VOL DE NUIT

Comme la nuit tombait, Turner se retrouva sur la brèche.

Il y avait une éternité, lui semblait-il, qu’il avait vécu ça, mais lorsque l’impression s’enclencha, ce fut comme si elle ne l’avait jamais quittée. Le déferlement d’une synchromixture surhumaine dont les stimulants ne fournissaient qu’une vague approximation. Il ne pouvait l’éprouver que sur le site d’une exfiltration majeure, une où il était aux commandes, et seulement dans les dernières heures avant le déclenchement de l’opération.

Mais ça faisait bel et bien une éternité ; à Delhi, il n’avait fait que repérer les itinéraires d’évasion possibles pour un cadre qui n’était pas entièrement certain de vouloir être recasé. S’il avait été sur la brèche, cette nuit-là dans Chandni Chauk, peut-être qu’il aurait été capable d’éviter le truc. Sans doute pas, mais la brèche lui aurait dit d’essayer.

À présent, la brèche lui permettait de collationner l’ensemble des facteurs qu’il devait prendre en compte sur le site, faire l’équilibre entre des amas épars de petits problèmes face à un bloc compact de problèmes plus vastes. Jusque-là, il avait rencontré quantité de petits problèmes mais pas de vrai casse-tête. Lynch et Webber commençaient à se crêper le chignon, aussi s’était-il arrangé pour les maintenir séparés. Sa conviction que Lynch était la taupe de Conroy, instinctive depuis le début, était maintenant plus forte. Les instincts s’aiguisaient, sur la brèche ; les choses n’en faisaient qu’à leur tête. Nathan avait des problèmes avec les banales chaufferettes catalytiques suédoises ; tout ce qui n’était pas circuit électronique le dépassait. Turner confia à Lynch la tâche de les remplir et les amorcer, tandis que Nathan les emportait, par deux, et les enterrait légèrement, à intervalles d’un mètre, suivant les deux lignes de ruban orange.

Le microgiciel que Conroy avait envoyé lui emplissait la tête avec son propre univers de facteurs en perpétuelle évolution : vitesse de l’air, altitude, attitude, angle d’attaque, accélération, cap. Les informations sur le système d’armes de l’appareil fournissaient une constante litanie subliminale d’assignations d’objectifs, de trajectoires de bombes, de cercles de recherche, d’indications de portée, de décomptes de munitions. Conroy avait étiqueté le logiciel avec un message simple pour souligner l’heure d’arrivée de l’appareil et confirmer la réservation d’un emplacement pour un unique passager.

Il se demanda ce que faisait Mitchell, ce qu’il ressentait. Les installations de Maas Biolabs pour l’Amérique du Nord étaient creusées au cœur même d’une mesa escarpée, une table de roc jaillie du sol du désert. Le dossier du biogiciel avait montré à Turner la face de la mesa, découpée par d’éclatantes fenêtres de crépuscule ; elle surmontait les bras tendus d’un océan de saguaros, telle la timonerie d’un vaisseau géant. Pour Mitchell, ç’avait été une prison et une forteresse, son domicile depuis neuf ans. Quelque part près du cœur des lieux, il avait perfectionné les techniques d’hybridome qui avaient échappé aux chercheurs depuis près d’un siècle ; travaillant sur des cellules de cancer humain et un modèle délaissé, pratiquement abandonné, de synthèse de l’ADN, il avait produit les cellules hybrides immortelles qui étaient les outils de production de base de la nouvelle technologie, de minuscules usines biochimiques reproduisant à l’infini les molécules fabriquées qui étaient reliées, assemblées pour construire des biopuces. Quelque part dans l’arcologie de Maas, Mitchell vivait ses dernières heures de chercheur étoile de la firme.

Turner essaya de s’imaginer Mitchell vivant une vie entièrement différente, après sa défection au profit d’Hosaka, mais il eut du mal. Une arcologie de recherche en Arizona était-elle si différente d’une autre sur l’île d’Honshu ?


