16

L’hôtel que le malheureux Juanito lui avait trouvé avait constitué pour Farkas une base satisfaisante pendant la période d’oisiveté, au cours lent, qu’il s’était octroyée à son retour à Valparaiso Nuevo. La cité de Cajamarca, agréablement située à la périphérie du Rayon C, était calme, plaisante et il appréciait son éloignement de l’activité commerciale frénétique des communes du moyeu. Farkas sortait tous les matins, de bonne heure. Il suivait le même chemin, s’arrêtait prendre le petit déjeuner dans le même café, dans le haut de la cité, et dans un autre café, au retour, pour le déjeuner. Le soir, il se rendait dans une autre cité, sur un autre rayon de la station orbitale, jamais deux fois la même.

Tous ceux qui vivaient à proximité immédiate de l’hôtel s’habituèrent rapidement à son apparence. Les patrons des cafés et même les androïdes qui faisaient le service, son étrangeté ne les embarrassait plus. Il leur suffit de deux ou trois jours, après quoi, il devint un habitué, simplement un client qui n’avait pas d’yeux, juste une surface lisse et vide jusqu’au sommet du front. Il laissait de bons pourboires. Dans un endroit comme ça, on voyait de tout. Tout le monde était très tolérant, très respectueux de la vie privée d’autrui. La vie privée, c’est ce qui se vendait le mieux. Respect de la vie privée et courtoisie. Le contrat social à la manière de Valparaiso Nuevo.

« Bonjour, monsieur Farkas. C’est un plaisir de vous revoir, monsieur Farkas. Avez-vous passé une bonne nuit, monsieur Farkas ? Un café, monsieur Farkas ? »

Il aimait ce cadre, l’immensité du ciel, le panorama éblouissant des étoiles, la vue spectaculaire sur la Terre et la Lune. Pour Farkas, la Terre ressemblait à une massive boîte pourpre spiralée d’où pendaient de lourdes tresses vertes ; la Lune à une sphère creuse, légère et fragile, remplie d’anneaux orange dentelés, comprimés à l’intérieur comme de petits ressorts. De temps en temps, les rayons du soleil, frappant selon l’angle adéquat un satellite L-5 voisin, produisaient un torrent de lumière, réfléchie et réfractée, qui se déversait dans les ténèbres du ciel comme une cascade de diamants à mille facettes, une pluie chatoyante de joyaux. C’était infiniment plaisant à observer. Les plus agréables vacances de Farkas depuis bien longtemps.

Certes, il était aussi censé travailler. Mais il ne pouvait quand même pas poser une affiche sur le tableau municipal pour demander des renseignements sur un projet de coup d’État. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était avancer sur la pointe des pieds, ouvrir l’oreille, rester aux aguets afin de saisir au vol la moindre bribe d’information. Petit à petit, il nouerait des contacts et découvrirait ce que la Compagnie l’avait chargé de découvrir. Mais il était possible que cela ne marche pas. Il y a des choses qui ne se commandent pas.

Le quatrième jour, Farkas déjeunait à l’endroit habituel, un restaurant en plein air où pas moins de trois bustes d’El Supremo dominaient les murs couverts de plantes grimpantes, quand il prit conscience qu’il était l’objet d’une conversation à la périphérie du jardin. Quelqu’un dont l’apparence était celle d’un assemblage de zigzags et de spirales écarlates, avec, au milieu, une grosse tache lumineuse ovale – d’un bleu vif, très brillante, comme un œil, tel que Farkas se le représentait –, parlait de lui au maître d’hôtel.

Ils regardaient tous deux dans sa direction. Ils faisaient des gestes, pas très difficiles à décoder : zigzags-et-ovale demandait quelque chose ; le maître d’hôtel refusait. Une gratification passa d’une main à l’autre. Farkas devina que le plaisir de son déjeuner solitaire n’allait pas durer beaucoup plus longtemps.

