À Renata Molina,
à ta mère qui t’a ramenée vivante
au pays alors des Droits de l’Homme.
À Camila Vallejo,
jeunesse manquante à l’Europe.
À Catalina Ester Gallardo Moreno,
une victime parmi d’autres,
À la beauté dans tout ce bordel
— à David Bowie.
L’ambiance était électrique Plaza Italia. Fumigènes, musique, chars bariolés, les hélicoptères de la police vrombissaient dans le ciel, surveillant d’un œil panoptique les vagues étudiantes qui affluaient sur l’artère centrale de Santiago.
Gabriela se fraya un chemin parmi la foule agglutinée le long des barrières de sécurité. Elle avait revêtu un jean noir, une cape de plastique transparent pour protéger sa caméra des canons à eau, de vieilles rangers trouvées aux puces, le tee-shirt noir où l’on pouvait lire « Yo quiero estudiar para no ser fuerza especial [1] » : sa tenue de combat.
C’était la première manifestation postélectorale mais, sous ses airs de militante urbaine, Gabriela appréhendait moins de se frotter aux pacos — les flics — que de revoir Camila.
Elles s’étaient rencontrées quelques années plus tôt sous l’ère Piñera, le président milliardaire, lors de la révolte de 2011 qui avait marqué les premières contestations massives depuis la fin de la dictature. Ici l’éducation était considérée comme un bien marchand. Chaque mensualité d’université équivalait au salaire d’un ouvrier, soixante-dix pour cent des étudiants étaient endettés, autant contraints d’abandonner en route sauf à taxer leurs parents, parfois à vie et sans garantie de résultats. À chaque esquisse de réforme, économistes et experts dissertaient sans convoquer aucun membre du corps enseignant, avant de laisser les banques gérer l’affaire — les fameux prêts étudiants, qui rapportaient gros.
Si après quarante années de néolibéralisme ce type de scandale n’étonnait plus personne, leur génération n’en voulait plus. Ils avaient lu Bourdieu, Chomsky, Foucault, le sous-commandant Marcos, Laclau, ces livres qu’on avait tant de mal à trouver dans les rares librairies de Santiago ou d’ailleurs. Ils n’avaient pas connu la dictature et la raillaient comme une breloque fasciste pour nostalgiques de l’ordre et du bâton ; ils vivaient à l’heure d’Internet, des Indignés et des réseaux sociaux, revendiquaient le droit à une « éducation gratuite et de qualité ». Les étudiants avaient fait grève presque toute l’année, bloqué les universités, manifesté en inventant de nouvelles formes, comme ces zombi walks géants où deux mille jeunes grimés en morts-vivants dansaient, synchrones, un véritable show médiatique devant des bataillons casqués qui n’y comprenaient rien. Piñera avait limogé quelques ministres pour calmer la fronde mais les enseignants, les ouvriers, les employés, même des retraités s’étaient ralliés aux contestataires.
Les forces antiémeutes ne tiraient plus à balles réelles sur la foule, comme au temps de Pinochet : elles se contentaient de repousser les manifestants au canon à eau depuis les blindés avant de les matraquer. Des dizaines de blessés, huit cents arrestations, passages à tabac, menaces, Gabriela avait tout filmé, parfois à ses risques et périls.
Chassée par les gaz lacrymogènes et la charge des pacos, elle fuyait parmi les cris et les sirènes quand une main l’avait tirée sous un porche. Celle de Camila Araya, la présidente de la Fech[2], croisée plus tôt en tête de cortège. Elle aussi était essoufflée.
— Ça va, rien de cassé ?
— Non, non…
Elles étaient deux réfugiées trempées des pieds à la tête quand la guerre hurlait dehors : on entendait des tirs sporadiques derrière la porte cochère, le crépitement des barricades en feu, les haut-parleurs recrachant les ordres de dispersion, les sabots de la police montée et les cris des étudiants qu’on jetait sur les trottoirs pour les frapper. Leurs regards s’étaient croisés, sur le qui-vive. Des lycéens avaient été arrêtés un mois plus tôt, déshabillés dans un commissariat et soumis à toutes sortes d’humiliations — d’après les témoignages, les flics se focalisaient surtout sur le sexe des filles…
— N’aie pas peur, avait murmuré Camila.
— Je n’ai pas peur.
Il y eut une série de chocs contre la porte cochère derrière laquelle elles se terraient, des appels à l’aide et des insultes : les forces antiémeutes s’acharnaient sur un étudiant à terre, là, à moins d’un mètre. Camila tenait toujours la main de Gabriela, comme si la lâcher pouvait les trahir. Chaque seconde en paraissait mille jusqu’à ce qu’enfin le danger s’éloigne. Il leur fallut un long silence pour ralentir leur rythme cardiaque. Camila ne serrait plus la main de Gabriela pour se donner du courage, elle la caressait, son sourire comme un nénuphar sous ses yeux vert d’eau… Avait-elle senti son trouble ? Ce danger qui l’excitait ? Elles s’étaient embrassées dans la pénombre du porche, furtivement…
Les deux étudiantes étaient sorties indemnes de la manifestation, ce qui n’avait pas calmé les ardeurs de la future égérie, aussi incandescente au lit que sur les plateaux de télévision. Dans un pays macho où le divorce avait été autorisé depuis peu, Camila Araya avait tout pour plaire aux médias : lesbienne, communiste, d’une beauté sans fard, piercings à l’arcade gauche, tempérament fonceur et discours maîtrisé, la leader étudiante de l’ère Piñera avait profité de l’attrait cathodique de son physique pour plastiquer les convenances patriarcales, briser le consensus d’un pays en manque de ruptures et tenir tête à l’arrogance des ministres.
Outre l’éducation gratuite, Camila Araya réclamait la création d’une assemblée constituante, un changement de la Constitution héritée de Pinochet pour en finir avec le bipartisme et le blocage des institutions. Gabriela avait intégré sa garde rapprochée, se tenant en première ligne des manifestations, caméra au poing : elle était devenue les « Yeux de Camila », assurant ses arrières en cas d’incident.
Les promesses du milliardaire Piñera étaient restées lettre morte mais les revendications des étudiants n’avaient pas fléchi, devenant un mouvement national. Pour qu’il vive, Camila avait rejoint un nouveau parti alternatif, Révolution démocratique, et venait d’être élue, à vingt-neuf ans, comme la plus jeune députée du Chili : un pied dans la rue, l’autre au Parlement, mais « les deux pieds bien fermes ».
Les socialistes de retour au pouvoir avaient promis des réformes pour l’éducation mais tout le monde savait que les banques et le secteur privé ne lâcheraient pas le morceau si facilement : trop d’argent en jeu, de campus high-tech à rentabiliser auprès d’une élite peu encline à partager un atavisme de classe marqué au fer dans le corps social du pays.
Craignant des échauffourées, les enseignes du centre-ville avaient baissé leurs rideaux sur le parcours des étudiants. Gabriela se faufila à travers le service d’ordre qui ceinturait la tête de cortège et retrouva Camila au milieu de sa garde rapprochée, une vingtaine de filles parmi les plus déterminées, le visage maquillé de blanc et noir, comme les rayures des zèbres les protègent des fauves.
La jeune députée rayonnait, un simple foulard de soie rouge au cou et un œillet au revers de sa veste.
— Tu n’as pas répondu à mon texto hier, la cueillit-elle dans un sourire, je me demandais si tu allais venir !
— Je suis là, fit Gabriela.
Trois mois s’étaient écoulés depuis leur rupture et personne n’avait donné de nouvelles. Les deux femmes avaient rompu d’un commun désaccord (il était clair qu’elles s’aimaient) mais, avec ses nouvelles fonctions parlementaires, l’emploi du temps déjà chargé de Camila repousserait Gabriela à la marge et elle n’avait pas l’âme d’une tricoteuse.
— Comment tu vas ?
— Bien, comme d’habitude.
Gabriela soutint son regard étoilé. Trois mois : leur deuil était encore boiteux.
— Rien de changé alors ? insinua Camila.
— Non, rien.
Elles se dévisagèrent, moins souveraines qu’elles ne voulaient le laisser croire, avant qu’un mouvement de foule les ramène au présent. Les montagnes casquées des Forces spéciales attendaient le long de Providencia, tortues compactes sur le bitume. Camila se tourna vers la horde protestataire ; ils étaient des dizaines de milliers, peut-être cent mille, carambolage d’étudiants, d’associations issues des mouvements sociaux réunis sur la grande place de Santiago, dressant drapeaux et banderoles dans un brouhaha vitaminé. Les hélicoptères survolaient les buildings du centre-ville : canons à eau, véhicules blindés, groupes de voltigeurs à moto, escadrons tenant leurs boucliers de Plexiglas le long des barrières en fer, les forces de l’ordre aussi étaient parées.
Gabriela enclencha sa GoPro, gonflée à bloc. Elle avait vingt-six ans : l’amour était passé, pas l’envie de tout brûler derrière elle. Camila lui lança un regard de louve, le mégaphone à la main, avant de rameuter ses troupes qui n’attendaient que ça.
— Viva el Chile, mierda !
Dès deux mille mètres, l’aridité est extrême dans le désert d’Atacama : dans la Vallée de la Lune, il ne tombe pas une goutte d’eau. Plaques fracturées, reliefs de plissements tectoniques d’une beauté muette, sauf les oiseaux au repos, chaque animal de passage ou égaré y est voué à une mort certaine.
Ici les pierres parlent. Leur mémoire est lente, de l’infini minéral lissé par un vent multimillénaire — fossiles, brutes, chromatiques, sauvages ou neutres, elles racontent l’inénarrable du temps qui est et ne passe pas, ce pouls secret dont les chamanes atacamènes perpétuaient l’odyssée.
Les pierres parlent, ou chantent quand, dévalant les sommets, le souffle gelé des Andes les polit en mordant l’éternité. Usures dynamiques, telluriques, primitives, c’est le vent qui dicte et façonne en architecte capricieux l’inclinaison du temps. Tout est immobile dans le grand désert du Nord, immanent. Les conquérants incas les avaient assujettis les premiers, mais on trouve encore les traces des premiers Atacamènes dans les peintures murales des grottes : dessins d’animaux, de mains plaquées selon la texture du pigment, autant de tentatives de survie pétrifiée dans la roche.
Les pierres parlent et crient parfois : c’est dans ce désert que la dictature avait installé ses camps de concentration. Des centaines d’opposants politiques étaient emprisonnés dans des baraquements sommaires, souvent sans identification, plus sûrement assassinés et jetés dans les poubelles de l’Histoire. Des disparus, hommes et femmes que les militaires enterraient au petit bonheur d’un océan rocailleux, une balle dans la nuque en guise de linceul.
Leurs squelettes s’étaient mêlés aux os des quatre mille Atacamènes tués par les Incas. Fraternité des barbelés. Mais le propre d’un disparu est de différer le deuil pour ses proches, jusqu’à l’hypothétique découverte du cadavre aimé… L’absence d’eau ralentissant la décomposition des os, on peut encore croiser de vieilles femmes errant à la recherche de leurs fils ou maris assassinés, grattant le sol pour en découvrir les tombes, retournant les pierres, quêtant les signes, de pauvres folles qui tous les jours arpentent un territoire de deux cent mille kilomètres carrés.
Elizardo Muñez les croisait parfois, au hasard des hauts plateaux où il habitait depuis son retour, des femmes-saules penchées sur le destin de leurs disparus, ratissant la croûte terrestre comme si les os allaient en sortir.
De pauvres folles, oui — mais Elizardo non plus n’avait pas toute sa tête…
Stefano ébouriffa ses cheveux blancs, comme tous les matins après la douche, mettant fin à sa toilette. Il ne pouvait pas encadrer les peignes, les déodorants pour homme, les lotions après-rasage revitalisantes. Stefano avait dû être beau mais, à soixante-sept ans, un coup d’œil dans la glace suffit à vous rappeler que ce n’est pas avec des crèmes de jour qu’on refait surface.
Une impressionnante vidéothèque tapissait les murs de sa chambre, réduisant le mobilier à un lit simple et à un unique placard, où s’entassaient ses vêtements et quelques paires de chaussures. Stefano enfila son costume, un modèle gris anthracite acheté il y avait longtemps à Paris, ajusta sa fine cravate noire sur sa chemise blanche et quitta sa garçonnière.
L’appartement se situait à l’étage du Ciné Brazil, le seul en exercice dans le quartier, un trois pièces fonctionnel dont l’escalier de service donnait sur la cabine de projection. Le confort était spartiate, la décoration sommaire, mais Gabriela avait le don de transformer les objets trouvés dans la rue pour égayer la cuisine commune — guirlande de lampions au-dessus de l’évier, collages, détournement de tracts publicitaires plaqués aux murs repeints de couleur vive, deux vieux fauteuils retapés pour former leur coin salon, une caisse renversée près du poêle où trônait l’affiche de La Dolce Vita.
Stefano la trouva ce dimanche-là, presque fraîche, prenant le petit déjeuner dans la cuisine. Gabriela portait un peignoir blanc terriblement échancré sur la poitrine, ses cheveux noirs défaits, rêvassant par la fenêtre à la peinture écaillée, un café tiède entre les mains.
— On dirait que tu n’as pas beaucoup dormi, dit-il.
— Toi non plus, répliqua-t-elle, sauf que ça se voit.
— Ha ha !
Il l’avait entendue rentrer cette nuit, tard, et lui n’avait jamais été tellement « du matin ».
— La manif d’hier, ça a fini comment ?
— Bah, le bordel, comme d’habitude…
Les pacos avaient sonné la fin de la manifestation en chargeant de tous les côtés, semant une brève panique avant de disperser les derniers réfractaires à coups de grenades lacrymogènes et de canons à eau. Il n’y avait bien que les chiens des rues à s’amuser, courant après les véhicules blindés qui les aspergeaient, comme s’il s’agissait d’un nouveau jeu… Stefano traîna la jambe jusqu’à la cafetière italienne encore fumante sur la gazinière, pesta en silence contre ce genou qui certains jours le faisait boiter, constata que l’étudiante n’avait pas touché à ses tartines.
Gabriela gardait un air mélancolique, le regard perdu vers le ciel éteint au-dessus de la cour — ça ne lui arrivait jamais.
— En tout cas il y avait du monde, commenta Stefano, qui avait défilé une heure avec les jeunes avant la première projection. Pourvu qu’ils se bougent, cette fois-ci.
— Hum.
Elle rêvassait toujours, un œil sur les hirondelles qui nichaient sous les toits.
— Camila était avec les syndicats étudiants, dit-il. Tu l’as vue ?
— Hum hum…
Gabriela s’était couchée à cinq heures, abusant de tout chez des types croisés à la manif pour oublier ses « retrouvailles » avec Camila — ça avait tellement bien marché qu’elle se souvenait à peine d’être rentrée à l’appartement… Stefano n’épilogua pas sur sa gueule de bois ; Gabriela était assez grande pour piloter ses dérives, et les amours à son âge étaient fluctuantes.
— Tu viens à la projection ? demanda-t-il.
La belle endormie haussa un sourcil paresseux. Stefano était tiré à quatre épingles, ses cheveux neige en ordre de bataille, prêt à rejoindre La Victoria où les attendait le père Patricio.
— Merde, on est dimanche, réalisa-t-elle.
— Bien vu.
Gabriela bâilla malgré elle.
— C’est quoi, le film ?
— The Getaway.
Un Peckinpah, qui défouraillait méchamment. Steve McQueen, Ali MacGraw, profession pilleurs de banque, une relation amoureuse recrachée d’une benne à ordures. Gabriela fit le point sur les yeux gris-bleu du projectionniste.
— La camionnette est chargée ?
— Oui.
— OK, dit-elle, j’arrive, le temps de m’habiller.
Les pans de son peignoir bayaient aux corneilles ; Gabriela oublia le couple d’hirondelles à la fenêtre, manqua de renverser sa tasse sur la table et fit craquer le parquet fatigué de la cuisine.
— Trois minutes ! dit-elle en s’envolant vers sa chambre.
Stefano respira le courant d’air abandonné à sa suite… Gabriela n’imaginait pas le charme qu’elle opérait sur les hommes. Tant mieux.
Allende, Marx, Neruda, Guevara, les fresques et les noms des rues de la población témoignaient d’un passé radical et combatif mais il ne fallait pas s’y tromper : les visages aujourd’hui peints sur les murs de La Victoria étaient ceux des victimes de règlements de comptes entre bandes rivales.
Gabriela conduisait la camionnette, ses cinquante-huit kilos rebondissaient sur le siège de toile élimée, il fallait s’accrocher au volant pour ne pas partir en torche mais elle connaissait le chemin. Assis à ses côtés, Stefano pestait contre les nids-de-poule qui ravivaient les douleurs de son genou.
— Ça va, tío[3] ?
— Aaah !
La blessure était vieille, plus de quarante ans. Au propre comme au figuré… Stefano faisait partie des Chiliens de retour d’exil dans les années 1990, les retornados, comme on les appelait, qui avaient passé des diplômes à l’étranger — les « bourses Pinochet », disaient les mauvaises langues, comme si vivre sans racines permettait aux arbres de grandir.
Après quinze ans de dictature, Augusto Pinochet s’était résolu à organiser un référendum national — pour ou contre la poursuite de sa gouvernance —, attendu comme un plébiscite. En dépit de son âge avancé et la fin de la menace communiste, les conseillers du dictateur n’étaient pas inquiets : tous les médias appartenaient aux groupes privés affiliés, les défenseurs du « Non » au référendum n’auraient que des spots télévisés à proposer face au vieux Général, présenté comme père protecteur de la nation. Ils avaient tort : le monde avait changé sans eux, qui n’avaient rien vu.
Malgré la victoire de la Concertation (la coalition des partis démocrates) au fameux référendum, Stefano appréhendait son retour au pays. Ce fut pire. Jaime Guzmán, un jeune professeur de droit constitutionnel formé à l’École de Chicago, avait adopté les théories d’Hayek et de Friedman, dérégulant tous les secteurs d’activités pour faire du Chili, dès 1974, la première économie néolibérale au monde.
Vingt ans plus tard, le contraste était saisissant. Le centre-ville de Santiago, les enseignes, les mentalités, tout avait changé : Stefano ne reconnaissait plus rien. Qu’était-il arrivé à son pays ?
L’oubli fait aussi partie de la mémoire. Atomisé par les années de plomb, la société chilienne, autrefois si généreuse, s’était confite dans la morosité d’un puritanisme bien-pensant où la collusion des pouvoirs pour la privatisation de la vie en commun était sans frein : supermarchés, pharmacies, banques, universités, énergies, les Chicago Boys de Guzmán avaient passé le pays au tamis de la cupidité, interdisant syndicats et revendications salariales. Un Chilien sur cinq vivait dans des conditions de pauvreté extrême, sans droits sociaux, mais qu’importe puisqu’il y avait des malls et des shopping centers où ils pourraient acheter à crédit la télé à écran plat qui étoufferait dans l’œuf toute velléité de protestation.
Les militaires ayant piétiné cent fois le droit international, Pinochet avait modifié la Constitution pour graver dans le marbre les rouages du système économique et politique (une Constitution en l’état immodifiable) et s’octroyer une amnistie en se réservant un poste à vie au Sénat, où les lois se faisaient. La mort du vieux Général au début des années 2000 n’y changea rien. Manque de courage civil, complicité passive, on parlait bien de mémoire mais tout participait à tordre les faits, à commencer par les manuels scolaires où le coup d’État contre Allende était dans le meilleur des cas traité en quelques pages, voire pas du tout…
Oui, le monde avait changé. Les défenseurs du « Non » lors du référendum ne s’y étaient pas trompés : personne ne voulait revoir les images de la Moneda en flammes, la répression, la torture. Trop anxiogène. Et ce n’était pas en sermonnant des gens qui ne voulaient rien entendre qu’on rendrait la démocratie attrayante : les communicants de la Concertation avaient gagné la campagne contre Pinochet en multipliant les spots télévisés survitaminés où les gens dansaient pour le « Non », sur la plage, dans les rues, les usines et les lits conjugaux, ola d’un bonheur lénifiant mais follement gai.
La génération de Stefano avait peur de la dictature, la suivante qu’elle revienne, préférant oublier dans l’espoir de s’enrichir. Quant aux jeunes des classes aisées, ils avaient salué en 2010 le retour de la droite au pouvoir en chantant « Communistes, pédés ! Vos parents sont morts et enterrés ! Général Pinochet ! Cette victoire t’est dédiée ! ».
Stefano était dégoûté. Tout ça pour ça…
Jusqu’à sa rencontre avec Gabriela.
Arrivé de France avec un petit pécule, Stefano avait racheté le cinéma à l’abandon près de la Plaza Brazil, et l’avait retapé pour redonner un peu de magie au quartier de son enfance. Dix ans de ciné-club, de solitude pelliculée, sûr que le temps avait eu raison de ses illusions. Et puis Gabriela était venue un soir pour la projection d’un Hitchcock, Les Enchaînés, le premier d’une série qu’elle verrait jusqu’au dernier.
Il n’y avait pas grand monde lors des rétrospectives en noir et blanc : l’étudiante sans le sou venait chaque soir depuis l’autre bout de la ville, seule, et passait rarement inaperçue parmi les vieux passionnés. Gabriela avait le sourire pétillant et la parole facile. Stefano l’avait invitée à boire un verre après Psychose, dans l’appartement au-dessus du cinéma où il logeait. L’entente avait été immédiate, sans calculs ni sous-entendus — Gabriela était le genre de fille à lui faire tourner la tête trente ans plus tôt mais c’était beaucoup trop tard… Ils avaient parlé ce soir-là pendant des heures, avec chacun des avis bien tranchés. Gabriela disait détester le cinéma ampoulé d’Hathaway, le sentimentalisme patriotique de Spielberg, les potacheries de Tarantino, les paillettes de Bollywood, les films de producteur calibrés pour le prime time qui inondaient les écrans du monde entier. Ils préféraient Pasolini, Godard pour Pierrot le fou, Comencini, Fuller, Friedkin, Iñárritu. Le vin aidant, Gabriela avait évoqué la misère et la répression dans les territoires du Sud, sa fuite vers Santiago et la banlieue déshéritée de La Victoria où elle squattait, les révoltes étudiantes et les images dont elle voulait faire son métier.
Gabriela avait alors vingt-deux ans, militait pour l’accès à l’éducation universelle et se méfiait de la politique : pour elle la gauche était vendue au pouvoir, la droite une belle bande de connards et les Droits de l’Homme au Chili semblaient s’arrêter à ceux des Indiens Mapuches.
Stefano lui avait raconté sa folle jeunesse au sein du MIR — le Mouvement de la gauche révolutionnaire — au début des années 1970, sa rencontre avec Manuela, la chute d’Allende, la torture et son genou fracassé, les trahisons et ses vingt ans d’exil en France qui l’avaient ramené là, dans ce cinéma de quartier où il allait petit… Ils avaient bu si tard cette nuit-là que Gabriela était restée dormir.
Pour Stefano aussi, cette rencontre fut une bouffée d’air — d’où sortait cette petite fée ?
L’étudiante habitait alors chez Cristián, un ami de ses frères qui venait de créer Señal 3, la première télé associative de La Victoria, et travaillait comme télévendeuse pour payer ses études de cinéma. Stefano curieux de nature, Gabriela n’avait pas tardé à lui montrer les films qu’elle réalisait : l’ancien gauchiste, qui comme beaucoup de désabusés tendait à tout trouver mauvais, avait été impressionné. Ce que cette gamine faisait avec les moyens du bord valait mieux que la production chilienne depuis quarante ans…
Le format numérique avait eu la peau de la pellicule et des vingt-quatre images par seconde, reléguant ses bobines aux oubliettes d’un folklore gominé ; suite à des travaux, Stefano avait proposé à Gabriela d’emménager dans l’ancienne cabine de projection, sa chambre dorénavant si elle le voulait. Le quartier de La Victoria était loin de l’université et il ne lui demandait rien en échange, qu’un coup de main à la billetterie les jours d’affluence.
Gabriela n’avait pas hésité longtemps. Cristián vivait seul avec son fils Enrique, ce dernier grandissait, ils commençaient à être à l’étroit dans sa chambre, c’était l’occasion de les laisser un peu respirer, sans parler des heures de transport gagnées sur la vie. Gabriela avait aidé Stefano à déménager ses machines dans le hall du cinéma avant d’investir l’ancienne cabine à l’étage. Un lit, un lavabo, une odeur, argentique, pas d’autre ouverture que la lucarne donnant sur les rangées de sièges : sa « chambre noire », comme elle l’appela pour mieux l’adopter. La cuisine serait commune, la salle de bains disponible à heures fixes pour ne jamais s’y croiser.
Ils cohabitaient depuis maintenant quatre ans. Les diplômes n’étant validés qu’à l’issue du cursus universitaire, Gabriela ne terminerait pas sa formation avant deux ou trois ans de jobs alimentaires, mais Stefano était le genre d’ami à décrocher la lune pour lui donner un peu de lumière et elle fournissait régulièrement des images pour Señal 3. Personne n’était payé mais Cristián lui remboursait les frais et le matériel. Gabriela était fantasque mais facile à vivre, le cinéma de quartier fonctionnait vaille que vaille et, à soixante-sept ans, Stefano s’estimait heureux. Il ne songeait plus à l’amour. Manuela, la seule femme qu’il ait jamais aimée, l’avait abandonné à son sort et il n’en aurait pas d’autre. Restait l’amitié, ce vieux soleil qui lui réchauffait les os.
Gabriela l’appelait tío, le rembarrait quand il s’aventurait à se prendre pour son mentor, s’affinait chaque jour un peu plus, trouvait son indépendance près de lui. Mais ce que Stefano préférait chez elle, c’était son rire, merveille spontanée, si plein de vie…
Stefano n’avait pas eu de fille.
L’avenue Treinta de Octubre avait des langueurs dominicales. Seul un air de tango s’échappait d’une fenêtre ouverte.
— Tu as prévenu Patricio qu’on serait en retard ?
— Bah, ça traîne toujours après la messe.
Un chat déguerpit à leur approche, partit se réfugier sous les chaises en plastique du bar qui venait d’ouvrir et les regarda bifurquer à l’angle de Matte comme s’il s’agissait d’une meute canine à ses trousses.
Un soleil pâle crevait le jour quand Gabriela gara la camionnette devant l’église. Le père Patricio les attendait sur le trottoir, affublé de son éternelle chasuble qui dévoilait ses chaussures de montagne et ses mollets de coq. Le curé de La Victoria avait des cheveux gris coupés court, un corps anguleux rompu à la marche mais, à soixante-dix-huit ans, gardait des traits de jeune homme qui faisaient des ravages chez les bigotes. Stefano sortit le matériel du coffre.
— Alors, comment vont les affaires du Seigneur ? lança-t-il au prêtre.
— Du moment que les choses ne peuvent pas être pires…, répondit Patricio.
Un vent de désolation soufflait sur son église colorée.
— Ça n’a pas l’air de marcher terrible, tes prières, observa Stefano.
— La lutte armée non plus : demande à ta jambe.
La canaille souriait, monastique.
Gabriela donna une accolade à leur ami, sous les jappements extatiques d’un bâtard aux poils touffus.
— Salut, Fidel ! dit-elle à l’animal qui lui léchait les mains.
Le chien gesticulait comme dans un film muet.
— Vous avez failli être en retard, fit remarquer Patricio.
— Gabriela a fait la fête hier soir, l’excusa son logeur.
— À la bonne heure.
— On en reparlera quand tu auras vu le film, s’amusa l’étudiante qui se lavait les mains dans la gueule du bâtard.
— Quoi, encore de la tuerie ?
— Steve McQueen et Ali MacGraw : je ne sais pas ce qu’il te faut.
— Pas trop de sexe, hein ?
— Une baffe, c’est tout, répondit Stefano, quand Doc apprend que sa femme a couché avec le directeur de la prison pour le faire libérer.
Le prêtre hocha la tête.
— Si tu appelles ça de l’amour…
— Dieu nous a faits à son image, non ?
Patricio souriait toujours à son vieux complice. Loger une étudiante sans le sou, rouvrir un cinéma de quartier, projeter un film le dimanche aux gens d’une población qui n’en voyait jamais, Stefano aussi se battait avec les moyens du bord.
— Allons-y, dit le curé, on vous attend.
Gabriela suivit les deux hommes, éprouvée par l’interminable gueule de bois qui avait puni ses retrouvailles avec Camila. Une cinquantaine de personnes étaient entassées dans la salle paroissiale étouffante, public hétéroclite installé sur les bancs de bois. Un brouhaha joyeux salua leur arrivée. Les lumières de la ville, la semaine précédente, avait fait un tabac. Gabriela aida Stefano à installer le vidéo-projecteur tandis qu’on couvrait les fenêtres de carton, puis le silence se fit. Jonglant selon un numéro de duettistes bien huilé, ils présentèrent The Getaway sous forme d’anecdotes — Ali MacGraw sortait avec le producteur du film quand elle rencontra Steve McQueen, aussi ordurier dans la vie qu’irrésistible à l’écran. Quant à Sam Peckinpah, après deux ou trois westerns dits crépusculaires, il avait signé des chefs-d’œuvre aux titres guillerets, La Horde sauvage, Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, Croix de fer, ou trompeurs, comme Les Chiens de paille, un film ambigu sur le thème du viol. Enfin les premières images apparurent sur le mur de l’église qui faisait office de toile.
