Robert Silverberg Ciel brûlant de minuit

Pour Alice K.,

Qui a appris quelques nouveaux tours à un vieux singe.


Ô vent d’ouest, quand souffleras-tu,

Pour que tombe la fine pluie ?

Seigneur, faites que mon amour soit dans mes bras

Et que je retrouve mon lit !

1

Voilà ma cible, se dit Juanito. Celui-là, là-bas. Oui, ce sera lui.

Il observait les nouveaux dinkos descendant de la navette spatiale de midi, en provenance de la Terre. Celui qu’il avait repéré était le grand qui n’avait pas d’yeux du tout ; un visage uni du front à l’arête du nez, à peine l’esquisse d’une concavité plus sombre sous la peau lisse du front. Pas même de sourcils, juste la forme des arcades glabres. Comme si les yeux avaient été effacés, se dit Juanito. En réalité, il n’y en avait probablement jamais eu. Cela ne ressemblait pas à une opération de restructuration génétique, plutôt à une ligature prénatale.

Il savait qu’il n’y avait pas de temps à perdre ; la concurrence était rude. Une quinzaine, peut-être une vingtaine de courriers étaient rassemblés comme des vautours dans la salle d’attente et certains des meilleurs étaient présents : Ricky, Lola, Kluge, Nattathaniel. Et Delilah. Tout le monde semblait avoir très faim. Juanito ne pouvait se permettre de rester sur la touche. Il n’avait pas travaillé depuis six semaines ; cela suffisait. Son dernier client avait été un Ukrainien au verbe enjôleur et à la mise soignée, recherché sur Commonplace et peut-être deux ou trois autres stations orbitales pour trafic de plutonium. Juanito avait consciencieusement plumé son client, mais tout a une fin. Les nouveaux arrivants apprennent le fonctionnement du système, se fondent en lui et deviennent invisibles, de sorte qu’ils n’ont plus aucune raison de continuer à payer. Il faut alors se mettre à la recherche d’un nouveau client.

— Bon ! lança Juanito, défiant les autres du regard. Voilà le mien : celui qui a une drôle de tête, à qui il manque la moitié du visage. Quelqu’un d’autre est intéressé ?

— Je te le laisse, mon vieux, répondit Kluge dans un éclat de rire.

— Oui, fit Delilah, réprimant un frisson. Je te le laisse aussi.

Cela attrista Juanito de l’entendre faire chorus de la sorte. Il avait toujours été déçu de constater qu’elle n’avait pas son imagination.

— Seigneur ! reprit-elle. Je parie qu’il va t’apporter des tas d’ennuis.

— Les ennuis, répliqua Juanito, c’est ce qui paie le plus. Si vous préférez les plus faciles, ça me va.

Il adressa un sourire à Delilah et un petit signe de la main aux autres.

— Puisque nous sommes d’accord, reprit-il, je crois que je vais y aller tout de suite. Salut, tout le monde.

Il commença à descendre le long de la paroi du moyeu. Un soleil éblouissant se réverbérait sur le pourtour argenté du module d’arrimage et sur le gros axe cylindrique de la navette spatiale, fiché au centre du module comme une baguette dans un beignet. De l’autre côté de la paroi, les dinkos fraîchement arrivés passaient d’une démarche instable sous le portrait resplendissant d’El Supremo, haut de dix mètres, et pénétraient dans la salle de fumigation, une tente rouge en fibre de verre. Comme d’habitude, ils avaient des difficultés à s’adapter à la pesanteur ; un seizième de celle de la Terre, au maximum, dans le moyeu. L’atmosphère aussi devait leur poser des problèmes. Elle était pure, riche en oxygène, sans saloperies, alors qu’ils étaient habitués à la soupe immonde qui faisait office d’air pour les Terriens, le poison qu’ils respiraient par la force des choses, chargé de gaz puants qui leur rongeaient les poumons et transformaient leurs os en gélatine.

