitâhungoû ? D’autant que la voix m’a paru féminine.

— Si vous êtes là, montrez-vous, ne craignez rien, je viens pour vous aider…

Je réprime un nouvel élan.

« Fais attention, San-Antonio, murmure ma raison (que je croyais muette pour cause de transformations) ne sois pas chien fou, prends garde à toi ! »

La femme (car c’est bien d’une gonzesse qu’il s’agit) avance dans la vaste grotte, telle Mademoiselle Soubirous à l’appel de « la dame blanche ».

Je me plaque à culon[35] dans une anfractuosité de la roche.

À présent, la visiteuse est à cinq mètres de moi. Je ne discerne rien d’elle, seule la lampe me renseigne quant à sa position.

J’attends qu’elle pirouette pour intervenir. Faut, non ? Ses investigations l’amenant à balayer toute la grotte de son pinceau lumineux, elle finit par exécuter le mouvement de rotation souhaité par votre dévoué serviteur.

Lequel en profite, il est tellement inutile de vous le préciser que je vous serais reconnaissant de biffer cette phrase avec une pointe Bic, merci.

Pas besoin d’ajouter non plus que je ceinture la fille puissamment. Alors je ne vous l’ajoute pas, mais je le fais. Chose curieuse, elle ne regimbe pas.

Votre San-Antonio opportun a le vif agrément de sentir sous ses prestes mains deux seins d’une dureté telle que je les crois en fonte. Je me dis : « cette gerce planque ses œufs plats sous des cloches à melon ».

— Ne soyez donc pas stupide, monsieur le commissaire ! s’emporte la môme, et n’abusez pas de la situation pour me pétrir la poitrine avec une telle frénésie.

Des mots pareils à un tel moment et dans un tel endroit, parole, ça vous chamboule les jointures. De saisissement, j’en lâche le morceau. Lâcher de saisissement, c’est plutôt paradoxal, mais je ne suis plus à un paradoxe près. La lampe s’élève jusqu’à ma fière figure de garçon intrépide.

L’examen est bref. Comme de routine. Simple vérification. La femme savait qui elle allait trouver là ; à preuve, elle m’a donné du commissaire.

— Si c’était un effet de votre bonté, dis-je en saisissant sa loupiote.

Contre-champ sur Mam’zelle Mystère.

Je mets une poussière d’instant à identifier le fabuleux visage durement fouaillé par le stupide éclairage.

— Mais c’est miss 220 volts, la déesse des piscines parisiennes ! m’exclamé-je.


Son regard intense et velouté essaie de trouver le mien dans la pénombre.

La lampe tremble dans ma main tant est beau le spectacle qu’elle me révèle. Moi qui trouvais sublime la princesse Çavajéjoui ! Pauvre cloche, va ! Certes, elle est jolie, parfaitement roulée, lascive, ardente. Mais sublime ! Sublime ? Ah, permettez, messieurs de la Cour, messieurs les jurés, ne galvaudons pas devant moi un terme qui ne trouve sa raison d’être que lorsqu’il est utilisé devant cette créature surgie des ténèbres. L’Hindoue de chez Merdre, oui, elle est su-bli-me ! Elle est ssssubbbbbllllliii-mmmmeheu, voilà le mot exact que je cherchais, dont j’avais un pressant besoin. Épinglez-le tout de suite dans le Petit Robert afin que je le retrouve à la sortie : sssssu-bbbbbllllliiii-mmmmmeheu ! Vous ne pouvez vous tromper : ça s’écrie comme ça se mugit.

— Vite ! Vite, ton nom, surnaturelle créature, ton nom pour que tu aies un début de réalité. Ton nom pour que mes sens commencent à croire en toi, à t’admettre.

« Tu n’es pas une créature, mais une récréature ! Te contempler remplace le sommeil et les gouttes ophtalmiques. Alors vite, pour que tu sois, pour que tout soit, dis-moi ton nom…

— Je me nomme Vahé Danhladesh !

Secousse du camarade Sana.

— Eh quoi, seriez-vous la fille de…

— Oui : la fille de celui qui vous attendait et que ces misérables ont fait assassiner dans le train.

— Mais comment ? Mais je… je ne comprends pas !