Il se rappela au bout d’un moment qui était zigzags-et-ovale : un courrier du nom de Kluge, un des gamins qui traînaient à l’arrivée des navettes et proposaient leurs services aux nouveaux venus à Valparaiso Nuevo. Juanito l’avait montré à Farkas, dans les premiers jours de sa visite, indiquant que c’était l’un de ses concurrents. Farkas se souvenait même qu’il avait parlé de Kluge avec une certaine admiration.

Le maître d’hôtel – trois tiges blanches luisantes, liées par une grosse tresse rouge – s’approcha de sa table. Il s’immobilisa dans une posture respectueuse et s’éclaircit la voix.

— Pardonnez-moi de vous déranger, monsieur Farkas. Il y a une personne qui désire vous parler et dit que c’est extrêmement important…

— Je suis en train de déjeuner.

— Je sais, monsieur Farkas. Je suis profondément désolé d’interrompre votre repas.

Bien sûr qu’il était désolé. Qu’il parvienne à faire venir Kluge à sa table ou non, il empocherait le pourboire.

Mais il y avait peut-être une occasion à saisir… une ouverture, une piste.

— Attendez, fit-il aux trois tiges blanches qui amorçaient un mouvement de retrait. Comment s’appelle cette personne ?

— Kluge, monsieur. C’est un courrier. Je lui ai dit que vous n’aviez pas besoin d’un courrier, mais ce n’est pas pour cela qu’il vient. Il ne cherche pas à vous vendre quelque chose, mais…

— Très bien, fit Farkas. Dites que j’accepte de lui parler.

Kluge s’approcha mais demeura hésitant. Sa structure centrale, semblable à un œil, vira à un bleu plus sombre, presque noir, et le brillant prit un aspect mat. Farkas interpréta cette transformation comme un embarras profond sévèrement contrôlé. Il se dit qu’il devait prendre garde de ne pas sous-estimer ce Kluge. Farkas savait que l’une de ses rares faiblesses était cette propension à la condescendance envers ceux qui se trouvaient déconcertés par son apparence. Tout le monde l’était de prime abord et s’efforçait de réprimer une réaction de répugnance. Mais certains n’en demeuraient pas moins dangereux.

— Je m’appelle Kluge, monsieur, commença le courrier. Je suis juste là, à votre gauche, ajouta-t-il vivement, voyant que Farkas ne réagissait pas immédiatement.

— Oui, je sais. Asseyez-vous, Kluge. Est-ce votre nom ou votre prénom ?

— Un peu les deux, monsieur.

— C’est peu commun, fit Farkas en continuant de manger. Et que voulez-vous de moi, précisément ? Il paraît que vous êtes un courrier. Je n’ai besoin de personne.

— Je le sais, monsieur. Votre courrier est Juanito.

— Était.

Un petit moment de silence s’écoula avant que Kluge ne reprenne la parole.

— Oui, monsieur. C’est justement une des choses dont j’aimerais vous parler, si vous le permettez.

Le gros œil bleu central était devenu franchement noir, telle une portion d’espace sans étoiles. Les zigzags et les spirales écarlates s’enroulaient et se déroulaient comme des lanières de fouet. Farkas percevait une tension très vive.

— Juanito est un de mes bons amis, poursuivit Kluge. Nous travaillons beaucoup ensemble. Mais personne ne l’a vu depuis quelque temps, et je me demandais…

Il n’acheva pas sa phrase. Farkas lui laissa un peu de temps, mais il resta silencieux.

— Que vous demandiez-vous, Kluge ? fit-il enfin. Si je sais où il est ? Je crains que non. Comme je vous l’ai dit, Juanito ne travaille plus pour moi.

— Et vous n’avez pas la moindre idée…

— Pas la moindre, répondit Farkas. Votre ami n’est resté que quelques jours à mon service. Dès que j’ai été en mesure de m’orienter, je n’ai plus eu besoin de Juanito et je me suis séparé de lui. J’ai été obligé de faire un court voyage d’affaires sur un des satellites voisins, après quoi je suis revenu prendre quelques jours de repos. Mais je n’avais cette fois aucune raison d’engager un courrier et je ne l’ai pas fait. Je crois vous avoir vu au terminal le jour de cette seconde arrivée, et vous avez peut-être remarqué que j’ai choisi d’effectuer seul les formalités d’entrée.

