11

— Votre maison est absolument ravissante, fit Enron. Est-elle très ancienne ?

— Milieu du XXe siècle, répondit Jolanda Bermudez. Assez vieille, mais pas réellement ancienne. Rien à voir avec l’Ancien Monde où tout a cinq mille ans. Elle vous plaît vraiment ?

— Oui, c’est très beau. Une petite maison fort pittoresque.

Dans un certain sens, il était sincère. La petite construction délabrée se trouvait dans une rue étroite, sinuant à flanc de colline, pas très loin au nord du campus universitaire. Elle était indiscutablement charmante, avec ses petites terrasses, ses curieuses fenêtres cintrées et ses ornements ajourés en dents de scie, le long du toit. Oui, une maison charmante, malgré la peinture cloquée, écaillée par les assauts permanents de l’air chargé de saletés chimiques, les fenêtres en si mauvais état qu’elles commençaient à ressembler à des vitraux, les terrasses affaissées, tout de guingois, les bardeaux branlants et le jardin de devant envahi par un inextricable fouillis d’herbes sèches et jaunies.

C’était la troisième soirée depuis une semaine qu’Enron passait avec Jolanda, mais il n’était encore jamais venu chez elle ; elle avait toujours préféré aller dans sa chambre d’hôtel. Cette petite aventure avait singulièrement pimenté la première semaine de son séjour aux États-Unis. Il ne faisait certes aucun doute que, tôt ou tard, il commencerait à la trouver assommante, mais il n’avait pas l’intention de l’épouser et, de toute façon, il lui faudrait bientôt regagner Israël. Pour l’instant, elle était juste ce dont il avait besoin, une compagne peu exigeante, une maîtresse ardente et complaisante ; et il y avait encore la possibilité qu’il pût apprendre grâce à elle quelque chose d’utile pendant ce séjour qui, dans une large mesure, se révélait infructueux. Une possibilité bien faible, mais qui existait.

— Alors ? On y va ? Je meurs d’envie d’expérimenter mon travail sur toi.

Elle est comme un gros toutou frétillant, se dit Enron. Pas très intelligente, vraiment très peu en réalité, mais extrêmement affectueuse et pleine d’entrain, parfaite pour des ébats amoureux. Chaleureuse et naturelle. Si différente de la plupart des Israéliennes à l’esprit pénétrant, au ton tranchant et au regard perçant qu’il connaissait, ces femmes qui s’enorgueillissaient d’une lucidité totale, pour qui tout devait être rigoureusement replacé dans tel ou tel contexte, sans se soucier de leur âme devenue de glace.

Il la suivit dans le vestibule chichement éclairé. L’intérieur de la maison était sombre, encombré, en désordre, un dédale de petites pièces obscures, remplies de tentures, de sculptures, de statuettes, de tapisseries, de coffres cerclés de cuivre, de voiles ouvragés suspendus à des patères, de masques tribaux, d’affiches, de livres, de lances africaines, de pièces d’une armure japonaise médiévale, de rouleaux de câble à fibre optique, de piles de cubes de données, de paravents sculptés, de clochettes, de vieilles bouteilles de vin festonnées de cire de couleur, de rubans iridescents d’hologrammes tendus entre deux murs, de curieux objets de céramique à la fonction indéterminée, de vêtements anciens disséminés dans tous les coins, de cages contenant de vrais oiseaux, de viseurs montrant des motifs abstraits : un bric-à-brac ahurissant, invraisemblable.

Un amas, autant qu’Enron pût en juger, d’objets bizarres et de mauvais goût. Des odeurs d’encens flottaient dans l’air. Des chats se promenaient partout. Il en compta cinq, six, une douzaine : un couple de siamois, un autre de persans, et plusieurs félins de races qu’il lui fut impossible d’identifier. Comme leur maîtresse, ils semblaient n’avoir peur de rien : ils se frottaient contre lui, le flairaient, fourraient leur nez entre ses jambes, faisaient leurs griffes sur son pantalon.

— Alors ? demanda Jolanda. Qu’en penses-tu ?

Que pouvait-il répondre ? Il se contenta de tourner vers elle un visage épanoui.

— Fascinant. Merveilleux. Une extraordinaire accumulation d’objets insolites.

— Je savais que tu aimerais. Tu sais, je n’amène pas n’importe qui ici. Il y a tant d’hommes qui ne comprennent rien à rien. Cela pourrait les refroidir. Mais toi… toi qui as parcouru le monde, toi, un esprit cultivé, un homme qui apprécie les arts…

De joie, elle ouvrit grands les bras et Enron se prit à redouter qu’elle ne heurte une de ses curiosités et ne l’envoie à l’autre bout de la pièce. Elle était grande et forte, il aurait dit intimidante, s’il avait été homme à se laisser intimider par qui que ce fût, surtout une femme. Au moins dix centimètres de plus que lui et probablement vingt kilos. Enron la soupçonnait de prendre de l’hyperdex ; cela se lisait dans son regard exalté. L’usage de tout stupéfiant dégoûtait Enron, mais, après tout, ce que cette femme faisait ne le regardait pas. Il n’était pas son père.

— Viens, dit Jolanda, le prenant par le poignet pour l’entraîner. Mon atelier est juste à côté.

C’était une pièce sur l’arrière, toute en longueur, basse de plafond, sans fenêtres, qui s’enfonçait dans la colline, à l’évidence un ajout au bâtiment d’origine. Le fouillis des autres pièces ne se retrouvait pas dans l’atelier, vide, à l’exception de trois mystérieux objets, de grande taille et de forme indéterminée, disposés en triangle au centre de la pièce.