Dur aveu pour un flic impétueux que de déclarer son ignorance. Dure expérience pour un cavaleur que de mendier à une fille des explications. Faut plier son orgueil en quatre et le glisser dans la poche revolver de son slip, les aminches. Faire taire la voix jacassante de sa vanité. Se déguiser en vermisseau, en vermicelle…

— Parlez, chère Vahé ! Malgré le mauvais tour que vous nous avez joué à Paris, je sens que toute rancune m’abandonne. Je n’ai qu’une idée en tête, je l’avoue humblement : essorer vos jolies lèvres de toutes les vérités qu’elles retiennent, et puis les goûter…

— Oh, je vous prie, balbutie la jeune fille, cessez de plaisanter, la situation est grave.

— Comment diantre saviez-vous que j’étais dans cette grotte, et pourquoi venez-vous m’y rejoindre ?

— Je suis arrivé à Khunsanghimpur ce soir, en provenance de Paris. Les gens de ma secte m’ont appris l’assassinat de mon père en même temps que les événements du palais.

— Qu’appelez-vous les événements du palais ?

— Le mariage de votre ami avec la malheureuse Vadérhétroçatânas dont nous savions tous que son frère cherchait une bonne occasion pour la faire disparaître légalement. Ils vous ont décrits avec une telle précision que j’ai reconnu les policiers de chez Merdre. Les mêmes témoins m’ont raconté votre arrestation ; puis votre évasion en compagnie du vieux Trikviitt…

« C’est d’ailleurs à cause de lui que je suis ici.

— Comment cela ?

— Lorsque j’étais enfant, il nous réunissait dans cette grotte avec les autres gamins du pays pour nous y parler de Vichnou. Quand j’ai su qu’on ne vous avait pas retrouvé, je me suis dit qu’il vous avait guidé là.

— Et mon ami, vous avez de ses nouvelles ?

— Il sera brûlé tout à l’heure, au lever du soleil avec son épouse. Le bûcher est déjà dressé dans la clairière Sîntjâhn’dâark.

— Mon Dieu, imploré-je. Il faut faire quelque chose…

Je jette un œil au cadran phosphorescent de ma tocante. Il annonce trois heures dix.

— À quelle heure le soleil se lève-t-il ?

— En ce moment, à six heures quarante.

J’ai un hennissement de détresse.

Me voici démuni, seul, sans arme, dans un pays hostile, contre une troupe de gens en armes. Que puis-je tenter ? Espérer ?

— Vos amis, dis-je, sont-ils nombreux ?

— Des millions !

— Alors ils accepteront peut-être de m’aider à délivrer Bérurier ?

Elle secoue la tête.

— Impossible, cela est contraire aux grandes options de notre cause. Les traditions sont encore trop fortement enracinées dans le cœur des hommes de ce pays. Le système des castes continue de prévaloir, et jamais les Intouchables, auxquels j’appartiens, ne se risqueront à attaquer les supérieurs. Le dharma est toujours en vigueur, et le restera tant que la profonde mutation pour laquelle je lutte ne se sera pas produite !

Bien parlé.

C’est une espèce d’Evita Peron, Vahé ! Mais ça n’est pas de discours que j’ai besoin.

— La preuve que tout est à faire, c’est que nous sommes perpétuellement trahis. Il y a dans nos rangs une armée secrète de traîtres qui livrent nos plans aux supérieurs, à peine qu’établis ; nos intentions sont connues de l’ennemi, nos projets. Voilà pourquoi nous sommes contrés avec tant de promptitude. C’est à désespérer…

Elle se prend la tête à deux mains.

— Mon père, ô mon vénéré et noble père, lamente-t-elle.

Mon cœur se serre (pour faire place à la peine). À l’instar de la belle Vahé, j’ai envie de m’écrier :

— Mon Béru, ô mon cher et courageux Béru…

Au grill-room, pépère ! Les carbonari ! Servez chaud ! Chauds les marrons ! Poulet grillé ! Minute, cocotte !

Non ! Impossible !

— Comment s’opèrent ces crémations ?