Il y avait eu des moments, durant cette longue journée, où les souvenirs codés de Mitchell s’étaient éveillés en lui, l’emplissant d’une étrange terreur qui semblait n’avoir aucun rapport avec l’opération en cours.

C’était l’intimité de la chose qui le troublait encore, et peut-être était-ce de là qu’était né ce sentiment de crainte. Certains fragments semblaient posséder une charge émotionnelle entièrement hors de proportion avec leur contenu. Pourquoi le souvenir d’un banal couloir nu dans quelque dortoir miteux de Cambridge l’emplissait-il d’un tel sentiment de culpabilité et de dégoût de soi ? D’autres images, qui auraient logiquement dû véhiculer une charge émotionnelle, en étaient étrangement dépourvues : Mitchell en train de jouer avec sa petite fille sur la moquette pâle en laine dans une maison de location à Genève, le rire de l’enfant, qui lui tire la main. Rien. La vie de l’homme, du point de vue de Turner, semblait caractérisée par une certaine inévitabilité ; il était brillant, qualité qui avait été détectée fort tôt, et doué pour la pratique froidement impitoyable de ce genre de manipulation interne requise de tout individu qui aspire à devenir un chercheur de haut niveau. Si quelqu’un était destiné à grimper à travers les hiérarchies des laboratoires privés, jugea Turner, c’était Mitchell.

Turner était lui-même incapable de frayer avec le monde intensément tribal des hommes des zaibatsus, les condamnés à perpète. Il était un éternel outsider, un élément solitaire, dérivant sur les océans secrets de la politique inter-multinationale. Aucun salarié d’une compagnie n’aurait été capable de prendre les initiatives que Turner devait prendre au cours d’une exfiltration. Aucun salarié d’une compagnie n’était capable de faire montre de cette aisance professionnellement désinvolte à modifier son loyalisme en fonction de chaque nouvel employeur. Ni, peut-être, de faire montre de cet engagement inflexible, une fois décidé un contrat. Il avait échoué dans les boulots de sécurité vers la fin de l’adolescence, quand le sombre marasme de l’économie d’après-guerre commençait à céder sous la poussée de nouvelles technologies. Il y avait bien réussi, compte tenu de son manque général d’ambition. Son air faux-cul, sa dégaine musculeuse impressionnaient les clients de ses employeurs, et puis c’était un type brillant, très brillant. Il portait beau. Et il savait s’y prendre, question technologie.

Conroy l’avait dégotté au Mexique, où l’employeur de Turner l’avait engagé pour assurer la sécurité d’une équipe de simstim de Senso/Rézo sur le tournage d’une série de séquences de trente minutes pour un feuilleton d’aventures dans la jungle. Quand Conroy arriva, Turner terminait ses arrangements : il avait établi une liaison entre Senso/Rézo et le gouvernement local, acheté le chef de la police du patelin, analysé le système de sécurité de l’hôtel, rencontré les guides et les chauffeurs du coin et fait recouper la vie de chacun d’eux, mis en œuvre une protection vocale numérique sur le matériel de transmission de l’équipe de simstim, établi une cellule de crise, et implanté des capteurs sismiques tout autour de l’amas-suite de Senso/Rézo.

Il entra dans le bar de l’hôtel, une extension du jardin-jungle du hall, et alla s’asseoir, tout seul, à l’une des tables à plateau de verre. Un homme pâle à l’épaisse toison de cheveux blancs décolorés traversa la salle, un verre dans chaque main. Sa peau livide était tendue sur des traits anguleux et un front haut ; il portait une chemise militaire impeccablement repassée, flottant sur son jean, et des sandales de cuir.

— Vous êtes le garde du corps pour ces p’tits gars de la simstim, dit le type pâle en posant l’un des verres sur la table de Turner. C’est Alfredo qui me l’a dit.

Alfredo était l’un des barmen de l’hôtel.

Turner leva les yeux et jaugea l’homme qui était manifestement sobre et semblait respirer toute la confiance du monde.

