LE BOIS AUX ÉCUREUILS

L’avion avait touché terre près d’un bruit d’eau courante. Turner pouvait l’entendre, tandis qu’il se retournait dans le filet anti-g, dans sa fièvre ou son sommeil : de l’eau sur la roche, l’une des plus vieilles chansons. L’avion était intelligent, aussi intelligent qu’un chien, avec le même instinct de se planquer inclus dans sa logique câblée. Il le sentit osciller sur son train d’atterrissage, quelque part dans la nuit écœurante, et se mettre à ramper, froissement et raclement des branches contre la verrière obscurcie. L’avion glissa dans l’ombre vert sombre et se tassa sur ses jambages, tandis que la structure portante gémissait et crissait en s’aplatissant, ventre collé sur le terreau et le granit, comme une raie manta s’enterre dans le sable. Le revêtement de polycarbone mimétique des ailes et du fuselage se moucheta, s’assombrit pour prendre les couleurs et les formes de la pierre tachetée et du sol forestier. Finalement, le silence retomba et le seul bruit demeura celui de l’eau dans le lit d’un torrent…


Il s’éveilla comme une machine, ouvrant les yeux, vision branchée, vide, assailli par le souvenir éclair rouge de la mort de Lynch derrière les mires de visée du Smith Wesson. L’arc de la verrière au-dessus de lui se tissait d’approximations mimétiques de feuilles et de branches. Aube pâle et bruit de l’eau qui court. Il portait encore la chemise en toile bleue d’Oakey. Elle sentait la sueur rance, et la veille il en avait arraché les manches. L’arme reposait entre ses jambes, pointée vers le manche noir du jet. Le filet anti-g était un entrelacs inerte qui lui pendait mollement autour des hanches et des épaules. Il se tortilla et aperçut la fille, visage ovale et filet brun de sang séché sous une narine. Elle était toujours HS, en sueur, les lèvres entrouvertes, comme celles d’une poupée.

— Où sommes-nous ?

— Nous sommes à quinze mètres au sud-sud-ouest des coordonnées d’atterrissage que vous avez fournies, dit l’avion. Vous étiez de nouveau inconscient. J’ai opté pour la dissimulation.

Il se passa la main sur la nuque pour retirer de sa broche la prise d’interface, rompant la liaison avec l’appareil. Il parcourut d’un regard morne l’intérieur du poste de pilotage jusqu’à ce qu’il ait trouvé la commande manuelle d’ouverture de la verrière. Elle s’éleva en soupirant sur ses vérins, le treillis de feuillage en polycarbone se modifiant à mesure. Il passa la jambe par-dessus l’ouverture, baissa les yeux pour contempler sa main posée contre le fuselage au bord de la cabine. Le polycarbone reproduisait les tons gris d’un rocher proche ; tandis qu’il regardait, le revêtement se mit à peindre une tache, de la taille de sa main et de la couleur de sa paume. Il passa l’autre jambe à l’extérieur, abandonnant le pistolet sur le siège, et se laissa glisser à terre, dans l’herbe haute et douce. Puis il se rendormit, le front collé contre l’herbe, et rêva d’eaux vives.

Lorsqu’il s’éveilla, il rampait à quatre pattes, à travers des branches alourdies de rosée. Finalement, il atteignit une clairière et bascula en avant, boulant les bras étendus comme s’il avait voulu se rendre. Loin au-dessus de lui, quelque chose de petit et de gris se lança d’une branche, en saisit une autre, y oscilla, suspendu, un instant, puis s’enfuit hors de sa vue.

