DEUXIÈME PARTIE LA FEMME MAGNÉTIQUE

Atacama — 2

Fer, cuivre, or, argent, étain, personne, pas même les chamanes atacamènes, ne savait que ce désert aride renfermait des trésors. Les chrétiens espagnols puis les colons allaient les leur voler, de l’exploitation certifiée par des papiers, des écritures. Les Atacamènes n’y comprenaient rien et, vaincus mille fois, n’étaient de toute façon pas conviés au festin.

Enfin, à force de temps et de revendications, les « Indiens » encore propriétaires furent autorisés à creuser de petites mines dans leurs terres ancestrales. Le rendement était faible ou anecdotique comparé aux entreprises d’extraction, mais des mesures gouvernementales les aidèrent à développer leurs infrastructures — pelles, pioches… L’arrivée de l’explosif les envoya dans une nouvelle ère. L’âge du fer. Du minerai, dont on disait le sous-sol riche à pleurer.

Homme courageux et obstiné, Carlos Muñez, le père d’Elizardo, s’était mis en tête d’exploiter l’ayllo de Cupo, l’oasis d’altitude où il avait grandi. Le village bénéficiait d’un cours d’eau souterrain, élément précieux et nécessaire au filon. Tous les jours Carlos creusait, déplaçait des tonnes, remuait la terre comme pour en malaxer la chair, sous les sarcasmes des villageois devenus rares, métis ou Indiens pour la plupart.

Elizardo ne détonnait pas dans le paysage andin. Ici ne vivaient que des guanacos, des vigognes, quelques renards à la course et leurs rongeurs. Elizardo leur parlait parfois, faute de les approcher. Les gens de l’ayllo disaient qu’il n’y avait rien dans la mine de son père, que des mirages — ceux des chrétiens. Carlos se fichait de ce qu’on racontait dans son dos, il creusait. Des trous, des galeries, des réduits de roche connus de lui seul. Il lui restait des explosifs, des explorations à faire, sûr que ça allait bientôt barder, de la richesse à pleines mains ramassée à la pelle, il y croyait dur comme fer.

Mais les choses ne se passent jamais comme prévu…

Elizardo Muñez avait cinq ans quand son père fut enseveli sous des tonnes de terre sèche. Tellement sèche qu’on retrouverait son cadavre trente ans plus tard au fond de la mine, en parfait état de conservation : le père d’Elizardo avait été littéralement minéralisé.

1

Des grues à l’arrêt pointaient par la vitre du bureau, robots tentaculaires dominant le port de Valparaiso. L’accès était réglementé, et strictement privé. De lourds porte-containers venus du monde entier y déversaient chaque jour des milliers de tonnes de marchandises que des camions avides chargeaient sur les pontons ; la nuit, tout était calme.

Javier Porfillo était seul à cette heure tardive. La secrétaire était partie et Mónica, sa maîtresse, ne l’attendait plus pour dîner depuis longtemps. Le chef de la sécurité du port s’en fichait, de Mónica, des autres.

Celui qui s’appelait encore Jorge Salvi avait compris très tôt qu’il n’attirait pas les femmes. Quand les blancs-becs de son âge roulaient des mécaniques dans les cours d’école après les rares baisers accordés au prix de mille vestes collégiennes, Jorge faisait le vide autour de lui. Les filles l’évitaient : c’est à croire qu’elles opéraient des détours, comme si l’escogriffe puait la peste, l’émanation mortelle des dragons dont il fallait fuir jusqu’au moindre souffle. Une forme d’unanimité, moins contre que loin de lui. Était-ce sa corpulence, ses mains épaisses, ses yeux peut-être un peu trop convergents qui lui donnaient cet air obtus, dissymétrique ? Aucun oiseau ne viendrait se poser sur ses branches : Jorge se croyait chêne, il n’était qu’épouvantail.

Ce constat l’avait rendu sombre, amer, puis rétif à toute forme de caresses. Signe d’expiation corporelle, stigmates ou simple maladie de peau, des verrues étaient alors apparues sur ses mains, ses pieds. Ces excroissances n’étaient pas douloureuses, juste repoussantes. À l’instar des bâtards du Moyen Âge qui, à force d’être traités comme des parias sanguinaires, commettaient les pires exactions, Jorge Salvi serait ce qu’on avait voulu faire de lui. Dès lors, le jeune homme avait durci le ton. Il s’était adonné aux sports de combat, au maniement des armes et à l’amitié virile, compensant en testostérone ce qu’il n’aurait jamais en charme auprès de ces pimbêches pourries de préjugés. L’arrivée du socialisme, des minijupes et la libéralisation des mœurs des années 1960 allaient donner un motif politique à ses frustrations adolescentes.

« Par la raison ou par la force », rappelait la devise inscrite sur le blason national. À vingt-cinq ans, Jorge Salvi avait déjà une sérieuse carrière d’agitateur dans le groupuscule d’extrême droite Patrie et Liberté, où il avait noué des contacts avec les faucons de la CIA. Communistes, chrétiens de gauche, socialistes, les rouges étaient tous à mettre dans le même panier. La CIA les avait aidés à liquider le premier chef des armées d’Allende, avec des armes passées par la valise diplomatique, mais l’affaire s’était avérée contre-productive puisque les militaires loyalistes et la populace avaient serré les rangs. Déloger le général Prats, le nouveau chef suprême, avait pris près de mille jours. Les cadres de l’armée ayant été entre-temps patiemment endoctrinés, le coup d’État de Pinochet rallié à leur cause s’était révélé un jeu d’enfant.

Salvi avait aussitôt été intégré dans la DINA, la police secrète, et la Villa Grimaldi où l’on traitait les opposants arrêtés qui affluaient par centaines. Les agents de la DINA évoluaient en toute impunité, n’ayant de comptes à rendre à personne sinon au Général lui-même. Des groupes anticastristes aux néofascistes italiens ou nazis en fuite, on ratissait large pour obtenir le concours de conseillers. Enlèvements, torture, assassinats ciblés, les quatre premières années avaient été aussi denses qu’instructives. Les opérations du Plan Condor étant menées à l’étranger dans le plus grand secret, Salvi s’était spécialisé dans la falsification de documents.

Les années passant, son supérieur de l’époque, le capitaine Sanz, avait alors eu la meilleure idée de leurs vies désormais liées : quitter l’armée. La DINA dissoute sous la pression de l’administration Carter, l’officier avait senti que le temps de l’impunité ne durerait pas éternellement. Les deux hommes s’étaient débarrassés des dossiers de la DINA susceptibles de les compromettre en cas d’enquête, Salvi se chargeant de leur fournir une nouvelle identité : ce dernier s’appelait désormais Javier Porfillo, et son mentor, le capitaine Sanz, devenait Gustavo Schober.

Schober avait beaucoup d’idées sur le monde. Le coup d’État de Pinochet dépassait la simple restauration de l’ordre ancien : la dérégulation tous azimuts que les Chicago Boys expérimentaient au Chili était une nouvelle forme de capitalisme où l’État non seulement se désengageait de l’économie et des services publics, mais bradait le pays entier au secteur privé.

Fort de ses contacts aux États-Unis, Schober avait joué les intermédiaires entre les responsables des Groupes mobiles — les unités de police chargées de mater les manifestants — et leur nouvel équipementier américain, contrat fleuve qui allait lui mettre le pied à l’étrier. La suite avait donné raison à l’officier visionnaire qui, après plusieurs acquisitions d’envergure, s’était bâti une petite fortune sans que quiconque vînt fouiller dans son passé. Après plusieurs jobs bien payés, le fidèle Porfillo se retrouvait chef de la sécurité au port de Valparaiso, plaque tournante du business chilien, où Schober avait installé sa base.

Il n’empêche que Porfillo n’avait jamais pu saquer la drogue : beaucoup de fric pour beaucoup d’emmerdes au bout du compte. Il l’avait dit à Schober mais autant pisser dans la mer pour qu’elle déborde.

L’appel nocturne de Carver sur sa ligne sécurisée mit le feu aux poudres.

* * *

Circulation accélérée de capitaux illicites, opacité des produits financiers, opérations de blanchiment : pour favoriser l’anonymat d’une clientèle riche de plus en plus avide de discrétion, les professionnels de la finance faisaient preuve d’une grande inventivité, et à ce petit jeu Edwards était le meilleur. Mais le fiscaliste s’imaginait quoi ? Qu’avec de tels enjeux on le laisserait sans surveillance électronique ? Ses mails étaient espionnés, ses appels depuis son portable et ses téléphones fixes étaient espionnés, ses rendez-vous, ses agendas, ses recherches sur Internet, ses transactions bancaires étaient espionnés : Carver pouvait fouiller ses ordinateurs, sa vie s’il le voulait.

CIA, NSA, DEA, Larry Carver avait suivi une sorte de formation continue dans l’espionnage, se spécialisant dans le piratage électronique via des keyloggers, ces logiciels-mouchards permettant de capter en temps réel tout ce qui se passe sur un smartphone, un ordinateur, une tablette — navigation Internet, mots de passe, fichiers stockés, tout était accessible pour qui savait manipuler les algorithmes. Tant qu’Edwards n’ôtait pas la batterie de son téléphone portable, Carver pouvait même le géolocaliser grâce aux balises GPS des opérateurs disséminées dans Santiago. Le keylogger implanté par Carver se relançait automatiquement à chaque démarrage du système, récupérant les opérations du clavier grâce aux interfaces de programmation ; il était évidemment indétectable par les antivirus et, à voir l’utilisation qu’Edwards faisait de ses appareils, le fiscaliste se comportait comme un usager lambda. Outre ses conversations et messages téléphoniques, Carver pouvait prendre des captures d’écran, récupérer le contenu du presse-papier, les conversations par Skype, désactiver des sites web (peu importe le navigateur), exécuter ou supprimer tous types de programmes.

Carver avait débarqué à Santiago un mois plus tôt via l’ambassade américaine, nid à espions dont la plupart avaient une couverture de journaliste, lobbyiste, membre d’une ONG ou employé au service de l’attaché culturel. On lui avait ainsi loué un studio confortable rue Carmen, à deux pas du cabinet d’avocats, le temps pour Schober de finaliser l’opération avec la branche américaine du projet. Son matériel informatique disposé dans la pièce principale du studio, le hacker avait installé un code sonore l’avertissant des différentes connexions d’Edwards au cas où il dormirait, permettant une surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre de ses communications. Café, amphétamines, Carver avait l’habitude de veiller comme les skippers au long cours, se contentant d’une poignée d’heures de sommeil fragmenté par jour. Une routine pour l’ex-agent de la DEA, qui ne dura pas.

Larry Carver était en alerte rouge depuis deux jours, lorsque Edwards avait consulté les archives du Plan Condor sur l’ordinateur du cabinet de la rue Carmen, quelques heures après l’échange de valises avec Porfillo. Lui et Schober ayant participé aux opérations extraterritoriales, ça ne pouvait pas être un hasard : cet enfoiré de fiscaliste s’apprêtait-il à trahir ?

En prévention, Carver avait mis le smartphone de l’associé d’Edwards sous surveillance et tenu son employeur au courant : d’après ses renseignements, Roz-Tagle était le meilleur ami du fiscaliste et donc la première personne à qui il se confierait. Carver s’était rendu avec Schober à la garden-party, où Edwards serait forcément présent, sous le nom d’un lobbyiste de l’ambassade américaine. Ils avaient été surpris de trouver le gendre du juge ivre mort. Sa femme s’éclipsant avec lui, Carver avait aussitôt rejoint son studio rue Carmen… Une sacrée bonne intuition puisque Edwards venait d’appeler le fils Roz-Tagle sur son smartphone.


Il était minuit passé quand Porfillo vit le numéro du hacker s’afficher sur sa ligne sécurisée.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta le chef de la sécurité.

— Edwards, répondit Carver, il vient de laisser un message sur le portable de son associé. Il a vendu la mèche : le passé de Schober, le tien, il va tout raconter à son copain avocat.

Porfillo, qui s’apprêtait à rentrer chez lui, mit quelques secondes avant de réaliser les conséquences. Carver était spécialiste des écoutes, un petit génie dans son genre d’après le boss, qui avait gardé des contacts depuis les opérations du Condor. Carver était passé par différentes officines américaines mais ces gars-là n’étaient jamais à la retraite. Besoin d’adrénaline, de dollars en liquide, de coups en cinq bandes pour avoir le sentiment de vivre. Porfillo comprenait, il était comme lui.

— Putain, pourquoi il a fait ça, ce con ?!

— J’en sais rien, mais Edwards va tout balancer, tu peux en être sûr.

Porfillo jura encore — le fiscaliste savait que l’échange de mallettes avait été filmé, ce que ça induisait pour lui et son beau-père.

— C’est qui déjà son associé ? relança-t-il d’un ton bourru.

— Esteban Roz-Tagle. Le fils aîné d’Adriano, le grand ami du juge.

— Enfoiré.

— Ouais. Il va falloir se bouger si vous ne voulez pas que tout Santiago soit au courant de vos affaires.

Sur un tableau retraçant l’évolution des espèces, un poisson se dressait pour devenir bateau ; Porfillo arpentait le bureau du port comme si cela l’aidait à réfléchir. L’Américain avait raison ; il fallait qu’ils arrachent la mèche avant que la bombe ne leur explose à la figure.

— L’appel a eu lieu quand ? demanda-t-il.

— Tout à l’heure, répondit Carver.

— Edwards est géolocalisé ?

— Oui. Il est chez lui. Une adresse à Las Condes, la banlieue huppée de Santiago.

— Roz-Tagle l’a rappelé ?

— Pas encore. Edwards a juste laissé un message vocal, répéta-t-il.

Peut-être que l’associé dormait déjà, ou qu’il avait coupé son portable… Porfillo sentit des picotements dans ses veines — ils avaient encore une chance de rattraper le coup.

— Edwards, dit-il, il a parlé à d’autres gens ?

— J’en sais rien. Pas par téléphone en tout cas, ni par mail, je le saurais.

— OK. Roz-Tagle aussi est sur écoute ?

— Oui.

— Reste à l’affût des communications, et tiens-moi au courant : je vois ça avec le boss.

— Affirmatif.

Les deux hommes raccrochèrent. Par les fenêtres du bureau, les bateaux de guerre jouaient aux lucioles dans la baie de Valparaiso. Porfillo ne décolérait pas : cet enfoiré d’Edwards avait remis la mallette au juge, pourquoi les trahir maintenant ? L’ancien agent de la DINA gratta ses verrues, signe de grande nervosité. Il ne savait pas comment le fiscaliste avait retrouvé leurs traces, ce qu’il comptait faire avec son associé, mais il fallait envoyer deux équipes sur place. Il réfléchit quelques minutes, regardant les quais déserts et les grues arachnéennes qui entoilaient le ciel, passa en revue ses hommes de confiance. Il opta pour Durán et Delmonte, en plus de Carver déjà à Santiago.

Alors seulement il appela Schober.

2

Quand Gabriela se réveilla, elle était entourée de pélicans… Un œil, puis deux basculèrent face pile du monde. Rien n’était vraiment net, sauf le soleil dans ses pupilles et la sensation de s’être trompée de planète. La jeune femme se redressa. Sa robe était moite, pleine de sable, ses cheveux aussi, et elle n’avait plus de chaussures.

Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu’elle se trouvait au pied d’un rocher gris, sur une plage de sable blanc ; l’océan grondait non loin, relayé par les cris des mouettes qui festoyaient après la dîme des grands pélicans. Pas âme qui vive alentour, sinon les oiseaux ripailleurs. Gabriela grogna, un méchant mal de crâne ravivé par la morsure du soleil. Elle ne savait pas ce qu’elle fichait sur cette plage, comment elle était arrivée là, où étaient passées ses ballerines… Soudain son cœur se serra.

— Merde, dit-elle, la caméra…

Elle était dans son sac à main. Hier soir.

Gabriela fit quelques pas hasardeux, bouleversant la ronde des pélicans qui s’écartèrent sur son passage. Elle contourna le rocher en se cachant des rayons et aperçut la silhouette d’Esteban près du rivage. Il se tenait penché sur un banc de coquillages vif-argent recrachés par l’océan, dont l’écume lasse venait mourir jusqu’à ses orteils.

L’avocat avait la chemise débraillée sous son costume noir. Il releva la tête tandis qu’elle approchait.

— Tu sais où on est ? lui lança Gabriela.

Esteban n’avait pas l’air beaucoup plus réveillé.

— Quintay, dit-il.

Une réserve de pins et d’eucalyptus, à une centaine de kilomètres à l’ouest de Santiago.

— On a dû prendre la voiture, ajouta-t-il devant sa mine stupéfaite. Enfin, j’espère, autrement je ne sais pas comment on va rentrer.

— Tu n’as pas les clés ?

Il tâta ses poches.

— Non… Non, je n’ai plus rien. Même pas mes cigarettes…

Une mouette se mêla aux pélicans belliqueux. Leur odeur portait jusqu’à Gabriela, son cœur mal arrimé.

— Tu ne te souviens pas de ce qu’on a fait hier soir ?

Il secoua la tête.

— Je crois qu’on a trop bu, Gab.

— Ça, j’avais remarqué, maugréa-t-elle. Tu as vu mon sac quelque part ? J’avais ma GoPro à l’intérieur.

— Dans la voiture sans doute.

— Elle est où ?

Esteban se tourna vers l’étendue vide, dubitatif : à la tête qu’ils faisaient, les pélicans non plus n’avaient pas de réponse.

— Je me souviens d’avoir garé l’Aston Martin près de la Plaza Italia, dit-il, pas d’avoir repris le volant.

— Tu as une idée de l’heure ?

— Je ne sais pas, midi…

Un cormoran noir traversait le ciel, sans effort. Le sable était blanc de coquillages concassés, des algues sombres séchaient comme des tentacules de calmar géant.

— Tiens, dit Esteban, j’ai ramassé ça pour toi.

Il lui tendit un petit galet poli en forme de cœur.

— J’aurais préféré ma caméra, dit-elle.

— On va la retrouver, ne t’en fais pas.

— Tu crois ça.

Sans poches, Gabriela garda le caillou en forme de cœur à la main. Elle épousseta ses cheveux noirs au vent, pour la robe c’était peine perdue.

— Tu te souviens qu’on se soit baignés ? demanda-t-elle.

— Non.

— Ma robe est humide. Et j’ai du sable partout… Tu te vois là-dedans ? fit-elle en visant la mer.

Des rouleaux bleu ciel s’abattaient sur la plage, refluaient comme des orques happant les phoques sur la grève. Esteban songeait à autre chose, scrutant la colline boisée qui surplombait la plage.

— C’est étrange, dit-il enfin.

— Quoi encore ?

— C’est l’endroit où j’écrivais pendant mes vacances : la bicoque là-haut…

Son doigt désigna un chalet isolé parmi les cèdres, seule habitation visible à des lieues à la ronde.

— Tu écrivais pendant tes vacances ?

— Hum.

Esteban gambergeait devant le chalet alors qu’elle ne voyait que lui.

— Tu écris quoi, demanda Gabriela, des romans ?

— Si on veut.

— Ça parle de quoi ?

Il oublia la maison sur la colline.

— De Víctor Jara…

Encore lui.

— C’est quoi, une biographie ?

— Non… Non, plutôt une sorte d’autobiographie.

— Tu n’es pas Víctor Jara, que je sache ?

— C’est l’objet du roman…

Gabriela rumina devant son sourire énigmatique : ses amis attendaient l’aide d’un avocat pour ramener le calme à La Victoria, pas d’un auteur de bord de mer qui ramenait des filles ivres mortes sur ses lieux d’écriture. Sans parler de sa GoPro disparue, des images qu’elle n’avait pas eu le temps d’archiver…

— Tu te souviens de quoi, hier soir ?

— Après le bar clandestin, pas grand-chose, concéda Esteban.

Son costume était froissé mais sec.

— Alors comment on est arrivés là ?

— Aucune idée, Gab.

La jeune femme frémit dans la brise. L’idée d’avoir roulé de nuit pendant des kilomètres sans même en avoir conscience avait quelque chose d’effrayant. Elle avait envie de prendre une douche, rentrer à Santiago et boire de l’eau jusqu’à la fin de ses jours.

— Viens, fit Esteban en touchant doucement sa hanche. C’est bien le diable si on ne retrouve pas la voiture.

Lasse, la vidéaste suivit ses pas sur le sable tiède. Abandonnant mouettes et pélicans au fracas du rivage, ils remontèrent le chemin qui serpentait à travers bois, tentant de recoller les morceaux de cette fichue nuit. Gabriela se souvenait vaguement du bar clandestin de Bellavista, d’Esteban perché sur la tête de taureau empaillée, mais pas d’avoir quitté le lieu de débauche. Ils avaient pourtant dû prendre la voiture en sortant et rouler jusqu’à la mer… Quel rapport avec son histoire de roman ? Víctor Jara ? La tête trop douloureuse pour réfléchir, elle grimpa le sentier entre les eucalyptus odorants. « Playa chica », indiquait l’écriteau. Ils dépassèrent le bungalow aux volets clos qu’Esteban avait quitté la veille, et la forêt bientôt s’épaissit. Les pins offrant leur ombre à leurs pieds nus, Gabriela slaloma entre les épines mortes, plus anxieuse à mesure qu’elle fouillait sa mémoire défaillante. Il s’était passé quelque chose cette nuit, sur cette plage, qui la mettait plus que mal à l’aise… Qu’avaient-ils fait ?

Ils atteignirent la lisière du bois et Gabriela eut un soupir de soulagement : l’Aston Martin était là, près des poubelles municipales.

Un miracle n’arrivant jamais seul, les clés étaient sur le contact. Elle trouva ses ballerines sur la banquette arrière, son sac à main sous le siège, mais pas sa précieuse caméra. Elle était pourtant dedans, toujours.

Esteban, lui, avait tout perdu : ses chaussures, son téléphone, ses cigarettes, son argent liquide, ses cartes bancaires. Hormis ses clés de voiture, il n’avait plus rien. La nuit, une fois de plus, l’avait dévalisé… Il prit place sur le siège de la décapotable, mit le contact : la jauge d’essence indiquait qu’ils avaient de quoi rentrer. C’était déjà ça.

— Qu’est-ce que tu fais ? lança-t-il.

Gabriela s’était réfugiée derrière un arbre.

— Tourne-toi !

Elle finit d’ôter sa petite culotte, qu’elle fourra humide et pleine de sable dans son sac à main. Sa robe séchait dans la brise ensoleillée, le mal de crâne était toujours là mais la perspective de rentrer lui remettait un peu de baume au cœur. Gabriela bascula sur le siège, enfila ses ballerines en plastique.

— Il faut que je retrouve ma caméra. Sans elle, c’est comme si j’étais aveugle.

— Au bar clandestin, peut-être. Je passerai ce soir, si tu veux. Moi aussi, j’ai tout perdu… En tout cas je suis désolé.

— Dis, il n’y a pas de boîte à gants dans ta voiture ?

Elle ne voyait pas d’ouverture sur le tableau de bord en acajou.

— Le bouton blanc, dessous…

Esteban se pencha, et la boîte à gants s’ouvrit aux pieds de Gabriela. La caméra était là, parmi les PV… Elle empoigna la GoPro, vérifia le fonctionnement de la machine : la batterie était à plat mais, apparemment, rien de cassé.

— Tu vois, Gab, pas la peine de s’inquiéter.

— Parle pour toi, tu as déjà tout.

— Tout ou rien, au fond c’est pareil.

Esteban ajusta une des paires de lunettes de soleil qui traînaient dans l’habitacle et démarra la voiture, qui s’ébroua aussitôt. La pendule affichait midi passé. Il poussa le CD dans l’autoradio, Ensemble Pearl, et s’engagea sur le chemin de terre qui menait à la civilisation. Gabriela allait refermer la boîte à gants quand elle vit le carnet noir à l’intérieur, un Moleskine de taille A4.

— C’est quoi ?

— Ah…

Il l’avait oublié en arrivant à Santiago.

— C’est quoi ? répéta-t-elle. Le roman dont tu parlais tout à l’heure ?

Elle feuilleta le carnet, des dizaines de pages noircies d’une écriture névrotique. Ils atteignirent la route.

— Je peux lire ? demanda-t-elle.

— C’est vieux.

— Deux jours.

Esteban ne répondit pas : la bretelle d’autoroute se profilait et ce concours de circonstances sentait l’acte manqué à plein nez. Gabriela ouvrit la page de garde, découvrit le titre : L’Infini cassé… Cent vingt, cent trente, cent cinquante, le moteur de l’Aston Martin grondait sur l’asphalte mais Gabriela ne l’entendait plus, ni les guitares déchirées de l’autoradio : elle plongea dans une longue, longue apnée.

L’Infini cassé

Une pluie fine leur léchait les mains. Ils les tenaient serrées et, du haut de leur colère, immobiles. Plus bas, des petits hommes aux yeux de morve attendaient la curée. Ils sortaient des collèges, concurrents, démocrates.

Ils marchaient à l’ordinaire, au pas, à l’air du temps. On les avait voulus ainsi, ainsi ils étaient ce qu’on avait voulu. Ils couraient devant le lièvre mécanique du profit, aveugles et sourds à ses dents qui claquaient pourtant comme des drapeaux — ô ciel tondu…

On leur avait promis la curée.

On leur avait promis des téléviseurs. Des soft drinks. Et la gueule du bonheur en prime.

C’était l’heure.

Catalina frémit en grand du haut de la dune. Elle se tourna vers son Colosse.

— Embrasse-moi, dit-elle. Plus fort que ça…

Lui d’abord ne bougea pas. Avec l’hiver, Catalina avait le sourire du vent et les yeux de la pluie. Elle prit son visage dans sa tourmente, se pressa contre ses lèvres :

— C’est l’eau rare… C’est l’eau rare qui ruisselle à l’aurore…

Il se pencha, souverain du vide, et la laissa guider sa main. La rosée du monde avait mouillé les draps de sa robe. Catalina ne portait rien d’autre, que l’aube et ses pieds nus qui s’enfonçaient dans le sable.

Il sourit. La pluie tombait toujours, élastique.

Tout là-bas, au pied de la dune, les gosses exultaient en de longs râles cosmologiques : du ciel ils venaient de recevoir la carcasse qu’ils dévoraient. Des carcasses de coca. De corbillard. La curée du bonheur, on vous dit.

— Tu es prêt ? demanda-t-elle.

Il fit signe que oui mais sa cartouchière était vide.

Elle lui jeta un regard à passer par-dessus bord mais il continuait de sourire.

— Ne t’en fais pas.

Et il vissa l’arme à son poing.

Colosse aux mains cassées, il dévala le premier la pente. Catalina le suivit comme un fleuve.

Les voyant fondre sur eux, les yeux des gosses se révulsèrent — certains les avaient reconnus.

Il y eut de l’agitation dans les rangs les plus exposés, les diplômés, les autres étaient trop loin, et puis ils préféraient dévorer leurs carcasses. Eux rebondissaient sur le flanc de la dune.

« Pas de prisonniers », criaient ses mains cassées, « pas de prisonniers ! », mais empêtrées dans le brouhaha du cœur, ses mains hésitaient encore : on ne massacre pas des inconnus — c’est défendu —, même au hasard de la foule, on ne se venge pas, c’est défendu. On était en démocratie, oui ou non ?!

Beaucoup se croyaient préservés, comme toujours. Ils avaient gagné leur diplôme, oui ou non ?!

Ils s’abattirent sur les premiers rangs, et il tomba du plomb.

Le ciel s’en fut, fendu.