The Getaway. Gabriela ne l’avait jamais vu projeté. Elle oublia la mélasse de son cerveau où surnageait le souvenir de Camila et se concentra sur la lumière si particulière du cinéma américain des années 1970. L’époque où les réalisateurs avaient pris le pouvoir sur les producteurs. Pour eux aussi, le retour de bâton des années Reagan serait rude…
Ali MacGraw et Steve McQueen se voyaient expulsés dans une carrière parmi les ordures compressées d’un camion-poubelle, quand la porte de bois grinça, laissant jaillir le jour.
— Mon père ! lança sœur María Inés en cherchant parmi les spectateurs. Mon père !
María Inés était accompagnée de sœur Donata, son ombre, le visage rougi après leur course d’octogénaires. Stefano suspendit la projection tandis que Patricio se dressait.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Les sœurs reprirent leur souffle, le monde au bout de la langue.
— Tu… Vous devriez venir.
Un cheval d’un blanc douteux broutait les racines du terrain vague, la crinière secouée de tics, insensible à l’attroupement qui s’était créé un peu plus loin. Une centaine d’hommes et de femmes se pressaient, curieux attirés par les sirènes, voisins, témoins potentiels et policiers confondus ; seule la tête de Popper dépassait de la mêlée.
— Reculez ! Reculez !!
Alessandro Popper tentait de repousser la foule mais ce matin le chef des carabiniers ne faisait peur à personne : on serrait les rangs, penché vers le sol où gisait la nouvelle victime. L’info s’était répandue comme une traînée de poudre dans la población, des gens affluaient encore. Le capitaine Popper jaugea les forces en présence — Sanchez et deux auxiliaires, face à une vague humaine qui allait grossissant. Le carabinier glissa un mot à son second, qui fila vers la voiture garée en bordure du terrain vague pour demander du renfort. Ses hommes avaient toutes les peines du monde à contenir la foule ; Popper fit rempart de ses cent kilos pour protéger le corps à terre.
— Reculez, nom de Dieu ! ordonna-t-il d’une voix tonitruante. Reculez !
Mais les gens n’avaient que de l’amertume à la bouche, des insultes à l’encontre de la police qui ne faisait rien pour protéger les jeunes de La Victoria.
— Vous attendez quoi, qu’ils crèvent tous ?!
— C’est le quatrième depuis mardi, putain de merde !
— Vous savez l’âge qu’il a ?!
— Un jeune tout ce qu’il y a de poli ! assurait une vieille en fichu.
Les esprits s’échauffaient, blocs de vie opposés au destin qui frappait la jeunesse, prêts à chasser les pacos d’un territoire dont ils se fichaient. Popper ne fléchit pas, mais à cinquante contre un, ils seraient vite submergés. Les têtes se tournèrent alors vers la camionnette vermoulue qui venait de se garer près du véhicule de police.
Rare autorité morale dans le quartier, le père Patricio fendit la foule excitée, accompagné d’un sexagénaire à demi claudicant et d’une Indienne à la robe coquelicot.
— Où est-il ? demanda Patricio après avoir brièvement salué le chef des carabiniers.
Le corps gisait dans le dos de Popper qui, sous les regards haineux, laissa le vieil homme approcher. La victime portait des habits bon marché, une veste de survêtement à capuche et des tennis fatiguées ; Patricio eut un regard de compassion en se penchant vers le cadavre, puis il découvrit ses traits d’adolescent et son cœur se figea… Enrique : les sœurs avaient parlé d’un nouveau jeune retrouvé sans vie, pas du fils de Cristián.
— Mon Dieu, souffla Gabriela à ses côtés.
Le fils du rédacteur de Señal 3 était étendu là, subjugué par la mort, les yeux ouverts sur le ciel gris qu’ils ne voyaient plus. Enrique et son fusil en bois, Enrique et ses figurines d’animaux qu’il disséminait partout dans la maison : des bouts d’enfance sautaient au visage de l’étudiante. Le choc la cloua à la portion de terrain vague mais l’heure n’était pas au recueillement ; déjà les voix se ravivaient. Les familles prenaient le curé à témoin, répétaient que c’était le quatrième décès inexpliqué en moins d’une semaine, qu’ils venaient de laisser un message sur le portable de Cristián, qu’aucun père ne méritait ça, surtout pas lui qui avait déjà perdu sa femme.
— Calmez-vous ! tempérait Patricio au milieu de la confusion. Je vous en prie, calmez-vous !
Les carabiniers avaient empoigné leur matraque, protégeant la dépouille du gamin à terre. Stefano sentit que les choses allaient mal tourner : la foule devenait menaçante, certains regards franchement hostiles, comme si la rage accumulée depuis des années remontait du cloaque. Gabriela ravala sa salive, pâle souvenir de son petit déjeuner, ouvrit discrètement son sac en vinyle et déclencha sa GoPro.
— Calmez-vous ! exhorta le curé du quartier. S’il vous plaît, écoutez-moi ! Écoutez-moi !
Patricio agitait ses bras maigres mais la multitude n’avait plus d’oreilles : les plus virulents secouèrent la voiture des carabiniers, arrachèrent antenne et gyrophare, bourrèrent les portières de coups de pied dans un flot d’injures, vite reprises par les gorges déployées. Qu’on connaisse ou non Enrique n’était plus la question, c’était le mort de trop. Encouragés par le nombre, des jeunes commencèrent à ramasser des pierres. Popper lut la panique dans le regard de ses hommes — ils allaient se faire lyncher si ça continuait. On fracassait les phares de la Toyota à coups de bâton, un vent de révolte soufflait et l’avenue restait désespérément vide. Le père Patricio se posta devant les carabiniers mais les premiers crachats fusèrent par-dessus son épaule. Popper reçut de la salive sur le col de son uniforme, garda son sang-froid face aux émeutiers.
— Vous piétinez la scène ! les invectiva-t-il. Comment voulez-vous qu’on mène une enquête si vous salopez tout ?!
Certains avaient des cailloux à la main, le regard de ceux qui allaient les lancer.
— Lâchez ces pierres ! fit Popper en brandissant sa matraque. Lâchez ça tout de suite !
Ses hommes étaient morts de trouille. Qu’un seul empoigne son arme de service et c’était le carnage. Quelques gouttes d’eau tombèrent du ciel, ajoutant au décor. Le chef des carabiniers aperçut enfin le camion blindé qui déboulait de l’avenue.
La section antiémeute accourue en renfort n’eut pas le temps d’activer les canons à eau : déjà les premières pierres volaient sur le pare-brise grillagé, ricochant plus fort à mesure que le camion fondait sur eux. Les femmes s’éparpillèrent les premières, abandonnant une arrière-garde de jeunes adultes bien décidés à se battre. Une pluie de cailloux rebondit sur le blindage, piqûres inoffensives pour le monstre d’acier.
— Reculez ! Reculez !
Popper poussa ses hommes vers l’arrière : leurs collègues allaient bientôt tirer. De fait, un jet de gaz lacrymogène aspergea les civils, qui se dispersèrent en les couvrant d’insultes. Une odeur âcre serra la gorge de Stefano : il saisit le bras du prêtre, hébété au milieu du chaos.
— Il ne faut pas rester là…
Les soldats jaillissaient du camion blindé, masques à gaz sur le visage, protégés par des boucliers de Plexiglas, prêts à charger la foule. La mort de l’adolescent virait à l’émeute : Patricio se laissa entraîner par Stefano, qui se retourna vers le champ de bataille.
— Gabriela, putain, qu’est-ce que tu fous ?!
Elle ne filmait pas la scène d’émeute mais le cadavre d’Enrique, en gros plan…
Edwards guettait l’entrée du bar dans un état de confusion extrême, pas seulement à cause de la mallette rangée sous la table… Bon Dieu, il savait qu’il ne devait pas faire des choses pareilles, c’était tirer la queue du diable, s’exposer au boomerang : c’était surtout plus fort que lui.
Certains fouillent les messageries de leur conjoint, leur portable, dans leurs poches ou les tiroirs de leur bureau, ce matin Edwards avait fouillé la machine à laver où s’entassait le linge sale. Un doute, ou un manque de confiance en lui qui s’était transformé en soupçon. Levé comme souvent le premier, il avait extirpé les sous-vêtements que sa femme portait la veille et inspecté le fond de sa culotte. Son cœur avait pompé du verre pilé en découvrant les traces blanchâtres. Des traces sans équivoque : du sperme. La semence d’un autre, qui avait reflué quand Vera s’était rhabillée à la va-vite.
Le ciel, déjà gris, avait viré à l’orage. Vera avait dû se faire baiser debout. Ou par-derrière. En tout cas sans préservatif. La salope. La pute. Edwards ne savait plus ce qu’il disait, ce qu’il pensait. Les fils lâchaient, ses pauvres certitudes d’avocat marié à l’une des femmes les plus convoitées du marigot de la justice où il grenouillait, quinze ans de complicité et d’amour aux yeux crevés. Edwards se parlait à voix haute comme on tombe des sommets. Sa femme le trompait. L’affaire était banale, seulement Edwards aimait sa femme. Dès leur premier regard à la Católica, quand il l’avait vue au bras d’Esteban, il avait su qu’elle était l’élue. Il n’y a pas si longtemps encore ils se retrouvaient pour déjeuner, à mi-chemin entre la rédaction du journal où elle travaillait et le cabinet d’avocats. Qu’avait-il fait pour que Vera cherchât ailleurs ce qu’elle avait à portée de main ? Ou plutôt que n’avait-il pas fait ?
Edwards était malheureux. Cocu désemparé. Leur amour fichait le camp quand lui n’y voyait que du quotidien. Bien sûr ils avaient peu de rapports sexuels, ou si difficiles que Vera pouvait légitimement estimer en manquer, mais elle savait d’où venaient ses problèmes d’érection, non ? Le plus terrible, c’est qu’au début les choses marchaient bien ; s’il n’avait jamais été le genre étalon, Vera semblait heureuse à défaut d’être comblée. Le désir avait dû fuir peu à peu, ou l’amitié avait pris le dessus. Edwards croyait compenser en tendresse ce qu’il n’offrait plus en sexe et il se fourrait le doigt dans l’œil. Comment pourrait-il s’endormir près d’elle sans se demander si elle ne songeait pas à l’Autre, à leur prochain rendez-vous, à la façon dont elle se ferait le mieux baiser — debout, à la sauvette, dans une alcôve quelconque du journal, ou lors d’une pause déjeuner, au champagne dans le lit d’un hôtel particulier ?
Edwards avait honte, de lui, d’avoir inspecté la culotte de sa femme, de ses faiblesses érectiles, toute cette impuissance dévoilée au grand jour. Sans parler de ses compromissions avec son beau-père…
La mallette reposait sous la table de bistrot. Un modèle Samsonite noir renfermant des journaux sans importance, comme on lui avait demandé. Son café refroidissait sur la table de bois verni. Edwards chassa l’amant de Vera de ses pensées, se concentra sur la porte vitrée du bar. Il n’aurait jamais dû accepter ce rendez-vous. Il n’avait pas su dire non, ou pas pu. Edwards, qui se targuait d’être l’honnêteté même, se retrouvait ce matin-là assis sur une banquette à l’écart des rares clients d’un bar, surveillant les allées et venues en se maudissant, lui et celui qui baisait sa femme.
Les klaxons résonnaient depuis l’avenue embouteillée du centre-ville malgré les jingles publicitaires à la radio. Le serveur ne prêtait pas attention à lui, relégué au fond du bistrot, plus intéressé par les jambes dodues des passantes qui défilaient derrière sa vitrine. Bientôt dix heures. Edwards suivit du regard l’homme qui venait d’entrer, une mallette à la main semblable à la sienne. Une minute d’avance. La soixantaine, massif, des cheveux poivre et sel sur une large tête, l’homme commanda un café au comptoir, paya le barman indolent et se dirigea vers l’arrière-salle où ils avaient rendez-vous.
Sa démarche était lente, lourde, sûre de son effet. L’émissaire de Schober glissa sa mallette sous la chaise tout en s’attablant, dévisagea le fiscaliste d’un air peu amène qui semblait chez lui naturel. Des taches brunes constellaient sa peau, sa veste beige était mal coupée, ses traits affaissés, avares en expressions, son strabisme légèrement convergent. Edwards resta une seconde interloqué : il n’y avait personne derrière ce regard, qu’un vide sidéral. Il vit les verrues sur ses mains, que l’homme gratta sans cesser de le jauger.
— On dit quoi dans ces cas-là ? fit l’avocat comme s’il était possible de détendre l’atmosphère.
— Rien.
Le rendez-vous ne devait durer qu’une poignée de minutes ; le serveur caché par la pâle imitation de Rothko qui ornait le mur de l’arrière-salle, ils échangèrent les mallettes sous la table. Un film de série B, comme Edwards n’aurait jamais cru en vivre. Ses mains tremblaient un peu ; il vérifia rapidement le contenu, referma l’attaché-case avec un signe approbateur.
— C’est parfait, dit-il.
C’était faux. Il jouait le porteur de valise pour le compte de son beau-père et sa femme baisait ailleurs. Sans parler de l’allure de ce type, franchement sinistre. Ses petits yeux marron le fixaient comme s’il était une proie prête à s’échapper. L’homme sortit une feuille de sa poche, qu’il déplia sur la table.
— Vous allez signer cette décharge, dit-il d’une voix sans réplique. Sachez aussi que nous sommes pris en photo, en ce moment même… Inutile de s’agiter, ajouta-t-il avant que l’autre ne se torde le cou, c’est juste une couverture. Une assurance, si vous voulez…
Il tendait un stylo à Edwards. Pris au dépourvu, celui-ci regarda le visage impénétrable du sexagénaire, puis ses mains épaisses sur la tasse de café, des mains couvertes de verrues, certaines si anciennes qu’elles n’étaient plus que des croûtes blanchâtres. Edwards réprima un rictus de dégoût, saisit le stylo et lut la décharge. Le texte, bref et précis, les impliquait jusqu’au cou.
L’émissaire de Schober tripatouillait son café qu’il ne buvait pas, aussi chaleureux qu’un hameçon. Après quelques secondes d’hésitation, Edwards se résigna à signer la décharge. C’était de toute façon trop tard pour reculer. L’homme rangea le papier dans la poche de sa veste, visiblement satisfait, empoigna la seconde mallette d’un air blasé et se leva pour lui serrer la main comme à un collègue de travail.
— Hasta luego…
La sensation était désagréable au contact des verrues. Oui, une vraie sale gueule, songea Edwards tandis que l’homme s’éloignait, sans un mot pour le serveur. Il regarda l’émissaire de Schober quitter le bar avec un sentiment étrange : non pas une impression de déjà-vu, plutôt une réminiscence… Produit d’un esprit surmené, télescopage d’événements malheureux ? Ces verrues, son âge, ce regard glaçant… Edwards resta prostré sur la banquette de l’arrière-salle. Il ne pensait plus à sa femme, à cette histoire de mallette : un doute énorme le saisit à la gorge, et ne le lâcha plus.
Le Wenufoye — le drapeau mapuche — trônait au-dessus du bureau où Gabriela avait installé son matériel vidéo, face au lit de sa « chambre noire ». Stefano lui avait offert une caméra de poche haute définition pour ses vingt-cinq ans, une GoPro qui depuis ne la quittait plus.
La révélation était venue au lycée catholique de Temuco, le seul qui acceptait les autochtones méritants moyennant une « remise à niveau morale et spirituelle », sans effet sur Gabriela. Un atelier l’avait initiée à l’art de l’image, vécue comme un coup de foudre. D’abord pour l’image animée vingt-quatre fois par seconde, puis pour Lucía, une fille de dernière année elle aussi interne, qui l’avait déflorée après qu’elles eurent fait le mur. Lucía l’avait surtout encouragée à fuir sa condition de citoyenne de seconde zone pour vivre sa vie comme elle l’entendait, sexuelle ou autre… La jeune Mapuche avait bien saisi le message.
Épine dorsale du continent, la cordillère des Andes couvrait plus des trois quarts du pays : les émigrants européens qui suivaient les conquêtes espagnoles avaient dû la contourner par le nord, essentiellement des hommes chargés de grossir les rangs des armées d’invasion. Faute de femmes, le métissage était de mise, ce qui n’avait pas altéré un racisme latent envers les « Indiens ». Parmi eux, les Mapuches étaient les plus nombreux, les plus virulents.
Les Mapuches — « les gens de la terre » — avaient refoulé les Incas au-delà du fleuve Bío Bío, imposant alors leur frontière naturelle à celles de l’empire. Plus tard, après avoir érigé des fortins au nord du fleuve, l’armée de Pedro de Valdivia, qui s’était aventurée sur leurs territoires, avait été massacrée jusqu’au dernier, le cœur du conquistador dévoré cru. En cinq cents ans de résistance, les Mapuches avaient survécu aux Espagnols, aux colons chiliens, au bain de sang appelé « Pacification de l’Araucanie » qui avait salué l’invention de la Remington, à l’assimilation forcée, aux propriétaires terriens qui les avaient parqués sur des parcelles infertiles, à la dictature : ils survivraient aux multinationales et à leurs laquais à la tête de l’État qui leur refusaient l’autonomie, même partielle, sur leurs territoires ancestraux.
« Porcs, chiens, Indiens de merde, fils de pute d’Indiens », le langage des Forces spéciales et des carabiniers n’avait en effet guère évolué depuis Pinochet. Les méthodes non plus : la loi antiterroriste qui frappait les opposants à la dictature avait été abrogée au retour de la démocratie, sauf pour les Mapuches. À l’instar des frères de Gabriela, les messagers des communautés qui revendiquaient la récupération de leurs terres étaient arrêtés, battus, jetés en prison après des procès iniques : ils n’étaient qu’une bande de terroristes, de délinquants sociaux, un ramassis de pouilleux qui baisaient des vaches et qui accouchaient de porcs.
Un problème autochtone jamais résolu malgré une visibilité accrue. Cartes postales, magnets, cahiers, posters, livres, même les toilettes de certains bars étaient à l’effigie des Selk’nam, Ona ou Yamana, ces peuples mythiques devenus cultes une fois disparus : leur liberté d’Indiens faisait rêver à condition qu’ils n’en aient plus.
Lasse des arrestations, des querelles internes, du climat de suspicion alimenté par les agents de l’État et de la pauvreté chronique qui sévissaient dans sa communauté, Gabriela avait suivi le conseil de Lucía et tenté sa chance à Santiago, où la moitié des Mapuches se concentrait. Elle y avait vécu les premiers mois en déracinée malgré l’accueil de Cristián, évitant les bus de nuit qui la ramenaient à la población, les ivrognes, les mains baladeuses et les insultes machistes des jeunes désœuvrés. La lune sur le lac Lleu-Lleu, sa famille, les transports célestes de la machi Ana qui l’avait initiée au chamanisme, tout lui manquait, sauf sa foi dans un destin peu ordinaire.
À l’école d’art, Gabriela était tombée sur Luis Mendez, professeur influencé par la Nouvelle Vague française, le néoréalisme italien et les documentaires américains des années 1970, dont elle essayait de ne rater aucun cours. Mendez encourageait ses élèves à réaliser des films sur leur propre vie, leur quartier, les gens qu’ils connaissaient. La majorité des étudiants étaient des enfants de cuicos — de bourgeois — qui, n’ayant pas grand-chose à raconter, essayaient tant bien que mal de régler les éclairages en se familiarisant avec la technique ; Gabriela, qui pouvait citer des dizaines de films scène par scène, partait tourner dans les poblaciones où personne ne s’aventurait, rapportait des images que personne n’avait vues et fabriquait déjà de petits joyaux.
Gabriela filmait tout, tout le temps, de manière compulsive, les révoltes étudiantes comme les scènes de la vie quotidienne. Ses premières livraisons avaient été bien reçues mais elle voulait aller plus loin. Cherchant à capter « l’humain naturel », Gabriela avait tenté plusieurs techniques de caméra cachée et, au fil du temps, fini par opter pour la plus simple : depuis son sac à main.
Stefano l’avait aidée à bricoler de quoi y caler la GoPro. Facile à mettre en place, invisible une fois son sac en vinyle fermé, les gens n’y voyaient que du feu. Gabriela fragmentait les rushes des images ainsi volées, en récupérait d’autres sur la Toile qu’elle intégrait dans certaines scènes, créait des collages, des détournements, sans jamais perdre en sens ce qu’elle gagnait en ingéniosité. La jeune femme avait créé une vingtaine d’ovnis cinématographiques, documentaires-fictions protéiformes stockés sur son disque dur, qu’elle mettait sur YouTube. Les réactions étaient variées, rarement neutres.
Mais ce matin-là, la vidéo rapportée de La Victoria lui laissait un sentiment partagé.
Le visage d’Enrique, sa posture figée parmi les papiers gras, ses yeux ouverts sur le néant : Gabriela avait visionné le film en boucle dans sa chambre, à la fois fascinée et révulsée par l’image de la mort captée sur le terrain vague. Elle avait dû faire abstraction de son affection pour le fils de Cristián avant de se concentrer sur les rushes. La confusion régnait autour du cadavre, cependant, en grossissant le plan, on distinguait une trace blanchâtre sous la narine droite… De la drogue ?
Gabriela s’était empressée de montrer la scène à Stefano mais lui aussi restait dubitatif. Enrique n’avait jamais été un enfant facile — sans mère, qui l’était ? — mais il obtenait des résultats corrects à l’école, gagnait de l’argent de poche en désossant les moteurs de voiture chez le ferrailleur, bref, il semblait échapper à la délinquance… Ça ne l’avait pas empêché de fuguer.
Les hirondelles pépiaient dans leur nid, saluant le soleil à l’assaut des toits ; Gabriela trouva son ami logeur aux fourneaux, le journal du jour ouvert sur la table et à la main une poêle où grésillait du bacon. Elle portait un short noir effiloché et un des tee-shirts qu’elle mettait pour dormir. Il lui sourit en guise de bonjour mais une partie d’elle était toujours dans le noir.
— Tu en veux ? lui lança-t-il.
— Oui… Merci.
Stefano attendit qu’elle fût assise pour remplir son assiette de bacon fumant. Il avait revêtu un pantalon de toile et son pull col V bleu marine, les manches retroussées sur ses avant-bras, dévoilant ce qui avait dû être des muscles d’acier. Gabriela oublia les images macabres de sa chambre, du nez désigna le journal sur la table.
— Alors ?
— Ils parlent de l’émeute avec les carabiniers après la découverte du corps d’Enrique mais pas un mot sur les autres jeunes, répondit Stefano. « Une enquête serait en cours pour déterminer les causes du décès », cita-t-il en prenant l’article à témoin. Une insolation, peut-être ?
Il repoussa le journal sur la table comme une paire de deux. Gabriela se pencha sur El Mercurio.
— Pourquoi tu lis ça, aussi…
— Pour me tenir informé de la propagande.
— Tu t’attendais à quoi ? dit-elle en croquant une lamelle de bacon grillé. Que la mort d’un jeune de La Victoria mettrait la nation debout ?
— Le sort des poblaciones n’intéresse personne : c’est politique, délibéré. L’oligarchie a déclaré une guerre de basse intensité contre ses pauvres, elle dure depuis toujours.
— Mais toi, tu en penses quoi ?
— D’El Mercurio ?
— Non, des traces de poudre et de l’hécatombe à La Victoria.
— Ça changera quoi ?
— Réponds, tête de mort.
Les effluves de café se mêlaient au parfum de sa nuit.
— De la drogue, oui, peut-être, concéda Stefano. Ça n’explique pas comment Enrique a pu se la procurer, ni ce qui a pu provoquer sa mort. Celle des autres jeunes… La poudre est chère pour les gens des poblaciones, et Enrique n’avait que quatorze ans.
— Et si tout ça est manigancé ? fit Gabriela. Imagine que des salopards inondent La Victoria avec une nouvelle dope pour, je ne sais pas… éliminer les parasites.
— Comme dans un roman de gare.
— La réalité a toujours un pas d’avance sur la fiction.
— Ils n’iraient pas jusqu’à éliminer des gens, objecta Stefano. Pas physiquement… Il faut bien qu’ils paient les crédits qu’ils ont sur le dos.
L’ancien gauchiste avait toujours réponse à tout.
— Peut-être, mais La Victoria est un symbole de résistance, s’entêta la jeune femme. Beaucoup seraient heureux de rayer le quartier de la carte ou de le transformer radicalement… Il y a peut-être un projet immobilier dans les cartons, un plan de gentrification qui en effacerait aussi le passé.
— Personne n’a intérêt à soulever les banlieues. Et puis on n’a aucune preuve au sujet de la drogue, ni pour Enrique et encore moins pour les autres gamins, répéta-t-il.
Gabriela plongea le nez dans son maté.
— Les images que j’ai rapportées laissent quand même planer des doutes.
— Tu comptes en faire quoi, de ces images, les montrer aux carabiniers pour qu’ils arrêtent les dealers du quartier ? Vu comme Popper et ses hommes ont été reçus hier, ça m’étonnerait qu’ils se foulent pour ces pauvres gosses.
Stefano lavait la poêle, ses beaux cheveux blancs tout ébouriffés.
— Peut-être, concéda Gabriela, mais si Cristián et les autres familles se fédèrent, je peux les suivre dans leurs démarches auprès des carabiniers, faire un reportage sur l’affaire, qu’on diffuserait sur Señal 3… Les flics seront bien obligés de se bouger.
Il fit la moue.
— Tu sais, même si les familles des victimes se portent partie civile, sans un bon avocat pour les défendre, ça ne mènera à rien.
La Mapuche acquiesça le nez dans sa tasse vide tandis qu’il lavait la table. Stefano avait raison : l’indifférence envers les poblaciones était générale, et Cristián trop bouleversé pour mener une action en justice ; mais Gabriela était le genre de femme à payer ses dettes.
— Tu en connais, des avocats ? demanda-t-elle.
Stefano fouilla dans sa mémoire, n’y vit que des trous noirs.
— Aucun de confiance, dit-il.
Gabriela rumina ; le commis d’office qui avait défendu ses frères activistes portait de belles cravates et c’était à peu près son seul contact avec le milieu de la justice… Les hirondelles volaient par deux à la fenêtre quand Stefano brisa le silence ailé.
— Et Camila ? dit-il. Maintenant qu’elle est députée, elle doit connaître des tas d’avocats, non ?
Gabriela croisa son regard à deux faces : il n’y a pas de hasard, qu’une concordance des temps.
D’autant qu’au texto laconique envoyé dans la foulée (« Il faut que je te voie ») la réponse de Camila avait fusé (« Où ? »).
Le soleil perçait la brume grisâtre qui stagnait sur la capitale. Gabriela sortit de la bouche du métro Santa Lucía, attendit près de la pharmacie mapuche que le feu passe au rouge, traversa l’avenue O’Higgins au milieu d’une foule disciplinée en proie aux gaz d’échappement. Des jeunes faisaient claquer leur skate sur l’esplanade de la Bibliothèque nationale, un des bâtiments séculaires créés après l’Indépendance de 1815 ; elles avaient rendez-vous un peu plus loin, dans la verdure…
Les Mapuches l’appelaient Huelen — « douleur » — mais Pedro de Valdivia avait baptisé la colline « Santa Lucía », aujourd’hui point culminant et principal parc du vieux centre-ville ; Gabriela salua les étudiants qui vendaient des poèmes photocopiés devant les grilles, gravit les jardins arborés et trouva Camila ponctuelle sur la petite place aux dalles orange.
Midi. C’était la fin de l’été, la nature embaumait et la jeune députée resplendissait : teint halé, jupe fleurie à mi-cuisse, cheveux châtains détachés, un brillant à l’arcade, ses bientôt trente ans lui allaient mieux qu’aux autres. Gabriela ne le lui dit pas.
— Tu as un nouveau tatouage ? nota-t-elle.
— Oui…
Camila retourna son poignet pour dévoiler la phrase inscrite à l’intérieur de son avant-bras : « We are accidents waiting to happen »…
— « Nous sommes des accidents qui attendent d’arriver », traduisit l’étudiante comme pour mieux l’imprimer dans son cerveau. C’est un peu lugubre mais c’est joli… C’est de qui, John Kennedy ?
— Non, répondit Camila en souriant, Thom Yorke… Une glace, ça te dit ?
Refuge des amoureux et bouffée d’oxygène dans le poumon pollué de la ville, le parc de Santa Lucía grimpait jusqu’à la Torre Mirador et ses vieux canons sur roues pointés sur les immeubles de Providencia. Elles prirent des nouvelles après la manifestation de samedi, un cône à la vanille au kiosque où quelques gamins s’agitaient et s’assirent à l’ombre de Caupolicán, le chef autochtone dont la statue défiait toujours l’autorité winka.
Gabriela avait revêtu un jean moulant et un tee-shirt de fille qui soulignait la fluidité de ses bras. Camila y goûtait de loin, sa glace à la main.
— J’ai des échos de la Moneda, dit-elle. Il paraît qu’ils veulent ouvrir une commission spéciale pour l’éducation et chercheraient à nous y intégrer… Ils vont surtout chercher à nous enfumer. Il faut qu’on soit ensemble. Sur nos gardes. Affûtés.