— Je ne crois pas que nous ayons été présentés, dit Turner sans faire le moindre geste pour accepter le verre tendu.

— Peu importe, dit Conroy en s’installant, on joue la même partie.

Il s’était assis.

Turner le fixa. Il avait une présence de garde du corps, quelque chose de tendu, aux aguets, inscrit sur les traits de son corps, et peu d’inconnus auraient avec une telle désinvolture violé son espace privé.

— Vous savez, dit l’homme, du ton qu’aurait pris quelqu’un pour commencer la piètre prestation d’une équipe durant la saison, les sismos que vous utilisez ne font vraiment pas le poids. Je connais des gens qui pourraient rentrer ici, bouffer vos p’tits gars en guise de hors-d’œuvre, empiler les os dans la douche et ressortir en sifflotant. Ces sismos ne broncheraient pas. (Il but une gorgée.) Enfin, vous méritez quand même vingt sur vingt pour l’effort. Ça, vous savez bosser.

L’expression : « empiler les os dans la douche » lui suffit. Turner décida de sortir le type pâle.

— Tiens, Turner, voilà votre patronne.

L’homme adressa un sourire à Jane Hamilton, qui le lui rendit, grands yeux bleus limpides et parfaits, chaque iris ceinturé par le minuscule lettrage doré du logo Zeiss Ikon. Turner se figea, pris, l’espace d’une fraction de seconde, dans le nœud de l’indécision. La star était près, tout près, et le type pâle se levait…

— Ravi d’avoir fait votre connaissance, Turner, dit-il. On se reverra tôt ou tard. Et suivez mon conseil pour ces sismos ; renforcez-les par un périmètre d’alarmes.

Sur quoi, il pivota et s’éloigna, muscles roulant avec aisance sous le tissu raide de la chemise kaki.

— C’est sympa, Turner, dit Hamilton en prenant la place de l’inconnu.

— Ah, ouais ?

Turner regarda le type se perdre dans la cohue du hall encombré, la foule des touristes à chair rose.

— On dirait que vous ne causez jamais à personne. Toujours l’air de jauger les gens, de faire un rapport. C’est sympa de vous voir nouer des relations, pour changer.

Turner la regarda. Avec ses vingt ans, elle était de quatre ans sa cadette, et gagnait en gros neuf fois son salaire annuel en l’espace d’une semaine. Elle était blonde, les cheveux coupés court pour les besoins de la série, un bronzage intense, à paraître illuminée de l’intérieur par les lampes solaires. Les yeux bleus étaient des instruments optiques d’une perfection inhumaine, développés en cuve au Japon : elle était à la fois actrice et caméra, ses yeux valaient plusieurs millions de nouveaux yens, pourtant, dans la hiérarchie des stars de Senso/Rézo, c’est à peine si elle était classée.

Il resta assis avec elle, au bar, le temps de deux verres, puis la raccompagna jusqu’au bloc-suite.

— Pas envie d’entrer en prendre un autre, non, Turner ?

— Non, fit-il. (C’était le second soir qu’elle lui faisait la proposition et il sentit que ce serait le dernier.) Il faut que je vérifie les sismos.

Plus tard, cette nuit-là, il appela New York pour avoir le numéro d’une firme à Mexico susceptible de lui fournir les alarmes pour le périmètre du bloc-suite.

Mais une semaine plus tard, Jane et trois autres, la moitié de la distribution du feuilleton, étaient morts.


— On est prêts à faire rouler les toubibs, annonça Webber.

Turner vit qu’elle portait des mitaines en cuir brun. Elle avait remplacé les lunettes de soleil par un modèle de chasse à verres blancs, et elle portait un pistolet à la hanche.

— Sutcliffe surveille le périmètre avec les caméras télécommandées. On aura besoin de tout le monde pour faire passer l’autre connard à travers les fourrés.

— Besoin de moi ?

— Ramirez dit qu’il ne peut pas trop s’épuiser juste avant de se brancher. Si vous voulez mon avis, ce n’est qu’un gros cossard de Los Angeles.