Un carnage : ils tombaient par grappes sous les poings du Colosse, des gosses aux yeux de morve qui n’avaient rien demandé pourtant. Chaque coup cassait, chaque cou cassé, le Colosse frappait sans discernement, les têtes et ce qui passait à portée, il frappait avec une colère de pierre, de ses grandes mains d’acier.

Catalina regarda un instant son amour qui se déchaînait, couvert du sang des autres, puis les petits êtres écrasés sous ses pas : elle arma le chien.

Ça fit d’abord comme un gémissement de nouveau-né, le baleineau qu’on harponne, un petit claquement de rien, mais les mâchoires s’étaient refermées sur leurs figures affolées ; ô tendre et douce peau effilochée… Ça fit ensuite comme les serres d’un aigle enfoncées dans le crâne d’un enfant et les grands battements d’ailes pour l’emporter, des coups de bec, une panique rouge.

Le Colosse frappait le monde et ses alentours, possédé ; Catalina aussi visait la tête. Les os éclataient sous l’impact. Des hurlements. De pauvres gosses.

Ce qu’ils avaient appris, ce qu’on leur avait dit, ce qu’ils avaient répété, rien ne servit. Ils tombaient morts, raides.

Des tas de golden boys s’amoncelèrent autour d’eux : on vit même des sommets, des graphiques imprévisibles, de nouvelles catastrophes. Enfin il n’y eut plus rien qu’un râle enseveli, une rumeur noire comme venant du fond d’un puits, et pas un debout…

Les corps formaient des ravines, des chemins impossibles où filaient des rigoles. Des rhizomes.

Catalina ne disait rien. Elle avait rangé son arme dans la ceinture du Colosse et laissait balancer son corps sous la brise, la tête ailleurs.

À quoi elle pensait, ce qu’elle avait envie d’être, il n’en savait rien. Il songeait à tous ces gosses qu’il avait détruits, à l’odeur de sa peau sous sa robe, et bien d’autres choses encore… Un voile d’or passa dans le bleu du ciel.

Catalina embrassa les mains cassées de son Colosse, et doucement lui dit :

Viens…

Ça sentait la terre après la pluie. Il donna un dernier coup de pied dans une des têtes qui traînaient là avant de filer avec elle, droit devant.

* * *

— Tu crois qu’ils nous cherchent ?

— Qui ça ?

— Je ne sais pas… Les responsables de tout ce carnage.

Le Colosse haussa les épaules :

Bah… Ils ne savent même pas ce qu’ils sont…

Catalina sourit. Elle était loin, la brebis qui devait traverser les yeux du Crucifié : son amour à elle avait des ailes en fer articulées, de ces machines qu’on croisait au hasard des cinémathèques, un amour au désespoir démesuré. Que c’en devenait sillage de balles traçantes… Ils marchèrent sur le dos des blés morts, le soleil comme des lignes de feu sous l’horizon.

Quand même, dit-elle au bout d’un moment, ils pourraient chercher à se débarrasser de nous.

— Impossible.

Ils enjambèrent un village.

Les bombes avaient laissé des cratères comme des poumons crevés dans la terre, de la dentelle brodée au fil des barbelés. On les voyait courir le long des champs, des fossés, on les voyait courir et ne jamais s’arrêter.

Ils enjambèrent une rivière, ce qu’il en restait, un ruban de boue où émergeaient quelques mines oubliées ; les enfants qui jadis y avaient pêché aujourd’hui flottaient dans les souvenirs des aînés mais leurs ricochets hantaient encore les rives, les marais…

Pour elle-même, Catalina récita un petit poème :

Animal

Mécanique

Sur la dalle

Allongée,

C’est l’eau rare

De mes cuisses

Sur la pierre

Anthracite

Qui glisse

Sur tes lèvres

Et tes nerfs

Mécaniques

Qui s’enfuient

Ventre à terre

À ma suite,

S’en sortir

Vivant

Peut-être

Vivant…

Ils errèrent par la terre désolée, avançaient au hasard, comme si les mines avaient troué leurs pas.

De cette marelle hypnotique, ils sortirent épuisés.

Le Colosse épiait les reliefs, ses yeux de glacier bleu scintillant dans le soir. De guerre lasse, ils se réfugièrent dans un bois en bord de route. Catalina trouva un nid d’épines où reposer ses pieds nus.

Il faisait nuit sans doute ; ils distinguaient à peine le paysage mâché.

Le Colosse alluma un feu pour éloigner les hordes, et s’assit en soupirant. Catalina aussi était fatiguée.

Ils avaient trouvé un charnier tout à l’heure : comme il était encore tiède, ils l’avaient remué de leurs mains mais personne n’avait répondu. Ni la petite fille dans les corps de femme, ni rien.

Il avait fallu les abandonner.

— Tu crois qu’il en reste beaucoup ?

— Je ne crois rien du tout.

Mais il mentait : elle dansait sur le reflet des braises qui couvaient dans ses yeux. Catalina fourra sa tête contre son Colosse et un instant cessa de respirer. Elle en aimait les flancs brûlants, les incendies et les branches qui la tenaient.

Elle l’avait ramassé comme une arme sur le bord de la route, et depuis ils ne s’étaient plus quittés.

Inutile.

Il y avait bien longtemps maintenant que tout le monde s’était séparé.

Mais il était tard : Catalina s’endormit là, bercée par le doux ronronnement de la vapeur qui s’échappait de lui, son Colosse d’argent, aux yeux de glacier bleu…


Personne ne rêva cette nuit-là. Ni celles d’avant, ni celles d’après.

Il y avait d’autres urgences.

Par exemple courir devant le lièvre.

Par exemple s’ignorer passionnément.

Par exemple…

Tais-toi.

* * *

Ils se réveillèrent sans savoir si c’était le matin. Et puis toujours cette impression de vivre un autre jour, toujours le même…

Ils se mirent en route mais ça n’allait pas.

L’air était devenu si rare que le vent en crevait ventre ouvert dans les fosses, avec les soldats, les réfugiés, pour ainsi dire pêle-mêle, mais on le voyait encore qui respirait ; il fallut les mains du Colosse pour le sortir de là.

— Le pauvre, fit-elle. Regarde : il est tout cabossé.

Le Colosse hocha la tête :

— N’écoute pas ce qu’elle dit, petit. Allez va…

Ils aimaient la nature, même si ça ne servait à rien.

Ils partirent, des hématomes plein les bras.

— C’est encore loin ?

Le bout du monde, répondit le Colosse.

Ça va faire long…

— Ça dépend du chemin, s’il reste un passage, on a peut-être une chance de s’échapper.

Un trou dans le territoire : deux échappés !

Ils s’aimaient, parce que ça ne servait à rien.

* * *

Chapitre suivant : le malheur.

Les bombes, on avait l’habitude ; après tout, c’est conçu pour exploser. Le malheur, c’est qu’on n’était pas préparés…

* * *

Chapitre suivant : les fleurs.

Y en a plus on t’a dit !

* * *

Il faisait nuit le jour : des marées noires comme du charbon, qui vous salissaient les doigts. Le gras du gaz, filles du grisou.

Pour ça il en était mort par comités, tous les derniers ouvriers, des maigres à n’y plus voir, des emportés par le courant, des nés victimes qui n’avaient pas eu le choix, des qui n’étaient même pas au courant.

Les autres avaient suivi, les employés, les syndiqués.

Mais la casserole où on les avait jetés accrochait… Ils s’étaient mis à geindre, puis à crier… Pas malheureux pourtant jusqu’alors, ils avaient cru à leur part.

Fallait pas croire.

Enfin, ils n’étaient pas les seuls : d’autres encore avaient suivi, les petits cadres, les professeurs, c’était comme le charbon qui alimentait la locomotive, de l’extrait de croissance qui prendrait des directions hyperboles, de la machine qui s’emballe certifiée pur capital… De pauvres gens, qui avaient été carbonisés les premiers.

Les rescapés portaient des espèces de stigmates, en signe de reconnaissance. Ils se croisaient à la dérobée, le soir, échangeaient leurs peurs gelées, tant que les rues en étaient devenues glissantes.

Des pavés.

On les voyait fuir à la nuit tombée, délestés, des rescapés qui comme eux ne savaient pas où aller… Ils trouveraient.

Ils trouveraient n’importe quoi…

Soudain le Colosse s’ébroua.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta Catalina.

Il chuchota :

Ils sont là…

Le fleuve coulait en bordure des barbelés.

Il coulait une eau saumâtre, baignée d’anguilles, une eau de cochons qui scintillait pourtant sous les feux des spots. Et ils arrivaient des quatre coins de nulle part, moitiés d’automates attirés par le flux… Ils arrivaient par groupes pressés, ça se bousculait jusque dans les derniers rangs, les plus fanfarons prédisaient des miracles, vingt, trente pour cent, des miracles bénéfice pour tous qui en valaient la chandelle, des miracles garantis qu’ils espéraient tellement, et si toutes leurs petites actions mises bout à bout ne faisaient pas un geste capital, ils espéraient au moins tirer leur épingle du jeu.

Ils en voulaient.

On les avait programmés compétition.

Ils en voulaient.

On les avait programmés capital spermatique.

Ils en voulaient encore.

On les avait programmés spéculateur précoce.

Ils en voulaient à mort !

Oh, non…, souffla-t-elle. Non, n’y allez pas !

Mais les affamés n’écoutaient pas : ils se précipitèrent vers l’eau du fleuve qui croyaient-ils coulait pour eux, et y plongèrent leurs mains avides.

Oh ! oui ils en voulaient, ils en voulaient vite ici maintenant, et que si c’était bon pour eux, c’était pas mauvais pour les autres…

Évidemment, ils ne comprirent pas tout de suite : c’est quand ils ressortirent leurs mains de l’eau noire et les virent lacérées, qu’ils commencèrent à crier.

Ils se croyaient tamis promis à l’or, ils se retrouvaient l’espoir amputé d’autant.

Le Colosse frissonna malgré lui. Les affamés regardaient leurs mains sorties du fleuve comme celles d’une autre personne, des mains laminées dans le sens de la longueur qui pendaient maintenant, nouilles molles sanguinolentes au-dessus du courant, des mains tout juste bonnes à passer la serpillière…

Oh ! ils pouvaient toujours hurler, les affamés, avec leurs pattes qui se tordaient comme l’araignée fraîchement écrasée, ils pouvaient toujours dire que c’était pas des manières, qu’on leur avait pas laissé miroiter la plus-value pour se faire déchiqueter comme ça ! Et puis qu’est-ce qu’ils allaient devenir avec leurs copeaux de mains ?

Ils disaient qu’ils allaient se plaindre !

Qu’ils allaient entamer des actions en justice !

Qu’ils allaient prendre des avocats pour récupérer leur dû !

Qu’ils allaient porter des réclamations pas ordinaires !

Qu’ils allaient…

* * *

Chapitre 4 : Aller au diable.

* * *

« Il avait les yeux si bleus qu’il faisait beau dans la nuit… » Bien sûr Catalina exagérait : elle n’y entendait rien à l’entendement, dans ces cas-là elle était fillette sautant couettes les premières dans les flaques, les caniveaux, dans ces cas-là elle était la brindille et le pont à la fois, le jeu entre le mur et l’armoire, du concentré de coquelicot ; ça la mettait dans tous ses états.

Elle pouvait sentir grincer les articulations de son Colosse.

Elle pouvait sentir ses écrous à des kilomètres.

Abandonnant les affamés aux eaux du fleuve, ils coupèrent à travers bois. Le chemin serait long, dangereux.

Ils trouvèrent une clairière abritée sous la lune. Réfugiée, elle aussi. Et d’une pâleur cadavérique en dépit du présent répit. Catalina et son Colosse avaient stoppé à la lisière. L’envie de se découdre était si forte qu’ils en oubliaient presque le danger…

— Tu sens quelque chose ? demanda-t-elle.

— Que toi.

La poitrine du Colosse luisait comme une lame. Catalina prit sa main cassée dans la sienne, cette main qui avait joué de la musique jusque dans le stade où on l’avait enfermé avec les autres, et l’attira vers le centre de la clairière. Ignorant les menaces du monde, ils marchèrent à l’ombre blanche de la lune, parmi les herbes hautes et la paille élimée.

Catalina dans tous ses états exhalait des miracles acrobatiques. Le Colosse entendait ses pieds nus sur les tiges, le froissement de sa robe à fleurs imprimées… Du reste, nulle trace.

Catalina ôta sa robe et s’allongea dans les herbes, l’odeur de sa peau mélangée.

Il déplia ses rouages à ses pieds, la respira longuement, à petites lapées… C’était bon mais l’odeur de sa peau flottait, repérable à des kilomètres…

Le vent leur ami…

Le vent leur a mis une couverture ; de soie blanche elle brillait de pacotille, cosmique, toute d’herbes pliées pour les recouvrir en entier.

Sans dessous, Catalina ouvrit ses vannes.

Ici ils seraient en sécurité.

Alors ses mains cassées sur ses seins parcourus, le Colosse se laissa mordre par la gelure. Catalina coulait en lui, azote fumant.

Catalina coulait en lui, étoile traçante.

Elle dit :

— Encore.

Ils firent l’amour au centre de la clairière. Personne ne saurait.

Personne n’en saurait jamais rien.

Personne n’en saurait jamais rien puisque personne jusqu’à présent n’avait jamais rien su.

On ne les prendrait pas.

On ne les avait jamais pris.

Ils firent l’amour comme s’ils se nettoyaient de quelque chose que d’autres avaient commis, puis violemment comme des bêtes, la paix, enfin la paix, une qu’on pouvait conquérir sans lutter, vaincre le sort même un instant les rendait terriblement vains, ils oubliaient tout en se grimpant dessus, les coups d’État, les tortures, ils oubliaient plus que de raison, ils en devenaient caillou, emboîtés mabouls, qui se cognaient les hanches et faisaient fuir les oiseaux.

Et s’il n’y en avait plus non plus… qu’importe.

— Encore…

Elle disait :

— Encore.

* * *

Chapitre le même : cachés sous les herbes, ils firent l’amour sans se faire prendre. Enfin, il n’y eut bientôt plus que leur souffle à déranger ; Catalina et son Colosse se tinrent serrés contre la terre, à présent exténuée, en signe de reconnaissance.

— Elle a bon dos la terre…

Elle a bon dos, oui…

Elle n’avait surtout plus de sang, la terre : dévitalisée de la sève, passée à la moulinette. On lui avait épluché l’écorchure.

Heureusement ils étaient l’un sur l’autre, flanqués dessus comme un léopard sur sa branche.

Catalina prenait un bain de lune, nue parmi les herbes. Près d’elle, le Colosse revissait ses belles mains cassées, toute carcasse frémissante sous l’astre blanc. L’espace d’un instant, Catalina crut que tout était devenu comme avant, à vrai dire hier, que les désastres annoncés n’avaient pas eu lieu… Mais ça ne durerait pas.

Tu entends ?

— Oui, quelque chose arrive…

Le Colosse se leva d’un bond. Le vent déjà s’était réfugié sous les branches. Même les feuilles s’étaient tues…

Ils arrivaient.

Catalina et son Colosse s’aplatirent. Ils avaient le cœur dans la gorge et les hautes herbes pour alliées. Il y eut d’abord quelques hululements lugubres, suivis de cris de ralliement comme on scierait un genou, puis ils jaillirent de la forêt, une véritable horde, qui très vite envahit la clairière.

Des dizaines de poupées mécaniques défilèrent au pas de course, des poupées enrichies, ce n’est pas ça, la valeur c’est autre chose, eux avaient toujours été les premiers, une horde obéissante, disciplinée, irresponsable : des poupées intelligentes au mécanisme redoutable qui avaient mis leur avenir dans celui d’aucun autre, et qui n’auraient pas d’enfants.

L’acier du Colosse était trempé de peur : ils emporteraient Catalina, de force, ils l’arracheraient au besoin, sa robe et les fleurs imprimées dessus, ils la cueilleraient comme du chiendent, ils la prendraient et la retourneraient jusqu’à la racine ; il ne pourrait pas tous les tuer, ils étaient trop nombreux, et bien entraînés ceux-là…

Catalina à ses pieds serrait son revolver, les yeux éteints.

Ne pas se faire repérer.

Lui retenait son souffle. L’odeur de sa peau était sensible à des kilomètres, il suffisait de respirer… La colonne passa devant eux, tapis comme des fauves affolés.

* * *

Chapitre 7 : en avoir ou pas — du travail.

Des performances.

* * *

Chapitre 8 : en avoir pas du tout.

* * *

— Ils sont partis…

Le Colosse aussi avait du mal à y croire.

On dirait, oui…

La horde n’avait rien senti : ni l’odeur de Catalina ni la présence de la lune derrière les nuages. Était-ce qu’ils étaient trop nombreux occupés à compter ? De leur passage, il ne restait plus qu’un sillon de terre brûlée, des manières de bisons…

— Tu as vu comme ils avaient l’air…

Oui. C’est étrange…

Jusqu’à présent, les hordes ne faisaient pas partie des traqués. Ils vivaient sur le dos, comme des tortues renversées, pas comme des rescapés.

— Il est arrivé quelque chose, dit-elle. Forcément.

Que pouvait-il encore arriver ?

— Tu crois qu’ils couraient après quoi, le fleuve ?

Je ne sais pas… Ils avaient l’air terrifiés.

Le Colosse ruminait. Même ses yeux se ternissaient.

Qu’est-ce qu’on fait ? dit-elle. On ne peut pas rester là… C’est encore loin, ton bout du monde ?

— Par-ci par-là… Allons voir…

Ils suivirent le sillon de terre brûlée laissé par la horde. Il s’enfonçait sous les futaies, disparaissait dans les méandres. Ils reniflèrent, à la recherche d’une odeur étrangère, mais la horde n’avait semble-t-il laissé aucune arrière-garde… Ils avancèrent encore, sur le qui-vive. Même l’écorce des arbres ne sentait plus rien. Catalina leva la tête, inquiète. Il faisait plus sombre à mesure qu’ils progressaient sous les bois ; la lune paraissait les suivre mais on ne vit bientôt plus que les yeux des hiboux…

Catalina n’avait plus de poème à se dire.

— Plus rien du tout…

Alors les doutes l’envahirent.

Ils étaient fous de suivre la horde.

Ils étaient fous de suivre le fleuve.

Et si son Colosse s’était perdu ?

S’il n’était qu’un tas de ferraille plus ou moins boulonné ?

Si elle était seule au bout du compte ?

Il y eut alors comme un claquement dans les branches, puis une voix opaque :

Ne bougez plus !

Le Colosse se retourna, trop tard : la gueule noire d’une arme visait la tête de Catalina.

Au-dessus se terrait un de ces gardiens du temple qu’on ne voyait plus que dans les vieux journaux en papier, un conservateur du musée humain qui, depuis sa branche, les observait de ses yeux jaune sénateur.

— Ne bougez plus ! répéta-t-il.

L’homme vivait en haut d’un arbre, avec ses conserves, seul. Car il voulait que plus rien ne bouge, passionnément. Un type dangereux, qui braquait son arme sur la cervelle de Catalina.

— Ne bougez plus ou je tire !

Mais sa robe ondulait dans la brise. Tant pis pour eux. Il pressa le doigt sur la détente : le conservateur ne voulait pas aller jusque-là, encore une fois on allait le taxer de fascisme. Pourtant il ne faisait que servir ses intérêts. Le crâne de Catalina allait voler en mille éclats d’osselets quand le Colosse écrasa la punaise.

Ça fit un bruit désagréable entre ses doigts, puis il n’y pensa plus — les conservateurs vivaient pour ainsi dire dans une autre époque.

* * *

Chapitre 19 : point d’eau au crépuscule.

La nuit était si noire sous la futaie qu’on n’y voyait plus les contrastes. Catalina et son Colosse avançaient à tâtons, se frayant un passage au milieu de la végétation morte enchevêtrée. Il s’arrêta enfin à la lisière.

Tu vois quelque chose ?

On dirait un bord…

Quel genre de bord ?

Le bord du monde.

Le Colosse observa la plaine qui se découpait sous la lune revenue.

— Je croyais qu’on allait au bout du monde, fit-elle remarquer, pas au bord…

Mais il n’avait pas envie de plaisanter : sous son aspect vide et désolé, la plaine noire qui leur faisait face n’avait rien de tranquille.

Des entrelacs émergeaient au loin, mirage fumant par-delà la savane où des collines spectrales s’affichaient en sinistre totem ; aussi pelées que des chiens, elles gardaient les bords d’un rien si vaste qu’en dépit de leur voyage ils n’avaient pas traversé le début d’une moitié.

Nyctalope, Catalina aperçut leurs contours dans le crépuscule, et l’étrange étendue étalée à leurs pieds.

Un sol de mercure baignait sous la lune…

On dirait un point d’eau, dit-elle.

Le Colosse scrutait les environs avec anxiété. Le danger ne pouvait pas être plus grand.

Catalina tressaillit.

De fait, ce ne fut d’abord qu’une rumeur au loin, un avant-rien, puis les feuilles des arbres se mirent à frissonner.

L’air aussi avait changé de mains.

La lune affolée tâcha de recoudre ses cratères en toute hâte, rameutant les nuages à tête de cheval qui fuyaient à sa suite, des nuages-chevaux de guerre qui en passant le gué avaient gelé dans la glace et n’avaient plus que l’écume pour cavalier, de pauvres bêtes évaporées dans l’affaire, happées par l’Histoire et ce qu’on s’était raconté pour oublier les dictatures, des chevaux qui préféraient encore finir dans les nuages…

Catalina essuya ses mains sur sa robe, mouillées de peur.

Car la rumeur grossissait.

Elle enflait, énigmatique baudruche, renversant les brumes et les branches mortes qui craquaient à leur approche. L’obscurité les rendait encore invisibles mais ils approchaient, venant de la plaine : les derniers rescapés.

Ils arrivaient par groupes isolés, solitudes aimantées à la pelle qui s’aventuraient à découvert, comme répondant à un appel secret et mystérieux. Mais la peur qui les précédait empestait, elle débordait les herbes et les collines, une peur de mygale, défiant l’apesanteur…

Catalina et le Colosse s’accroupirent.

Les derniers rescapés approchaient du point d’eau, chassés et méfiants du monde : c’est qu’on les avait jetés misérables sur les routes, les premiers à la traque, c’était miracle qu’il en restât encore. Ils s’observaient de loin, sur leurs gardes, mais l’étendue de savane semblait si vide, et la lueur intermittente de la lune si sûre alliée qu’ils finirent par vaincre leur terreur.

Catalina et son Colosse cette fois n’eurent pas à se cacher : aucun des rescapés ne fit attention à eux, comme si elle ne sentait rien sous sa robe à fleurs.

Le point d’eau n’était plus qu’à quelques mètres, ils marchaient en rangs si serrés qu’ils se touchaient presque, une transhumance qui se pressait, tout empêtrés de boue. La terre était molle à cet endroit, on s’y enfonçait par coudée, d’ailleurs les premiers arrivés avaient disparu sous les suivants… et il en venait encore, qui se marchaient dessus sans vergogne, pour ça la misère ne faisait pas de quartier, des chiens grattant à la porte… à se désosser pour les miettes… des vieux bouts d’hommes.

Le visage du Colosse était sombre, et l’effet des astres n’y était pour rien :

C’est un piège…

En s’approchant, on pouvait voir le fleuve qui serpentait depuis l’autre bout de la forêt, un cours desséché s’en allant par plaques, le fleuve lépreux…

— C’est un piège, répéta-t-elle.

Car ils coulaient les capitaux, ils déboulaient au point d’eau à grands tourbillons ; les plus noyés flottaient sur le dos, le ventre gonflé comme des mines à la surface, des capitaux qui avaient capitulé et s’en allaient au bouillon, certains avaient trop compté sur les autres, ou s’étaient rendu compte trop tard, des capitaux flottants sans queue ni tête qui n’appartenaient plus à personne depuis longtemps, mais coupaient quand même encore, comme des couteaux.

Au fil du fleuve ils s’étaient échoués là, au milieu de la plaine herbeuse où les rescapés accouraient, s’embourbant empilés. Ils eurent beau agiter leurs cartilages, rappeler qu’ils avaient payé pour ça, ils s’enfonçaient mouvant, pataugeoire mortelle, au milieu des débattants. La boue leur recouvrit bientôt la bouche, de sorte qu’on ne les entendit plus crier. Leurs mains remuaient encore, tentant en vain d’atteindre le point d’eau.

Les plus vaillants tentèrent une dernière sortie, un baroud d’honneur d’espèce pathétique : la boue les engloutit à leur tour, complètement.

Ne flottaient plus à la surface que les capitaux, poissons crevés.

On les avait pressés

Compressés

Essorés

Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que l’enveloppe.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Il soupira tristement, et la tint contre lui.

— C’est le monde qui fuit, Catalina…

Oui, le monde fuyait, par tous les bords, la matière en était toute suicidée.

— Il ne reste que nous deux maintenant, dit-elle. Et les éléments… Qu’est-ce qu’on fait ? On ne va pas mourir…

Le Colosse leva la tête. Il vit le vent éparpiller les nuages-chevaux, et la lune au loin comme une mère attentive. Ils se dirigeaient vers la mer de sel : la mer de sel au bord du monde.

— Non, la rassura-t-il. Nous ne mourrons pas, pas maintenant.

Catalina fit semblant de le croire : son Colosse était si serein, presque lumineux. Elle prit sa main de fer dans la sienne, et suivit les nuages qui déjà gravissaient les derniers vestiges d’inhumanité.

* * *

Chapitre dernier : sans eau au crépuscule.

Ses yeux de glacier bleu se reflétaient dans les plaques de sel, fissurées jusqu’à l’horizon. Le Colosse stoppa là, Catalina dans sa main. Ils ne s’étaient pas lâchés du chemin, sûrs autrement de se perdre. Les derniers rayons du soleil caressaient l’océan immaculé. Des teintes rose sang.

— C’est beau, dit-il.

— Oui… C’est la fin.

Il n’y avait plus d’eau. Plus rien. Le Colosse sourit et serra fort sa main. Ils ne savaient pas ce qu’il y avait après le bord du monde, s’ils mourraient ensemble ou pas, mais ils étaient les derniers. Et ils s’aimeraient quand même, parce que c’était l’éternité.

Alors, pour se donner du courage, Catalina lui chanta une dernière chanson…


Le vent hurlait dans la décapotable quand Gabriela referma le carnet Moleskine.

Esteban fixait toujours la route, absorbé par les lignes blanches qu’il avalait pied au plancher : cent soixante-dix au compteur du bolide anglais. Les Andes émergeaient des brumes, elle d’un rêve étrange — L’Infini cassé… Un conte macabre, désespéré, qui lui laissait un goût de fer. Gabriela ne s’attendait pas à ça. De quoi était fait cet homme ? Pourquoi lui avoir caché qu’il écrivait ? Pourquoi lui avait-il parlé de Víctor Jara au restaurant ? Un camion passa à reculons, ébranlant la carrosserie dans un souffle mortel. Les mains d’Esteban tremblaient sous la pression du moteur lancé à plein régime. Gabriela dut se pencher pour se faire entendre au milieu du vacarme.

— Il manque la fin de ton histoire, lui lança-t-elle, la chanson de Catalina !