Elle récite, d’un ton mécanique :

— On place les suppliciés sur le bûcher composé de bois de santal et d’autres essences dont la combustion est particulièrement intense et rapide. On y met le feu après que la foule l’a cerné. Tout brûle tandis que les assistants chantent en chœur le « Khrâmerakhrâmerapâ ».

Vision d’enfer, c’est bien quasiment le cas d’y dire, sacré bon gu !

Vision apocalyptique !


— Vahé, fais-je brusquement, vous êtes venue ici pour me sauver. Je vous en suis reconnaissant jusqu’à la moelle. Faites-moi confiance : je lutterai pour votre cause que je devine noble et juste, mais auparavant, aidez-moi à sauver mon ami.

— Je ne vois guère comment, dit-elle.

— Vous prétendez que les gens de votre secte refuseront de combattre, du moins peuvent-ils nous aider à réunir du matériel de combat.

— Ils n’ont pratiquement pas d’armes, excepté quelques dérisoires poignards…

— Quand je parle de matériel de combat, je ne pense pas obligatoirement à des armes !

— En ce cas, il y a à Khunsanghimpur une bonne vingtaine d’adeptes que j’estime à peu près sûrs.

— En ce cas, faisons vite, Vahé : il ne nous reste plus que trois heures pour agir !

PECHA TRI HUIT

Sur moi donc, cette troupe s’avance…

Éléphants en tête, comme toujours ici.

Bille en tête, même !

Des masses !

Todontes !

Ils amènent dans leurs palanquins Mâbitâhungoû ; la très belle et très garce Çavajéjoui, et, verdâtre à cause de la blessure par moi infligée à sa dégueulasserie d’abdomen, le vilain Tanhnahunecomça.

Des lanciers encadrent le cortège.

Suit une carriole traînée par des parias dans laquelle se trouve Bérurier.

Puis une charrette tirée par deux vaches blanches où l’on a placé la conne de Mme Bérurier bis, ex Vadérhétroçatânas.

À voir !

La cavalcade, ou plus exactement l’éléphancade Barnum.

Des joueurs de fifres bandzobiens font entendre, dans le matin peuplé par ailleurs de chants d’oiseaux, l’aigre musiquette des services funèbres.

La foule suit. Des femmes en saris blancs. Des hommes en pyjamas bleu nuit !

C’est impressionnant.

Là-haut et là-bas, côté Chine, le soleil se lève. Bien rond, bien vitaminé.

Le bûcher ressemble à un immense piédestal sans statue. Bientôt, il va recevoir des gisants !

La caravane se met en arc de cercle dans la vaste clairière au centre de quoi s’édifie l’affreuse chose.

— Allez ! crie Mâbitâhungoû en sanscrit.

Illico, des gardes s’emparent de mon bien cher Béru. Le Gros est ficelé d’étrange manière. Il a les mains entravées ainsi que les jambes, mais ce de manière assez lâche pour qu’il puisse accomplir quelques mouvements. Les aides-bourreaux l’obligent à gravir une échelle appuyée au bûcher. Parvenu à destination, Pépère se retourne pour apostropher la populace.

— Les gars, dit-il, je vous annoncer une chose dans pas longtemps, ça va renifler la friture dans le secteur, biscotte le bonhomme a des réserves de graisse.

Puis, tout particulièrement à l’intention de son beau-frère :

— Lucien, ajoute le brave bonhomme, t’es un frangin en peau de vache. Je dépose une protestance seule-à-nelle comme quoi t’as pas le droit de fricasser ta sisteur vu que not’ mariage n’a pointe été consumé, et j’y déplore. La pauv’ biquette va rôtir avec son berlingue. Des charognards comme tézigue, on peut pas trouver pire. Aussi, tout Maharajah que tu es, j’te maudis de pieds en cape et je souhaite que ma fumée t’étouffe.

Cette malédiction style Jacques de Molay (revue et corrigée Alexandre-Benoît) jetée, le Mammouth tend la main à son épouse.

— Allons, viens, ma pauvre louloute, lui dit-il. La femme au foyer, j’voyais ça autrement. Mais quand on a Landru comme frère, faut s’attendre à des trucs… fumants !

Là-dessus, les deux jeunes mariés s’allongent sur les rondins.

Mâbitâhungoû fait un geste.

