TROISIÈME PARTIE L’INFINI CASSÉ

Atacama — 3

Elizardo Muñez avait à peine connu son père, enseveli dans sa mine, et personne n’avait été assez têtu pour s’y risquer après lui. Il y avait des filons plus sûrs, guère rentables mais qui donnaient du travail aux autochtones et, pourquoi pas, un début de semi-autonomie au peuple atacamène.

Le coup d’État de Pinochet allait rectifier leurs espoirs. Les mineurs ayant majoritairement soutenu Allende, de nouvelles lois antiterroristes leur interdirent de posséder des explosifs, les renvoyant à la pioche. Enfin, les nationalisations des richesses du pays annulées, les multinationales étrangères purent reprendre les affaires en mains. Comme d’autres jeunes sans travail, Elizardo avait quitté l’oasis d’altitude et la mine-cercueil de son infortuné père pour tenter sa chance auprès d’une de ces grosses entreprises qui, disait-on, embauchaient à foison.

Cœur aveugle de l’Atacama, Chuquicamata était la plus grande mine à ciel ouvert du monde : une cuvette de quatre kilomètres de diamètre, dont la roche entaillée jusqu’à huit cents mètres de profondeur serpentait le long des parois, d’où remontaient les camions chargés de cuivre. Une fourmilière à la poussière âcre, dont on ressortait les poumons lestés de particules.

Elizardo Muñez avait travaillé toute sa vie à Chuquicamata. La mine payait mieux que l’agriculture ou l’élevage dans les oasis perdues qu’on leur laissait, et ce n’était pas les terres de son père qui valaient la peine de s’échiner. Sa mère s’était tuée à la tâche — six enfants — et Elizardo ne s’était jamais marié : Chuquicamata était sa riche maîtresse, les putains d’Antofagasta sa tirelire cassée, une vie de dortoirs où les mineurs s’entassaient le plus souvent ivres morts pour oublier la dureté, la solitude.

Antofagasta était la principale ville dans le désert du Nord. Les travailleurs de la région s’y agglutinaient en semaine pour nourrir la mine, charriant leur lot de prostituées et de bars où rixes et verres cassés égayaient l’ordinaire. Labeur, abrutissement, alcool, il fallait bien un défouloir à ces damnés de la terre. La plupart des mineurs repartaient le vendredi dans leur famille, laissant la ville sens dessus dessous. Sans autre femme qu’à pratiques tarifées, Elizardo revenait rarement dans sa région d’origine. L’ayllo de Cupo se vidait de ses jeunes, partis comme lui à la ville, sa mère était morte, ses frères et sœurs dispersés au vent du désert.

Elizardo avait travaillé vingt-six ans dans l’antre de Chuquicamata, extrayant le cuivre dont le pays avait besoin, sans se douter que Chuquicamata dévorait ses enfants. Intoxiqué par les produits chimiques, essoré depuis la nuit des temps, Elizardo se vit affligé de troubles respiratoires et neurologiques si graves qu’on le déclara un jour inapte au travail. Autant dire à la vie. À cinquante ans, Elizardo en paraissait vingt de plus, ses poumons sifflaient comme une locomotive et il oubliait parfois le passé récent, des choses aussi anodines que son numéro de chambre, l’endroit où il avait garé sa moto, les prénoms des putes vieillissantes elles aussi.

Chuquicamata le rejetant exsangue, une prime de licenciement en guise de retraite, le mineur atacamène s’était résolu à rentrer dans son village d’altitude, l’ayllo de Cupo, où il ne poussait plus rien. D’une trentaine d’individus, la population avait fondu comme les glaciers andins. Il ne restait plus que les parois de sel contre la montagne, des guanacos riverains et quelques charognards qui tournoyaient dans le ciel, ces maudits caranchos, dont la nature perfide le rendait chaque jour un peu plus fou — il fallait être fou pour vivre seul à cinq mille mètres d’altitude…

1

Stefano était passé sur la parilla, mais ce n’est pas tant le souvenir de la torture à l’électricité ou la balle qu’El Negro lui avait logée dans le genou qui le faisaient souffrir, que la trahison de Manuela. Il en rêvait encore la nuit, quarante ans après les faits, sous des formes variées, jamais neutres. Combien de charges d’électricité la femme qu’il aimait avait-elle subies avant de le vendre à ses bourreaux ? Lui avait-on tiré une balle dans le genou à elle aussi, pour lui apprendre à mentir ?