Il ne répondit pas, concentré derrière ses lunettes noires, comme si tous ces événements suivaient leur propre logique. Gabriela serra le livre d’Esteban entre ses mains. Elle ne savait pas si leur rencontre était une nouvelle épreuve initiatique sur le chemin de la machi, s’il avait aimé une femme nommée Catalina, si le Colosse de L’Infini cassé était un avatar de Víctor Jara ou de lui-même, si ce roman inachevé était son testament littéraire, le produit d’une extase mystique ou quelque fulgurance d’un esprit égaré : ses cheveux tourbillonnaient dans l’habitacle et Santiago émergeait tout au fond du brouillard.

— En tout cas ça me plaît, lâcha-t-elle au vent, ça me plaît beaucoup !

La décapotable ralentit imperceptiblement sur la ligne droite, cent cinquante, cent quarante… Esteban croisa le regard de la jeune Mapuche, son cou gracile, la ligne si parfaite de sa clavicule sous sa robe fripée.

— Toi aussi, Gab, dit-il, beaucoup…

Sa main caressa sa joue, une seconde magnétique. Gabriela frissonna sur le siège tandis qu’Esteban remettait la gomme — maintenant c’était sûr, elle était amoureuse de lui.

3

Un enfer. Edwards s’était réveillé aux premières lueurs du jour sur le canapé du bureau, assoiffé par l’alcool bu la veille, suant la tourbe et le dégoût de lui-même. La peau d’un autre lui collait, une honte poisseuse.

Il avait pris une douche et deux aspirines en se levant mais ses paupières étaient enflées, le mal de tête tenace. Ses mains erraient sans but au bout de ses bras, les réminiscences de cette nuit horrible remontaient à la surface et Edwards n’en finissait plus de se maudire : la situation était suffisamment difficile, pourquoi avait-il mêlé Esteban à ça ?

Par courage ou par lâcheté éthylique ? Parce qu’il était rentré chez lui ivre mort, qu’il avait vomi plutôt que de frapper sa femme ? Parce qu’il devait déverser ce qu’il avait sur le cœur et qu’il l’avait choisi lui, son seul ami ?

Edwards avait laissé un message sur le portable d’Esteban après sa dispute avec Vera : que lui avait-il dit au juste ? Tout ? La scène restait confuse dans son esprit. Dans tous les cas, il s’était comporté comme un imbécile, pas seulement envers son associé. Lui qui détestait le conflit, considérait la violence comme la forme de virilité la plus bête, il avait failli porter la main sur Vera. Sa propre femme. La prunelle de ses yeux, pour qui il se serait damné… Était-il devenu fou ?

Edwards culpabilisait, vaseux, s’en voulait à mort, moins pour Esteban que pour Vera. Bien sûr que sa femme le trompait : comment, en faisant si peu l’amour, aurait-elle pu se satisfaire de lui ? Comment aurait-il pu lui faire des enfants ? La torture subie par sa mère avait dézingué sa libido, comme si un océan d’amour amniotique et un océan de douleur s’étaient mélangés en lui, des vagues aux courants contradictoires qui l’avaient brassé menu. Un combat intérieur vieux de quarante ans l’empêchait d’aimer, voilà la vérité, et si ce n’était pas la vérité, il trouverait. Ils trouveraient ensemble. Il irait voir un psy comme elle le lui avait suggéré, quelqu’un qui s’occuperait de sa douleur et l’aiderait à vivre. À revivre.

Le retour de la garden-party avait été un enfer, mais ce matin Edwards aimait sa femme plus que jamais.

Il prépara son petit déjeuner préféré, des œufs brouillés avec des copeaux de parmesan, un yaourt au soja, du thé vert et une salade de fruits rouges. Vera comprendrait qu’il n’était pas dans son état normal la veille. Il ne lui dirait pas pourquoi, ni ce que la présence de Schober à la réception avait remué en lui, mais il se battrait pour récupérer l’amour de Vera. Il était prêt à passer l’éponge sur son amant, tant qu’elle ne le revoyait plus : voilà ce qu’il lui dirait. Il lui apporterait son petit déjeuner au lit, comme avant, avec quelques mots doux et des excuses au kilo pour se faire pardonner. Ils reprendraient leur histoire là où elle avait commencé à se déliter, et il jurerait qu’ils seraient de nouveau heureux.

Edwards ne se demanda pas pourquoi Esteban ne rappelait pas. Vera apparut à la porte de la cuisine, les yeux en meurtrière pour repousser l’assaut du soleil.

— Bonjour, chérie, lança-t-il d’une voix amicale. J’ai préparé le petit déjeuner, si tu veux…

Edwards tentait de sourire. Ses boucles brunes tombant sur ses épaules, ses longs yeux bruns, elle était tout ce qu’il pouvait perdre.

— Je voulais te dire, pour hier soir…

Vera ne lui laissa pas le temps d’être pathétique.

— Je m’en vais, dit-elle sans préambule.

— …

— Je pars chez une amie.

Edwards oublia ses toasts, vit les chaussures à ses pieds et le sac qu’elle portait à l’épaule.

— N’essaie pas de me retenir, dit-elle devant sa mine cireuse. J’ai réfléchi cette nuit pendant que tu cuvais… Ça ne peut plus durer : je ne veux plus.

— Écoute, Vera, je m’excuse pour hier soir, s’empressa Edwards. Je suis désolé. Sincèrement. J’avais des choses à te dire et je m’y suis mal pris. J’ai l’esprit confus depuis des jours et…

— C’est trop tard, coupa-t-elle, glaciale. Je pars, le temps de faire le point.

— Le point sur qui ? rebondit-il. Nous ou lui ?

— Je vais chez une amie, pas ailleurs… De toute façon, ce n’est pas pour ça que je pars.

— Pourquoi alors ?

— C’est ce que je veux savoir, répondit Vera d’un air décidé. Sans doute que ça prendra du temps. Je n’aime pas ce qu’on est devenus, ajouta-t-elle. Ce n’est pas ce qu’on s’était dit. Il faut que je respire, Edwards, qu’on sorte de cette spirale… Il faut que je sache si je t’aime encore.

— Je t’aime, moi, je t’aime.

— Eh bien moi non, lâcha-t-elle. Pas après ce qui s’est passé hier soir.

— Je m’excuse, Vera, j’avais trop bu, je ne savais plus ce que je disais…

Il avança vers elle, qui d’instinct recula.

— Laisse-moi, dit-elle en le fixant.

— Il faut que je te parle, je t’en prie.

— C’est trop tard, Edwards. Je t’appellerai… plus tard… Au revoir.

Vera se détourna pour éviter son regard et s’éclipsa aussitôt, son sac à l’épaule. Edwards ne fit pas un geste pour retenir sa femme : il était dévasté…

Les oiseaux ne chantaient plus dans le jardin. Ni la pendule au-dessus du vaisselier, ni rien. Combien de temps resta-t-il prostré ? Les œufs brouillés qu’il avait préparés pour elle étaient froids, stupides dans leur poêle, le soleil comme une offense sur le mur jaune de la cuisine. Edwards se sentait amputé de la meilleure partie de lui-même, la seule en laquelle il croyait.

La sonnette de la grille le fit sursauter… Vera ? Qui d’autre ? Il se précipita vers l’interphone le cœur battant la chamade, déchanta vite : ce n’était pas sa femme mais un inspecteur de police, qui voulait lui parler au sujet d’un cambriolage survenu cette nuit dans le quartier.

* * *

Porfillo avait choisi Durán pour l’épauler dans l’opération sauve-qui-peut, un dur de trente ans son cadet qui travaillait sous ses ordres à la sécurité du port et savait la boucler. Delmonte était déjà parti retrouver Carver, qui attendait le feu vert pour nettoyer les ordinateurs du fiscaliste. Partis de Valparaiso à bord d’une berline aux vitres teintées équipée de fausses plaques, Porfillo et Durán étaient arrivés à Las Condes aux premières lueurs du jour avec un plan — provoquer un accrochage sitôt qu’Edwards passerait le portail de sa maison, l’embarquer avec sa voiture via un protocole maîtrisé — mais en quittant la propriété tôt le matin, la femme de l’avocat leur facilitait la tâche…

L’avocat avait gobé leur baratin à la grille. Il attendait devant la maison, vêtu d’un simple jean et d’un tee-shirt blanc, pas très en forme à en croire les traits tirés de son visage ; l’effet de sa cuite sans doute. Il fit une drôle de tête en voyant la berline se garer le long des rosiers en fleur. Le temps de réaliser qu’il ne s’agissait pas d’une voiture de flics, c’était trop tard. Durán sortit le premier, aussitôt suivi de Porfillo. Edwards eut un geste de recul en reconnaissant l’émissaire de Schober.

— Un mot et tu es mort, menaça le chef de la sécurité tandis que Durán contournait la cible.

Un Glock pointait sur son ventre.

— Hé, du calme ! tempéra Edwards.

Il levait ses paumes en signe de soumission mais Durán l’empoigna violemment et lui fit une clé de bras.

— Putain, qu’est-ce que vous faites ?!

— Ta gueule, on t’a dit, feula Durán à son oreille.

La jeune brute l’immobilisait, la tête inclinée vers le sol, et la douleur lui remontait jusqu’aux cervicales. Il voulut se libérer mais Porfillo était déjà sur lui : Edwards sentit une piqûre dans son cou, un liquide chaud s’écouler, et son esprit chanceler. Les branches des arbres basculèrent à toute vitesse avant qu’il ne s’écroule. Durán accompagna le corps de l’avocat à terre. Tout s’était déroulé en quelques secondes, sans témoins.

— Récupère la bande de la caméra à l’entrée pendant que je le mets dans la voiture, ordonna Porfillo, grouille.

Edwards reposait à l’arrière de la berline, inconscient, quand ils reçurent l’appel de Carver : il venait de géolocaliser le portable de Roz-Tagle, une adresse à Bellavista.

4

Ils arrivèrent à Santiago après une course contre le vent qui les laissa groggy. Il n’était plus question d’écriture allégorique, de virée rocambolesque à la mer, de réveil parmi les pélicans : le trafic ralentissant aux abords du centre-ville, Gabriela remit un peu d’ordre dans ses cheveux — les idées, on verrait plus tard.

L’Aston Martin s’échappa devant l’Université catholique, dépassa les magasins de fringues à la mode et les boutiques de babioles qui se côtoyaient entre deux restaurants lounge, trouva une place devant une terrasse où des touristes américains aux affreux shorts à carreaux se ventilaient avec le plan de la ville, rouge écrevisse.

Robe défroissée à coups de rafales, pieds nus et gueule de bois carabinée : les passants les regardaient comme des zombis sur le trottoir de Lastarria. Esteban habitait au-dessus d’un restaurant où de grands parasols voilaient un peu plus le soleil. Il laissa Gabriela entrer la première, appela l’ascenseur et monta avec elle au cinquième. Le loft de l’avocat avait tant de baies vitrées qu’il semblait suspendu dans le ciel.

— Eh bien, tu ne t’emmerdes pas, fit-elle en découvrant son antre.

— Mes parents m’ont donné le pactole à mon retour des États-Unis… Une coutume dans la famille, ajouta-t-il en posant les clés sur le bar.

— Pauvre chou.

La terrasse, arborée de bambous, donnait sur les hauteurs du parc de Santa Lucía où Camila lui avait donné son contact deux jours plus tôt.

— Tu veux boire quelque chose ?

— Un verre d’eau, si tu as, dit-elle. Avec de l’aspirine.

Gabriela posa son sac sur un canapé, repéra l’oiseau au plumage coloré qui montait la garde dans sa cage. Mosquito tourna le dos à l’étrangère et, les griffes arrimées à son perchoir, partit soudain à la renverse.

Il était de nouveau de face, la tête en bas, la fixant de ses yeux ronds.

— Il est bizarre, ton perroquet.

Esteban se tourna vers le volatile : encore à faire le guignol…

— Ce n’est pas le mien, dit-il depuis la cuisine, mais celui d’une copine qui l’a laissé là en gage.

— Ah… C’est un mâle ou une femelle ?

— Hum, dit-il en jaugeant la bête, il est tellement con qu’à mon avis c’est un mec.

Gabriela sourit. Mosquito, position poirier, l’observait toujours.

Esteban lui tendit un verre d’eau fraîche.

— Il y a une salle de bains au fond du couloir, si tu veux te rincer, indiqua-t-il. Je prends celle à l’étage… Fais comme chez toi, hein.

Ça ne risquait pas.

Gabriela attendit que le cachet d’aspirine se dissolve, vit les pieds nus d’Esteban disparaître par l’escalier en colimaçon. Les meubles du salon étaient blancs, rares, design, terriblement neufs, comme s’ils n’avaient jamais servi. Un décor d’Hollywood, tendance David Lynch aseptisé, avec la colline de San Cristóbal au loin perdue dans les brumes de pollution. La bibliothèque occupait tout un pan de mur, il y avait aussi des livres empilés ou en vrac sur les tables, des paquets de cigarettes entamés sur le bar d’acier patiné, un canapé en cuir crème qui rappelait la banquette de sa voiture, aucun écran, ordinateur ou téléviseur : Esteban vivait dans le ciel, seul, depuis longtemps visiblement — hormis le perroquet débile, aucune marque d’une quelconque présence féminine… N’en finissant plus de suer ses toxines, Gabriela oublia ses considérations, abandonna ses ballerines en plastique sur le parquet et se réfugia sous la douche.

La salle de bains avait le volume de sa chambre, joliment décorée d’azulejos, avec une douche en verre mat et une desserte où s’entassaient les serviettes. Le mal de tête persistait mais le contact de l’eau la revigora ; Gabriela se sécha avec une des serviettes blanches prévues à cet effet, secoua énergiquement sa robe encore pleine de sable, cala sa poitrine dans le soutien-gorge, enfila sa robe fripée et évalua sa mine dans le miroir en pied.

Pour une fille qui avait subi un trou noir de plusieurs heures avant de se réveiller sur une plage au milieu des pélicans, elle ne s’en sortait pas si mal… Mosquito en revanche commençait à lui vriller les tympans : de retour dans le salon, Gabriela déplaça la cage sur la terrasse et, sous les cris intempestifs du perroquet, lui claqua la porte vitrée au bec.

Esteban descendait l’escalier, dans un nouveau pantalon noir et une chemise. Il sourit en voyant le bestiau en quarantaine.

— Il paraît qu’ils meurent si on leur donne du persil, dit Gabriela.

— Merci du tuyau.

Mosquito braillait derrière le double vitrage.

— Tu as faim ?

— Je ne sais pas trop…

Elle pensait à autre chose. Leurs regards s’empilèrent, pleins de givre. Ils se tenaient face à face, beaucoup trop près pour résister à l’envie de se toucher. Gabriela fit un pas pour se coller à lui, remonta sa chemise blanche sur son torse, puis elle fit de même avec sa robe et pressa son ventre nu contre le sien… C’était un geste doux, amusant, terriblement sensuel. Esteban n’entendit pas la sonnerie du téléphone fixe, ni le message d’accueil qui se déroulait : leurs ventres se caressaient maintenant en lents mouvements complices, Gabriela n’avait pas de petite culotte, il sentait sa poitrine gonflée dans le soutien-gorge et ses lèvres semblaient aussi tendres que les feuilles du ginkgo sous lequel ils s’étaient vus la première fois. Esteban plongea dans ses petits astres noirs, y croisa des bouts d’univers, leurs bouches n’étaient plus qu’à quelques centimètres : encore un effort et ils changeraient à jamais de dimension…

La voix de Luis Villa dans le répondeur les ramena sur terre.

— Qu’est-ce que tu fous, beau gosse ?! Ça fait trois messages que je laisse sur ton portable et tu ne réponds pas : je croyais que c’était urgent, tes résultats d’analyses !

* * *

— Pure ?

— À quatre-vingt-dix-huit pour cent, certifia l’agent des narcotiques. Autant te dire qu’à ce tarif le moindre fix t’envoie direct en enfer.

— Et en sniff ? relança Esteban.

— Ça dépend. Si tes gamins avaient des problèmes respiratoires ou bu trop d’alcool, une drogue de cette qualité a pu provoquer un AVC ou un arrêt cardiaque. Dans tous les cas, ton copain balafré avait de la dynamite dans les poches.

Grimpée sur le tabouret du bar, Gabriela écoutait la conversation via le haut-parleur du téléphone fixe. Elle aussi tiquait : ça expliquait les overdoses, pas comment un revendeur de rue comme El Chuque avait pu se procurer un tel produit. Même si le prix du marché avait baissé depuis la guerre contre les narcos — pour la financer —, une telle cocaïne restait inaccessible pour les consommateurs des poblaciones, plus habitués à la pasta base. Luis Villa connaissait son sujet : achetée autour de trois mille dollars le kilo dans les zones de production — Colombie, Pérou, Bolivie —, la cocaïne en valait entre trente et quarante-cinq mille dans les villes. La drogue transitait parfois par des ports sud-américains avant de traverser l’Atlantique en suivant le 10e parallèle, l’« Highway 10 », un ruban sur l’océan emprunté tous les jours par des milliers de cargos, bateaux de pêche, voiliers ou paquebots de tourisme. Pure, coupée en pains, en bonbonnes, en poudre, liquide ou introduite dans des poissons congelés, la cocaïne était le plus souvent reconditionnée sur place.

— Ton hypothèse ? conclut Esteban.

— Il a pu y avoir un problème en amont, dans la région de production, avança le policier, un cafouillage entre les lots et les destinations. Normalement, la pureté du produit diminue tout au long du circuit… Ou alors, si la coke arrive non coupée, c’est que les intermédiaires ont sauté… J’ai demandé un complément d’informations à mes collègues de Valparaiso. Le port est la plaque tournante d’à peu près tout ce qui s’importe dans le pays : le service des douanes a peut-être intercepté un lot similaire.

Esteban analysa vite la situation.

— La Victoria n’intéresse personne mais si des jeunes de bonne famille se mettent à mourir d’overdose, les flics ne seront pas longs à la détente, relança-t-il. Tu connais quelqu’un qui pourrait me renseigner sur le trafic de poudre dans le centre-ville, un dealer ou un indic ?

Luis Villa ne réfléchit pas longtemps.

— Bob, un rasta qui traîne à La Piojera : il est les deux… Je te préviens, ajouta le policier d’un air badin, il est assez con.

— Quel genre ?

— C’est le seul rasta noir pro-Pinochet que je connaisse.

— C’est possible, ça ?

— Au Chili, oui.

* * *

Des tonnes de victuailles se déversaient chaque jour au Marché central de Santiago. On rangeait les étals à l’heure où les plus pauvres se partageaient les restes des cagettes éventrées autour des halles : Mapuches, Quechuas, descendants d’Incas, mulâtres ou déshérités, une petite foule disciplinée s’activait.

Esteban gara la voiture face aux arcades du vieux marché. Il avait déposé Gabriela au Ciné Brazil, acheté un téléphone à carte dans une boutique du centre avant d’envoyer un texto à l’étudiante (« Tout n’est pas perdu, Gab. Voilà déjà mon numéro »). Le coup de fil impromptu de Luis sur son fixe avait douché leur ardeur mais ils croyaient avoir le temps. Esteban s’étira sur le trottoir, ses lunettes tordues le protégeant du soleil brumeux, ouvrit le coffre de la voiture et enfila une paire de chaussures neuves.

De l’autre côté de la place, le bar-restaurant La Piojera — « la pouilleuse » — portait bien son nom, avec la sciure par terre pour absorber le vomi et les verres renversés, les pantins minables installés sur l’estrade comme des musiciens de ranchera, les ivrognes et les gobelets vides jonchant le sol et les tables. Les cuisines, infectes, se situaient naturellement près des poubelles qui, grandes ouvertes sur un essaim de mouches, débordaient : jarrets de porc élastiques, pommes de terre blanchâtres, on ne faisait pas trop de différence entre ce qui sortait des premières et ce qu’on jetait dans les secondes.

Le service à La Piojera était continu, peu aimable, l’ambiance aux bagarres de saloon. Avec son costard de marque, ses chaussures italiennes et sa chemise blanche sans taches, Esteban Roz-Tagle fit une entrée remarquée dans le bouge. Il n’était que trois heures de l’après-midi mais les yeux hostiles le dévisageaient comme s’il allait annoncer la fermeture. L’avocat trouva le fameux Bob attablé sous des drapeaux chiliens en plastique qui prenaient le graillon des cuisines.

La trentaine avachie sur des épaules de camionneur, des perles aux couleurs de la Jamaïque s’égrenant sur des dreadlocks qui lui descendaient jusqu’aux fesses, Bob s’essayait aux mots fléchés devant une part de tarte et un terremoto[6], une eau-de-vie où baignait une grossière glace à la fraise synthétique.

Esteban se présenta comme une connaissance de Luis Villa. Le rasta releva à peine un œil de sa coupe glacée.

— Je peux m’asseoir ?

— Vas-y, fais comme chez toi.

Un serveur au ventre de morse éparpilla les miettes sur la table à l’aide d’une lavette qui devait aussi servir de serpillière, bougonna un bonjour en attendant la commande.

— Tu reprends quelque chose ? proposa Esteban. C’est moi qui invite.

Bob avait presque fini son terremoto.

— Une réplica[7], dit-il, les yeux rouges.

L’herbe devait lui donner faim. Esteban se tourna vers le serveur.

— Une réplica, s’il te plaît, mon gros. Et un pisco sour.

Si la réplica suivait traditionnellement le terremoto, le pisco sour de La Piojera était servi au pichet, brassé à l’hectolitre avec des blancs d’œufs de batterie. Esteban fit cependant bonne figure. Bob, de son vrai nom Leonardo Vasquez, était dealer dans les quartiers huppés de la capitale et le principal indicateur de la brigade antinarcotique. Esteban l’amadoua en se présentant comme avocat et sympathisant de la droite dure, la corde sensible du rasta. D’après Luis, Bob appartenait au XMP, le « Parti de l’ordre républicain pour ma patrie » mené par le petit-fils du dictateur — des milliers d’adhérents, en majorité des fonctionnaires des forces armées et des jeunes de la Fondation Pinochet qui véhiculaient les valeurs du Général, avec une haine affichée pour toute idée de Cour de justice internationale.

— Au moins avec le Vieux, il y avait de l’ordre dans les rues, regrettait Bob, intarissable sur le sujet : Pas tous ces traîne-savates qui viennent me quémander de la merde !

— La jeunesse n’est plus ce qu’elle était, compatit l’avocat.

— Putain, man… Tu veux mon avis ? La dictature a été mal interprétée : s’il n’y avait pas eu le Vieux pour dresser les cocos, le Chili serait aujourd’hui comme le Venezuela. Tu peux être sûr !

Esteban acquiesça devant le géopolitologue : marrant comme Chávez, même mort, inspirait toujours la peur dans une Amérique latine qui n’avait connu que des dictatures de droite. Las des commentaires de l’abruti, Esteban évoqua l’affaire qui l’occupait. Bob descendit de son nuage sécuritaire et son sourire à la ganja s’élargit.

— De la coke pure à La Victoria ? En voilà une nouvelle ! Hé hé ! C’est plutôt la pasta base qu’ils s’envoient par là-bas !

— Il a dû y avoir un micmac quelque part. Dans tous les cas, nous craignons que cette cocaïne n’inonde le centre-ville et touche des consommateurs, disons, occasionnels et respectables, que je représente… tout à fait officieusement évidemment, baratina-t-il sur le ton de la confidence.

Bob secoua ses dreadlocks, dont les perles tintèrent contre la coupe de glace à l’eau-de-vie.

— Je suis pas au courant.

— Il y a eu quatre morts par overdose à La Victoria à cause de cette drogue, biaisa Esteban. Il ne faudrait pas que ce genre de mésaventure se produise dans les beaux quartiers… Tu vois ce que je veux dire ?

— Hum.

C’était pas sûr. Esteban glissa un billet sur la table collante.

— Tu as eu des échos ?

— Non… Non, répéta Bob en empochant l’argent. Mais compte sur moi : si j’ai cette coke entre les mains, je la couperai tellement que tout le monde chiera du laxatif ! s’esclaffa-t-il, goguenard.

Un air de reggaeton remplaça la ranchera agricole dans les enceintes crasseuses. Le dealer avait l’humour militaire mais il semblait sincère, ce qui validait la thèse de Luis — un lot isolé revendu à La Victoria qui sèmerait la mort dans les organismes les plus faibles…

— El Chuque, tu connais ?

— La poupée du film d’horreur ?

— C’est aussi le sobriquet d’un petit dealer de La Victoria, dit Esteban, environ dix-huit ans, le visage couvert de cicatrices. Facilement reconnaissable.

— Hé hé !

Avec Bob, on riait de tout.

— C’est dans ses poches qu’on a trouvé de la coke pure. Tu ne l’as jamais vu traîner dans le centre ?

— Nan.

— Une bande de ferrailleurs, des cartoneros

— Y en a des dizaines qui traînent, des loqueteux… Mais si je vois ton balafré, je t’appelle !

Autant croire au protocole de Kyoto.

Esteban abandonna le rasta à sa cantine porcine et ressortit à l’air libre.

Le moment qu’il venait de vivre ne ressemblait pas du tout à Gabriela. Il traversa la rue jusqu’au Marché central, s’attabla au tonneau d’une poissonnerie encore ouverte le long du trottoir, commanda un ceviche à une grosse dame en tablier et un pisco digne de ce nom au bar voisin. Le mal de crâne passa, pas le sentiment pénible qu’il gardait de leur nuit d’ivresse. Il s’était passé quelque chose. Mais quoi ? Il reçut le plat de poisson cru et un texto de Gabriela : « Non, tout n’est pas perdu. En attendant, le père Patricio va faire une allocution sur Señal 3 à six heures. Je l’accompagne. M’oublie pas pendant ce temps. »

Difficile à imaginer après les vingt-quatre heures qu’ils venaient de passer… On nettoyait les pavés des halles désertées à grande eau sous les regards chapardeurs des chiens errants. Esteban finit son déjeuner avant d’appeler le capitaine Popper depuis son nouveau portable. Après une brève attente au standard, le chef des carabiniers prit la communication.

— Vous me pompez l’air, Roz-Tagle, commença-t-il, de sale humeur. J’ai des affaires par-dessus la tête et pas le temps d’écouter vos doléances.

— Vous avez interrogé la bande d’El Chuque ?

— La sienne et deux ou trois autres, répondit Popper. Sauf qu’aucun de ceux à qui on a secoué les puces ne sait qui a pu refourguer de la cocaïne aux jeunes du quartier. J’ai douze hommes sous mes ordres, pas une armée de rats pour faire les poubelles.

— Il vous a dit quoi, El Chuque, que sa cocaïne poussait dans les choux ?

— Il ne m’a rien dit du tout pour la bonne raison qu’il s’est fait la malle. Grâce à qui, d’après vous ?

— Comment ça, disparu ?

— Il a dû se mettre au vert après que vous l’avez alpagué. El Chuque savait que mes hommes viendraient l’interroger, alors il s’est envolé… Écoutez, se radoucit le policier, vous n’aiderez pas les parents des victimes en nous mettant des bâtons dans les roues. Nous sommes tous dans le même bateau, qu’ils le croient ou non.

Une Péruvienne en blouse de plastique passait le jet sur le sol grumeleux du marché couvert.

— Il n’empêche qu’El Chuque se promène avec de la dynamite dans les poches. Dès lors, deux hypothèses : ou il refourgue sciemment une drogue pure au risque de tuer certains de ses clients, ou il n’est pas au courant. Je pencherais plutôt pour cette dernière.

Il y eut un blanc au téléphone.

— Comment ça, pure ?

— Vous avez fait analyser la cocaïne d’El Chuque, non ?

— Vous voulez dire que vous avez analysé la drogue dans mon dos ?

— J’ai eu raison, non ?

