19

Quand Enron regagna l’hôtel, en fin d’après-midi, tout était d’une propreté impeccable, le lit soigneusement fait, pas la plus petite trace d’une odeur de sueur, pas le moindre relent de luxure. Tout donnait à penser que personne d’autre que Jolanda n’était entré dans la chambre depuis le matin. Après avoir rejoint Kluge qui n’avait pas encore réussi à retrouver la piste de Davidov et des autres conspirateurs, Enron avait déambulé nerveusement pendant plusieurs heures dans la station orbitale, s’arrêtant dans les cafés pour tuer le temps, furetant de-ci, de-là, au hasard, attendant de pouvoir rentrer sans risque.

— Alors ? demanda-t-il à Jolanda dès qu’il la vit.

Elle s’était changée depuis le déjeuner et portait un caftan aux couleurs éclatantes, orné sur les côtés de flots de rubans iridescents vert, rose et jaune, accentuant hardiment l’ampleur de ses formes. La fatigue se lisait sur son visage. L’effet de l’hyperdex doit être en train de s’estomper, se dit Enron.

— Alors, comment est-ce de baiser avec un homme qui n’a pas d’yeux ?

— Marty…

— Je t’en prie ! Nous ne sommes plus des enfants. Tu l’as amené ici ; cette chambre a un lit et une porte qui ferme ; j’imagine ce qui a dû se passer. C’était bien ton idée, non ? De l’amener ici sous prétexte de prendre des mesures pour une sculpture et de terminer au lit ?

— Ce n’était pas un prétexte, riposta Jolanda avec une certaine vivacité.

Assise à la fenêtre, elle tournait le dos au panorama extraordinaire qu’offrait, sur la toile de fond des ténèbres de l’espace, un semis d’étoiles et de planètes étincelantes au milieu desquelles filaient les satellites L-5.

— J’ai vraiment pris ses mesures, protesta Jolanda. J’ai réellement l’intention de sculpter un buste de lui. Tiens… regarde… poursuivit-elle en lui montrant une petite pile de cubes de données. Toutes les mesures sont là.

— T’a-t-il dit comment il te voit ? Tu sais que, pour lui, tout n’est que figures géométriques ? Une géométrie très étrange.

— Il a dit que j’étais belle.

— Oui, c’est vrai. Il m’a décrit la manière dont il voyait une femme et je ne l’oublierai jamais. C’était lors de notre première rencontre, quand nous étions à Caracas pour cette conférence sur l’extraction du molybdène et du béryllium de l’eau de mer. La femme en question était péruvienne ou chilienne, je ne sais plus, et elle te ressemblait un peu… Oui, des mamelles comme les tiennes, une femme très forte, pas vraiment grasse, mais plantureuse et extrêmement…

— Je m’en fiche, Marty.

— J’étais avec Farkas au bord de la piscine, quand elle est sortie de l’eau telle Aphrodite, tu vois. Une Aphrodite aux formes généreuses, à la manière de Rubens. Les seins gros comme ça, les bras comme des cuisses, les cuisses encore plus fortes, mais tout très bien dessiné, parfaitement proportionné. Mais gros, un peu comme toi. En la voyant, j’ai glissé quelque chose à Farkas, une remarque sur ce corps, oubliant qu’il n’avait pas d’yeux. En riant, il m’a dit : « Pour moi, elle est quelque peu différente. » Je crois qu’il m’a dit qu’elle lui apparaissait sous la forme de trois tonneaux posés sur le côté et réunis par un câble ardent. Peut-être y avait-il cinq tonneaux ; en tout cas, c’était très beau pour lui. Chaque personne est entièrement différente des autres pour Farkas, elle a une forme individuelle. Les informations qu’il perçoit par ses sens n’ont rien à voir avec celles que nous recevons. Je suis content qu’il t’ait trouvée belle, poursuivit Enron en souriant. Car tu l’es, comme l’était cette femme à Caracas. Et, au lit, tu es merveilleuse. Comme il l’a découvert, je n’en doute pas.

— Sais-tu à quoi tu ressembles pour moi, en ce moment ? fit Jolanda. À un loup. Un petit loup efflanqué aux yeux verts, aux crocs ruisselants de bave.

— Aimerais-tu faire une sculpture de moi ? Tiens, prends donc mes mesures. Vas-y, ne perdons pas de temps !

Il commença à défaire sa ceinture.

— C’est moche, ce que tu fais, Marty. Je ne supporte pas la jalousie. Si tu ne voulais pas que je couche avec lui, pourquoi m’as-tu jetée dans ses bras ?

— Parce que je voulais obtenir certains renseignements et que cela me semblait le meilleur moyen d’y parvenir. Tu avais compris, j’espère ?

— Oui, je suppose, fit-elle, maintenant que j’y réfléchis. Mais peux-tu comprendre, toi, ajouta-t-elle avec un regard étincelant de colère, que je n’aurais jamais accepté de le faire si je ne l’avais pas trouvé attirant ? Je ne suis pas un jouet que l’on se passe de main en main, Marty. Ni un appât. J’avais envie de coucher avec lui. Je l’ai fait et je suis contente de l’avoir fait ! J’y ai pris beaucoup de plaisir.