Gisant immobile, il entendit une voix lui parler, à des années de distance. Reste allongé, c’est tout, détends-toi, et bientôt, ils t’auront oublié, oublié dans le gris et l’aube et la rosée. Ils sont sortis se nourrir, se nourrir et jouer, et leur cervelle ne peut retenir deux messages, du moins pas longtemps. Il restait là, allongé sur le dos, près de son frère, la Winchester à crosse de nylon en travers de la poitrine, à respirer le parfum du laiton neuf et de la graisse à fusil, l’odeur de leur feu de camp encore dans les cheveux. Et son frère avait toujours raison, au sujet des écureuils. Ils arrivaient. Oublieux du clair message de mort épelé sous eux en jean rapiécé et en acier bleui ; ils arrivaient, courant sur les branches, s’arrêtant pour humer le matin, et la .22 de Turner aboyait, un corps gris dégringolait, inerte. Les autres s’égaillaient, s’évanouissaient et Turner passait le fusil à son frère. À nouveau, ils attendaient, attendaient que les écureuils les oublient.

— Vous êtes comme moi, dit aux écureuils Turner, revenu de son rêve. (L’un d’eux s’assit soudain sur une grosse branche pour le regarder directement.) Je reviens toujours. (L’écureuil partit d’un saut.) Je revenais quand j’ai fui le Hollandais. Je revenais quand je me suis envolé pour le Mexique. Je revenais, quand j’ai tué Lynch.

Il resta un long moment allongé là, à observer les écureuils, tandis que les bois s’éveillaient et que le matin se réchauffait autour de lui. Un corbeau passa en coup de vent, piquant, freinant, les plumes étendues comme autant de doigts noirs mécaniques. Histoire de voir s’il était mort.

Turner sourit en montrant les dents au corbeau qui s’enfuit à tire-d’aile.

Pas encore.


Il rampa de nouveau sous le couvert des branches en surplomb et la retrouva, assise dans la cabine.

Elle portait un T-shirt blanc flottant, barré en diagonale du sigle de MAAS-NEOTEK. Des pastilles de sang rouge et frais maculaient en travers le devant de sa chemise. Elle saignait de nouveau du nez. Des yeux bleu vif, hébétés et désorientés, au fond d’orbites marquées d’hématomes noir-jaune, genre maquillage exotique.

Jeune, remarqua-t-il, toute jeune.

— Vous êtes la fille de Mitchell, dit-il, en allant repêcher son nom dans le dossier biogiciel. Angela.

— Angie, rectifia-t-elle machinalement. Qui êtes-vous ? Je saigne.

Elle brandissait l’œillet sanglant d’un kleenex imbibé.

— Turner. J’attendais votre père. (Brusque rappel : son pistolet, et l’autre main de la fille, invisible, planquée sous le rebord du cockpit.) Savez-vous où il est ?

— Dans la mesa. Il a cru qu’il pourrait causer avec eux, leur expliquer. Parce qu’ils ont besoin de lui.

— Qui ça ?

Il avança d’un pas.

— Maas. La direction. Ils ne peuvent pas se permettre de lui faire du mal. Non ?

— Pourquoi lui en feraient-ils ?

Encore un pas.

Elle se tamponna le nez avec le mouchoir rougi.

— Parce qu’il m’a fait partir. Parce qu’il savait qu’ils allaient me faire du mal, me tuer, peut-être. À cause des rêves.

— Les rêves ?

— Vous croyez qu’ils vont lui faire du mal ?

— Non, non, ils ne feraient pas ça. Bon, je vais rembarquer maintenant, d’accord ?

Elle acquiesça. Il dut faire courir ses mains sur le flanc du fuselage pour retrouver les infimes dépressions des poignées encastrées ; le revêtement mimétique ne lui présentait que des feuilles et du lichen, des brindilles… Puis il se retrouva en haut, à côté d’elle, et vit le pistolet, par terre, près de son pied chaussé d’une basket.

— Mais il ne devait pas venir lui-même ? C’est lui que j’attendais, votre père.

— Non. Il n’a jamais prévu ça. On n’avait qu’un seul ULM. Il ne vous a donc pas dit ? (Elle se mit à trembler.) Il ne vous a rien dit du tout ?

— Bien assez, dit-il en lui posant la main sur l’épaule. Il nous en a dit bien assez. Tout ira bien…

Il passa les jambes par-dessus le rebord, se pencha, écarta le Smith Wesson du pied de la fille et retrouva le câble d’interface. La main toujours posée sur elle, il saisit le câble, se le brancha derrière l’oreille.