— Cette affaire regarde la police ! gronda Popper.

— J’essaie de faire mon métier, capitaine, lequel consiste à défendre les parents des victimes.

— Vous comptez vous porter partie civile ?

— Oui.

— Ça ne servira à rien, Roz-Tagle.

— Prouvez-moi le contraire. Cette coke a semé la mort et peut en provoquer d’autres si on ne fait rien.

Popper prit un ton compréhensif.

— Écoutez… J’ai hérité d’un des quartiers les plus difficiles de la capitale : mon rôle se limite à ce qu’il n’empire pas pendant que d’autres font leurs affaires. Ce n’est pas moi qui fais les lois mais je m’y plie par devoir, que ça me plaise ou non. Je ne tiens pas à ce qu’une histoire de trafic dégénère en révolte : La Victoria souffre déjà suffisamment comme ça. Mes hommes ont interrogé les dealers du quartier, leurs copains et les épaves qui jonchent les rues, sans résultat : personne ne sait d’où sort cette cocaïne, comment El Chuque a pu se fournir, ni où il s’est mis au vert… Je sais que la police n’a pas bonne presse à La Victoria, concéda-t-il, mais dites à vos clients que nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir. Nos indics sont sur le coup, les sursitaires qu’on fait chanter, ceux en probation… Laissez la police faire son travail, Roz-Tagle, c’est tout ce qu’on vous demande.

Un silence ponctua le monologue du chef des carabiniers.

Esteban aspira le fond de pisco sour : la mousse en suspension était presque verte.

5

La rétrospective Kubrick se concluait ce soir-là par Eyes Wide Shut, dernier, testamentaire et selon Stefano l’un des meilleurs films du réalisateur américain, mais aujourd’hui le projectionniste du Ciné Brazil n’avait pas la tête à ce qu’il faisait.

L’enterrement d’Enrique aurait lieu le surlendemain au cimetière de La Victoria, avec ses copains d’école, rameutés par Patricio pour rendre un dernier hommage à leur camarade. Une saine initiative qui ne consolerait personne. La télé communautaire n’émettait plus depuis le dimanche, Cristián n’avait pas parlé de la rouvrir un jour et la police semblait incapable d’enrayer le fléau… Cocaïne ? C’est ce que pensait l’avocat, mais Stefano n’avait pas eu de nouvelles depuis que lui et Gabriela s’étaient rendus chez le flic des narcotiques.

C’était la première fois que l’étudiante découchait depuis sa rupture avec Camila, avant l’été. Il était deux heures de l’après-midi et Stefano commençait à se tracasser : où s’était-elle fourrée ? Le transfert était ridicule, quarante ans séparaient les deux femmes, mais avec sa ferveur et son franc-parler, Gabriela lui rappelait parfois tant Manuela qu’il ne savait plus quoi penser. Vivait-il à ce point dans le passé ? Était-ce ça, la vieillesse ? Ressasser les mêmes histoires, comme si le compteur un jour s’était bloqué — en l’occurrence le 11 septembre 1973 ?

Stefano n’avait pas cherché à bâtir de famille en France, comme beaucoup d’exilés chiliens. Il avait appris le métier de projectionniste, à ravaler ses illusions. Il avait cru à un monde plus généreux : aujourd’hui, l’idée même de partage semblait obsolète. Les gens ne connaissaient plus le nom des arbres, des fleurs ou des écrivains, mais pouvaient citer des centaines de marques de vêtements, de sportifs, de sodas… L’être ou l’avoir, un vieux débat qu’il n’en finissait plus de perdre.

Son père déjà comptait parmi les deux mille cinq cents réfugiés du Winnipeg, le bateau que Pablo Neruda, alors consul en France, avait affrété pour sauver les derniers lambeaux de la République espagnole. Né onze ans plus tard à Santiago, Stefano avait hérité une haine particulière pour les fascistes d’Europe ou d’ailleurs : le radicalisme du MIR avait fait l’affaire… Stefano avait vingt ans à l’arrivée au pouvoir de l’Unité populaire d’Allende, en 1970. Che Guevara avait été tué dans la jungle bolivienne trois ans plus tôt mais le mythe du foco faisait encore tourner les têtes brûlées comme lui. Spécialisés dans les braquages de banques qualifiés alors d’« expropriations », Stefano et ses camarades du MIR comptaient allumer des foyers d’insurrection à travers le Chili pour renverser le capitalisme et l’impérialisme yankee, mais en prenant le pouvoir par les urnes, Allende avait créé une situation inédite pour tout marxiste de l’époque : installer le socialisme en utilisant les seules ressources de la légalité bourgeoise.

Galvanisé malgré l’embargo, le peuple s’était rangé derrière le président élu, mais pour Stefano et ses camarades gauchistes, Allende était un tiède qui, un jour ou l’autre, se ferait destituer par ceux dont il respectait si bien la légalité. Nationalisations, suffrage universel, retraite pour tous, bourses étudiantes, distribution de vivres pour les plus pauvres : Allende n’allant selon eux pas assez loin dans ses réformes, le MIR avait créé une scission pour défier ces socialistes qui refusaient d’armer le peuple… tout en assurant la sécurité du président.

Miguel Enríquez, le secrétaire général du MIR, avait dépêché ses meilleurs cadres pour former le GAP, le « Groupe des amis personnels du président », chargé de sa protection. Stefano faisait partie de ces hommes d’élite : il savait manier les armes et n’avait pas froid aux yeux. C’est lors d’une de ces missions du GAP qu’il avait rencontré Manuela. Brunette tonique au corps athlétique, Manuela suivait Allende dans ses déplacements et n’avait pas la langue dans sa poche. Ils s’étaient plu tout de suite. Chatte au sourire triangulaire, Manuela pouvait flâner dans un parc si le temps s’y prêtait, moins dans les bras d’un homme : ils s’aimèrent en coup de vent, dès que l’occasion se présentait, juraient de se revoir aussi vite qu’ils se quittaient dans l’excitation d’une situation qu’ils savaient révolutionnaire. Le présent était trop dense pour parler d’avenir qui, il est vrai, n’en finissait plus de s’obscurcir.

Ensemble ils avaient vu, écœurés, les premiers cacerolazos, ces manifestations de femmes frappant sur leur casserole pour se plaindre de la pénurie, des bourgeoises qui souvent touchaient pour la première fois un tel ustensile, ils avaient vu l’embargo américain étrangler le pays, le montage grossier à la Une d’El Mercurio avec des chars russes positionnés devant le palais présidentiel, le candidat malheureux de l’élection, Alessandri, couper l’approvisionnement du papier hygiénique dont sa famille avait le monopole pour punir le peuple d’avoir mal voté, sans cesser de s’aimer, et d’espérer.

Ils ne savaient pas qu’Allende avait un projet secret pour sortir le Chili du piège, un grand référendum sur l’économie dont il avait fait part à son nouveau chef des armées, l’obscur général Pinochet. Ce dernier lui avait conseillé d’en différer l’annonce au 12 septembre…

Il attaqua le 11.

Stefano et Manuela faisaient partie des irréductibles qui avaient défendu la Moneda assaillie par l’aviation. Un cauchemar prévu mille fois. Les Mirage pilonnaient le palais présidentiel où Allende et ses proches s’étaient retranchés, répondant aux bombes par de dérisoires tirs de kalachnikov. La situation était désespérée, le bâtiment en feu, les militaires fidèles à la Constitution sous les baïonnettes ; quant à négocier la reddition du président élu par le peuple, Pinochet avait été clair : « il faut tuer la chienne et l’affaire est réglée »… Stefano n’avait pas peur de mourir, aucun sacrifice n’était vain face aux fascistes, Manuela aussi voulait se battre contre les traîtres jusqu’à son dernier souffle, tous deux unis dans la mort, mais Allende en personne était venu leur intimer de fuir pendant qu’il était encore temps. Ils étaient jeunes, leur sacrifice inutile : Allende leur ordonnait de se sauver pour voir un jour la démocratie refleurir. Le dernier ordre qu’il donnerait à quiconque.

Stefano et Manuela s’étaient résignés à s’enfuir avec les autres de la Moneda en flammes, la rage au ventre, avant que la souricière ne se referme sur eux.

Les militants connaissaient le protocole à suivre en cas de coup d’État : rendez-vous dans un mois, jour pour jour, dans un bar prévu à cet effet. Stefano et Manuela s’étaient quittés devant une porte dérobée du palais présidentiel, échangeant un dernier baiser pathétique où les larmes guerrières refusaient de couler.

Les putschistes avaient coupé les communications internationales, instaurant un couvre-feu de deux jours pour isoler le Chili du reste du monde. Deux jours : c’était le temps nécessaire pour arrêter les membres du gouvernement, remplir les stades de détenus, les casernes, les prisons. Claquemurée chez elle, condamnée à écouter la musique militaire à la radio, la population apprit la mort d’Allende en quelques mots laconiques, abasourdie, pendant que sur les balcons élégants des villas on sablait le champagne.

Une nouvelle vie commençait pour Stefano, celle de la traque. Durée de vie moyenne d’un militant clandestin : six mois. La consigne était de se cacher pendant que les cadres du MIR brûlaient les documents et les locaux qui les abritaient. Ceux qui n’auraient pas le temps de se réfugier dans une ambassade ou à l’étranger seraient assassinés, mais on comptait sur les survivants pour reconstruire le parti. Le téléphone coupé, le domicile de ses parents et ceux de ses amis perquisitionnés, les lieux où il dormait quand il n’était pas en mission probablement infestés de soldats, Stefano se réfugia chez les parents d’un copain de lycée, apolitiques, dont le père tenait le cinéma du quartier Brazil. Stefano avait caché son P38 dans une bouche d’aération et attendu des jours entiers au fond d’une cave, rongé d’angoisse. Enfin, le couvre-feu levé, Stefano joignit un de ses contacts susceptibles de leur fournir des faux papiers, et n’apprit que de mauvaises nouvelles : son groupe au MIR était décimé, les survivants en fuite, avec l’interdiction de prendre les armes disséminées dans les caches en attendant de voir comment les choses évolueraient. Aucune nouvelle d’« Elena », le nom de code de Manuela.

À vingt-trois ans, Stefano avait une expérience théorique de la survie comme clandestin : la pratique s’avéra vite insupportable. Les cadavres criblés de balles retrouvés dans les rues, dérivant dans le Mapocho, les camions remplis de militaires, les chars postés le long des avenues, la mine défaite des passants : l’oppression le faisait littéralement suffoquer. Et puis le stress, la peur, la paranoïa au moindre regard appuyé, et Manuela dont il restait sans nouvelles… Personne n’avait imaginé une répression aussi féroce : on assassinait, torturait, violait, partout dans le pays, sans pitié ni limite d’âge. Allende suicidé, Víctor Jara martyrisé dans le Stade national, même la maison de Neruda avait été saccagée, le corps du Prix Nobel exposé parmi les débris de verre, les fils de téléphone arrachés et ses livres brûlés — peintures, bibliothèques, collection de céramiques, tout avait été détruit.

En lâchant Allende qui refusait d’armer le peuple malgré la menace d’un coup d’État, le MIR s’était trompé de cible. C’était trop tard : des centaines de milliers de Chiliens fuyaient le pays pendant que les militaires écrasaient le peuple sous un talon de fer. Dans la débandade, Stefano ne songeait plus qu’à retrouver Manuela… Enfin le 11 octobre arriva : sans armes, redoublant de prudence, Stefano se rendit dans le café d’Independencia où ils avaient rendez-vous. Il y avait peu de monde à l’intérieur, et à première vue aucune tête connue. Stefano approcha du comptoir pour glisser un mot au patron, un sympathisant, vit son visage livide et comprit qu’il venait de tomber dans un piège : des agents de la DINA l’attendaient, armés jusqu’aux dents.

On le transféra à la Villa Grimaldi, transformée en centre de détention clandestin par les militaires. Arrêté sur dénonciation, Stefano savait qu’il serait torturé. Le mot d’ordre était de tenir vingt-quatre heures : passé ce délai, on estimait que les premiers noms tomberaient… Peu de gens résistent à l’électricité. Stefano avait été roué de coups avant de passer à la parilla, un sommier en fer électrifié où on les attachait, nus, les électrodes dans le rectum ou sur les parties génitales. Vingt-quatre heures à devenir fou. La colonne vertébrale bandée comme un arc, Stefano avait prié pour mourir mais son cœur refusait de lâcher. Il accepta bientôt de collaborer, demanda à parler à un officier pour gagner quelques heures précieuses.

Quand on lui ôta le bandeau qui recouvrait ses yeux, El Negro, un des hommes qui l’avaient arrêté, se chargea de l’interroger dans un bureau à part. Stefano vendit des camarades qu’il savait déjà morts, reçut des coups au visage, exigea de s’entretenir avec un officier de l’armée et non avec un agent de la DINA analphabète, encaissa d’autres gifles jusqu’à ce qu’El Negro, excédé par son insolence, dégaine son revolver et lui colle une balle dans le genou.

Ça ne plut pas à l’officier en charge des détenus : son bureau était moucheté de sang et le prisonnier, qui se tordait de douleur sur le parquet, serait désormais incapable de répondre à un interrogatoire. Le jeune capitaine envoya Stefano à l’hôpital sous bonne escorte, où il fut opéré. Les tendons du genou gauche étaient sectionnés, plusieurs bouts de cartilage avaient été emportés par l’impact mais une partie de la rotule semblait épargnée…

Il fallut sa fuite rocambolesque de l’hôpital militaire et son transfert à l’ambassade de France solidaire des fugitifs, son exil à Paris et le flot de mauvaises nouvelles qui leur parvenait pour comprendre qu’ils avaient perdu.

Qu’il avait tout perdu.

Le chef du MIR, Miguel Enríquez, avait été abattu à Santiago les armes à la main, les autres responsables du parti étaient portés disparus ou en fuite. Ce qui restait de la direction du MIR s’était regroupé en région parisienne, mais les dirigeants exilés n’avaient manifestement tiré aucune leçon de leur déroute : chaque membre actif devait regagner au plus tôt le Chili pour y monter des actions terroristes contre les militaires.

Stefano avait refusé d’obéir à ces ordres absurdes : les fascistes avaient gagné la guerre et lui perdu le goût du suicide. On saurait plus tard que les trois quarts des militants renvoyés au Chili se firent arrêter par la DINA avec la complicité des services secrets français, mais la question n’était pas là : en représailles, Stefano se vit exclure du MIR, lui, le pilleur de banques et membre du GAP qui avait tout donné à la cause révolutionnaire…

Le jeune militant avait échappé aux griffes des tortionnaires, mais pas à la dépression qui suivit son éviction du MIR. Coïncidence ou basse vengeance visant à lui faire payer sa désaffection, Stefano apprit alors qui l’avait dénoncé aux agents de la DINA : Manuela.

Arrêtée le jour même du coup d’État, la femme qu’il aimait n’avait pas résisté à la torture. Elle l’avait vendu, lui et les autres camarades, pour que « ça » s’arrête. Pire, d’après les témoignages, Manuela était devenue une informatrice zélée de la DINA, identifiant des dizaines de militants clandestins, les envoyant de facto à la parilla.

Alors non, Stefano n’avait pas fondé de famille. Il avait connu d’autres femmes, évidemment, mais il n’avait pas voulu leur faire porter son fardeau, Manuela, et cette éternelle trahison qui affleurait au moindre sentiment… L’amour n’était pas mort le 11 septembre 1973 : il s’était suicidé.

Le claquement d’une porte en bas le sortit de sa léthargie. Le couple d’hirondelles s’activait sous le toit du Ciné Brazil quand Stefano reconnut le pas de Gabriela dans l’escalier. L’étudiante fit irruption dans la cuisine commune avec les traits tirés, l’allure d’une souillonne et le regard un peu glauque malgré son sourire.

— Salut, tío !

— Je ne sais pas où tu es allée traîner, dit-il pour l’accueillir, mais si tu as faim, il reste des pâtes.

Gabriela se laissa choir sur une chaise. Ses vêtements étaient chiffonnés mais quelque chose avait changé sur son visage, une expression qui n’avait rien à voir avec la fatigue d’une nuit visiblement trop courte.

— Alors, comment ça s’est passé avec l’avocat ? demanda Stefano.

— L’impression de sortir d’une lessiveuse, dit-elle en reluquant la casserole.

— Tu aurais dû enlever ta robe.

— Je n’ai pas eu le temps, ha ha, rit-elle platement.

Gabriela attrapa le reste de bolognaise, entortilla les petits reptiles autour de sa fourchette.

— On a eu le résultat des analyses tout à l’heure, annonça-t-elle. La cocaïne est quasi pure. Quatre-vingt-dix-huit pour cent, d’après le flic des narcotiques.

— La coke d’El Chuque ?

— Mm, mm, fit-elle, la bouche pleine.

— Comment cette petite racaille peut se trimballer avec un produit pareil dans les poches ? s’étonna Stefano.

— C’est aussi la question qu’on se pose. Et d’après le copain flic d’Esteban, cette coke est un vrai danger public. On n’a pas de preuves pour le moment, mais ça expliquerait l’hécatombe parmi les jeunes de La Victoria.

Le visage du projectionniste ne finissait plus de s’assombrir. Cette nouvelle changeait tout. Stefano pensa à cette petite crapule d’El Chuque croisée à la décharge, à Enrique, à son père qui n’avait plus que ses yeux pour pleurer. Comme son vieil ami curé, tout ce malheur le rendait combatif.

— Je vais appeler Patricio, annonça-t-il. Et Cristián. Flics ou pas, on ne va pas laisser cette saloperie inonder le quartier sans réagir.

Gabriela acquiesça énergiquement tout en mâchant ses pâtes — manger lui redonnait vie.

* * *

Señal 3 émettait à sept kilomètres à la ronde. Un camion blindé était venu une nuit, des carabiniers basés dans un autre quartier qui, pour se venger d’un reportage de Gabriela peu flatteur pour les forces de l’ordre, avaient saccagé les locaux de la télé communautaire ; Cristián avait à peine eu le temps de sauver l’ordinateur central.

Les relations avec les représentants de l’État étaient tendues mais si l’ordinaire bonne humeur de Cristián désamorçait les mines qu’on lui mettait sous les pieds, l’inhumation d’Enrique avait fait taire le seul média qui s’adressait aux habitants de La Victoria. En passant chez lui avec Gabriela, le père Patricio avait tout remis en cause…

Un barda de câblages et de micros était disposé sur le plateau d’enregistrement. Des affiches couvraient les murs, des lieux de productions artistiques associés à Señal 3 à travers le monde, Copenhague, Brest, Bogotá… Patricio se tenait derrière la table où l’on présentait le journal du soir, un peu nerveux malgré le bâtard à poil beige allongé à ses pieds, la queue fouettant le sol. Le curé avait écrit son texte à la va-vite pendant que Gabriela aidait Cristián à brancher ses machines. Patricio ne connaissait rien à la technique — excepté Dieu, son auditoire était physique —, enfin, il avait compris l’essentiel, regarder la caméra et prendre son temps pour exposer la situation aux téléspectateurs. Pour le son, tout était OK.

Le générique défilait avant l’allocution. Le curé relisait son texte pour la dixième fois, le trouvait ampoulé, sans rythme… Le trac.

— Tu es prêt ? lança Cristián depuis sa console.

Le curé fit signe que oui. Moins stressé, Fidel ronflait à ses pieds… Gabriela, qui avait eu Esteban au téléphone, alluma sa GoPro tandis que le rédacteur envoyait le top.


« Bonsoir… Ce message s’adresse aux habitants de La Victoria et de ses alentours, aux jeunes qui consomment de la drogue, aux parents, à vous, simples citoyens… Nous savons aujourd’hui que de la cocaïne pure est en circulation à La Victoria, et peut-être dans d’autres poblaciones. Cette cocaïne concentrée, même inhalée, peut entraîner la mort, surtout si elle est mélangée à l’alcool ou prise par des personnes de santé fragile. Autant que vous puissiez m’entendre, ne touchez pas à ce poison, il en va de votre vie. Parlez-en autour de vous, à vos enfants, à vos amis : cette cocaïne peut être mortelle… Mais ce message est aussi un message d’espoir et de justice. Face à l’incurie de la police, un avocat s’est engagé à défendre gratuitement les familles des victimes, les jeunes Claudio, Paco, Juan, Enrique. Ce dernier, qui comme vous le savez sans doute est le fils du rédacteur de cette chaîne, Cristián Olivera, sera inhumé vendredi midi au cimetière de La Victoria. Une oraison funèbre sera prononcée demain en son honneur, à l’église de la rue Eugenia Matte, à deux heures précises. J’invite à cette occasion les familles des victimes à se joindre à nous, afin que nous défendions ensemble le seul or qu’il nous reste, nos enfants, et que nous leur rendions la justice qu’ils méritent… L’avocat pénaliste Maître Roz-Tagle sera présent à la cérémonie en mémoire d’Enrique : il vous expliquera comment vous pourrez vous porter partie civile et déposer plainte collectivement auprès de la police. Il ne vous en coûtera rien, je le répète. Il faut que ce trafic cesse avant que d’autres jeunes succombent au fléau. Nous comptons sur vous, sur votre solidarité, pour que quatre enfants de La Victoria ne soient pas morts pour rien… Venez nombreux, et en paix. Et que Dieu vous garde… »

* * *

Nicole Kidman, en robe de soirée, urinait devant son benêt de mari, un médecin qui ne voyait que lui dans le miroir de la salle de bains : la séance d’Eyes Wide Shut venait de commencer quand Gabriela rentra au Ciné Brazil.

Il avait fallu monter un plan de bataille en express pour convaincre Cristián de rouvrir l’antenne de Señal 3 et tout le monde avait joué son rôle. Joint au téléphone, l’avocat avait dit oui à tout : sa présence à l’oraison funèbre d’Enrique, les familles de victimes qu’il y rencontrerait autour du rédacteur, la plainte collective qu’il déposerait en leur nom. Esteban avait même une idée dont il parlerait ce soir — rendez-vous chez lui à huit heures.

Gabriela grimpa l’escalier de service quatre à quatre, chargée d’électricité. Son corps réclamait du sommeil mais après les événements survenus ces dernières vingt-quatre heures, il n’était plus question de dormir. Encore une heure à tuer avant de rejoindre Esteban à Lastarria ; Stefano accaparé par la projection du soir, elle retrouva sa chambre, mit le ventilateur en branle pour brasser l’air du réduit, troqua son jean contre une jupe courte et un chemisier qu’elle trouvait classe, se maquilla légèrement pour souligner le noir de ses yeux. Puis elle brancha sa caméra sur l’ordinateur de son bureau et transféra les rushes des images tournées depuis la veille.

Son idée de documentaire live sur la mort d’Enrique commençait à prendre forme de manière plus précise. Elle avait en stock plusieurs témoignages, des entretiens piratés par ses soins, une scène avec le dealer soupçonné du trafic… Gabriela laissa défiler les images : le brainstorming dans l’église, l’éclopé qui leur avait donné le nom d’El Chuque, leur irruption dans la décharge, chez les carabiniers, chez Luis, la garden-party et leur arrivée au restaurant, où elle avait coupé la GoPro — il y en avait déjà pour près de deux heures… La chronologie de son film vola alors en éclats.

Il y avait une scène de nuit qu’elle ne reconnaissait pas. Une scène pour le moins confuse : l’image était sombre, intermittente, aucun plan n’était fixe, mais on entendait de la musique et le brouhaha de discussions avinées. Un bar surpeuplé, avec des spots tournants au-dessus du comptoir : celui du bar clandestin de Bellavista, là où ils avaient perdu contact avec la réalité.

La vidéaste se pencha sur l’écran, troublée. Elle (qui d’autre ?) avait dû filmer depuis son sac à main, cadrant la cohue qui se pressait là. Il y avait beaucoup de monde, des cris d’ivrognes parmi lesquels elle reconnut bientôt Esteban ; il était accoudé au comptoir en compagnie d’un petit brun à chapeau et chemise blanche ouverte. Le genre artiste… Gabriela se souvint vaguement de l’avoir croisé en arrivant dans le bar clandestin. Le type se penchait pour parler à Esteban, visiblement hébété. Le plan donnait la nausée. L’avocat paya une tournée de champagne, tapa le code pour le barman, et sa carte échoua dans les mains de l’homme au chapeau. Ce dernier glissa alors le plus naturellement du monde la carte bancaire dans la poche de sa veste, tout en continuant la discussion, sans que l’avocat réagît…

Gabriela fronça les sourcils. Ils étaient ivres à cette heure mais il y avait autre chose. Le type au chapeau n’était pas en train de profiter des largesses du fils Roz-Tagle : il était en train de le dévaliser.

Huit heures moins dix, déjà. Gabriela vit rapidement la suite, une succession de trous noirs, ou plutôt de plans tournés à vide, comme ces messages accidentels et sans objet qu’on reçoit parfois sur nos portables. En retard à leur rendez-vous, elle prit le temps de basculer la scène du bar clandestin sur son smartphone.

Huit heures du soir : prisonnier d’une secte, Tom Cruise fantasmait à l’idée de se faire violer quand le visage de Gabriela apparut dans la salle de projection.

— Je peux prendre la camionnette, tío ?

6

Quand il ne sortait pas, Esteban passait ses soirées chez lui à écouter de la musique en fumant des cigarettes. Il se fichait des écrans, des divertissements, des dîners en ville où il soignerait ses réseaux, de se faire de nouveaux amis, d’aligner les conquêtes comme les soldats de plomb d’une armée aux abois.

La providence l’avait jeté dans les bras de Vera Fuentes, Esteban avait abandonné sa promise aux bras de son meilleur ami et depuis n’avait rien vécu de stable. Du sable mouvant, des amours interchangeables, Kristina, Pilar, Victoria, Karla, des épaules caressées, des seins ronds, des cuisses, Alicia, Jane, Francesca, parties en fumée, de la vapeur de femme qui s’échappait par tous les pores.

Il se voyait comme le monstre de fer de L’Infini cassé, une mécanique défoncée dans la boue, de ces robots débiles qu’on imaginait au début du siècle précédent, martial, insensible à ce qui arrive ou vivant tout comme, des clous dans la carlingue et la cervelle brûlée, Colosse aux mains cassées dont il ferait son héros posthume, transfiguration de Víctor Jara dont il perpétuait le chant d’agonie.

Esteban ne savait pas quel rôle exact jouait Gabriela dans son histoire, si elle était liée à son roman inachevé ou à sa vie propre, Catalina de ses songes oppressés. Ce soir, les Drones hurlaient dans les enceintes du salon, un groupe australien influencé par le rock américain des années 1990. Sitting on the Edge of the Bed Crying — « assis au bord du lit en pleurs »… Un groupe foutrement déprimant, qui avait accompagné son séjour littéraire en bord de mer… Quintay, ses rouleaux et ses courants meurtriers… L’énigme, lancinante, restait sans réponse depuis leur réveil mais l’impression de malaise ne le quittait pas. Quel élan mortifère l’avait poussé à amener Gabriela sur cette plage ? Que s’était-il passé au juste là-bas ?

Le parquet du salon était frais sous ses pieds nus. Mosquito le salua par un croassement lugubre qui n’allait pas avec les couleurs chatoyantes de ses plumes.

— Toujours là, connard, marmonna-t-il en passant à sa hauteur.

Peut-être qu’il avait faim.