Juanito s’interrogeait toujours sur les nouveaux arrivants, se demandait pourquoi leur choix, entre tous les mondes de l’espace, s’était fixé sur Valparaiso Nuevo. Tout le monde cherchait à fuir la Terre et il était facile de comprendre pourquoi : la planète était dans un état épouvantable. Mais il y avait une quantité de satellites habités offrant un air pur et un climat agréable. Ceux qui débarquaient sur Valparaiso Nuevo devaient avoir eu des raisons particulières pour choisir cette destination. Ils appartenaient à l’une des deux grandes catégories constituées par ceux qui cherchaient à se cacher et ceux qui venaient traquer un fugitif.

La station n’était, somme toute, qu’une gigantesque planque orbitale. Celui qui avait de bonnes raisons de rechercher la tranquillité venait à Valparaiso Nuevo pour s’offrir une retraite discrète. Cela impliquait qu’il avait fait quelque chose d’assez grave pour que d’autres ne veuillent pas le laisser tranquille. Et ils étaient nombreux, ceux qui débarquaient à Valparaiso pour traquer ceux qui ne voulaient pas être retrouvés. Il y avait un va-et-vient perpétuel, une sorte de jeu de cache-cache se déroulant sous le regard bienveillant d’El Supremo, qui empochait sa commission au passage. Et il n’était pas le seul.

En contrebas, les nouveaux dinkos s’efforçaient d’avancer d’une démarche dégagée, assurée. Pas facile quand tout le corps reste crispé, de crainte de rebondir comme une balle en posant trop fort le pied par terre. Juanito adorait les regarder marcher d’un air constipé, traînant les pieds, rasant le sol.

La pesanteur ne lui avait jamais posé aucun problème. Pour lui qui avait passé toute sa vie dans les stations orbitales, les satellites habités, il allait de soi que l’attraction variait selon la distance à laquelle on se trouvait du moyeu. Il suffisait, pour compenser ces variations, de quelques réglages instinctifs.

Juanito avait de la peine à imaginer un endroit où la pesanteur serait constante en tous lieux. Jamais il n’avait posé le pied sur la Terre ni sur aucune autre des planètes naturelles ; cela ne lui disait rien et il n’avait pas l’intention de le faire. Les colonies établies sur Mars et Ganymède étaient exclusivement peuplées de scientifiques ; Luna était un endroit affreux ; quant à la Terre, il fallait être complètement fou pour vouloir y aller, ne fût-ce que pour un bref séjour. Rien qu’en pensant à la Terre on avait l’estomac retourné.

Le garde de faction à l’entrée de la zone de quarantaine était un androïde à la face plate, d’aspect plastique. Son nom, ou ce qui en tenait lieu, était Velcro Exxon ou quelque chose d’approchant. Juanito l’avait déjà vu à ce même poste. Il s’avança vers l’androïde qui tourna la tête vers lui.

— Tu reprends déjà le travail, Juanito ?

— Il faut bien manger.

L’androïde haussa les épaules. La nourriture n’était certainement pas une préoccupation pour lui.

— Tu ne travaillais pas avec un trafiquant de plutonium venu de Commonplace ?

— Quel trafiquant de plutonium ? demanda Juanito en souriant.

— Ça va, fit l’androïde. J’ai compris.

Il tendit une main cireuse ; tout s’achetait sur Valparaiso Nuevo, même les machines. Juanito y déposa une plaque de cinquante callaghanos. Le tarif habituel pour pénétrer illégalement dans l’enceinte des douanes n’était que de trente-cinq callies, mais Juanito était partisan de ne pas regarder à la dépense, surtout avec les agents de l’autorité. Après tout, rien ne les obligeait à le laisser entrer. Il arrivait parfois qu’il y eût plus de courriers que de dinkos ; il revenait alors aux gardes de procéder à une sélection. Le supplément qu’il leur versait se révélait un bon investissement.

— Merci bien, fit l’androïde. Merci beaucoup.

Il désactiva le bouclier de sécurité qui protégeait l’enceinte. Juanito s’avança et chercha sa proie du regard.