Gabriela opinait en silence. Camila sentait qu’elle gardait ses distances mais la députée n’avait qu’une demi-heure devant elle.
— Bon, j’imagine que ce n’est pas pour parler de politique que tu voulais me voir.
— Non… (Gabriela releva la tête.) En fait, je cherche un avocat pour une affaire à La Victoria. Tu te souviens de Cristián, le journaliste de Señal 3 avec qui je travaille ?
— Bien sûr.
— Son fils a été retrouvé mort là-bas hier matin, dans un terrain vague. Enrique… Il n’est pas le premier, malheureusement.
Camila compatit. Señal 3 se faisait l’écho des mouvements sociaux, elle ne connaissait pas Cristián personnellement mais elle savait ce qu’il avait fait pour Gabriela à son arrivée à Santiago.
— C’est aux carabiniers de s’en occuper, dit-elle bientôt, en expédiant sa glace dans la poubelle voisine. Pourquoi faire appel à un avocat ?
— Les flics n’ont pas l’air pressés de mener une enquête et les médias ont à peine relayé l’info, répondit Gabriela. On a pensé qu’un avocat pourrait aider les parents des victimes à porter plainte collectivement… Tu connais quelqu’un qui ferait l’affaire ?
Pigeons et tourterelles s’encanaillaient sous les eucalyptus. Camila, qui fumait comme un pompier, réfléchit à peine.
— Hum… Il y a bien le type avec qui j’ai fini la nuit l’autre jour : Roz-Tagle… Esteban Roz-Tagle.
Gabriela haussa un sourcil.
— Depuis quand tu couches avec des mecs ?
— Depuis que tu ne veux plus coucher avec moi, salope.
Leur sourire spontané évacua la tension de leur entrevue.
— On s’est rencontrés dans un bar il y a un mois ou deux, poursuivit Camila d’un ton volontairement léger. Un rendez-vous de boulot au départ, avec un journaliste de Clinic que l’avocat voulait mettre sur un coup. Ça a vite dérapé… Tu verras, il est pas mal comme mec.
— Et comme avocat ?
— Quand je l’ai vu, il travaillait sur la réouverture du dossier de José Huenante, le jeune Mapuche embarqué par une voiture de patrouille et jamais retrouvé. Les flics sont évidemment les premiers suspects mais aucun n’a été inquiété. Roz-Tagle cherchait des contacts pour convaincre un juge de poursuivre l’instruction.
— Cette affaire remonte au moins à une dizaine d’années, non ? s’étonna Gabriela.
— Roz-Tagle est un spécialiste des causes perdues, fit Camila en guise d’explication. Enfin, c’est ce qu’il m’a dit, mais comme on commençait à être bien bourrés…
— Sympa.
— Bizarre, surtout : le matin quand on s’est réveillés, il m’a demandé si je ne m’appelais pas Catalina… Oui, dit-elle devant la moue interrogative de son ex, je n’ai rien compris non plus.
Les plumes de Caupolicán irisaient l’azur au-dessus d’elles.
— On a besoin d’un avocat, pas d’un malade, fit observer Gabriela.
— Ne t’en fais pas, assura Camila dans un nuage de fumée bleue. Ce serait plutôt le genre de type à se réveiller au gin tonic mais Esteban est un gosse de riche, il connaît tout le monde.
Gabriela repoussa la vapeur empoisonnée de la cigarette, perplexe.
— Tu crois qu’une affaire à La Victoria l’intéressera ?
— Tu lui demanderas, petit chat.
Le nom qu’elle lui donnait au lit… Camila observa l’étudiante sur le banc où elles se tenaient sagement assises — ses cheveux de jais répandus sur ses épaules, son petit nez, ses lèvres ourlées, sensuelles, quel dommage… Gabriela ne réagissait pas, l’esprit visiblement parti vers de lointains ailleurs. Son genre. Camila scalpa sa cendre d’une pichenette.
— Bon, tu veux ses coordonnées ou pas ?
Daddy et ses hommes s’escrimaient sous les voûtes de l’immeuble désaffecté, un masque d’hôpital sur la bouche. Delmonte venait d’arriver avec les nouveaux lots de cocaïne qui occupaient la conversation. El Chuque observait la scène à l’écart de la lampe à gaz, fasciné. L’immaculée conception de poudre blanche. Une impression surréelle pour le petit délinquant de la población.
Ce n’était pas la première fois qu’El Chuque assistait à la coupe ; à la livraison, si. Daddy grommelait sous le béton humide du plafond, le lot de coke arrivait quasi pur, il répétait que c’était pas leur boulot, surtout avec des abrutis pareils — ses hommes. Ils étaient quatre, vêtus d’une combinaison de chimiste, et la bouclaient adroitement, un œil sur la balance sensible, l’autre sur les sachets de poudre qui s’accumulaient sur la table de fortune. El Chuque ne savait pas d’où venait cette dope, juste que Daddy la lui refourguait en exclusivité.
El Chuque avait une bande à ses ordres qui, sous des oripeaux de cartoneros, s’éparpillait en essaim pour revendre la coke aux cuicos du centre-ville. Une drogue foutrement à la mode, qui attirait le gogo comme des mouches. Jusqu’alors, la bande se contentait de ramasser les cartons et de piquer le cuivre, une petite affaire qui leur rapportait à peine de quoi survivre. Ce salaud de ferrailleur les entubait carrément, prétextait des chutes brutales à la bourse des crevards, un profiteur de guerre qu’il enverrait bientôt au diable. Fini les cambriolages foireux, le kilo de cuivre à cent pesos : malgré les cicatrices qui barraient son visage, les filles lui courraient bientôt après. Il s’en enverrait jusque-là, consentantes ou pas, El Chuque ne faisait pas la différence.
— Putain, faut que je pisse quelque part, annonça Daddy.
— Pas sur ma gueule ! s’esclaffa une voix sous un masque.
Les autres pouffèrent, par habitude. Delmonte, dans une tenue de ville autrement plus élégante, ne fit même pas semblant de rire. Il s’adressait à Daddy avec un brin de condescendance alors qu’il faisait pourtant beaucoup moins peur…
— Je t’accompagne, annonça-t-il. De toute façon, faut que j’y aille.
Le vent du soir soufflait entre les piliers de l’immeuble abandonné. Les deux hommes s’éloignèrent, conversant comme de vieilles connaissances. C’était le cas.
— Ma sœur, au fait, ça va ?
— Ouais ouais… Faudra que vous veniez pour un barbecue un de ces jours, lança Daddy sans qu’on sache s’il en avait très envie.
— J’ai pas mal de boulot en ce moment, comme tu peux le voir. Allez, salut… Et embrasse Guadalupe de ma part.
— OK. Salut…
Delmonte s’éloignant, Daddy se soulagea entre les boîtes de conserve vides et les sacs plastique éventrés, avec un soupir de ravissement. El Chuque entendait son jet puissant inonder le sol bétonné… Personne ne lui avait prêté attention l’autre nuit, quand il avait escamoté un lot de coke au nez et à la barbe de Daddy et ses hommes. L’instinct du pickpocket avait repris le dessus. La tentation. Entre les doses coupées ou non, les différents sachets éparpillés et leur organisation d’amateurs professionnels, personne n’avait vu que le chef de bande avait glissé un paquet dans son froc… Oui, songeait-il dans la bise nocturne, un putain de bon pickpocket.
Daddy revint en remontant sa braguette d’un air satisfait, évalua la coupe à la lumière blanche de la lampe à gaz. Ses hommes suaient sous leur masque, malhabiles — ils en mettaient vraiment partout, heureusement qu’il y avait pléthore…
— Bon, au rythme où on va, y en a pour la nuit, grogna-t-il. Tiens, toi, prends déjà ce lot, lança-t-il au chef de bande, on verra le reste plus tard…
Ils recomptèrent ensemble les sachets de cocaïne, il y en avait cinquante, soit autant de grammes à écouler dans le centre-ville. Daddy se pencha sur la figure blême d’El Chuque, ses cicatrices boursouflées.
— Pas d’embrouille, crapaud, si tu sais pas compter, moi si…
Ses hommes ricanèrent de concert. L’adolescent sourit jaune. C’était moins une blague qu’une menace, et la lueur de concupiscence dans les yeux de Daddy le mettait mal à l’aise.
Le cabinet d’avocats se situait rue Carmen, à quelques numéros de l’ancienne peña, le mythique cabaret de chanson populaire où se produisaient Violeta Parra et Víctor Jara, rasé par la dictature — une lubie d’Esteban, qui n’en manquait pas.
La secrétaire était encore en congé, son associé parti Dieu sait où, et Edwards était seul dans son bureau, en état de choc ; il avait espéré cent fois se tromper, que son imagination lui jouait des tours, mais les photos qu’il avait sous les yeux ne laissaient aucun doute… Par quelle circonvolution de l’Histoire se retrouvait-il aujourd’hui face au visage de ces hommes surgis du passé ?
Tout le monde l’appelait Edwards mais son vrai nom était Juan Edwards Manuro. Son père Arturo, officier et chauffeur du général Prats, avait été tué lors d’un attentat ciblé à Buenos Aires, où l’ancien chef des armées fidèle à Allende s’était réfugié après le coup d’État. Edwards n’avait jamais connu son père, sa naissance même relevait d’un hasard sordide. Sa mère Alicia était enceinte de trois mois lorsqu’elle avait été arrêtée et transférée au stade de Santiago. On l’avait pendue par les mains dans un vestiaire suintant la peur et la mort, pendant des heures. Les abus sexuels auraient dû rythmer ses séances de torture mais les geôliers avaient causé une telle boucherie parmi les détenues précédentes que l’officier responsable avait sanctionné les gardiens : interdiction d’abuser des prisonnières pendant deux mois.
Alicia Manuro avait bénéficié de ce délai pour quitter l’enfer du Stade national : son mari assassiné entre-temps en Argentine avec le général loyaliste, elle enceinte et les pressions de sa famille revenant à trop d’oreilles haut placées (son père était un médecin réputé de Santiago), Alicia avait été libérée. Edwards était né quatre mois plus tard, prématuré mais vivant.
Privée de pension militaire, Alicia avait trouvé un travail d’employée dans un grand magasin, vendu tous leurs biens pour payer les études de droit de son fils, et n’avait plus jamais parlé de politique. La défaite de Pinochet au référendum et l’ouverture démocratique des années 1990 allaient changer la donne. L’avocat en herbe avait accompagné sa mère chez le juge pour porter plainte contre les assassins de son père. Edwards avait lu le rapport de la commission Valech qui réunissait pour la première fois les dépositions et témoignages des familles de victimes, participé aux dénonciations publiques devant les maisons des coupables qui vivaient dans l’impunité, il avait étudié les dossiers en suspens dans les tribunaux, accumulant articles de presse, interrogatoires, profils, rumeurs, sans qu’aucune démarche n’aboutît.
Sur les huit cents enquêtes menées contre les criminels de la dictature, seules soixante et une avaient mené à des peines de prison effectives.
— Tu perds ton temps, lui avait signifié le juge Fuentes, un soir où Edwards était invité chez eux.
Víctor, le père de Vera, considérait la clique de Pinochet comme « une bande de voyous » mais, en servant le général Prats fidèle à Allende, le père d’Edwards avait eu la malchance de se retrouver du mauvais côté du manche. Le passé était le passé, et il fallait regarder devant : Vera, sa carrière, des enfants. À lui de devenir un grand avocat pour que de telles horreurs ne se reproduisent plus.
Avec le temps, les obstacles et la lenteur de la justice chilienne, Edwards avait fait comme tout le monde : il avait laissé tomber.
La mort de Pinochet, puis celle de sa mère, ferait de son père une victime sans bourreau.
Edwards était aujourd’hui un des avocats fiscalistes les plus sollicités de Santiago grâce à l’entregent de son beau-père, qui lui avait ouvert sa maison et son carnet d’adresses, sans qu’il se résignât à jeter les documents liés à l’assassinat de son père à Buenos Aires. Des centaines d’heures de recherches étaient consignées dans un placard de son bureau au cabinet, des piles de dossiers reconstitués au prix d’attentes interminables dans les bureaux des magistrats, souvent déjà en place durant la dictature : c’est là qu’il les avait débusqués.
Edwards avait eu un doute après l’échange de mallettes dans le bar. Plusieurs témoignages de la commission Valech parlaient d’un tortionnaire aux mains couvertes de verrues qui avait sévi dans différents centres de détention entre 1973 et 1977, une jeune brute particulièrement sanguinaire jamais identifiée. Edwards s’en souvenait car d’autres proches de victimes avaient dressé un portrait-robot similaire d’un agent de la DINA, la police secrète de Pinochet. Il avait épluché les documents qui prenaient la poussière dans le placard du bureau, avant de retrouver sa trace dans les archives du Plan Condor.
Un avocat tenace avait fini par découvrir les papiers relatifs aux opérations du Condor dans une maison abandonnée au Paraguay, archives secrètes aujourd’hui disponibles sur la Toile, soit des centaines de pages avec les noms et les photos des officiers et autres agents chargés du sale boulot.
Extermination d’opposants politiques sans jugements ni procès : le concept avait été mis au point par les militaires français en Algérie avant que Washington ne généralise la méthode en Amérique du Sud. Avec l’aide d’agents de la CIA, Pinochet et ses généraux avaient, sous le nom de Plan Condor, étendu l’opération criminelle et secrète non seulement au Chili mais dans les dictatures voisines — Uruguay, Brésil, Argentine, Paraguay, Bolivie —, puis ils avaient poursuivi la traque dans le monde entier.
Soixante mille morts : une hécatombe intercontinentale, silencieuse. On retrouvait des opposants réfugiés en Europe empoisonnés, suicidés, accidentés de la route ou froidement abattus lors d’attentats jamais revendiqués ou alors par des organisations fantoches. L’ancien ministre proche d’Allende, Orlando Letelier, avait été exécuté avec sa secrétaire en pleine rue à Washington même. Letelier n’était pas la seule icône de la résistance visée par les tueurs de Pinochet : Pablo Neruda, cancéreux, était mort d’une brusque rechute à l’hôpital quelques jours après le coup d’État, Frei, l’ancien président chilien leader de la Démocratie chrétienne, était lui aussi mystérieusement décédé lors d’une banale hospitalisation. Agissant le plus souvent avec la complicité des services secrets locaux, les agents du Condor avaient propagé partout ce terrorisme d’État sans qu’aucun de ses auteurs ne soit jamais inquiété.
C’était le cas de l’attentat de Buenos Aires qui avait coûté la vie au général Prats et à son aide de camp, le père d’Edwards. L’assassinat de l’ancien chef des armées avait été revendiqué par un groupuscule gauchiste inconnu, mais il était clair que l’opération portait le sceau du Condor.
Quarante ans plus tard, Edwards se retrouvait dans son cabinet d’avocats rue Carmen, seul face à ces hommes qui avaient comploté dans l’ombre de Pinochet. Il avait peine à y croire. Il n’y avait pas que Jorge Salvi, l’homme aux verrues : Schober aussi figurait dans les archives électroniques du Plan Condor…
Edwards frotta ses cheveux dans ses paumes moites. L’impression qu’ils partaient par poignées, comme dans les pires cauchemars. Le visage de ces hommes le renvoyait dans l’inframonde, dans le ventre de sa mère pendue par les mains dans ce vestiaire immonde. Son cœur se recroquevilla dans sa poitrine, petite bête souffrante et apeurée, comme s’il redevenait l’enfant supplicié in utero. Il s’était résigné à laisser les crimes de la dictature impunis mais chacune de ses cellules en était imprégnée.
Le destin aujourd’hui le rattrapait. Ou plutôt l’empoignait par le col et le plaquait au mur. La raison lui échappait encore mais il y avait forcément une explication, comme à tout phénomène, une relation de cause à effet, une conjonction d’événements retors qui l’acculait aujourd’hui à l’écran de son ordinateur.
Víctor connaissait-il le passé de ces hommes ? Et lui, que devait-il faire : en parler à son beau-père ? Edwards avait déjà remis la mallette au juge. Pire, on l’avait filmé pendant qu’il la recevait des mains de l’ancien tortionnaire. Lui et Schober avaient un moyen de pression sur eux, dorénavant pris au piège. L’indécision le taraudait.
Edwards se versa une rasade de whisky sans voir qu’il était à peine onze heures du matin, but d’un trait en regardant fixement la toile impressionniste au mur de son bureau, cherchant un sens à tout ça. Ce cas de conscience. Un deuxième verre n’apporta pas de réponse. Il s’en servit un troisième. Pour quelqu’un qui ne buvait jamais, l’addition serait corsée. Edwards croyait se donner du courage, il perdait pied. Tout s’effondrait, les piliers de sa vie château de cartes. Víctor Fuentes le considérait comme un fils, il ne pouvait pas le trahir. Et puis il dirait quoi à Vera ? Que la mémoire d’un père inconnu valait plus que l’amour qui les liait tous les trois ?
Son esprit alcoolisé divaguait, dans les cordes, quand la sonnette retentit à l’entrée.
Edwards mit plusieurs secondes avant de réaliser qu’il était seul dans le cabinet. On sonna encore, avec insistance. Un emmerdeur. Ou un client. Le concierge de l’immeuble avait dû dire qu’il était monté un peu plus tôt… L’avocat souffla de dépit, reposa son verre sur le bureau, traversa comme un fantôme le hall moquetté, ouvrit la porte de bois verni et tomba sur une jeune femme.
— Monsieur Roz-Tagle ?
Elle portait une robe bleue à motifs sombres, des ballerines bon marché, quelques bracelets de pacotille. Une Indienne élancée qui faisait des efforts pour sourire. Edwards la dévisagea à peine.
— Non… Non, Esteban n’est pas là, dit-il en se tenant à la porte. Qu’est-ce que vous voulez ?
Gabriela s’accrocha à son sac de vinyle. Toutes ces dorures lui donnaient le tournis et le type en costard qui venait de lui ouvrir ne semblait pas dans son assiette.
— Je m’appelle Gabriela Wenchwn et je le cherche. Vous êtes son associé ?
— Aux dernières nouvelles, oui. Mais Esteban n’est pas là, répéta Edwards.
— Ah. Vous savez quand il revient ?
— Non… Quand ça lui plaira… Je n’en sais rien. Repassez plus tard, conseilla-t-il d’un ton mécanique, ou laissez-lui un message pour qu’il vous rappelle.
Un mètre soixante-dix, un costume bleu nuit sur une chemise ouverte, le regard trouble et le visage ravagé : l’avocat fit un geste pour refermer la porte mais Gabriela n’avait pas fait le chemin depuis Brazil pour qu’on la rembarre.
— Je tombe toujours sur sa messagerie et il ne me rappelle pas, dit-elle. Vous savez où je peux le trouver ?
L’associé de Roz-Tagle avait les yeux rouges, comme s’il avait pleuré.
— Non, répondit-il. Non… Il est parti il y a trois semaines et je ne sais pas quand il rentre.
— Il ne vous a pas dit comment le joindre ? C’est pour une affaire importante, insista la jeune femme.
Edwards recula pour faire le point. Son haleine puait l’alcool.
— Vous êtes indienne ?
— Non, mapuche, fit Gabriela.
Il acquiesça mollement, le regard tourné vers l’intérieur.
— Je cherche un avocat pour une affaire à La Victoria, poursuivit l’étudiante comme si son interlocuteur était d’humeur à l’écouter. Si votre associé n’est pas joignable, peut-être que vous pouvez m’aider à…
— Je suis fiscaliste, coupa Edwards d’une voix pâteuse. Les affaires pénales ne sont pas de mon ressort. Je vous l’ai dit, on ne sait jamais quand Esteban passe au cabinet. Si vous êtes pressée, je vous conseille de choisir un autre avocat.
— C’est une amie, Camila Araya, qui m’a parlé de votre associé. D’après elle, mon histoire pourrait l’intéresser. Plusieurs adolescents sont morts et leurs parents n’ont personne pour les épauler dans leurs démarches auprès des autorités.
— Ce n’est pas mon problème, mademoiselle. Et j’ai du travail… Excusez-moi mais je ne peux rien pour vous. (Edwards saisit la poignée de laiton.) Au revoir, dit-il avant de lui fermer la porte au nez.
Gabriela essuya le courant d’air sur le palier, circonspecte. Elle n’était pas impressionnée par le luxe des lieux, ce n’était pas une raison pour se montrer désagréable.
Ses ballerines imitation lézard juraient avec le tapis bordeaux qui dévalait le grand escalier ; elle repassa par le hall, vit la plaque dorée à l’entrée.
Gabriela grimaça — c’était qui ce guignol ?
Des algues tentaculaires dansaient dans le ressac, bouillon blanc crémeux aux reflets turquoise. Plus loin les vagues rognaient les récifs perdus en mer, où des mouettes au ralenti s’inventaient des planeurs. L’air était vif, les embruns jamais loin des hauteurs qu’Esteban gravissait chaque matin pour survivre à la nuit, un goût de sel perpétuel pour ce qui ne serait jamais qu’une brève accalmie. Il portait en lui leur amour de sauvageons, d’enterrés l’un dans l’autre — ses héros. Il tanguait devant l’océan furieux en songeant à la fin de leur histoire. Témoins du chaos, quelques cactus gris à houppes brunes se terraient derrière les rochers comme des marins naufragés.
Le roman, visible sous toutes ses formes.
De retour au chalet, Esteban renifla la dernière ligne de méthédrine sur le bureau et se remit au travail. Sourd aux fracas des vagues, il se laissa entraîner : Catalina et son Colosse étaient de retour, forces mouvantes sur le papier, guidant sa main.
L’écrivain échappe rarement aux clichés. Si Esteban s’était regardé dans une glace, il aurait croisé un visage ravagé par le manque de sommeil, ses pupilles dilatées ne distinguant plus le jour de la nuit, une chimie de chien ou de fauve aux abois pourvu qu’il y ait la chasse, celle qu’il menait contre les formes d’un bonheur général réservé aux particuliers. Les mots rampaient sous ses doigts : il en voyait mille autres, comme un torrent de larmes brûlantes à l’affût — pudeur, acuité du réel, désespoir. Vingt jours qu’il n’en dormait pas, les Drones, Ghinzu ou Deity Guns fort dans son iPod, enfilant les sentiers de poudre comme autant de féeries maléfiques. Un monde toxique, un peu moins que le nôtre, qu’il vivait en boucle avec cette musique noire pour ciment. Esteban était pris dans la lave, rivé à la chaise du bureau qui donnait sur la plage : l’univers s’agençait lentement, s’articulait, comme par miracle. Portée d’une muse féconde, alchimie baroque, les mots tombaient par grappes du Colosse, il suffisait de se baisser pour les ramasser. Les yeux lui piquaient, il s’en fichait, le livre se terminait, ça sentait l’écurie céleste, la terre retournée. L’âme des morts flottait quelque part entre brumes et plume, à mi-chemin de rien du tout où il se sentait libre. Libéré.
De ce flot impétueux, Esteban ne garda que l’écume. Quand tout fut achevé ou presque, les derniers vers aspergés de pétrole, il referma le Moleskine ouvert trois semaines plus tôt, sans y mettre le feu.
Il manquait le dernier chant de Catalina pour son Colosse. Esteban n’était pas pressé d’en finir. Quelque chose arriverait bientôt, quelque événement imprévu qui clôturerait le bal des morts qui le hantaient… Esteban repoussa la chaise du bureau avec un léger vertige et traîna son fantôme las jusqu’à la chambre du chalet loué pour l’occasion.
L’atmosphère y était enfin paisible, avec ses murs peints en bleu, ses coussins brodés sur le lit et la fenêtre qui donnait sur la baie déserte. Il s’allongea comme une épave entre les roches d’un grand fond et s’endormit, massif, avant que les bulles ne remontent à la surface.
Non, ses héros ne mourraient pas… Pas encore.
Esteban Roz-Tagle avait grandi à Las Condes, la banlieue huppée de Santiago, choyé par l’ineffable Teresa, bonne et nounou historique de la maison, qui lui avait donné toute l’affection qui pouvait manquer à un fils de bonne famille. L’aîné de la fratrie avait vécu une enfance heureuse dans un monde où les choses s’acquéraient facilement, entouré de ses frères et sœurs. Le jeune aristocrate avait traîné de club-houses en terrains de polo où il s’était frotté aux jeunes gens de sa classe, aiguisant un appétit de conquêtes et de popularité propre à sa lignée, sur les terrains de sport mais aussi dans les fêtes privées où son allure racée tournait les têtes de princesses caquetant à l’idée de se laisser déplumer.
Esteban perfectionna son jab sur les rings amateurs, noua des liens avec la future élite d’un lycée où son père et son grand-père avaient fait leurs classes avant lui, fréquenta assidûment la gente féminine avec un succès qui flattait l’ego fragile de sa mère actrice, avant de rejoindre l’inévitable Católica, l’Université catholique de Santiago. Là encore, Esteban fit preuve d’une conduite parfaite, réussissant tout avec brio ; en récompense, on l’envoya étudier le droit à Berkeley, États-Unis, trois années californiennes dont il était revenu bronzé, bilingue, bardé de diplômes.
L’avenir lui tendait les bras. Il était l’héritier légitime d’une famille multimillionnaire, on avait vu plus d’un homme politique commencer sa carrière comme avocat et Adriano avait une ambition démesurée pour son fils aîné. Fort d’un pactole célébrant son entrée dans la vie active — une coutume chez les Roz-Tagle —, Esteban s’était associé à son ami Edwards, avec lequel il avait monté un cabinet d’avocats rue Carmen, dans le centre historique de la capitale. Le premier était pénaliste, le second fiscaliste, Adriano Roz-Tagle et Víctor Fuentes étaient des amis proches, puissants, tout semblait clair, tracé, organisé… Que s’était-il passé ?
Esteban avait quarante ans et déjà une solide réputation d’hurluberlu dans le petit milieu de la justice. C’était ce que pensaient son père Adriano, sa mère, leurs amis, le reste de la famille, les personnes qui fréquentaient les prétoires. Plutôt que de « faire de l’argent » comme tout le monde, Esteban s’était mis à le jeter par les fenêtres — celui de ses parents en l’occurrence. Il perdait son temps à nocer tandis que son associé trimait au bureau, achetait des petits bolides importés où les maîtresses grimpaient selon l’humeur, un sale gosse qui crachait dans la soupe tout en profitant sans scrupules des largesses de cette poire d’Edwards, et content de lui encore. Sabotage, provocation, autodestruction, l’ex-futur brillant avocat de Santiago prenait les affaires du tout-venant avec une nette préférence pour les minables : on l’avait ainsi vu plaider au tribunal contre les nouveaux boîtiers électriques des poblaciones, soutenir une coopérative de pêcheurs contre la nouvelle loi concernant les quotas d’exploitation des eaux territoriales, des affaires qui souvent ne rapportaient rien, attaquant à tort et à travers avec une éloquence devenue légendaire — même les huissiers se pressaient pour entendre ses plaidoiries loufoques, dont l’humour décalé frisait l’insolence. Esteban obtenait parfois des résultats — remises de peine, raccordement au tout-à-l’égout, relogement. Un travail foutrement déprimant que l’intéressé prenait avec une bonne humeur suspecte.
Le temps n’avait pas arrangé les choses : Esteban ne passait plus au cabinet qu’en coup de vent, laissait la poussière s’accumuler sur son bureau, multipliait les conquêtes sans qu’aucune curieusement ne s’en plaignît, était de tous les clubs underground de la capitale où le pisco-champagne coulait à flots, une vie de draps défaits.
Son père avait tenté de le raisonner, en pure perte évidemment. À croire qu’il le faisait exprès. Pourquoi ? Pour ridiculiser leur nom ? Sa famille ? Pauvre pitre, éructait Adriano, il y a longtemps que plus personne n’attendait rien de lui !
Esteban les laissait dire. Selon toute logique, il n’avait pas beaucoup de temps à vivre, à moins d’un miracle qui soulagerait sa conscience. Autant croire à la paix dans le monde, au partage des richesses, toutes ces foutaises…
Il était onze heures du matin au cadran de l’Aston Martin. La Panaméricaine filait sous le capot, boa de bitume longeant les Andes. Le vent attisait les braises de sa cigarette dans la décapotable. Fini les vacances à la mer, la défonce, les histoires de Colosse, Esteban roulait, les yeux gonflés derrière ses lunettes, sondant le bleu du ciel sur la Cordillère. Quelques neiges éternelles bravaient l’inéluctable, réchauffant leur peau blanche au soleil austral.
Le retour à la réalité était toujours difficile, le sentiment plutôt neutre. Esteban avait dormi deux jours d’affilée, à peine réveillé par la soif postchimique qui le voyait tituber du lit au robinet de la cuisine, et retomber dans le coma dépressif consubstantiel à la prise répétée de méthédrine. Quand il s’était senti mieux, il avait roulé jusqu’au restaurant de Quintay, un bord de mer où les pélicans attendaient le retour des pêcheurs, et mangé pour trois — lui, Catalina et le Colosse. Ses héros. Il les sentait encore couler, sang d’encre dans ses veines.