— Non, dit Turner en se relevant, il a raison. Qu’il se foule le poignet et on est baisés. Même un truc trop mineur pour être décelé pourrait affecter sa vitesse…

Webber haussa les épaules.

— Ouais, c’est ça, il est bien planqué dans le bunker, à se tremper les mains dans le reste de notre flotte et fredonner tout seul, pour que tout baigne pour nous.

À l’antenne chirurgicale, Turner compta les présents. Sept personnes. Ramirez était dans le bunker ; Sutcliffe, quelque part dans le dédale de parpaings, à guider les capteurs à distance. Lynch avait un laser Steiner-Optic passé sur l’épaule droite, un modèle compact muni d’un pied pliant en alliage léger et de batteries intégrées formant une épaisse poignée sous le carénage gris en titane qui tenait lieu de canon à l’engin. Nathan portait un survêtement noir, des bottes de parachutiste, noires également, recouvertes d’une pâle couche de poussière, et l’on voyait les bulbeuses lentilles insectiformes d’un amplificateur d’images lui pendre dans le cou, attachées par un bandeau. Turner retira ses lunettes de soleil mexicaines, les fourra dans la poche de poitrine de sa chemise de toile bleue et boutonna le rabat.

— Comment ça va, Teddy ? demanda-t-il à un malabar d’un mètre quatre-vingts aux cheveux châtains en brosse courte.

— Impec, répondit l’intéressé avec un sourire plein de dents.

Turner balaya du regard les trois autres membres de l’équipe d’intervention, leur adressant tour à tour un signe de tête : Compton, Costa, Davis.

— Bientôt sur le gril, hein ? demanda Costa.

Il avait un visage rond, moite, avec une barbe mince soigneusement taillée. À l’instar de Nathan et des autres, il était vêtu de noir.

— Pas loin, dit Turner. Tout baigne, pour l’instant.

Costa acquiesça.

— On est à trente minutes de l’heure prévue d’arrivée, annonça Turner.

— Nathan, Davis, dit Webber, déconnectez la tuyauterie de vidange.

Elle tendit à Turner l’un des casques émetteurs Telefunken. Elle l’avait déjà retiré de son blister. Elle-même en passa un, retirant la capsule protectrice en plastique de la pastille auto-adhésive du laryngophone avant de la plaquer sur son cou bronzé.

Nathan et Davis s’affairaient dans l’ombre derrière le module. Turner entendit Davis pester à voix basse.

— Merde, fit Nathan, y a pas de bouchon pour refermer le tube.

Rires des autres.

— Laisse tomber, dit Webber. Va plutôt t’occuper des roues. Lynch et Compton, descendez les vérins.

Lynch sortit de sa ceinture une clé dynamométrique en forme de pistolet et se glissa sous le module. Celui-ci oscillait, en faisant doucement craquer sa suspension ; les toubibs gigotaient à l’intérieur. Turner entendit un bref gémissement aigu provenant de quelque machinerie interne, puis le cliquetis de la clé de Lynch en train de faire monter les crics.

Il coiffa le casque et se colla le micro pastille près du larynx.

— Sutcliffe ? Tu me reçois ?

— Impec, dit l’Australien, voix minuscule qui semblait lui jaillir de la base du crâne.

— Ramirez ?

— Cinq sur cinq…


Huit minutes. Ils poussaient le module sur ses dix gros pneus. Turner et Nathan étaient attelés à la paire avant, pour guider ; Nathan avait mis ses lunettes. Mitchell sortait un jour de nouvelle lune. Le module était lourd, absurdement lourd, et à peu près impossible à diriger. « Comme de tenir un camion en équilibre sur des chariots de supermarché », se disait Nathan. Le bas du dos de Turner le faisait souffrir. Il avait des problèmes lombaires depuis l’épisode de Delhi.