— Donne-moi les procédures pour effacer tout ce que tu as stocké ces dernières quarante-huit heures, dit-il. Je veux que tu m’écrases cette route pour Mexico, ce vol depuis la côte, enfin tout…

— Il n’y a jamais eu aucun plan de vol enregistré pour Mexico, dit la voix, entrée neurale directe en audio.

Turner fixa la fille, en se massant la joue.

— Où allons-nous ?

— Bogota, et le jet dévida les coordonnées de l’atterrissage qu’ils n’avaient pas effectué.

Elle le regarda en plissant les yeux, lèvres marquées d’hématomes sombres comme la peau alentour.

— À qui parlez-vous ?

— À l’avion. Mitchell vous a-t-il dit où il pensait vous faire aller ?

— Au Japon…

— Vous connaissez quelqu’un à Bogota ? Où est votre mère ?

— Non. À Berlin, je suppose. Je ne la connais pas vraiment.


Il effaça les banques de données de l’avion, éliminant la programmation de Conroy, ou ce qu’il en restait : l’approche depuis la Californie, les données d’identification pour le site, un plan de vol qui les aurait conduits vers un terrain situé à moins de trois cents kilomètres du noyau urbain de Bogota…

Quelqu’un finirait bien par retrouver l’avion. Il songea au système de reconnaissance en orbite de Maas et se demanda si les programmes d’esquive et de contre-mesures qu’il avait ordonné à l’appareil de lancer avaient eu le moindre effet. Il pourrait toujours lui offrir le jet à cannibaliser mais il doutait que Rudy voulût être impliqué là-dedans. De ce côté, le seul fait de se pointer à la ferme, la fille de Mitchell en remorque, suffisait à compromettre Rudy jusqu’au cou. Mais il n’avait nul autre endroit où aller, pour les choses dont il avait besoin en tout cas.

Ça représentait une marche de quatre heures, au long de pistes dont il ne se souvenait qu’à moitié, puis d’un tronçon sinueux de chaussée goudronnée à deux voies envahie par les herbes. Les arbres étaient différents, lui sembla-t-il, puis il se rappela à quel point ils avaient dû croître avec les années depuis son dernier retour. À intervalles réguliers, ils dépassaient les moignons de poteaux en bois qui avaient jadis supporté des fils téléphoniques, aujourd’hui recouverts de ronces et de chèvrefeuille, tandis que les fils avaient depuis longtemps été récupérés. Des abeilles butinaient l’herbe en fleur du bas-côté…

— Y a-t-il à manger, là où on va ? demanda la fille, les semelles de ses baskets blanches raclant le bitume usé.

— Bien sûr, dit Turner, tout ce que vous voudrez.

— Ce que je voudrais, pour l’instant, c’est de l’eau. Elle écarta de sa joue bronzée une mèche terne de cheveux bruns. Il avait noté qu’elle s’était mise à boiter, et qu’elle tressaillait chaque fois qu’elle posait le pied droit.

— Qu’est-ce que vous vous êtes fait à la jambe ?

— La cheville ? Quelque chose, je suppose, au moment de poser l’ULM.

Elle grimaça, continua de marcher.

— On va se reposer.

— Non, je veux y arriver, arriver n’importe où.

— Repos, dit-il en lui prenant la main pour la conduire vers le bord de la route.

Elle fit une grimace mais s’assit à côté de lui, la jambe droite étendue devant elle avec précaution.

— C’est un gros pistolet, remarqua-t-elle.

Il faisait chaud à présent, trop chaud pour garder la parka. Il avait passé le harnais sur son dos nu, la chemise sans manches par-dessus, les pans flottants.

— Pourquoi le canon a-t-il cette allure, comme une tête de cobra, par en dessous ?

— C’est un viseur, pour le combat de nuit. (Il se pencha pour examiner la cheville de la fille. Elle enflait rapidement.) Je ne sais pas combien de temps vous comptez marcher dans cet état.

— Vous vous battez souvent, la nuit ? Au pistolet ?

— Non.

— Je ne crois pas vraiment comprendre ce que vous faites au juste.