Il pensait toujours au texte qui manquait à L’Infini cassé, l’épitaphe de Catalina. Esteban l’avait laissé en suspens, comme ces peintres japonais qui, méditant devant leur toile pendant des jours, achèvent soudain leur œuvre d’un seul et unique coup de pinceau… Soleil de plomb et vent debout dans l’habitable. L’esprit vaporeux, Esteban s’inventait des mirages sur l’asphalte chauffé à blanc.
Cent cinquante kilomètres-heure : le bitume défilait au rythme des cigarettes ventilées. Sans nouvelles du monde extérieur depuis près d’un mois, l’avocat n’était pas pressé de le réintégrer. Des rangées d’oliviers rectilignes se tenaient au garde-à-vous dans les collines, nargués par les cactus anarchiques du bord de route. Il traversait les vallées fertiles du centre, les serres et les taudis où les ouvriers agricoles s’entassaient, sans rien reconnaître. Le monde avait-il tant changé en un mois ? L’Aston Martin ralentit à l’approche d’une zone de travaux, enfer de camions à benne et de goudron chaud répandu sur la piste — tout le pays semblait en travaux.
Enfin la Panaméricaine fit place à une banlieue grise qu’Esteban ignora, encore imprégné de sa virée littéraire hors du temps. L’arrivée sur l’avenue Providencia le ramena vite sur terre. Circulation incessante, bus ou camions crachant leur fumée noire, la brume de pollution était si dense dans la cuvette de Santiago que les Andes toutes proches demeuraient invisibles : une purée de pois où le ciel était gris même en plein soleil.
Esteban prit son mal en patience. Les voitures rugissaient sur l’artère qui saignait la ville, se répandaient dans les rues sans y croiser aucun cinéma ni théâtre. Santiago n’avait presque rien gardé des vieux bâtiments qui marquent l’histoire d’une ville, les urbanistes de Pinochet s’étaient empressés de raser les lieux trop « typés » pour ériger des buildings austères, administratifs. L’avocat s’extirpa du trafic à hauteur de Lastarria et gara la voiture un peu plus loin dans la rue, près du bar qui lui servait de QG.
L’atmosphère était plus calme près de Bellas Artes ; les terrasses échappaient aux poisons des voitures, il y avait même une petite place piétonne avec des restaurants, quelques moineaux pour oublier les murs fades. Esteban marcha pieds nus jusqu’à l’immeuble numéro 43, son sac de voyage à l’épaule, encore incognito derrière ses lunettes noires.
L’appartement avait l’avantage de couvrir le dernier étage et de se situer à dix minutes du cabinet d’avocats. Mobilier moderne d’un blanc aseptisé, lumière du jour omniprésente, terrasse en bois exotique, Esteban vivait seul dans le loft de Lastarria, ce qui à quarante ans constituait ici une anomalie. Mais qu’avait-il à partager ? Ses délires schizophrènes, son dilettantisme affectif, ses affaires de caniveau ? Esteban était trop lucide pour croire en lui-même, et pas assez ravagé pour entraîner quelqu’un dans sa chute.
Clos pendant près d’un mois, l’appartement aussi avait besoin d’un grand coup de frais ; Esteban leva les volets électriques, ouvrit les baies vitrées pour laisser couler la brise du dehors et fit quelques pas sur la terrasse, chat reprenant ses marques. On apercevait la façade de la Católica de l’autre côté de l’avenue, le Jésus géant aux bras ouverts sculpté au sommet, ses murs noircis par les moteurs. Ses années d’études passées là-bas lui semblaient une autre galaxie.
Midi. Ses affaires de vacances jetées dans la machine, il descendit l’escalier de marbre qui menait chez la concierge pour récupérer Mosquito, le perroquet.
Patricia, la concierge, était une grosse femme toujours enjouée.
— Alors ces vacances, s’enquit-elle, c’était comment ?!
— Plein de morts, répondit Esteban.
— Ho ho ! s’esclaffa-t-elle, rodée aux facéties de l’avocat. C’est vrai que tu n’as pas très bonne mine pour un vacancier !
— Je bronze de l’intérieur, comme les Noirs, dit-il, ça se verra bien un jour.
— Comme les Noirs, ho ho !
Un gilet informe tombait sur son corps de bouddha. Esteban remercia la brave femme de s’être occupée de l’affreux bestiau, rejoignit son antre et consigna l’oiseau sur la terrasse.
Mosquito faisait la gueule, ses petites griffes nerveuses rivées au perchoir de la cage. Une ex lui avait laissé son perroquet en le quittant avec perte et fracas. Esteban l’avait gardé, comme on garde un vieux bibelot de famille. Il se concentra sur l’atmosphère qui régnait dans le loft et les objets, peu à peu, retrouvèrent leurs vertus familières. Une descente en douceur, cotonneuse. Il faisait chaud, presque étouffant malgré la brise du cinquième étage. Esteban prit une douche, s’habilla d’un costume noir — il en avait une ribambelle —, bouda les restes périmés du frigo et, désœuvré, fuma une cigarette en observant la Torre Mirador du parc voisin…
À l’instar de Joaquín Bello, l’écrivain dandy qui avait abandonné ses titres et son rang pour défendre la cause du peuple, pourquoi n’était-il pas devenu tout simplement auteur, quitte à perdre son héritage au casino et reprendre sa vie de zéro ? Une fois son roman achevé, devait-il chercher à le faire publier en laissant tout tomber, le cabinet, Edwards, cette ville avariée où il pourrissait sur pied, se foutre en l’air une bonne fois pour toutes ? Mais publier, à quoi bon : la moitié des maisons d’édition du pays appartenait à son père, l’autre à ses amis, toutes plus portées sur les récits people et le développement personnel que sur les élucubrations politico-métaphysiques d’un Colosse et de sa belle arrachés au néant structurel chilien.
Au fond, il se sentait lâche. Ou le courage lui manquait. L’envie. Il affûtait chaque jour un dégoût de lui-même un peu plus profond sans affronter ses monstres endormis, inoffensifs tant qu’il les couchait sur papier… L’étaient-ils vraiment ? Et lui, qu’attendait-il au juste ? Esteban se posait des questions existentielles et ce n’était pas très bon signe. Il n’avait jamais parlé à personne de ses écrits, de ce qu’il en ferait, pas même à Edwards.
Mosquito poussa un cri de détresse sur la terrasse, qui lui vrilla les tympans ; langue violette, bec croquant les barreaux, le perroquet se dandinait sur son perchoir dans une mauvaise valse, sans cesser de brailler. Une fois, Esteban avait essayé de le libérer mais l’animal avait refusé de sortir de sa cage — quel débile…
Tout ça ne répondait pas à l’énigme que constituait sa vie. À force de brouiller les cartes, l’envie de jouer s’étiolait.
Esteban enfila sa veste noire, prit ses clés et les paquets de cigarettes qui traînaient sur le bar. Il fallait qu’il parle à quelqu’un et jusqu’à nouvel ordre Edwards était son seul ami.
Ils s’étaient rencontrés à la Católica. Jouant d’une grâce innée et du regard magnétique de sa mère actrice, l’aîné des Roz-Tagle se montrait brillant, fantasque, généreux jusqu’à l’absurde, égocentrique et, contrairement à Edwards, peu impliqué dans les Droits de l’Homme.
— Je préfère le droit des femmes, prétendait-il.
Esteban lui avait présenté sa petite amie, Vera Fuentes, la fille d’un des juges les plus influents de Santiago. Esteban sortait avec elle à l’insu de leurs parents, lesquels n’auraient guère apprécié une liaison sans mariage. Vera était une petite brune piquante qui entrait en première année à la Católica : Edwards, à sa plus grande honte, en était tombé spontanément amoureux. Il aimait la détermination de ses propos, ses jambes fines, sa peau, le monde quand elle riait… Il détestait l’idée de la voler à son meilleur ami mais son regard rêveur en présence de Vera n’avait pas échappé à Esteban.
— Elle te plaît, hein ? lui avait-il lancé alors qu’ils sortaient de l’université. Eh bien, prends-la.
— Quoi ?
— Tu es amoureux de Vera, non ?
— …
— Te fatigue pas, ça se voit comme le nez au milieu de la figure.
— Bah…
— Prends-la, je te dis. De toute façon personne n’appartient à personne, encore moins à moi… Et puis je suis sûr qu’elle t’aime en secret : elle me l’a dit.
Trop troublé pour savoir jusqu’où son ami plaisantait, Edwards n’avait su que balbutier.
— Tu ne seras pas jaloux ? Je veux dire, si jamais elle m’aime…
— Bah ! (Esteban avait haussé les épaules.) Pas si elle continue de coucher avec moi de temps en temps…
Edwards sidéré, Esteban dut lui taper sur l’omoplate en riant pour le rassurer. Esteban n’avait rien dit des sentiments qu’il éprouvait pour Vera, juste qu’il partait pour trois ans en Amérique. Sans la famille de Vera Fuentes, Edwards ne serait sans doute qu’un obscur collaborateur griffonnant des calculs pour le compte d’associés rapaces : Esteban le savait, ce qui n’était pas la moindre de ses élégances.
Edwards lui passait tout, comme à un petit frère turbulent, certain qu’il taisait des maux plus obscurs…
Une heure de l’après-midi sonnait à l’église de la rue Carmen quand l’aîné des Roz-Tagle fit irruption dans l’agence : alerté par le bruit de la clé dans la serrure, Edwards eut le temps de cacher la bouteille de whisky sous la table.
Esteban fit un bref panoramique sur l’accueil en open space ; Marta, la secrétaire, devait être toujours en vacances, son bureau parfaitement rangé attendait son retour, cerné de plantes grasses. Il foula la moquette, dépassa la photo de Mandela souriant dans son cadre de verre et aperçut Edwards par la porte entrouverte de son bureau.
— Salut ! dit-il en entrant.
Son sourire s’effaça.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Edwards avait une mine épouvantable. Les yeux creusés, le regard fuyant, il semblait sortir de terre malgré son costume Hugo Boss et sa chemise blanche ouverte.
— Tu as vu ta tête ? relança Esteban.
— Bah…
— C’est quoi, le problème ?
— Oh ! rien, je suis juste un peu crevé…
— En rentrant de vacances ?
— Ça fait une semaine déjà, corrigea son ami comme une excuse.
Edwards n’avait jamais été très bon pour mentir — tout juste s’il ne louchait pas.
— Je ne me pose pas comme modèle de vie saine, nota Esteban, mais c’est quoi, ça ?
Un verre vide reposait près de l’ordinateur, qui empestait le whisky.
— Tu vois, plaisanta l’autre en guise de réponse, quand tu n’es pas là le cabinet part en vrille !
Mais l’ironie du fiscaliste tombait à plat. Il y avait une sorte de détresse dans ses yeux bruns, rougis, vitreux.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? s’inquiéta Esteban.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Tu ne bois jamais. Alors ?
Ils se connaissaient trop bien. Sous tension, Edwards lâcha du lest — après tout, une demi-vérité valait mieux qu’un mensonge.
— C’est… C’est Vera, dit-il dans un soupir. Elle a quelqu’un.
— Vera ?
— C’est récent.
Esteban compatit : Edwards était fou d’elle, depuis toujours.
— Comment tu l’as su ?
— Par la bande, bredouilla Edwards.
Il rougit imperceptiblement — il allait dire quoi, qu’il reluquait les fonds de culotte de sa femme, masochiste, minable, cocu ?
— On a pu te raconter des bourres, tenta de relativiser Esteban, des jaloux, des vipères. Ça court les rues.
— Non, c’est moi qui l’ai découvert, par hasard…
Esteban alluma une cigarette devant son récit contradictoire. Malgré les années, le visage d’Edwards était resté poupin, le regard sans malice.
— Je croyais que ça marchait entre vous…
— Moi aussi.
— Il s’est passé quelque chose ?
— Non… Enfin je ne sais pas… Vera va bientôt avoir quarante ans : peut-être qu’elle a peur de vieillir, de ne plus plaire… Ce qui pour moi est absurde.
Ils passaient pour un couple modèle. La nouvelle ébranlait Esteban, qui ne s’attendait pas à ça.
— L’amant de Vera, tu le connais ?
Son ami secoua la tête.
— Tu lui en as parlé ?
— Non plus.
— Tu devrais. Vera t’aime. Même si elle voit quelqu’un d’autre, ce n’est qu’une passade. Parle-lui.
— Peut-être… Tu as raison… Excuse-moi de t’emmerder avec mes histoires.
— Tu n’emmerdes personne… Mais ce n’est pas en picolant dans ton coin que tu vas la séduire, ajouta-t-il.
— Oui…
Edwards souffla pour évacuer le surplus de stress, prit un air bonhomme.
— Bon, et toi, relança-t-il pour changer de sujet, ces vacances ?
— J’ai vu des étoiles de mer.
— C’est tout ?
— Je n’avais pas d’épuisette, autrement je t’en aurais rapporté.
— Tss ! Tu étais où ?
— Sur la côte, dit Esteban, évasif.
Son associé ne releva pas. Les « vacances à la mer » d’Esteban restaient un mystère, et s’il y avait quelqu’un qu’il voyait mal en sandales, c’était bien lui.
— Tu as eu mon message ? demanda Edwards.
— Non. Quel message ?
— Tes parents donnent une garden-party pour la nomination de Víctor à la Cour suprême, déclara-t-il en faisant un demi-tour sur son siège pivotant. Ce soir… Je voulais te tenir informé, au cas où.
Esteban soupira d’un air entendu. Il était venu pour parler de son avenir sur terre mais ce n’était visiblement pas le bon jour.
— Au fait, il y a une fille qui cherche à te joindre pour une affaire, reprit son associé. Elle est passée ce matin à l’agence. Ça avait l’air urgent… Gabriela-quelque-chose : tu connais ?
Esteban fit une moue peu inspirée.
— Tu as tort : c’est pour une affaire en banlieue sud et la fille en question a l’air complètement fauchée.
Edwards se détendait après ses aveux mais son regard tourmenté ne plaidait pas en sa faveur. Esteban écrasa sa cigarette dans le fond de whisky. Son associé ne lui avait pas tout dit mais il avait assez à faire avec lui-même…
Il faisait une chaleur moite dans le bureau au fond du couloir. Une nouvelle couche de poussière tapissait les dossiers plus ou moins en attente accumulés sur la table, les étagères… Esteban remonta les stores qui donnaient sur l’ancienne peña de la rue Carmen, récupéra son téléphone laissé dans le coffre un mois plus tôt, avec les dollars en liquide et son passeport.
Il y avait onze messages sur le répondeur, qu’il laissa dérouler : un client à qui il manquait un document quelconque, une invitation à une soirée passée depuis dix jours, des nouvelles de gens qu’il n’avait pas tellement envie de voir, un vendeur de voitures anciennes, un autre de cuisines high-tech, le caviste du coin qui avait reçu sa commande de pisco, une demande pour un divorce, Gabriela-quelque-chose, une amie de Camila Araya, qui voulait le voir pour une affaire urgente, Edwards qui lui rappelait la garden-party pour la nomination du juge à la Cour suprême mercredi 3, c’est-à-dire le soir même, le greffe du tribunal d’instance, enfin un second message de la dénommée Gabriela, qui datait du matin.
« C’est de nouveau Gabriela Wenchwn, l’amie de Camila Araya. Vous seriez bien inspiré de me rappeler, au pire me conseiller quelqu’un qui maîtrise le téléphone. Il s’agit d’une cause perdue, il paraît que vous êtes spécialiste… Contactez-moi à ce numéro, s’il vous plaît : dare-dare, ce serait mieux… »
Sa voix était légèrement éraillée, un rien sardonique. Esteban alluma une cigarette, ouvrit la fenêtre en grand pour chasser les semaines de confinement, se demanda ce qu’il fichait là, dans son bureau, alors qu’il avait un livre à finir et le reste de sa vie à épandre dans les champs du possible. Ses pensées se désarticulaient. Même de simples actes comme aller chercher sa commande de pisco chez le caviste lui tiraient des soupirs d’ennui… De guerre lasse, il rappela la fille.
La discussion fut brève : un adolescent décédé à La Victoria, les carabiniers aux abonnés absents, le père de la victime dépassé par les événements…
— Le plus simple serait de se voir, abrégea Gabriela.
— Oui.
— Quand ?
Il était une heure et demie.
— Aujourd’hui vous êtes libre ? demanda Esteban.
— De toutes mes forces.
— OK. Détendez-vous et retrouvez-moi au Clinic : c’est aussi un bar de Bellas Artes, rue Monjitas. Il y a un ginkgo dans la cour intérieure, un arbre japonais : retrouvons-nous dessous… Dans une heure, ça vous va ?
— Vous y serez ?
— Bien sûr, pourquoi vous dites ça ?
— Je suis passée à votre cabinet ce matin : votre associé n’avait aucune nouvelle de vous, ni la moindre idée du jour où vous reviendriez travailler.
— C’est vrai que je viens rarement au bureau, concéda Esteban, mais quand je suis là, je fais des étincelles.
— Il faut tomber le bon jour, quoi, ironisa la fille au téléphone.
— Tout juste.
— OK. Dans ce cas, à tout à l’heure…
Un clic et puis plus rien.
Le destin.
Monjitas 578 : l’hebdomadaire satirique The Clinic avait ses bureaux dans le bar-restaurant éponyme de Bellas Artes.
Des affiches et des caricatures étaient placardées dans le long couloir de l’entrée ; Pinochet y était recherché avec une récompense de huit millions de dollars (la somme détournée par le dictateur), Piñera, Bachelet et les différents présidents issus de la Concertation s’y voyaient brocardés sur tous les tons, souriant comme des vendeurs de moquette à Berlusconi, Bush, Poutine, photomontages ou détournements irrévérencieux qui accompagnèrent Gabriela jusqu’à la cour intérieure.
Un échafaudage de bambous supportait des voiles de bateau qui ombrageaient le patio où, de fait, régnait un ginkgo aux feuilles jaunes éclatantes. Des tables aux mosaïques colorées étaient éparpillées sous ses branches. Gabriela trouva une place à l’une d’elles et, constatant que personne ne l’attendait, commanda un maté à la serveuse aux seins rebondis sous son tee-shirt. L’ambiance était détendue, les discussions enjouées ou sardoniques. On y parlait des derniers scandales politiques, de vins fins et d’amourettes, sans trop d’exigence quant à la qualité des plats servis. L’étudiante observa la fontaine romaine, avec ses lions rugissants et sa statue de Marie décapitée où brûlait une bougie, les ex-voto mexicains qui honoraient on ne sait quels morts, fourbi provocateur et plutôt sympathique…
— Gabriela ?
Échappant au feuillage du ginkgo, un rayon de soleil se ficha dans sa rétine : Gabriela fit un mouvement d’esquive solaire et le spectre devint chair, un homme dont le regard sombre étincelait.
— Esteban Roz-Tagle, se présenta-t-il. Désolé pour le retard, mon caviste m’est tombé dessus dans la rue…
Des yeux bleu pétrole qui raviveraient la nuit en plein jour. L’apparition lui fit un choc mais Gabriela ne resta pas longtemps subjuguée : l’avocat portait un élégant costume noir, une chemise blanche, mais pas de chaussures.
— Je ne vous ai jamais vue ici, dit-il en s’asseyant.
— Non, c’est la première fois que j’y mets les pieds. Mais Camila m’en a parlé.
La jolie serveuse s’arrêta à leur table.
— Salut, qu’est-ce que tu veux ? s’enquit-elle.
— Pisco sour… Deux ?
— Merci, répondit Gabriela en désignant le maté sur la table, je vais finir mon eau chaude.
— Mets-m’en deux quand même, dit-il à la fille. Avec un ceviche. Un mix de ce que tu as, ça ira.
La serveuse repartit avec son plateau, dribblant les touristes paresseux attirés par le patio, sans un regard pour les pieds nus de l’avocat.
— Je n’ai rien avalé de la journée, s’excusa-t-il.
— Je croyais que vous vous réveilliez au gin tonic, insinua Gabriela.
— C’est Camila qui vous a dit ça ?
— Oui.
— Eh bien, cette chère petite vous a raconté des blagues : je ne bois que du pisco sour. Avec un peu de poisson mariné, vous avez le secret de ma forme.
Gabriela le jaugea sommairement. Ses cheveux bruns étaient désordonnés, le reste n’avait pas l’air très réveillé non plus.
— Alors, reprit-il, vous vouliez me voir ?
— Oui… Comme je le disais au téléphone, le fils d’un ami a été retrouvé mort dans le quartier de La Victoria. Enrique, un jeune de quatorze ans… Vous savez qu’il y a eu une émeute là-bas dimanche dernier ?
— J’étais en vacances à la mer, se dédouana l’avocat, coupé du monde comme sur une île déserte. Expliquez-moi.
— Les carabiniers ont failli se faire lyncher, dit Gabriela. La population est à cran ; trois autres jeunes ont subi le même sort en l’espace d’une semaine et personne n’en parle. Il y a à peine deux lignes dans la presse, les carabiniers font la sieste, mais Camila m’a dit que vous connaissiez tout le monde.
— Des rabat-joie pour la plupart, ou qui se prennent au sérieux, ce qui revient à la même chose, dit-il. Vous ne perdez rien, je vous assure.
— Il s’agit d’une affaire sérieuse, recadra Gabriela.
— Je suis sérieux.
La jeune femme portait une robe bleue à motifs, une paire de ballerines assorties en plastique imitation lézard et un collier d’argent mapuche sur un décolleté que son cardigan noir peinait à cacher.
— Excusez-moi, mademoiselle, mais vous faites quoi dans la vie ?
— Je suis étudiante en cinéma. Enfin, j’essaie de poursuivre mes études en faisant des petits boulots… Le reste du temps je suis vidéaste.
— Vous faites des films ?
— Je fais aussi des reportages pour Señal 3, la télé communautaire de La Victoria. Enrique est le fils du rédacteur, Cristián.
— Ah oui ?
Ses études semblaient plus intéresser l’avocat que les histoires de banlieue.
— J’étais présente lors de l’échauffourée avec la police quand ils ont découvert le corps d’Enrique dans un terrain vague, reprit Gabriela. La situation est explosive là-bas, comme je vous l’ai dit, les trafics se multiplient et les gens en ont assez de voir leurs enfants mourir. Il nous faut un avocat pour leur rendre justice, quelqu’un sur qui les familles des victimes puissent compter, pas un dilettante.
— Je peux être vilain comme tout si je veux.
— Tenace suffira.
Les pisco sour et le plat de poisson cru mariné arrivèrent.
— Enrique est le quatrième jeune qu’on retrouve mort en l’espace d’une semaine, répéta l’étudiante. Les gens de La Victoria n’ont pas confiance dans la police mais, mes amis et moi, on se disait qu’avec l’aide d’un avocat on pourrait fédérer les familles pour se porter partie civile et forcer les carabiniers à mener une vraie enquête.
Esteban avala une lamelle de congre à la coriandre.
— Ils sont morts de quoi, vos jeunes ?
— Je ne sais pas pour les autres, mais il est possible qu’Enrique ait fait une overdose.
L’avocat grimaça au-dessus de son assiette.
— J’imagine qu’il ne jouait pas dans un groupe grunge en tournée mondiale : quatorze ans, c’est un peu jeune pour faire une overdose, non ? D’où vous sortez ça ?
— J’ai filmé le cadavre, répondit Gabriela d’une voix neutre. Il y a des traces suspectes sous ses narines, comme de la poudre…
Esteban oublia son ceviche.
— Vous avez filmé le cadavre ?
— Je filme tout, dit-elle en désignant le sac de vinyle noir et blanc posé sur la chaise.
— Montrez-moi.
— Ça risque de vous couper l’appétit.
— Je prends le risque.
Il acheva le premier cocktail tandis qu’elle sortait son smartphone, déplaça sa chaise pour visionner la scène et se cala près d’elle.
— J’ai transféré les images, pour vous donner une idée…
L’image était réduite, plus ou moins nette selon les déplacements : la confusion régnait sur le terrain vague où carabiniers et habitants du quartier se faisaient face, vindicatifs. Esteban se pencha sur l’écran. On apercevait le cadavre aux pieds des policiers, la foule en colère, puis le camion blindé qui débarquait sous les jets de pierres, enfin un plan fixe de l’adolescent à terre, les yeux encore ouverts. Gabriela stoppa l’image, zooma sur son visage : une trace blanchâtre apparaissait sous le nez du gamin, comme de la poudre séchée…
— Vous en pensez quoi ? demanda-t-elle bientôt.
Esteban remarqua que les motifs sombres de sa robe n’étaient pas des pois mais des petites fleurs.
— Vous feriez mieux de filmer des moineaux qui sautillent dans une flaque après l’orage, ça vous éviterait des tas d’emmerdes. Mais vous avez raison : votre affaire me semble bel et bien perdue d’avance.
La nouvelle semblait le revigorer.
— Enrique avait des antécédents ? Drogue, délinquance ?
— Non. Non, au contraire.
— Comment pouvez-vous en être sûre ?
— Son père a toujours veillé sur lui, répondit Gabriela.
— Les lionnes aussi veillent sur leurs lionceaux, ça n’empêche pas les lions de les bouffer. Je veux dire qu’il y a toujours un prédateur dans la chaîne. Et les ados sont des proies faciles.
— Sans doute, concéda-t-elle. Mais si Enrique prenait de la drogue, c’était récent. On a dû lui mentir, ou c’était la première fois qu’il en prenait. Enfin, il s’est forcément passé quelque chose.
Il hocha la tête, pensif.
— Son père est au courant de votre démarche ?
— Oui. Mais Cristián a perdu le goût de tout, même de réclamer justice pour son fils.
— Hum, pas besoin d’avoir d’enfant pour comprendre ça.
Il entama son deuxième cocktail sous l’œil dubitatif de Gabriela. Difficile de se faire une opinion sur ce type. Il la regardait à peine, comme si elle était transparente, ou une trop vieille connaissance.
— Vous êtes d’accord pour nous aider ? demanda-t-elle tandis qu’il piochait dans son plat.
— Bien sûr.
Cela semblait un peu trop évident. Gabriela se méfiait toujours.
— Il y a une chose dont nous n’avons pas parlé, dit-elle bientôt, vos tarifs.
— Ça dépend, dit-il en relevant la tête de son assiette, vous avez de l’argent ?
— Vous savez ce qu’on dit ici, « Quand on fait des études, on a plus de chances d’avoir des dettes qu’un diplôme »… Mais j’ai déjà réfléchi au problème, ajouta l’étudiante. En vendant des brioches à la sortie de l’église, on devrait pouvoir rassembler assez d’argent pour payer vos honoraires.
Vendre des brioches… Ces mots lui fendaient le cœur.
— Laissez tomber, dit-il.
— Quoi ?
— L’argent. N’en parlons plus, voulez-vous ? Ce n’est vraiment pas important. Surtout en ce moment.
Gabriela ne voyait pas où il voulait en venir.
— Vous êtes sûr ?
— Aussi sûr que je me fiche du sort de vos jeunes drogués.
De fait, il mangeait avec un bel appétit.
— Dans ce cas, pourquoi nous aider ?
— Je vous l’ai dit, votre affaire est une cause perdue : c’est ma spécialité, je vous rappelle.
Un pince-sans-rire. Ou un cynique. Le feuillage jaune du ginkgo qui les abritait tamisait le soleil. Reflets dans un œil d’or, songea Gabriela, Marlon Brando aussi cachait son jeu…
— Je peux vous poser une question ? dit-elle tandis qu’il finissait le ceviche.
— Allez-y.
— Pourquoi vous n’avez pas de chaussures ?
— Ah… J’habite à deux pas, répondit Esteban en se tournant vers la rue, et comme je les perds tout le temps…
Gabriela le regarda, un instant interloquée, mais Esteban se leva et jeta sur la table les billets qui traînaient dans sa poche.
— Venez, dit-il en achevant d’un trait son pisco.
— Où ça ?
— Eh bien, à La Victoria. C’est là qu’ils sont morts, non ?
Prise de court, Gabriela arrangea ses cheveux dans un nœud savant, saisit son sac à main sur la chaise et suivit l’avocat vers le couloir qui menait à la sortie.
— Dites, ça vous dérange si je vous appelle Gab ? lui lança-t-il.
— Pourquoi, vous n’aimez pas Gabriela ?
— Si, beaucoup, mais Gab, c’est comme si j’en gardais un petit bout pour moi…
C’était joli dans sa bouche.
— Tant que tu ne m’appelles pas Catalina, répondit-elle sur le même ton familier.
Gabriela ne vit pas son visage pâlir dans la pénombre du couloir. Une Aston Martin bleu vintage attendait sous le soleil, tous chromes dehors.
L’hiver 1957 avait été si froid que trois mille familles sans ressources avaient investi le terrain à l’abandon dans le sud-ouest de Santiago ; briques, bois, amiante, tôles, cartons, boîtes de conserve aplaties, rebuts de construction, chacun s’était empressé de construire un abri avec ce qui lui tombait sous la main. Légalement ou non n’était pas la question : ces gens-là n’avaient rien.
Ils avaient essayé de s’organiser, parfois de s’entraider, plus souvent de survivre aux maladies qui tuaient dix enfants par mois. Ou vingt. On les enterrait avec les chiens, compagnons de crève-la-faim, loin des ordures qui jonchaient les ruelles de terre battue. Les femmes de la población s’en allaient vers les contreforts des Andes ramasser le bois qui chaufferait l’unique plat de la journée, trente kilomètres à pied, tous les jours, les hommes qui n’étaient pas alcooliques ou en prison vendaient du maïs à la sauvette dans les marchés du centre, les gamins se démerdaient. Une population analphabète, livrée à elle-même, qui ne figurait sur aucun état civil mais créerait la première toma[4] de l’histoire du pays.