— Attendez, fit Webber, à la troisième roue gauche. J’suis coincée sur une saloperie de caillou…

Turner lâcha sa roue et se redressa. Les chauves-souris étaient sorties en force, ce soir, taches clignotantes sur la cuvette étoilée du désert. Il y avait eu des chauves-souris au Mexique, dans la jungle, des frugivores suspendues dans les arbres au-dessus du bloc-suite où dormait l’équipe de Senso/Rézo. Turner avait escaladé ces arbres et tendu sur leurs branches en surplomb des longueurs de filament monomoléculaire, fil de rasoir invisible, pour accueillir un intrus sans méfiance. Mais Jane et les autres étaient morts quand même, soufflés sur un flanc de colline dans les montagnes près d’Acapulco. Des problèmes avec les syndicats, avait-on dit plus tard, mais rien n’avait été élucidé, hormis la nature de la charge : une mine antipersonnelle primitive, son emplacement, l’endroit d’où l’on avait commandé sa détonation. Turner avait lui-même grimpé la colline, les vêtements couverts d’une pellicule de sang, et vu l’épais fourré piétiné où avaient attendu les tueurs, l’interrupteur à couteaux et la batterie d’auto corrodée. Il découvrit des mégots de cigarettes roulées à la main et la capsule d’une bouteille de bière de Bohême, impeccable et brillante.

Il avait fallu annuler le feuilleton et la cellule de crise avait rendu d’inestimables services pour régler l’enlèvement des corps et le rapatriement des survivants parmi les acteurs et l’équipe de tournage. Turner était dans le dernier avion à partir, et après huit scotches dans le salon de l’aéroport d’Acapulco, il était allé traîner comme un aveugle près des guichets et y avait rencontré un homme du nom de Buschel, un cadre technique du complexe Senso/Rézo de Los Angeles. Buschel était pâle sous son bronzage californien, son costume en crépon de coton avachi par la sueur. Il portait une valise en alu lisse, comme une mallette d’appareil photo, aux parois ternies par la condensation. Turner fixa l’homme, fixa la mallette trempée, avec ses décalques d’avertissement rouges et blancs et ses étiquettes à rallonge expliquant les précautions requises pour le transport de matériel conservé par cryogénie.

— Seigneur ! fit Buschel en le remarquant. Turner. Je suis désolé, mon vieux. J’suis arrivé ce matin. Foutue sale affaire. (Il sortit de sa poche de veste un mouchoir trempé et s’épongea le visage.) Sale boulot, oui. J’avais jamais encore eu à faire ça…

— Qu’y a-t-il dans la valise, Buschel ?

Il était bien plus près maintenant, bien qu’il n’eût pas le souvenir d’avoir avancé. Il pouvait voir les pores du visage bronzé de Buschel.

— Ça va, mon vieux ? (Buschel recula d’un pas.) Vous avez sale mine.

— Qu’y a-t-il dans la valise, Buschel ?

Le coton se plissa sous son poing, phalanges livides et tremblantes.

— Bordel, Turner, l’homme se dégagea d’une secousse, serrant maintenant à deux mains la poignée de la valise. Ils n’ont pas été endommagés. Juste une abrasion tout à fait mineure sur l’une des cornées. Ils appartiennent au réseau. C’était dans son contrat, Turner.

Et Turner se détourna, les boyaux noués autour de ses huit verres de scotch pur, luttant contre la nausée. Et il continua de lutter, de se retenir de vomir neuf ans durant, jusqu’à ce jour où, quittant le Hollandais, tous les souvenirs de cet épisode lui étaient revenus, lui avaient déboulé dessus à Londres, à Heathrow ; alors il s’était penché en avant, pour vomir dans un sac à déchets de plastique bleu.

— Allons, Turner, dit Webber, un peu de nerf. Montrez-nous donc comment on doit s’y prendre.

Le module reprit sa progression difficile, dans le parfum-bitume des plantes du désert.


— Prêts ici ! annonça Ramirez, la voix distante et calme.

Turner effleura son micro pastille.

— Je vous envoie de la compagnie. (Il retira le doigt.) Nathan, c’est l’heure. Davis et vous, retournez au bunker.