Esteban fit dégringoler les glaçons du compartiment réfrigéré prévu à cet effet, pila la glace dans un bol. Bientôt huit heures trente à l’horloge du four. Le cocktail était prêt, les ceviches à mariner dans leur assiette. L’avocat avait passé le reste de l’après-midi à appeler les commissariats de banlieue à la recherche d’El Chuque, en vain. Esteban aurait pourtant été curieux de savoir où il avait trouvé cette cocaïne… Il eut une pensée pour Edwards, qu’il n’avait pas rappelé depuis leur piètre prestation à la garden-party. Ça ne lui ressemblait pas de se soûler à mort le jour où son beau-père accédait à la Cour suprême. Même si Vera le trompait, les problèmes domestiques se règlent chez soi, pas en public, surtout de la part d’Edwards, la pudeur incarnée… Esteban écrasait sa cigarette dans le cendrier chromé quand on sonna à l’interphone.

Le ciel redevint nuit derrière les baies vitrées du salon — Gabriela…


— Salut ! fit-elle en entrant. Désolée, je suis en retard.

L’étudiante traversa le salon, vêtue d’une jupe courte à côtes blanches et d’un chemisier noir sexy.

— Tu veux boire un verre ?

— Tout à l’heure, fit Gabriela. Il faut que je te montre quelque chose avant.

— Quoi ?

— Tu vas voir…

Elle bascula sur le canapé, ouvrit son smartphone.

— Je n’ai pas eu le temps de tout visionner mais en transférant les rushes sur mon ordi, je suis tombée sur ça…

Esteban s’assit près d’elle, qui faisait défiler des images sur son téléphone portable. Des images où il figurait… Il l’arrêta bientôt.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Je t’ai dit, je filme tout le temps.

Esteban fronça les sourcils.

— C’est-à-dire ?

— Le corps d’Enrique, ton arrivée à La Victoria, la réunion dans l’église, l’épisode à la décharge avec El Chuque, les carabiniers… J’ai tout en stock.

Il secoua la tête, incrédule.

— Tu es cinglée, Gab… Imagine que Popper ait remarqué ton petit manège ?

— Personne ne voit jamais rien quand je filme en douce, certifia l’espionne. Encore moins les mecs quand je mets un truc décolleté… Maintenant regarde la suite.

Gabriela retrouva vite la séquence du bar clandestin de Bellavista : des images de cohue, d’ivrognerie.

— Ça te rappelle quelque chose ?

Esteban se pencha sur l’écran, reconnut le clando où ils avaient échoué. La scène restait confuse dans sa mémoire. À vrai dire, il s’en souvenait à peine.

— Ça fait bizarre de se voir, comme ça…

— Tu as vu ta tête ? On dirait une chouette.

La sensation était désagréable, comme si son double existait sans lui.

— Ce type, là, avec le chapeau, fit-elle en désignant l’écran, on dirait que tu le connais…

Il faisait sombre dans le bar clandestin. Gabriela arrêta l’image, une des rares à peu près nettes. Esteban se vit adossé au comptoir, les yeux comme des soucoupes sous le spot, en compagnie d’un homme au feutre noir d’où s’échappaient de longs cheveux filasse. Il soupira devant la barbiche.

— Renato Grazón…

— C’est qui ?

— Un petit escroc qui se fait passer pour un poète urbain, dit-il. Je le croise parfois dans les bars. Un pauvre type.

— En attendant, il t’a escamoté ta carte. Regarde…

Il vit. Un scénario bien rodé, qui collait bien au personnage. Grazón avait dû les repérer dans la foule, profiter de l’ivresse et du monde pour lui faire les poches. Smartphone, cartes de crédit, la vermine devait s’en donner à cœur joie depuis ce matin…

— Tu ne te souviens pas d’avoir parlé avec lui ? demanda Gabriela.

— Non. Ou très vaguement… De toute façon, il est trop tard pour faire quelque chose.

L’idée de prévenir sa banque le déprimait, quant à son téléphone, il l’avait déjà changé. Grazón pouvait appeler Pékin, ça ne changerait rien à sa vie.

— Ce type mériterait quand même une bonne correction.

— Oublie ce cafard, il n’en vaut pas la peine.

Gabriela rangea son smartphone dans son sac en vinyle.

— Alors, reprit-elle, c’est quoi l’idée dont tu voulais me parler ?

— Je compte demander une autopsie des gamins auprès d’un juge, dit-il. S’ils ont bien été victimes de cette cocaïne, on plaidera pour homicide. Volontaire ou non, ce sera à la justice de trancher. Le résultat des analyses jouera pour nous.

Le visage de l’étudiante s’éclaira.

— C’est Popper qui va être content, se réjouit-elle dans un cynisme de façade.

— Il n’a qu’à faire son boulot.

— En tout cas, c’est une super bonne idée, Roz-Tagle !

— Tu vois.

Elle était si proche qu’Esteban sentait son odeur d’épices douces. Il se souvenait de l’onctuosité de son ventre quand elle l’avait pressé contre lui, ses seins.

— Tu veux un verre pour fêter ça ? demanda-t-il.

— Un seul, alors.

Esteban marcha pieds nus jusqu’au bar d’acier patiné du coin cuisine, secoua le shaker qui attendait là.

— Et ton film, relança-t-il, tu as réfléchi à ce que tu allais en faire ?

— Il prend forme, dit-elle, sibylline.

Il remplit les coupes de mousse alcoolisée.

— On peut savoir laquelle ?

— Un documentaire tourné comme une fiction autour des morts de La Victoria, sans voix off… Un film accusateur contre l’apathie des carabiniers, l’État…

La vidéaste avait replié ses jambes sur le canapé, sa jupe légèrement retroussée découvrait sa peau dorée.

— En tout cas, moi non plus je n’ai pas remarqué que tu filmais…

Esteban ajouta quelques gouttes d’angostura, dernière touche au pisco sour. Les lumières scintillaient derrière les baies vitrées, les teintes du loft viraient à l’orangé. Gabriela saisit le verre qu’il lui apportait.

— À toi, Mata Hari, dit-il en faisant tinter leurs coupes.

Gabriela trempa les lèvres dans le cocktail acidulé, sans le quitter des yeux.

— Alors ?

— C’est bon, fit-elle.

— Ah.

— De se retrouver, je veux dire…

Un sourire adultère dégomma ses vingt-six ans. Elle posa son verre sur la table basse. Esteban n’était pas le genre d’homme à dévoiler ses sentiments, comme s’il avait peur de quelque chose — le bonheur, l’amour, elle ? — , mais il la couvait des yeux depuis un moment, lui laissant l’initiative. Gabriela embrassa sa bouche, glissa sa langue entre ses lèvres et sa main sous sa chemise. Sa peau était douce, son ventre musclé. Esteban caressa la cuisse de l’étudiante déjà lovée contre lui, goûta à sa salive. Elle sentit son sexe dur dans sa main, le cajola à travers l’étoffe du pantalon sans cesser de l’embrasser. Lui aussi sentit son désir grandissant, leur souffle qui se mêlait, l’adorable humidité au creux de ses cuisses.

— J’ai envie de toi, Roz-Tagle, murmura-t-elle.

— Moi aussi, Gab… beaucoup.

— Ah oui ? feignit-elle de s’étonner.

Gabriela libéra un bouton de son chemisier, puis deux.

— C’est ce qu’on va voir…

* * *

Si Gabriela n’avait pas de problème particulier avec les hommes, force était de constater qu’hormis son attraction passionnelle pour la blonde Lucía à l’internat de Temuco et le coup de foudre pour Camila lors des révoltes étudiantes elle n’avait rien vécu de transcendant. Les garçons de son âge étaient maladroits, deux mains ne leur suffisaient pas, et la troisième s’avérant souvent la plus gauche, elle n’avait pas fait de vieux os dans leurs bras. Comme disait Camila, « à vingt ans les mecs ont encore du duvet, à trente ils se prennent pour des aigles, à quarante ils s’imaginent plaire aux filles de vingt, à cinquante ans c’est pire, à soixante ils commencent à sentir le sapin, et à partir de soixante-dix, laisse tomber ».

Esteban était différent. Il y avait dans ses caresses et ses baisers une candeur presque tragique qui lui rappelait la scène au milieu des blés où Warren Beatty couchait enfin avec Faye Dunaway dans le Bonnie and Clyde d’Arthur Penn. Gabriela avait aimé recevoir son sexe, ses mains sur son visage quand il s’enfonçait plus loin, les mots rares murmurés à son oreille, sa poigne quand elle avait tendu ses fesses en une ultime offrande… Oui, il s’était passé quelque chose entre eux tout à l’heure, un instant magnétique au-delà d’une affaire d’orgasme. La Mapuche gambergeait sur le lit car une idée insidieuse s’était glissée dans son âme. Elle avait embrassé Camila sous le porche pendant que les forces antiémeutes matraquaient l’étudiant, et elle avait aimé ça. Passionnément. Comme l’idée de faire le mur du pensionnat avec Lucía pour perdre sa virginité. Ce n’était pas tant la transgression d’un interdit que le danger qui lui procurait cet affolement sexuel. Le danger l’excitait, l’orientation du partenaire n’avait rien à voir là-dedans… Sa fascination/répulsion devant les images du cadavre d’Enrique procédait-elle du même corpus d’idées tordues ? Sa rencontre avec Esteban ?

Et que ferait-elle de toutes ces images récoltées ? un film dangereux ?

L’air était moite dans la chambre du loft. Un futon japonais à même le sol, une couette de coton blanc où elle s’était glissée comme dans l’eau tiède, aucun meuble, objet ou ornement, rien d’autre que les lumières de la ville pour se deviner lentement ; ils avaient refait l’amour dans la chambre du haut, après le ceviche qui avait suivi leur première étreinte sur le canapé. Esteban ne disait rien, contemplant le corps de Gabriela, qui comptait les étoiles au plafond. Une fine pellicule d’elle courait encore sur sa peau…

Il dessina une arabesque à la courbe de ses reins.

— C’est quoi cette cicatrice ? dit-il, brisant le silence.

— Oh ! Une vieille histoire…

— Raconte.

— Rien, une araignée qui m’a mordue.

Esteban se pencha sur la cicatrice, impressionnante.

— Une araignée de combien de kilos ?

— J’étais petite, sourit Gabriela.

La peau était toute nécrosée. Il s’accouda sur l’oreiller, à l’écoute.

— Raconte, j’adore les histoires d’araignée…

Ils distinguaient les expressions de leurs visages aux lueurs de la ville. Un bout de couette en guise de nuisette, Gabriela lui conta sa mésaventure, l’année de ses douze ans, quand une araignée l’avait mordue une nuit — on supposait qu’il s’agissait d’une araignée, bien qu’on ne l’eût jamais vue. La piqûre n’était au départ qu’un point rouge près de sa hanche, mais le venin en s’écoulant dans ses veines avait fait monter la fièvre. Trente-neuf, quarante, on alita Gabriela, délirante. La douleur, d’abord lancinante, se fit atroce. La peau fondait autour de sa hanche. Le venin la brûlait de l’intérieur, comme du feu. Quarante, quarante et un, la fièvre allait la tuer. Son esprit vaguait, perdu dans les limbes, Gabriela voyait des oiseaux dressés sur le plafond de sa chambre, des têtes de puma, des « présences » aux formes étranges… Les pommades, les onguents et les prières n’y faisaient rien. On alla chercher la machi dans les collines, mais sa vieille tante restait invisible.

Gabriela agonisait, ombre dans la brume, sur son lit de souffrance où pleurait sa mère ; tout le monde croyait sa dernière heure venue, puis la fièvre tomba soudain, sans raison. Deux jours plus tard, Gabriela était guérie : sa peau resterait brûlée, mais elle vivrait… Esteban opinait sur le futon, la main soutenant sa nuque.

— Tu sais ce que c’est, une machi ? demanda-t-elle.

— Des chamanes mapuches, genre vieille folle psalmodiant des incantations à un totem ?

— Un rewe, ça s’appelle, et ce ne sont pas des incantations, comme tu dis, mais un dialogue direct avec la Terre : les volcans.

L’Araucanie se situait sur le redoutable cercle de feu du Pacifique où s’entrechoquent les plaques sud-américaines et océaniques : sept tremblements de terre par an, une catastrophe dévastant le pays tous les trente ans, des temblores[8] si fréquents qu’ils passaient souvent inaperçus. Vivant ici depuis des siècles, les Mapuches avaient naturellement trouvé leurs divinités au cœur des volcans, en particulier Ngünechen, le dieu suprême dont les machi perpétuaient l’écho… Esteban observait la cicatrice comme si des bébés araignées allaient en sortir.

— Pourquoi ta tante n’est pas venue te soigner quand le venin allait te tuer ? demanda-t-il.

— Elle croit que mon destin est de prendre sa suite, répondit Gabriela, de devenir machi à mon tour, quand elle sera morte… Tous les chamanes ont une révélation, un jour, une crise religieuse qui marque leur vocation aux yeux de la communauté.

— Un rite initiatique, en somme.

— Hum…

Il l’observait toujours sur le lit défait, intrigué.

— Tu es une chamane mapuche ?

— Oh ! non… Non, pas encore… Disons qu’Ana m’a appris des choses que tu trouverais étranges, éluda la jeune femme. Mais le pouvoir des machi ne s’acquiert pas si facilement : d’après elle, il faut d’abord subir une longue série d’épreuves avant d’y prétendre. Ma grand-tante n’est pas venue à mon chevet car elle ne s’inquiétait pas de la guérison. C’était pour elle le signe qui me désignait comme l’élue.

Ses yeux noirs envoyaient des pépites dans la pénombre.

— L’araignée qui t’a empoisonnée fait partie de ces épreuves, poursuivit-il.

— Ana le croit, en tout cas.

— Et toi ?

Gabriela haussa ses épaules nues.

— Tout ça tient de la mythologie, pas du chemin que je me suis tracé en quittant ma communauté. Je veux être vidéaste, affirma-t-elle, pas machi… Un jour peut-être, quand je serai une vieille folle psalmodiant des incantations à un totem.

Esteban sourit. Il y avait quelque chose de touchant dans sa façon de se débattre avec ses démons, sa condition d’autochtone. Non, cette fille n’était pas ordinaire, il l’avait su dès le premier regard sous le ginkgo… Il était plus de minuit et leurs corps éprouvés par cette journée sans fin n’aspiraient qu’à dormir.

— En tout cas, conclut-il, je ne sais pas ce que tu as fabriqué avec ta vieille tante mais elle a raison, Gab : tu as le don de t’attirer des ennuis.

— Je ne trouve pas que tu sois un ennui, Roz-Tagle… (Gabriela baîlla malgré elle.) Ce serait plutôt le contraire.

La Mapuche prit sa main et l’attira vers elle, les yeux luisants de fatigue.

— Viens donc me dire bonsoir à l’oreille, petit winka

Ils s’enlacèrent sur le futon et ne bougèrent plus, comme pour retenir le temps, sans se dire qu’ils s’aimaient.

C’était un jeudi. Le jour où leur vie basculerait.

7

La villa de Valparaiso était silencieuse à cette heure. Gustavo Schober était descendu au salon pour prendre l’appel de Porfillo sur sa ligne sécurisée. La première phase de l’opération sauve-qui-peut s’était déroulée sans encombre ; les ordinateurs d’Edwards étaient nettoyés, le fiscaliste entre leurs mains, et Carver avait géolocalisé le portable de Roz-Tagle à Bellavista. Porfillo avait réglé le problème à sa manière. Sauf qu’un autre événement avait semé la confusion. Oscar Delmonte, leur complice aux douanes de Valparaiso, avait les oreilles qui traînaient dans les bureaux de ses collègues et l’amour des enveloppes bourrées de cash : l’officier des douanes les avait informés de la requête d’un flic de Santiago, Luis Villa, au sujet d’un échantillon de cocaïne pure saisi à La Victoria, une banlieue tenue par « Daddy », un de leurs intermédiaires. D’après Delmonte, il n’y avait aucune enquête officielle pour le moment — Roz-Tagle semblait agir en solo avec l’aide de Villa — mais Carver avait mis le flic des narcotiques sur écoute.

La corrélation avec l’appel nocturne d’Edwards ne pouvait pas être une coïncidence…

— Je croyais que les compartiments étaient étanches, grogna Porfillo au téléphone.

— C’est ce qu’on disait aussi du Titanic, répondit Schober. Je ne sais pas d’où les avocats sortent leurs infos mais la situation est plus grave que prévu.

La nuit s’étendait au-delà des baies vitrées, qui donnaient sur le jardin de la villa. Gustavo chuchotait pour ne pas réveiller Andrea mais son timbre de voix trahissait sa nervosité.

— Edwards ne s’est toujours pas expliqué ? demanda-t-il.

— Pas encore, il est toujours dans le cirage.

— Bon Dieu, ça fait des heures !

— Ouais, je sais, on a dû un peu trop forcer sur la dose, se justifia Porfillo. De toute façon il fallait attendre la nuit. Et puis on a perdu du temps à Bellavista.

Schober râla dans le combiné, ce qui n’ébranlait plus son subalterne depuis longtemps.

— Et Roz-Tagle ? relança le boss.

— Apparemment, il n’a pas eu le message d’Edwards.

— Il faudrait en être sûr.

— Je te confirmerai après avoir interrogé Edwards. On est en route. À propos, s’enquit Porfillo par acquit de conscience, j’en fais quoi du fiscaliste ?

Silence cellulaire. Gustavo fixait le marbre du salon dont les rainures affleuraient à la lumière de la lampe chinoise. Il ne voulait pas aller jusque-là mais Edwards ne leur laissait pas le choix. Cet imbécile les avait mis dans une situation impossible.

— Il faut que ça ait l’air d’un accident, dit-il.

— OK… Et son associé, Roz-Tagle ?

— Idem s’il est au courant… Dans tous les cas, il faut le surveiller de près.

Schober entendit des pas dans le grand hall.

— On se rappelle, abrégea-t-il.

Andrea arrivait, les épaules nues sous son déshabillé de dentelle blanche. Le coup de fil avait dû la réveiller, elle qui se couchait tôt.

— Qu’est-ce qui se passe ? fit-elle en le voyant au milieu du salon.

Il portait un pantalon de lin beige, un pull aux manches retroussées. Il tenait un portable à la main. Sa ligne sécurisée.

— Rien d’important…

— À une heure du matin ? On ne dirait pas.

— Bah…

— Tu es tout pâle.

— C’est la lune qui me donne mauvaise mine, tenta-t-il de plaisanter.

On la voyait poindre sur la cime des araucarias. Andrea Schober jaugea son mari. Peu de gens appelaient sur cette ligne, et toujours pour des affaires plus ou moins secrètes — la preuve, Gustavo ne lui en parlait jamais… Dire qu’il était préoccupé ces jours-ci relevait de l’euphémisme. Il avait oublié le présent qu’il lui faisait tous les ans pour leur anniversaire de mariage, un petit cadeau qu’il avait la délicatesse de déposer dans un endroit à elle — tiroir de lingerie, coiffeuse, table de nuit… Ce matin, rien, nulle part.

C’était la première fois en bientôt quarante ans.

— Il y a un problème ?

— Non, pourquoi ?

— Tu as l’air soucieux depuis quelques jours… (Elle désigna le portable qu’il tenait à la main.) Tu as de mauvaises nouvelles ?

Gustavo glissa l’appareil dans sa poche.

— Non… Enfin, tu sais ce que c’est : si tu n’es pas sur le pont vingt-quatre heures sur vingt-quatre…

Il laissa sa phrase en suspens avec un rictus qui se voulait rassurant. Andrea n’insista pas, ni n’évoqua le cadeau oublié. Elle n’avait jamais aimé ce rituel, de toute façon. Leurs regards se croisèrent, points de suspension dans la nuit de Valparaiso. Leurs souvenirs de voyages décoraient le salon de la villa — tapis, abat-jour, instruments de musique, vases, poignards, épée de parade —, témoins de la vie qu’il lui avait offerte. Un contrat tacite les unissait mais Andrea se sentait lasse, de cette maison, du temps qui passe, des secrets de son mari… Ce n’était pas nouveau.

— Viens donc te coucher, dit-elle.

* * *

Les phares chassaient les insectes nocturnes dans les virages. Durán conduisait la berline en silence, portières bloquées, sans un regard pour la loque jetée à l’arrière, Edwards, dont la tête dodelinait contre la vitre teintée. Il semblait dormir, bébé joufflu dans un tee-shirt XXL. Carver et Delmonte suivaient dans l’Audi du fiscaliste, deux lacets derrière lui… Porfillo tapota ses joues vigoureusement : ils arrivaient sur zone.

— Oh, réveille-toi… Réveille-toi !

Une odeur de cuir et de sueur écœurante flottait dans l’habitacle. Edwards émergea péniblement sur la banquette, paupières papillotantes, tandis que la voiture se garait sur une aire de stationnement. Une route côtière. Il faisait presque nuit noire et l’écho des vagues montait jusqu’à eux. Edwards s’ébroua, un goût chimique dans la bouche, constata qu’il portait les mêmes vêtements que le matin et tout lui revint peu à peu : les kidnappeurs qui avaient fait irruption chez lui, l’homme à la mallette, la piqûre dans son cou. Ils l’avaient drogué, bien sûr…

Porfillo fit le tour du véhicule.

— Descends de là, dit-il en tirant la portière.

À l’avant, un taurillon au menton en galoche braquait un silencieux sur son ventre. Trop jeune pour être un ancien de la DINA. Edwards obéit mais ses jambes le portaient à peine. Il s’extirpa avec difficulté de la banquette et sentit la fraîcheur sur sa peau en foulant la terre ferme.

— Avance, ordonna Porfillo.

Les nuages filaient à toute allure sous la lune pâle. Un bruit de moteur se fit alors entendre, celui d’une voiture qui approchait. Edwards songea à se précipiter vers les phares, reconnut son Audi noire et perdit espoir.

— Avance ! aboya Porfillo.

Edwards tituba sur le terre-plein qui bordait la falaise. Un vent violent labourait l’herbe rase du sommet, que les oiseaux avaient fui depuis longtemps. Il vacilla dans les bourrasques. Porfillo se posta devant lui, une veste étriquée boutonnée sur sa bedaine et un marteau à la main.

— Les choses sont simples, mon vieux, annonça-t-il. Tu réponds à mes questions ou je te casse les os…

Edwards recula mais il était déjà au bord du gouffre. Une falaise d’au moins cinquante mètres. Il tenta de faire le point sur la situation, comprit qu’il n’avait pas d’échappatoire. Menton-en-galoche bloquait l’accès à la route, pistolet au poing, Porfillo le menaçait et un homme sortait de l’Audi, maintenant tous feux éteints — Oscar Delmonte.

La peur envahit Edwards, inexorable. L’océan grondait dans son dos, une mer noire. Il vivait un cauchemar.

— Tu as appelé ton associé la nuit dernière sur son portable, commença le tueur. Inutile de nier, tu étais sur écoute. Comment tu as retrouvé ma trace et celle de Schober ?

Edwards frémit un peu plus dans le vent des hauteurs : ils savaient tout. L’ex-agent de la DINA le fixait de ses yeux vides, le marteau comme un jouet d’enfant dans sa pogne.

— Je t’ai posé une question ! siffla-t-il.

— Dans… dans les archives du Plan Condor, répondit l’avocat. J’ai reconnu vos têtes.

Il avait la bouche pâteuse, les jambes tétanisées.

— Comment tu as su pour le Plan Condor ?… Hein ?

Aucune voiture ne passait sur la route. Le coin devait être isolé. Ils le tenaient à leur merci. Il fallait qu’il gagne du temps.

— Ho ! s’énerva le tueur.

— Plusieurs témoignages de la commission Valech parlaient d’un tortionnaire aux mains couvertes de verrues, répondit Edwards. Un agent de la DINA, toi, Jorge Salvi. À moins que tu aies changé de nom.

Le chef de la sécurité gonfla les narines sous le ricanement de son acolyte.

— Et tu es remonté jusqu’à Schober…

— Lui aussi figure dans les archives du Condor, sous une autre identité, confirma Edwards.

Durán continuait de rire sous cape. Ça l’amusait, les histoires de verrues.

— Pourquoi tu as livré la mallette si tu comptais trahir tout le monde ?

— Je ne voulais trahir personne… Ça n’a rien à voir avec l’argent. C’est… c’est quand j’ai découvert vos activités pendant la dictature que j’ai… déconné.

— Tellement que tu as vendu la mèche à ton associé, grogna Porfillo.

— Non… Enfin…

— Tu étais sur écoute, enfoiré ! Alors ? À part Roz-Tagle, tu as prévenu qui d’autre ?

— Personne.

Porfillo brandit le marteau un peu plus précisément.

— Je peux te casser les os un à un, en commençant par les genoux, dit-il. Avec les rochers qu’il y a en bas, personne ne verra la différence… Accouche.

Le vent l’attirait vers le gouffre : Edwards recula d’un pas, au risque de se faire happer. Le sang battait contre ses tempes, ruisselantes de stress. Il fallait trouver un moyen de se rendre indispensable, gagner du temps encore…

— Personne, dit l’avocat. Personne n’est au courant. C’est la vérité.

— Le juge ?

— Non… Non.

— Un flic ?

— Non.

— Et Luis Villa, alors ?!

— Je… Je ne vois pas de qui vous voulez parler.

— Un flic des narcotiques, copain avec ton associé.

— Je ne connais pas cet homme.

— Villa et Roz-Tagle sont sur une affaire de drogue à La Victoria.

— Je vous dis que je ne suis pas au courant. Esteban ne me parle pour ainsi dire jamais de ses affaires… Pourquoi je mentirais ?

Porfillo renifla, jaugea le cuico de Santiago. Il n’avait jamais pu saquer ce genre de types, toujours propres sur eux, et qui ramassaient les petites putes à la pelle.

— Tu n’en as parlé qu’à ton copain avocat ?

Edwards se maudit en silence.

— Oui… J’étais ivre quand je l’ai appelé, plaida-t-il. Je ne savais plus ce que je faisais, ce que je disais… C’est la vérité. Vous devez le savoir si j’étais sur écoute…

Les embruns remontaient la falaise comme des volées de plomb. Porfillo grimaça. Si ce bâtard espérait de l’indulgence, il se gourait.

— C’était quoi votre plan à tous les deux ?

— Notre plan ?

— Si tu as appelé ton associé pour lui parler de moi et Schober, c’est que tu avais une idée derrière la tête, insinua-t-il.

Edwards croisa le regard convergent du tueur, concentré de violence à un mètre de lui, toujours acculé au gouffre.

— Je voulais juste soulager ma conscience, dit-il.

— Comment ça ?

— Mon père a été assassiné lors d’une opération du Plan Condor, confessa l’avocat. En voyant vos visages dans les archives, de mauvais souvenirs sont remontés…

Une silhouette se tenait adossée à l’Audi.

— C’était qui, ton père ? demanda Porfillo.

— L’aide de camp et chauffeur du général Prats, l’ancien chef des armées d’Allende.

— J’étais pas dans le coup, dit l’autre avec cynisme. Dommage.

Edwards serra les dents — pauvre con.

— Et ta femme ? reprit Porfillo. Elle était avec toi quand tu as appelé Roz-Tagle hier soir. Tu vas me dire qu’elle n’est pas au courant ?

Le cœur d’Edwards battit plus fort. L’idée que ces salopards puissent s’en prendre à Vera lui était insupportable.

— Non… (Il secoua la tête.) Non, Vera était dans sa chambre. Elle dormait. Elle n’a rien entendu. Elle… elle ne sait rien.

— Alors pourquoi elle a quitté la maison tôt ce matin ?

— On s’est disputés, dit-il. La veille, en rentrant d’une soirée.

— Ah ouais.