— Bien sûr, fit Enron, passant de l’âpreté à un ton plus apaisant. C’est un homme singulier et l’expérience a dû être singulière.

Il s’avança vers elle, posa les mains de chaque côté de son cou et commença à masser délicatement la peau douce et la chair ferme.

— Crois-tu vraiment que je sois jaloux, Jolanda ?

— Et comment ! Il fallait le faire, mais cela ne te plaisait pas. Je l’ai compris quand tu as fait irruption au restaurant. Tu ne pouvais t’empêcher de tourner autour de nous, pour essayer de garder le contrôle de la situation au moment même où tu me poussais vers lui.

Enron fut légèrement décontenancé par cette accusation. Disait-elle vrai ? Dans son esprit, le but qu’il poursuivait en allant les surprendre au restaurant était uniquement d’envoyer un signal à Farkas pour lui faire comprendre qu’ils devaient parler, dès que le moment de badinage avec Jolanda serait terminé. Mais peut-être y avait-il autre chose. Après tout, il aurait pu attendre le lendemain pour entrer en contact avec Farkas. Mais peut-être avait-il eu besoin, au fond de lui-même, de revendiquer l’antériorité de ses droits sur Jolanda, de faire savoir au Hongrois qu’elle était un peu sa propriété, avant qu’ils ne couchent ensemble.

— As-tu au moins appris quelque chose d’utile ? demanda Enron avec un petit haussement d’épaules.

— Ça dépend. Qu’entends-tu par utile ?

— Ta-t-il confié par exemple pourquoi il est ici ?

— Il te l’a dit au restaurant ! Il a dit qu’il était en vacances !

— C’est ça, en vacances… Tu es vraiment bête !

— Je te remercie.

— Tu sais bien qu’il fait de l’espionnage pour le compte de Kyocera.

— D’accord, il fait de l’espionnage. Nous n’avons absolument pas parlé de Kyocera. J’ai d’abord pris des mesures de son visage et de son crâne, et puis il m’a demandé si je voulais coucher avec lui, et…

— Bon, ça va !

— Tu sais, Marty, au lit il ne donne pas l’impression d’être aveugle. Ou de quelqu’un qui, en regardant une belle femme, voit un assemblage de tonneaux. Il sait très bien où tout est censé se trouver.

— Je n’en doute pas, fit Enron en inspirant longuement. Écoute-moi, maintenant, Jolanda. Je pense que Kyocera-Merck est mêlée de près ou de loin au complot ourdi par tes amis de Los Angeles, que le Hongrois est son représentant et qu’il a pour mission de rencontrer les conspirateurs et de les aider à monter leur coup.

Jolanda se retourna dans son fauteuil et le regarda.

— Qu’est-ce qui te fait croire ça ? Personne n’a jamais mentionné Kyocera quand ils m’ont mise au courant de leur projet.

— Pourquoi l’auraient-ils fait ? Mais il faut de l’argent pour une entreprise de ce genre. Quelqu’un doit payer les armes, quelqu’un doit payer le voyage des conspirateurs. Il faut les entraîner. Il y a aussi les droits de douane, les pots-de-vin, toutes les dépenses nécessaires pour faire entrer une petite armée dans un lieu aussi bien protégé que cette station orbitale. Qui est le commanditaire, à ton avis ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Ils n’en ont jamais parlé.

— Le but que je poursuivais en venant ici – tu t’en souviens, n’est-ce pas ? – était de rencontrer tes amis et de leur faire savoir que mon pays est disposé à leur fournir le soutien financier dont ils pourraient avoir besoin. Mais je commence à envisager l’éventualité qu’ils aient déjà trouvé un puissant associé pour leur entreprise.

— Tu penses à Kyocera-Merck ?

— C’est l’impression que je commence à avoir.

— Mais quelles raisons pousseraient Kyocera-Merck à décider de renverser le dictateur de Valparaiso Nuevo ?

— Peut-être des raisons de pur impérialisme, répondit Enron. Le bruit court que Kyocera est entrée dans une phase fortement expansionniste, et la mégafirme a peut-être envie d’ajouter quelques stations L-5 à sa collection. À moins qu’il ne s’agisse seulement de mettre la main sur quelques individus recherchés qui se sont réfugiés à Valparaiso Nuevo. Je n’en sais rien, Jolanda. Toujours est-il que Farkas est là et qu’un coup d’État se prépare ; cela me donne des raisons de penser qu’il est, d’une manière ou d’une autre, mêlé à ce plan pour le compte de K.M.

— Et alors ?

— Et alors, il faut que je participe à leur projet. Il faut trouver une forme d’association pour partager les frais et les profits. Les gens de Kyocera peuvent garder le satellite, s’ils y tiennent. Mais il y a certaines personnes qui sont venues se cacher ici et qui y vivent… Ce sont elles que nous voulons. Et nous les aurons, d’une manière ou d’une autre.


Enron s’offrait le luxe d’une longue douche juste avant le dîner, quand Jolanda passa la tête dans la cabine.

— J’ai le courrier en ligne. Il croit avoir retrouvé Davidov. Veux-tu lui parler ?