Davis était responsable de l’équipement d’émission codée, leur unique lien hors matrice avec Hosaka. Nathan était le roi de la bricole. Lynch faisait rouler les dernières roues de vélo pour les planquer dans les broussailles au-delà du parking. Agenouillés près du module, Webber et Compton étaient en train de brancher la ligne qui reliait les chirurgiens d’Hosaka au biomoniteur Sony dans le poste de commandement. Une fois les roues ôtées et le module abaissé et mis à niveau sur ses quatre vérins, l’antenne de neurochirurgie évoqua de nouveau pour Turner son module de vacances français. Un voyage bien plus tardif, quatre ans après son recrutement par Conroy à Los Angeles.

— Comment ça se passe ? demanda Sutcliffe, par radio.

— Très bien, dit Turner en touchant le micro.

— Me sens un peu seul, moi, ici, lança Sutcliffe.

— Compton, dit Turner. Sutcliffe a besoin de vous pour l’aider à couvrir le périmètre. Vous aussi, Lynch.

— Pas de veine, observa Lynch, dans l’ombre. Moi qui espérais enfin voir un peu d’action.

Turner avait la main sur le Smith Wesson dans son étui, sous le pan ouvert de la parka.

— Ça va, Lynch.

Si Lynch était la taupe de Connie, il voudrait être sur place. Ou dans le bunker.

— Merde, dit Lynch. Il n’y a pas un chat dans le secteur, et vous le savez très bien. Puisque vous n’avez pas envie de m’avoir dans les jambes, je vais aller surveiller Ramirez…

— Parfait, dit Turner et, dégainant son arme, il pressa le bouton qui activait le projecteur à xénon.

L’étroit faisceau éblouissant de la première salve détoura un saguaro tordu, aux aiguilles comme des touffes de fourrure grise sous l’impitoyable illumination. La seconde salve alluma le crâne hérissé de pointes sur la ceinture de Lynch, le cadrant dans un cercle nettement découpé. Le bruit du tir et celui de la balle détonant au moment de l’impact étaient impossibles à distinguer, ondes de choc déferlant en anneaux de plus en plus vastes, roulant sur la lande obscure et plate, comme le tonnerre.

Dans les toutes premières secondes qui suivirent, il n’y eut pas le moindre bruit, même les chauves-souris et les insectes se turent, aux aguets. Webber s’était aplatie dans les herbes, et d’une certaine manière il perçut sa présence, sut qu’elle avait sorti son arme, parfaitement immobile dans ses mains habiles et brunes. Il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où se trouvait Compton. Puis la voix de Sutcliffe, au casque, lui crissa dans l’écouteur :

— Turner. Qu’est-ce que c’était ?

Les étoiles éclairaient assez pour qu’il distingue Webber. Elle se relevait en position assise, l’arme à la main, prête, les coudes posés sur les genoux.

— C’était l’espion de Conroy, dit Turner en rabaissant le Smith Wesson.

— Bordel, dit-elle. C’est moi, l’espion de Conroy.

— Il avait une ligne vers l’extérieur. Je l’avais repérée.

Elle dut le répéter une deuxième fois.

La voix de Sutcliffe dans sa tête, puis celle de Ramirez :

— On a repéré notre transport. Quatre-vingts kilomètres, en approche… Tout le reste a l’air normal. Il y a une saucisse à vingt kilomètres sud-sud-ouest, dit Jaylene, un cargo sans pilote, et parfaitement dans l’horaire. Rien d’autre. Qu’est-ce que c’est que ces conneries que braille Sut’ ? Nathan dit qu’il a entendu un coup de feu. (Ramirez était branché, la plus grande partie de son sensorium mobilisée par l’entrée de la console Maas-Neotek.) Nathan est prêt à balancer la première salve…

Turner entendait maintenant virer le jet, freinant pour atterrir sur la nationale. Webber s’était relevée et marchait vers lui, le pistolet à la main. Sutcliffe reposait la même question, encore et encore.