Les forces de police avaient bien tenté de déloger les squatteurs mais il aurait fallu les tuer sur place. Vivre était déjà une victoire ; « La Victoria », une verrue urbaine dans une vallée encaissée où les Espagnols avaient posé leurs armes quatre siècles plus tôt.
La révolution sans morts d’Allende allait tout changer : pour la première fois de leur vie, les gens purent participer aux syndicats, aux associations de quartier, aux centres sociaux ou d’entraide qui voyaient le jour un peu partout dans le pays. On aménagea même une petite place au cœur de la población, avec des arbres et une ébauche de jardin public où les gens se retrouvaient. Des commissions de surveillance, de subsistance ou d’hygiène florissaient, soutenant l’action du Parti populaire. Cette brève éclaircie ne dura pas : le putsch entériné, les militaires rasèrent l’esplanade au bulldozer sitôt levé le couvre-feu, recouvrirent le sol de ciment et déroulèrent des barbelés, transformant la première place publique de La Victoria en camp de concentration.
On y enfermait les hommes de plus de dix ans pendant les perquisitions, ceux qui l’ouvraient étaient battus, ou tués. La Victoria était la población la plus pauvre de Santiago, celle où la répression s’était acharnée. Pour mater les révoltes, on l’avait plongée tête la première dans la misère, appliquant la technique du sous-marin des tortionnaires à une population entière. Une asphyxie. Quand la détresse menaçait d’exploser en émeutes, les carabiniers jetaient des grenades lacrymogènes par les fenêtres des bicoques, tiraient sur tout ce qui bougeait, les hommes, les femmes, les chiens. Soixante-quinze morts, un millier de blessés, six mille arrestations, La Victoria avait payé cher sa résistance à Pinochet.
Ils étaient des dizaines de milliers, entassés dans des maisons exiguës. Chômage de masse, alcoolisme, drogue, la fin de la dictature n’avait pas engendré de grands soirs. Non seulement la Concertation avait accouché d’une amnistie générale pour les crimes passés mais elle n’avait pas eu un mot de reconnaissance pour le combat des poblaciones. Le nouveau pouvoir les avait niés, démobilisant une société civile déjà meurtrie.
L’électricité privatisée changeant d’actionnaires, on avait coupé le courant pour remplacer les vieux compteurs de La Victoria par des boîtes contenant des fusibles haute sécurité envoyant de violentes décharges à ceux qui voulaient se brancher illégalement. Ici les affiches électorales ne restaient pas longtemps aux murs — le papier se vendait au kilo. Et puis ça changerait quoi ? Les rêves étaient des mensonges.
« Ils » avaient privatisé la santé, l’éducation, les retraites, les transports, les communications, l’eau, l’électricité, les mines, et puis ils avaient privatisé la Concertation.
Tout avait été vendu, même le présent était à crédit. Alors non, les gens de La Victoria ne voulaient plus rêver : ça les mettait en colère.
Dans cet océan de rancœurs, le père Patricio faisait figure d’exception. Le curé avait l’Amour chevillé au corps « comme Bach à Dieu », aimait-il répéter.
Patricio Arias appartenait à la Congrégation des Frères de Foucauld, une fraternité catholique extraterritoriale proche des plus pauvres : le curé avait travaillé en Afrique, au Congo, où l’on repêchait les cadavres à demi dévorés par les crocodiles, au Soudan, où les gens tombaient aveugles de malnutrition, avant de se voir parachuté à La Victoria au début de la dictature. Misère et répression y faisaient bon ménage ; via le Vicariat de la Solidarité et des groupes de mères, Patricio avait mis en place des cantines populaires, des aides pour les chômeurs et même un dispensaire où, avec les moyens du bord et des volontaires qualifiés, ils avaient pu soigner des centaines de personnes livrées à elles-mêmes.
Les années 1980 n’avaient pas desserré l’étau sur le quartier rebelle : son ami français, le père André Jarlan, avait été tué d’une balle perdue tirée par les carabiniers lors d’une énième manifestation, alors qu’il lisait sa Bible à la table de son bureau. Aujourd’hui, André Jarlan était le nom du parc voisin, le visage du curé français peint sur les murs comme étendard de la non-violence. Patricio suivait son exemple, sûr que ces gens maintenus dans la misère risquaient de perdre foi en Dieu, et en eux-mêmes. Ce genre de considération ne lui avait pas apporté que des amis dans le milieu ecclésiastique (l’Église était pour ainsi dire coupée en deux lors de la dictature) mais une popularité inoxydable parmi les habitants.
À bientôt quatre-vingts ans, le père Patricio jouait encore au football avec les gamins du quartier (goal, une vraie passoire), aidait les élèves en difficulté après l’école, soutenait les familles. Il leur servait aussi de relais auprès des institutions dont beaucoup se sentaient exclus, de conseil et d’arbitre quand les choses tournaient mal. C’était aujourd’hui le cas, et Patricio connaissait assez les lieux pour ne pas prendre les menaces de Popper au sérieux : échauffé par la détérioration de leur véhicule, le chef des carabiniers était venu en personne sommer le prêtre de calmer ses ouailles s’ils ne voulaient pas se retrouver avec des patrouilles de l’armée dans les rues.
— Faites votre travail, capitaine, et je ferai le mien, avait rétorqué l’intéressé.
Le prêtre attendait devant l’église en compagnie de Stefano, qui fumait à l’ombre, et de leur ami Cristián. Ils l’avaient sorti de sa torpeur mais l’amitié ne valait pas grand-chose face à la perte d’un enfant.
Señal 3 n’émettait plus depuis trois jours, Cristián se nourrissait à peine, pétrifié de chagrin à l’idée des obsèques. À quarante-deux ans, sa vie était foutue. Lui non plus ne comprenait pas ce qui avait pu arriver : il était parti tôt le dimanche matin pour interviewer un ponte de la pédiatrie dans le centre-ville, persuadé qu’Enrique dormait encore, et avait appris l’horrible nouvelle en rallumant son portable. Enrique jouait sur sa console quand il lui avait dit bonsoir la veille, Cristián croyait qu’il dormait quand il avait quitté la maison, pas que son fils avait fait le mur… La douleur de sa disparition se mêlait à une rage plus sourde. Les carabiniers traitaient les jeunes du quartier comme des délinquants en puissance ; à travers la télé communautaire, Cristián s’efforçait de donner une image positive de La Victoria, de ses habitants, et son fils avait été retrouvé mort dans un terrain vague, comme un vulgaire malfrat victime de règlements de comptes…
Le soleil se réfléchissait sur l’église blanche et les symboles de paix peints sur la façade juraient avec l’attente morose des trois hommes. Fidel, le chien de Patricio, se tenait à leurs côtés, quémandant une caresse dont le rédacteur n’était d’ordinaire pas avare. Bourré d’anxiolytiques, Cristián se demandait seulement si ça valait le coup de continuer à vivre : il était déjà veuf, il lui restait quoi ?
— Roz-Tagle doit avoir le bras long, fit Stefano sur le trottoir. Son père est multimillionnaire, d’après ce que j’ai pu voir.
— Oui. Et si Camila nous le conseille, on peut lui faire confiance, renchérit le père Patricio.
Leurs mots sonnaient faux, Cristián n’était pas dupe mais leur présence, même malhabile, le touchait.
— J’ai préparé du maté, fit sœur María Inés dans son dos. Tu en veux ?
— Hum… Pourquoi pas ?
La sœur prit Cristián par le bras pour l’inviter à se rafraîchir. Stefano et Patricio ne firent pas de commentaires. La détresse de leur ami se suffisait à elle-même. Fidel agita bientôt sa queue de bâtard, puis se mit à trépigner sur le trottoir comme s’il était brûlant. Une voiture bleue décapotée apparut au bout de la rue.
— Les voilà, fit Stefano.
Esteban Roz-Tagle n’avait jamais mis les pieds dans le quartier de La Victoria : il s’attendait à trouver un amoncellement de bicoques et de ruelles en terre battue où les rats étaient si familiers que les habitants les connaissaient par leur prénom, il découvrit une petite banlieue à l’aspect tranquille accolée à l’autoroute du Sud, avec ses toits de tôle ondulée, ses murs en ciment et ses kioscos plus ou moins achalandés. Les maisons étaient modestes et pour la plupart sécurisées par des fils barbelés mais les rues étaient bétonnées, arborées de bougainvilliers en fleur. Un drapeau chilien sale et déchiqueté pendait à la façade d’une cabane, plusieurs d’entre elles étaient faites de bric et de broc, mais c’est surtout les fresques sur les murs décatis qui attirèrent son attention ; on y voyait des carabiniers casqués tirant sur des jeunes armés de cocktails Molotov, des chiens et des femmes qui accouraient à la rescousse, un bâton à la main.
Gabriela lui avait parlé du quartier en chemin, du désœuvrement des jeunes qui se défonçaient à la pasta base, résidus de cocaïne et autres merdes chimiques à la mesure des bourses locales qu’on inhalait à la manière du crack, provoquant des dégénérescences neurologiques irréversibles et les violences qui allaient avec.
— Tu as vécu longtemps dans ce petit coin de paradis ?
— Presque deux ans, répondit Gabriela, quand Cristián m’a accueillie chez lui à mon arrivée à Santiago. Enrique avait huit ans à l’époque.
— Et Stefano, c’est qui au juste ?
— L’ami projectionniste qui me loge aujourd’hui. Il tient un cinéma dans le quartier Brazil. Je l’aide de temps en temps à la billetterie, en plus des films qu’on passe le dimanche à La Victoria… C’est aussi un ancien du MIR. Stefano était avec Allende quand ils ont bombardé la Moneda. Il a réussi à s’exiler en France mais je te déconseille de le chatouiller sur le sujet…
Esteban ralentit à l’approche d’une petite fille à vélo, qui roulait seule sous le soleil. Le ton franc et direct employé par l’étudiante n’était pas pour lui déplaire.
— Je peux te poser une question, Gab ?
— Essaie.
— Pourquoi tu as filmé le cadavre dans le terrain vague ?
Elle repoussa une mèche derrière son oreille, ses yeux noirs brillant au soleil.
— Je veux faire une sorte de documentaire sur l’affaire, dit-elle.
— Pour Señal 3 ?
— Je ne sais pas encore. Ça dépend de pas mal de choses…
Elle ne dit pas quoi, l’esprit ailleurs.
La décapotable ne passait pas inaperçue dans le quartier ; ils croisèrent quelques moues hostiles devant les rares terrasses, des gosses qui poussaient des charrettes de ferraille, et bifurquèrent enfin à l’angle d’Eugenia Matte. L’église du père Patricio se situait face au siège décrépi du Parti communiste, qui faisait aussi office de centre culturel, une église blanche au Jésus coloré peint sur le mur, avec des guitares, des colombes, des bougies, des croix… Gabriela était mapuche : à l’instar de Stefano, tout ce bazar chrétien ne lui disait rien mais le cœur de Patricio avait de la place pour tous les dieux de la terre.
— Tu ne mets pas de chaussures ? fit-elle tandis qu’ils claquaient les portières.
— Si, si.
Il avait plusieurs paires en vrac dans le coffre de l’Aston Martin, identiques.
— C’est quoi, toutes ces godasses ?
— Je t’ai dit, je les perds tout le temps, répondit-il en les laçant, le pied sur le pare-chocs.
Chaussé de cuir, Esteban suivit les ballerines de l’étudiante sur le bitume poussiéreux où attendaient ses amis. Le père Patricio, albatros famélique, tenait ses longues mains croisées sur une chasuble usée, son acolyte portait un costume sombre miraculeusement revenu à la mode, ses courts cheveux blancs en bataille encadraient un visage aux yeux perçants, vieillis, toujours d’attaque.
— Esteban, fit-elle, je te présente Stefano.
— Salut, Pépé, dit-il en serrant sa main.
La tête du projectionniste arracha un sourire à Gabriela.
— Et voici le père Patricio.
Un visage anguleux, des rides au silex et des expressions pleines de vitalité : Patricio salua l’avocat sous le regard noir de l’ancien miriste.
— Merci de votre aide, monsieur Roz-Tagle.
— Votre ambassadrice a l’âme sensible, dit-il comme une vérité première, et les mots qui vont avec. C’est pour moi un devoir.
— À la bonne heure… Venez, dit Patricio avec un geste vers l’église, nous serons mieux au frais pour discuter. Cristián est là aussi, qui vous attend…
Fidel remuait dans tous les sens tandis qu’ils retrouvaient la pénombre. Une odeur d’encens flottait entre les bancs vides, un tissu blanc recouvrait l’autel où fumaient des cierges made in China. Le père d’Enrique était assis à la table de la cuisine attenante, la figure du malheur sous ses lunettes de vue malgré les attentions des sœurs.Donata et María Inés avaient préparé le maté pour le conciliabule et rivalisaient de courtoisie envers l’avocat. La première, petite boule d’énergie aux bas défraîchis, s’activait même quand il n’y avait rien à faire, la seconde, gestes de soie et fine mouche, avait dû être reine d’Autriche dans une autre vie. Elles servirent des petits gâteaux tandis qu’ils se regroupaient sur des chaises rempaillées plus ou moins bancales.
Cristián ne disait rien, les bras croisés sur un tee-shirt de Motörhead. Ce n’est pas un avocat qui allait lui ramener son fils. Esteban devina à ses traits métissés ses origines indiennes, ce qui expliquait peut-être sa ressemblance avec l’écrivain Sepúlveda. Les présentations faites, Patricio dressa un bref topo du quartier, encouragé par les sœurs qui dodelinaient de concert. Le constat n’était guère brillant. L’éducation se résumait à une école publique médiocre et obligatoire jusqu’à quatorze ans, la moitié de la population n’avait pas de travail, l’autre se débrouillait sans espoir d’ascension sociale. Taux d’abstention aux dernières élections gagnées par les socialistes : cinquante-six pour cent.
— La dictature était terrible mais au moins les gens de La Victoria étaient solidaires, résuma Patricio. Au bout du compte, la démocratie a apporté des écrans plats, des téléphones portables et la drogue. Victimes ou trafiquants, c’est souvent la seule porte de sortie pour les jeunes du quartier, déplora-t-il.
— J’ai cru comprendre que ce n’était pas le cas d’Enrique.
— Effectivement, confirma le prêtre. Il allait à l’école, comme tous les garçons de son âge. Et les copains que j’ai interrogés n’ont rien remarqué d’anormal dans son comportement, ajouta-t-il en prenant son père à témoin. À part son chagrin d’amour avec Sonia, une petite copine de sa classe, mais c’était avant l’été, je crois ?
Cristián acquiesça d’un signe morne, le chien couché à ses pieds.
— Ce n’est donc pas pour elle qu’il a quitté la maison pendant la nuit, avança Esteban.
— Non. Sonia était chez ses parents cette nuit-là, répondit Patricio, qui avait mené l’enquête.
— Aucune idée de la personne avec qui Enrique avait rendez-vous ?
Cristián secoua la tête.
— Non…
— Une possibilité qu’on cherche à vous atteindre à travers votre fils ?
— Que voulez-vous dire ? s’étonna le rédacteur.
— Señal 3 a le don de s’attirer des ennemis, si j’ai bien compris. Vous avez pu blesser des susceptibilités… Pas de gros travaux ou bouleversements urbains prévus dans le quartier, d’intérêts que vous auriez pu mettre en cause ?
On se regarda, guère convaincus.
— OK. Et les autres victimes, reprit l’avocat, vous avez des infos ?
— Oui.
Patricio s’était rendu chez les parents de Juan Lincano, un jeune Mapuche trouvé mort un jour avant Enrique. La famille vivait à six entassée dans un baraquement de briques mal cimentées sans chauffage ni eau courante, quatre enfants qui n’étaient plus que trois et un couple qui survivait de commerce informel. Le raccordement à l’électricité, l’humidité, le poêle où l’on cuisinait, la maison familiale laissait l’impression d’un courant d’air empoisonné. Juan avait contracté une pneumonie deux ans plus tôt, mal soignée, et sa cadette avait failli mourir peu après sa naissance. Pour le reste, les parents semblaient eux aussi dépassés par les événements ; ils ne savaient pas si leur fils aîné se droguait, comment il avait pu s’en procurer, ce qu’il faisait la nuit dehors — on avait découvert son corps un matin en bordure du parc, à la sortie de la población… Le curé, increvable, avait arpenté les rues pour convaincre les autres familles de victimes de se fédérer, mais eux non plus n’avaient pas confiance dans les carabiniers. Personne n’avait oublié que les assassins d’André Jarlan avaient couvert la Bible qu’il lisait au moment de sa mort avec une feuille de chou de l’opposition dans l’espoir de maquiller leur bavure, que des jeunes disparaissaient toujours dans les commissariats du pays. Esteban écoutait, réprimant son envie de fumer devant son maté refroidi.
— On a trouvé de la drogue dans les poches des ados ? demanda-t-il.
— Pas à ma connaissance, rétorqua Patricio.
— Une paille, ou une pipe, qui étayerait l’hypothèse d’une série d’overdoses ?
— Non… Non.
Les sœurs étaient d’accord.
— Vous vous êtes renseignés auprès de la police ? poursuivit Esteban.
— Ils ne nous tiennent pas au courant de l’enquête, fit le curé aux fines mains nervurées. Si Gabriela n’avait pas filmé Enrique dans le terrain vague, on n’aurait pas pensé à une affaire de drogue.
— On ne sait pas de quoi sont mortes les autres victimes, corrigea Esteban. L’hypothèse de l’overdose est donc peut-être un cas isolé.
— Quatre décès inexpliqués en moins d’une semaine, il y a quand même de sérieux soupçons, intervint Stefano.
— Les jeunes avaient entre quatorze et seize ans, renchérit sœur María Inés, des proies idéales pour les trafiquants.
— Vous avez vu leurs corps ?
— Non.
— Il y a eu des autopsies ?
— Non. Les médecins qui ont constaté les décès ont conclu à un arrêt cardiaque, répondit Patricio. Faute d’hôpital et de services compétents, la police a rendu les corps aux familles.
La pendule en bois massif posée sur les napperons du vaisselier s’était arrêtée à midi et demi.
— On les trouve où, ces médecins ?
— Ils ne sont pas du quartier, répondit sœur María Inés.
— Ils venaient d’un hôpital du centre, relaya sœur Donata. Je crois…
— Les jeunes d’ici se défoncent à la pasta base, fit Esteban, une drogue bas de gamme qui tue à petit feu. La police a interrogé les dealers ?
— L’enquête suit son cours. C’est ce que m’a dit le chef des carabiniers.
— Vous n’avez pas l’air convaincu, mon père, nota l’avocat.
Patricio haussa ses épaules de héron cendré.
— Disons qu’à La Victoria la police est considérée comme un moindre mal.
Tout le monde à table semblait d’accord sur ce point. Esteban jeta un œil aux pauvres bibelots accrochés aux murs défraîchis, à ces vieilles personnes déprimantes pleines d’espoir.
— Le plus simple serait de leur poser la question nous-mêmes, déclara-t-il. Les dopés courent les rues, n’est-ce pas ?
— Oui, opina sœur Donata avec vigueur. L’après-midi, c’est le seul moment où ils ont l’esprit encore à peu près clair !
Gabriela n’avait pas dit un mot depuis dix minutes. Esteban sentait qu’elle le sondait de loin, renarde dans les fougères.
— Allons voir ces pauvres types, conclut-il, avec une méchante envie de fumer.
Une chanson de Violeta Parra s’échappait à l’angle du kiosco, Gracias a la vida… une autre vie. Les sœurs accompagnant Cristián pour les préparatifs des funérailles, le quatuor chemina dans les rues, suivi par le fidèle bâtard. Ils ne cherchèrent pas longtemps. Un homme en béquilles chancelait au milieu de l’avenue Treinta de Octubre, un éclopé de trente-deux ans qui en paraissait le double, les dents pourries et les membres atrophiés par la dope : Pablo, un drogué notoire à la pasta base d’après le curé, que les passants évitaient comme s’il était porteur d’une maladie contagieuse.
Esteban l’aborda le premier sans s’attarder sur les politesses. Pablo n’en demandait pas tant.
— Enrique, le gamin retrouvé dans le terrain vague dimanche dernier, dit-il bientôt, tu connais ?
Le débris jaugea le cuico, se tourna vers le père Patricio et le petit groupe qui l’entourait.
— C’est qui, çui-là ? baragouina-t-il, l’œil vitreux.
— Un ami, assura le curé.
— T’es flic ?
— Non, riche, répondit Esteban en faisant jaillir un billet de sa poche.
Cinquante mille pesos miroitaient au soleil de la población. Autant de voyages en enfer.
— Tu as croisé Enrique ces derniers temps, je me trompe ?
Pablo saisit l’argent entre ses serres malades. Les gosses qui jouaient dans la rue s’étaient arrêtés pour observer la scène — tout le monde connaissait le curé.
— Alors ? insista Esteban.
Fidel vint renifler l’entrejambe de l’éclopé comme une vieille connaissance.
— Oui, fit Pablo. Oui, je l’ai vu deux ou trois fois, genre la semaine dernière…
Pablo maintenait péniblement l’équilibre sur ses béquilles en bois. Ses muscles avaient fondu, une partie de son cerveau aussi.
— Avec qui ?
Le drogué haussa les épaules, au risque de tomber en avant, une incisive ébréchée comme une tasse au fond d’une malle. Esteban tira une poignée de grosses coupures qui garnissaient ses poches : plus de cent mille pesos au jugé. Pablo voyait double.
— Réponds à mes questions et tu empoches le pactole, l’encouragea-t-il.
Il voulut attraper les billets mais il était mal arrimé au sol, et Esteban n’eut aucun mal à tenir la liasse hors d’atteinte.
— Qui était avec Enrique ? répéta-t-il. Réponds et tu es riche.
— Des jeunes, des jeunes qui ramassent la ferraille, dit Pablo. J’les ai vus ensemble des fois.
Ils se jetèrent un regard en coin : Enrique gagnait de l’argent de poche en désossant les carcasses de voiture.
— Chez le ferrailleur ? demanda Esteban.
— Non. Dans la rue…
— Dis-moi les noms de ces jeunes et je te donne l’argent.
Pablo ne savait pas ce que ce cuico cherchait mais tout était à vendre au Chili.
— El Chuque, bougonna-t-il entre ses dents brunes, c’est le seul que je connais. Il traîne avec sa bande du côté de la décharge.
Esteban baissa la garde, laissant le camé lui arracher les billets de la main. Pablo trouva une poche dans ses guenilles infectes pour y fourrer son trésor et s’éloigna en crabe, comme ragaillardi, tout à ses rêves de dope.
— El Chuque ? releva Esteban.
— Comme la marionnette du film d’horreur, répondit Gabriela. « Chucky » en anglais : une poupée sanglante couverte de cicatrices…
Un projet de construction de logements sociaux avait vu le jour au-delà du parc André Jarlan, quelques hectares vacants coincés entre l’autoroute et les quartiers défavorisés du sud de la capitale. On avait bâti les fondations puis l’ossature des barres d’immeubles, une œuvre gigantesque, avant d’abandonner subitement le chantier. Aujourd’hui, il ne restait plus qu’un monstre de béton, masse froide et triste qui pourrissait au gré des intempéries.
D’ordinaire, personne ne s’aventurait dans cette zone devenue dépotoir où les chiens errants rôdaient, prêts à s’entredéchirer pour des rebuts dans le no man’s land qui constituait le territoire d’El Chuque.
Un rat déguerpit au milieu des détritus, que le chef de bande ne remarqua même pas : il trônait sur un pneu et éprouvait un intense sentiment de puissance. El Chuque était devenu le roi. Le roi d’une décharge sauvage pour le moment, mais le ciel lui promettait la lune : il le sentait dans ses tripes, au-delà de la puanteur qui émanait du tas d’ordures. Les pesos s’accumulaient, cachés là, dans le pneu Pirelli. Non, il n’était pas comme son abruti de père qui, au lieu de dealer la dope qu’on lui refourguait, était devenu accro. Ramón, c’était le nom du paternel, une épitaphe sur un mur du quartier (11/04/1975 — 08/12/2013) et un beau salopard qui, à force de cogner sur sa mère, l’avait rendue végétative, un soir de manque. En bon fils, il avait voulu protéger sa mère mais la brute lui avait ouvert le visage au fil barbelé.
El Chuque, c’était depuis son nom de guerre.
À seize ans, l’adolescent connaissait tous les paumés des quartiers sud, les faibles, les vulnérables et ceux qui le suivraient jusque sous la terre pour en bouffer les racines. Sa bande, une dizaine d’abandonnés du système qu’il tenait à sa pogne — il fallait les voir chier des perles de trouille lors du rite initiatique… El Chuque ne leur avait pas dit que, grâce à ses talents de pickpocket, il avait volé un lot de coke à Daddy. Il avait sa caisse noire, comme les trésoriers des clubs de foot ou des partis politiques, sa double comptabilité. Fini la ferraille, les mains froides et la merde. Il étendrait son business, deviendrait quelqu’un — quelqu’un d’autre…
Tout à son délire mégalomane, El Chuque n’entendit pas les pas sur la terre craquelée.
— Bonjour ! lança une voix dans son dos.
L’adolescent s’extirpa de son pneu-fauteuil, tendu comme un arc. Trop tard pour décamper.
— Je suis le père Patricio, ajouta le vieil homme en approchant, le curé de La Victoria !
Ils s’étaient croisés deux ou trois fois dans les rues de la población mais l’adolescent préférait rester aux abords, dans les zones grises où personne ne viendrait mettre son nez dans ses affaires. Trois adultes accompagnaient le curé, une Indienne bien roulée, un vieux aux cheveux blancs et un cuico en costard qui détonnait franchement dans le paysage de poubelles. Si la fille et les vieillards semblaient inoffensifs, l’homme en noir ne lui disait rien de bon. El Chuque descendit de son perchoir et toisa l’assemblée, méfiant.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Juste te poser quelques questions, dit le père Patricio en signe d’apaisement.
Le chef de bande garda ses distances. Jamais recousues, ses cicatrices laissaient plutôt des boursouflures sur un visage déjà peu amène.
— Tu dois savoir qu’un cadavre a été retrouvé dimanche dans le terrain vague, de l’autre côté du parc André Jarlan : Enrique, un jeune de La Victoria qui se trouve être aussi notre ami…
El Chuque se voyait observé comme un animal de foire. Les étrangers venaient marcher sur ses plates-bandes et rien ne poussait ici.
— Il y a eu un sacré grabuge entre la population et les carabiniers, continua le curé. Enrique est le quatrième jeune du quartier qu’on retrouve mort dans la même semaine et…
— C’est pas mon problème, coupa-t-il. On ramasse les bouts de ferraille, nous, c’est tout.
Patricio posa sa main décharnée sur son épaule.
— On a besoin de renseignements pour défendre les parents des victimes : M. Roz-Tagle est avocat, dit-il en désignant le grand type à ses côtés. On a découvert le corps d’Enrique à moins de deux kilomètres d’ici et des témoins t’ont vu avec lui les jours précédant sa mort.
— Vous voulez dire quoi, là ? se renfrogna El Chuque.
— Tu savais qu’Enrique se droguait ?
— Je vous dis que je sais rien !
— On t’a vu avec Enrique, toi et ta bande de cartoneros, répéta le père Patricio, inutile de nous mentir. Dis-nous plutôt ce que tu sais sur lui.
Une voiture passa au loin, sur le pont qui enjambait l’autoroute.
— Bah, Enrique traînait dans le quartier, s’empourpra l’adolescent. On se croisait de temps en temps, c’est tout. Pas de quoi passer des vacances ensemble.
Esteban écrasa sa cigarette : quelque chose avait changé dans la voix du traîne-savates.
— Enrique se droguait avec qui ? insista Patricio.
— J’vous ai dit qu’on se croisait, pas qu’on se racontait nos vies comme des gonzesses !
Une odeur de pourriture s’échappait du monticule. El Chuque évita de regarder le pneu où il trônait tout à l’heure, de peur de se trahir.
— On s’occupe de ramasser les cartons et la ferraille, asséna-t-il d’un air bourru. Le reste, c’est pas notre business.
— Enrique voulait entrer dans la bande ? demanda Esteban.
— Pourquoi tu demandes ça, Papa ?
— Pour le plaisir de converser avec un beau gosse comme toi, El Chuque. Alors ?
— Alors rien, putain ! Je sais pas ce qui est arrivé à vos gars, enchaîna-t-il en se tournant vers le prêtre, et de toute façon c’est pas mes affaires. Désolé, mon père.
L’adolescent afficha un sourire de singe qui n’arrangea pas sa prestation.
— Dernière sommation, Pinocchio, lâcha Esteban d’une voix menaçante. C’est toi et ta bande qui avez fourni la dope à Enrique et aux autres ?
— Quelle dope ? T’es fou, Papa ! s’esclaffa-t-il. C’est trop dangereux, ces saloperies !