— Mes dernières sculptures, annonça-t-elle. Celle de gauche, c’est Agamemnon. De l’autre côté, tu as La Tour du cœur et celle du fond, je l’ai appelée Ad astra per aspera.

— Je n’avais jamais rien vu de tel, déclara Enron avec sincérité.

— Je ne pense pas que quelque chose de ce genre ait été fait ailleurs. C’est un nouveau moyen d’expression artistique, encore purement américain.

— Et cela s’appelle – que m’as-tu dit, déjà ? – l’art bioréactif, c’est ça ? Explique-moi comment ça marche.

— Je vais te montrer. Tiens, il faut d’abord placer les récepteurs.

D’un placard qu’il n’avait pas remarqué, elle sortit une brassée de bioamplificateurs et d’électrodes menaçants.

— Laisse-moi faire.

Elle commença vivement à appliquer des conducteurs sur différentes parties du corps d’Enron, d’abord un petit instrument sur sa tempe gauche, un deuxième au sommet du crâne, puis elle plongea la main à l’intérieur de sa chemise pour en placer un autre sur le sternum.

Continue, se dit-il. Mets-m’en donc un entre les jambes !

Mais, non. C’est entre les deux omoplates qu’elle appliqua le quatrième et dernier. Puis elle s’affaira un moment dans le placard autour d’une sorte d’appareil électronique. Il l’observa pensivement, suivant les mouvements de sa poitrine ballante et de sa croupe charnue sous la robe légère qu’elle portait pour tout vêtement, et se demanda combien de temps prendrait sa démonstration. Il avait autre chose à faire et était prêt à passer à l’action. Quand il s’était fixé un objectif, il pouvait se montrer très patient, mais il n’avait aucunement l’intention de passer toute la soirée à des absurdités.

Enron devait aussi avouer que les électrodes et les bioamplificateurs suscitaient en lui une légère inquiétude. S’il n’avait pas totalement perdu sa capacité de juger son prochain, cette femme était inoffensive, une petite évaporée au goût ridicule, à l’esprit sans rigueur et à la moralité de chamelle. Mais s’il se trompait ? Si elle appartenait en réalité au service de contre-espionnage de Samurai et lui avait habilement tendu un piège en usant sans retenue de ses hanches pleines et avides, et de son pubis sombre et odorant dans le but de lui administrer ce soir un grillage de cerveau ?

Tu es parano, se dit-il. C’est absurde.

— Voilà, fit Jolanda. Nous sommes prêts à commencer. Laquelle choisis-tu d’abord ?

— Quelle quoi ? demanda Enron.

— Sculpture.

— Celle de derrière, fit-il au hasard.

— Un bon choix pour commencer. Je vais compter jusqu’à trois, puis tu commenceras à avancer vers elle. Un… deux…

Il ne vit d’abord rien d’autre que la sculpture elle-même, un assemblage disgracieux, peu esthétique de pièces de bois disposées à des angles bizarres et soutenues par une armature métallique en partie visible. Mais, soudain, quelque chose commença de luire dans les profondeurs de la sculpture et, un instant plus tard, il prit distinctement conscience de l’action d’un champ psychogénique : une palpitation derrière la nuque, une autre dans l’abdomen, une sensation générale de désorientation. Comme si ses pieds commençaient à quitter le sol, presque comme s’il prenait son essor et se mettait à flotter, franchissant la porte qui menait à la partie principale de la construction avant de traverser le plafond et de se fondre dans la nuit chaude et poisseuse…

La sculpture s’appelait Ad astra per aspera. Il devait donc être censé effectuer une simulation de voyage interstellaire. S’envoler vers les galaxies lointaines.

Mais tout ce qu’Enron éprouva fut cette sensation initiale de décollage. Il n’alla nulle part, ne ressentit rien d’autre qu’un trouble bizarre de son système nerveux. Comme si son élan vers les étoiles était bridé, comme s’il ne pouvait parcourir qu’une distance limitée avant de se heurter à une sorte de mur psychique.

— Et voilà, fit Jolanda tandis que les sensations se dissipaient. Qu’est-ce que tu en penses ?

Il était prêt, comme toujours, jamais pris au dépourvu.

— Magnifique, absolument magnifique ! Je ne m’étais pas tout à fait préparé à quelque chose d’une telle intensité. Ce que j’ai éprouvé…

— Non ! Ne me dis rien ! Cela doit rester secret… C’est ton expérience personnelle de l’œuvre. Il n’y en a pas deux de semblables. Et je ne me permettrais jamais de te demander d’exprimer ce qui est essentiellement non verbal. Cela gâcherait tout pour toi, tu ne crois pas ?

— Absolument.

— Veux-tu passer maintenant à La Tour du cœur ?

— Volontiers.

Elle toucha chacune des électrodes, comme pour effectuer un léger réglage des récepteurs, et repartit vers le placard.

La sculpture, large, massive, ne ressemblait en rien à une tour, de l’avis d’Enron. Son armature luisait comme l’autre, mais d’une teinte plus sombre, un bleu violacé au lieu d’un rose doré. Quand Enron commença à s’en approcher, il ne ressentit pas grand-chose, puis il éprouva le même genre de malaise que précédemment, en fait une sensation très semblable. Ce n’est donc qu’une supercherie, songea-t-il, un courant électrique de faible intensité provoque des réactions nerveuses et un léger malaise, et l’on fait comme si l’on venait d’éprouver une émotion esthétique d’une rare profondeur qui…

D’un seul coup, sans que rien ne l’eût annoncé, il se trouva au bord de l’orgasme.