Les nouveaux dinkos étaient conduits dans la salle de fumigation. Cela les irritait, comme toujours, mais les gardes qui les encadraient les faisaient avancer au milieu des nuages de fumée rose, vert et jaune jaillissant du plafond. Personne ne sortait de la zone de quarantaine sans être passé par cette salle. El Supremo était paranoïaque pour ce qui concernait l’entrée de micro-organismes étrangers dans l’écosystème fermé de Valparaiso Nuevo. Il était paranoïaque dans bien des domaines. On ne devient pas le seul et unique maître de son petit satellite habité et on n’exerce pas le pouvoir absolu pendant trente-sept ans sans une bonne dose de paranoïa.

Adossé à la longue paroi de verre incurvée qui ceinturait l’enceinte des douanes, Juanito fouillait du regard les vapeurs stérilisantes. Les autres courriers commençaient à arriver. Juanito observa leurs travaux d’approche, les regarda choisir les clients potentiels et les séparer du troupeau. La plupart des dinkos donnaient leur accord dès qu’on leur expliquait les conditions du marché mais, comme toujours, une poignée refusait toute aide, prétendant être capables de se débrouiller seuls. Les radins ! se dit Juanito. Peigne-cul ! Ringards ! Vous allez comprendre ! Il n’était pas possible de s’installer sans un courrier sur Valparaiso Nuevo, même si l’on se croyait très malin. C’était, somme toute, une zone de libre entreprise. Celui qui connaissait les règles n’avait plus rien à y craindre, plus jamais. Sinon, il n’était pas à l’abri.

Il est temps d’aborder ma proie, se dit Juanito.

Il n’eut aucune difficulté à retrouver son aveugle. Beaucoup plus grand que les autres dinkos, presque un géant, c’était un homme d’une bonne trentaine d’années, massif, ossu, à la membrure allongée, à la musculature puissante. Son front lisse, brillant comme un fanal, réfléchissait la lumière éblouissante. La faible pesanteur ne semblait pas plus le perturber que sa cécité. Il avançait dans l’enceinte des douanes d’une démarche aisée, assurée, presque gracieuse. Comme tous les autres nouveaux arrivants, il avait la peau rêche, couverte de ces marbrures si communes chez les habitants de la Terre, cloquée et rougie par l’exposition permanente au feu meurtrier de leur soleil.

Juanito s’approcha de lui d’un pas nonchalant.

— Je serai votre courrier, monsieur. Je m’appelle Juanito Holt.

Il arrivait à peine au coude de l’aveugle.

— Mon courrier ?

— Service d’assistance aux nouveaux arrivants. Pour faciliter la procédure d’entrée. Formalités de douane, opérations de change, chambre d’hôtel, documents de résidence permanente, si telle est votre intention. Services particuliers à négocier en sus.

Juanito leva un regard plein d’espoir vers le visage impénétrable. L’aveugle le considéra bien en face, un regard direct, les yeux dans les yeux, en quelque sorte, si le dinko en avait eu. C’était déconcertant. Plus déconcertant encore, Juanito avait l’impression que l’aveugle le voyait parfaitement. L’espace d’un instant, il se demanda à l’avantage de qui leur association tournerait.

— Quel genre de services particuliers ?

— Tout ce que vous voudrez.

— Tout ?

— Tout, répéta Juanito. Nous sommes à Valparaiso Nuevo.

— Ouais… Quel est ton prix ?

— Tarif de base : deux mille callaghanos par semaine. Services particuliers en supplément. À débattre.

— Ton tarif de base fait combien en dollars Capbloc ?

Juanito fit le calcul et lui donna le résultat.

— Pas mal, fit l’aveugle.

— Deux semaines minimum, payables d’avance.

— Ouais, répéta le dinko, dardant de nouveau sur lui son regard intense d’aveugle, ce regard qui le transperçait.

Il demeura silencieux un instant. Juanito écouta le bruit de sa respiration, courte, précipitée, la respiration de tous ceux de la Terre. Comme s’ils s’efforçaient de garder les narines pincées pour empêcher les poisons emplissant l’air de pénétrer dans leurs poumons. Mais l’air de Valparaiso Nuevo ne présentait aucun danger.

— Quel âge as-tu ? reprit brusquement l’aveugle.

— Dix-sept, répondit Juanito, pris de court.

— Et tu es bon, hein ?