— Fais-le patienter, dit Enron.

Il se remit sous l’eau qu’il laissa couler voluptueusement sur la toison noire et emmêlée dont était couverte sa poitrine encore pleine de savon. En Israël, on pouvait bien entendu gaspiller toute l’eau qu’on voulait sous la douche. Mais Enron venait de passer quelque temps en Californie où il s’était plié aux restrictions draconiennes imposées sur la côte Ouest par la sécheresse perpétuelle et il se délectait maintenant de pouvoir disposer d’eau en quantité illimitée sur cette station orbitale où tout était recyclé avec une efficacité maximale, où rien n’était rationné.

Enron sortit de la cabine au bout d’un long moment, s’essuya vigoureusement et entra dans la chambre. Il découvrit le visage joufflu et grave de Kluge sur le viseur. Il enroula avec désinvolture la serviette autour de sa taille et s’avança dans le champ du scanner.

— Alors ?

— Rayon C, fit Kluge. Hôtel Santa Eulalia, dans la cité de Remedios. Quatre hommes qui, d’après leur passeport, résident en Californie y sont descendus la semaine dernière. L’un d’eux utilise le nom de Dudley Reynolds, mais je crois que c’est l’homme que vous cherchez. Je vais vous transmettre son portrait.

Le transfert provoqua une interférence qui brouilla un moment l’image du viseur ; Kluge branchait le câble de son terminal. Quand l’image retrouva sa netteté, Enron vit apparaître le solido d’un homme au visage carré, au cou puissant, avec des yeux bleus au regard sévère et des cheveux très courts, si blonds qu’ils en paraissaient décolorés. Sa peau, qui, à l’origine, devait avoir une pâleur slave, était d’une teinte pourpre tirant sur le noir et montrait des taches et des marbrures dues à l’abus d’Écran. C’était un visage effrayant, au menton avancé, d’où les lèvres étaient presque absentes, une face bestiale de cosaque.

— Qu’en penses-tu ? demanda Enron à Jolanda.

— C’est Davidov. Oui, c’est bien lui.

— On dirait un animal.

— En fait, c’est un garçon très doux, affirma Jolanda.

— Je n’en doute pas, fit Enron avant de demander à Kluge de revenir à l’image. Bien joué, tu les as retrouvés ! Où sont-ils en ce moment ?

— Je ne sais pas.

— Comment ?

— Ils ont réglé leur note il y a douze heures. Peut-être sont-ils repartis sur la Terre.

— Nom d’un pourceau ! lança Enron. Ils nous ont échappé !

— Je n’en suis pas certain. D’après mes contacts à l’Emigration, leur départ de Valparaiso Nuevo n’a pas été enregistré. Mais il n’en est pas moins vrai qu’ils ont quitté leur hôtel. Je vais poursuivre mes recherches.

— C’est ça.

— J’aurais besoin d’une avance, reprit Kluge. J’ai énormément de frais.

— Combien veux-tu ?

— Mille callaghanos ?

— Je vais t’en donner deux mille, fit Enron. Cela t’évitera d’avoir à me redemander de l’argent dans un ou deux jours.

Kluge parut vraiment très surpris. Jolanda regarda l’Israélien d’un air perplexe.

Enron sortit son terminal du tiroir, tapa le numéro de compte de Kluge et effectua le transfert de fonds. Kluge balbutia quelques mots de reconnaissance et disparut du viseur.

— Pourquoi lui as-tu donné une si grosse somme ? demanda Jolanda.

— Quelle importance ? Ce n’est pas l’argent qui manque. Je serais allé jusqu’à cinq mille.

— On ne te respectera pas si tu fais des largesses.

— On me respectera, ne t’inquiète pas. Kluge a déjà eu affaire à des Israéliens.

— Comment le sais-tu ?

— Nous avons des dossiers. Il ne t’est pas venu à l’esprit que je m’étais renseigné sur lui avant de l’engager ?

Il roula sa serviette en boule, la lança à l’autre bout de la pièce et entreprit de choisir des vêtements pour la soirée.

— Es-tu prête à sortir pour dîner ?

— Presque.

— Parfait. Pendant que je m’habille, appelle Farkas à son hôtel. Dis-lui que nous allons dîner et demande-lui s’il veut se joindre à nous.

— Pourquoi veux-tu faire ça ?

— Pour savoir s’il est au courant du projet visant à renverser le Generalissimo. Et s’il peut me dire où se trouve Davidov.

— Ne vaudrait-il pas mieux parler à Davidov avant de demander tout cela à Farkas ? fit Jolanda. Tu ne peux que supposer qu’il est dans le coup. Si ce n’est pas vrai et si tu le mets au courant de ce qui se prépare, tu risques de révéler à Kyocera certaines choses qu’il vaudrait mieux pour toi garder secrètes.

Enron lui lança un regard admiratif. Un sourire se forma et s’épanouit lentement sur ses lèvres.

— Il y a du vrai dans ce que tu dis !

— Tu vois ? Je ne suis pas si bête que ça !

— Il semblerait que je t’ai peut-être sous-estimée.