Il leva la main pour toucher son laryngophone.

— Lynch. Il est mort. Le jet est ici. On y est.

Et puis, le jet fut sur eux, ombre noire, incroyablement basse, arrivant tous feux éteints. Il y eut un éclair d’inversion de poussée au moment où l’appareil exécutait un atterrissage qui aurait tué un pilote humain, puis un étrange craquement comme il reprofilait l’ossature en fibre de carbone articulée de ses ailes. Turner pouvait voir l’éclairage des instruments de bord se refléter dans la courbure de la verrière en plastique.

— Vous vous êtes planté, dit Webber.

Derrière elle, l’écoutille dans le flanc du module chirurgical s’ouvrit d’un coup, encadrant une silhouette masquée vêtue d’une combinaison anti-contamination en papier vert. La lumière provenant de l’intérieur était blanc bleuté, brillante ; elle projetait l’ombre déformée du toubib en tenue à travers le fin nuage de poussière qui flottait au-dessus du terrain, suite à l’atterrissage de l’appareil à réaction.

— Refermez ça ! cria Webber. Pas tout de suite !

Au moment où la porte se rabattit, éclipsant la lumière, tous deux entendirent le moteur de l’ULM. Après le rugissement des réacteurs, il ne semblait pas plus fort que le bourdonnement d’une libellule, un ronronnement qui bafouilla puis s’éteignit comme ils prêtaient l’oreille.

— Panne sèche, commenta Webber. Mais il est tout près.

— Il est ici, dit Turner, pressant le laryngophone. Première salve.

Le minuscule avion les dépassa avec un soupir, delta sombre devant les étoiles. Ils entendirent quelque chose battre dans le sillage de son passage silencieux, peut-être l’une des jambes de pantalon de Mitchell. T’es là-haut, pensa Turner, tout seul, avec les habits les plus chauds de ta garde-robe, des lunettes infrarouges que tu t’es bricolées tout seul, et tu cherches une paire de lignes pointillées dessinées pour toi avec des chaufferettes catalytiques.

— Ben mon salaud, dit-il le cœur empli d’une étrange admiration pour ce cinglé, fallait vraiment que t’aies envie de te tirer.

Puis la première fusée éclairante partit, avec une joyeuse petite détonation, et l’éclair de magnésium entama sa lente et blanche descente en parachute vers le sol du désert. Presque aussitôt, il y en eut deux autres, puis le long crépitement d’une salve d’arme automatique en provenance de l’extrémité ouest de l’esplanade. Du coin de l’œil, il perçut vaguement Webber qui s’éloignait en titubant à travers les broussailles, en direction du bunker, mais il avait les yeux fixés sur l’ULM qui oscillait avec ses ailes de tissu orange vif et bleu, sur la silhouette à lunettes qui y était suspendue dans sa carcasse ouverte en tubes de métal, surmontant le fragile trépied du train d’atterrissage.

Mitchell.

Le parking était illuminé comme un terrain de foot, sous l’éclat des fusées éclairantes. Turner vit l’ULM s’incliner pour virer avec une grâce paresseuse qui lui donna envie de hurler. Un sillage de balles traçantes arrosa la cible, cercle blanc jailli d’au-delà du périmètre. Manqué.

Plaque-le. Mais plaque-le. Il courait, sautant les broussailles qui se prenaient à ses chevilles, à la doublure de sa parka.

Les bombes éclairantes. La lumière. Mitchell ne pouvait plus utiliser ses lunettes, il était incapable de distinguer la lueur infrarouge des chaufferettes enterrées. Il amenait son appareil en travers de la piste. La roulette avant accrocha quelque chose et l’ULM capota, s’effondra, papillon déchiré, pour s’affaler enfin dans son propre nuage de poussière blanche.