— Je suis le meilleur. Je suis né ici, je connais tout le monde.

— Je vais avoir besoin du meilleur. Tu acceptes la poignée de main électronique en paiement ?

— Bien sûr, fit Juanito.

C’était trop facile. Peut-être aurait-il dû demander trois kilocallies par semaine au lieu de deux, mais il était trop tard. Il sortit le terminal flexible de la poche de sa tunique et y glissa les doigts.

— Banque Unity Callaghan de Valparaiso Nuevo. Le code d’accès est 22-44-66 et vous pouvez lui attribuer tout de suite une touche, car c’est la seule banque de la station orbitale. Mon numéro de compte est 1133.

L’aveugle prit son propre terminal et tapota prestement sur le clavier à son poignet. Puis il saisit la main de Juanito, la serra dans la sienne jusqu’à ce que les capteurs se recouvrent et effectua le transfert de fonds. Juanito appuya sur une touche pour en demander confirmation et une inscription d’un vert vif + 4 000 cl s’afficha sur l’écran de sa paume. Le nom du payeur était Victor Farkas, la somme avait été virée d’un compte de la Royal Amalgamated Bank du Liechtenstein.

— Liechtenstein, fit Juanito, l’air perplexe. C’est un pays de la Terre ?

— Un tout petit pays. Entre l’Autriche et la Suisse.

— J’ai déjà entendu parler de la Suisse. Vous habitez dans le Liechtenstein ?

— Non, répondit Farkas, mais c’est là que se trouve ma banque. Au Liechtenstein, c’est ce que nous disons. Crois-tu que nous allons enfin pouvoir sortir d’ici ?

— Encore un transfert, répondit Juanito. Transmettez-moi votre logiciel d’entrée. Bagages, passeport, visa. Cela facilitera les choses pour nous deux et nous fera gagner du temps.

— Tu veux dire que cela te permettra plus facilement de disparaître avec ma valise. Et jamais je ne te retrouverai, hein ?

— Me croyez-vous capable de faire cela ?

— Ce n’est pas ton intérêt.

— Vous devez faire confiance à votre courrier, monsieur Farkas. Si vous ne lui faites pas confiance, vous ne ferez confiance à personne sur Valparaiso Nuevo.

— Je sais, dit Farkas.


Il leur fallut une demi-heure pour effectuer le retrait des bagages de Farkas et obtenir l’autorisation de sortie de l’enceinte des douanes. Le tout revint à deux cents callies en pots-de-vin divers, à peu près la somme habituelle. Il fallait arroser tout le monde, des androïdes préposés à la manutention des bagages au caissier à l’air rusé et malveillant du guichet du change. Juanito n’ignorait pas que les choses ne se passaient pas de cette manière sur la plupart des stations habitées, mais il savait aussi que Valparaiso Nuevo était différente. Dans un endroit où l’activité principale était la protection de fugitifs, rien d’étonnant à ce que l’économie repose sur le recyclage des pots-de-vin.

Mais Farkas ne paraissait appartenir à aucune des catégories de fugitifs. En attendant les bagages, Juanito prit connaissance des informations contenues dans le logiciel que l’aveugle lui avait transmis ; il vit que Farkas était arrivé avec un visa de visiteur, valable six semaines. Comme employeur, il avait indiqué Kyocera-Merck, Ltd. C’était donc un traqueur, pas un fuyard, venu forcer dans sa retraite quelqu’un qui était recherché par l’une des plus puissants mégafirmes de la Terre. Pourquoi pas ? Truqueur ou fuyard, d’un côté comme de l’autre, il y avait toujours une source de profit possible pour un courrier. Le dépistage n’était pas vraiment la spécialité de Juanito, mais il saurait s’adapter.

Il y avait autre chose que Farkas ne paraissait pas être non plus : aveugle. S’il n’avait pas d’yeux, cela ne semblait aucunement nuire à sa perception de l’espace environnant. En sortant de l’enceinte des douanes, il se retourna et indiqua le portrait géant d’El Supremo.

— Qui est-ce ? demanda-t-il. Votre président ?