— Oui, reconnut Kluge, je l’ai remarqué.

— Parfait. Eh bien, je suppose que Juanito s’est offert des vacances quelque part. J’ai très bien rémunéré ses services. Quand vous le reverrez, remerciez-le de ma part pour son excellent travail.

Farkas conclut sur un sourire, le genre de sourire destiné à mettre un terme amical à une conversation. Il baissa la tête vers son assiette et, avec une grande précision, coupa une bouchée triangulaire de viande qu’il porta à sa bouche. Il versa un peu de vin de la carafe dans son verre et but une gorgée. Il prit une tranche de pain dans la corbeille et la recouvrit d’une mince couche de beurre qu’il étala soigneusement. Kluge contempla la démonstration en silence. Farkas lui adressa un nouveau sourire, mais différent, comme pour dire : Je vois très bien pour un aveugle, vous ne trouvez pas ? Les changements de couleurs de Kluge témoignaient de sa perplexité et de son désarroi.

— Juanito n’est pas un grand voyageur, reprit-il. Il se plaît beaucoup à Valparaiso Nuevo.

— Dans ce cas, approuva Farkas en coupant une autre bouchée triangulaire de viande, je suis sûr qu’il est ici. J’apprécie l’intérêt que vous portez à votre ami, poursuivit-il avec un nouveau sourire visant à mettre fin à la conversation, et je regrette de ne pouvoir vous être plus utile. Et maintenant, s’il n’y a rien d’autre dont vous aimeriez m’entretenir…

— En fait, si, il y a autre chose. La véritable raison pour laquelle je suis venu vous voir à Cajamarca. Vous avez dîné à Valdivia hier soir, n’est-ce pas, monsieur ?

Farkas acquiesça de la tête.

— Ce qui m’amène est assez particulier La femme pour qui je travaille en ce moment se trouvait hier soir dans le même restaurant que vous. C’est une Terrienne, de Californie, qui voyage dans les satellites L-5. Elle vous a vu au restaurant et m’a demandé ensuite si je pouvais vous ménager un rendez-vous.

— Pour quelle raison ?

— Je n’en sais pas plus que vous, monsieur. Mais je pense… vous comprenez ?… que ce pourrait être pour nouer des relations personnelles.

Intéressant, se dit Farkas. Une femme.

Il avait effectivement remarqué une femme au restaurant, fort imposante, bien en chair et qui ne passait pas inaperçue. À un moment, elle avait longé sa table en dégageant des émanations indéniablement charnelles, environnée d’un grand nuage de féminité torride – vagues éclatantes de chaleur violette striées de traits d’azur –, qui avaient immédiatement retenu son attention et provoqué automatiquement une poussée hormonale vive mais de courte durée. Lui aussi avait retenu son attention : le petit frémissement de surprise dans son aura, le mouvement de recul à peine perceptible lorsqu’elle avait remarqué l’absence des yeux sur le visage ne lui avaient pas échappé. Puis elle avait poursuivi son chemin.

Quelle heureuse coïncidence si la femme dont on lui parlait se révélait être la même. Farkas se sentait légèrement excité depuis plusieurs jours. Ses pulsions sexuelles avaient un caractère périodique très marqué, longues périodes d’indifférence digne d’un eunuque ponctuées de phases aiguës de lascivité effrénée. Il pressentait qu’il allait bientôt entrer dans l’une de ces phases. Si Juanito avait encore été à ses côtés, il aurait probablement pu lui arranger quelque chose ; mais Juanito n’était plus là, et pour cause. L’apparition de ce Kluge était véritablement providentielle.

— Comment s’appelle-t-elle ? demanda Farkas.

— Bermudez. Jolanda Bermudez.

Ce nom ne lui disait rien. Et cela ne lui apporterait rien s’il demandait à Kluge de la décrire.