Il leva les yeux pour la regarder.

— Je ne le sais pas toujours moi-même, du moins ces derniers temps. Je comptais tomber sur votre père. Il voulait changer de compagnie, travailler pour quelqu’un d’autre. Les gens pour lesquels il voulait travailler m’ont engagé, avec quelques autres, pour garantir qu’il se tirerait bien de son ancien engagement.

— Mais il n’y avait aucun moyen de rompre cet engagement, observa-t-elle. Pas légalement.

— C’est exact. (Le nœud à défaire, la basket à délacer.) Pas légalement.

— Oh ! Alors, c’est ça, votre gagne-pain ?

— Oui. (Basket ôtée ; elle ne portait pas de chaussette, la cheville enflait salement.) C’est une entorse.

— Et les autres, alors ? Vous aviez bien d’autres personnes avec vous, là-bas, dans cette ruine ? Quelqu’un tirait, et ces fusées éclairantes…

— Difficile au juste de dire qui tirait, mais en tout cas, les éclairantes n’étaient pas à nous. Peut-être l’équipe de sécurité de Maas, qui vous aura suivie à l’extérieur. Vous pensiez les avoir semés ?

— J’ai fait ce que Chris m’avait dit, expliqua-t-elle. Chris, c’est mon père.

— Je sais. Je crois que je vais être obligé de vous porter le reste du chemin.

— Mais vos amis ?

— Quels amis ?

— Là-bas, dans l’Arizona.

— Exact. Eh bien ! et du dos de la main, il essuya son front trempé de sueur, j’peux pas dire. J’en sais vraiment rien.

Image du ciel blanc pur, éclair d’énergie, plus brillant que le soleil. Mais pas d’impulsion électromagnétique, avait dit l’avion…

Le premier des chiens augmentés de Rudy les repéra quinze minutes après qu’ils furent repartis, Angie juchée sur le dos de Turner, les bras autour de ses épaules, cuisses maigres calées sous ses aisselles, doigts entrecroisés, double poing, devant le sternum. Elle avait une odeur de gosse des faubourgs rupins, vague soupçon herbeux de savon ou de shampooing. Songeant à cela, il se demanda quelle odeur il devait lui infliger, lui. Rudy avait une douche…

— Oh, merde, qu’est-ce que c’est que ça ?

Raidie sur son dos, le doigt tendu.

Un dogue gris les considérait du haut d’un talus d’argile, dans la courbe du chemin, crâne étroit, gainé, aveuglé par un capuchon noir d’où saillaient des senseurs. Il haletait, langue pendante, en faisant lentement dodeliner sa tête.

— Pas de problème, dit Turner. Un chien de garde. L’est à mon copain.


La maison avait grandi, donnant naissance à des ailes et des ateliers, mais Rudy n’avait toujours pas repeint les bardeaux écaillés de la structure d’origine. Depuis l’époque de Turner, il avait dressé un enclos carré grillagé pour protéger sa collection de véhicules mais le portail était ouvert lorsqu’ils arrivèrent, les gonds noyés sous la rouille et le chèvrefeuille. Quatre de ses chiens augmentés lui emboîtèrent le pas au petit trot tandis qu’il montait pesamment l’allée de gravier, la tête d’Angie ballottant sur son épaule, les bras toujours serrés autour de lui.

Rudy attendait sous le porche de devant, en vieux short blanc et marinière, sa poche unique arborant au moins neuf stylos. Il les regarda et leva un bidon vert de bière hollandaise en guise de salut. Derrière lui, une blonde en chemise kaki passé sortit de la cuisine, une spatule en inox dans la main ; Turner vit qu’elle avait les cheveux taillés court, relevés et ramenés en arrière selon une coupe qui lui fit penser aux toubibs coréens dans l’antenne chirurgicale d’Hosaka, et à l’incendie du module, au ciel tout blanc… Il resta planté là, oscillant, au milieu de l’allée gravillonnée de Rudy, jambes écartées pour soutenir la fille, torse nu où la sueur traçait des rigoles dans la poussière de l’esplanade, là-bas en Arizona, et il regarda Rudy et la blonde.