— Ce qu’il y a, c’est que tu es incapable de croire qu’une femme aussi bonne au lit que je le suis puisse utiliser son cerveau.

— Au contraire, répliqua Enron, j’ai toujours considéré que les femmes intelligentes font les meilleures partenaires. Mais il m’arrive parfois, quand une femme est trop belle, de ne pas remarquer qu’elle est intelligente aussi.

Jolanda se mit à rayonner de plaisir. Comme si un seul compliment détourné avait suffi à effacer toutes les paroles cruelles qu’il lui avait assenées.

Elle est vraiment d’une stupidité sans bornes, songea Enron. Mais elle a raison de dire qu’il vaut mieux être prudent avec Farkas.

— Le problème, fit-il, est que le temps passe et que nous n’avons pas encore réussi à trouver tes amis. Je ferais peut-être mieux de commencer à sonder Farkas. Le risque dont tu as parlé existe, mais il est également possible que j’apprenne quelque chose de lui. Appelle-le. Invite-le à dîner avec nous ce soir ou à déjeuner demain.

Le signal d’appel se mit à clignoter au moment où Jolanda commençait à se diriger vers le bureau. Elle lança à Enron un regard marquant l’incertitude.

— Réponds, dit-il.

C’était encore Kluge.

— J’ai retrouvé votre Davidov. Il a changé d’hôtel, mais il est encore là. Ils sont là tous les quatre. Rayon B, Residencia San Tomas, cité de Santiago.

— Tous les hôtels de la station portent-ils le nom d’un saint ? demanda Enron.

— Un grand nombre. Le Generalissimo est très croyant.

— Oui. Cela n’a rien d’étonnant. Quel nom utilise Davidov maintenant ?

— Toujours Dudley Reynolds. Les passeports des trois autres portent les noms de James Clark, Phil Cruz et Tom Barrett.

Enron se tourna vers Jolanda, qui haussa les épaules et secoua la tête.

— Ce sont probablement les hommes que nous cherchons, dit-il à Kluge. Parfait. Surveille-les et tiens-moi au courant. Si je ne réponds pas, fais suivre l’appel. Tu peux m’appeler n’importe où, dès qu’il y a du nouveau. Fais-moi savoir où ils vont, qui ils voient.

— Allons-nous essayer de les trouver ce soir ? demanda Jolanda quand Enron eut interrompu la communication.

— Es-tu très liée avec ces gens-là ?

— Je connais très bien Mike Davidov. Les autres noms ne me disent absolument rien. Mais ils sont tous faux.

— Et Davidov, tu le connais vraiment très bien ? Tu as couché avec lui ?

— Qu’est-ce que cela a à voir avec… ?

— Doucement, fit Enron. Je me fous de ta chasteté ou de ton absence de chasteté. Ce que je veux savoir, c’est quel type de relations tu avais avec ce Davidov.

Jolanda s’empourpra ; un éclair de colère brilla dans ses yeux.

— Oui, j’ai couché avec lui. J’ai couché avec des tas de gens.

— C’est ce que j’avais cru comprendre. Mais, pour l’instant, je parle de Davidov. Vous avez donc été amants. Comment réagira-t-il en apprenant que tu voyages avec un Israélien ? Cela l’embêtera beaucoup ?

— Nous étions seulement amis. Quand je suis allée à Los Angeles, il m’a hébergée, c’est tout. Il n’y avait rien de sérieux entre nous.

— Tu penses donc que cela ne devrait pas l’embêter ?

— Pas le moins du monde.

— Très bien, fit Enron, appelle-le. Residencia San Tomas, cité de Santiago. Demande à parler à Dudley Reynolds. Dis-lui que tu es ici avec un journaliste israélien que tu as rencontré à San Francisco et qui aimerait beaucoup lui parler, dès que possible.

— Dois-je lui dire de quoi tu aimerais lui parler ?

— Non, il comprendra tout seul. Vas-y, appelle-le.

— D’accord, fit Jolanda.

Elle établit la communication. Une voix synthétique répondit presque aussitôt.

— M. Reynolds n’est pas dans sa chambre. Voulez-vous laisser un message ?

— Laisse ton nom et le numéro de chambre de notre hôtel, glissa Enron. Demande-lui de rappeler quand il rentrera, à n’importe quelle heure.

— Et maintenant ? demanda Jolanda quand elle eut terminé son message.

— Maintenant, tu appelles Farkas et tu l’invites à dîner avec nous.

— Ne vaudrait-il pas mieux attendre d’avoir… ?

— Parfois, j’en ai assez d’attendre, fit Enron sans la laisser achever. C’est un risque calculé. Il faut que les choses bougent. Appelle Farkas.


Ils convinrent de se retrouver dans la cité de Cajamarca, près de l’hôtel de Farkas, dans un café de la périphérie. Enron trouva que c’était une bonne idée de fixer un rendez-vous à Farkas sur son territoire. Il voulait que le Hongrois se sente en sécurité, détendu, à son aise. Nous sommes en train de nouer une merveilleuse amitié, nous qui sommes liés par nos souvenirs communs de Caracas et notre connaissance confraternelle du corps splendide de Jolanda Bermudez : telle était son idée. Nous nous faisons réciproquement confiance. Nous pouvons partager des secrets d’importance pour notre bénéfice mutuel. Assurément.