Léger clignement des yeux, paupières baissées soudain captivées par les détritus, El Chuque mentait. Esteban saisit brusquement sa main droite et lui retourna le pouce.
L’autre se contorsionna en couinant.
— Aïe ! Putain ! Aïe !
Surpris par cet accès de violence, le père Patricio voulut intervenir mais un regard de l’avocat l’arrêta net.
— Vide tes poches, El Chuque, ordonna Esteban. Vide-les tout de suite ou je te casse le pouce.
Gabriela resta une seconde interloquée : le gamin glissait littéralement sur ses jambes, l’épaule tordue par la douleur. Esteban allait réellement lui briser le pouce.
— Vide tes poches ! réitéra-t-il en lui faisant payer chaque syllabe.
El Chuque déversa un flot d’insultes puis le contenu de son sweat-shirt au milieu des ordures : six billets de dix mille pesos, une pince coupante, un canif et trois petits sachets plastique remplis de poudre blanche. Esteban n’avait pas lâché le petit crasseux, qui jurait de plus belle.
— Maintenant vide ton sac, Cendrillon, avant que je te transforme en citrouille : depuis quand tu vends cette saloperie ?
El Chuque geignait devant son doigt retourné, au supplice.
— On fait que sniffer ! éructa-t-il.
— C’est quoi, cette came ?
— De la… de la coke… Putain, lâche-moi !
— Ah oui. Et tu la paies avec quel argent, cette cocaïne, don Chuque ?
— Celle du trafic de cuivre ! répondit l’ado.
— Vous lui faites mal, souffla le père Patricio.
— Quel trafic ?
— On va en ville… piquer des câbles…
— Prends-moi encore une fois pour un demeuré…, le menaça Esteban. Tu refourguais de la cocaïne à Enrique, c’est ça ? Aux autres aussi ?
— Non ! hurla-t-il. Lâche-moi, putain !
— Enrique avait les narines poudrées quand on l’a trouvé mort, le même genre de produit que j’ai sous les yeux : c’est toi qui lui as vendu cette merde ?
— Je sais pas de quoi tu parles, putain !
El Chuque pleurait, son pouce touchait presque son poignet : l’avocat allait lui briser l’os quand Gabriela l’arrêta.
— Esteban…
Les regards se tournèrent vers le tas d’ordures, où venait de surgir une bande de gosses en haillons. Sept, dix, quinze, il en affluait par grappes au milieu des effluves.
— Lâche-le ! siffla un petit frisé filiforme, une barre de fer à la main.
Certains étaient armés de bâtons, de manches de pioche, les autres suivaient, de gros cailloux à la main, une armée défaite dont l’aîné n’avait pas douze ans. Impossible d’embarquer El Chuque jusqu’à la voiture sans essuyer une pluie de pierres ; Esteban libéra sa prise.
— Putain d’enculé de ta race de merde ! l’invectiva le chef de bande.
Esteban ramassa les sachets de poudre tandis que l’adolescent prenait le large, son pouce calé sous son aisselle. Gabriela serra le sac en vinyle où tournait sa caméra. Un mot d’El Chuque et ils se feraient lapider.
— Tirons-nous, souffla Stefano.
Cerné par un solide grillage haut de plus de deux mètres, le commissariat de La Victoria était un bâtiment en brique relativement récent qui faisait face à une église pentecôtiste aux murs immaculés ; Stefano filant au cinéma pour la séance de six heures, Esteban avait déposé le père Patricio à la cantine solidaire où on l’attendait avant de se rendre avec Gabriela jusqu’au commissariat du quartier.
La jeune femme ôta le cardigan qui couvrait ses épaules et le laissa sur le siège de la décapotable.
— Tu as si chaud que ça ? dit Esteban en visant son décolleté.
— T’occupe.
Gabriela épaula son sac et lui fit signe de passer devant.
Une guérite en forme de mirador filtrait les entrées du commissariat, une meurtrière en signe de bienvenue. Gilet pare-balles, uniforme beige trop court, le planton de service semblait descendu des Andes où il allongeait des torgnoles aux lamas : les histoires de plainte, de partie civile, il fallait voir avec le chef.
L’un des secteurs les plus misérables de Santiago était échu à Alessandro Popper, promu au grade de capitaine des carabiniers après avoir servi dans les quartiers difficiles de Valparaiso. Moins corrompue que son homologue argentine, la police chilienne obtenait des résultats et c’est ce qu’on lui demandait. Santiago n’était pas la même ville selon que vous étiez riche ou pauvre mais il y avait ici moins de délits que partout ailleurs en Amérique latine. Comment les gens en étaient venus à réclamer toujours plus de sécurité n’était pas le problème d’Alessandro Popper — il laissait ça aux politiciens, aux sociologues, aux universitaires.
Le regard caché par des paupières épaisses, ses tempes grises rasées de près, le capitaine des carabiniers avait quarante-neuf ans, les gestes économes du géant placide, mais il ne fallait pas se fier à son allure de varan sous Lexomil : Popper tenait le quartier d’une main de fer.
Le sergent Ortiz passait les hommes en revue dans la cour du commissariat ; assis à son bureau en open space, le capitaine traçait des lignes à la règle sur son carnet de présence quand le planton lui fit part d’une requête. Popper reconnut l’Indienne croisée l’autre jour sur le terrain vague, pas le cuico en costard qui l’accompagnait. Il fit entrer le couple disparate, non sans évacuer des soupirs augurant des jours difficiles.
Une odeur d’encaustique enveloppait le bureau du chef des carabiniers, qui donnait sur les casiers.
— Esteban Roz-Tagle, se présenta l’avocat. Ma cliente et moi-même venons au sujet d’Enrique Olivera, l’adolescent retrouvé mort dimanche dernier.
Popper se pencha vers la carte du pénaliste, haussa un sourcil. « Spécialiste causes perdues » — qu’est-ce que c’était que ces conneries…
— Oui, fit-il en le dévisageant, et alors ?
— Trois autres jeunes du quartier sont décédés dans des circonstances similaires, c’est-à-dire inexpliquées, tout cela en moins d’une semaine. Vous savez aussi que la population est, disons, légèrement à cran ; d’après les échos que j’ai entendus, c’est même un petit miracle qu’il n’y ait pas eu de blessés dimanche… Vous en pensez quoi, capitaine ?
— Ce n’est pas en caillassant les forces de l’ordre que les choses vont s’arranger, répondit Popper depuis son siège en skaï.
— Ni en faisant des exercices de garde-à-vous, nota Esteban en désignant le sergent Ortiz qui s’escrimait dans la cour. Vous menez une enquête ?
Popper jaugea l’avocat : un mètre quatre-vingts, sans doute moins jeune qu’il ne le paraissait et des airs d’aristocrate arrogant dans son costume de gala. Un beau parleur. Il se dégonflerait vite.
— Effectivement, dit le policier. Ce qui n’est pas de votre ressort.
— Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’autopsie, ni d’Enrique ni des autres ados ?
Le chef des carabiniers repoussa sa règle, son carnet de bord, prit un air pénétré.
— « Arrêt cardiaque », a dit le médecin de l’hôpital.
— Vous connaissez une mort qui ne soit pas un arrêt cardiaque ?
— Et vous, vous ne connaissez pas La Victoria, monsieur… Roz-Tagle, fit-il en décryptant son nom sur la carte de visite. Ces jeunes sont pour la plupart à la dérive, ou connus des services de police comme de petits délinquants. Si les parents les tenaient un peu, on n’en serait pas là.
— Pour le moment nulle part.
— Parlez pour vous : pendant que vous rentrez dans votre belle maison du centre, c’est moi et mes hommes qui continuons de récolter la merde.
— C’est ce que vous pensez d’eux ?
— Je ne pense rien, je fais mon boulot.
Des paperasses s’empilaient sur les étagères. Les murs aussi étaient couverts d’avis de recherche qui commençaient à dater.
— Une personne qui meurt de manière suspecte a droit à une autopsie, reprit Esteban. Surtout s’il s’agit d’une série en cours.
— Vous connaissez le prix d’une autopsie ? renvoya Popper. Les moyens qu’on nous alloue ? S’il fallait faire une autopsie dès que des petits délinquants meurent, la justice croulerait sous les déficits !
Ce cuico commençait à l’échauffer.
— Enrique Olivera avait quatorze ans, dit Esteban, il allait à l’école et n’a pas eu le temps de devenir un délinquant.
— Vous allez m’apprendre mon travail, peut-être…
La tension monta d’un cran dans le bureau de l’officier.
— Enrique avait des traces de poudre sous les narines quand on l’a retrouvé, poursuivit Esteban. Vous devez le savoir puisque vous avez vu sa dépouille.
— Si c’était le cas, le médecin l’aurait signalé dans son rapport.
— Il a plu ce matin-là, avant que l’ambulance n’embarque le corps. Enrique était sur le dos, d’après les témoignages : la pluie a dû effacer les marques de poudre sous son nez.
Popper fit craquer ses phalanges dans ses grosses pognes.
— D’où vous sortez vos élucubrations ?
— D’une source sûre, éluda Esteban sans un geste qui aurait pu trahir Gabriela. Vous n’avez rien remarqué ? Vous étiez pourtant aux premières loges.
— J’étais plus occupé à repousser les badauds, rétorqua le policier. Si ces excités nous laissaient faire notre travail, les choses seraient différentes.
— Vous avez interrogé les dealers ?
— Oui, fit Popper sans plus cacher son irritation.
— Vous avez appris quoi ?
— Pas grand-chose, figurez-vous. Pourquoi, je vais vous le dire, ajouta-t-il en prenant l’Indienne à témoin. Ce quartier est un vrai gruyère, la moitié de la population vit du commerce informel ou des allocations, l’autre moitié trafique à peu près tout ce qui se monnaye. Les marchandises vont et viennent, on s’entretue parfois pour le contrôle de la drogue ou d’un territoire mais quand la police interroge quelqu’un sur une affaire, soyez sûr que personne n’a jamais rien vu ni entendu… Non seulement les gens ne nous aident pas, mais ils caillassent nos véhicules à la première occasion pour la bonne raison que le coupable est souvent une de leurs connaissances, asséna-t-il. C’est l’omerta. Échangez votre beau costume contre un uniforme et patrouillez une heure dans les rues, vous allez voir…
Esteban sortit deux sachets de sa veste, qu’il jeta négligemment sur le bureau.
— On a trouvé ça dans les poches d’un certain El Chuque, dit-il, un chef de bande qui traîne du côté de la décharge, derrière le parc André Jarlan. El Chuque a été vu en compagnie d’Enrique peu avant sa mort : tout laisse à croire qu’il l’a intoxiqué avec cette cochonnerie.
Les narines du flic se gonflèrent devant les sachets de poudre blanche.
— Ce n’est pas de la pasta base comme on en trouve partout mais de la cocaïne, continua Esteban. Une dizaine de grammes à vue de nez, soit une petite fortune pour un paumé comme El Chuque… Vous connaissez l’animal ?
Popper avait les yeux toujours rivés sur les sachets.
— Son nom m’a été cité une fois ou deux, dit-il. C’est un petit délinquant des quartiers sud.
— Les drogués de La Victoria tournent à la pasta base ou d’autres drogues bas de gamme : vous ne trouvez pas étrange qu’ils se promènent avec de la cocaïne dans les poches ?
Le capitaine secoua la tête d’un air condescendant.
— Votre angélisme serait presque émouvant… Vous croyez quoi, que les paumés du coin vous ont attendu pour se défoncer à tout ce qui traîne dans les rues et les environs ? La cocaïne est un produit de consommation courante de nos jours, dans toutes les franges de la société, et tellement coupée qu’on n’y trouve plus que de la poudre à chiotte. Pasta base ou cocaïne, quand un drogué est accro, il ferait n’importe quoi pour avoir sa dose, et croyez-moi, généralement il y arrive !
Un silence flotta dans le bureau en open space. Le sergent Ortiz, qui avait cessé de passer sa troupe en revue, reluquait l’Indienne moulée dans sa robe.
— Les familles des victimes ne sont pas de cet avis, bluffa Esteban. Et c’est elles que je représente à travers ma cliente. Donnez-leur une bonne raison de ne pas se porter partie civile.
— Contre qui, la police ?
— J’adore me faire de nouveaux amis. Alors ?
Gabriela sentait les regards masculins dégouliner dans son dos. Le chef des carabiniers passa la main sur sa nuque rasée, souffla comme une locomotive.
— El Chuque, hein… Bon, on va interroger la bande en question. Mais je doute du résultat : s’il y a un trafic de cocaïne dans le quartier, ce n’est certainement pas des gamins des rues qui le tiennent.
— Vous le saurez si vous remontez la piste.
Popper opinait devant les sachets, l’air du grand fauve hésitant entre le carnage et la sieste.
— On peut compter sur vous, capitaine ?
— Oui, répondit le carabinier, si vous me laissez faire mon travail…
L’avocat adressa un signe de repli à la jeune femme qui l’accompagnait, clôturant l’entrevue.
Le crépuscule irradiait la façade de l’église pentecôtiste ; Gabriela sortit la première du commissariat, plutôt déçue par la prestation de leur défenseur. Après l’avoir asticoté, l’avocat-qui-connaissait-tout-le-monde avait baissé pavillon devant le chef carabinier qui, au final, l’avait retourné comme une crêpe… Esteban alluma une cigarette sur le trottoir, aspira deux longues bouffées, désigna le mur de l’église et les rayons rasants qui jaunissaient le monde alentour.
— Tu as vu comme la lumière est belle ?
— Hum.
Gabriela faisait la tête.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Si tu crois que les pacos vont faire leur travail, tu te fourres le doigt dans l’œil, Roz-Tagle.
Sa façon de dire son patronyme trahissait un dépit affectueux. Il tapota la poche de sa veste noire.
— J’ai gardé le troisième échantillon de poudre, dit-il. En le faisant analyser, on saura peut-être de quoi il retourne.
Gabriela eut une seconde de surprise avant de sourire doucement — le petit malin n’avait pas tout dit à Popper…
— On va faire un saut chez Luis, annonça-t-il.
Elle le suivit jusqu’à l’Aston Martin, qui réchauffait ses vieux chromes au soleil crépusculaire.
— C’est qui, Luis ?
— Le flic qui me fournit en dope.
Il était sept heures du soir et Vera était nerveuse avant la garden-party donnée en l’honneur du juge Fuentes. Elle était fière pour son père, bien sûr, mais sa vie avait changé depuis sa liaison. En quinze ans de mariage, ce n’était que la deuxième fois qu’elle trompait Edwards. Vera n’éprouvait ni remords ni allégresse particulière — elle aimait son mari, même s’il ne la touchait pas souvent. Elle se disait qu’elle n’aurait pas dû le laisser s’éloigner, déserter son corps, c’est tout de même mauvais signe quand un homme ne fait plus l’amour à sa femme… Avait-il une liaison, lui aussi ? Était-ce toujours ce vieux traumatisme qui gangrenait leur amour ? Ils avaient vu un sexologue quatre ans plus tôt, alors qu’ils n’arrivaient pas à avoir d’enfants. Les tests ne révélaient pas d’incompatibilité génétique, la cause devait être plutôt psychologique, mais Edwards avait laissé tomber après quelques séances pourtant constructives, prétextant une masse de travail toujours plus importante. Une façon de se défiler toute masculine. Elle aurait dû insister. Edwards la léchait volontiers, c’était même une chose qu’il faisait très bien, mais il débandait au moment de la pénétrer. Comment faire des enfants dans ces conditions ? Et comment assouvir ses besoins de sexe, sinon en prenant un amant ?
Accaparée par son reflet dans le miroir en pied, Vera n’entendit pas son mari venir dans son dos. Edwards s’arrêta à la porte de leur chambre, un verre de whisky à la main qui avait débordé sur la moquette, et resta un instant immobile à contempler sa femme. Un instant volé, simple, qui ce soir l’émut au plus profond de lui-même. Une petite culotte noire moulait les fesses de Vera ; rassurée par la tenue de son ventre, elle enfila son soutien-gorge sans quitter la glace où elle se mirait. Edwards ne se souvenait pas que sa femme avait de si jolis seins… Il ne se souvenait surtout pas de lui avoir déjà vu ce modèle, noir à dentelle. Un cadeau de Monsieur-je-baise-ta-femme-debout ?
Une lumière vive éclairait la chambre à coucher de l’étage. Vera remarqua enfin sa présence dans son dos.
— Tu en fais une tête…
Edwards sortit de ses pensées, coque de noix dans la tourmente, tandis qu’elle enfilait sa robe de soirée. Il lui avait menti une fois, au sujet d’une corvée qu’il n’avait pas faite : Vera l’avait tout de suite vu… Elle se tourna vers lui, réalisa qu’il était toujours en tenue de ville et le tança comme s’il avait oublié les cadeaux sous le sapin.
— Quoi, tu n’es pas encore prêt ? Tu as vu l’heure ?!… Et c’est quoi cette nouvelle manie de boire tout le temps ?
Il se pencha vers son verre, aux trois quarts plein.
— Rien…
Sa robe noire soulignait ses hanches, ses cuisses, sa croupe arrondie qu’un autre montait. Une pensée-panique prit forme dans son esprit alcoolisé : et si son amant était présent ce soir à la garden-party ? S’il faisait partie du sérail ? Non pas simplement un amant de passage palliant ses déficiences mais un concurrent direct, quelqu’un qui pourrait lui arracher Vera, comme un bouquet prévu pour une autre ?!
— Pourquoi tu me regardes comme ça ? s’inquiéta-t-elle.
— Hein ?
— On dirait que tu as avalé un serpent…
— Excuse-moi, dit-il, j’ai la tête ailleurs.
Son sourire était du plâtre, Edwards le sentait craqueler sous son masque. Il avait chaud. Trop.
— Écoute, chéri, on ne peut pas se permettre d’être en retard, la cérémonie a lieu dans une heure, qu’est-ce que tu fais à boire ? (Elle choisit les bijoux adéquats dans l’écrin de la commode, releva ses yeux noisette.) Tu comptes arriver ivre mort, c’est ça ?
Une paire de boucles d’oreilles brillait le long de son cou, qu’il ne lui avait jamais vue non plus… Edwards débloquait. Il devenait paranoïaque. Maboul. Les assassins dont il avait retrouvé les photos dans les archives le terrorisaient, comme l’idée de foutre leur vie en l’air pour une histoire vieille de quarante ans. Les larmes lui montèrent aux yeux.
Vera fronça les sourcils, quart de lune renversé.
— Qu’est-ce qu’il y a, Edwards ? s’adoucit-elle devant son visage décomposé.
Il eut une bouffée de chaleur. L’effet du whisky. Ou alors au fond avait-il renoncé à la vérité, comme les autres.
— Hein ? insista-t-elle. Qu’est-ce qui t’arrive ?
Edwards chancela dans l’embrasure de la porte et baissa ses yeux injectés de sang.
— Rien, dit-il. Rien…
Il y avait tant d’églises à Santiago qu’on la nommait la « Rome des Indes ». L’avortement était toujours illégal au Chili, même en cas de viol, d’inceste ou de maladie du fœtus, envoyant des dizaines de milliers de femmes à la clandestinité et parfois à la mort. À Valparaiso, un monument aux morts fustigeait les « assassins d’enfants » qui avaient pratiqué l’IVG, l’ancien président Piñera appartenait au très droitier Opus Dei et l’Église avait son mot à dire sur les débats de société touchant la famille : flic et gay, Luis Villa ne s’était pas risqué à jouer son coming out contre une fin de carrière précipitée.
Luis avait trente ans et partageait ce secret avec Esteban suite à une affaire commune, lorsqu’une vague d’incendies avait ravagé le vieux quartier de Yungay et ses immeubles délabrés qui abritaient une forte communauté immigrée. Après une dizaine de morts et autant de bâtiments dévorés par les flammes, l’avocat s’était porté partie civile pour le compte des rescapés. Il avait alors côtoyé le jeune inspecteur détaché sur l’affaire, Luis Villa, dont l’honnêteté s’avéra un obstacle aux marchands de sommeil. Une société immobilière pilotait en effet l’opération, « Santa María », où l’on retrouvait dans le conseil d’administration tant des élus de gauche que des nostalgiques du vieux Général. L’affaire avait été finalement enterrée, le quartier de Yungay reconstruit avec une forte plus-value et Luis Villa muté à l’aéroport international de Santiago, où il travaillait depuis comme agent de la brigade antinarcotique.
Dans son aspect physique, ses manières, ses intonations, le jeu de sa bouche ou de ses mains, son homosexualité était impossible à détecter, ce qui ne l’empêchait pas de fréquenter assidûment les sites de rencontres gays. Au travail, hormis les quelques grammes d’éphédrine qu’il détournait pour Esteban, Luis Villa était un policier exemplaire. Il avait travaillé auprès des enfants battus, drogués, exploités, prostitués de gré ou de force, gardant une gentillesse et un humour salvateur comme une carapace face à tout ce malheur qui l’affectait au premier chef — Luis aussi vivait en opprimé sa sexualité « déviante »…
L’Aston Martin se frayait un chemin dans les avenues embouteillées du centre, où quelques palmiers poussiéreux défiaient les buildings. Ils bifurquèrent devant l’église San Francisco et son grand clocher jaune, dont la magnificence passait inaperçue ; la robe de Gabriela était assortie au bleu de la décapotable et ses cheveux ondulaient dans la brise, parfum d’inconnu. Esteban se sentait tout à coup heureux, sans autre raison que la présence de cette femme près de lui, ce qui ne lui arrivait jamais…
— Ton copain Luis, dit-elle depuis le siège au cuir craquelé, tu es sûr qu’il n’en parlera pas à Popper ? Ils sont quand même flics tous les deux…
— Pas le genre de Luis, répondit Esteban.
Gabriela ne saisit pas l’ambiguïté de sa réponse. La rue pavée de la Calle Londres était tranquille après la furia d’O’Higgins, avec ses arbres et ses vieilles maisons aux façades blanches. C’était ici, au cœur du centre historique de Santiago, que des centaines d’hommes et de femmes avaient été torturés, au numéro 38, siège du Parti socialiste lors du coup d’État. Luis Villa habitait vingt mètres plus bas, à l’angle de la placette. L’ancienne maison coloniale, divisée en appartements, bordait une ruelle à sens unique et peu passante ; ils s’annoncèrent à l’interphone et grimpèrent au deuxième.
Moins empâté que la plupart de ses compatriotes, Luis avait une barbe de trois jours soigneusement entretenue et une carrure impressionnante sous son polo bleu marine ; il laissa Gabriela entrer la première.
— Depuis quand tu traînes avec des jolies filles ? lança-t-il à son copain avocat.
— Gabriela est seule, il me semble, releva Esteban.
Luis referma la porte dans leur dos, se tourna vers la jeune femme. Il y a des gens qui nous repoussent au premier regard, d’autres qui nous semblent étrangement familiers.
— Vous connaissez Esteban depuis longtemps ? demanda le policier.
— À peine, répondit Gabriela.
— J’espère que vous aimez le pisco sour.
Prévenu de leur visite, Luis avait préparé trois cocktails, qui grelottaient dans le shaker — pisco, citron, sucre, blanc d’œuf, glace, angostura. Gabriela découvrit l’appartement du policier, un trois pièces aux meubles anciens plutôt cosy. Des visages de geishas pâlissaient sur des estampes japonaises accrochées aux murs mais c’est une photo qui retint son attention, celle de deux éphèbes regardant l’objectif comme s’ils venaient d’être découverts, nus, sur un lit de feuilles… Luis lui tendit son verre.
— Ton visage ne m’est pas inconnu, dit-il d’un ton amical. On ne s’est pas déjà croisés ?
— Peut-être lors d’une manif étudiante ? s’enhardit Gabriela, encouragée par son sourire. Je suis Camila Araya avec ma caméra, au cas où les pacos se défouleraient sur elle.
— Tu es journaliste ?
— Disons aspirante vidéaste. J’étudie le cinéma.
— J’adore, dit-il, même si je n’ai pas beaucoup de temps et qu’ils passent toujours les mêmes blockbusters.
— Tu aimes quoi, Wong Kar-wai ?
— In the Mood for Love, trop beau… Et toi ?
— Le porno. J’ai pas de titre en tête.
Ils trinquèrent avec un petit rire complice.
— Si on en venait à nos affaires, suggéra Esteban.
Il plongea la main dans sa poche, agita le sachet sous le nez de son ami.
— Cocaïne ?
— Probablement responsable d’une série d’overdoses à La Victoria, confirma l’avocat. Tu as eu des échos ?
— La Victoria ? Non… Mais c’est pas les saloperies qui manquent sur le marché de la défonce… (Luis ouvrit le sachet, évalua la texture de la poudre.) Tu as trouvé ça où ?
— Dans les poches d’un petit dealer de rue.
— Qualité exceptionnelle, estima-t-il.
— Suffisant pour causer une série d’overdoses ?
— Hum… Possible.
Trouble de l’humeur, monomanie, délire de supériorité, paranoïa, risques liés à l’inhibition, déséquilibre violent et durable des neurotransmetteurs, hyperthermie, hypertension artérielle, accélération des fréquences respiratoire et cardiaque, risque d’infarctus, AVC, rupture d’anévrisme : un simple sniff de cocaïne pouvait être fatal à des sujets fragiles ou cumulant d’autres produits — alcool, médicaments, opiacés… Esteban se souvenait que Juan Lincano, une des victimes, avait eu une pneumonie mal soignée, mais les autres jeunes ?
— Même transformée sur place en cristaux, la cocaïne reste chère pour les habitants des poblaciones, fit Luis. Et je vois mal des dealers de rue jouer les chimistes pour en faire de la pasta base.
— C’est ce que j’ai dit aux carabiniers de La Victoria mais ils préféraient s’échanger leurs uniformes pour voir à qui ça allait le mieux. Une analyse de cette poudre, c’est possible ?
— Hum, ça devrait pouvoir se faire… Officieusement, je veux dire, précisa Luis. Car j’imagine qu’aucun juge ne te suit sur cette affaire.
— Pas un.
— Étonnant.
— Tu peux avoir les résultats quand ?
— Demain, si je dépose l’échantillon avant la fermeture du labo. Heureusement, j’ai un pote qui fait des heures sup’… Je vais descendre avec vous. De toute façon j’ai rendez-vous…
Esteban ne demanda pas avec qui. Ils finirent leurs verres en échangeant des amabilités et se séparèrent sur le trottoir de la maison coloniale.
— Il est sympa, ton copain gay, dit Gabriela tandis que Luis s’éloignait d’un bon pas.
— Tu as remarqué ça, toi…
— Pourquoi tu me l’as caché ?
Esteban prit un air solennel.
— « Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres qu’enfin nous nous déguisons à nous-mêmes », cita-t-il de mémoire.
— … ?
— La Rochefoucauld, dit Esteban, un penseur français mort depuis des lustres.
— On vous apprend ça en droit ? fit-elle avec une pointe de mauvais esprit.
— J’ai abandonné la carrière littéraire pour faire plaisir à Papa, dit-il. C’est stupide, je sais, mais peut-être qu’on ne se serait jamais rencontrés. Que je serais enfermé dans une tour d’ivoire à écrire des livres que personne ne lit.
Esteban alluma deux cigarettes, jeta celle qu’elle refusa dans le caniveau, tira sur l’autre comme si c’était la dernière. Le soleil tombait sur les pavés de la Calle Londres.
— Bon, souffla-t-elle en dissipant la fumée, qu’est-ce qui se passe maintenant ?
La décapotable, modèle 1965, prenait le frais sous un tilleul.
— Il y a une garden-party chez mes parents, annonça-t-il, on va y aller.
Gabriela dressa son menton de chat.
— Tu ne crois pas que c’est un peu tôt pour me présenter à tes parents ?
Esteban sourit au petit animal — il était temps de secouer la fourmilière…
Les Roz-Tagle faisaient partie des quelques grandes familles chiliennes qui se partageaient les richesses du pays. Le charismatique Adriano courait de jet privé en réunions décisionnaires, occupé durant la dictature à bâtir le futur empire médiatique qui véhiculerait la culture du divertissement au retour de la démocratie. Habile, Adriano avait ramassé la mise avant le référendum qui devait pousser le vieux Général vers un poste de sénateur à vie, s’offrant le luxe de se positionner pour le Non « à titre personnel », sans rien changer aux éditoriaux des journaux acquis à moindres frais. Vingt-cinq ans plus tard, l’empire Roz-Tagle incluait la moitié des médias et de l’édition, une des trois chaînes de pharmacie que comptait le pays, une banque, un institut de sondages, des studios de cinéma et un patrimoine immobilier devenu holding familiale.
Adriano s’était marié tôt à Anabela Ríos, blonde et jeune starlette de la télévision dont la mère américaine aurait connu la grande Kim Novak. Après quelques apparitions dans des spots publicitaires et autres guimauves tolérées par la censure, Anabela avait commencé sa véritable carrière d’actrice à trente-cinq ans dans des rôles de mère de famille compréhensive et excentrique. Anabela Ríos était surtout l’inoubliable héroïne de Destinées, une saga historique qui avait longtemps crevé l’audimat. Le couple qu’elle formait alors avec Adriano était glamour, trustant couvertures de magazines et plateaux télé qui appartenaient pour la plupart à son mari.