L’ancien miriste boitait bas en rejoignant la foule massée devant le cimetière de La Victoria, comme si ses vieilles blessures se ravivaient au contact du chagrin, de la mort… Patricio… Stefano repensait à leurs discussions tardives au-dessus du cinéma, à ce monde mal fichu qu’ils remodelaient autour d’un bon plat mijoté pour lui, à son rire peu évangélique quand l’ancien guérillero lui contait ses amours au sein du MIR — « La révolution était surtout sexuelle ! » l’asticotait-il. Une façon aimable de lui faire avaler la reddition de Manuela. Stefano n’oubliait pas qu’au plus fort de la répression le curé de La Victoria avait osé afficher les photos de cent dix-neuf prisonniers disparus, les premiers d’une liste qui en compterait plus de trois mille. Si les deux hommes n’étaient pas du même bord, ils étaient bien sur le même bateau… Sa mort le rendait malade.

Les carabiniers aussi avaient été choqués en découvrant le corps du prêtre dans la décharge. On s’était acharné sur lui à coups de pierre avec une hargne qui confinait à la haine. Les problèmes de drogue, de chômage et d’alcool étaient récurrents dans les poblaciones, mais pourquoi assassiner la personne la plus dévouée du quartier ? Et le corps, pourquoi l’avoir déplacé (c’était le constat de la police) ?

Le capitaine Popper et ses hommes n’avaient pas cherché longtemps les meurtriers présumés : le lendemain, les cadavres de la bande d’El Chuque avaient été découverts dans un fossé, ligotés et étouffés par leur bâillon. Règlement de comptes ou élimination des témoins. Tous les adolescents n’avaient pas encore été identifiés et leur chef ne figurait pas parmi les victimes. El Chuque était aujourd’hui le principal suspect mais il n’avait pas pu commettre ces meurtres seul : Popper penchait plutôt pour un gang organisé qui aurait liquidé la bande de dealers avant qu’ils ne se mettent à table — leurs fournisseurs probablement…

Ça ne consolait personne.

Le cimetière de La Victoria se situait à deux cents mètres à peine du poste de police ; Stefano renifla en suivant le cortège, les mains enfoncées dans la veste de son vieux costume parisien. María Inés et Donata se tenaient par le bras dans l’allée fleurie, comme si le vent frêle pouvait les faire tomber. À leur âge, le deuil ne se faisait plus : elles mourraient avec. Stefano, Cristián et les sœurs n’étaient pas seuls à se recueillir près de leur ami, ils étaient des centaines à suivre le cercueil de sapin où reposait le curé, jeunes et vieux soudés par la tristesse et la colère pour rendre un dernier hommage à la figure emblématique du quartier.

Trois jours étaient passés depuis la découverte de sa dépouille dans le champ d’ordures. Stefano depuis rongeait son frein. Il avait attendu que la police ait vidé les lieux pour enterrer le chien du prêtre — le pauvre Fidel n’avait pas survécu à son maître — mais un détail continuait de l’intriguer : Toni, l’un des deux orphelins que Patricio cherchait quand on l’avait assassiné.

D’après les sœurs, Toni venait d’avoir huit ans quand lui et son frère Matis avaient pris la poudre d’escampette. Or, si l’aîné comptait parmi les victimes, aucune d’entre elles n’avait moins de douze ou treize ans… Où était passé le petit Toni ? Avait-il réussi à échapper aux tueurs ?