Les chants funèbres retentissent. Le bourreau prépare sa torche et vient allumer les brindilles croustillantes. Elles sont sèches comme des biscuits. Pourtant, contre toute attente, la flamme de la torche ne se communique pas au bûcher.

Stupéfait, l’homme insiste. En pure perte : le feu refuse de prendre.

Il essaie de le mettre à un autre point de l’édifice de branchages.

Sans plus de résultat.

Un murmure passe dans la foule.

Les prières s’arrêtent.

On devine la stupeur ambiante, l’incrédulité. Une sorte d’espèce de début de frayeur religieuse.

— T’as des problos, Mec, lance le Courageux (ô combien !). Tu veux mon Feudor ?

Sa boutade joyeuse ne détend pas l’atmosphère.

Agacé, Mâbitâhungoû crie un ordre.

Deux autres mecs allument alors deux autres torches pour unir leurs flammes et leurs efforts à ceux du bourreau.

Rien !

C’est le moment de la big action, mes frères.

Un long hululement part des frondaisons. Il s’enfle, s’enfle, terrible, fantastique. Bien que c’est moi qui l’aie enregistré sur le minicassette de Vahé, une heure plus tôt, si je vous disais qu’il me file presque les copeaux ? Faut dire que les échos de la forêt l’amplifient, le caverneusent, l’horribilisent…

La foule se jette à genoux.

Mais c’est pas fini.

Au contraire : ça commence tout juste… Parce que je n’ai pas fait qu’ignifuger le bûcher en vaporisant dessus les seize extincteurs piqués dans l’usine de produits chimiques de la localité voisine. Aidé de Vahé et de ses potes, j’ai préparé d’autres gadgets surchoix.

Au plus paroxysmique du hurlement, une misérable forme se détache du faîte d’un arbre géant bordant la clairière. La forme se met à traverser l’espace nu, au-dessus du bûcher. Elle paraît voler…

Et cette forme, Dieu me pardonne, c’est le cadavre du pauvre fakir Trikviitt accroché à un filin de nylon tendu d’un arbre à l’autre.

Nom de Vichnou, cette trouillance générale ! The panique !

Les maharajahs glaglatent comme les copains !

Pour couronner le tableau, les cartouches de dynamite piquées dans une carrière de reblochon voisine et que j’ai disséminées dans les troncs creux du voisinage explosent, au commandement de mon détonateur, à qui mieux mieux.

Les sycomores, les fromagers, les tubless, les contractuels, les polyvalents éclatent et se couchent à grand fracas.

Alors c’est le sauve-qui-peut.

Et ils peuvent tous.

Les éléphants donnent le signal sans attendre la sollicitation de leurs mahouts (c’est le nom des cornacs dans l’Inde, je vous dis ça pour vous montrer que je suis vachement documenté et que j’aurais pu vous écrire ce polar en sanscrit si j’avais voulu !).

L’on dirait qu’un tremblement de terre secoue la région. Ça fuit ventre à sol. Les gros écrasent les petits, comme toujours. Le lait des vaches sacrées tourne en beurre d’Isigny. C’est beau, dans le genre. Grandiose sur les bords. Inespéré comme résultat.

J’aurais pas osé en souhaiter autant ! Pleine réussite ! Les pachydermes font des nœuds avec leurs trompes. Des cardiaques infarctusent. Des dames enceintes mettent bas. Des lanciers s’entrelardent. On fuit, on part, on va ailleurs, on s’éloigne, on disparaît.

N’nous reste plus que d’aller récupérer les deux tourtereaux sur leurs branchages et de les embarquer à bord de la jeep empruntée à un ingénieur anglais.


Chouette type, le consul de France à Bombay. Fort heureusement, il me connaît pour m’avoir rencontré deux années auparavantes à une réception donnée par le Préfet de Police.

Mon coup de téléphone l’atteint au moment où il sucrait son café au lait. Il est homme d’action, capable d’initiatives d’envergure.

— Il y a un terrain d’aviation à Habreûvnôosiyon, la ville la plus proche de Khunsanghimpur, me dit-il, je vous envoie immédiatement un avion-taxi, j’espère qu’il sera sur place d’ici deux ou trois heures…

C’est gentil à lui, non ? Moi, je trouve que des diplomates de cette trempe, y en a pas chouchouille.