Adriano avait partagé les bancs de l’école avec Sebastián Piñera et surtout Víctor Fuentes, dont on célébrait aujourd’hui la nomination à la Cour suprême. Adriano avait organisé une très select garden-party dans sa propriété de La Reina en l’honneur de son ami magistrat, invitant ceux qui comptaient ici-bas sans froisser les alliances et les susceptibilités électives. L’esprit à la fête et au succès, sans nouvelles de son fils aîné depuis des mois, Adriano Roz-Tagle ne pouvait pas prévoir ce qui arriverait…
Esteban débarqua ce soir-là au bras d’une inconnue — l’inverse eût été surprenant —, dans une décapotable bleue qu’il prit soin de garer en vrac sur la pelouse.
La sauterie avait lieu de l’autre côté de la maison, dans le parc. Esteban ouvrit la portière à Gabriela, plus impressionnée par la taille des plantes alentour que par le manoir au portail blindé et sa cour de gravier cernée d’araucarias. Alerté par l’appel à la grille, l’homme qui dirigeait l’intendance apparut aussitôt sur le perron, moustache taillée et costume au cordeau.
— Ah, ce bon vieux Nestor ! lança Esteban à l’employé de maison.
Long fagot au visage ovale, l’homme descendit les marches sans un signe de déférence.
— Je ne m’appelle toujours pas Nestor, dit-il sèchement.
— Mais vous êtes toujours domestique, Nestor ?
Le majordome n’accorda pas même un regard à l’Indienne.
— Un jour je te mettrai une belle branlée, Esteban, dit-il entre ses dents. Une dont tu te souviendras.
— C’est un problème général dans notre beau pays, Nestor : l’amnésie. En attendant de retrouver vos esprits, auriez-vous l’obligeance de me conduire jusqu’à ma mère ?
— Boudoir, lâcha-t-il, le regard noir. Je ne t’accompagne pas, tu connais le chemin.
— Merci, Nestor.
— C’est ça, ouais… Je t’ai à l’œil.
L’homme au visage cireux filait déjà vers le jardin, où le brouhaha des convives perçait les feuillus. Gabriela resta incrédule mais Esteban semblait trouver tout cela normal.
— On se connaît depuis longtemps, dit-il en guise d’explication. Viens, je vais te présenter à ma mère…
Gabriela voulut protester — ils étaient venus demander l’aide de son très influent paternel — mais il l’entraîna vers le rez-de-chaussée, volubile. Un couloir sombre de marbre nervuré prolongeait le hall, au fond duquel guettait une petite femme en tablier assise sur une chaise. Elle vit ses pieds nus, n’osa rien dire.
— Ma mère est là ? s’enquit Esteban en désignant la porte du boudoir.
— Madame… Madame ne peut recevoir personne, répondit-elle dans un castillan hésitant.
La bonne était nouvelle dans la maison. Une Bolivienne, d’après les traits.
— Elle pleure, c’est ça ? fit Esteban.
— Oui, murmura la petite femme.
— Ma mère est une star, confia-t-il à Gabriela, elle pleure tout le temps.
Les cils de la Mapuche papillotaient.
— Estebaaaan ! geignit une voix de femme derrière la porte de bois verni. Esteban, c’est toi, mon chéri ?!
L’employée eut un rictus désemparé.
— Ne vous inquiétez pas, la rassura-t-il en tapotant son épaule, je sais y faire avec ma mère… Oui, Mère, c’est moi !
— Aaah…
— On peut entrer ? cria-t-il à la porte. J’ai quelqu’un à te présenter !
La bonne compatit, les mains croisées sur son tablier.
— Entre… Entre !
Allongée sur les coussins d’un sofa rose fuchsia, Anabela Roz-Tagle cuvait ses larmes derrière d’épaisses lunettes noires. La vieillesse lui fichait des migraines carabinées, sans parler du champagne. L’actrice avait eu soixante ans deux semaines plus tôt et ne s’en remettait pas. Le temps marchait à reculons. Elle qui avait passé sa vie à rêver de rôles improbables ne rêvait plus : à son âge, qui la ferait encore tourner ? Anabela portait une robe de soirée blanche pailletée d’or, une paire d’escarpins français échoués au pied du sofa et des bijoux scintillants malgré la lumière tamisée ; elle vit son fils aîné entrer dans le boudoir où elle s’était réfugiée, tendit la main depuis le sofa comme si elle allait tomber, prise de vertige.
— Comment vas-tu, Mère ?
— J’ai soixante ans, Esteban, dit-elle en pâlissant à son approche. Soixante ans, c’est affreux…
Il s’agenouilla et prit la main de la mourante.
— Mère, dit-il pour la consoler, tu en as soixante-deux. C’est dans ton passeport.
— Il ment ! fit Anabela en prenant la bibliothèque à partie.
Esteban se pencha sur les fourrures pour embrasser la star, qui sembla défaillir.
— À soixante ans, qui voudra de moi ? répéta-t-elle en agrippant la main de son fils. Fini les premiers rôles, les seconds aussi : je ne ferai plus que des apparitions comme vieille peau vicelarde sans libido dans des films imbéciles. De la figuration peut-être même, renchérit-elle, comme potiche croulante et fissurée !
— Tu exagères, Mère, tempéra l’avocat.
— Non. Non, la vieillesse est un naufrage, Esteban. Et tu sais que je n’ai jamais su nager, ajouta-t-elle avec emphase.
Gabriela se demandait si la star voyait quelque chose derrière ses lunettes noires, tant sa présence semblait transparente.
— Je ne sais plus quoi faire, conclut la malheureuse sans lâcher la main de son fils.
— Tu as essayé la boisson ?
— Pour finir comme toi ! Ha !
Une coupe de champagne vide gisait sur le tapis persan. Esteban se dépêtra de l’étreinte maternelle avant de se tourner vers la femme qui l’accompagnait.
— Mère, je te présente Gab, ma nouvelle cliente.
Anabela soupira devant les ballerines en plastique de la pauvrette — une pâle imitation lézard qui ne trompait personne.
— Ne le prenez pas mal, mademoiselle, mais Esteban n’est pas du tout un garçon pour vous.
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, répondit l’intéressée.
— Gab est la grâce absolue, Mère, remarqua Esteban, la poésie en mouvement, le, le… Enfin, toi qui as fait du cinéma !
Anabela plissa les paupières derrière ses lunettes en forme de téléviseur.
— Vous avez quel âge, mademoiselle ?
— Vingt-six ans, répondit Gabriela sans se démonter.
— Esteban quarante : ça fait quatorze ans de différence entre vous. (L’actrice remua sa chevelure laquée.) Quatorze n’est pas un bon chiffre, non…
— Treize c’est mieux ? tenta Gabriela.
— Oui… Oui, acquiesça Anabela, treize c’est mieux.
Complètement cinglée.
— Bon, nous sommes venus parler d’une affaire importante, pas de numérologie, abrégea Esteban. Papa est là ?
— Au jardin, j’imagine, avec les autres, répondit sa mère avec un geste vague. Tu sais quand même qu’on fête la nomination de Víctor à la Cour suprême ?
— Bien sûr. Tu veux que je te porte jusque là-bas ?
— Non… Non, je ne suis pas d’humeur à la fête, ni aux célébrations. Dis à ton père que je ferai peut-être une brève apparition plus tard dans la soirée. Si je trouve quelque chose à me mettre.
Sa robe blanche brillait de mille feux sous la lampe Art déco. Lasse, Anabela alluma une cigarette d’une main tremblante prompte à l’effusion et détourna la tête. Esteban fit un signe de repli à l’intention de Gabriela.
— À plus tard, Mère…
La bonne scrutait les fils marbrés qui dérivaient sur le sol lorsqu’ils sortirent du boudoir où la star cuvait son désespoir. Gabriela songea à son enfance comme à un extra-monde.
— Ils sont tous comme ça dans ta famille ? demanda-t-elle tandis qu’ils longeaient le couloir du rez-de-chaussée.
— Non, malheureusement…
Ils arrivaient au salon d’été et sa piscine illuminée qui donnait sur le parc. Esteban glissa son bras sous celui de l’étudiante.
— Accroche-toi.
Il l’entraîna sur les marches de la terrasse, attrapa deux coupes de champagne au passage d’un serveur en blanc et se mêla à la foule. Une centaine de personnes conversaient autour de grandes tables dressées sur la pelouse : amuse-gueules, sushi, verrines colorées, c’était une réception chic et élégante agrémentée de jeux pour les enfants et d’un barbecue géant où s’activaient les cuisiniers. Juges, procureurs, avocats, le gratin de la justice chilienne festoyait pour célébrer la nomination de Víctor Fuentes au plus haut poste de la magistrature dans ce décor enchanteur mis à disposition par son ami Adriano.
— Tu es sûr que c’est le moment de parler à ton père de nos histoires ? fit Gabriela.
— C’est maintenant ou jamais.
Esteban cherchait parmi les têtes grisonnantes quand son frère Martín l’aborda, son mètre quatre-vingt-six engoncé dans un costume Armani gris souris. Ancien arrière central de Colo-Colo, le club de foot le plus populaire du pays, Martín Roz-Tagle s’était reconverti comme agent sportif et faisait du lobbying pour la FIFA.
— Je peux te dire que personne ne t’attend, lança-t-il à Esteban en guise de bienvenue.
— Content de te voir, frérot.
Sa carrure bousculait la lune dans le ciel étoilé.
— Tu n’as pas d’argent pour t’acheter des chaussures ? railla-t-il d’un air vindicatif. Qu’est-ce que tu fais là ?
— Il faut que je parle à Papa.
— Ah oui ? renvoya l’athlète. Figure-toi qu’il n’a pas trop apprécié ton silence pour les soixante ans de Maman, ni ton petit numéro au baptême de Victoria. Si tu es venu pour faire un esclandre, c’est moi qui te vire à coups de pied au cul, pigé ?
Esteban souriait de ses belles dents. L’ancien sportif se tourna vers la fille pendue au bras de son frère.
— Tu l’as trouvée où, celle-là ?
— Dans le lit de ta femme, répondit l’avocat. À propos, comment vont tes petits copains mafieux de la FIFA ? Toujours combines, pots-de-vin et putes pour vieux messieurs ?
— Cause toujours, au moins je ne vole pas mon meilleur ami, moi, dit-il en songeant à Edwards.
— Tu te trompes, Martín, notre famille a déjà tout volé.
Esteban cala sa coupe vide dans la main du culturiste et entraîna Gabriela vers le buffet sans s’appesantir sur les commentaires désobligeants du benjamin.
— Quel accueil, dit-elle.
— Attends, je vais te présenter les autres.
— Je ne suis pas sûre d’avoir envie.
— Si, si, il faut que tu voies ça.
La foule s’agglutinait autour des monceaux de victuailles. L’avocat saisit deux nouvelles coupes de champagne et désigna un groupe d’invités en tenue de soirée.
— Alors le petit jockey, là, casaque bleue près du buffet, c’est Roberto, mon beau-frère, dit-il, un éleveur de saumons industriels qui a ruiné les pêcheurs de la côte sud. Je l’ai attaqué en justice il y a deux ans. La grosse jument à sa gauche, la rousse aux cheveux hystériques, c’est ma sœur, Sylvia, la rebelle de la famille. Elle a voté deux fois socialiste aux élections, mange bio et regrette la disparition des Patagons en vivant sur les dividendes des fonds spéculatifs de son mari qui entretiennent son train de vie de donneuse de leçons. Ils ont trois garçons, que ma sœur gave en soutenant qu’une alimentation équilibrée consiste à manger un peu de tout à chaque repas.
De fait, trois petits cochons tournaient autour de leur mère comme des Apaches au poteau de torture.
— Allez, je vais quand même dire bonjour à mes neveux, relança leur oncle comme s’il leur faisait une faveur.
Sylvia aperçut son frère, stoppa net ses rappels au calme et tança l’intrus.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Bonsoir, Sylvia… (Esteban se tourna vers ses turbulents et grassouillets neveux.) Dis-moi, ils comptent faire quoi dans la vie, tes enfants, du mannequinat ?
— Pauvre con.
Sylvia réunit son trio boudiné, l’œil mauvais sous sa choucroute au henné. Esteban fit mine de s’accroupir à hauteur de ses neveux.
— Alors mes gros pères, on ne dit pas bonjour à tonton ?
— Ne nous adresse plus la parole, siffla leur mère, tu m’entends ? Allez, venez, les enfants !
— Vous êtes toujours comme ça entre vous ? demanda Gabriela tandis que Sylvia éloignait sa progéniture.
— Bah, je lui ai offert Le Kâma Sûtra pour les nuls à Noël, je crois qu’elle m’en veut toujours.
— Tu es sérieux ?
— À ton avis ?
Elle n’eut pas le temps d’épiloguer. À l’écart du buffet, Edwards était aux prises avec les bambous en pots qui masquaient le bar, brassant les plantes vertes comme à une finale olympique. Sa femme avait toutes les peines du monde à le maintenir à flot, le whisky qu’il tenait à la main versait sur son costard.
— Oh ! fit Edwards comme pour arrêter un chariot. Oooh !
L’associé d’Esteban recouvra l’équilibre, l’œil torve, laissant Vera en proie aux bambous. Gabriela l’avait croisé au cabinet le matin même.
— Ça n’a pas l’air d’aller fort, nota-t-elle.
Le fiscaliste se tenait incliné telle une tour de Pise dans la verdure.
— Il ne boit jamais, l’excusa Esteban.
— En attendant, il est ivre mort.
— Esteban, je t’en prie, fais quelque chose ! s’exclama Vera, exaspérée.
Edwards se débarrassait des plantes vertes, plutôt mal, tandis que sa femme tentait désespérément de l’arrimer à elle.
— Voilà, voilà…
Esteban prit le verre des mains d’Edwards, l’envoya valser sur la pelouse et recueillit ses bras épars.
— Par ici la sortie ! dit-il en extirpant son ami des bambous.
Les yeux d’Edwards roulaient sous la lune.
— Eh bien mon vieux, tu en tiens une sévère, glissa-t-il à son oreille.
— Esteban…
— Tu me reconnais, c’est déjà ça.
L’immobilité semblait lui être pénible.
— Ça va aller ?
— Oui, oui, râla Edwards.
Ils tentèrent un pas vers les deux femmes.
— Je te représente Gab, la fille que tu as envoyée sur les roses ce matin.
Edwards secoua la tête comme un cheval fourbu.
— Laisse tomber, conseilla l’étudiante.
— Se mettre dans cet état un jour pareil, grogna Vera à ses côtés. Merde, Esteban, je ne sais plus quoi en faire ! Voilà trois jours qu’il boit comme un trou, souffla-t-elle en tâchant de garder une attitude normale. Je t’en prie, pas de scandale, pas ce soir.
La consécration de son père la rendait nerveuse, comme les regards convergents des invités. Esteban se tourna vers le manoir.
— On ferait mieux de l’allonger sur un canapé, le temps qu’il se remette à l’endroit.
Edwards remua vaguement.
— Baah, ça va…
— Tu n’as pas vu ta tête, siffla Vera, remontée. Me faire ça aujourd’hui, tu fais chier. Bon, on va rentrer, dit-elle à l’intention d’Esteban, ça vaut mieux… Allez, passe-le-moi.
Edwards penchait comme une grue malade. Esteban transféra son ami contre l’épaule de sa femme.
— Tu vas pouvoir t’en occuper toute seule ou j’appelle les pompiers ?
— Laisse, je vais le ramener à la maison.
Edwards fit un geste ample qui faillit le faire chavirer, souffla de dépit avec l’inertie d’un vraquier, quand son regard se figea. Esteban suivit le point que fixait son ami, pâle comme un linge : Adriano et Víctor se tenaient à quelques encablures, près du kiosque à musique, discutant avec trois hommes de leur âge, un verre de champagne à la main. L’expression de son visage avait changé, comme si Edwards ne s’attendait pas à les trouver là.
— Putain, Esteban, j’en ai marre, maugréa Vera en serrant sa prise autour de son époux.
— Tu ne veux pas que je t’aide à le porter jusqu’à la voiture ? insista l’avocat.
— Ça va aller, je te dis… Merci.
Vera salua Gabriela sans vraiment la voir et entraîna son mari vers une allée discrète. Hormis un serveur qu’Esteban avait repoussé d’un regard, tout le monde était retourné à ses occupations.
— Désolé, dit-il à Gabriela, Edwards n’est pas comme ça normalement.
— Je le trouve plus sympathique que la première fois, ironisa-t-elle.
L’avocat ne releva pas. S’il voulait se mettre Vera à dos, Edwards se montrait magistral. Lui faisait-il payer son infidélité ? Tout ça ne lui ressemblait pas… Esteban repéra ses cibles, qui revenaient du kiosque à musique.
Adriano plaisantait sur l’insigne honorifique qu’affichait désormais le juge Fuentes au revers de sa veste quand l’arrivée de son fils suspendit la conversation. Trois hommes les accompagnaient, Monroe, l’attaché culturel à l’ambassade des États-Unis, un grand type rouquin probablement américain lui aussi et un septuagénaire en chemise écrue et costume bleu nuit. Adriano Roz-Tagle fit un pas vers son aîné comme pour l’empêcher d’avancer.
— On peut dire que personne ne t’attendait.
— Un air bien connu, commenta Esteban pour évacuer le sujet. Félicitations, Víctor, lança-t-il au nouveau juge à la Cour suprême. Je n’étais pas à la remise de médaille mais je suis sûr que vous vous êtes débrouillé comme un chef.
Le juge Fuentes opina sans un mot. Adriano, marbre froid, adressa à peine un regard à ce qu’il croyait être la nouvelle conquête de son fils, une Indienne qui n’avait rien à faire là.
— Permettez-moi de vous présenter Gabriela Wenchwn, ma nouvelle cliente. Papa, enchaîna-t-il sur le ton de la confidence, je peux m’entretenir avec toi en privé ?
— Qu’est-ce que tu veux encore ?
— J’ai un scoop pour El Mercurio. Ou n’importe lequel de tes journaux.
Adriano avait de la prestance mais l’impatience des colériques.
— Écoute, ce n’est ni le lieu ni le moment : tu vois bien que nous parlons entre adultes.
Nulle ironie dans sa voix.
— Il s’agit d’une série de morts inexpliquées qui touche les jeunes de La Victoria, dit Esteban, quatre décès en une semaine. Peut-être une affaire de drogue, ou un nouveau produit empoisonné qu’on refile aux gamins. Je suis allé voir les carabiniers du quartier mais ils préfèrent s’entraîner à défiler dans la cour.
Adriano eut un claquement de langue agacé ; il se tourna vers ses hôtes, les pria de l’excuser et jeta un regard ombrageux à Esteban, l’intimant de le suivre. Trois pas suffirent.
— Le beau-père de ton associé, qui comme tu le sais se trouve aussi être mon ami d’enfance, célèbre aujourd’hui la consécration de toute une vie de travail, chez moi : et toi, évidemment, tu choisis ce moment pour réapparaître. Dis-moi que tu le fais exprès.
— La dernière victime est le fils du rédacteur de Señal 3, la télé communautaire du quartier, plaida Esteban. Enrique, un gosse de quatorze ans qui est un proche de ma cliente, ajouta-t-il en montrant la Mapuche à deux pas de là. On a frôlé l’émeute dimanche dernier à La Victoria et les choses risquent de s’aggraver.
— Que veux-tu que j’y fasse ? répliqua Adriano, peu concerné.
— La moitié des médias t’appartient : un coup de fil aux rédactions et l’affaire éclate, la police fait son travail, les poblaciones se calment et des vies humaines sont sauvées.
— Tu n’as qu’à en parler aux feuilles de chou communistes que tu lis au lieu de travailler, répliqua Adriano, ils doivent adorer les histoires de drogués. Écoute, enchaîna-t-il d’un ton moins plaisant, tu ne t’es pas manifesté pour les soixante ans de ta mère, alors que tu sais dans quel état ce genre de choses la met, sans parler de ton attitude inqualifiable au baptême de ta nièce, et tu me déranges un jour pareil, pour ça ?
— C’est l’affaire dont je m’occupe.
— Encore une de tes lubies.
— Une cause perdue, précisa Esteban, je ne défends que des causes perdues.
Le patriarche eut un regard condescendant, assez rare chez lui.
— Tu me ferais presque pitié, Esteban.
Víctor Fuentes jaugeait le fils de son ami d’un œil sévère, Gabriela se sentait de plus en plus mal à l’aise.
— La Victoria n’est peut-être pas le seul quartier touché par le fléau, poursuivit l’avocat sans se démonter, le poison peut s’étendre et provoquer des dizaines de m…
— C’est l’affaire de la police, coupa Adriano. Maintenant, sois gentil, laisse-nous apprécier cette soirée. Rentre chez toi.
Martín, alerté par la joute près du kiosque à musique, s’imposa avec autorité.
— Tu as vraiment décidé de nous faire chier jusqu’au bout, hein ? grinça-t-il. Qu’est-ce que tu cherches au juste ?
Il serrait les poings, deux battoirs.
— Pas de scandale, je t’en prie, Esteban, intervint le juge Fuentes venu à la rescousse.
— Oui, appuya Adriano.
Le benjamin, vengeur, brûlait d’en découdre.
— Sylvia m’a dit en plus qu’il avait insulté ses enfants, rapporta-t-il à son père.
— Comment ça, « insulté ses enfants » ?
Esteban se tourna vers Gabriela, pétrifiée sur le carré de pelouse.
— On dirait des oies, commenta-t-il.
— Sors d’ici ! menaça Sylvia, dans l’ombre du sportif.
La foule commençait à se tourner vers eux. Adriano visa l’Indienne dans sa robe bon marché.
— Je ne sais pas qui est cette jeune personne, mais tu ferais mieux de la ramener chez elle, ou au diable, vous n’avez plus rien à faire ici.
Martín bombait son torse de stoppeur au crâne dur, les yeux métalliques.
— Oui, remballe ta Pocahontas, siffla-t-il dans un relent de pamplemousse. Allez, dégagez tous les deux !
Videur d’un soir, Martín pinça le bras de Gabriela pour la pousser vers la sortie mais la paume d’Esteban fonça si vite vers son visage qu’il n’esquissa pas un geste de défense : le plat de sa main percuta le menton de Martín qui, sur son mauvais pied, bascula sur la pelouse du kiosque à musique.
Cris parmi les femmes en robe de soirée, brouhaha ombrageux des hommes, une voix d’actrice traversa la haie de soie.
— Mon Dieu, mais qu’est-ce qui se passe ici ?! Martín ! s’écria Anabela en trottinant dans une robe à strass. Qu’est-ce que tu fais par terre ?!
— Esteban l’a frappé en traître ! rugit Sylvia, pivoine.
— Esteban ! glapit la star dans son rôle de mère.
L’aîné soupira — ne manquait plus qu’elle. Martín se releva vite, vexé, voulut bondir vers son frère pour le massacrer mais le coup au menton l’avait sonné : il chancela devant les yeux affolés d’Anabela, qui n’y voyait à peu près rien derrière ses lunettes noires.
— Frapper son propre frère ! s’écria-t-elle. Tu es devenu fou, Esteban !
— Fiche le camp d’ici, feula Adriano.
La situation devenait affreusement gênante. Les conversations s’étaient arrêtées, même les musiciens sur l’estrade avaient cessé de jouer. Gabriela posa la main sur l’épaule d’Esteban, deux gorilles à oreillette fendirent l’assemblée.
— Jetez-le dehors ! les encouragea Sylvia.
— Ne le frappez pas ! geignit leur mère. Je vous en prie, ne frappez pas mon fils !
Anabela ne supportait que ses propres cris : elle se réfugia dans les bras de son mari, où elle comptait bien fondre en larmes. La garden-party en l’honneur de leur ami juge virait au fiasco. Le petit salaud lui paierait ça.
— Dehors, ordonna Adriano en contenant sa colère.
— Monsieur, je vais vous demander de me suivre, annonça le type de la sécurité.
— Un coup de fil aux rédactions pour sauver des vies humaines, c’est trop demander ?
— Tu entends ce qu’on te dit ?! aboya Sylvia, qui aidait le benjamin à reprendre ses esprits. Va-t’en, tu nous fais honte !
Les deux gorilles encadrèrent le fauteur de troubles.
— Obéissez à votre père.
Cible de tous les regards, Adriano Roz-Tagle brûlait de rage : il adressa un signe aux deux agents de sécurité, qui prirent l’intrus par les coudes avant de le tirer vers la sortie. Gabriela suivit le trio au milieu des murmures de vertu outragée, tête basse. Les protestations d’Esteban n’y firent rien : on le jeta sans ménagement au pied du perron.
— Allez, de l’air !
L’adrénaline et le champagne commençaient à lui monter à la tête ; Esteban se réceptionna sur les graviers de la cour, croisa le regard buté des gorilles et de Nestor, le majordome, qui surveillait sa retraite avec un petit rire aigre.
— Je reviendrai ! menaça l’avocat.
Gabriela le poussa vers la décapotable garée sur la pelouse — quelle mouche les avait piqués, tous ?
Il aurait pu parler de ses années de golden guy à la Católica, ses études à Berkeley et sa rencontre décisive avec Kate, militante de Ralph Nader, Kate la Californienne qui, preuves à l’appui, lui avait expliqué le rôle de son pays auprès de Pinochet, les démocrates chiliens torturés avec l’assentiment de la CIA, le supplice de Víctor Jara au stade de Santiago et le double jeu de Kissinger, Kate qui l’avait initié à l’ayahuasca et l’avait retourné côté fleur, là où la moindre brise vous souffle l’émotion, « côté Víctor Jara », comme elle disait. Il aurait pu parler de son retour à Santiago, du silence assourdissant de ses compatriotes à la mort du dictateur, des quatre mille sympathisants qui avaient assisté à sa dernière messe dite par l’évêque des Armées, et des mœurs passéistes d’un pays statufié, au garde-à-vous, un pays qui n’avait pas reçu de caresses depuis longtemps et qui ne savait plus en donner, caché sous le clinquant des affiches publicitaires où les femmes étaient blanches et blondes, il aurait pu parler de ses années américaines qui l’avaient changé à jamais, du coup de grâce qu’il avait reçu à la Villa Grimaldi en revisitant leur passé, de son application dès lors à saboter l’avenir qu’on avait bâti pour lui, entouré de femmes sans en aimer aucune, il aurait pu dire que chez lui tout était flouté, foutu, que le diable tenait le miroir et qu’il se réveillait tous les matins avec l’envie de vomir, comme les artistes avant d’entrer sur scène sauf que la scène ici était fausse, moche, un tas d’ordures, Santiago succession d’immeubles sans joie, ternes et fonctionnels à l’image de ceux qui les avaient bâtis, envie de vomir en écoutant la radio, la télévision, devant la chaîne de supermarchés que possédait la veuve de Pinochet, il aurait pu parler du quartier de La Reina où il avait grandi, un quartier sans bar, cinéma ni théâtre car les riches vivaient entre eux mais pas ensemble, il aurait pu dire que quand l’envie d’en finir se faisait plus pressante il partait vider ses poubelles en bord de mer, à Quintay ou ailleurs, écrivait des contes efflanqués et obscènes aux fins invariables, apocalyptiques, une haine diffuse pour le monde qu’il inscrivait dans le marbre du papier sans jamais la calmer, mais Esteban ne dit rien.
Il y avait cette fille devant lui : Gabriela…
L’avocat avait tenu à inviter sa cliente après leur déconvenue, à la Liguria, typique d’un certain âge d’or chilien ; tabourets chromés, sièges rouges et nappes à carreaux, comptoir de bois patiné et bouteilles de vin exposées sur les étagères, les serveurs y déambulaient entre les tables dans leur tablier et costume noir et blanc à la façon des garçons de café parisiens. Ils avaient trouvé une table dans le grand patio de l’arrière-salle, avec sa déco peinturlurée et ses vieilles affiches de cinéma — Mastroianni, Leigh, Garbo, Bogart, Dietrich, Belmondo… Gabriela se remettait à peine de leur incursion à la garden-party ; Esteban avait conduit pied au plancher comme s’ils étaient seuls dans les avenues, mais elle avait senti sa violence quand il avait envoyé son frère culturiste au tapis, l’animosité unanime à son égard.
— Celle que je préfère, c’est quand même ma mère, déclara Esteban, installé avec elle devant un pisco sour.
— Celle qui chiale tout le temps ?
— Ma mère est une star, elle n’a jamais eu le temps de s’occuper de nous, dit-il comme pour la disculper. Mais je trouve sa façon de faire naufrage assez touchante.
— Ah oui.
— Elle ne pense qu’à arrêter de vieillir, expliqua-t-il devant sa moue dubitative. C’est un peu une cause perdue.
— Une petite névrose aussi peut-être, releva-t-elle.
— Oui. Et parfaitement inutile : c’est ce qui est touchant…
Esteban manqua son sourire. Du coup, c’est lui qui était touchant.
— Tu n’as pas dû avoir une enfance très heureuse, dit Gabriela.
— Au contraire, je ne pensais à rien. La belle vie, entouré d’abrutis.
L’étudiante dévoila deux petites canines blanches, qu’il imagina un instant chatons mordillant les pompons du fauteuil.
— Tu méprises ta sœur, le griffa Gabriela, mais c’est quoi la différence au juste entre elle et toi ?