Il n’avait pas l’air convaincu. Ou le faisait exprès.

— C’est la vérité, répéta Edwards avec empressement. Une querelle de couple, c’est pour ça qu’elle est partie. Vera n’a rien à voir là-dedans. Laissez-la en dehors de tout ça.

— Dis plutôt qu’elle est allée en parler à son père, renvoya Porfillo.

— Non… Non ! Je le jure.

Les feux d’une voiture passèrent au loin, offrant un bref moment de répit. Edwards voulut tenter quelque chose, comme un baroud d’honneur, mais ses jambes tremblaient au bord de la falaise.

— Tu mens, gronda Porfillo.

— Non… Non.

Les rafales cinglaient son visage. Edwards soutint le regard oblique de l’assassin : non, il n’était pas un lâche. Il vit le marteau brandi sous la lune, son visage haineux, et comprit que cette ordure allait le tuer. Le liquider quoi qu’il arrive… Edwards eut une dernière pensée pour Vera, poussa sur ses jambes qui refusaient d’obéir et, le cœur au désespoir, se jeta dans le vide.

8

Santiago grisonnait malgré le ciel sans nuages, les Andes comme un vaisseau fumant dans l’opaque. Las Condes, le quartier de son enfance, s’était développé de manière spectaculaire, avec ses tours de verre, ses cliniques privées rutilantes, ses banques et ses enseignes racoleuses, ses avenues semblables aux gens qui les empruntaient, sans charme, pressés. Esteban détestait Las Condes, ce matin c’était pire.

La police venait de trouver le corps d’Edwards au pied d’une falaise à trente minutes de Santiago, une chute mortelle qui avait toutes les apparences d’un suicide. Vera pleurait au téléphone. Ne comprenait pas. Esteban ne lui avait pas laissé le temps de demander de l’aide — « J’arrive… ». Il conduisait dans les rues arborées du quartier résidentiel, sous le choc. Vera avait parlé d’une dispute entre deux sanglots, mais on ne se jetait pas d’une falaise pour une chose aussi banale. Lui non plus ne comprenait pas ce qui avait pu arriver à son ami.

Camino La Posada : l’Aston Martin dépassa l’avion de chasse exposé à l’entrée du site, le même modèle qui avait bombardé la Moneda, et roula à allure réduite jusqu’au bout de la rue. Edwards et Vera n’habitaient pas un condominio mais une maison cachée dans la verdure, avec une grille électrique et des barbelés acérés sur les murs d’enceinte. Esteban s’annonça à l’interphone et remonta l’allée à pied.

Vera attendait sur le perron, les bras serrés dans ses mains trop frêles. Elle aperçut sa silhouette entre les rangées de fleurs, voulut venir vers lui mais le sol l’engluait ; Esteban grimpa les quelques marches, prit la veuve dans ses bras et s’abandonna au malheur.

— C’est horrible…

Edwards était le lien qui les séparait, une chose entendue. Esteban laissa pleurer son ancienne petite amie contre son épaule, murmura des mots réconfortants sans trop retenir ses larmes. Vera portait un legging noir et un petit pull en laine de même couleur, les cheveux détachés. Le chagrin était communicatif, mais ils devaient parler tous les deux avant l’arrivée de la police — c’était la procédure et Vera aurait besoin d’un avocat. Esteban lui releva le menton, caressa sa joue humide.

— Il faut que tu me racontes ce qui s’est passé, dit-il d’une voix douce.

— Oui… (Du revers de la main, elle effaça ses larmes.) Viens, entre.

Ses yeux noisette étaient rouges, cernés. Ils s’assirent sur un des canapés en cuir, partagèrent un café insipide dans ce salon déjà trop grand sans la présence d’Edwards. C’est un pêcheur qui avait découvert le corps : il gisait sur une plage de galets près de Rocas de Santo Domingo, à une centaine de kilomètres de Santiago, les os brisés par la chute. Sa voiture était garée sur le terre-plein au sommet de la falaise, avec ses papiers dans la boîte à gants. La thèse du suicide semblait la plus vraisemblable mais une enquête était ouverte : un lieutenant de police viendrait tout à l’heure.

— Tu as prévenu tes parents ? s’enquit-il.

— Oui. Mon père a annulé ses rendez-vous… Il ne devrait pas tarder.

La fille du juge était effondrée. Esteban prit sa main froide dans la sienne.

— Bon, maintenant raconte-moi ce qui s’est passé.

Elle réunit ses forces, soupira pour évacuer sa peine.

— Edwards était ivre, tu te souviens… Tu sais qu’il ne boit jamais, mais il y avait autre chose, comme de la rage. C’est terrible à dire, Esteban, mais pour la première fois de ma vie, j’ai eu peur de lui… Edwards est devenu violent ; j’ai même cru qu’il allait me frapper.

D’autres larmes dansaient à ses paupières, plus amères. Edwards n’avait jamais porté la main sur une femme.

— Vous vous êtes disputés à quel sujet ?

— Edwards était soûl, répéta Vera.

— Parle-moi sans crainte.

— C’est-à-dire ?

— Tu as rencontré quelqu’un, non ?

Vera baissa les yeux, en signe d’aveu.

— Quelqu’un qui n’a aucune importance, dit-elle.

— Mais Edwards t’en a parlé ce soir-là.

— Oui… Il était au courant de ma liaison, ajouta-t-elle sans entrer dans les détails. Le ton est monté mais Edwards était trop soûl pour tenir une conversation, encore moins de ce genre… Je t’ai dit, il m’a fait peur. Je ne le reconnaissais plus. Il était devenu quelqu’un d’autre. Je me suis enfermée dans la chambre pendant qu’il tournait en rond dans le bureau… Je m’en veux, Esteban. Je suis partie de la maison en lui disant que je le quittais. J’étais furieuse. Je voulais marquer le coup… Et maintenant…

Vera prit son visage dans ses mains. Un rayon de soleil perça par la baie vitrée, donnant un reflet chamarré à ses cheveux châtains.

— J’ai été dure avec lui, poursuivit-elle. Jamais je n’aurais imaginé qu’il se suiciderait… Je lui ai dit que j’allais chez une amie, qu’il me fallait du temps, mais tout n’était pas aussi… désespéré.

Elle fuit le regard d’Esteban, qui pourtant ne la jugeait pas.

— Tu as un amant depuis longtemps ?

— Non. Non, je t’ai dit, il ne compte pas.

— La police risque de penser différemment. Qui d’autre est au courant de votre liaison ?

— Je ne sais pas… Personne. Mais…

— Quoi ?

— Edwards t’a appelé après notre dispute, tu n’as pas eu son message ? s’étonna-t-elle.

— J’ai perdu mon portable après la garden-party, expliqua-t-il. Tu dis qu’Edwards m’a appelé ?

— Oui. J’ai cru au début que c’était au sujet de mon amant, mais non…

— Je ne comprends pas, fit Esteban. Explique-moi.

— Eh bien, je me suis enfermée dans la chambre après notre dispute, dit-elle, se remémorant l’épisode à mesure qu’elle s’exprimait. Edwards était dans le bureau, je croyais qu’il cuvait, mais en allant me laver les dents, j’ai entendu sa voix derrière la porte. Ça n’a duré que quelques secondes… Comme je ne tenais pas à le croiser, j’ai filé vers la salle d’eau. Je ne sais pas s’il avait conscience de ce qu’il faisait, il balbutiait tellement il était ivre, mais c’est à toi qu’il s’adressait, Esteban…

— Il disait quoi ?

— Ses propos étaient confus… incohérents. En fait, je n’ai entendu que des bribes.

— Des bribes de quoi ?

Vera regardait le pied du canapé comme s’il pouvait aider ses souvenirs à remonter.

— Edwards parlait d’une personne présente à la garden-party, dit-elle. Enfin, c’est ce que j’ai compris. Comme il ne parlait pas de moi, je suis partie me coucher en le laissant à ses délires d’alcoolique. Je lui en voulais d’avoir levé la main sur moi, le reste importait peu.

Esteban tiqua.

— C’était qui, cette personne ?

— Je ne sais pas… Il parlait… d’un type présent à la soirée, répéta-t-elle. Dans son état, ça n’avait ni queue ni tête.

— Un type ?

— Oui… Quelqu’un dont il voulait te parler.

— Un de ses clients ?

— Je n’en sais rien, soupira Vera.

Le grand miroir du salon reflétait l’humeur changeante du ciel. Esteban revoyait Edwards au cabinet quand il était rentré de vacances, ses aveux de mari cocu, puis son visage spectral quand il avait vu le trio qui accompagnait Adriano et le juge près du kiosque à musique…

— Edwards n’a pas donné de nom ? demanda-t-il.

— Non… Non, comme je t’ai dit, je croyais qu’il divaguait, je n’ai pas fait attention.

— Dis-moi la vérité : ton amant était présent à la garden-party ?

— Ça ne risque pas, répondit Vera, c’est mon prof de yoga.

On sonna alors à la grille de la propriété. Elle sursauta, le rimmel mis à mal.

— Ça doit être la police… (Un voile d’inquiétude passa sur son visage creusé de larmes.) Je leur dis quoi ?

— Oublie ton amant.

— C’est déjà fait.

Vera se redressa, de nouveau volontaire, partit accueillir le policier à la porte.

Un mètre quarante-six : le lieutenant chargé de l’enquête avait la taille d’un Inca mais les traits européens. Bergovic, c’était son nom, de drôles d’yeux globuleux dans un visage ovale, une veste beige à coudières et un langage plus châtié que ne le laissait deviner son allure fonctionnelle. Esteban se présenta comme l’avocat et l’ami de la famille. Bergovic compatit avec les mots d’usage, dévisagea ses interlocuteurs sans qu’on comprenne rien à son regard batracien et s’installa avec eux dans le salon.

D’après les premières constatations, Edwards était mort la nuit précédente en se jetant d’une falaise près de Rocas de Santo Domingo, se rompant le cou après une chute de cinquante mètres. Aucune trace de lutte, pas de blessure par balle ou arme blanche qui pourrait évoquer un meurtre. Une voiture était garée sur le terre-plein au sommet du précipice, une Audi noire à son nom, étayant la thèse du suicide. Vera raconta leur dispute, son repli chez une amie, la réaction disproportionnée d’Edwards, l’incompréhension qui la frappait, ses remords.

Le petit homme écoutait d’une oreille attentive, un carnet gris à la main.

— Votre mari était sujet à la dépression ? demanda-t-il bientôt.

— Non… Enfin…

— Oui ?

— Edwards n’a pas connu son père, dit Vera. Sa mère est morte d’un cancer quand il avait trente ans… Il en souffrait mais c’était introverti, plein de pudeur… Le genre d’homme à vous dire que tout va bien quand le bateau coule.

— C’était le cas ? demanda le policier.

— En quinze ans de mariage, c’était la première fois que nous parlions de rupture, affirma Vera.

— C’est vous qui avez pris la décision de le quitter ?

— Il n’y avait rien de définitif.

Bergovic loucha sur son carnet.

— Hum… Votre mari n’était pas ce qu’on appelle un impulsif, plutôt quelqu’un de pondéré, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Vous croyez que quelque chose ou quelqu’un a pu provoquer chez lui un burn out ? Une pulsion suicidaire ?

— Je ne sais pas, soupira Vera. Je ne comprends pas…

— Vous dites qu’il n’a jamais connu son père…

— Non. Il était l’aide de camp du général Prats, assassiné en Argentine après le coup d’État. Mon père a joué le rôle du père de substitution auprès d’Edwards… Ils étaient très liés.

— Le juge Fuentes, dit-il pour lui-même.

Il griffonna sur son calepin sous l’œil attentif d’Esteban. Quelque chose semblait chiffonner le policier.

— Votre mari ne vous a pas dit pourquoi il s’est mis à boire ? reprit-il.

Vera secoua la tête.

— Non… Non, c’était récent.

— Hormis l’alcool, son comportement avait changé ces derniers temps ?

— Non… Non…

Bergovic opinait comme pour une enquête de routine. Ses mains étaient minuscules. Il abandonna son carnet de notes et se tourna vers l’avocat de la famille.

— Edwards est votre associé, n’est-ce pas, monsieur Roz-Tagle ?

— Oui.

— Votre cabinet a des problèmes de trésorerie ?

— Pas à ma connaissance.

— C’est-à-dire ?

— L’essentiel de nos bénéfices provient des revenus d’Edwards ; je ne me mêle pas de ses affaires mais il a quelques gros clients qui suffisent à nos besoins. Non, conclut-il, pas de problème d’argent.

— Il n’est pas passé au cabinet dans la journée d’hier ?

— Je ne sais pas, je n’y étais pas.

— Et la secrétaire ?

— Marta est en congé. Je crois qu’elle rentre ce week-end.

— Hum… Aucune idée donc de l’endroit où votre associé a passé la journée ?

— Non…

Bergovic se tourna vers Vera.

— Votre mari était habillé comment lorsque vous l’avez quitté hier matin ?

— Eh bien… Il avait un tee-shirt. Et un jean.

Vera gardait les mains jointes comme en une prière inutile. Le petit homme hochait la tête d’un air entendu, continuant de noircir son calepin.

— Pourquoi ? releva Esteban. Edwards était vêtu comment lorsqu’on l’a trouvé ?

— De la même manière… Je me demande juste ce qu’il a pu faire de sa journée dans cette tenue ; il faisait frais hier soir… Mais ça n’a sans doute aucune importance.

Esteban sentit que son sourire forcé cachait un cerveau en ébullition.

— L’amie chez qui vous avez posé vos valises confirmera que vous avez dormi chez elle la nuit dernière ?

— Vous insinuez quoi ? intervint l’avocat.

— Je vérifie, c’est tout.

— Quoi ?

Bergovic les fixa, comme mû par une profonde réflexion.

— Il y avait des traces de pas sur le terre-plein au bord de la falaise, dit-il, au moins deux différentes. Des traces récentes.

Esteban regarda le visage déjà pâle de Vera, puis celui de l’officier, imperturbable.

— Vous voulez dire qu’Edwards n’était pas seul au moment de sa mort ?

— Mon métier consiste à douter, philosopha Bergovic. Ça peut être aussi le pas d’un promeneur, ou d’un automobiliste qui voulait admirer la vue… Je vous recontacterai quand j’en saurai plus.

— Bien…

— Vous avez quelque chose à ajouter ? leur demanda-t-il, affable.

— Non… Non.

Bergovic se leva du canapé et serra la main de la veuve.

— Toutes mes condoléances, madame.

Esteban adressa un signe à Vera, qui resta dans le salon tandis qu’il raccompagnait l’étrange petit homme jusqu’à la porte. Une éclaircie les accueillit sur le perron.

— Vous croyez que quelqu’un a pu pousser Edwards de la falaise ?

Bergovic goba un chewing-gum à la menthe.

— Appelez-moi si vous avez une idée…

La grille de la propriété s’ouvrit alors sur une Nissan sombre et rutilante : Víctor Fuentes arrivait, accompagné de son chauffeur. Le nouveau juge à la Cour suprême sortit du véhicule, un blazer bleu marine sur les épaules. Il salua froidement l’associé de son gendre, demanda des nouvelles au lieutenant chargé du constat, la mine fermée sous sa courte barbe blanche : sa fille perdait un mari, lui un presque fils.

— Un suicide ? dit-il bientôt. Enfin ! Mon gendre avait tout pour être heureux, c’est insensé, affirma-t-il, péremptoire.

— Une dispute serait à l’origine du drame, compatit Bergovic.

— On ne se suicide pas pour une dispute, asséna Víctor. Bon, ma fille est là, j’imagine…

— Oui, elle vous expliquera mieux que moi. Nous allons mener une enquête de routine, prévint-il sur le mode informatif, c’est la procédure dans ce genre de cas.

— Vous me tiendrez personnellement au courant.

— Bien sûr, monsieur le juge… Au revoir, messieurs.

Víctor Fuentes laissa filer l’officier de police ; il allait rejoindre Vera dans la maison mais Esteban le retint.

— Écoutez, Víctor, il y a quelque chose qui me chiffonne. Edwards n’était pas dans son état normal ces derniers temps, à commencer par son comportement à la garden-party. Vous l’avez remarqué…

— C’est vrai que tu as été exemplaire, rétorqua le juge, qui n’avait manifestement aucune envie de discuter avec lui.

— Là n’est pas la question. Edwards s’est mis à boire. Je l’ai croisé avant-hier midi au cabinet. Il avait des problèmes de couple sans doute, mais je suis sûr qu’il y avait autre chose.

— Tu te mets à jouer les Sherlock Holmes, maintenant ?

— Edwards a cherché à me joindre après la soirée, poursuivit Esteban. Je n’ai pas eu son message mais ça ressemblait à un appel à l’aide.

— De quoi tu parles ? se rembrunit Víctor. Pourquoi tu n’as pas eu son message ?

— Je me suis fait voler mon portable cette nuit-là, mais il voulait me parler d’une personne présente chez mon père. Pas de sa dispute avec Vera…

Le magistrat secoua la tête.

— Ton histoire est cousue de fils blancs, mon pauvre Esteban. J’ai autre chose à faire qu’écouter tes élucubrations.

— Je cherche juste à savoir ce qui est arrivé à Edwards.

— Il s’est jeté d’une falaise, ça ne te suffit pas ? renvoya Víctor. Bon, tu m’excuseras, abrégea-t-il, je vais retrouver ma fille.

Esteban le regarda gravir les marches d’un pas leste, passablement énervé — Víctor n’avait pas eu un mot pour lui, qui venait de perdre son ami d’enfance. Il descendit l’allée jusqu’à la décapotable garée dans la rue, respira à fond pour se calmer. Les questions continuaient de se bousculer dans sa tête. Pourquoi Edwards l’avait-il appelé en pleine nuit ? La personne présente à la soirée avait-elle un rapport avec son suicide ? S’agissait-il même d’un suicide ? Sous ses airs compassés, le petit flic aussi avait des doutes… Une joggeuse passa le long de la palissade, couette blond peroxydé jaillissant d’une casquette rose fluo, des écouteurs dans les oreilles. Esteban songea à l’homme dont Edwards voulait lui parler, à la liste des invités qu’il pouvait récupérer chez son père. Il fallait aussi qu’il retrouve Renato Grazón et son smartphone escamoté dans le bar clandestin — en espérant que ce cloporte ne l’ait pas déjà refourgué…

* * *

Échappant au smog qui enkystait la cuvette de Santiago, le quartier de La Reina abritait les plus belles propriétés de la capitale, camouflées derrière des murs sécurisés. Esteban grimpa la route escarpée qui cheminait à travers la colline verdoyante, dépassa le Parc naturel et les condominios florissants alentour.

Calle Valenzuela Puelma : la famille Roz-Tagle habitait une grande maison avec piscine au cœur d’un bois de plusieurs hectares, un petit manoir acheté à prix d’or alors qu’Esteban finissait ses études en Californie. Il gara la décapotable sous les arbres qui bordaient la route. On entendait les oiseaux pépier depuis le parc voisin. Les rares voitures roulaient à allure réduite, freinées par les dos-d’âne. Esteban se présenta à l’interphone, un œil noir vers la caméra de vidéosurveillance qui filtrait les entrées. L’intendant de la maison, Claudio Montes, alias Nestor, lui rappela avec un plaisir non dissimulé qu’il était persona non grata chez ses parents, que son père Adriano était absent et que sa mère refusait toute visite, mais Esteban lui coupa l’herbe sous le pied : ce n’était pas ses parents qu’il voulait voir, c’était lui, en privé.

— Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? grogna le majordome.

— Vous savez que mon associé s’est tué la nuit dernière : c’est moi qui représente Vera, sa femme. La police mène une enquête… Laissez-moi entrer.

Il y eut un silence indécis.

— Écoutez, ce n’est pas le genre de discussion qu’on tient par interphone, s’agaça Esteban. La fille du juge Fuentes a besoin de votre aide. Ouvrez cette grille, je dois m’entretenir avec vous, Nestor. Cinq minutes, pas plus… C’est elle qui m’envoie.

Claudio Montes consentit à le laisser entrer, à contrecœur. Le chant des moineaux contrastait avec la moiteur de cette matinée pourrie. Esteban traversa le jardin luxuriant puis la cour de gravier qui faisait face au manoir. Le majordome attendait en haut des marches, le visage anguleux et peu amène dans son complet sombre.

— Mère est là ?

— Elle ne sort plus de sa chambre depuis ton esclandre à la fête, dit-il sèchement. Tu imagines avec l’annonce du décès d’Edwards…

Esteban ne releva pas. Cravate bordeaux et souliers vernis, Montes le mena vers son bureau du rez-de-chaussée, poussa la porte comme s’il s’agissait d’une corvée. Le secrétariat de l’intendant donnait sur un coin retiré du parc, avec des meubles en bois massif, de la paperasse classée sur les étagères, du matériel informatique…

— Bon, de quoi s’agit-il ?

— Il me faut la liste des invités à la garden-party, déclara Esteban.

— La liste des invités, répéta le majordome. Pour quoi faire ?

— Je représente Vera, je vous l’ai dit. Hormis elle, ces invités sont les dernières personnes à avoir vu Edwards vivant.

— Et ?

— Et leurs témoignages peuvent être précieux pour ma cliente.

— C’est à ton père d’en décider, répondit Montes froidement. Je n’ai pas à interférer dans cette affaire.

— Nos pères respectifs étant les amis que vous savez, ce qui sert les intérêts de Vera sert aussi les leurs, fit Esteban sur le même ton. Elle n’est pas en état de répondre aux questions de la police : donnez-moi une copie de la liste et on n’en parle plus.

Claudio Montes toisa l’avocat. Mauvaise mine. Raison de plus pour se méfier.

— Appelle la fille du juge, que j’en aie le cœur net.

Son air inquisiteur commençait à lui donner de l’urticaire.

— Vous êtes capable de comprendre qu’une femme qui vient de perdre son mari est dévastée de chagrin, ou vous avez l’empathie d’un bulot, Nestor ?

L’atmosphère se tendit dans le bureau. Montes lisait dans son regard comme dans un livre ouvert — des envies de démolition réciproque. Une voix connue perça alors depuis le couloir.

— Esteban, c’est toi ?! J’ai entendu le son de ta voix !

Ne manquait plus que l’autre toc-toc, songea-t-il en voyant débarquer sa mère. Anabela portait un déshabillé vaporeux recouvert d’un châle, des mules à talon et un maquillage assez outrancier chez une malade alitée pour cause de deuil.

— Esteban ! s’exclama-t-elle. Qu’est-ce que tu fais là ? Mon Dieu, mais tu as une tête épouvantable !

— Bonjour, Mère. Ne t’en fais pas, je ne reste pas longtemps : je suis juste venu demander la liste des invités à la fête de Víctor.

— Oui, d’ailleurs je ne te félicite pas pour ton attitude, rebondit-elle pour asseoir une autorité fantôme. Se battre avec son propre frère : avoue que tu te comportes comme un enfant !

— J’ai ton tempérament frondeur, Mère.

— Ah oui ?

Anabela ne savait pas qu’elle était frondeuse, l’idée lui plaisait.

— Mère, reprit Esteban, la police mène une enquête au sujet de la mort d’Edwards et c’est moi qui représente Vera auprès des autorités. Tu imagines bien comme elle souffre.

Anabela avait déjà le rimmel qui coulait.

— Oui, s’apitoya-t-elle en changeant de registre, la pauvre petite… C’est affreux ce qui arrive. Affreux…

— J’ai besoin des témoignages des invités, ils sont les dernières personnes à avoir vu Edwards vivant et il faut que je prépare sa défense.

— Sa défense ?

— Même pour un suicide, la police mène toujours une enquête.

— Ah.

— Hum, si je puis me permettre, madame Roz-Tagle, s’interposa Montes, je pense qu’il vaudrait mieux en parler à Monsieur votre mari au préalable.

— Et pourquoi donc ? Je vous rappelle que Vera est une amie de la famille, au même titre que ses parents. C’est un peu fort, s’offusqua Esteban en prenant sa mère à partie.

— Tout à fait, assura Anabela.

Montes grommela dans sa barbe — ce petit salaud allait encore rouler sa foldingue de mère dans la farine.

— N’oubliez pas que vous n’êtes qu’un employé de maison, Nestor. Ma mère n’a pas d’ordre à recevoir de vous. Mère, dites-lui d’obéir, à la fin.

— Obéissez, Claudio, c’est un ordre.

Le majordome croisa le regard supérieur d’Anabela Roz-Tagle, puis celui faussement courroucé de son fils.

— Bien, Madame, acquiesça-t-il, vaincu.

Esteban répondit aux questions empressées de sa mère quant à l’enquête de police, alluma une cigarette pendant que Montes s’exécutait. L’imprimante cracha bientôt trois feuillets, qu’il parcourut rapidement — à vue de nez, il y avait plus d’une centaine de convives — avant de les fourrer dans sa veste noire. Snobant l’intendant, Esteban baisa la main de la star sexagénaire. Elle non plus n’avait pas eu un mot de compassion pour son fils après la perte de son ami.

— Au revoir, Mère.

— Adieu, mon fils… Et essaie d’être digne, pour une fois !

Un asile de fous, qu’il connaissait par cœur.

Claudio Montes raccompagna l’aîné de la famille jusqu’au perron d’où il l’avait jeté l’autre soir.

— Tu ne perds rien pour attendre, souffla-t-il au visage d’Esteban.

Un fiel imbécile, qui lui redonnait presque envie de vivre.

9

Le capitaine Popper n’avait pas apprécié la déclaration lapidaire du curé à la télé communautaire, mais le père Patricio n’avait de compte à rendre qu’à Dieu — et à leur ami Cristián, autour duquel il espérait réunir les familles de victimes.

L’oraison funèbre d’Enrique avait lieu l’après-midi à l’église. En attendant, les sœurs Donata et María Inés avaient arpenté les rues et recueilli un témoignage au sujet d’El Chuque et de sa bande. Parmi eux auraient été vus Matis et Toni, deux enfants de La Victoria dont on restait sans nouvelles depuis le décès de leur mère trois mois plus tôt — Magdalena, une pauvrette traînant dans ses pattes deux gamins en sandales qui ignoraient jusqu’à l’existence d’une baignoire. Atteinte d’une grave et persistante pneumonie que le méchant froid des hivers chiliens aimait raviver, La Victoria ne bénéficiant que d’un dispensaire, Magdalena était morte avant d’avoir pu être soignée.

Le père Patricio se souvenait des deux gamins : Matis et Toni, treize et huit ans, n’avaient pas desserré les mâchoires à l’inhumation de leur mère, un matin misérable où la pluie avait eu l’élégance d’être muette. Ils avaient regardé le linceul s’engouffrer dans la terre et s’étaient enfuis à la sortie du cimetière pour ne plus jamais réapparaître. Comment les orphelins avaient rejoint la bande d’El Chuque importait peu : Matis et Toni, que les sœurs avaient pris un moment sous leur aile, pouvaient leur fournir des informations sur le trafic. Patricio ne serait pas long à leur faire entendre raison.

Après le parc André Jarlan s’étirait une avenue morne et sans piétons qui reliait La Victoria aux quartiers sud. Le père Patricio partit à vélo, un Raleigh à trois vitesses qui pesait son poids de rouille. Les sœurs María Inés et Donata avaient tenté de le dissuader d’y aller seul, prétendant qu’il n’était plus si jeune, mais à soixante-dix-huit ans, le curé estimait se porter comme un charme. L’avantage de la foi, se disait-il en poussant sur les pédales.