— On n’a pas cramé, mais malgré tout j’ai eu chaud, déclare Béru.

Nous sommes dans un bar en planches tenu par un vieux Britannique couperosé, au bout du terrain. Le Gravos en est à son quatorzième scotch.

— Et tu dis que c’est grâce à la petite greluse de la piscine qu’on s’est sortis de la mouscanche ?

Il adresse une œillade coquine à Vahé.

— Merci pour la rattrapade-maison, mon petit cœur. Vous êtes rentrée dans mon estime par la grande lourde. Pourrait-on savoir le pourquoi de votre comportage plus singulier que pluriel ?

La jeune fille a un léger sourire plein de mélancolie.

— Tout cela est beaucoup plus simple que vous ne vous le figurez, dit-elle.

Je lui prends l’épaule d’un bras sûr et ferme.

— Je n’ignore pas que vous avez beaucoup souffert, Vahé, mais j’aimerais savoir… Nous avons été trop occupés, jusqu’à présent, pour pouvoir parler, nous mettre à jour ; maintenant, nous avons le temps… Avant tout, oh oui avant tout, parlez-moi de ce fameux produit, enjeu d’aussi fortes convoitises…

Le soleil, qui se fourvoie par une vitre poussiéreuse, transforme sa pommette admirable en bronze vieilli.

— Il s’agit d’une découverte réalisée par Célestin Merdre à partir d’un dérivé du pétrole et qu’il a baptisée obésidon.


Une vraie décharge électrique…

C’est comme si je croupissais depuis plusieurs jours dans une pièce obscure ; d’une secousse on vient d’ouvrir les volets en grand.

La lumière des quatre vérités m’éclaire, embrase l’affaire jusque dans ses moindres recoins. Il a suffi d’un mot, même pas, d’un néologisme. Ce terme complète certains recoupements qui s’étaient élaborés dans ma petite tronche. Il est le déclic ! L’éclair qui met le feu à la poudre de mon intelligence[36].

— Attendez, Vahé chérie. Ne dites plus rien, j’ai à cœur de deviner. Je vais vous prouver qu’un flic parisien sait faire travailler ses méninges.

Elle sourit.

— Vous me l’avez déjà prouvé au cours de cette fin de nuit, dans la clairière…

— Ce n’était rien, qu’un petit coup de système D désespéré pour tenter l’impossible. À présent je marne au ralenti, façon Sherlock, en interprétant les éléments mis à ma disposition…

« On y va ?

— Je vous en prie, fait la jeune fille, intéressée, voire amusée par ma fougue.

— Vous avez connu le fils Merdre à Bombay où il est venu disputer le match aller de la grande rencontre de hockey France-Inde ?

— Juste.

— Cela doit faire, si mes souvenirs sportifs sont exacts, environ six mois ?

— Exact.

— Vous êtes tombés amoureux l’un de l’autre ?

Elle a une expression évasive.

— Enfin, lui du moins a-t-il eu le coup de foudre pour vous, ce que je conçois, vous ne pouvez savoir à quel point !

— En effet.

— Vous avez bavardé, et il vous parlé de la découverte de son père ?

— Oui.

— J’ouvre une parenthèse pour vous demander des précisions en ce qui concerne l’obésidon.

— C’est un produit au pouvoir nutritif absolument fantastique. Il est aisé à fabriquer et d’un prix de revient très bas. Bref, il peut constituer le salut du tiers monde !

— Vous avez aussitôt mesuré les perspectives d’avenir qu’il offrait, et vous avez proposé à Jacques Merdre de l’expérimenter en premier lieu dans votre « vallée de la faim ».

— C’est cela même, monsieur le commissaire…

— Je vous en prie, pas de « monsieur le commissaire » entre nous, appelez-moi chéri, ça ira plus vite !

Elle rougit et baisse ses longs cils obsédants[37].

Manière de lui dissiper la confusion, je m’hâte d’enchaîner :

— Il a accepté.

— Non, il voulait auparavant en parler à son père. Célestin Merdre était un homme plutôt despotique…

— Pourquoi dites-vous « était » ?

— Parce qu’il est mort.