C’était extraordinairement embarrassant. Non seulement son intention était de réserver cet orgasme pour un moment plus favorable, quand la soirée serait plus avancée, mais l’idée de perdre toute maîtrise de soi, de tacher son pantalon comme un collégien était insupportable. Il lutta pour se retenir. Les émanations provenant de la deuxième sculpture étaient beaucoup plus fortes que celles de la première et il avait beaucoup de mal à résister. Il savait qu’il devait avoir le visage empourpré de honte et de fureur, et son érection était si violente qu’elle en devenait douloureuse. Il n’osait pas baisser les yeux pour vérifier si elle était visible. Mais il résistait. Cela devait bien faire trente ans qu’il n’avait pas été obligé de lutter désespérément contre la montée du plaisir, depuis l’époque hypersensible de son adolescence ardente. Tout son esprit était empli d’images de Jolanda Bermudez, le corps opulent, les énormes seins ballants, le sexe brûlant, humide, palpitant. Elle l’aspirait, elle l’engloutissait, elle l’emportait sur une vague de plaisir. Pense à n’importe quoi d’autre ! s’adjura-t-il. Pense à la mer Morte, au goût âpre et métallique de son eau, à la pellicule visqueuse qui recouvre ton corps quand tu en sors. Pense à la coupole dorée de la mosquée d’Omar étincelant au soleil de midi. Pense à la couche immonde de gaz à effet de serre qui enveloppe notre pauvre planète. Pense aux derniers cours de la Bourse… à du dentifrice… à des oranges… à la chapelle Sixtine…

… aux chameaux du marché de Beersheba…

… au grésillement des brochettes d’agneau sur le gril…

… aux récifs de corail au large d’Elath…

… pense à… aux…

Il sentit brusquement la tension qui se relâchait. Le sang gonflant les tissus reflua. Son érection alla décroissant. Enron retint son souffle, se forçant à retrouver son calme.

Le silence régnait dans la pièce. Il s’obligea à regarder dans la direction de Jolanda. Quand il posa les yeux sur elle, il vit qu’elle souriait… d’un air entendu, narquois peut-être. S’était-elle rendu compte de ce qui s’était passé ? Impossible à dire. Elle devait savoir quel effet la sculpture avait produit sur lui. Mais il ne fallait pas oublier que chacun était censé réagir différemment. C’était une forme d’art purement subjective.

Il ne lui révélerait rien. Comme elle l’avait dit, chaque expérience personnelle de l’œuvre devait rester secrète.

— Extraordinaire, fit-il. Inoubliable.

Il avait de la peine à reconnaître sa propre voix, rauque, voilée.

— Je suis si heureuse que cela t’ait plu ! lança-t-elle gaiement. Veux-tu passer à Agamemnon maintenant ?

— Dans un petit moment, peut-être. J’aimerais d’abord… savourer ce que j’ai déjà reçu. Y réfléchir, si c’est possible.

Enron se rendit compte qu’il transpirait comme s’il venait de courir un dix mille mètres.

— Tu veux bien ? reprit-il. Attendre un peu pour la troisième ?

— Il est vrai que, parfois, cela peut être bouleversant.

— Et puis si tu avais quelque chose à boire…

— Bien sûr. Suis-je bête de t’avoir traîné directement ici, sans même t’offrir à boire !

Elle retira les électrodes et alla chercher une bouteille de vin. Un vin blanc, moelleux et tiède. Ces Américains ! Ils ne comprenaient vraiment rien à ce qui comptait. Enron demanda gentiment si elle avait du rouge. Elle en trouva aussi une bouteille, mais il ne gagna pas au change : le vin avait un goût de poussière et devait être bourré de polluants mortels et d’infâmes résidus d’insecticides. Ils sortirent du studio pour aller s’installer sur une sorte de divan, devant la longue fenêtre basse de l’une des pièces de devant, et s’abîmèrent dans la contemplation d’un coucher de soleil d’une stupéfiante complexité photochimique, un spectacle apocalyptique d’une démesure wagnérienne : de gigantesques bandes déchiquetées d’or et d’écarlate, de vert, de violet et de turquoise s’affrontaient avec violence pour la possession du ciel au-dessus de San Francisco. De loin en loin, Jolanda poussait un profond soupir et ses épaules étaient parcourues d’un frisson de pur ravissement esthétique. Oh oui ! Comme elle était belle, la demeure du Créateur, illuminée de manière si éblouissante par les souillures industrielles du Créateur !

Nous n’allons pas tarder à aller dîner, songea Enron, et je poserai les questions que je dois lui poser, puis, dès notre retour, je la prendrai par terre, dans cette pièce, sur l’épais tapis de Perse. Ensuite, je regagnerai mon hôtel et je ne la reverrai plus. Jamais de la vie je ne la laisserai me remettre ces électrodes, ni ce soir ni aucun autre soir !

Mais d’abord les questions… Comment amener la conversation sur le sujet qui l’intéressait au premier chef ? Il allait falloir manœuvrer habilement. Et avec tout ce flamboiement romantique dans le ciel…

Mais il eut la chance d’arriver à ses fins beaucoup plus rapidement qu’il ne l’espérait. C’est elle qui lui en fournit l’occasion devant le coucher de soleil.

— Le soir où nous avons tous dîné ensemble, Isabelle a dit que tu étais un espion. Est-ce que tu t’en souviens, Marty ?