Farkas arriva en retard. Enron en fut agacé. Mais il se força à garder son calme et commanda une boisson sans alcool, puis une seconde pour meubler l’attente. Jolanda but deux cocktails, des longs drinks d’un bleu tirant sur le vert, une boisson inconnue d’Enron, probablement douceâtre et sirupeuse. Enfin, près d’une demi-heure après l’heure convenue, le Hongrois s’avança vers eux d’une démarche assurée.

En le regardant faire son entrée d’un air altier, presque majestueux, Enron ne se sentit soudain plus aussi sûr que ce serait un jeu d’enfant de le manipuler, de faire copain-copain et de nouer une relation profitable avec lui. Il avait oublié, ou peut-être n’y avait-il simplement jamais prêté attention, que Farkas commandait le respect : d’une taille extraordinaire, presque un géant ; en fait, le Hongrois avait une carrure d’athlète et une parfaite aisance Ce n’était pas seulement la fascination du bizarre qui avait attiré Jolanda vers cet homme. Farkas se déplaçait avec une merveilleuse assurance, passant entre les tables sans un faux pas, saluant d’un signe de la tête ou de la main le barman, les garçons et même quelques clients.

Et il donnait une telle impression d’étrangeté ! Enron avait le sentiment de voir Farkas pour la première fois ; il considéra avec un mélange d’étonnement et de répugnance le demi-dôme blafard de la tête, posé comme un bloc de marbre au sommet du long cou musclé, le front luisant qui s’incurvait interminablement depuis l’arête du nez jusqu’à la naissance des cheveux plantés très en arrière. C’est à peine si Farkas avait une apparence humaine. On eût dit une sorte de bizarre créature mutante, une tête monstrueuse sur un corps humain. Et c’est précisément ce qu’il était : une bizarre créature mutante.

Il va falloir agir avec énormément de doigté, se dit Enron.

Mais, au fond de lui-même, il était persuadé que tout se passerait bien. Il l’était toujours. Et cela s’était toujours bien passé.

Farkas se glissa sans peine dans le siège resté libre entre Enron et Jolanda. Il la salua en souriant, d’un petit signe de tête, avec juste ce qu’il fallait de complicité et de tact, et, dans le même mouvement ou presque, tendit le bras vers Enron pour lui donner une poignée de main cordiale. Enron ne put s’empêcher de l’admirer. Ce qui s’était passé entre Farkas et Jolanda dans l’après-midi était donc tacitement reconnu, sans que le couteau soit remué dans la plaie pour autant.

— Désolé d’être tellement en retard, dit Farkas. J’ai reçu des appels urgents juste au moment où je m’apprêtais à partir. Attendez-vous depuis longtemps ?

— Cinq ou dix minutes, répondit Enron. Le temps de prendre un verre. Vous allez devoir nous rattraper.

— Volontiers, acquiesça Farkas.

Au lieu d’utiliser le clavier de la table, il se contenta de faire signe à un garçon qui, sans qu’un mot eût été prononcé, apporta un énorme verre ballon contenant un fond de liqueur sombre.

Sa boisson habituelle, sans doute, se dit Enron. Il doit être bien connu ici.

— Pisco, annonça Farkas. Une eau-de-vie péruvienne. Je pense que vous devriez aimer. En voulez-vous un ?

Il fit de nouveau signe au garçon.

— Merci, fit vivement Enron. Je ne suis pas un gros buveur.

— Moi, j’en prendrais bien un, lança Jolanda en se penchant lascivement vers Farkas, avec un sourire lumineux qui alluma dans les entrailles d’Enron un foyer de colère – son dernier verre était encore devant elle, à moitié plein.

— Vous devez venir souvent ici, dit Enron à Farkas.

— Tous les jours ou presque. C’est un endroit très vivant, très sympathique, et très joli aussi. Il suffit de ne pas trop faire attention aux statues et aux hologrammes d’El Supremo qui servent de décoration.

— On s’y habitue, fit Enron.

— C’est vrai, approuva Farkas en buvant une petite gorgée de son eau-de-vie. Le vieux tyran l’a bien mérité, il faut lui rendre cette justice. La réincarnation d’un de ces dictateurs des républiques bananières du XIXe siècle ; il a réussi à prendre possession d’un satellite habité et a exercé un pouvoir sans partage pendant toutes ces décennies. Il s’est taillé un véritable empire. En supposant qu’il soit toujours en vie, bien entendu.

— Que voulez-vous dire ?

— Personne ne le voit jamais, vous savez. Personne en dehors du cercle de ses intimes. À Valparaiso Nuevo, tout ce qui touche au gouvernement est entouré du plus grand secret. Don Eduardo pourrait fort bien avoir passé l’arme à gauche depuis dix ans sans que personne ne soit au courant. Cela ne changerait absolument rien à la manière dont les choses fonctionnent ici. Comme au temps de l’Empire romain, quand l’entourage de l’empereur, des semaines, voire des mois après sa mort, continuait d’exercer le pouvoir comme si de rien n’était.