— Ah, il…

Je frappe le vieux comptoir de bois d’un poing brutal.

— Un autre scotch, gentleman ? questionne le taulier.

En v’là un qui se couche probablement avec une boutanche de raide sur sa table de noye en prévision de ses réveils blafards. Il doit tellement sucrer, le matin, avant de prendre sa dose, que pour faire pipi, il fait sûrement appel à la main-d’œuvre étrangère, histoire de ne pas se mettre le compteur à zéro.

— Oui, un autre ! Ça s’arrose. Je viens de comprendre LA vérité, Vahé. Le dénommé Monbraque n’était autre que le maigrichon monsieur Merdre ayant expérimenté sur lui-même l’obésidon ?

— Bravo !

— Eh ben merdre ! renchérit Béru. V’là donc à cause de quoi il avait soi-disant disparu…

Il n’avait pas disparu : il s’était transformé ! complété-je. Ce qui explique qu’il ait répondu au téléphone quand son livreur lui a appris la mort de Jacques. Et ce qui éclaire son suicide, c’est un père désespéré qui s’est défenestre. Lorsque nous avons sonné, il venait à l’instant d’avoir la révélation du drame. Le mot « police » que j’ai lancé dans le parlophone a été pour lui une espèce de ratification de la tragédie : alors il s’est balancé par la fenêtre. Que faisiez-vous chez les Merdre, ma Vahé-très-chérie ?

— J’étais venue négocier l’achat de l’obésidon pour ma secte. Il représentait le salut, la victoire de notre caste d’intouchables sur la caste supérieure. Imaginez tout mon peuple bandzobard devenant athlétique en quelques jours ! Du coup ces vieilles traditions millénaires qui ne survivent que par la faiblesse de mes frères allaient être balayées. Nous allions nous emparer des palais, des terres, des richesses. Les répartir. Vivre, enfin ! Mieux : devenir un peuple puissant !

Elle s’exalte. Ses grands yeux sombres prennent des teintes de topaze au soleil.

— Donc, Célestin Merdre allait vous céder le produit ?

— Il hésitait. J’ai compris pourquoi depuis le drame. Les traîtres qui pullulent dans nos rangs, les lâches prêts à vendre les promesses du futur contre un bol de riz ont informé les Maharajahs de ce qui se préparait.

— Alors les princes ont pris peur, ils se sont unis pour mieux s’interposer.

— Oui. Ils se sont fait tenir au courant de toutes les tractations en cours. Ils ont engagé des hommes de main. Leur puissance est immense puisque leurs richesses sont sans limites.

— Revenons-en aux événements de Paris. Un point me chicane l’entendement : que vient faire la drogue dans tout ça ?

Vahé hoche la tête.

— Hélas ; ç’a été le point noir. Vous le savez donc, Célestin Merdre a essayé l’obésidon sur lui, après de nombreux tests sur des cobayes ; malheureusement, il n’a pas su doser ses prises convenablement et il est devenu ce que vous avez vu. Je vous laisse à imaginer ce que peut ressentir un homme mince et nerveux quand, en moins de quinze jours, il devient un monstre de deux cents kilos ! Ses nerfs n’y résistaient pas…

— Alors, la came, c’était pour lui ?

— Oui. Il voulait avoir une provision pour s’assurer de ne jamais être en manque. Malheureusement, nous n’avons pu souscrire à cette exigence. Il a donc traité, sans que je le sache, avec les représentants des maharajahs. En échange de vingt kilos de drogue, il acceptait de leur céder un échantillon de son produit. Une fois celui-ci expérimenté, il aurait traité avec eux.

Ma pensée caracole.

— Mais alors, Vahé, si cet échange se faisait avec la complicité du goal de l’équipe hindoue de hockey sur glace, pourquoi venait-il en personne et sous une fausse identité au Bandzob ?

La ravissantissimissime a plusieurs crispations de mâchoires avant de répondre.

— Parce que Célestin Merdre était à la fois un génie et une canaille cupide, et qu’il avait décidé de traiter avec les deux partis à la fois pour ramasser une fortune colossale (et non déclarée).

— Voualà biscotte il a dit « C’est ma faute » quand le chauffeur y a annoncé que son chiare venait d’êt’ rectifié, rappelle Béru.