— Bon, fit Farkas. Je suppose qu’il me sera possible de lui consacrer un peu de temps. Où puis-je la trouver ?

— Elle attend dans un café, le Santa Margarita, un peu plus haut sur notre rayon. Je pourrais lui demander de venir ici, disons dans une demi-heure, quand vous aurez fini de déjeuner.

— J’ai presque fini, déclara Farkas. Laissez-moi régler l’addition et vous pourrez me conduire à elle tout de suite.

— Et pour Juanito, monsieur… Vous savez, nous sommes tous très inquiets à son sujet. Alors, si vous aviez de ses nouvelles…

— Il n’y a aucune raison pour que j’en aie, répliqua Farkas. Mais je suis sûr que tout va bien. Votre ami Juanito est un garçon plein de ressources.

Farkas pianota sur le clavier pour régler son addition.

— Très bien, fit-il. En route.

Le café où attendait Jolanda Bermudez n’était qu’à cinq minutes à pied de l’endroit où Farkas avait déjeuné. Cela éveilla en lui une vague méfiance. C’était trop facile : Kluge qui venait le débusquer au restaurant, la femme qui l’attendait si près. Cela sentait un peu le coup monté. Ce ne serait pourtant pas la première fois qu’une inconnue en voyage dans un endroit lointain s’amourachait du dôme lisse de son front. Ce que Farkas appelait sa difformité exerçait chez un certain type de personnalité féminine une puissante et indiscutable attirance. Et il se sentait assurément d’humeur lascive.

Cela valait la peine de voir ce qu’il y avait à faire, même s’il devait y avoir un léger risque. Après tout, il était armé. Il avait gardé l’aiguille prise à Juanito.

— Elle est là, dit Kluge. La femme forte, à la première table.

— Je la vois, fit Farkas.

C’était bien celle de la veille au soir. Les vagues de chaleur violette irradiaient encore d’elle. Pour Farkas, elle avait l’apparence de trois ondulations de métal argenté émanant d’un noyau massif, de bonne taille mais tendre, d’une texture vulnérable, une masse dense de chair d’un ton crème, piqueté en son centre d’une rangée de points écarlates, tels des yeux fixes. C’était un corps opulent, un corps extravagant. Sensuel, terriblement sensuel.

Farkas s’avança jusqu’à sa table. En le voyant, elle eut la même réaction que la veille, ce mélange ambigu d’excitation et de frayeur qu’il avait observé à sa vue chez nombre de femmes : sa combinaison de couleurs parcourut vivement sur le spectre un nombre sensible d’angströms et une violente et rapide fluctuation de l’intensité thermique de ses émanations qui resta à un niveau élevé.

— Jolanda Bermudez ?

— Oui, c’est moi. Bonjour ! Bonjour ! Quel plaisir de vous voir !

Un petit rire nerveux, s’apparentant à un hennissement.

— Je vous en prie ! Voulez-vous prendre un siège, monsieur… ?

— Farkas. Victor Farkas.

Il s’assit en face d’elle. La chaleur qui émanait d’elle, déjà forte, s’accentua, son érotisme agressif lui fit tourner la tête. Farkas se trompait rarement en la matière. Cette aptitude à lire la température érotique des femmes était l’un des petits dons qu’il devait au docteur Wu. Mais tout cela semblait quand même un peu trop beau pour être vrai. Farkas l’observa tandis qu’elle changeait de position avec la coquetterie d’une collégienne en grand émoi.

— Votre courrier, Kluge, m’a dit que vous désiriez me rencontrer.

— C’est la vérité. J’espère que vous ne trouverez pas cela trop audacieux de ma part, monsieur Farkas… Je suis sculpteur, vous comprenez…

— Vraiment ?

— Je travaille en général dans le style abstrait. Essentiellement des œuvres bioréactives. Vous savez naturellement ce qu’est la sculpture bioréactive ?

— Naturellement.

Il n’en avait pas la moindre idée.