— Le Défenseur, c’est son titre. Le Generalissimo. El Supremo, don Eduardo Callaghan.

Juanito se rendit soudain compte de la situation.

— Excusez-moi, monsieur Farkas, fit-il, les yeux écarquillés. Vous voyez ce portrait ?

— D’une certaine manière.

— Je ne vous suis pas. Le voyez-vous, oui ou non ?

— Oui et non.

— Merci beaucoup, monsieur Farkas.

— Nous en reparlerons une autre fois.


Juanito logeait toujours les nouveaux dinkos dans le même hôtel, le San Bernardito, à quatre kilomètres du moyeu, dans la commune périphérique de Cajamarca.

— Suivez-moi, dit-il à Farkas. Nous allons prendre l’élévateur du Rayon C.

Farkas ne semblait avoir aucune difficulté à le suivre. Quand Juanito jetait de loin en loin un coup d’œil par-dessus son épaule, il voyait à trois ou quatre pas derrière lui le grand dinko qui suivait le couloir d’un pas régulier. Il n’a pas d’yeux, se disait Juanito, mais il voit quand même. C’est sûr, il voit.

D’un bout à l’autre des quatre kilomètres du trajet en élévateur le long du Rayon C jusqu’à la périphérie, la vue était spectaculaire. L’élévateur était une grande cabine aux parois vitrées, qui se déplaçait à l’intérieur d’un tube placé à l’extérieur du rayon et offrait à la vue un panorama extraordinaire : la gigantesque machinerie aux engrenages complexes constituant la planète artificielle en orbite terrestre qui portait le nom de Valparaiso Nuevo, les sept gigantesques rayons reliant le moyeu à la périphérie lointaine et portant chacun sept globes de verre et d’aluminium renfermant les zones résidentielles, les secteurs d’affaires, les terres cultivées, les espaces de loisirs et les réserves forestières. À mesure que l’élévateur descendait – la pesanteur augmentant pour atteindre celle de la Terre dans les cités périphériques –, on découvrait le reflet brillant du soleil sur les rayons adjacents, on entrevoyait le gros globe bleu de la Terre emplissant le ciel, à cent cinquante mille kilomètres, et les scintillements plus proches de la multitude de stations orbitales habitées, comme un banc de méduses flottant dans l’immensité d’un océan de ténèbres. C’est ce que disaient tous ceux qui arrivaient de la Terre : « Comme des méduses dans l’océan. » Juanito ne comprenait pas comment une station orbitale avec ses sept rayons pouvait ressembler à un poisson quelconque, mais ils disaient tous la même chose.

Farkas ne fit pas allusion aux méduses, mais, d’une manière ou d’une autre, rien ne semblait véritablement lui échapper de ce qui se présentait à la vue. Debout devant la paroi vitrée de l’élévateur, plongé dans une profonde concentration, il agrippait la rambarde sans ouvrir la bouche. De loin en loin, quand quelque chose de particulièrement impressionnant leur apparaissait, il émettait un léger sifflement. Juanito l’observait du coin de l’œil. Que pouvait-il bien voir ? Rien ne semblait se mouvoir derrière les renfoncements plus sombres où auraient dû se trouver les yeux. Et pourtant, sous la large et lisse surface de peau luisante surmontant son nez, quelque chose lui permettait de voir.

C’était bougrement déconcertant. C’était carrément bizarre.

Le San Bernardito donna à Farkas une chambre sur l’extérieur, avec vue sur les étoiles. Juanito payait les employés pour que ses clients soient bien traités. C’est ce que son père lui avait enseigné quand il n’était encore qu’un gamin, trop jeune pour distinguer un bas de soie d’un bas de laine. « Paie pour ce dont tu auras besoin, lui répétait son père. Achète-le et tu auras au moins une chance de pouvoir en disposer le moment venu. » Son père avait été un révolutionnaire en Amérique centrale, au temps de l’Empire. Il serait devenu Premier ministre si la révolution avait réussi. Mais elle avait échoué.

— Voulez-vous que je vous aide à défaire vos bagages ? demanda Juanito.

— Je me débrouillerai.

— D’accord.