— Bien sûr, répondit-il en étouffant un petit rire. Elle a même dit que j’étais un espion au service de Kyocera-Merck.

— C’est vrai ?

— Voilà une question pour le moins directe. C’est charmant et tellement américain !

— Je m’interrogeais, c’est tout. Je n’ai jamais couché avec un espion, autant que je sache. À moins que tu n’en sois un. Ce serait intéressant de le savoir.

— J’en suis un, naturellement. Tous les Israéliens sont des espions, c’est bien connu.

Jolanda éclata de rire et remplit leurs deux verres de l’abominable piquette.

— Non, je t’assure que c’est vrai. Dans notre patrie, nous avons vécu si longtemps au milieu des périls, cernés par l’ennemi, sous la menace de ses armes ; comment aurions-nous pu, dans ces conditions, ne pas développer cette habitude de la vigilance, si profondément ancrée en nous ? Une nation d’espions, en effet. Partout où nous allons, nous observons, nous rôdons, nous soulevons les couvre-lits pour découvrir ce qu’ils peuvent dissimuler. Mais un espion au service de Kyocera-Merck, non. Certainement pas. Je n’espionne que pour ma patrie. C’est une question de patriotisme, pas d’avidité économique, comprends-tu ?

— Mais tu parles sérieusement, fit-elle avec étonnement.

— Un journaliste, un espion… Cela revient au même, non ?

— Tu es donc venu pour poser des questions à Nick Rhodes, parce que ton pays veut voler les secrets de ses travaux sur l’adaptation ?

Enron se rendit compte que l’alcool agissait très rapidement sur elle. Leur conversation, commencée sur le ton du badinage, avait pris une tournure très différente.

— Voler ? Jamais je ne ferais cela. Nous ne volons pas. Nous obtenons des licences, nous copions, si nécessaire, nous réinventons, mais nous ne volons pas. Le vol est prohibé par la loi de Moïse ; elle nous dit : Tu ne voleras pas. Mais nous pouvons imiter. Les préceptes du Décalogue n’en font pas mention. Et je t’avoue, avec franchise et sans hésitation, que nous souhaitons en savoir plus long sur les recherches de ton ami le docteur Rhodes, sur ce programme de transformation génétique de l’espèce humaine.

Enron l’observa attentivement. Elle était déjà passablement excitée : la chaleur du soir, le vin, la réaction sans doute apparente suscitée par La Tour du cœur, tout avait contribué à éveiller le désir de Jolanda. Il se pencha vers elle et posa la main sur la sienne.

— Maintenant que j’ai reconnu être un espion, fit-il d’une voix insinuante, sur le ton de la confidence, tu ne m’en voudras pas de me livrer à mes louches activités. D’accord ? Bon.

Elle sembla prendre cela pour un jeu. Très bien ; il était content de l’amuser.

— Réponds-moi, veux-tu ? reprit-il. Que penses-tu de Rhodes, sincèrement ? Est-il sur la bonne voie ? Vont-ils réussir à produire dans son labo un être humain d’un genre nouveau ?

— Mais tu ne plaisantais pas ! Tu es vraiment un espion !

— Je ne l’ai jamais nié, que je sache. Allez, réponds-moi.

Enron lui caressa le bras. Sa peau était d’une étonnante douceur, la plus douce qu’il eût jamais touchée. Il se demanda si elle avait fait recouvrir son corps d’un de ces produits synthétiques, comme le faisaient certaines femmes.

— Que peux-tu me dire sur lui ? Que sais-tu de ses travaux ?

— Rien, répondit-elle. Je te jure que c’est la vérité, Marty.

Il lui avait demandé de l’appeler « Marty », car « Meshoram » avait pour elle des consonances trop étrangères. Elle se mit à pouffer. L’idée de devenir une source de renseignements ne lui déplaisait peut-être pas.

— Je te dirais ce que je sais si je savais quelque chose, mais ce n’est pas le cas. C’est à Isabelle que tu aurais dû faire du plat, si c’est tout ce que tu cherchais. De temps en temps, Nick lui parle un peu de son travail, mais elle ne me raconte rien, du moins rien qui puisse t’être utile. Ce que je sais est très fragmentaire.

— Par exemple ? demanda-t-il en suivant du plat de la main la courbe de sa poitrine, ce qui la fit frémir et se trémousser légèrement. Vas-y, insista-t-il. Dis-moi ce que tu sais.

Elle ferma les yeux un instant, comme pour réfléchir.

— Eh bien, je sais qu’il y a un jeune chercheur du labo qui est sur la voie d’une découverte capitale, quelque chose qui permettra de modifier notre sang qui, de rouge, deviendra vert. Et cela entraînera d’autres changements, mais je ne sais pas lesquels. Je t’assure que je ne sais pas… Tiens, reprends un peu de vin. Il est bon, non ? Du sang vert ! Je suppose que c’est mieux que d’être obligé de boire du vin vert.

Enron fit semblant d’avaler une gorgée. Du sang vert… Une sorte d’adaptation de l’hémoglobine ? Mais il comprit qu’elle lui disait la vérité : elle ne savait rien d’autre. Il était probablement inutile d’essayer d’obtenir des détails.

— Connais-tu le nom de ce chercheur ? demanda-t-il par acquit de conscience. Le jeune ?

— Moi, non, mais Isabelle le connaît peut-être. Tu devrais lui parler.

— C’est une femme au caractère très difficile. Je ne suis pas sûr qu’elle se montrerait coopérative.