Un soleil opaque écrasait l’allée du cimetière quand on déposa la dépouille de Patricio dans son trou. Les yeux humides derrière ses lunettes de vue, une feuille tremblant dans sa main nervurée, sœur María Inés parlait de paix, d’amour, de miséricorde. Stefano n’écoutait pas l’oraison funèbre de la vieille dame : il ruminait, mâchoires scellées dans l’air poisseux du matin. C’était quarante ans de lutte qu’on enfouissait sous terre.

Une haine sourde lui remonta des entrailles, comme un lointain écho de sa jeunesse… du MIR. Leurs illusions. Tous ces combats perdus qui constituaient sa vie. Mais on n’enterrait pas le passé : il lui revenait même en pleine face.

* * *

Si certains groupuscules anarchistes faisaient encore sauter une bombinette de temps en temps, il était loin le temps où les guérilleros du Frente Manuel Rodríguez prenaient pour cible les symboles de la dictature — l’attentat raté contre Pinochet, l’assassinat de Guzmán, son conseiller en matière politico-juridique. Il n’y avait plus d’armes dans les caches du MIR disséminées sur le territoire : la révolution à venir ne serait pas politique comme il l’espérait, mais technologique.

Stefano avait racheté le vieux cinéma du quartier Brazil au début des années 2000, celui où il avait trouvé refuge en fuyant la Moneda en feu. Le jeune militant y avait caché son P38 Parabellum avant de se rendre au rendez-vous fatidique. Le cinéma n’était plus qu’une friche aux vitres cassées quand Stefano l’avait acquis, mais le pistolet était toujours là, dans la bouche d’aération de la cave qui lui servait de planque, comme neuf après son séjour dans la graisse. Souvenir de guerre, relique, nostalgie d’une époque où tout n’avait pas été dévoyé, Stefano ne s’était pas résigné à s’en débarrasser…

Il était minuit dans le hall du Ciné Brazil. Le Portrait de Dorian Gray venait de clore la dernière séance, la version noir et blanc d’Albert Lewin évidemment, avec Hurd Hatfield et George Sanders. Près de la caisse étaient exposées ses machines argentiques, merveilles mécaniques d’un autre temps. L’entrée de la cave se situait un peu plus loin, sur la droite. Stefano alluma la lumière et descendit les marches de pierre brute, chassant quelques souris curieuses. Il faisait frais, humide, avec cette odeur qu’il n’avait jamais oubliée pour y avoir passé un mois confiné, la peur au ventre… Il dépassa l’étagère où s’entassait son fourbi, les bouteilles de vin alignées qui constituaient sa réserve, saisit le tabouret qui traînait là et le posta sous la bouche d’aération. Son genou grinça quand il se hissa. Enfin, il dénicha la boîte métallique cachée là et l’ouvrit après avoir ôté le scotch qui en scellait les bords. Son vieux P38 Parabellum baignait dans la graisse, avec des balles.

L’arme, non marquée, avait servi aux braquages du MIR avant l’avènement d’Allende. Stefano remonta à la cuisine pour nettoyer le pistolet, démonta chaque pièce avec un soin maniaque, vérifia son fonctionnement.

Il n’avait plus jamais manipulé d’armes mais ce n’est pas ce qui l’inquiétait : dans le groupe de protection du président, il n’y avait que Manuela à tirer mieux que lui.

2

« Cañete 10 km », affichait la pancarte en bord de route.