Fidel suivait la valse des rayons, la langue ballant en rythme, jetant des regards sporadiques vers le cycliste qui s’échinait au soleil pâle. Patricio l’avait trouvé un matin devant l’église, un bâtard au poil beige et court sur pattes qui ne demandait rien, à peine des caresses. Le chien était encore là le lendemain, à la même place, puis les jours qui avaient suivi, fidèle à ce qui semblait être son poste. Naturellement, l’homme d’Église lui avait ouvert la porte — Fidel il resterait.

— On arrive ! l’encouragea-t-il.

La décharge se profilait après la zone inondable. Au-delà s’étendait un terrain de plusieurs hectares jadis constructibles, dont la barre de logements sociaux n’avait jamais vu de fenêtres. Patricio ralentit le long de l’avenue, les jambes en coton sous sa chasuble. Il descendit de vélo pour monter sur le trottoir et s’engagea sur le chemin de terre qui menait à la décharge, le chien comme un Zébulon dans ses pattes.

— Joli paysage, tu ne trouves pas ?

Le terrain était désolé, jonché de papiers gras, que surveillait un couple de corbeaux perchés sur le monticule d’ordures. Des effluves nauséabonds grimpèrent à ses narines tandis qu’il approchait. Truffe à terre, zigzaguant après de brusques changements d’aiguillage, le chien s’en donnait à cœur joie. Patricio repéra les bras d’une charrette en position DCA, cachée derrière les vestiges d’une cabane de chantier au toit effondré : la carriole des jeunes cartoneros, à coup sûr… Il posa son lourd vélo contre la cabane en ruine, fit un panoramique sur les lieux de perdition, rappela Fidel qui furetait déjà vers la barre d’immeuble.

— Reviens par ici, tête d’os !

L’animal refusant de rebrousser chemin, Patricio leva la tête vers le spectre de béton, ses murs noircis par le temps et les intempéries : un bâtiment colossal à plusieurs étages qui devait receler mille cachettes. Il suivit son chien pisteur, qui clopina de nouveau museau au sol, la houppette à la fête. L’immeuble gris où il venait de s’engouffrer n’avait ni vitres ni portes, qu’une structure transpercée par le vide et les courants d’air. La moisissure bullait le long des murs, lais-sant s’écouler des rigoles jaunâtres. Fidel reniflait le sol du rez-de-chaussée, inspiré, agitant la queue en rythme. Patricio découvrit bientôt un brasero dont les cendres semblaient récentes… Fidel jappa. Les gamins étaient là, un peu plus loin sous les voûtes bétonnées.

— Ah ! Vous voilà…

Le curé approcha. Les jeunes se tenaient assis en rond comme pour un conciliabule. El Chuque ne comptait pas parmi eux mais Patricio reconnut Matis, adossé à un pilier : même tignasse brune et bouclée, même visage anguleux et inquiet que sa pauvre mère.

— Dieu merci tu es là, souffla-t-il. C’est toi que je cherche, Matis, toi et ton petit frère… Tu te souviens de moi, n’est-ce pas ? Je suis le père Patricio.

L’adolescent, peu regardant sur l’hygiène, baissa les yeux. Ses vêtements, ses baskets crottées, l’orphelin faisait peine à voir.

— Eh bien, vous avez tous perdu votre langue ? lança-t-il pour les mettre à l’aise.

Les adolescents fixaient le sol, comme pris en faute. Matis redressa la tête vers le curé du quartier mais sa voix tremblait.

— Pardon, mon père… Pardon.

Patricio s’accroupit lentement, posa sa main maigre sur son épaule, vit qu’il tremblait de tous ses membres.

— Qu’est-ce qui se passe, mon enfant ?

Fidel grogna devant Matis, qui retenait ses larmes. Une ombre guettait derrière le pilier de béton, qui grandit au-dessus de Patricio : Daddy.

— Tu n’aurais pas dû te mêler de ça, curé, maugréa-t-il.

Il n’était pas seul : trois hommes l’accompagnaient, tous armés d’une barre de fer ou d’un gourdin. Patricio comprit trop tard qu’il était tombé au mauvais moment, au mauvais endroit. Accroupi, il n’eut pas le temps ni la force de parer l’attaque : Daddy brandit le gros caillou qu’il tenait dans sa main et, un rictus féroce à la bouche, frappa le curé à la tête. La pierre se fracassa sur son front, si violemment que le prêtre s’affala. Fidel aboyait, canines prêtes à mordre.

— Butez-moi ce clébard ! siffla Daddy à ses hommes.

Une brève chasse s’opéra sous les yeux effarés de la bande ; encerclé, menacé de toute part, Fidel tenta de s’échapper par la droite. Un coup violent le cueillit aussitôt sur l’arrière-train. Le chien recula sous l’impact, échappa à la barre de fer qui visait son crâne, fila le long d’un pilier et s’enfuit en gémissant. Daddy pesta face à la maladresse de ses hommes, son gros caillou à la main. Le père Patricio gisait à ses pieds, une plaie sanguinolente à la tête.

— Vous… vous êtes fou, balbutia le curé.

Le vieil homme tenta de se relever mais son regard était trouble. Matis et ses compagnons fermèrent les yeux quand Daddy l’acheva à coups de pierre.

* * *

Renato Grazón se revendiquait poète chilien d’avant-garde, c’était surtout un parasite notoire. Pique-assiette, sans-gêne et invité surprise de toutes les manifestations culturelles où il s’inventait des titres, voire des identités flatteuses, Grazón s’était spécialisé dans l’hypnose des naïves éblouies par son bagout, les faisait boire pour mieux en abuser sans jamais payer la note. Grazón s’attaquait aussi aux hommes, de préférence tard et pleins aux as.

Esteban avait dégotté son adresse par le biais de son seul éditeur (Contretemps), qui avait publié Inerties anatomiques et Catharsis de la canaille, deux recueils pour ainsi dire autobiographiques, en baratinant au sujet d’une sélection pour un prix littéraire. Grazón habitait au numéro 122 de la rue Antonia López de Bello, à trois cuadras du bar clandestin où l’escroc l’avait dévalisé deux nuits plus tôt. Avec un peu de chance, il serait chez lui…

Le quartier de Bellavista avait fait peau neuve avec ses lampadaires et ses maisons colorées, ses balcons et ses fenêtres peints en violet, orange ou vert fluo, donnant une touche de gaieté à une ville qui en manquait cruellement. La jeunesse avait naturellement investi le quartier, bars et restaurants branchés y poussaient comme des champignons, et si les loyers augmentaient en conséquence, les quelques rues piétonnes faisaient oublier le prix à payer pour s’amuser. Esteban y usait son désespoir d’aristocrate, régalant la faune locale dont Grazón était l’un des protagonistes.

Il n’y avait pas d’interphone à l’entrée de son immeuble, juste un digicode. Esteban fuma contre le capot dans l’attente qu’une personne sorte. Il avait jeté un œil à la liste en sortant de chez ses parents. Juristes, diplomates, capitaines d’industrie, hauts fonctionnaires, politiciens de gauche et de droite, journalistes, personnalités de la télé ou du show-biz, l’avocat connaissait la plupart des invités à la garden-party de nom ou de vue… Un clic se fit entendre au 122. Le voisin, complet marron et bajoues hirsutes, ne prit pas garde à l’ombre qui se glissa dans son dos.

Une odeur d’encaustique émanait du hall. Esteban inspecta les boîtes aux lettres — Renato Grazón, premier étage — et grimpa jusqu’au palier sans croiser personne. Il s’apprêta à sonner, bien décidé à faire valdinguer la porte quand elle s’ouvrirait, tourna la poignée par acquit de conscience et constata qu’elle n’était pas fermée… Il entra, sur le qui-vive.

— Renato ?

Un effluve fétide flottait dans l’appartement, un deux pièces mal entretenu dont les rideaux tirés brouillaient le jour. Esteban vit la vaisselle laissée à tremper dans une cuvette sale, la table de Formica et les vestiges d’un repas sur le sol : il y avait une assiette brisée en deux sur le carrelage, des bouts d’omelette… Des traces de lutte ? L’odeur se fit plus prégnante, reconnaissable entre mille : une odeur de merde… Esteban avança jusqu’à la salle de bains, poussa la porte entrouverte et aperçut le cadavre adossé au mur. Renato Grazón était assis par terre, bras ballants, les yeux encore révulsés par la terreur.

Esteban resta plusieurs secondes frappé par la vision d’horreur : on avait défoncé son crâne avec un acharnement peu commun — un bout du cerveau était apparent parmi ses cheveux poisseux, des éclats d’os et de matière gélatineuse mouchetaient le carrelage mural, témoins de la violence des coups portés… L’avocat retint sa respiration, les hoquets de son estomac, analysa brièvement la scène de crime. Le sang avait coagulé depuis longtemps, un jour entier au moins ; de la matière fécale avait coulé sous le peignoir quand le corps s’était vidé des heures après la mort, excréments qui avaient séché sur le sol mais continuait d’empester.

On avait dû sonner chez Grazón quand il prenait le petit déjeuner, après la soirée dans le bar clandestin, le traîner et l’exécuter dans la salle de bains en lui brisant le crâne à l’arme blanche : barre de fer, marteau, gourdin… Personne n’avait découvert le corps — le poète n’avait pas tant d’amis. Esteban enfila les gants de vaisselle qui pendaient sur l’évier et fouilla l’appartement à la recherche de son téléphone portable. Acuité visuelle exacerbée, sens affûtés par la peur, il ouvrit les tiroirs, souleva le matelas, les coussins, fouilla les armoires, trouva deux cartes de crédit à son nom dans la table de nuit, qu’il fourra dans sa poche, une liasse d’argent liquide mais pas le smartphone volé cette nuit-là…

Le doute prit une forme hybride : si, comme il le pensait, Grazón était mort depuis plus de vingt-quatre heures, l’escroc n’avait pas eu le temps de refourguer son portable. D’autres l’avaient récupéré avant lui. Ça… Le message d’Edwards. Son suicide. Les traces de pas au bord de la falaise. Grazón la tête éclatée dans sa salle de bains. Son smartphone disparu. Esteban pensait par fragments, au rythme des nausées qui lui soulevaient le cœur. Il ne savait pas ce que tout ça signifiait mais il ne fallait pas rester là. Il jeta les gants dans l’évier, effaça ses empreintes sur la porte d’entrée à l’aide d’un torchon, descendit l’escalier et expulsa l’air vicié sur le trottoir.

Hostile.

L’immeuble, la rue, les feuilles des arbres, le visage des gens : le monde était devenu hostile.

Un bus surpeuplé passa, crachant une fumée noire à hauteur de l’Aston Martin garée contre le trottoir. Esteban traversa le passage clouté, marcha jusqu’au square voisin et s’assit sur un banc. Ses mains tremblaient encore après son irruption chez Grazón. Une petite vieille qui promenait son chien passa au large, suspicieuse malgré son costume de cuico. Esteban ne songeait plus à Gabriela, à l’oraison funèbre pour Enrique, à son rôle d’avocat. Il appela Luis Villa, des aiguilles dans le sang.

L’agent des narcotiques répondit à la deuxième sonnerie, sentit aussitôt que quelque chose n’allait pas. Esteban lui raconta ses mésaventures, le faux suicide d’Edwards et le nom du suspect qui devait figurer dans son téléphone volé par Grazón.

— Les tueurs ont récupéré mon smartphone, conclut-il d’une voix précipitée : tu crois qu’on peut récupérer les fadettes ?

— Les factures téléphoniques ? répondit Luis. Non, pas sans l’aval d’un juge… Tu es où ?

— Devant l’immeuble de Grazón, à Bellavista.

— Tu as prévenu la police ?

— Non. Que toi pour le moment.

— Quelqu’un t’a vu entrer dans l’appartement ?

— Non… Non, je ne crois pas.

— OK. Rejoins-moi Calle Londres dans… quarante minutes. Le temps que j’arrive.

* * *

Gabriela aux abonnés absents, Stefano avait pris un liebre[9] pour se rendre à La Victoria.

Les sœurs María Inés et Donata avaient appelé le projectionniste un peu plus tôt, inquiètes. Patricio était parti à vélo de bon matin à la recherche de Matis et Toni, deux orphelins qu’une de leurs amies avait vus traîner avec la bande d’El Chuque : il était maintenant plus de midi et le curé, qu’elles attendaient pour déjeuner avant l’oraison d’Enrique, non seulement n’était toujours pas revenu, mais ne répondait pas sur son portable… Stefano avait emprunté la bicyclette de Donata pour suivre la piste. Il s’était voulu rassurant auprès des sœurs mais lui aussi se faisait du mouron. Dans quoi le curé s’était-il encore fourré ?

Un soleil intermittent cognait sur les tôles ondulées du quartier ; Stefano dépassa les dernières habitations et roula le long de l’avenue qui bordait le parc André Jarlan. La décharge se situait un peu plus loin, hectares de friche abandonnée par les promoteurs. Le vélo de Donata donnait des signes de fatigue, lui pédalait en grimaçant — toujours cette fichue jambe qui le tiraillait.

Un camion de livraison le doubla, ses bouteilles vides bringuebalant à l’arrière de la remorque, quand il aperçut le chien sur le bord de la route : Fidel. Seul… Stefano freina à hauteur de l’animal, déplia sa carcasse pour mettre pied à terre.

— Eh bien, qu’est-ce que tu fais là, mon vieux ?

Le chien de Patricio haletait, immobile sur son carré de terre, au lieu de courir comme il le faisait d’habitude pour l’accueillir. Fidel émit un jappement en le voyant approcher, les oreilles basses.

— Hein ? Qu’est-ce que tu fais là ?

Le bâtard rangea ses pattes sous son museau touffu, l’œil vitreux. Il adressa un regard implorant à l’ami de son maître, visiblement incapable de bouger. Ce n’est pas pour lui que Stefano s’inquiétait.

— Il est où, Patricio ? fit-il en caressant sa tête. Dis-moi, Fidel, il est où ? Hein ?… Il est où, Patricio ? Montre-moi !

Il « parlait chien », le cœur serré d’angoisse. Fidel se hissa sur ses pattes, voulut faire un pas mais son arrière-train ne fonctionnait plus. Il pointa son museau vers la décharge, souffrant visiblement le martyre. Stefano n’attendit pas pour claudiquer sur le chemin de terre.

Un oiseau pépia dans le ciel saturé, qu’il n’entendit pas : le corps d’un homme reposait non loin du monticule, vêtu d’une chasuble reconnaissable entre mille… Stefano ralentit le pas et découvrit le visage pâle de son ami à terre. Patricio gisait parmi les sacs plastique souillés, le crâne fracturé.

— Non, dit-il dans un souffle.

Du sang avait coulé sur son visage. Il y avait plusieurs blessures à la tête, au front… Stefano s’agenouilla et prit son pouls. Le corps était tiède mais le cœur du curé ne battait plus.

Le vent frais balayait la décharge. Patricio était mort, comme un chien galeux, lui qui avait donné sa vie aux autres, aux miséreux, aux oubliés, aux disparus de la guerre sociale… Une larme coula sur la joue de Stefano. Une larme de colère, qui n’avait pas coulé depuis… qu’importe… Il tuerait les coupables… de ses mains… Il les tuerait tous.

* * *

Gabriela émergeait à peine quand Esteban lui avait appris le décès d’Edwards, quelques paroles laconiques où il disait partir retrouver sa femme dans leur maison de Las Condes. Cueillie à froid, Gabriela n’avait pas trouvé les mots pour le réconforter et l’avait laissé filer après un baiser trop rapide pour sa peine. Elle était rentrée avec la camionnette au Ciné Brazil dans un état de confusion qui, avec lui, semblait récurrent. Après la nuit qu’ils venaient de passer, la mort d’Edwards faisait l’effet d’une douche froide. Et la sensation de devoir payer au prix fort chaque bonheur de sa vie était parfaitement détestable…

Midi. Les portes du cinéma closes, Gabriela emprunta l’entrée de service et grimpa l’escalier qui menait à l’appartement. Elle trouva la vaisselle du petit déjeuner rangée sur l’égouttoir de la cuisine, le pépiement des hirondelles sous les toits, mais nulle trace de Stefano. Elle prit une douche, l’esprit toujours vandalisé par la mort de l’ami d’Esteban, piocha un bout de fromage dans le frigo et se concentra sur son idée de documentaire. Produire des images non ordinaires comme témoins d’une réalité banale, le plus souvent dégueulasse — du moins dans les poblaciones.

Elle avait encore une heure devant elle avant de partir pour l’hommage à Enrique ; Gabriela visionna les rushes tournés depuis le dimanche, chercha des angles d’attaque pour le montage. Elle arriva à la scène du bar clandestin où Esteban s’était fait dévaliser, puis au long trou noir qui succédait à leur dérive — une vingtaine de minutes d’après le timecode. Sans doute avait-elle rangé sa caméra en vrac dans son sac à main, trop ivre pour penser à l’éteindre… Elle fit défiler les images sur l’écran de l’ordinateur mais soudain s’arrêta.

Il y avait une scène, après seize minutes de noir…

La scène ou plutôt les plans se succédaient dans une sorte de clip psychédélique, de nuit et par grand vent. La caméra filmait l’asphalte depuis l’habitacle d’une décapotable lancée sur une autoroute vide, dont les soubresauts incessants faisaient trembler l’image. L’Aston Martin… Gabriela se pencha sur l’écran, stupéfaite. L’angle de prise de vue changea, cadra un instant Esteban, stoïque au volant du bolide malgré le vent qui balayait ses cheveux, avant de vite revenir aux bandes blanches avalées par les phares.

La suite donnait mal au cœur, d’autant qu’on n’entendait rien avec les rafales. Il y eut plusieurs coupures, comme les manipulations maladroites d’un amateur, enfin l’image se stabilisa. Il s’agissait d’une autre scène d’extérieur, cette fois-ci en bord de mer. Ce n’était pas Esteban qu’on distinguait à la lueur de la lune mais elle, Gabriela, sur une plage… Celle de Quintay… L’aube se levait à l’horizon, elle marchait pieds nus vers les rouleaux qui crachaient leur écume phosphorescente sur les coquillages.

Gabriela frémit malgré elle : la scène semblait irréelle.

Qui d’autre qu’Esteban pouvait la filmer ?

Le film prit un tour dramatique quand, telle une somnambule, elle se vit fendre l’écume pour se mêler aux vagues qui grondaient. Elle reflua une première fois, se rétablit tant bien que mal, et repartit à l’assaut des monstres. Ils tombaient en gros bouillons tumultueux, les courants comme des faux sous ses pieds. Insatiable, Gabriela roula sous une vague énorme et, happée par la masse, disparut de la surface de la terre…

Le plan resta un moment sur l’océan, désespérément vide, puis l’image recula, instable, recula encore, abandonnant la folle sirène sous les flots, jusqu’au cut final…

Hallucinant.

Gabriela murmurait, atterrée par sa propre inconséquence : était-elle devenue cinglée ?

Il lui fallut plusieurs secondes avant de retrouver la réalité de sa chambre. Le sentiment d’angoisse ne s’était pas dissipé : si Esteban l’avait filmée, il avait dû remonter jusqu’à la voiture, ranger la caméra dans la boîte à gants avant de redescendre vers la plage… Pourquoi ? Ramasser son cadavre recraché par les vagues ? Et elle, pourquoi avait-elle commis pareille folie ? Son inclination pour le danger devenait suicidaire. Suicidaire et stupide. Ses circuits se brouillaient, comme si plusieurs forces antagonistes s’affrontaient en elle depuis sa première crise mystique. Gabriela avait déjà vécu des rêves éveillés avec sa tante machi : si l’état de transe confirmait une sorte de certificat cosmogonique pour celle qu’Ana considérait comme la future chamane de la communauté, Gabriela restait tiraillée entre la vision métaphysique mapuche et la rationalité winka. La pensée complexe qui expliquait le flux du monde exigeait le lien à l’autre, encore fallait-il le décrypter. Elle s’était penchée sur le sujet, à l’école de cinéma mais aussi pour son propre équilibre psychique. En créant des lésions sur les trajets des neurones responsables de l’inhibition des flux moteurs pendant le sommeil paradoxal, des chercheurs avaient vu des chats se dresser sur leurs pattes, exécuter des séquences comportementales complexes et même chasser des souris imaginaires — tout en restant endormis au regard des critères neurophysiologiques — comme s’ils mettaient leurs rêves à exécution. Certains humains, « vivant leurs rêves » dans une phase différente du somnambulisme, pouvaient aussi se blesser ou blesser leur partenaire au lit… La folle soirée avec Esteban l’avait-elle poussée à ce stade d’inconscience active ?

Qu’avaient-ils convenu ensemble pour qu’il la filme se jetant habillée dans les flots ?

Il faisait soudain chaud dans l’ancienne cabine de projection, comme si son métabolisme se dégradait à son tour. La sonnerie de son smartphone retentit alors sur le bureau. Ce n’était pas Esteban mais Stefano.

Elle décrocha, l’esprit ailleurs.

— Gabriela ?

— Salut, tío.

— Écoute… Je viens de trouver le corps de Patricio à La Victoria, dit-il d’une voix blanche. Dans la décharge.

— Quoi…

— Patricio est mort, répéta Stefano, la voix cassée par l’émotion. Il a été assassiné. Ce matin, ajouta-t-il comme si cela avait de l’importance.

— Non… Mais… qu’est-ce qui s’est passé ?

— Il cherchait deux gamins du quartier, d’après les sœurs, des orphelins qui traînaient avec la bande d’El Chuque du côté de la décharge, dit-il. C’est là que j’ai découvert son corps.

L’air se raréfia dans la chambre. Un silence hors du temps — Patricio.

— Comment… comment il a été tué ? demanda Gabriela, sous le choc.

— Je ne sais pas, répondit Stefano, aussi bouleversé qu’elle, il a plusieurs plaies à la tête. Une arme blanche quelconque.

Le vent soufflait dans le combiné.

— Tu es où ? fit Gabriela.

— Sur place. J’attends les secours.

Un frisson glissa le long de son échine. Des images macabres — elle imagina Stefano seul parmi les ordures veillant le corps de leur ami, le visage inerte de Patricio dans la décharge, les blessures à la tête, les salopards qui l’avaient lâchement assassiné… Elle songea à la mort d’Edwards, à cette menace qui semblait les suivre pas à pas.

— Patricio… Tu es près de lui ?

— Oui… Oui, les secours ne devraient pas tarder.

— Filme le corps, fit-elle d’une voix rauque. Avec ton portable.

— Quoi ?

— Je t’expliquerai, souffla Gabriela dans le téléphone. Mais filme la scène de crime : que Patricio ne soit pas mort pour rien.

— Gabri…

— S’il te plaît !

10

À quarante ans, un homme est fini : carrière professionnelle, amours, argent, si rien n’est balisé, il y a de fortes chances que ce soit trop tard. Oscar Delmonte venait d’avoir cinquante ans et se targuait d’atteindre son âge d’or. Il avait un bon poste au port de Valparaiso, deux enfants de la même femme qui entreraient bientôt à l’université, une nouvelle maîtresse sensiblement plus jeune que la précédente, l’estime de ses pairs et surtout de lui-même. Delmonte aimait les beaux costards, les voitures, les restaurants gastronomiques et les soirées VIP, rire fort pour montrer qu’il était à l’aise dans sa vie, décontracté, souverain. Dommage que tout coûtât si cher, à commencer par ces fichues études… Une maîtresse, passe encore, c’était un marché tacite entre un homme et une femme, mais les gamins à vingt ans étaient aussi autonomes que des souris de laboratoire et ce n’était pas avec sa paye d’officier des douanes qu’il allait entretenir tout ce joli monde. Baisser son niveau de vie n’était pas envisageable. On ne descend pas quand on a monté. Il lui fallait de l’argent, comme tout le monde, toujours plus d’argent. C’était la loi du marché, il s’agissait juste de se trouver du côté de ceux qui l’édictaient.

Gustavo Schober lui avait proposé une affaire en or, risquée mais impossible à refuser dans sa situation. Delmonte avait rencontré l’industriel par l’intermédiaire de Porfillo, le chef de la sécurité du port. Son job consistait à fermer les yeux sur les arrivages du terminal 12, celui de Schober, récupérer la drogue et la refourguer avec Porfillo à leurs différents contacts — « Daddy », son beau-frère, faisait partie des heureux élus. Cinq mois étaient passés depuis la première livraison de coke et Oscar avait amassé l’équivalent de soixante-quinze mille dollars. Pas mal. Sauf que tout s’était précipité — cette histoire de morts suspectes à La Victoria, la trahison du fiscaliste. Heureusement, il y avait les logiciels espions de Carver, la toile d’araignée électronique tissée autour des témoins, en particulier un flic des narcotiques proche de Roz-Tagle.

Delmonte se présenta Calle Londres, en sueur sous son costard Armani malgré la brise sur le trottoir. Il sonna à l’interphone du deuxième étage. Luis Villa, qui venait de rentrer chez lui, répondit aussitôt.

— Oui ?

— Oscar Delmonte, s’annonça-t-il, de la douane de Valparaiso. J’ai des choses à vous dire, en privé…

* * *

La vision de Grazón gisant dans sa merde hantait encore Esteban. Il pouvait presque sentir l’odeur répugnante qui empuantissait l’appartement, le sang coagulé sur le carrelage mural de la salle de bains, l’odeur de sa propre peur aussi. Il ne voyait plus les bâtiments gris derrière le pare-brise de l’Aston Martin, la rare végétation et les passants de Providencia affairés le long des vitrines. Il avait appelé Gabriela mais elle était déjà en ligne. Il n’avait pas laissé de message. Quelques chiens paressaient sur les trottoirs, insensibles à l’agitation humaine. L’hôtel de ville et ses vieilles tourelles ouvragées défiaient les buildings de verre dont les reflets cherchaient en vain à capter le bleu du ciel. Gabriela rappela alors qu’il ruminait ses équations mortelles, englué dans le trafic.

Sa voix tremblait d’horreur et de colère. L’assassinat du père Patricio obscurcissait un paysage déjà dévasté. Le faux suicide d’Edwards, le meurtre de Grazón, le message sur son portable escamoté, la conversation tourna court.

— Tu es où ? fit Gabriela, électrique.

— Sur Independencia, dit-il au milieu des klaxons. J’ai rendez-vous chez Luis.

— Je te rejoins.

Esteban ne discuta pas. Trop d’événements à la fois, de diagonales en collision. Il se dégagea des pots d’échappement et arriva Calle Londres. Il trouva une place sous les platanes de la place pavée où déjeunaient des employés de bureau, marcha jusqu’à l’ancienne maison coloniale sans cesser de broyer du noir. Le père Patricio avait dû tomber sur les dealers dans la décharge. Ou leur fournisseur. Dans tous les cas, ils n’avaient pas hésité à liquider la figure emblématique du quartier…

Les chiens faisaient partie du décor de la ville, sans que personne ne se soucie de savoir à qui ils appartenaient ; l’un d’eux sortit de la ruelle voisine où s’entassaient les poubelles, et lui aboya dessus. Abruti. Esteban sonna à l’interphone du numéro 30, entendit la connexion et la voix de Luis qui lui disait de monter, grimpa au deuxième étage après avoir écrasé sa cigarette. La porte était entrouverte sur le palier.

— Luis ?

Esteban pénétra dans l’appartement, sentit une présence dans son dos, trop tard.

— Un mot et tu es mort, fit une voix par-dessus son épaule.

Un homme corpulent guettait contre le mur, armé d’un Glock équipé d’un réducteur de son. Javier Porfillo, la soixantaine tout en muscles, râblé malgré sa grande taille, un nez busqué sous des yeux de hyène : ils se détestèrent au premier regard.