Enron éclata de rire, poussant la jovialité aussi loin qu’elle pouvait paraître plausible.

— L’idée est farfelue, certes, mais il y a du vrai dans ce que vous dites. Comme dans toute autocratie aux mécanismes bien huilés, ce sont les hauts fonctionnaires qui affrontent les dures réalités tandis que l’empereur reste hors de vue.

— Et tout cela est beaucoup plus facile aujourd’hui, car on peut faire apparaître don Eduardo dans les réunions publiques grâce à des procédés électroniques, sans qu’il soit besoin de sortir le vrai Generalissimo de son repaire.

Enron partit de nouveau d’un grand rire, un peu moins sonore cette fois. Il considéra Farkas avec une expression de niaiserie enjouée, faisant de son mieux pour paraître un peu bouché.

— Mais, dites-moi, Victor – vous permettez que je vous appelle Victor ? – vous ne pensez pas sérieusement que Callaghan pourrait être mort ?

— En fait, je n’en sais rien. Ce n’était qu’une supposition, vous savez. En réalité, je pense qu’il est toujours bien vivant.

— Il est extraordinaire, poursuivit Enron en observant attentivement Farkas, qu’il ait réussi à tenir le coup si longtemps, s’il en est vraiment ainsi. J'imagine que bien des gens convoitent une station orbitale comme Valparaiso Nuevo, qui grouille de fugitifs avidement recherchés. Que don Eduardo soit parvenu jusqu’à présent à éviter un coup d’État, je considère cela comme un véritable miracle, compte tenu…

Enron attendait une réaction, il en vit une.

Ce ne fut qu’un frémissement à peine perceptible, une crispation fugace sur la joue gauche de Farkas. L’instant d’après, un sourire paisible aux lèvres, le Hongrois montrait un intérêt poli. Il est très fort, songea Enron. Mais il sait quelque chose, c’est évident.

— Comme je l’ai signalé, reprit Farkas, il est totalement inaccessible. Ce doit être le secret de sa survie.

— Sans doute, approuva Enron. Croyez-vous, poursuivit-il prudemment, que le Generalissimo pourrait être renversé, si l’affaire était soigneusement préparée.

— Si l'affaire était soigneusement préparée, le diable pourrait chasser Dieu Lui-même du trône des cieux.

— Certes, mais ce n’est guère probable. Alors que don Eduardo…

— Il est mortel, le coupa Farkas, et vulnérable. Oui, je crois que c’est réalisable. Et je suis sûr qu’il y a des gens qui y pensent.

Tiens, tiens !

— C’est aussi mon avis, fit Enron en hochant vigoureusement la tête. Il ne peut en aller autrement. En fait, j’ai eu vent de certaines rumeurs allant dans ce sens. Des rumeurs qui paraissent fondées.

— Vraiment ?

Le ton de Farkas n’exprimait encore qu’un intérêt aimable, mais il se produisit de nouveau une crispation révélatrice, à la commissure de ses lèvres.

Le moment était venu pour Enron d’abattre une partie de son jeu.

— Oui, je vous assure. Un groupe d’Américains. Des Californiens, si je ne me trompe.

Cette fois, la réaction de Farkas fut plus nette ; la contraction des lèvres fut accompagnée d’un frémissement qui plissa la peau lisse du front. Il inclina très légèrement la tête en direction d’Enron. À l’évidence, il venait de comprendre qu’une négociation était en cours.

— Intéressant, fit-il. Des bruits du même genre me sont venus aux oreilles.

— Vraiment ?

— Simples rumeurs, bien entendu. La prise du satellite, organisée… oui, en Californie, c’est bien ce que j’ai entendu dire.

Farkas semblait fouiller dans des souvenirs flous, brumeux, pour se remémorer quelque chose qu’on lui avait raconté, mais à quoi il n’avait pas attaché une grande importance.

— La nouvelle est donc en train de s’ébruiter.

— Comme toujours, n’est-ce pas ?

— Croyez-vous qu’il soit possible, demanda Enron, qu’une des grandes compagnies soit derrière tout cela ?

— Derrière cette nouvelle, ou bien derrière le coup d’État ?

— Le coup d’État. Ou plutôt la nouvelle… L’un ou l’autre.

Farkas haussa les épaules. Il essaie encore de faire comme s’il s’agissait d’une discussion purement hypothétique, songea Enron.

— Je ne saurais le dire. Il leur faudrait bien un soutien, à nos conspirateurs.

— Naturellement. L’organisation d’un coup d’État est un divertissement coûteux…

— Que seule une des mégafirmes serait en mesure de financer, acheva Farkas. Ou un des pays les plus riches. Le vôtre, par exemple.

Il venait d’appuyer sur la dernière phrase. Sa voix s’était faite plus grave, comme pour inciter l’Israélien à aller plus loin.

— Oui, fit Enron avec un petit rire, je suppose que nous pourrions fournir l’argent pour ce genre d’opération. Si nous avions de bonnes raisons de le faire, bien sûr.

— Vous n’en avez pas ?