Le cœur de l’Araucanie…

Le Gulumapu à l’ouest des Andes et le Puelmapu à l’est formaient le Wallmapu, l’ensemble des territoires mapuches. Gabriela avait quatre ans quand sa famille, chassée de leur ferme argentine par une transnationale du textile, avait migré au Chili, dans la communauté de la machi Ana. Elle n’avait connu que ce bout de terre, quelques dizaines de maisons éparpillées dans la forêt au pied du lac Lleu-Lleu, sur les contreforts de la petite cordillère où avaient vécu leurs ancêtres. La pauvreté y était imprégnée comme l’eau à la boue, la colère omniprésente, mais sourde à la répression et aux rugissements des camions qui enflaient autour d’eux. Gabriela avait les soucis de son âge : à six ans, elle grimpait chaque soir la colline avec son père, contemplant sans le savoir cette liberté qui hantait son peuple. Chaco profitait de rentrer les animaux pour lui apprendre le mapudungun, leur langue, sans quoi rien n’existait. Il décrivait le paysage autour de leur maison, Gabriela répétait machinalement les mots pour les mémoriser, plus intriguée par les mouvements de sa baguette qui, fendant l’air, dirigeait les bêtes. Chaco était fier de ses enfants, et la plus jeune, Gabriela, avait déjà une mémoire et des dons d’observation étonnants pour son âge. La machi Ana l’avait vite remarquée — cette enfant n’était pas ordinaire.

Très tôt, sa tante lui avait enseigné l’Admapu, les prescriptions et coutumes de leur peuple. Elle lui avait parlé de l’intelligence de la matière qui entrouvrait le chemin de la transcendance, le franchissement des frontières invisibles que les chamanes cherchaient dans ce miroir aveugle aux yeux des winka, ces amputés du monde frappés de certitudes qu’ils étaient tenus de suivre le doigt sur la couture. La vieille femme lui avait appris la pensée métaphorique et cosmique de ceux à qui on avait laissé le choix entre le glaive ou la croix, leur longue résistance contre l’envahisseur, le pouvoir des machi qui avaient le don de communiquer avec la Terre. Elle lui avait parlé de ça et de bien d’autres choses encore, dont Ana gardait le secret pour le jour où sa jeune disciple prendrait sa suite. Oui, cette petite avait le don : celui de parler à la Terre.

Gabriela brûlait, qui d’autre le savait ?


La camionnette de Stefano peinait derrière les camions de transport de bois, plaie lourde sur l’asphalte gondolé. Absente depuis près de trois ans, Gabriela eut du mal à reconnaître le paysage ; les exploitations de pins et d’eucalyptus avaient encore gagné sur la forêt, scalpant les collines en d’édifiantes coupes claires qui défiaient l’horizon. Des rangées d’arbres monotones avaient remplacé les espinillos à fleurs jaunes de son enfance, visions désolées qui l’escortèrent jusqu’à Cañete, dernière ville avant le lac Lleu-Lleu.

Gabriela avait dormi une poignée d’heures à Lota, déposé un baiser sur le front enfiévré d’Esteban avant de prendre la route du sud. Un nuage noir la suivit sur le chemin de sa communauté, là où elle avait grandi et ne voulait plus vivre. Ses parents habitaient de l’autre côté de la colline, à une demi-heure de route. Elle résista à l’envie de les voir, ne croisa bientôt plus que des champs et de petites exploitations agricoles. Un cheval broutait derrière les barbelés, les cailloux ricochaient contre le bas de caisse ; Gabriela roula le long de la piste, vit l’étendue d’eau limpide qui écartelait les collines et ralentit, un peu plus écœurée. Le flanc est du lac avait été défiguré, la forêt originelle remplacée par des pins au garde-à-vous, identiques, soldats de bois d’une industrie cent pour cent winka

Un paysan mapuche qui cuisait sous son chapeau la regarda passer, indifférent à la poussière rouge que soulevait la camionnette. Gabriela reconnut enfin les grands araucarias centenaires, les arbustes à fleurs, la clôture de bois au blanc écaillé et le chemin ocre qui menait chez la machi.