— Tu tombes à pic, Roz-Tagle… (Il ferma la porte à clé.) Avance, les mains en l’air.

Il n’était pas seul. Un jeunot attendait dans la cuisine. Nuque rasée, menton en galoche et allure de videur, Durán braquait une arme sur la tempe de Luis qui, les mains plaquées sur la table, lui adressa un regard penaud.

— Ils m’ont forcé à te répondre à l’interphone, s’excusa-t-il depuis la chaise en paille. Ils disent qu’ils veulent juste te parler… Je suis désolé.

— Boucle-la.

La fenêtre de la cuisine donnait sur la ruelle et n’avait pas de vis-à-vis. Porfillo fouilla sommairement Esteban, constata qu’il n’était pas armé, du canon le repoussa vers le mur. L’avocat se posta près du vaisselier, entendit du bruit dans la chambre voisine, où deux personnes marmonnaient. Porfillo le jaugea un instant, avec le mépris haineux des revanchards. L’ancien agent de la DINA n’avait pas grand-chose sur l’associé d’Edwards : une tête brûlée qui passait son temps à faire chier les compagnies pétrolières, les multinationales et les entreprises chiliennes dans leur ensemble, sans parler de défendre ces bâtards d’Indiens… Roz-Tagle était là, dans son beau costume de cuico, les yeux naviguant entre son copain flic et la menace des pistolets.

— Qu’est-ce que vous voulez ? dit-il.

— C’est moi qui pose les questions… (Porfillo désigna le policier.) Qui d’autre que lui est au courant pour Edwards et Grazón ?

— Au courant de quoi ?

— Tu veux qu’on le bute tout de suite ?

Les mains de Luis tremblaient sur le Formica, le canon contre la tempe. Esteban dévisagea le tueur.

— Tu veux dire, qui est au courant de leurs meurtres ?

— C’est ça.

Il gardait les mains en l’air, sous la menace du Glock. Luis avait dû leur dire ce qu’il savait.

— Je te cause, grogna Porfillo. Qui est au courant ?

— Personne, répondit Esteban. Que moi.

— La femme d’Edwards, elle sait quoi ?

— Elle croit que son mari s’est suicidé.

— Tu n’es pas allé chez elle après avoir trouvé Grazón ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Pour la protéger.

— De quoi ?

— De vous.

Porfillo eut une moue approbatrice.

— Et le petit flic chargé de l’enquête ?

— Bergovic ? Je ne lui ai rien dit non plus, fit Esteban.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’aime pas les nains, ils sont tout petits.

Durán esquissa un sourire narquois qui ne plut pas à son chef.

— Continue sur ce ton, Roz-Tagle, je te jure que tu vas le regretter…

— Je n’ai pas appelé Bergovic parce que je n’ai pas confiance dans la police, recadra Esteban.

— Et lui ? rétorqua Porfillo en désignant Luis Villa.

— Lui, il est honnête.

Porfillo opina en direction du flic et, visant à peine, l’abattit d’une balle dans le cœur.

Luis fut projeté en arrière, emportant la chaise dans sa chute. Esteban esquissa un geste vers son ami mais Durán le tenait dans sa mire.

— Bouge pas, toi !

Esteban retint son souffle. Luis reposait sur le sol, les yeux encore frappés par la stupeur, un trou dans la poitrine. Porfillo désigna la table de la cuisine.

— Prends la place de ton petit copain pédé, ordonna-t-il.

Ils savaient ça aussi. Esteban sentit la peur lui clouer les jambes. Le tueur alluma la radio posée sur le frigo, chercha une station de musique, augmenta le volume.

— Tu entends ce que je te dis ? Tu t’assois en mettant tes mains bien à plat sur la table ou je te descends comme l’autre lavette… Dépêche.

Esteban évalua ses chances de fuite, à peu près nulles. Durán avait relevé la chaise, l’intimant de s’asseoir à la place du mort.

— Les mains à plat ! siffla Porfillo.

Esteban s’exécuta, les jambes molles. Il y avait toujours des bruits dans la chambre de Luis, quelqu’un qui pianotait sur un ordinateur en s’adressant tout bas à un quatrième larron. De fait, Delmonte et Carver organisaient la petite mise en scène imaginée après l’inspection des échanges électroniques du flic — un pédé notoire, qui fréquentait assidûment les sites de rencontres.

— À nous maintenant…

Esteban vit les verrues sur les mains de Porfillo, deux à l’index, trois sur le majeur, d’autres plus petites sur l’annulaire et les jointures de la main droite. Celle qui d’ordinaire caresse les femmes. Pas trop le style de Porfillo : il posa son pistolet automatique sur le frigo et, plongeant la main à l’intérieur de sa veste, sortit un long objet enveloppé dans un mouchoir aux taches rosâtres. Un marteau.

— C’est avec ça que tu as défoncé le crâne de Grazón ?

Esteban dévisagea le sexagénaire, impassible. Quelque chose pourrissait à l’intérieur de ce type, comme l’écho de cris pas tout à fait tus.

— Avec ta sale gueule et tes mains de boucher, je parie que tu es un ancien barbouze, le provoqua-t-il. Tu étais quoi avant, papy : militaire, flic ?

— Ton associé t’a pas dit ? renvoya l’intéressé.

— Non, il n’a pas eu le temps. Tu dois le savoir puisque c’est toi qui l’as poussé de la falaise.

— Cet imbécile s’est jeté tout seul dans le vide avant qu’on sache la fin de l’histoire, rétorqua Porfillo. C’est pour ça que maintenant tu vas répondre à mes questions. Et ne joue pas au plus fin avec moi, Roz-Tagle, c’est un conseil.

— Je n’ai pas envie de jouer avec toi, gros lard.

— Ah oui ? feignit-il de s’étonner. C’est pourtant ce qu’on va faire…

La radio jouait un air de ranchera. Porfillo déroula une bande de gaffeur, arracha un bout d’une vingtaine de centimètres et le colla solidement sur la bouche d’Esteban. Durán enfonça le silencieux dans sa nuque et, pressant sur ses vertèbres, le força à incliner la tête contre la table. Il s’exécuta, attendant la prochaine question. Esteban ne voyait pas le marteau brandi dans son dos : l’acier s’abattit violemment sur son pouce, posé sur la table. Il étouffa un cri quand l’os se brisa. La douleur lui remonta jusqu’au cœur, dénerva son cerveau.

Une poignée de secondes passèrent, pénibles, avant que Porfillo ne retire un coin de bande adhésive. Esteban expulsa un soupir de douleur intense. Durán vissait toujours le canon sur sa nuque, plaquant sa joue contre le Formica.

— Maintenant tu réponds à mes questions, ou je te casse les doigts un à un… C’est pigé ?!

Un peu de bave coulait sur la table. Esteban vit l’état de son pouce recroquevillé tandis que Porfillo se penchait vers lui, dégageant une forte odeur de déodorant et d’aisselles ruisselantes de stress.

— Tu as eu le message d’Edwards ?

— Non…

Il plaqua la bande de gaffeur sur sa bouche et sans prévenir lui fracassa l’index. Un chuintement jaillit de ses entrailles.

— Je vais te casser les mains, annonça Porfillo. Après on passera aux pieds. À toi de voir.

Esteban ne voyait plus rien sous le rideau de larmes, ni la fenêtre ni le visage des hommes au-dessus de lui. Il respirait avec peine, le regard perdu sur ses doigts fracturés. Porfillo ôta un coin du ruban adhésif.

— Ton associé t’a laissé un message vers minuit, répéta-t-il. Tu l’as eu ?

— Non…

— Pourquoi ?

— Parce que j’étais avec ma cliente, souffla Esteban.

— L’Indienne ?

Son cerveau oublia un instant la douleur qui irradiait sa main — ils savaient tout.

— Oui, dit-il. On est sortis tard ce soir-là, dans les bars… Je n’ai pas eu l’appel d’Edwards… Vous devez le savoir puisque Grazón a volé mon portable cette nuit-là.

— Dans ce cas, comment tu sais qu’Edwards ne s’est pas suicidé ? C’est ce que tu as dit à ton copain flic au téléphone ! fit Porfillo en désignant le cadavre à terre. Vous étiez sur écoute, bande de nazes !

Esteban avait la gorge sèche. Il ne voulait pas parler de Vera, des bribes entendues dans le bureau après leur dispute : ils ne le croiraient pas.

— Alors ?!

— Edwards n’a pas laissé de lettre d’adieux, tenta-t-il. Ça ne lui ressemble pas.

Un animateur surexcité déblatérait à la radio. Porfillo suait à grosses gouttes sous sa chemise.

— Tu baratines, Roz-Tagle.

Il colla le gaffeur. Esteban voulut retirer sa main quand il brandit le marteau mais Porfillo saisit son poignet et, soufflant comme un bœuf, pulvérisa ses derniers doigts valides.

Le plafond tangua dans la cuisine.

— Qui d’autre est au courant de l’affaire ?

— Luis… Luis Villa, répéta Esteban.

La douleur se diffusait jusqu’à son crâne. En proie au vertige, il s’accrocha pour ne pas flancher.

— Qui d’autre ?

— Personne…

— Qui d’autre ?!

— Personne ! dit-il, le corps tendu comme un arc.

— Tu mens, fils de pute ! postillonna Porfillo. Edwards t’a dit pour le Plan Condor, moi, Schober, autrement tu n’aurais pas cherché à récupérer ton téléphone chez Grazón ! Ça aussi tu l’as dit à ton copain pédé !

Condor. Schober. Les mots valdinguaient dans son ciel saturé d’adrénaline.

— Non… (Esteban secoua la tête contre la table où Durán l’acculait.) Non, Edwards ne m’a rien dit de tout ça…

— Tu veux que je casse l’autre main ?!

Esteban serrait les dents devant ses doigts fracturés.

— Oui…

Durán esquissa un sourire, le silencieux toujours planté dans ses vertèbres.

— Putain de connard, siffla Porfillo.

Rageur, il saisit son poignet gauche, qui soudain lui échappa : Esteban planta son coude dans la gorge de Durán, bondit dans le même mouvement, percuta Porfillo d’un violent coup d’épaule et se précipita vers la fenêtre. Durán se tenait la glotte comme s’il s’étranglait, l’arme baissée. Porfillo réagit aussitôt, dans la précipitation cogna son genou contre la chaise, atteignit le Glock sur le frigo au moment où l’avocat se propulsait contre la vitre, qui céda sous l’impact.

Esteban se jeta dans le vide sous une pluie de verre et tomba tête la première du deuxième étage. La fenêtre donnait sur la ruelle ; il rebondit contre un container en acier avant de tomber face contre terre. Le sang afflua sur son visage. Il ne pensait plus qu’à courir, atteindre le bout de la rue avant qu’une balle ne le fauche, mais ses jambes refusaient d’obéir. Il se redressa pourtant, tituba parmi les débris de verre : le sang pulsait contre ses tempes et des étoiles filantes barbouillaient les cieux. Crâne fendu, il ne vit pas le véhicule qui s’était engagé dans la ruelle, une camionnette à la peinture défraîchie qui freina à sa hauteur ; une portière s’ouvrit aussitôt.

— Esteban !

Porfillo hésitait à sauter du deuxième étage, à son âge il risquait de se rompre le cou, il braqua le pistolet à la fenêtre en quête d’une cible. Gabriela enclencha la première tandis qu’Esteban jetait ses dernières forces sur le siège ; elle fit hurler le moteur, renversa les poubelles entassées là et fonça droit devant. Porfillo allait vider son chargeur sur la camionnette mais Durán le retint : le barouf allait rameuter le quartier et ils s’échappaient déjà dans la ruelle.

* * *

Gabriela roulait sur O’Higgins, le cœur à cent à l’heure. Recroquevillé sur le siège, Esteban était dans un sale état ; du sang coulait de sa tête, sa chemise blanche en était inondée, et les mots peinaient à sortir de sa bouche.

— Ça va ? Ho ! Ça va ?

Il émit un râle, qui se perdit sous le bruit du moteur. Gabriela déglutit, les mains crispées sur le volant. La mort de Patricio, d’Edwards, les tueurs à leurs trousses, Esteban qui roulait des yeux sur le siège, tout allait mal. Elle se tourna vers lui, le souffle court.

— Ho ! Tu te sens comment ?

— Je vois… double.

Au moins il parlait. Elle regarda l’avenue.

— Je vais t’amener chez un médecin.

— Non… non.

— Putain, tu as vu dans quel état tu es ? tempêta-t-elle. On va à l’hôpital, Esteban, et je préviens les flics.

— Non… pas l’hôpital… ni les flics… Luis a été tué… On était… sur écoute…

— Je m’en fous !

— Non… non… Ils vont me trouver… pas l’hôpital…

Il tenait ses mains comme des oiseaux qui allaient s’envoler.

— Mais enfin, c’est absurde ! protesta Gabriela.

— Fais ce que je te dis… s’il te plaît.

Son regard flanchait dans son angle mort. Gabriela grogna au volant de la camionnette. La magie blanche de leur première nuit d’amour virait au cauchemar. Elle passa le fleuve Mapocho, suivit Providencia en jetant des regards anxieux à chaque feu rouge, bifurqua à Santa Lucía. L’avenue verdoyante lui fit oublier la Calle Londres, pas le sentiment de panique qui la gagnait. Les gens mouraient autour d’eux, Esteban délirait sur le siège. Bon Dieu, elle ne l’avait pas sorti de ce guêpier pour qu’il lui claque entre les mains !

— Tu tiens le coup ? Esteban ! Ça va ?!

Ça n’avait pas l’air : du tout. Il ne disait plus rien. Stefano, songea-t-elle comme une révélation, il saurait quoi faire… Gabriela s’arrêta le long du parc, empoigna le portable dans son sac et appela le projectionniste. Il décrocha, écouta le débit haché de l’étudiante, comprit aussitôt la situation.

— Tu es où ? dit-il pour la ramener sur terre.

— Santa Lucía.

— OK… Maintenant calme-toi et réfléchissons à ce qu’on peut faire.

— Putain, Stefano, tu ne vois pas le cadavre ambulant assis à côté de moi ! Il faut aller à l’hôpital !

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, dit-il. Si ces types n’ont pas hésité à assassiner un avocat réputé et un flic, ce n’est pas un hôpital qui va les arrêter. Ils vont vous chercher, toi et Esteban… Il faut que vous disparaissiez.

— Ah oui, où ça ?

— Hum, je connais des gens qui pourraient vous accueillir, rumina Stefano dans le combiné. Laisse-moi passer un ou deux coups de fil. Esteban pourra s’y faire soigner et vous serez à l’abri, le temps de voir comment les choses évoluent.

— Mais la police, répliqua-t-elle, pourquoi ne pas tout leur raconter ?

— On n’a aucune preuve pour la mort d’Edwards. Et si les tueurs l’ont mis sur écoute, c’est qu’ils ont des complicités à tous les niveaux, y compris dans la police.

Elle étouffa un juron. Toute cette histoire la dépassait.

— Rejoins-moi à la maison, l’aida Stefano.

— OK… OK.

Gabriela raccrocha, la gorge nouée, tâcha de se raisonner. Elle pouvait faire confiance à Stefano. Il avait eu la mort aux trousses après le coup d’État, il saurait comment les tirer de là… Un passant se pencha par la portière de la camionnette.

— Dites donc, il n’a pas l’air d’aller bien, votre ami…

Elle se tourna vers Esteban et frémit un peu plus — il psalmodiait des mots incompréhensibles contre l’appui-tête. Gabriela ne répondit pas, enclencha la première et s’englua dans le trafic. Le danger était là, tout proche.

— Ça va aller ? lança-t-elle à l’avocat.

Esteban souriait sur le siège, absent, les dents pleines de sang.

* * *

Les murs du quartier Brazil étaient couverts de graffitis inventifs, provocateurs. C’était un jour d’été aux rues désertées, tout le monde était parti flâner sur les hauteurs de la ville où l’on pouvait respirer, et Stefano bouillait de rage sur le trottoir du cinéma. Il n’était plus question d’oraison funèbre en l’honneur d’Enrique, des familles des victimes attendues à l’église : le père Patricio venait d’être sauvagement assassiné dans la décharge, son corps rapatrié vers un hôpital du centre. La camionnette arriva enfin à l’angle de la place. Il accueillit Gabriela d’un abrazo trop bref pour évacuer le stress — le deuil de Patricio, ils le digéreraient plus tard. Stefano posa la main sur la joue de sa protégée, pâlichonne.

— Tu tiens le coup ?

— Demande plutôt à Esteban…

Les yeux de l’avocat papillotaient. Du sang coulait le long de son cou, inondant sa veste noire, sa chemise. Stefano vit les doigts brisés qu’il maintenait dans sa paume.

— Ils ne l’ont pas raté.

— Aide-moi à l’allonger à l’arrière.

La suspension laissait à désirer mais la banquette était large : ils installèrent Esteban avec précaution, surveillant les regards des rares passants, échangèrent le maximum d’informations avant leur départ précipité. Stefano avait des amis sûrs à Lota, une petite ville minière au sud du fleuve Bío Bío, des gens qui les aideraient. Un médecin les attendait sur place, soit à plusieurs heures de route.

— Ne traîne pas, conclut Stefano.

— Et toi ?

— Il faut que je m’occupe de Patricio.

Gabriela acquiesça, maussade, pressée. Il surveilla la rue pendant qu’elle filait dans sa chambre. Là, elle fourra quelques affaires dans un sac de voyage, l’ordinateur et le disque dur où elle stockait les images de l’enquête. Il lui manquait la scène de Patricio, la découverte de son cadavre filmée par Stefano un peu plus tôt… Sous son matelas, cent mille pesos en liquide, sa fortune. Gabriela quitta la chambre sans se demander ce qu’elle pouvait oublier.

Stefano attendait sur le trottoir désert, près de la camionnette.

— Tu penseras à m’envoyer la vidéo de la décharge sur mon portable ? lui lança-t-elle.

Toujours cette histoire de film.

— Oui.

Il ouvrit la portière pour l’inviter à prendre le volant. Les adieux furent brefs.

— Fais attention à toi, dit-il en la couvant des yeux.

— Oui.

Gabriela serra son ami projectionniste une dernière fois dans ses bras.

— À lui aussi, ajouta Stefano.

Les yeux d’Esteban étaient partis loin dans les limbes.

11

Venu des Andes, le fleuve Bío Bío marquait la frontière naturelle qui séparait jadis les colons des territoires mapuches ; Gabriela avait roulé tard après minuit, passé Concepción et le pont qui enjambait le fleuve avant de basculer vers Lota, une quarantaine de kilomètres plus au sud.

L’histoire de Lota, petite ville côtière et ouvrière, mal desservie, livrée à elle-même depuis la chute d’Allende, était celle des perdants du Chili. Lota avait donné ses hommes à la mine, des générations entières avalées par le charbon, la tuberculose et la misère. Les femmes faisaient des enfants qui grandiraient dans l’antre du loup, leurs hommes mouraient à quarante ans, syndiqués. Lota, indigène et pauvre, avait soutenu l’Unité populaire et Lota avait tout perdu : la mine ne vomissait plus ses petits, on avait puni la Peau-Rouge, vendue à des hommes d’affaires de mèche avec le pouvoir qui l’avaient pompée, creusée, exploitée, avant de l’abandonner à son sort.

Lota étalait aujourd’hui ses taudis bigarrés sur des collines rognées par les séismes ; le dernier en date avait vu un pan entier de route bitumée basculer dans le vide, emportant les bicoques de contreplaqué qui tapissaient le bord de mer, et leurs habitants. Hormis des slogans sur les murets, il ne restait plus rien des victoires de naguère. On ne jouait plus au théâtre, gros cube de béton éventré où même les courants d’air faisaient figure de survivants.

Paco, un ancien de la mine, et ses amis syndicalistes avaient transformé la maison de maître délabrée en hôtel associatif : l’Hotel Social Club, le seul de la ville, dans le Lota alto. Le bâtiment, dont les trente chambres étaient souvent vides, abritait les ouvriers qui venaient reconstruire la route après les tremblements de terre, des amis de passage, de rares voyageurs ou touristes égarés. D’après Stefano, personne ne viendrait les y chercher et Paco, vieux camarade de lutte, les aiderait sans poser de question.

Gabriela grimpa les lacets qui menaient à Lota alto aux premières lueurs de l’aube, avant de garer la camionnette sur le parking de l’hôtel. Il y avait de la lumière en bas. Un homme sortit aussitôt du bâtiment.

— Je ne te demande pas si tu as fait bon voyage, l’accueillit Paco dans un sourire usé.

Le gérant du Social Club avait soixante-dix ans, un visage affable malgré la rudesse de ses traits, de larges épaules voûtées sous un pull informe et un air qui se voulait réconfortant.

— Merci pour votre aide, dit-elle, fourbue.

La main qu’elle serra avait charrié des montagnes.

— Ton ami, comment il va ? demanda Paco.

— Pas bien.

L’homme à l’arrière semblait dormir, le visage rouge de sang coagulé.

— Je vous ai préparé deux chambres au premier, dit-il. La literie est ce qu’elle est mais vous resterez en famille.

— Et le médecin ?

— Il habite à deux pas.

Un pâle rayon éclairait la façade de l’hôtel associatif. L’ancien mineur aida Gabriela à transporter le blessé jusqu’à sa chambre, une petite pièce à la tapisserie défraîchie, pendant que sa femme prévenait le docteur Romero de leur arrivée. Une partie de leur famille vivait avec eux mais la maisonnée était encore endormie à cette heure. Gabriela accepta un maté, ferma les rideaux tristounets et s’assit sur le bord du lit où Esteban tentait d’émerger. Un effort pénible, à voir son visage blême.

— Ça va, tête de pioche ?

Esteban leva ses doigts tordus, qui avaient doublé de volume. Un spectacle assez navrant. Ses cheveux étaient trempés de sueur, ses vêtements imbibés de sang, mais c’est surtout sa tête qui l’inquiétait — des bosses énormes dont certaines suintaient. Elle prit sa main valide dans la sienne.

— Tu te souviens de ce qui s’est passé ?

L’avocat eut une vague moue qui ne la rassura pas.

— Le docteur arrive, annonça Paco par l’embrasure de la porte.

— Merci…

Esteban avait fermé les yeux dans la semi-pénombre de la chambre. Il ne bougeait plus, de nouveau comateux. Gabriela se sentait vidée, triste et perdue. Que leur était-il arrivé ? Elle posa un gant de toilette humide sur son front, garda sa main brûlante dans la sienne.

— Je t’aime, tête de pioche, dit-elle tout bas. Tu as intérêt à tenir le coup.

Un sourire tourmenté sembla se dessiner sur les lèvres d’Esteban. Ou alors il rêvait… On toqua bientôt à la porte de la chambre. Un homme aux cheveux rares entra, peau mate, chétif, portant une mallette de cuir craquelé et un survêtement enfilé à la va-vite.

— Vous me tirez du lit, se justifia-t-il.

— Désolée.

— Docteur Romero, dit-il en serrant la main de Gabriela. Alors, voyons ça…

Le blessé reposait sur le lit, un gisant dont le plâtre n’aurait pas pris. Le médecin se pencha, observa la pupille, s’enquit des chocs reçus sans faire de commentaires. Ce n’était pas la première fois qu’il traitait des traumatismes à la tête. Il vérifia le pouls, puis la tension, déplia sa sacoche sur le bord du lit. La blessure au crâne était sévère : il nettoya la plaie avec des compresses stérilisées, inclina ses lunettes sur le point d’impact.

— Il va s’en tirer ? murmura Gabriela à ses côtés.

— Huum…

Romero réservait son pronostic. Son ami souffrait d’un traumatisme crânien, il faudrait un scanner pour savoir si des zones vitales étaient touchées, et il réagissait à peine aux tests oculaires. Sa main droite aussi avait beaucoup souffert : tous les doigts étaient brisés, certains en plusieurs morceaux. L’option d’un séjour dans une clinique semblant exclue, le médecin n’y alla pas par quatre chemins.

— Je vais lui faire une piqûre. Il dormira vingt-quatre heures. S’il ne sombre pas dans le coma, il devrait se remettre. Dans le cas contraire, c’est l’hôpital en urgence ou le cimetière.

Gabriela hésita. C’était jouer avec sa vie.

— Et sa main ?

— Pour être franc, je crains qu’il n’en perde l’usage, répondit Romero. Il faudrait faire des radios pour voir l’étendue des dégâts, l’opérer…

— Ce n’est pas possible. Pas maintenant.

— Bon… Dans ce cas je reviendrai avec des attelles. On verra ce que je peux faire. Mais c’est presque anecdotique comparé aux chocs reçus à la tête.

— Merci, bredouilla Gabriela. Merci…

— Il ne vous remerciera peut-être pas de l’avoir laissé dans cet état. Votre ami est entre la vie et la mort, mademoiselle. Sachez-le.

Son métier était de soigner les gens, pas de les laisser mourir sans assistance. Gabriela pinça les lèvres pour ne pas pleurer. Le généraliste prodigua quelques conseils d’un ton moins accusateur, promit de revenir et refusa le moindre peso. Il s’éclipsa aux premiers rayons du soleil, laissant une boîte d’antalgiques sur la table de chevet et une jeune femme désemparée. La tension se relâchait après leur longue route vers le sud. Elle tombait de sommeil mais ne se résignait pas à laisser Esteban à demi mourant. Elle caressa son visage, son front brûlant.

— Ne t’en fais pas, la rassura Paco comme s’il lisait dans ses pensées, ma femme veillera sur ton ami.

Rosita, une métisse enrobée, souriait à la porte. Des gens dévoués, des militants… Une autre époque. Gabriela marcha comme un zombi dans le couloir de l’hôtel, trébucha sur la moquette râpée qui plissait et poussa la porte de la chambre qu’ils lui avaient réservée. C’était simple, vieillot, peu lui importait. Elle ôta ses vêtements dans la pénombre des volets clos et se coula dans le lit.

Sentiment d’impuissance, peur de le perdre, la fatigue plantait ses dards sous ses paupières mais les pensées continuaient de l’assaillir. Leurs proches se faisaient tuer par un ennemi invisible, et l’homme qu’elle aimait était aujourd’hui entre la vie et la mort. Devait-elle le transférer malgré tout à l’hôpital le plus proche, au risque de le livrer aux mains des assassins ? Attendre, Pénélope éperdue, son hypothétique retour à la vie ? Que se passerait-il s’il mourait, là, dans cette chambre ? L’idée même lui tordait la moelle. Non, il fallait qu’il vive, coûte que coûte. Esteban n’était pas une épreuve sur le chemin de son devenir machi : il était sa chance… Sa seule chance de sortir de ce guêpier.

Gabriela songea aux territoires mapuches, une centaine de kilomètres plus au sud de Lota, à sa tante machi et aux liens mystiques qui les unissaient depuis son enfance. L’étrange coïncidence. Gabriela avait quitté la communauté pour fuir son destin, écartelée entre ses racines et son envie d’étudier chez les winka, elle se retrouvait aujourd’hui face à son miroir. Son identité. Ses choix… Ce n’est pas le hasard qui l’avait menée là. Il y avait un sens aux choses, aux événements. Le docteur Romero ne pouvait plus rien pour Esteban, son âme s’était perdue, mais il restait sa grand-tante Ana, et ses dons de guérisseuse… La machi : elle seule pouvait l’aider à le ramener d’entre les morts.

Gabriela ferma les yeux, épuisée.

— Tu voulais du danger, tu es servie… Pauvre conne.

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