— On vous a mis de côté un petit déjeuner, dit Rudy. Quand on vous a vus apparaître sur les écrans du chien, on a supposé que vous deviez être affamés.

Son ton était soigneusement neutre.

La fille grogna.

— C’est bien, dit Turner. Elle s’est foulé la cheville, Rudy. Vaudrait mieux y jeter un œil. Et j’ai aussi deux ou trois autres trucs à discuter avec toi.

— Un peu jeune pour toi, m’est avis, remarqua Rudy avant de se prendre une nouvelle lampée de bière.

— Fais pas chier, Rudy, le coupa la femme à côté de lui, tu vois donc pas qu’elle est blessée ? Amenez-la par ici, dit-elle à Turner avant de disparaître par la porte de la cuisine.

— T’as l’air différent, observa Rudy en le lorgnant et Turner vit qu’il était saoul. Pareil, mais différent.

— Ça fait un bail, dit Turner en escaladant les marches.

— T’as eu de la chirurgie faciale, ou quoi ?

— Reconstruction. Ils ont dû me refaire le portrait d’après photos.

Il grimpa les marches, chaque pas lui envoyant des aiguilles de douleur dans le bas du dos.

— Pas mal, commenta Rudy. J’ai failli ne pas remarquer.

Il rota. Il était plus petit que Turner, avec une tendance à l’embonpoint, mais ils avaient les mêmes cheveux bruns, des traits fort similaires.

Turner marqua un temps d’arrêt, sur la marche, là où leurs regards étaient au même niveau.

— Tu fais toujours un peu de tout, Rudy ? J’aurais besoin que tu me scannes cette gosse. Et j’ai besoin de quelques bricoles.

— Eh bien ! dit son frère, on va voir ce qu’on peut faire. On a entendu quelque chose, la nuit dernière. Peut-être un bang sonique. Un rapport avec toi ?

— Ouais. Il y a un jet, là-haut, près du bois aux écureuils, mais il est plutôt bien planqué.

Rudy soupira.

— Seigneur… Eh bien ! fais-la entrer…


Les années passant, Rudy avait débarrassé la maison de la plupart des objets dont Turner aurait pu se souvenir, et il lui en fut obscurément reconnaissant. Il regarda la blonde casser des œufs dans un saladier d’acier, jaunes sombres de poules de ferme ; Rudy avait son propre élevage.

— Moi, c’est Sally, dit-elle en battant les œufs à la fourchette.

— Turner.

— Il ne vous appelle jamais autrement, observa-t-elle. Il n’a jamais beaucoup parlé de vous.

— On s’est un peu perdus de vue. Peut-être que je devrais monter l’aider…

— Vous vous asseyez. Votre petite copine ne risque absolument rien avec Rudy. Il n’a pas perdu la main.

— Même quand il est bourré ?

— À moitié bourré. Enfin, il ne va pas l’opérer, juste la timbrer et lui bander cette cheville. (Elle écrasa des flocons séchés de pommes de terre à tortilla dans une poêle noire, sur le beurre qui grésillait, puis versa les œufs.) Qu’est-ce qui vous est arrivé aux yeux, Turner ? Elle et vous…

Elle battit la mixture avec sa spatule en inox, y incorporant de la salsa en tube plastique.

— La force d’accélération, expliqua Turner. Il a fallu décoller vite.

— Et c’est comme ça qu’elle s’est blessé la cheville ?

— Ça se peut. Ch’sais pas.

— Y a encore des gens après vous ? Après elle ?

Elle s’affaire à sortir les assiettes du placard au-dessus de l’évier et le stratifié marron bon marché des portes de placard déclenche un brusque sursaut de nostalgie chez Turner qui revoit, dans ses poignets bronzés, ceux de sa mère…

— Probablement, dit-il. Je ne sais pas ce qui se trame, pas encore.

— Mangez donc. (Elle verse la mixture dans une assiette plate, touille avec une fourchette.) Rudy a la trouille du genre d’individus que vous pourriez avoir aux trousses.