La ferme de sa grand-tante n’avait pas changé. Le vieux chalet en bois sur un terrain en pente, les clapiers, les pommiers avec lesquels on fabriquait la chicha, la grange branlante qui abritait la scierie ; il n’y avait ni véhicule ni engin agricole, juste quelques poules blanches en liberté dans la cour de terre battue et les chiens, compagnons ancestraux des Mapuches, qui les premiers donnèrent l’alarme. Ils étaient trois, deux frères vindicatifs et Pepita, une femelle beige aux yeux mouillés qui, comme le reste, commençait à dater.

La forêt s’étendait derrière la ferme, sur la partie préservée du lac ; Gabriela remonta le terrain en pente sous l’œil hoquetant des gallinacés. Alertée par les aboiements, une femme apparut sur le seuil de la maison. Elle fit taire les chiens, jaugea l’intruse dans la lumière vive du crépuscule, la main sur le front pour mater les rayons orangés.

— C’est moi, Gabriela ! lança la jeune femme en castillan.

Petite pomme fripée, la machi Ana portait un curieux accoutrement — de gros godillots de cuir dur, de lourds colliers d’argent et une sorte de robe de poupée rose et bleu grossièrement coupée dans laquelle son squelette paraissait flotter. Son visage s’éclaira quand elle reconnut Gabriela et elle descendit les marches branlantes du chalet.

Mari mari, Ana !

Mari mari !

La machi ne mesurait guère plus d’un mètre quarante et ses os semblaient de verre dans les bras de Gabriela. La grand-tante sentait l’alcool et la cigarette — pas de cérémonie sans offrandes —, ses petits yeux bruns enfoncés dans un visage aux ravines-fleuves. À moitié ivre, elle retenait son trop vieux dentier qui menaçait de sortir de sa bouche.

— Comment vas-tu ?

— Bien, mentit l’étudiante.

— Viens, viens, entre !

Ana souriait de toutes ses rides, heureuse de revoir sa fille spirituelle. La machi traîna ses godillots jusqu’au chalet, accrochée au bras de Gabriela. Son mari, un petit père aux cheveux blancs sous son sempiternel chapeau, leur adressa un signe en passant au bout du chemin.

— C’est ça ! renvoya-t-elle comme un ordre. Reviens tout à l’heure !

Ana voulait rester entre femmes. Elle installa la revenante dans la cuisine, prépara le maté en prenant selon la coutume des nouvelles de leur famille. Vaisselle propre empilée sur l’évier blanc, chaises de paille autour de la toile cirée, le temps s’était arrêté dans la maison d’Ana. Le confort était minimal, eau courante, électricité et un vieux poste de télévision qui les raccordait au monde. À quatre-vingt-douze ans, la chamane de la communauté avait cinq enfants et dix-huit petits-enfants disséminés dans les collines : leur lignage se croisant, le premier échange prit un certain temps. Gabriela répondait de manière mécanique avant d’exprimer le but de sa visite. Le dentier d’Ana claquait entre ses frêles mâchoires, les années l’avaient un peu plus ratatinée sans rien changer à ses mystères.

— Je t’ai vue souvent en rêve, dit-elle bientôt. Hum, hum… souvent… hum… Après chaque tremblement de terre !

— Ah oui ?

— Oh, oui ! Le dernier a été terrible ! dit-elle en resservant du maté dans les tasses ébréchées. L’armoire est tombée dans la cuisine, un bruit de tonnerre, maintenant toute la vaisselle est cassée !

Elle désigna le vaisselier, effectivement en miettes.

— Seules les bassines en plastique ont tenu le choc, ajouta Ana, les yeux brillants de malice ou d’alcool. Mais c’est fini maintenant. Hum hum. Il y aura encore des répliques pendant six mois… Encore six mois ! assura la machi.

— Si tu le dis.

Gabriela voulait faire bonne figure avant de lui parler mais le regard de la vieille femme la transperçait. Sous ses airs goguenards, elle ne semblait pas trop surprise de la voir.

— Alors, s’enquit Ana, tu es revenue pour longtemps ?

— Non… Non, je suis juste de passage.