— Oui, fit Jolanda, les yeux baissés sur son verre, tu as certainement raison. Après tout, si Israël souhaite mettre au point sa propre technologie de l’adaptation et si tu es venu déterminer l’état des recherches de Samurai dans ce domaine, Isabelle soutiendrait en t’aidant la cause de cette technologie. Et tu connais sa position là-dessus.

— Oui.

— Qui, d’ailleurs, est aussi la mienne. Je trouve cela absolument terrifiant. Franchement, cela me fait froid dans le dos.

Ils avaient déjà parlé de ça. Enron s’arma de patience.

— Mais, si c’est indispensable, si c’est le seul moyen qui nous reste pour préserver notre espèce sur la Terre…

— Est-il si important que l’espèce humaine reste sur la Terre, si la planète est complètement bousillée ? Nous pourrions tous émigrer vers les stations orbitales.

Il lui versa du vin. Le soleil s’était couché et le ciel virait rapidement au noir. Au fond de la baie, les lumières de San Francisco commençaient à apparaître, brillant par intermittence dans la brume épaisse. La main d’Enron parcourut négligemment le corps plantureux de Jolanda : les seins, le ventre, un arrêt sur le genou avant de remonter le long de la cuisse. Ces préliminaires semblaient avoir pour effet de lui délier la langue. Il continua de la caresser. La tête rejetée en arrière, elle avait fermé les yeux. L’un des chats bondit à côté d’Enron et commença de se frotter la tête contre son bras. Il écarta prestement l’animal d’un petit coup de coude.

— Nous aimons notre patrie, reprit-il d’une voix douce. Nous avons lutté pendant des siècles pour en prendre possession. Nous n’accepterons jamais de l’abandonner maintenant, même pour un Nouvel Israël dans les étoiles.

— Les Japonais ont bien quitté leur pays. Les riches, en tout cas. Ils sont aujourd’hui dispersés aux quatre coins de la planète. L’amour de la patrie était aussi fort chez eux qu’il l’est chez vous, mais ils sont partis. S’ils l’ont fait, pourquoi ne pourriez-vous en faire autant ?

— Ils sont partis, c’est vrai, mais parce que leurs îles étaient englouties par la montée des eaux. Parce qu’ils ont perdu toutes leurs terres fertiles et la majorité de leurs villes, et qu’il ne restait plus que des sommets incultes. Sinon, ils ne seraient jamais partis ; ils continueraient de s’accrocher à chaque pierre. Mais ils n’ont pas eu le choix. Pas plus que nous, il y a bien longtemps, deux ou trois mille ans, quand nos ennemis nous ont forcés à quitter Israël pour un long exil. Mais, un beau jour, nous sommes revenus. Nous nous sommes donné du mal, nous avons souffert, construit, combattu. Et aujourd’hui, nous vivons au jardin d’Éden. La pluie bienfaisante nous arrose, le désert s’est mué en plaines verdoyantes. Nous ne repartirons pas.

— Mais à quoi bon rester, si tout doit changer radicalement ? demanda Jolanda d’une voix ténue aux intonations étranges, comme si elle venait de très loin. Si nous nous transformons en bizarres créatures mutantes, pourra-t-on encore parler d’humanité ? Seras-tu encore un juif, si tu as le sang vert et des branchies ?

— Je pense que rien n’est dit dans la Bible, répondit Enron en souriant, sur la couleur que doit avoir notre sang. Il y est simplement écrit que nous devons observer la loi et mener une vie honorable.

Jolanda réfléchit un petit moment.

— Le métier d’espion est-il honorable ? demanda-t-elle enfin.

— Bien sûr. C’est une tradition très ancienne. Quand Josué s’apprêta à nous faire traverser le Jourdain, il envoya deux espions sur l’autre rive. Ils revinrent annoncer à Josué que nous pouvions traverser le fleuve sans risque, que les habitants de ce pays étaient pétrifiés de terreur, car ils avaient compris que le Seigneur avait donné leur terre aux Israélites. La Bible ne mentionne pas le nom de ces deux espions, mais ils furent les premiers agents secrets.

— Je vois.

— Aujourd’hui encore, poursuivit Enron, nous envoyons les nôtres à la recherche des dangers. Il n’y a rien de déshonorant à cela.

— Ceux de ton peuple voient des ennemis partout, n’est-ce pas ?

— Nous voyons des dangers.

— S’il y a des dangers, il doit y avoir des ennemis. Mais le temps des guerres entre les nations est révolu. Il n’y a plus d’ennemis. Nous sommes tous alliés aujourd’hui dans un même combat pour sauver la planète. Se pourrait-il que ces ennemis qui vous tracassent tant n’existent que dans votre imagination ?

— Notre histoire nous enseigne la prudence, répliqua-t-il. Pendant trois mille ans, nous avons été chassés de lieu en lieu par des gens qui nous détestaient, nous enviaient ou cherchaient simplement à faire de nous des boucs émissaires. Pourquoi en irait-il autrement aujourd’hui ? Il serait stupide de notre part d’imaginer que le millénium est arrivé.

Enron se sentit brusquement sur la défensive, une sensation peu familière. S’il était là, ce soir, c’était pour poser des questions, pas pour apporter des réponses. Mais elle était très obstinée. Il avala une grande gorgée de l’affreux pinard.

— Les Assyriens ont massacré notre peuple, reprit-il. Les Romains ont brûlé notre temple. Les croisés nous ont reproché la mort du Christ.

Le vin descendait mieux maintenant.