— Mais j’aime parfois revenir à la technique de base, à l’art figuratif classique. Et… j’espère, monsieur Farkas, que vous me pardonnerez de dire les choses crûment…, mais quand je vous ai vu hier soir, quand j’ai vu votre visage, ce visage si particulier, je me suis dit que je devais absolument le sculpter, qu’il fallait rendre sa structure sous-jacente en travaillant l’argile, peut-être le marbre. Je ne sais pas si vous avez des penchants artistiques, monsieur Farkas, mais peut-être êtes-vous capable de comprendre l’intensité d’un tel sentiment, sa nature presque compulsive…

— Tout à fait, tout à fait, madame Bermudez, approuva Farkas, le visage épanoui, en se penchant sur la table pour laisser tout son système sensoriel s’imprégner d’elle.

Elle continua de discourir, déversant un torrent de paroles. Pouvait-il envisager de poser pour elle ? Il pouvait ? Merveilleux, merveilleux ! Elle comprenait que ce devait être très inhabituel, mais son visage était tellement particulier. Elle ne pourrait jamais trouver le repos avant de l’avoir transmué en œuvre d’art. Il lui faudrait évidemment se procurer du matériel de sculpture, elle n’avait pas apporté ses outils, mais était sûre qu’il serait possible d’en trouver sur Valparaiso Nuevo, une ou deux heures devraient suffire, et puis il pourrait peut-être l’accompagner dans sa chambre d’hôtel qui ferait office d’atelier improvisé… Il lui faudrait prendre des mesures, étudier très soigneusement les contours du visage…

À mesure qu’elle parlait, le niveau du rayonnement thermique qu’elle émettait allait en augmentant. Le désir qu’elle avait de sculpter son visage semblait sincère – Farkas était disposé à croire qu’elle tâtait d’une manière ou d’une autre des arts plastiques – mais la véritable transaction en train de prendre forme était de nature sexuelle. Cela ne faisait pour lui aucun doute.

— Demain matin, peut-être… ou à n’importe quel moment, monsieur Farkas, comme cela vous arrange… Ce soir, peut-être…

Pleine d’espoir, d’impatience. Elle en faisait même un peu trop.

Farkas s’imagina en train de la sculpter, elle. Il n’avait rien d’un artiste, n’avait jamais réfléchi à ce genre de chose. Comment s’y prendrait-il ? Il lui serait d’abord nécessaire de découvrir, à l’aide de ses mains, les courbes du corps de la femme. De connaître par le toucher la forme véritable de tout ce qu’il était incapable de voir directement, en traduisant ces abstractions géométriques déformées qu’il percevait en galbes de seins, de cuisses, de fesses.

— Le plus tôt sera le mieux, déclara Farkas. Il se trouve que je suis libre cet après-midi. Ce que vous pourriez faire, c’est prendre dès aujourd’hui les mesures préliminaires de mon visage, avant même de vous procurer les outils dont vous avez besoin, et puis…

— Oh oui ! Oui, monsieur Farkas, ce serait merveilleux !

Elle se pencha sur la table, referma les mains sur les siennes et les serra étroitement. Farkas ne s’attendait pas quelle renonce si rapidement au prétexte d’un projet exclusivement artistique ; mais, malgré sa méfiance innée, il se sentait entraîné par la ferveur de l’impatience sexuelle de Jolanda. Lui aussi avait des besoins. Et cela ne le gênait plus depuis longtemps de savoir que certaines femmes étaient essentiellement attirées par la bizarrerie même de son apparence.

Mais le tête-à-tête fut interrompu par une voix d’homme retentissante, une voix de basse étoffée, qui s’écria :

— Te voilà, Jolanda ! Je t’ai cherchée partout ! Mais je vois que tu t’es fait un nouvel ami !

Farkas se retourna. Une forme humaine approchait sur sa gauche, sombre, d’une taille au-dessous de la moyenne. Elle avait l’aspect d’une colonne unique de verre noir miroitant qui, d’un large sommet, s’effilait vers la base. Une surface unie, lisse d’aspect, parfaite. Farkas sut immédiatement qu’il avait déjà vu cet homme, quelque part, dans un passé déjà lointain, et il se contracta instinctivement, flairant une mise en scène.