Elle baissa la tête. Le poids des catastrophes.

— Il se passe quelque chose, hum ? relança la tante.

— Oui… Oui.

— Eh bien, l’encouragea-t-elle.

On entendait les poules caqueter dehors.

— J’ai besoin de toi pour soigner quelqu’un, dit enfin Gabriela. L’homme que j’aime. Esteban, c’est son nom, un avocat de Santiago, mêlé malgré lui à une histoire de meurtres. Des gens ont essayé de le tuer. Il est dans le coma depuis hier et la médecine winka est impuissante… Un vieil ami aussi a été assassiné, ajouta Gabriela en fixant sa tasse vide. Je ne sais pas ce qui nous arrive, mais je ne veux pas perdre un autre être cher.

La machi l’observait, fantôme nervuré derrière la toile cirée. Elle tritura ses bracelets d’argent sans mot dire.

— Il s’est passé des choses étranges ces derniers temps, poursuivit Gabriela. Comme… des rêves éveillés. Ou des actes inconscients… Esteban en fait partie. Je ne sais pas pourquoi, ni comment l’interpréter, mais nous sommes liés lui et moi, j’en suis sûre. Je veux dire au-delà de l’amour… Il faut qu’il vive. Son âme est malade… Depuis longtemps sans doute. Elle s’est échappée de son corps mais il faut qu’il vive, répéta-t-elle. Que je le retrouve, coûte que coûte.

Le tic-tac d’un réveil en plastique sur le meuble de la cuisine singeait les pendules d’antan.

— C’est pour ça que tu es venue ? demanda la vieille femme. Pour sauver ce garçon ?

— Oui… J’ai besoin de ton aide. Je suis perdue…

Une larme coula sur sa joue, la première depuis leur fuite de Santiago. Elle était tiède, avec un sale goût de désespoir. Gabriela l’effaça du revers de la main sans se sentir mieux.

— Ne t’en fais pas, soupira sa grand-tante. Le feu va passer… Demain, ajouta-t-elle. Tu viendras avec moi demain. (Sa main famélique caressa ses doigts.) Pour le gllellipum…

* * *

Guerriers de l’invisible, les machi étaient en relation directe avec la Terre et les esprits ancestraux. C’est ce cordon ombilical qui leur permettait d’interpréter les signes des volcans. Maîtres des symboles cosmiques et des itinéraires métaphysiques, ils pouvaient retrouver les âmes malades, restaurer le temps mythique et heureux de l’aube de l’humanité. Les machi inspiraient crainte, respect et aussi jalousie. Certains membres de la communauté leur reprochaient de monnayer leurs talents de chamane auprès des winka mais tous se méfiaient de leur pouvoir. Les femmes associées à la sorcellerie représentaient le côté noir, froid et morbide, quant aux rares machi hommes, revêtus de robes lors des cérémonies, ils n’étaient pas totalement considérés comme masculins, voire suspectés d’homosexualité. La grand-tante de Gabriela n’en avait cure : la misère était chronique chez les Mapuches, les racontars et les rumeurs des chiens dans la boue…

— Tu as les cigarettes ? demanda Ana.

Gabriela ouvrit le paquet pour qu’elle se serve.

Elle avait déjà assisté la machi lors de ses transes. Elle avait entendu les mots secrets, ceux qui abattaient les barrières entre le rêve et la réalité immédiate, ouvraient des portes vers les mondes habités par les dieux, les esprits et les morts : les mots qui guérissaient. L’âme d’Esteban avait fui son corps, errant quelque part entre la vie et la mort. C’est elle que la jeune Mapuche venait chercher sur ses terres.

Le vent du matin était frais dans la cour de la maison. Gabriela avait mal dormi, des rêves bossus, et la mixture d’Ana la réveillait à peine. Celle-ci tira trois cigarettes du paquet, qu’elle disposa sur une marche du rewe, le totem de bois sculpté. Il y en avait cinq, des marches comme des encoches qui menaient à une petite plate-forme où la machi grimpait lors des transes et tournait en défiant la pesanteur. Elle s’agenouilla, ajusta son serre-tête, un trarilongko d’argent, saisit le kultrung, le tambour mapuche, et commença à frapper en rythme.