Il prend l’assiette, la fourchette. Vapeur qui se dégage des œufs.

— Moi aussi.


— Y a des vêtements, dit Sally, couvrant le bruit de la douche, d’un ami de Rudy, ils devraient vous aller…

La douche était alimentée par gravité, par l’eau de pluie d’un réservoir de toiture, une grosse unité de filtration blanche insérée dans la tuyauterie au-dessus de la pomme. Turner passa la tête entre les rideaux de plastique embués et la regarda en clignant les yeux.

— Merci.

— La fille est inconsciente, lui dit-elle. Rudy pense qu’elle est en état de choc, l’épuisement. Il dit qu’elle est quand même en bonne condition, alors, autant procéder tout de suite à l’examen au scanner.

Sur quoi, elle quitta la pièce, emportant avec elle le treillis de Turner et la chemise d’Oakey.


— C’est quoi, cette fille ?

Rudy lui tendait un rouleau argenté de ruban d’imprimante, froissé.

— Je ne sais pas comment déchiffrer ça, dit Turner en parcourant du regard la salle blanche, à la recherche d’Angie. Où est-elle ?

— Elle roupille. Sally la veille. (Rudy se tourna pour regagner l’autre extrémité de la pièce dont Turner se souvint qu’elle était jadis la salle de séjour. Rudy coupa les consoles, les minuscules voyants de contrôle s’éteignirent les uns après les autres.) Je n’en sais rien, mon vieux, je n’en sais strictement rien. Qu’est-ce que c’est, une espèce de cancer ?

Turner le suivit à l’autre bout de la pièce, dépassant une paillasse sur laquelle un micromanipulateur attendait sous sa housse. Dépassant les yeux rectangulaires et poussiéreux d’une rangée de vieux moniteurs, dont l’un avait l’écran brisé.

— Elle en a plein la tête, dit Rudy. Comme si ça faisait de longues chaînes. Vraiment jamais vu ça. Ça ressemble à rien. À rien de rien.

— Tu t’y connais un peu en biopuces, Rudy ?

Rudy grommela. Il avait l’air parfaitement sobre à présent, mais tendu, agité. Il n’arrêtait pas de se passer les mains dans les cheveux.

— C’est ce que je pensais. C’est une espèce de… pas d’implant. De greffe.

— Pour quoi faire ?

— Pour quoi ? Bon Dieu, qui peut le savoir, bordel ? Qui lui a fait ça ? Quelqu’un pour qui tu bosses ?

— Son père, je suppose.

— Nom de Dieu. (Rudy s’essuya la bouche du revers de la main.) Sur les écrans, ça fait une tache comme une tumeur, mais tous les paramètres vitaux sont élevés, normaux. Comment est-elle, d’ordinaire ?

— Sais pas. Une gamine.

Il haussa les épaules.

— Bordel de merde, je suis même surpris qu’elle soit capable de marcher. (Il ouvrit un petit frigo de laboratoire et en sortit une bouteille, givrée, de Moskovskaya.) T’en veux, au goulot ?

— Plus tard, peut-être.

Rudy soupira, regarda la bouteille, puis la remit au frigo.

— Alors, qu’est-ce que tu veux ? Quoi qu’il y ait de bizarre dans la tête de cette gamine, certains vont chercher à la récupérer d’ici peu. S’ils ne s’y sont pas déjà mis.

— Ils s’y sont déjà mis, dit Turner. Je ne sais pas s’ils savent qu’elle est ici.

— Pas encore. (Rudy s’essuya les paumes contre son short blanc crasseux.) Mais ils vont pas tarder, pas vrai ?

Turner acquiesça.

— Alors, où vas-tu aller ?

— La Conurb.

— Pourquoi ?

— Parce que j’y ai de l’argent. J’ai des comptes ouverts sous quatre noms différents, impossibles à relier à moi. Parce que j’y possède quantité de relations susceptibles de me servir. Et parce que c’est la couverture idéale, la Conurb. Il y en a tellement, tu sais…

— D’accord, dit Rudy. Quand ?