Était-ce sûr ? Il entendit Jolanda Bermudez étouffer un petit cri de déception et elle retira ses mains vivement, d’un air coupable, dès qu’elle entendit la voix. Elle ne s’attendait manifestement pas à cette intrusion et en était contrariée. Farkas vit les fluctuations violentes de ses émanations. Elle faisait de petits mouvements de la main, comme pour demander à l’homme de s’en aller.

Ces deux-là devaient voyager ensemble. Il revint à l’esprit de Farkas que, la veille au soir, la femme partageait sa table avec quelqu’un ; mais il n’avait eu aucune raison de s’intéresser à son compagnon. La femme avait-elle agi de sa propre initiative en provoquant leur rencontre ou s’agissait-il d’un coup soigneusement monté ?

— Je vous connais, fit calmement Farkas, la main gauche posée sur l’aiguille dans sa poche.

L’intensité de l’arme était réglée sur « paralysie », un cran au-dessous de « mortel ». Cela devait suffire.

— Vous êtes…, reprit-il en fouillant au plus profond de sa mémoire. Israélien, non ?

— Exact ! Très bien ! Bravo ! Meshoram Enron. Nous nous sommes rencontrés en Amérique du Sud, il y a de nombreuses années. En Bolivie, je crois.

— En fait, c’était à Caracas.

Tout lui revenait maintenant : le petit homme était un espion, bien entendu.

— La conférence sur l’extraction des minéraux de l’eau de mer… Victor Farkas.

— Oui, je sais. Vous n’êtes pas de ceux que l’on oublie facilement. Travaillez-vous encore pour Kyocera ?

Farkas acquiesça de la tête.

— Et vous ? Pour une revue, si je ne me trompe ?

— Oui, Cosmos. Je prépare un article sur les satellites L-5.

— Et vous ? demanda benoîtement Farkas en se tournant vers Jolanda. Vous assistez M. Enron pour son article, c’est ça ?

— Oh non ! Je n’ai absolument rien à voir avec le journalisme. Marty et moi nous sommes rencontrés hier, dans la navette en provenance de la Terre.

— Mlle Bermudez se lie très facilement, expliqua Enron.

— C’est ce que j’ai constaté, fit Farkas.

Enron se mit à rire. Un rire précis, mesuré, soigneusement étudié, se dit Farkas, pour une occasion de ce genre.

— Bon, fit Enron. Je ne vais pas vous déranger plus longtemps. Mais je tiens à ce que nous prenions un verre ensemble, Farkas. Combien de temps pensez-vous rester ?

— Je ne sais pas. Encore plusieurs jours, au moins.

— Ce sont des vacances ?

— Oui, des vacances.

— Cet endroit est merveilleux, non ? Quel contraste avec notre pauvre vieille Terre. Vous donnerez à Jolanda le nom de votre hôtel, n’est-ce pas ? poursuivit l’Israélien en commençant à s’éloigner. C’est moi qui vous appellerai et nous fixerons un rendez-vous. À tout à l’heure, d’accord ? ajouta-t-il à l’adresse de Jolanda, doucement, mais d’un ton possessif.

Ainsi, songea Farkas, ils voyagent ensemble. Le sculpteur et l’espion. Cela donnait à réfléchir ; rien de tout ce qui venait de se passer n’était fortuit. De toute évidence, Enron l’avait vu au restaurant, la veille au soir, et avait manigancé cette rencontre. Mais était-elle la dupe de l’Israélien ? Farkas s’interrogea. Ils voyagent ensemble, certes, mais travaillent-ils ensemble ? Et si c’est le cas, sur quoi ?

Enron avait disparu. Farkas chercha de nouveau la main de Jolanda, qui la lui abandonna.

— Revenons au présent, dit-il. Ces mesures dont vous avez besoin pour votre sculpture, le buste de moi que vous voulez faire…

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