Un yeyipum, la cérémonie ultime, pouvait durer trois jours, avec des prises de parole ; le gllellipum quelques heures seulement, selon la qualité des gens présents autour du rewe et le mal à traiter. Ana avait revêtu un châle, un ükülla rouge et noir, et un trapelakucha, un collier pectoral lui aussi en argent ; Gabriela s’agenouilla près de la vieille femme, qui frappait tel un métronome sur son tambour, au milieu des poules et des chiens indifférents.

La machi annonça le début de la séance dans leur langue, adressa quelques mots à Ngünechen, avala une gorgée de vin et se mit à chanter. Sa voix était belle et puissante, une voix de welfache, de guerrière soufflant sur le vent et qui chantait pourtant, lancinante. La voix du temps des âges, hypnotique. Gabriela se laissa aller et, au fil de la mélopée, lentement, se sentit partir… Les esprits l’avaient visitée toute la nuit, maintenant la voix de la machi la capturait : le rythme du tambour, les bouffées de cigarette qu’elle aspirait et dispersait autour de son visage raviné, les incantations, les mots incompréhensibles aux sens winka, le feu et la Terre qui l’enveloppaient comme une écorce, le chant qui reprenait, toujours le même, toujours plus fort, souffrance, mort, résurrection, sa tante agenouillée devant le rewe, la terre battue de la cour, les boucles d’argent qui s’agitaient sur son front, petite momie colorée appelant les forces telluriques, et puis le froid mordant du matin, les appels incessants des esprits protecteurs face au monstre qui approchait, museau fumant, sous les ordres du tambour. Gabriela oublia le noir sous ses paupières closes et le monde bascula.

Il n’y eut bientôt plus de poules, de chiens réfugiés sous la grange : la rosée avait coulé sur Gabriela comme un élément liquide, impondérable. La voix de la machi aussi avait disparu, partie sous terre réveiller quelque dieu volcan, la laissant seule avec le monstre… Gabriela fit un voyage mystique : elle n’était plus agenouillée dans la cour mais jetée dans les rouleaux de Quintay, cette nuit où elle aurait dû mourir. Elle suffoquait sous l’eau, se débattait en gestes désespérés pour échapper au courant, remontait à la surface, succession de miracles happés comme autant de goulées d’air. Elle affrontait les flots démontés sous la lune, le Monstre revenu pour elle, elle affrontait la force sombre de Kai Kai, le serpent du fond des mers qui depuis la nuit des temps s’opposait à Ngünechen. Un combat fabuleux : Gabriela se revit dans les vagues, boxée par les bras surpuissants qui voulaient l’abattre, l’attirer vers les grands fonds, la noyer. Il n’y avait pas de providence à attendre, de salut.

Un nuage blanc passa dans son esprit. Une série d’anamorphoses au brouillard aveuglant qui la tinrent en haleine.

Elle vit un âne ricanant sous des parois de sel craquelées.

Elle vit Enrique, vivant, qui mâchait de la terre.

Elle vit un homme au loin, à la cuirasse luisante.

Elle vit sa mère, Karla, embrasser un autre que son père.

Elle vit un étudiant se faire tabasser contre une porte cochère.

Elle vit Camila et son éclat de rire cristallin qui semblait se moquer de leur amour raté.

Elle vit un prisonnier nu couvert d’excréments et le rabot que lui passaient ses geôliers pour l’écorcher vif.

Elle vit les yeux d’une araignée, six, en gros plan, avant qu’ils ne partent en fumée.

Elle vit un couple aux voix désynchronisées qui n’arrivaient pas à s’entendre.