— À part le gras ?
Il faisait l’imbécile.
— Mais ton frère, reprit Gabriela, ton père… Même le majordome te déteste !
— Ah, Nestor… Il m’a surpris dans le boudoir avec sa fille lors de la fête de baptême de je ne sais plus quelle nièce. Sophia était majeure, je précise.
Gabriela grimaça.
— Le boudoir ?
— Oui… Tu sais, il y a des gens qui se sentent incapables de faire l’amour chez leurs parents, ça les inhibe, d’autres qui trouvent ça super.
Gabriela laissa échapper un rire gai, spontané, plein de vie : Esteban n’avait jamais rien entendu de semblable, le monde devint alors subitement joyeux.
— Tu croyais vraiment que ton père allait nous aider, ou c’est juste une façon de te rappeler à eux ? poursuivit-elle.
— Les deux, sans doute.
— Tu ne dis jamais la vérité.
— Tu sais ce que disait Nietzsche, se déroba-t-il, « La vérité est une illusion dont on a oublié que c’était une illusion »… Et puis, tout dépend où l’on se place. Par exemple, à mes yeux, il suffisait que mon père lève le petit doigt pour que toutes les rédactions se positionnent sur une série de morts inexpliquées. Fameuse énigme pour les vendeurs de papier, non ?
— Hum. L’énigme aurait plutôt été de trouver le ressort pour inciter ton père à lever le petit doigt, lui retourna-t-elle. On ne peut pas dire que tu t’y sois très bien pris.
— Comme un manche.
Une fausse joie inondait ses yeux. Un deuxième pisco sour arriva comme un biplan sur la table.
— Pourquoi me présenter ta mère, reprit Gabriela, elle n’a rien à voir avec l’affaire de La Victoria ?
— Juste pour que tu voies où tu mettais les pieds.
— Je n’ai pas besoin d’aller dans un manoir pour me faire une idée des gens qui y vivent, déclara Gabriela.
— Je parlais de moi.
Les ceviches arrivaient à leur tour, baignant dans le citron et la coriandre. Esteban ne la laissa pas s’engouffrer dans la brèche qu’il avait ouverte.
— Ta famille est aussi chaleureuse que la mienne ? demanda-t-il.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Tu n’as pas grandi à Santiago, tu as donc dû la quitter un jour.
— Oui…
Un voile de mélancolie ternit le regard de la Mapuche.
— J’ai encore perdu l’occasion de me taire, on dirait.
— Non… Non. Mes frères sont en prison, dit-elle tout de go.
— Ah.
— Tu connais la situation en Araucanie, poursuivit Gabriela, les multinationales rasent les forêts, assèchent les nappes phréatiques et bousillent un des écosystèmes les plus riches au monde… Mes frères font partie du Conseil assesseur indigène, l’organisme qui centralise les revendications mapuches. Ils ont participé à des récupérations de terres, brûlé quelques clôtures, mais ils n’ont jamais fait de mal à personne. L’État les traite comme des criminels.
Occupation illégale d’une propriété privée, violences et actes de résistance envers les forces de l’ordre — ses frères avaient jeté des pierres contre les véhicules blindés —, incendies de camions forestiers, détention d’armes : José et Nawuel avaient écopé de sept ans de prison chacun, après un procès où des témoins à charge anonymes s’étaient présentés cagoulés « par peur des représailles » — en fait des délinquants de droit commun à qui on promettait des remises de peine.
— Ils sont enfermés à Angol, dit Gabriela. C’est comme ça qu’on traite les militants écologistes dans notre pays. C’est aussi pour ça que j’ai quitté la communauté : trop de douleurs là-bas… (Une saine rage irriguait ses veines indiennes.) Tu sais le plus drôle ? Quand un jour il y aura une pandémie mondiale, un virus inconnu ou je ne sais quoi, et que la médecine occidentale restera impuissante, c’est peut-être dans une de ces forêts vieilles de milliers d’années qu’on pourrait trouver le remède miracle. Mais s’il n’y a plus de forêts originelles ? Plus de biodiversité, d’insectes ou de plantes inconnues pour soigner le mal ? Ils auront l’air malin tous ces vautours…
Esteban opina, le nez dans son cocktail. Il avait défendu des Mapuches spoliés, fauchés, dont les titres de propriété dataient de Valdivia et ne valaient pas le torchon qu’on leur tendait pour sécher les larmes de leurs âmes, mais il n’allait pas se faciliter la tâche.
— Cristián est un ami de mes frères, c’est comme ça que j’ai débarqué à Santiago, reprit Gabriela en entamant son plat. Sa grand-mère est mapuche et vit à Cañete, pas loin de notre communauté. Tout le monde se connaît par là-bas. Et puis, tout est lié. Mapuches considérés comme terroristes sur leur propre territoire, poblaciones oubliées par le pouvoir ou luttes étudiantes, on partage tous l’héritage d’Allende… ou plutôt son rêve testamentaire.
Gabriela reprenait des couleurs au-dessus de la nappe à carreaux de la brasserie — l’effet dynamisant du pisco sour, de ses yeux bleu pétrole, du temps qui doucement se délitait.
— Tes parents habitent toujours dans le Sud ?
— Ils ont un lopin de terre, près du lac Lleu-Lleu. Mais comme ma sœur, je n’ai pas l’âme d’une paysanne. Et puis, il n’y a pas beaucoup de cinémas par là-bas, fit Gabriela dans un euphémisme.
— Tu as aussi une sœur ?
— Oui… Elle est partie il y a longtemps en Argentine, à Buenos Aires… Elle est sculptrice.
Aux dernières nouvelles, Jana filait le parfait amour avec un Porteño et attendait un bébé.
— Ils doivent te manquer.
— Oui, parfois… souvent.
Esteban ne fit pas celui qui comprenait.
— Et toi, dit-elle pour changer de sujet, à part défendre des causes perdues et dépenser l’argent des autres, il y a quoi dans ta vie ?
— Oh ! moi, tu sais…
— Non, justement : ceviche, pisco sour, c’est un peu court.
— Bah…
— Une femme ?
— Bah…
— Des femmes ?
Esteban sourit pour la galerie. Il ne voulait pas parler de ses écrits, encore moins de Catalina. Il piocha dans les lamelles de poisson, commanda une nouvelle tournée au serveur qui passait et dit comme une évidence :
— Tu connais Víctor Jara…
— Oui… (Gabriela se souvenait de quelques chansons, qu’elle n’écoutait plus.) Quel rapport avec les femmes ?
— Ça dépend où l’on situe son regard.
Celui de Gabriela commençait à légèrement chavirer — elle avait chaud aux joues et le brouhaha du restaurant lui semblait de plus en plus lointain.
Esteban profita d’un nouvel arrivage de pisco pour lui raconter le père de Víctor Jara, un métayer amer et éreinté par le travail qui voyait ses enfants comme de la main-d’œuvre, Víctor qui à six ans aidait aux champs, à la charrue, cette vie de misère où seules les chansons lui donnaient du plaisir — l’instituteur en pension chez eux lui avait appris les premiers accords sur sa guitare —, et puis l’exil de la famille à Santiago dans le quartier mal famé derrière la gare centrale, Chicago Chico comme on l’appelait, le père alcoolique qui disparaît, ses frères enrôlés dans les bandes locales, sa sœur ébouillantée qui s’échappe pour devenir infirmière, sa mère qui meurt d’une crise cardiaque l’année de ses quinze ans, Víctor au séminaire pour fuir sa condition misérable. Exalté, Esteban lui raconta l’armée puis l’université où il avait rencontré sa femme, une danseuse d’origine anglaise alors enceinte d’un metteur en scène qui l’avait abandonnée, les fleurs que Víctor lui apportait à la maternité pour la sortir de sa dépression, leur amour naissant et l’adoption de l’enfant qu’elle portait car c’était son tempérament, généreux, entier, ses premières mises en scène et actions politiques en faveur d’Allende, le voyage en Californie où il avait rencontré le mouvement hippie et son retour déçu quand il avait compris que les jeunes Américains ne feraient jamais la révolution, même pas celle des fleurs, sûr que les drogues se chargeraient d’eux, Víctor bientôt leader de l’Université du Chili et du mouvement musical qui soutenait l’Unité populaire, les concerts qu’il donnait partout, des mines de sel du Nord au Sud paysan où, petit, il avait subi la répression des milices des grands propriétaires terriens lors de la première tentative de réforme agraire. Il lui raconta l’école de danse que Víctor Jara avait montée pour les pauvres, le théâtre, l’art pour tous, à commencer par ces gamins qu’il accueillait à l’université crevant de dysenterie et qui n’avaient jamais vu un lavabo de leur vie, enfin la contre-attaque de la droite dure, les milices, la violence quotidienne dans les rues, les agressions auxquelles le chanteur échappait après les concerts, Víctor Jara déclaré « pédé » par la presse à scandale et appréhendé lors d’une fête pour homosexuels en compagnie de jeunes enfants, des calomnies reprises partout sans aucun moyen d’y répondre puisque tous les médias appartenaient à la droite. Il lui raconta son enthousiasme contagieux quand il déchargeait les camions qui réussissaient à forcer le blocus des routiers, son sourire infatigable malgré les rumeurs de coup d’État, les cauchemars lorsque sa voiture s’arrêtait au feu rouge et que les miliciens d’extrême droite le cherchaient, la prémonition de sa mort qui l’obligeait à plaisanter sur le sujet, « profitez bien de moi ! », et puis la trahison de Pinochet, Víctor Jara arrêté à l’université, enfermé avec des milliers d’autres civils dans le stade de Santiago, la joie des militaires quand ils l’avaient reconnu, les coups de rangers au visage et dans les côtes, ses doigts brisés à coups de crosse pour que jamais plus il ne joue de la guitare, Víctor renvoyé les mains broyées parmi les détenus qui se met à chanter a cappella dans le stade, Víctor invaincu qui fait chanter les gradins sous les yeux furieux des militaires, enfin les cris quand on l’avait poussé dans un vestiaire pour le liquider, « Le Prince », son ultime bourreau, et la balle dans la nuque qui avait propulsé Víctor face contre terre, puis la curée des mitraillettes lorsqu’ils avaient criblé son cadavre de balles, à bout portant. Quarante et un ans, quarante-quatre impacts dans le corps : Víctor Jara…
Minuit sonnait quelque part quand Gabriela rouvrit les yeux. Esteban réglait l’addition penché sur le comptoir de bois verni de la Liguria. Les pisco sour incendiaient son cerveau, brûlant tout sur leur passage. Un tourbillon où il l’avait soûlée de mots, d’émotions brutes. Gabriela ne savait plus où elle en était ; il la prit par la main.
— Viens.
C’est en partant faire la tournée des bars que les choses commencèrent à devenir floues.
Vera ne bronchait pas au volant de l’Audi, mais son visage irradiait la colère. Edwards ne voyait pas les traits de sa femme dans l’habitacle ; il puait l’alcool, le mal-être, la couardise et la mort. Il rentrait de la garden-party, tellement ivre qu’il tenait à peine sur le siège en cuir de la berline allemande. La route pourtant rectiligne lui donnait la nausée, les lumières des buildings de Las Condes, les rares restaurants ouverts, tout lui semblait presque irréel.
Vera conduisait en silence et, sage, gardait ses reproches pour plus tard. Ils tomberaient dru, comme les reflets des lampadaires sur le pare-brise. Vera ne se doutait pas que son mari avachi dans la pénombre avait du mal à respirer, les poumons gros et des larmes atones qui lui coulaient en dedans. Ils arrivèrent à Las Condes, le quartier des banques et des condominios[5], sous un halo de brume éthylique. L’avocat peinait à faire le point. Un mauvais rêve. Une fois claquée la porte de la maison, ce fut pire. Les canapés de cuir beige du salon, le miroir au-dessus de la cheminée, la peinture d’art contemporain au mur, tout balançait dans un mauvais tango, et les reproches de Vera sifflaient comme des balles.
Edwards s’avéra trop soûl pour savoir qui avait commencé, pourquoi il ne disait pas simplement à sa femme qu’un dilemme le tiraillait, qu’il buvait comme on se noie dans l’espoir qu’une solution miracle le sorte de là, mais plutôt que de se confier à Vera, Edwards évoqua son amant. Le type qui la sautait debout pendant ses heures de travail.
— De quoi tu parles ? s’insurgea-t-elle.
— Du sperme trouvé dans ta culotte.
— Qu… quoi ?!
Vera se décomposa sur le tapis d’Orient. Edwards enfonça le clou sans savoir qu’il lui perçait le cœur.
— Eh oui, chérie, j’ai fouillé dans le linge sale. Y avait du monde là-dedans !
Son air égrillard au milieu du salon sortit Vera de ses gonds.
— C’est… proprement dégueulasse.
— Comme tu dis, la reprit-il au bond.
— Comment peut-on faire une chose pareille… Mon propre mari…
Vera parlait toute seule, décontenancée.
— Il en a une grosse, au moins ? s’enlisa Edwards.
À ces mots, elle vit rouge : son air sardonique, son haleine alcoolisée, son costume taché, tout la révulsait.
— Si tu ne m’avais pas trompée sur la marchandise, lâcha-t-elle, si tu me baisais plus d’une fois par an, on n’en serait pas là !
La haine les avait réduits, hérissés l’un contre l’autre. Honte, ressentiment, les injures devinrent des cris à travers le salon, qui n’était pas si grand.
— Salope !
— Pervers !
— Pute !
— Bite molle !
Edwards leva la main et s’approcha pour la frapper. Vera recula d’instinct devant le visage ravagé de son mari, mais c’est lui qui soudain eut peur. La sauvagerie lui remontait des entrailles. In utero. L’amour et la mort, un combat vieux de quarante ans qui le rendait impuissant. Edwards tituba jusqu’au couloir, rebondit contre les murs et poussa la porte des toilettes. Un spasme lui tordit le ventre ; il se précipita vers la cuvette au moment où un flot d’alcool et de bile éclaboussait l’émail immaculé.
Il voulait mourir, disparaître, s’enfouir comme un ver au centre de la terre, fœtus de rien du tout… Non, personne ne pouvait comprendre, sauf Esteban…
El Chuque ne contemplait plus son royaume du haut de son tas d’ordures : le monde s’était rétréci à ces fichues doses de cocaïne barbotées la semaine précédente. Qui pouvait prévoir que les pigeons tomberaient comme des mouches, que le curé et un avocat viendraient mettre le nez dans ses affaires ?
Le chef de bande fumait une cigarette, assis sur son pneu-trésor. Les autres sniffaient de la colle à l’ombre des carcasses de frigo. Ils étaient une vingtaine, petits et grands, plus sales les uns que les autres, de tous les âges, la tête dans les nuages. Il en filait des mauves sous la lune naissante, des nuages tout ébouriffés de gaz ou de vapeur, El Chuque ne savait pas trop. Il n’avait pas été longtemps à l’école et s’en fichait pas mal maintenant qu’il serait riche. Bientôt… Encore une heure à tuer avant le ramassage du cuivre et le deal dans le centre de Santiago. Il irait avec la bande. Ça lui dégourdirait les jambes et lui passerait peut-être l’envie de se défoncer à la colle à rustine. Il fallait qu’il garde la tête froide. Les autres n’étaient pas au courant de ses tours de passe-passe.
La voiture arriva de nulle part : traversant le terrain découvert à grands renforts d’amortisseurs, elle se gara à dix mètres du monticule et des carcasses où la bande se défonçait. Daddy et ses hommes sortirent comme des bombes de l’habitacle, quatre porte-flingues baraqués qui fondirent sur eux, dans les vapes. El Chuque se redressa à leur approche, devina la mine fermée de Daddy sous les cratères célestes et son cœur se serra d’appréhension : ce rendez-vous n’était pas prévu.
Deux mioches qui sniffaient à l’écart en profitèrent pour déguerpir, les autres comptaient encore leurs neurones.
— Salut, Daddy ! lança le chef de bande.
L’homme avança vers lui d’un pas déterminé et le prit dans sa pogne. Protester non plus n’était pas dans le protocole : il empoigna la racine de ses cheveux, précipita l’adolescent face contre terre et lui racla violemment le visage sur le sol jonché d’ordures.
— T’avais pas assez de cicatrices sur la gueule, El Chuque ?! Hein ?! Tu en veux d’autres ?!
Éclats de verre, bouts de métal, de boîtes de conserve, les cris d’El Chuque couvraient les jurons de Daddy qui continuait d’éplucher sa face. Coupée de sa tête pensante, la bande ne réagit pas. Les hommes du boss étaient surarmés et bloquaient toute retraite. El Chuque se débattait comme un beau diable mais Daddy était plus fort, plus lourd ; il enfonça son genou dans la colonne vertébrale du revendeur, qui brailla de plus belle. Le visage en sang, une douleur aiguë mordant ses os, El Chuque sentit son scalp se décoller de son crâne quand Daddy lui redressa subitement la tête. Deux yeux de serpent le fixèrent.
— Tu as parlé à un avocat, punaise…
Tordu à sa pogne, El Chuque mima la consternation.
— Hein ?! Quel avocat ?! Putain, non, je te jure ! Je sais même pas de quoi tu veux parler, Daddy !
La chair entaillée de son visage lui arrachait des larmes de sang.
— Mens-moi encore une fois et je te finis au couteau, susurra le boss.
— Je te jure que j’ai rien dit ! protesta le chef de bande. Pas vrai ? (Il chercha ses troupes du coin de l’œil.) Pas vrai, les gars ?
On réagit mollement. El Chuque voulut avaler sa salive mais il n’en avait plus. Le sang coulait, grumeleux, de ses lèvres déchiquetées.
— Accouche, menaça Daddy.
L’adolescent tenta de réfléchir, le cœur battant.
— Il… L’avocat a braqué les doses que j’avais sur moi, mais j’ai rien dit. Les copains sont venus à la rescousse, tu n’as qu’à leur demander ! Demande-leur, Daddy, demande-leur !
Personne n’osa l’ouvrir. Daddy serrait toujours sa tignasse dans sa main épaisse.
— Qu’est-ce qu’il voulait, l’avocat ?
— Il… Il m’a parlé d’un gars, Enrique, et d’une série d’overdoses. Y avait un curé avec lui, un vieux et une fille, une Indienne. Ils m’ont pris par surprise et m’ont chouré les doses de coke, c’est la vérité, Daddy ! Les salauds m’ont volé !
— Ah oui, et qu’est-ce qu’elles foutaient dans tes poches, ces doses de coke ?
— J’allais les refourguer quand ils me sont tombés dessus !
— Les refourguer à qui ?
— Aux cuicos du centre-ville !
— Avoue plutôt que tu as refilé de la cocaïne aux paumés de La Victoria, gronda-t-il entre ses dents. Avoue, crapule !
— Oui… Oui, j’aurais pas dû.
— Surtout que ces minables ont rien trouvé de mieux que d’en crever.
— Je pouvais pas prévoir !
— Putain, il était convenu que vous dealiez dans le centre de Santiago, sac à merde, pas à La Victoria ! (L’haleine du boss passa sur sa peau à vif.) Explique-toi avant que je perde patience. Explique-moi tout depuis le début : d’où sort cette dope ?
Une odeur de mort flottait autour d’eux.
— J’ai… J’ai volé un lot.
— Lors de la coupe ?
— Oui…
— Que tu as dealé à La Victoria, poursuivit Daddy.
— Oui… Mais je sais pas pourquoi des pigeons crèvent dans le quartier, geignit El Chuque. Ni comment le curé et l’avocat ont su que j’avais de la coke, je le jure !
— Eh bien moi je vais te dire comment ils ont su : parce qu’un pigeon a cafté.
— Je recommencerai plus, Daddy, je le promets !
L’homme gonfla ses narines de colère : ce cloporte avait désobéi à ses ordres.
— Depuis quand tu fais ce petit business dans mon dos ?
— Quinze jours, gémit-il. Juste quinze jours ! Lâche-moi, s’il te plaît, Daddy !
El Chuque avait le dos au supplice et les racines de ses cheveux enflammaient son crâne.
— À quoi tu as coupé la coke pour qu’elle zigouille des jeunes du quartier ?
— À rien ! Je le jure, à rien ! J’ai juste grugé un peu sur les grammes, c’est tout !
— Alors pourquoi ils meurent ?
— Je sais pas ! C’est la vérité !
Daddy jeta un regard noir à ses hommes, impassibles devant la meute de traîne-savates. Même si cette canaille disait vrai, il fallait sévir.
— Tu ne me laisses pas le choix, El Chuque… Qui est le chef après toi ?
El Chuque renifla un peu de morve rougeâtre sous le regard apeuré de la bande, désigna un des gamins.
— C’est quoi, ton nom ? lui lança le boss.
— Matis…
Treize ans dans deux mois, un as chez les pickpockets : El Chuque l’avait connu dans la rue et Matis l’avait suivi. Daddy acquiesça devant le petit bouclé qui rapetissait au milieu des autres mioches, lâcha enfin le scalp de leur chef qui, à genoux, put de nouveau respirer. L’effet de soulagement ne dura pas : l’homme déboutonna son pantalon et extirpa un bout de chair flasque, rabougrie et pâle sous la lune.
El Chuque déglutit, à genoux. Daddy exhibait son sexe à hauteur de ses yeux ; il dégaina le Beretta de son holster et vissa le canon sur son crâne.
— Suce-moi la bite, dit-il d’une voix sinistre.
Un vent de panique souffla à l’ombre de la décharge. El Chuque eut un geste de recul mais la pression du canon le maintint à genoux. La queue molle pendait devant sa face ensanglantée.
— Suce-moi la bite ou je te fais sauter la tête, menaça Daddy en imposant sa masse, tout de suite…
L’adolescent tremblait comme une feuille.
— Tu m’entends, mouche à merde ?
Il pleurait de peur.
— Suce-moi la bite, je te dis !
Le membre touchait ses paupières, son nez pissait le sang, sa vue se brouillait devant le sexe poilu : El Chuque chercha une issue mais les autres étaient comme lui pétrifiés de peur.
— Suce-moi la bite, ordonna le boss, dernière sommation.
— Non, gémit-il à genoux. Non, Daddy, je t’en prie…
— Suce !
— Non…
La crosse du Beretta s’abattit sur son front, puis un autre coup tout aussi violent l’envoya à terre. El Chuque roula dans les papiers gras, sentit un liquide tiède couler sur ses joues et son esprit s’évanouir : l’impression de se séparer. Un troisième coup de crosse, asséné à toute force, lui brisa le crâne. Il y eut un bruit désagréable, organique ; l’adolescent s’enfonça comme un caillou dans la boue, sous les regards effarés des gamins des rues. Plus un ne respirait. Leur chef ne bougeait plus. Il ne bougerait plus jamais.
Daddy se tourna vers les morveux.
— Maintenant c’est toi le chef, lança-t-il à Matis.
Le petit bouclé ne broncha pas. Le cadavre de son copain lui donnait envie de vomir.
— Ramène-toi, ordonna le boss.
Les porte-flingues surveillaient la scène, prêts à sévir au moindre geste de rébellion. Matis approcha timidement, frissonna à la vue du corps à terre ; une petite mare vermeille se formait, perlant du crâne ouvert.
— C’est toi qui vas reprendre le business, annonça le boss. Mêmes dispositions qu’avec ton copain El Chuque : le premier qui consomme la coke, en parle ou essaie de me rouler en dealant hors du centre-ville, je l’étrangle de mes propres mains… (Il fixa celui qu’il avait désigné comme le nouveau chef.) C’est compris ?
Matis hocha la tête en guise d’assentiment.
— Bon. On va sceller notre nouvelle amitié, si tu veux bien… Matis, c’est ça ?
Il happa le gosse par les cheveux et le pressa vers le sol. Prisonnier de ses serres, Matis tomba à genoux, grelottant de peur.
Le sexe de Daddy était plus vigoureux.
— À toi, maintenant…
Un parfum de fin du monde flottait dans le bureau d’Edwards. Il tenait debout, c’était à peu près tout. Un goût amer imprégnait sa gorge, douloureuse à force de rendre sa bile. Combien de temps était-il resté prostré dans les toilettes, face à la cuvette puant le vomi ? Les murs avaient des angles aigus, coupants. Il referma la porte du bureau au fond du couloir, encore bouleversé par la dispute de tout à l’heure et sa propre violence. Il ne savait pas où était Vera, probablement réfugiée dans la chambre, et se sentait trop mal pour songer à se faire pardonner. Son haleine devait dégager une odeur répugnante et l’heure n’était de toute façon pas aux réconciliations. Demain. Il fallait d’abord qu’il vide son sac, qu’il recrache le venin que ces crapules lui avaient injecté… Esteban : Esteban saurait quoi faire.
Les branches des arbres bruissaient derrière la vitre du bureau. Edwards s’écroula sur son fauteuil en cuir et, son portable en main, chercha le nom de son associé. Esteban connaissait son histoire, ses démarches pour retrouver les assassins de son père, ce qu’avait subi sa mère enceinte, il comprendrait dans quel piège il s’était fourré… Edwards voyait double, les nausées se succédaient par vagues mais il avait tout rendu. Enfin il trouva le contact d’Esteban et appela, le souffle court… Une, deux, quatre, six sonneries… Les murs continuaient de tanguer et il ne répondait pas.
La messagerie se déclencha. Puis un bip sonore. Edwards balbutiait dans le combiné.
— Esteban, c’est moi… Écoute, il faut que je te parle… Je t’ai pas tout dit ce midi… Il y a Vera mais c’est pas ça le pire. Il y a quelqu’un… quelqu’un que j’ai vu ce soir… à la garden-party, chez tes parents… Schober, un ancien du Plan Condor…
Le río Mapocho courait au cœur de Santiago. La rivière, que les Indiens Mapuches traversaient jadis à la rame, ne ressemblait plus qu’à un vague torrent crasseux où les rats le disputaient aux chiens le long des rives ; Gabriela et Esteban passèrent le pont à pied et basculèrent du côté de Bellavista, le quartier des bars et des boîtes à la mode.
Ils croisèrent une fille défoncée à la dure qui dérivait, sale et nue, en longues embardées promises à la chute, des supporters de Colo-Colo qui venaient zoner Plaza Italia pour venger la défaite de leur club, des rabatteurs devant les enseignes clignotantes des restaurants pour touristes, trois Japonaises à peine majeures qui riaient en se poussant dans leur tenue de manga, des visages inquiets rasant les murs, des ivrognes… Ils burent encore quelques verres avant d’aller danser. Esteban connaissait un club près de la Calle Pío Nono, El Chocolate, une salle de concerts avec des gradins où des videurs endimanchés avec oreillette surveillaient la jeunesse de la capitale. De fait, il y avait un monde fou dans la boîte de nuit.
— Tu veux quoi ? cria Esteban par-dessus la musique.
— La même chose !
Gabriela fila vers la piste pendant qu’il allait chercher les verres au comptoir. Elle avait trop bu pour tenir une conversation et elle aimait danser. Un groupe de boys band en marinière mimaient un coït assez ridicule sur la scène, suppléés par deux danseuses « brésiliennes » qui secouaient leurs plumes, la coiffe ostentatoire cachant mal les sourires figés sous le maquillage. La piste était bondée, la musique assez lamentable mais Gabriela et Esteban s’enlacèrent comme on le fait à ces heures, sans plus penser à rien. Le cocktail expédié les avait mis sur orbite, le corps fuselé de l’étudiante ondulait sous les spots, un sourire extatique sur les lèvres, là, au bout de ses doigts.
— Tu vois, tu peux être sexy quand tu veux ! lui brailla-t-elle à l’oreille.
— C’est bien la première fois que j’entends un truc pareil !
— Ha ha !
Gabriela était encore plus soûle que lui. Esteban la fit tourner, encore, mais c’est lui qui perdait la tête. Regards équilatéraux, sens kaléidoscopes, pauses extravagantes, contacts, caresses à distance, pudeur et enchantements toniques : ils dansèrent n’importe comment jusqu’à la fermeture d’El Chocolate, sortirent crevant de rires faute de pensées logiques et échouèrent dans un des bars clandestins de Bellavista, les seuls encore ouverts à cette heure.
Une cinquantaine de noctambules faisaient la queue à l’entrée. Il fallait vider le trottoir à la première alerte de flics, on détalait en groupe dans une chorégraphie plutôt comique ; enfin, après un bref chassé-croisé avec les forces de l’ordre, ils purent entrer et se frayer un chemin jusqu’au comptoir de l’after. L’avocat croisa des têtes plus ou moins connues, dont un petit brun à barbiche et chapeau mou qui lui donnait de grandes tapes dans le dos, sans vraiment savoir qu’il était là. Ils ne voyaient rien ou presque dans la salle enfumée, les corps s’entassaient comme dans une cave sous les bombes, gesticulant au son de standards des années 1990. Coincés contre le comptoir, ils burent encore, jusqu’à perdre totalement le contrôle de la réalité.
Délire éthylique, hallucination ? La dernière vision qu’eut Gabriela fut celle d’Esteban grimpé sur la tête d’un taureau empaillé comme un trophée au mur, défiant la pesanteur sous les huées des clubbers, elle en feu dans sa ligne de mire…
La Mapuche grimaça avant de sombrer dans les limbes — c’était quoi cette rencontre, encore un coup de la machi ?