— C’est vrai, Gros, tout s’explique. Tu comprends, les gens des maharajahs viennent procéder à l’échange : came contre échantillon. Au début ça se déroule selon le plan convenu : Jacques assomme le goal. De faux infirmiers l’emmènent. Seulement y a de l’eau dans la tuyauterie de gaz : nous. La bagnole de Pinuche cause l’accident auquel tu as assisté. Pour le coup, la combinaison pleine de came n’arrive pas à destination. Or, Jacques Merdre devait livrer l’échantillon après la réception de l’héroïne. Un coup de fil à l’usine — où se rendaient les faux brancardiers et « leur blessé » — lui apprend que l’équipage n’est pas arrivé. Soucieux de ne pas être floué, Jacques refuse de remettre l’échantillon à ceux qui l’attendaient. Il enfourche sa moto et file aux laboratoires. Du coup, les gens de la bande qui eux aussi ignorent l’accident, se croient également baisés en canard et emploient les grands moyens.

« Histoire de fous !

— Signée Pinuche, ricane le Gros. Sans sa voiture à la mords-moi le carburateur… Bon, dites, tout ça devient net, mais je voudrais savoir pourquoi vous nous avez joué ce vilain tour quand t’est-ce on s’est pointés chez Césarin ?

Vahé secoue la tête :

— Je ne vous ai pas crus quand vous avez prétendu être des policiers !

— À cause ? s’étonne Bérurier.

Elle nous couvre de son regard ardent, pathétique.

— Ni l’un ni l’autre ne ressemblez à un policier, assure-t-elle en se retenant de sourire. Alors j’ai eu peur. Vous m’annonciez la mort de Célestin Merdre que je croyais dans la pièce du dessous. J’ai pensé au système d’électrification que Jacques avait fait aménager et dont il se servait pour son entraînement. Un procédé canadien, paraît-il… Je me suis comportée avec vous comme si vous étiez des tueurs à gages.

— Et vous nous avez drôlement possédés, mon petit ; comme j’sus beau joueur, je vous tire mon bitos !

Alexandre-Benoît cligne de l’œil et ajoute :

— C’est vrai, M’selle Vahé, que vous faites partie des Intouchables ?

La jeune fille acquiesce farouchement.

— C’est vrai, dit-elle. Et je m’en vante !

Le Gravos éclate de rire.

— Intouchable, pouffe-t-il ! Intouchable… Avec San-Antonio, ça m’étonnerait que vous le restiez longtemps !

Un ange passe.

Il précède l’avion que nous attendons, et dont nous commençons à percevoir le ronron, au loin…

— Je me demande bien ce qu’est devenu l’échantillon d’obésidon, dis-je, manière de remettre la converse sur sa rampe de lancement. Si les tueurs de Jacques se l’étaient approprié, Tanhnahunecomça ne m’aurait pas proposé un viaduc d’or en échange du produit…

ABOMINABLE CONCLUSION

— Vite ! Vite ! m’sieur l’inspecteur !

En nous voyant débouler dans la cour de la Grande Cabane, le brigadier Poilala s’est littéralement rué sur notre taxi. Un léger salut militaire et il a clamé son « vite-vite ».

Cela s’adresse à Bérurier, vous l’avez compris, sinon il aurait crié « vite, vite, monsieur le commissaire ».

— Je pressens une catastrophe ! balbutie Béru.

— P’t’être pas, mais ça y ressemble, renchérit le brigadier, c’est Mâme Bérurier votre épouse qu’appelle toutes les heures de chez votre cousin d’Embourbe-le-Petit pour demander qu’on vous joint, comme quoi faut que vous allassiez d’urgence la trouver rapport à des faits d’une importance primordiale.

— Elle a pas précisé lesquels sont-ce ? demande le Mastar.

— Non, mais sa voix était de plus en plus anxieuse.

Mon ami se met à claquer du râtelier.

— Madoué, qu’est-ce il a pu arriver ? Tu viens avec moi, San-A. ?

On n’abandonne pas un frère dans l’angoisse. J’ordonne au bahut de foncer sur l’autoroute de l’ouest.