— Ça te turlupine à ce point, que tu veux nous foutre à la porte ?

— Non, je veux dire, enfin, je ne sais pas. C’est plutôt pas mal intéressant, ce qu’elle a dans la tête, ta copine. J’ai un ami à Atlanta qui pourrait me louer un analyseur de fonction, pour établir une carte cérébrale, univoque ; je la coiffe avec, je pourrais commencer à discerner quel est ce truc… Ça pourrait valoir le coup.

— Bien sûr. Si tu savais où le vendre.

— T’es pas curieux ? Je veux dire, qui est-ce, au juste, bordel ? Tu l’as sortie d’un labo militaire, ou quoi ?

Rudy ouvrit de nouveau la porte du frigo, sortit la bouteille de vodka, la décapsula, but une lampée.

Turner saisit à son tour la bouteille et la renversa, laissant le fluide glacé lui rincer les dents. Il déglutit, frissonna.

— C’est une multi. Une grosse boîte. J’étais censé faire sortir son père mais il l’a expédiée à sa place. Là-dessus, quelqu’un a fait sauter tout le site, ça avait l’air d’une mini-charge nucléaire. On s’en est tiré de justesse. Jusqu’ici. (Il tendit à Rudy la bouteille.) Tâche de tenir le coup, pour moi, Rudy. Quand t’as la trouille, tu bois trop.

Rudy le fixait, ignorant la bouteille.

— L’Arizona, dit-il. C’était au journal. Le Mexique en fait encore tout un foin. Mais ce n’était pas un engin nucléaire. Ils ont envoyé des équipes sur place, il y en a partout. Pas un engin nucléaire.

— C’était quoi ?

— Ils pencheraient plutôt pour un canon électromagnétique. D’après eux, quelqu’un aurait chargé un canon à particules à bord d’un cargo dirigeable pour faire sauter une installation abandonnée, perdue dans un bled paumé. On sait qu’un dirigeable avait été signalé dans le coin et jusqu’à présent personne ne l’a retrouvé. On peut toujours dérégler un canon électromagnétique pour qu’il saute en se transformant en plasma au moment du tir. À pareille vitesse, le projectile pourrait être à peu près n’importe quoi : cent cinquante kilos de glace et c’est bon. (Il prit la bouteille, la recapsula et la posa sur la paillasse à côté de lui.) Tout le terrain dans le secteur appartient à Maas, Maas Biolabs, n’est-ce pas ? Ils sont passés aux infos, ceux de Maas. Ils coopèrent totalement avec les diverses autorités, tu parles ! Alors, ça nous dit d’où t’as tiré ta petite chérie, je suppose.

— Évidemment. Mais ça ne me dit pas qui s’est servi du canon électromagnétique. Ni pourquoi.

Rudy haussa les épaules.

— Vous feriez bien de venir voir ça, leur dit Sally depuis la porte.


Plus tard, Turner était assis avec Sally sous le porche. La fille était retombée dans un état que l’EEG de Rudy qualifiait de sommeil. Rudy était retourné dans l’un de ses ateliers, sans doute avec sa bouteille de vodka. Des lucioles tournoyaient autour des chèvrefeuilles près de la clôture grillagée. Turner s’aperçut qu’en fermant à moitié les yeux, depuis son siège sur le balcon en bois du porche, il pouvait presque apercevoir un pommier qui n’était plus là, un arbre auquel avait été jadis suspendu un antique pneu de voiture, accroché à deux bouts de corde de chanvre gris argenté. Il y avait aussi des lucioles, à l’époque, et les talons de Rudy qui martelaient la terre sèche pour se lancer, sur la balançoire, battant des jambes, et Turner étendu sur le dos dans l’herbe, en train de regarder les étoiles…

— Glossolalie… dit Sally, la femme de Rudy, sur sa chaise en rotin qui craquait, sa cigarette un œil rouge dans le noir. Elle fait de la glossolalie.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Votre copine, là-haut, c’est ce qu’elle fait. Elle parle des langues inconnues. Vous connaissez un peu de français ?