— Pas vraiment. Pas plus que Kyocera-Merck, je pense, ni Samurai. Il est certain qu’il y a ici des gens recherchés pour des crimes très graves contre l’État d’Israël. Des espions étrangers, une poignée de hauts fonctionnaires profondément corrompus, d’autres encore. Mais il faut y ajouter de nombreux spécialistes de l’espionnage industriel retirés des affaires, des escrocs en tout genre, d’autres qui ont vendu des secrets de leur entreprise… Ces gens se sont enrichis aux dépens de telle ou telle mégafirme qui aurait intérêt à les faire revenir sur la Terre et passer en jugement. Je subodore presque une action conjointe visant à arracher les fugitifs à ce satellite ; disons une grosse société et un pays prospère qui financeraient l’opération moitié-moitié. Mais tout cela n’est bien sûr que pure invention de ma part.

Enron fit un petit geste de la main, comme pour indiquer que cette hypothèse ne devait pas être prise au sérieux.

— Il n’y aura pas de coup d’État, poursuivit-il. Cette station orbitale est un endroit enchanteur qu’il ne viendrait à l’esprit de personne d’endommager. De plus, j’ai cru comprendre que le Generalissimo Callaghan dispose d’une police secrète extrêmement efficace. Tout le monde est surveillé ici, à ce qu’il paraît.

— Étroitement, en effet, dit Farkas. Il serait difficile d’organiser une insurrection, sauf, peut-être, de l’intérieur, avec la complicité de certains dirigeants.

Enron haussa les sourcils.

Fallait-il voir dans les paroles de Farkas une allusion discrète ? Les projets de Kyocera pour s’emparer de Valparaiso Nuevo étaient-ils déjà beaucoup plus avancés que ne le soupçonnaient Davidov et ses complices ? Non, décida Enron, Farkas ne fait qu’émettre des hypothèses. S’il existait véritablement une conjuration fomentée par les proches conseillers du Generalissimo et à laquelle le Hongrois prenait part, il ne courrait jamais le risque d’en parler dans un lieu public, assurément pas avec un agent israélien, probablement pas même avec quelqu’un qu’il connaissait. Il s’efforcerait de garder le secret absolu. C’est ce qu’Enron aurait fait à sa place, et il ne pensait pas que Farkas fût plus imprudent que lui en la matière.

Mais il n’eut pas la possibilité d’en apprendre davantage sur le moment. Jolanda, qui avait suivi en silence le duel à fleuret moucheté, tapota son poignet.

— Le garçon te fait signe, Marty. Je crois qu’il y a un appel téléphonique pour toi.

— Ça peut attendre.

— Et si c’était notre ami Dudley ? Tu sais que tu es impatient d’avoir de ses nouvelles.

— Tu as raison, concéda Enron de mauvaise grâce. J’y vais. Si vous voulez bien m’excuser, Victor je reviens tout de suite.

Il alla prendre l’appel dans un box isolé, au fond du restaurant. Mais ce n’est pas la face de brute de Mike Davidov qu’il vit apparaître sur le viseur ; Enron se trouva une nouvelle fois devant le visage joufflu du jeune Kluge. Le courrier semblait assez agité.

— Alors ?

— Il est parti. L’homme de Los Angeles que vous cherchez.

— Dudley Reynolds ? Parti où ?

— Il est reparti pour la Terre, répondit Kluge, l’air penaud, la voix sourde. Nous nous sommes fait avoir. Jamais Reynolds et les autres ne sont descendus à cet hôtel, à Santiago. Ils ont simplement payé des chambres, puis ils sont ressortis et ont gagné directement le terminal pour prendre la navette à destination de la Terre, sous quatre identités nouvelles. Ces salauds devaient avoir une valise pleine de passeports.

— Par la mère de Mohammed ! soupira Enron. Ils nous ont filé entre les doigts. Comme ça !

— Ils sont insaisissables, ces gens-là.

— Oui, fit Enron. Insaisissables.

Son respect pour Davidov venait de grimper de plusieurs crans. Un petit truand sans envergure n’aurait pas été capable de se déplacer si habilement sur Valparaiso Nuevo en échappant à un garçon aussi rusé que Kluge… de venir traiter ses affaires ici, mettre au point les préliminaires de sa petite insurrection et disparaître au nez et à la barbe du courrier.

Enron se demanda si Davidov avait rencontré Farkas pendant son séjour sur le satellite. Mais il ne voyait pas, dans l’immédiat, comment le découvrir sans divulguer au Hongrois des renseignements qu’il n’était pas encore disposé à partager. Mais il y avait peut-être d’autres moyens.

— Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous ? demanda Kluge.

— Non, rien pour le moment… Si, il y a quelque chose. Peux-tu reconstituer l’itinéraire de Davidov à Valparaiso Nuevo avec plus de détails que tu ne m’en as donné ? Tout ce que je sais, c’est qu’il a passé quelque temps dans un premier hôtel, puis qu’il est censé avoir pris une chambre dans un autre, sous un nom différent, et qu’il est maintenant en route pour la Terre. Peux-tu découvrir combien de temps il est resté ici et qui il a vu ? Je tiens tout particulièrement à savoir s’il a pris contact avec l’homme sans yeux. Tu sais, Farkas.