Le cousin Évariste derrière une méchante moustache rousse… Sa femme, une punaise blette… La tante sourde, le grand-père paralysé, Berthe, très pâle, avec des yeux cernés… Marie-Marie pas fiérote non plus…

Tout ce monde est terré dans la cuisine au moment où notre G7 stoppe devant le seuil de la ferme.

Bérurier se précipite.

Regarde sa famille atterrée.

— Eh ben ? chevrote le digne inspecteur, eh ben quoi ? En v’là des manières d’affoler l’homme. M’avez tous l’air d’attaque dans le patelin !

— Ah, tu trouves ?

C’est le cousin Évariste, rogue, teigneux…

— Entrez tous et fermez vite la porte, cré bon gu ! nous houspille-t-il.

On obéit, sans comprendre.

Il prend le brandillon de son gros cousin et l’entraîne jusqu’à la fenêtre de derrière, celle qui donne sur les champs.

— On a l’air tous d’attaque, hein ? Et ça, alors ? explose le nabus.

Bérurier regarde et pousse un cri. Je m’approche.

Drôle de zoo. Inquiétant ! On se croirait devant une gravure de Gustave Doré.

— Vous élevez des autruches ? je demande…

— C’est pas des autruches, c’est des poules ! fulmine Évariste.

— Hein !

— Faitement !

— Et ces grands vautours ?

— Des corbeaux !

— Et ces gros serpents ?

— Des vers de terre !

Nous hochons la tête devant les monstres qui grouillent dans le champ.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? murmure Bérurier. Y s’passe quoi donc dans ton esploitation, Variste ?

Le moustachu crache à terre, écrase les éventuels bacilles du pied pour empêcher qu’ils se changent en crabes géants et déclare :

— Y s’passe que ta vaurienne de nièce a mis dans le pré j’sais pas quelle saloperie dont les bêtes que voilà ont bouffé. Depuis, elles grossissent d’heure en heure !

— C’est pas une saloperie, c’est une tenue d’hockeyeur ! proteste la Mômasse. T’te rappelles, Santonio, je t’avais demandé la permission de l’emporter. J’en ai fait un épouvantail, regardez… Mais à peine que je l’ai eu placée sur deux bâtons, toutes les bêtes se sont jetées dessus.

Miss Tresses me désigne l’épouvantail. Il est en haillons. Alors je pousse un grand cri.

— Triple con ! m’exclamé-je.

— Dites donc, rechigne Évariste, c’est à moi que ça s’adresse ?

— Non, mon pauvre ami, à moi…

Je me battrais !

M’invectiverais… Car cette tenue, mes amis, sur le moment, j’ai cru que c’était celle de Jacques Merdre. Je n’ai pas pris garde à ses couleurs. Or il se trouve que c’était une tenue indienne !

J’explique à Béru et à Vahé :

— Elle est en obésidon compressé. Jacques devait la remettre aux gars de la bande des maharajahs une fois la drogue en lieu sûr. Comme moi, les assassins du jeune homme n’ont pas pris garde à cette tenue fixée sur le porte-bagages de la moto.

J’embrasse Marie-Marie.

— Bravo, moustique, sans toi, une grande découverte se serait perdue. Quant à vous, cousin Évariste, vous allez pouvoir faire une petite fortune en revendant ces bêtes anormales à des zoos. Vahé, dans mes bras ! Le Bandzob triomphera de ses tyrans !

Gagné par mon enthousiasme, tout le monde fait « youpi ». Sauf la tante sourdingue.

Et sauf Berthe qui semble sinistrement méditative.

— Alexandre-Benoît, gronde-t-elle soudain, au plus fort de la liesse générale, peux-tu m’expliquer qui est cette petite personne avec j’sais pas quoi au nez et une robe en voile blanc qui te tient par le pan de ta veste depuis que t’es arrivé ?

— Ça ? C’est ma femme, répond étourdiment Béru en jetant un regard attendri à Vadérhétroçatânas.

— Comment, TA FEMME ! meugle la Baleine.

Pépère avale sa salive.

— Ma femme… de ménage, termine-t-il. Je t’en ai ramené une des Indes. Elles sont pour rien, là-bas et y a pas de Sécurité Sociale à payer !

FIN
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