Il se planta devant la fenêtre, la tête levée vers le ciel. Comme toutes les autres stations orbitales, Valparaiso Nuevo était protégée des dégâts des rayons cosmiques et des météorites par un double bouclier renfermant une couche de scories lunaires de trois mètres d’épaisseur. Des rangées d’ouvertures en V couraient le long du bouclier ; leur surface réfléchissante laissait passer la lumière du soleil mais pas les radiations nocives. L’hôtel avait disposé ses chambres de telle sorte que chacune de celles qui donnaient de ce côté avait une vue sur l’espace à travers les ouvertures en V. Toute la cité de Cajamarca était à ce moment orientée vers les ténèbres où les étoiles brillaient avec un vif éclat.

Quand Juanito se retourna, il vit que Farkas avait soigneusement suspendu ses vêtements dans la penderie et qu’il se rasait – méthodiquement, avec application – à l’aide d’un petit laser à main.

— Je peux vous poser une question personnelle ? demanda-t-il.

— Tu veux savoir comment je vois.

— Je dois avouer que je n’en reviens pas.

— Je ne vois pas. Pas comme tout le monde. Je suis aussi aveugle que tu l’imagines.

— Mais, alors…

— C’est ce qu’on appelle la vision aveugle, poursuivit Farkas. La vision proprioceptive.

Hein ?

— Il y a toutes sortes de choses en mouvement qui n’ont pas la forme de la lumière réfléchie, c’est-à-dire de ce que les yeux voient, expliqua Farkas avec un petit rire. Il y a dans cette pièce une multitude de vibrations autres que celles qui se trouvent à l’intérieur de la partie visible du spectre électromagnétique. Les courants d’air contournent les obstacles et sont déformés par ce qu’ils rencontrent. Et il n’y a pas que les courants d’air. Les objets ont une masse et une chaleur propres : ils ont une particularité liée à l’interaction entre la masse et la forme, Comprends-tu de quoi je parle ? Je suppose que non… Mais, pour moi, c’est très clair. Et pour détecter les images à deux dimensions, j’ai une autre technique. Tu sais, à côté de ce que l’on peut voir avec les yeux, il y a des tas d’informations disponibles pour celui qui en a besoin. Et j’en ai besoin.

— Vous utilisez une sorte de machine pour les capter ? demanda Juanito.

— Tout est là-dedans, répondit Farkas en se tapotant le front. Je suis né avec.

— Une sorte d’organe sensoriel à la place des yeux ?

— Tu n’es pas loin de la vérité.

— Mais alors, que voyez-vous ? À quoi les choses ressemblent-elles pour vous ?

— Et pour toi ? rétorqua Farkas. À quoi ressemble une chaise pour toi ?

— Eh bien, elle a quatre pieds, un dossier…

— À quoi ressemble un pied ?

— C’est plus long que large.

— Exact.

Farkas s’agenouilla et fit courir ses mains le long des pieds tubulaires de l’affreuse petite chaise noire placée près du lit.

— Je touche cette chaise, reprit-il. Je sens la forme de ses pieds, mais je ne vois pas des formes de pied.

— Qu’est-ce que vous voyez ?

— Des globes d’argent qui ondulent en larges courbes. Le dos du siège se plie en deux et se rabat sur lui-même. Le lit est une flaque brillante de mercure d’où sortent de longues pointes vertes. Toi, tu es six sphères bleues posées les unes sur les autres et reliées par un gros câble orange. Et ainsi de suite.

— Bleu ? fit Juanito. Orange ? Qu’est-ce que vous savez donc des couleurs ?

— La même chose que toi. Il y a une couleur que j’appelle bleu, une autre orange. Je ne sais pas si elles ressemblent de près ou de loin à tes couleurs à toi, mais peu importe. Mon bleu est toujours bleu pour moi. Il est différent de la couleur que je vois rouge et de celle que je vois verte. L’orange est toujours orange. C’est une question de relations. Tu me suis ?

— Non, répondit Juanito. Comment pouvez-vous y comprendre quelque chose ? Ce que vous percevez n’a rien à voir avec la vraie couleur, la forme ou la position de quoi que ce soit.