— Je m’y mets tout de suite, fit Kluge. Je peux essayer de remonter sa piste, de reconstituer tous ses mouvements à partir d’aujourd’hui.

— Bien. Bonne idée. Mets-toi au travail.

Enron regagna la table, profondément irrité et frustré d’avoir fait un tel voyage pour rien… non, pas tout à fait rien ; il avait au moins rencontré Farkas et, grâce à lui, découvert l’existence d’un lien entre Kyocera et le complot visant à renverser le Generalissimo. Mais c’était toujours du domaine de l’hypothèse. Et maintenant, en supposant qu’il ait envie de poursuivre sa mission, il allait lui falloir retrouver la trace de Davidov à Los Angeles. Merde de merde !

Enron fit appel à sa formidable discipline d’esprit pour recouvrer son calme. Mais, en approchant de la table, en surprenant le langage du corps de Jolanda et Farkas qui lui tournaient le dos, il comprit qu’un climat érotique s’était établi en son absence et sentit monter en lui une nouvelle flambée de colère.

Penché vers Jolanda dans une attitude visiblement affectueuse, Farkas se redressa d’un mouvement souple et vif alors qu’Enron était encore à vingt pas de la table. Intéressant, se dit l’Israélien. Comme s’il avait des yeux derrière la tête. Jolanda perçut le mouvement de recul de Farkas comme le signal du retour d’Enron et elle se redressa à son tour, sans pouvoir faire disparaître en si peu de temps le rouge de son visage et le brillant de ses yeux. L’excitation, le bon vieux désir suintaient par tous les pores de sa peau. Enron en conçut de l’irritation, mais cela stimula en lui l’esprit de compétition. Farkas peut bien faire du plat à Jolanda derrière mon dos, se dit-il, plus jamais il ne la touchera. Alors que moi, en rentrant à l’hôtel, je vais la baiser comme personne ne l’a jamais baisée.

— Tu as l’air contrarié, fit Jolanda. Mauvaises nouvelles ?

— Si l’on veut. C’était un message de Dudley. Son père est au plus mal et il doit regagner la Terre sans délai. Nous ne pourrons donc pas déjeuner avec lui demain.

— C’est bien dommage.

— Assurément. Un si gentil garçon… Je suis très triste pour lui. Il faudra l’appeler dès notre retour, n’est-ce pas ?

— Absolument, dit Jolanda.

Au moment où Enron s’asseyait, Farkas se leva.

— Voulez-vous m’excuser ? fit-il en souriant. Je reviens tout de suite.

Enron suivit Farkas des yeux pendant qu’il traversait la salle, en se demandant si le Hongrois avait réussi à déchiffrer le sens caché de ce qu’il venait de dire et s’il n’allait pas, lui aussi, téléphoner à quelqu’un. Mais, non, l’aveugle allait simplement aux toilettes.

— Il est dans le bain, j’en suis certain, déclara Enron en se retournant vers Jolanda. Il est venu préparer le terrain pour le compte de Kyocera et apporter dans l’ombre un soutien musclé à ton ami. Cela ne fait aucun doute.

— Et il pense que tu fais la même chose pour Israël, dit Jolanda.

Quelle idée absurde ! songea Enron en écarquillant les yeux. Cette femme est extraordinaire. Son cerveau de colibri est constamment en mouvement et part dans les directions les plus inattendues.

Mais la pensée troublante qu’elle pût être dans le vrai lui effleura l’esprit.

— C’est ce qu’il t’a dit pendant que j’étais au téléphone ? demanda-t-il avec une pointe d’inquiétude dans la voix.

— Bien sûr que non. Mais j’ai vu qu’il le pensait. Il est convaincu qu’Israël finance l’opération en sous-main, comme tu l’es que Kyocera tire les ficelles.

Enron éprouva un énorme soulagement. Ce n’était donc qu’une hypothèse produite par son esprit confus.

— Eh bien, il se trompe, fit Enron.

— Et si vous vous trompiez tous les deux ? Si personne ne finançait le projet en sous-main ?

— Tu ne connais rien à ces choses-là, lança Enron dans un nouvel accès d’irritation.

— C’est vrai, acquiesça Jolanda. Je ne suis qu’une grosse vache stupide et rien d’autre. Tu n’as d’admiration que pour mes tétons.

— Jolanda, je t’en prie !

— Je reconnais que j’ai de beaux tétons. De nombreux hommes me l’ont dit et il ne me viendrait pas à l’idée de prétendre le contraire. Mais ce n’est pas tout, Marty, tu peux-me croire. Si tu as de la chance, tu le découvriras peut-être.

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. J’ai le plus grand respect pour…

— Bien sûr ! Je n’en doute pas !

Jolanda leva les yeux au-dessus de l’épaule d’Enron. Farkas venait de réapparaître et se tenait juste derrière lui.

— Que diriez-vous de dîner maintenant ? demanda le Hongrois avec affabilité. Comme je l’ai dit, il m’est arrivé plusieurs fois de prendre un repas ici. Si vous me permettez de vous recommander un ou deux plats…

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