L’éclair de l’explosion sembla l’atteindre un instant avant le bruit, projetant son ombre devant lui en travers des fourrés pâles. L’onde de choc le cueillit et le projeta au sol, et, tout en tombant, il vit le module chirurgical ravagé, au milieu d’une boule de flamme jaune, et comprit que Webber avait fait usage de son missile antichar. Mais déjà, il s’était relevé et courait, l’arme à la main.

Il atteignit l’épave de l’ULM de Mitchell comme mourait la première bombe éclairante. Une autre jaillit de nulle part et s’épanouit au-dessus d’eux. Le bruit de la fusillade était continuel, maintenant. Il enjamba en hâte une plaque rouillée de tôle mince et découvrit le pilote, la tête et le visage dissimulés par un casque improvisé et une paire de lunettes disgracieuses. Celles-ci étaient fixées au casque à l’aide de bandelettes argent terne de ruban d’électricien. Les membres tordus étaient matelassés sous plusieurs épaisseurs de vêtements sombres. Turner regarda ses propres mains agripper le ruban, tirer sur les lunettes infrarouges ; ses mains étaient des créatures lointaines, pâles choses sous-marines qui vivaient leur vie autonome, très loin au tréfonds de quelque impensable fosse pacifique, et il les observa, tandis qu’elles arrachaient frénétiquement ruban, lunettes, casque. Jusqu’à ce que l’ensemble vienne, et que les longs cheveux bruns, mouillés de sueur, retombent sur le visage pâle de la fille, étalant le mince filet de sang noir qui coulait d’une narine, retombent sur ses yeux ouverts, révélant leur blanc, vide, tandis qu’il la tirait, tant bien que mal, sur une civière de pompier, titubant dans ce qu’il espérait être la direction de leur appareil.

Il perçut la seconde explosion à travers la semelle de ses espadrilles, et revit le sourire idiot gravé dans la masse de plastic posée sur la console de cyberspace de Ramirez. Il n’y eut aucun éclair, rien qu’un bruit et la déflagration transmise à travers le béton du parking.

Puis il se retrouva dans le poste de pilotage, humant l’odeur de voiture neuve caractéristique des monomères à longue chaîne, le parfum familier de la technique de pointe, et la fille était derrière lui, poupée maladroite étalée dans l’étreinte du filet anti-g que Conroy avait acheté à un trafiquant d’armes de San Diego pour l’installer derrière la nacelle du pilote. L’appareil vibrait, chose vivante, et tout en se faufilant dans sa propre nacelle, il chercha à tâtons le câble d’interface, le trouva, retira de sa prise le microgiciel pour insérer à la place la fiche terminale du câble.

Les données s’allumèrent en lui comme dans un jeu de bistrot et il bondit en avant, habité par l’aérodynamique de l’appareil, sentant la structure flexible des surfaces portantes se reconfigurer pour le décollage tandis que la bulle se refermait sur ses vérins dans un doux gémissement. Le filet anti-g se gonfla autour de lui, emprisonnant ses membres, sa main qui n’avait pas lâché le pistolet.

— Allez, décolle, bordel !

Mais l’appareil savait déjà, et l’accélération l’écrasa dans les ténèbres.

— Vous avez perdu conscience, dit l’avion.

La voix synthétique ressemblait vaguement à celle de Conroy.

— Longtemps ?

— Trente-huit secondes.

— Où sommes-nous ?

— Au-dessus de Nagos.

L’affichage tête haute s’illumina, une douzaine de chiffres en constante évolution au-dessous d’une carte simplifiée de la frontière Arizona-Sonora.

Le ciel devint blanc.

— Qu’est-ce que c’était ?

Silence.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Les détecteurs indiquent une explosion, annonça l’avion. La magnitude suggère une tête nucléaire tactique mais il n’y a aucune impulsion électromagnétique. L’épicentre correspond à notre point de départ.

La lueur bleue s’atténua puis disparut.

— Annulation de la route, ordonna-t-il.

— Route annulée. Nouveau cap, SVP ?

— C’est une bonne question, dit Turner.

Il ne pouvait pas tourner la tête pour regarder la fille derrière lui. Il se demanda si elle était morte.

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