— Tu te trompes, Juanito, fit Farkas en secouant la tête. La forme, la couleur et la position de ce que je vois sont les vraies. Je n’ai jamais connu autre chose. Si on pouvait me greffer aujourd’hui des yeux normaux, ce qui, à ce que l’on m’a dit, aurait une chance sur deux de réussir et serait terriblement risqué, j’aurais énormément de mal à m’y retrouver dans ton monde. Il me faudrait des années pour tout apprendre ; je n’y arriverais peut-être jamais. Alors que, dans le mien, je me débrouille parfaitement. Je comprends, en touchant les objets, que ce que la vision aveugle me permet de voir n’est pas leur « véritable » forme. Mais j’y substitue des équivalents cohérents. Tu comprends ? Une chaise ressemble toujours à l’idée que je me fais d’une chaise, même si je sais que les chaises n’ont pas du tout cette forme. Si tu pouvais voir les choses de la manière dont je les vois, tu aurais l’impression que tout appartient à une autre dimension. En fait, tout appartient vraiment à une autre dimension. Les informations dont je me sers sont différentes de celles que tu utilises, c’est tout. Mais, à ma manière, on peut dire que je vois. Je perçois les objets, j’établis des relations entre eux, j’ai des perceptions spatiales, tout comme toi. Tu me suis toujours, Juanito ?

Juanito réfléchit longuement. Comme tout cela paraissait bizarre. Voir le monde comme dans un miroir déformant, avec des taches, des sphères, des câbles orange, des flaques de mercure. Bizarre, oui, extrêmement bizarre.

— Vous êtes né comme ça ? demanda-t-il au bout d’un moment.

— Mais oui.

— Une sorte d’accident génétique ?

— Pas un accident, répondit doucement Farkas… Je suis le sujet d’une expérience. Un maître généticien a travaillé sur moi dans le ventre de ma mère.

— Je comprends, fit Juanito. En fait, c’est la première idée qui m’est venue à l’esprit quand je vous ai vu descendre de la navette. Je me suis dit : ce doit être le résultat d’une ligature. Mais pourquoi… pourquoi… ? Cela vous ennuie de parler de ces choses-là ? reprit-il, incapable de formuler sa question.

— Pas vraiment.

— Pourquoi vos parents ont-ils permis… ?

— Ils n’ont pas eu le choix, Juanito.

— Ce n’est pas illégal, d’effectuer une ligature non voulue ?

— Bien sûr que si, répondit Farkas. Et alors ?

— Mais qui ferait ça à… ?

— Cela se passait dans l’État libre du Kazakhstan dont tu n’as jamais entendu parler. C’était l’un des États issus de l’ancienne Union soviétique dont tu n’as probablement jamais entendu parler non plus, après le Premier Démembrement, il y a cent, cent cinquante ans. Mon père était consul de Hongrie à Tachkent. Il a été tué pendant le Second Démembrement, ce qu’on a appelé la guerre de Restauration ; ma mère, qui était enceinte, a été choisie comme sujet des expériences de chirurgie génétique prénatale pratiquées dans cette ville sous les auspices des Chinois. Un travail remarquable y était effectué à l’époque. Les scientifiques essayaient de créer de nouvelles espèces utiles d’êtres humains pour servir la République. Je fus le sujet de l’une de ces expériences visant à élargir le champ de perception. J’aurais dû disposer d’une vision normale et, en plus, de la vision aveugle, mais cela ne s’est pas passé tout à fait comme prévu.

— Vous semblez prendre cela avec beaucoup de calme, fit Juanito.

— À quoi bon se mettre en colère ?

— C’est aussi ce que mon père disait, reprit Juanito. « Inutile de te mettre en colère, mais venge-toi. » Il faisait de la politique dans l’Empire d’Amérique centrale. Quand la révolution a échoué, il est venu se réfugier ici.

— Comme le chirurgien qui a pratiqué ma ligature prénatale, fit Farkas. Il y a une quinzaine d’années. Il vit encore ici et j’aimerais le retrouver.

— Je comprends, dit Juanito pour qui tout devenait clair.

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