— As-tu entendu parler des camps de la mort construits à notre intention par les Allemands au milieu du XXe siècle ? Six millions des nôtres ont péri pour la seule raison qu’ils étaient juifs. Les survivants sont allés s’établir en Israël. Nous étions encerclés par des musulmans qui nous haïssaient. Ils firent le serment d’achever ce que les Allemands avaient commencé et essayèrent à plusieurs reprises. Il n’est pas facile de mener une existence paisible et productive quand, de l’autre côté du fleuve, se trouve un ennemi qui a décrété la guerre sainte.

— Mais cela fait longtemps. Les Arabes sont vos amis maintenant.

— C’est agréable de se dire cela, non ? La manne du pétrole n’existe plus et, même si toute notre région est devenue beaucoup plus fertile depuis les changements climatiques, leurs terres sont surpeuplées et ils ne peuvent plus s’offrir le luxe d’une guerre sainte qu’ils aimeraient probablement poursuivre. Ils se sont donc tournés vers ce voisin israélien dont la présence était brusquement accueillie avec plaisir pour lui demander une assistance technologique et industrielle. Et maintenant, c’est vrai, nous sommes tous amis. Nous sommes partenaires. Mais les choses peuvent toujours changer. À mesure que la situation sur la Terre ira en s’aggravant, il se peut que ceux qui ne bénéficient pas de nos atouts décident de se retourner contre nous. Cela s’est déjà produit.

— Vous êtes incroyablement soupçonneux !

— Soupçonneux ? Mais tout prête aux soupçons ! Voilà pourquoi nous ne relâchons jamais notre vigilance. Nous envoyons des agents dans le monde entier afin de flairer les dangers. Les Japonais, par exemple, nous inquiètent.

— Les Japonais ? Pourquoi ?

Enron se rendit compte qu’il était légèrement ivre. Encore une sensation très inhabituelle.

— C’est un peuple haïssable. Un peuple haineux. Ils possèdent d’énormes richesses, mais vivent comme de misérables exilés. Une existence recluse de paranoïaques dans leurs petites enclaves hyper-protégées, disséminées sur toute la surface de la planète. Enfermés derrière leurs murs, ressassant leur amertume d’avoir été chassés de leur pays, détestés par tout le monde pour leur argent et leur pouvoir, opposant à tous une haine encore plus forte, nourrie par un ressentiment et une envie démesurés. Et ceux qu’ils haïssent plus que n’importe qui, ce sont les Israéliens, car, nous aussi, en d’autres temps, nous avons vécu en exil, mais nous avons pu regagner notre pays et c’est un pays magnifique ; car nous sommes forts et entreprenants, nous aussi, et nous contestons aujourd’hui dans le monde entier leur position dominante.

La main d’Enron n’avait pas cessé d’explorer l’intérieur des cuisses de Jolanda. Elle referma les jambes sur son poignet, moins pour l’empêcher d’aller plus loin que pour le plaisir de garder sa main à cet endroit. Avait-elle envie de parler ou de faire l’amour ? Peut-être les deux à la fois, se dit Enron. Pour elle, les deux choses semblaient liées. C’était une intarissable bavarde – sans doute cette drogue qu’elle prenait, l’hyperdex – et une obsédée sexuelle. Il faudrait que je mette un terme à tout ce babillage et que je la fasse rouler avec moi sur le tapis. Puis nous irons dîner. Il avait l’impression de n’avoir rien mangé depuis trois jours.

Mais, sans comprendre pourquoi, il semblait, lui aussi, incapable de cesser de parler.

— Les transformations dues à l’effet de serre ont amené Israël à jouer un rôle de plus en plus important dans l’économie planétaire au moment où les Japonais étaient chassés de leurs îles, s’entendit-il dire. Nous progressons simultanément sur de nombreux fronts. Sais-tu que notre gouvernement a investi massivement dans la plupart des mégafirmes ? Nous avons des intérêts non négligeables aussi bien chez Samurai que chez Kyocera. Mais les mégafirmes demeurent sous le contrôle des Japonais qui s’efforcent de nous laisser sur la touche et sont impatients de nous voir dégringoler de notre position de force. Ils sont prêts à tout pour cela. À tout. Voilà pourquoi nous les tenons à l’œil, Jolanda. Nous tenons tout le monde à l’œil.

— Et en développant la technologie de l’adaptation avant que Samurai ne s’y mette, la position d’Israël serait encore renforcée dans le monde de demain ?

— Nous en avons la conviction.

— Je crois que vous vous trompez. Je pense qu’il faut laisser tomber la Terre et regarder vers l’espace.

— Oui, les stations orbitales. Ton idée fixe.

— Tu crois que je suis idiote, hein ?

— Idiote ? s’écria Enron. Jamais de la vie !

Il ne se donna même pas la peine de paraître sincère. Elle l’ennuyait, elle l’agaçait par trop. Il constata même avec étonnement que l’intérêt qu’il lui portait sur le plan sexuel commençait à retomber. Ce n’est pas une chamelle, songea-t-il, mais une vache. Une vache ridicule, avec des fantasmes d’intelligence.

Il laissa quand même sa main où elle était. Jolanda se balança doucement d’avant en arrière, les cuisses serrées sur cette main. Puis elle se tourna vers lui, ouvrit les yeux et le considéra d’un air bizarre, aguicheur et provocant, un sourire rêveur aux lèvres, comme si elle venait de décider de lui révéler un secret de la plus haute importance.