— Non, pas grand-chose. Pas sans un lexique.

— À l’oreille, ça m’a fait penser par moments à du français. (L’ambre rouge fit un bref trait, lorsqu’elle jeta sa cendre.) Quand j’étais petite, mon vieux m’a amenée un jour dans ce stade pour assister aux séances de témoignage, voir les fidèles parler en des langues inconnues. Ça m’a terrorisée. Je crois que ça m’a encore plus terrifiée, aujourd’hui, quand elle a commencé.

— Rudy en a enregistré la fin, non ?

— Ouais. Vous savez, avec Rudy, ça n’allait pas terrible, ces derniers temps. C’est surtout pour cela que je suis revenue m’installer ici. Je lui avais dit que je ne resterais pas avec lui tant qu’il ne se serait pas ressaisi, et puis ça a franchement empiré, alors, il y a quinze jours, je suis revenue ici. J’étais sur le point de partir quand vous êtes arrivé.

La braise de la cigarette décrivit un arc par-dessus la balustrade et tomba sur le gravier de la cour.

— La boisson ?

— Ça et les trucs qu’il se concocte au labo. Vous savez, ce bonhomme en sait un petit peu sur presque tout. Il a toujours gardé quantité d’amis, dans tout le comté ; je l’ai entendu raconter des histoires du temps où vous étiez mômes, tous les deux ; avant que vous partiez.

— Il aurait dû partir, lui aussi.

— Il déteste la ville. Il dit que de toute façon, d’ici on peut se brancher sur tout, alors quel intérêt ?

— J’y suis allé parce qu’il ne se passait rien ici. Rudy pouvait toujours trouver quelque chose à faire. Il peut toujours, apparemment.

— Vous auriez dû rester en relation. Il aurait voulu vous avoir ici, au moment où votre mère était en train de mourir.

— J’étais à Berlin. Je ne pouvais pas plaquer ce que je faisais.

— Je suppose que non. Je n’étais pas ici non plus. Je suis venue plus tard. Ce fut un bel été. Rudy venait de me tirer de ce club miteux, à Memphis ; l’avait débarqué un soir avec un tas de péquenots, et le lendemain, je me retrouvais ici, sans vraiment savoir pourquoi. Sinon qu’il était sympa avec moi, à l’époque, et marrant, et qu’il m’avait donné une chance de me remettre les idées en place. Il m’a appris la cuisine. (Elle rigola.) Ça m’a bien plu, sauf que j’avais la trouille de ces putains de poulets, là-bas, derrière.

Elle se leva et s’étira, craquement du vieux fauteuil, et Turner se rendit compte de la longueur de ses jambes bronzées, de son odeur et de sa chaleur d’été, si proches de son visage.

Elle lui posa les mains sur les épaules. Il avait les yeux à hauteur de la bande de ventre brun au-dessus de la taille basse du short, ombre douce de son nombril, et au souvenir d’Allison dans la chambre vide et blanche, il eut envie d’y presser son visage, de goûter tout cela… Il crut avoir légèrement oscillé, mais sans en être certain.

— Turner, dit-elle, des fois, être ici avec lui, c’est comme d’être toute seule…

Alors il se leva, grincement de la vieille chaîne de balancelle contre la manille dont les boulons à oreilles se vissaient dans l’épaisseur du toit du porche, des boulons que son père avait dû serrer quarante ans plus tôt, et il lui baisa la bouche lorsqu’elle s’ouvrit, détaché du temps par la conversation, les lucioles et les déclencheurs subliminaux de sa mémoire, si bien qu’il lui sembla, tandis que ses paumes remontaient le long de son dos nu et chaud, sous la marinière blanche, que les gens dans sa vie n’étaient plus des perles alignées sur un cordon séquentiel, mais qu’ils étaient regroupés en amas comme des quanta, de sorte qu’il la connaissait aussi bien qu’il avait pu connaître Rudy, ou Allison, ou Conroy, aussi bien que l’adolescente qui était la fille de Mitchell.

— Hé ! murmura-t-elle en dégageant ses lèvres, tu peux monter, maintenant.

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