— Il faut que je te dise que je n’attendrai peut-être pas que notre environnement continue à se détériorer. J’envisage sérieusement d’aller m’établir sous peu sur un satellite L-5.

— Vraiment ? As-tu fixé ton choix sur l’un d’eux en particulier ?

— Oui, il s’appelle Valparaiso Nuevo.

— Je n’en ai jamais entendu parler, fit Enron.

Ils étaient dans une quasi-obscurité, le regard fixé sur le ciel ténébreux. Un chat qu’il ne se rappelait pas avoir encore vu, aux très longues pattes et à la fine tête anguleuse, venait d’apparaître et se frottait contre sa chaussure. La bouteille de vin était vide.

— Non… attends. Je m’en souviens. C’est un sanctuaire, si je ne me trompe. Où des criminels en fuite vont se réfugier ?

Il commençait à se sentir un peu étourdi par la chaleur, l’interminable discussion, le vin, la faim qui le tenaillait, la proximité physique de Jolanda, peut-être même par les effets de son exposition aux sculptures bioréactives. Le désir monta de nouveau en lui, mollement d’abord, puis avec plus de force. Elle était prodigieusement agaçante, mais étrangement irrésistible. Quant à la conversation, elle devenait franchement surréaliste.

— Qu’est-ce qui t’incite à choisir ce satellite ? demanda-t-il.

Elle tourna vers lui un regard brillant de malice, comme une fillette cabotine.

— Je pense qu’il vaudrait mieux que je ne te parle pas de tout ça.

— Vas-y, raconte.

— Tu le garderas pour toi tout seul ?

— Garder quoi ? Je ne comprends pas.

— Tu imagines ? Faire jurer le secret à un espion ! Mais tu seras parti dans quelques jours et tout cela n’a aucun intérêt pour toi. Cela ne concerne en aucune manière Israël.

— Dans ce cas, tu peux tout me raconter.

— Bon, très bien, fit-elle avec son air de fillette malicieuse. Je vais tout te dire. Mais tu ne dois en parler à personne. D’accord ?

J’ai un secret que je vais partager avec toi, mais rien que toi, parce que tu es mon ami et que je te trouve très mignon.

— Je le jure, dit-il.

— Tu ne t’es pas trompé en disant que Valparaiso Nuevo est un sanctuaire, peuplé de criminels de tout poil qui paient les autorités locales pour les protéger contre les différents organismes chargés de faire respecter les lois. Le gouvernement est dirigé par un vieux dictateur latino-américain, à moitié cinglé, qui se maintient au pouvoir depuis l’An Un.

— Je ne vois toujours pas où tu veux en venir. En quoi cela te concerne-t-il ?

— J’ai un ami à Los Angeles, expliqua Jolanda, qui fait partie… disons d’une sorte de guérilla. Un groupe qui projette de s’infiltrer dans la station orbitale et d’en prendre le contrôle. Quand ils auront réussi, ils rassembleront tous les fugitifs pour les livrer et toucher les récompenses. Il y a une fortune colossale à gagner. Et, après, ils vivront comme des princes : de l’eau et de l’air purs, une nouvelle vie.

Ses yeux, étrangement fixes, brillaient d’un éclat encore plus vif que son regard habituel de camée. Elle semblait regarder derrière lui, ou à travers, vers quelque royaume lumineux de fantasmes assouvis.

— Mon ami m’a demandé si je voulais me joindre à eux, reprit-elle. Nous serions milliardaires, nous aurions notre propre petite planète. Il paraît que c’est très beau, là-haut, ces satellites L-5.

Enron s’était dégrisé d’un coup.

— Et quand tout cela doit-il arriver ? demanda-t-il.

— Très prochainement. Je crois qu’ils ont parlé de…

Jolanda s’interrompit et porta la main à sa bouche.

— Seigneur ! souffla-t-elle. Qu’est-ce que j’ai fait là ? Jamais je n’aurais dû te parler de ça !

— Si, Jolanda, c’est très intéressant.

— Écoute, Marty, ce n’est pas vrai ! Il n’y a rien de vrai, pas un mot ! C’est juste une histoire, une idée de scénario sur laquelle ils travaillaient, il n’y a rien de réel ! Il ne faut pas prendre ça au sérieux ! Ce n’est pas vrai !

Elle le regardait d’un air horrifié.

— Tu n’aurais pas dû me laisser boire tant de vin, reprit-elle d’une voix grave et morne. Je te demande d’oublier tout ce que je viens de dire sur Valparaiso Nuevo. Tout. Je pourrais avoir de très graves ennuis, si… si…

Elle fondit en larmes, tout le corps secoué de longs sanglots. La main encore prise dans l’étau des jambes parcourues de mouvements convulsifs, Enron se mit à craindre pour son poignet.

— Calme-toi, Jolanda. Tu n’as aucune inquiétude à avoir. Je ne dirai pas un mot à quiconque.

Une lueur d’espoir brilla dans les yeux de Jolanda, mais l’expression terrifiée ne s’effaça pas de son visage.

— Tu me le jures ? Ils me tueraient, tu sais !

— Un bon espion doit protéger ses sources, mon chou. Et je suis un très bon espion.

Elle continua pourtant de trembler.

— Mais il faut que tu fasses quelque chose pour moi, poursuivit Enron. Je veux rencontrer ton ami de Los Angeles. Je veux parler avec lui, avec ceux de son groupe. Je veux travailler avec eux.

— Tu es sérieux ?

— Je suis toujours sérieux, Jolanda.

— Mais ce que je viens de te raconter n’a rien à voir avec ton…

— Bien sûr que si. Je suis persuadé qu’il y a à Valparaiso Nuevo des gens qui intéressent énormément l’État d’Israël. S’il est vraiment possible de mettre la main sur eux en payant, nous aimerions entrer en contact avec les vendeurs dès le début de l’opération. Nous serions d’autre part probablement en mesure de fournir à tes amis un soutien de nature très matérielle pour la réalisation de leur entreprise. Comment s’appelle ton ami, celui qui est à Los Angeles ?

Jolanda hésita un instant avant de répondre.

— Davidov. Mike Davidov.

— Juif ? demanda Enron dont le pouls s’accélérait.

— Je ne pense pas. Je crois que c’est un nom russe. Il ressemble un peu à un Russe.

Enron dégagea sa main des cuisses de Jolanda et commença à lui caresser la poitrine.

— Emmène-moi avec toi à Los Angeles, implora-t-il d’un ton charmeur. Présente-moi à ton ami Mike Davidov.

— Je ne sais pas, Marty… Je ne crois pas que ce soit…

— Demain matin, par la navette de 9 heures.

Le ton n’était plus charmeur, mais impérieux.

— C’est inutile, fit-elle. Il est déjà parti à Valparaiso Nuevo. Ceux qui ont un rôle important sont déjà sur place pour reconnaître le terrain.

— Ha ! fit Enron. Je vois.

Il garda le silence un moment, plongé dans ses réflexions.

Jolanda sauta sur l’occasion qu’il lui offrait.

— Tu sais ce que je voudrais maintenant ? Je voudrais cesser de parler de tout ça, d’accord ? Je suis un peu soûle… plus qu’un peu. J’ai trop parlé et je n’en ai plus envie.

— Mais si tu pouvais seulement…

— Non, Marty, c’est trop dangereux. Tout ce que tu veux, c’est profiter de ce que je te raconte. J’aimerais que tu profites de moi d’une autre manière.

— Profiter de toi ?

— Tu veux que je te fasse un dessin ? Attends, je vais te mettre sur la voie.

Elle le prit par les épaules et le fit rouler par terre avec elle, bras et jambes emmêlés. Ils éclatèrent de rire, mais il s’enfonça rapidement au plus intime de ce corps luxuriant. Un mélange entêtant d’odeurs émanait d’elle, vin, désir et sueur mêlés : Enron crut même reconnaître les effluves de l’Écran qu’elle utilisait pour protéger sa peau merveilleusement satinée. C’est bon, songea-t-il en s’abandonnant. Ils avaient assez parlé. Il s’était retenu pendant des heures, jouant patiemment à l’espion, mais il était temps d’oublier un moment l’exercice de sa profession.

— Oh ! Marty ! commença-t-elle à répéter d’une voix gémissante.

Il prit gloutonnement dans sa bouche les globes des seins lourds comme des melons et plongea avec le zèle d’un prophète brandissant sa lance dans les profondeurs mystérieuses, apparemment insondables, de son sexe frémissant.

— Marty ! Marty ! Marty !

La taille cambrée, elle gardait les jambes très écartées, les pieds battant l’air derrière lui, et faisait claquer ses cuisses sur les flancs de Marty à chacun de ses coups de reins. Baiser Jolanda, c’est comme explorer un continent inconnu, se dit-il. Vaste, moite, étrange, regorgeant de merveilles et de nouveautés. Il en allait toujours ainsi, pour lui, à chaque nouvelle femme. Tels Balboa le juif, Mungo Park, un autre juif, Orellana ou Pizarro progressant inlassablement dans une succession de jungles touffues, inexplorées, dans leur quête éternelle des trésors inconnaissables enfouis au cœur brûlant et palpitant de la forêt. Mais il se trouvait là devant l’une des plus grandes énigmes. C’était le mystérieux royaume de l’Eldorado, la fabuleuse contrée perdue.

Quand tout fut terminé, ils restèrent allongés côte à côte, le corps nu luisant de sueur dans la chaleur de la nuit, riant doucement.

— Il est trop tard pour trouver un endroit où dîner, dit-elle. Je vais préparer quelque chose ici. Ça te convient ?

— Comme tu voudras.

— Et puis, si tu veux, tu pourras jeter un coup d’œil à la troisième sculpture, Agamemnon. Tu aimerais ?

— Je préfère attendre un peu, fit-il d’un air vague. Oui, peut-être plus tard.

Décidément, elle est très amusante, songea Enron. Et bien plus utile que je ne l’avais imaginé. Non, ce ne sera pas notre dernière nuit ensemble, pas si cela dépend de moi.

Quand ils se furent douchés et habillés, Jolanda alla s’affairer dans la cuisine.

— Tu m’as bien dit que les chefs de la conspiration étaient déjà partis à Valparaiso Nuevo, lança-t-il d’une voix forte pour couvrir le cliquetis de vaisselle. Tu es sûre que c’est vrai ?

— Marty, je t’en prie ! Je croyais qu’on ne devait plus parler de…

— C’est bien vrai ?

— Marty !

— C’est vrai, Jolanda ? Il faut que je le sache.

Il y eut encore des bruits d’assiettes et de casseroles avant qu’elle ne réponde.

— Oui, ils sont déjà là-haut. Une partie d’entre eux, comme je te l’ai dit.

— Bon, fit Enron en hochant lentement la tête. Dans ce cas, j’ai une proposition à te faire. Et je parle très sérieusement. Que dirais-tu d’un petit voyage à Valparaiso Nuevo avec moi, Jolanda ?

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