Elle vit son frère Nawuel, le werken du Conseil assesseur indigène, poussé de force dans un hélicoptère des Forces spéciales, le souffle des rotors chassant les vieux et les enfants.

Elle vit un désert blanc et la cité lacustre au bout de la lagune.

Elle vit Esteban tenant à la main une rose ensanglantée.

Elle vit le père Patricio et son sourire sans dents sur les papiers gras d’une décharge.

Elle vit une jolie jeune femme aux cheveux courts, en noir et blanc, qu’elle ne connaissait pas.

Elle vit la tombe de Víctor Jara et le drapeau mapuche qui flottait dans la brise d’un ciel d’été.

Elle vit sa sœur tenant son bébé et l’homme qui les caressait.

Elle vit le serpent du fond des mers, qui lui chuchotait son nom maudit à l’oreille.

Elle vit le Mal, droit dans les yeux.

Les poils de Gabriela se hérissèrent. Le noir se fit soudain : dédoublée, flottant maintenant au-dessus de la plage, esprit-oiseau, elle vit Esteban qui remontait le chemin vers le bois où ils avaient garé l’Aston Martin. Il tournait le dos à l’océan, sa GoPro à la main, la laissant seule affronter leurs démons. Son amour la trahissait. Il l’abandonnerait, à la première occasion. Leur temps s’était désaccordé. Gabriela tomba des nuées, sur le sable mouillé. Une vague plus grosse s’écrasa sur les coquillages et le Monstre réapparut, plus terrifiant encore : il la tira en arrière et la renvoya crue dans l’écume tourbillonnante. Emportée par la lame, Gabriela fut précipitée, littéralement pressée sous les tonnes d’eau qui l’écrasaient. Un froid intense la saisit. La joue plaquée contre le sable, manquant d’air, les courants l’aspiraient par le fond. Son sang se glaça : elle était revenue à la première scène, quand elle se débattait dans les rouleaux. Elle vivait en boucle le même cauchemar. Un poids énorme comprimait sa poitrine, l’oxygène accumulé allait la faire exploser, ou la pression de l’océan. Elle sentit la mâchoire du serpent sur sa nuque, l’étau douloureux qui concassait ses os. Elle tenta de remonter à l’air libre, avec les derniers gestes inutiles des noyés, mais elle perdait pied. L’air se raréfia dans ses poumons, puis soudain le froid se dissipa.

La nuit aussi.

Un soleil crépusculaire tombait maintenant sur l’horizon.

Gabriela était de nouveau face à l’océan mais le décor avait changé : des dunes blondes se dessinaient dans les embruns, les vagues assommaient la plage vide mais la menace s’était éloignée… Une douce chaleur s’empara de son corps, pierre volcanique, repoussant le Monstre dans ses froids abysses. La peur qui l’étreignait s’envola dans la brise marine, comme un mirage. Où se trouvait-elle au juste ? Gabriela sentait une présence autour d’elle, une aura fantôme qui approchait. La chaleur ne la quittait pas, elle grandissait même… Son cœur se gonfla, sûr, puissant : la silhouette d’Esteban apparut sous la bande nuageuse. Le vent la faisait frissonner, les vagues se fracassaient sous l’horizon au crépuscule, mais il était vivant. Elle l’avait ramené à la surface du monde.

Elle l’avait ramené d’entre les morts.


Le tambour s’était tu quand la Mapuche reprit corps avec la réalité.

Une heure avait passé, ou cinq. Gabriela se tenait toujours à genoux au pied du rewe. Une bruine tombait sur la cour de la ferme, où les chiens s’étaient dressés sur leurs pattes : aucun n’aboyait mais tous la fixaient, sentinelles immobiles, les yeux terrifiés…

3

Des oiseaux chantaient à tue-tête dans le jardin de l’ancienne maison de maître. Le soleil perçait les meurtrières des persiennes, une avancée de printemps passé pourtant depuis longtemps.

Esteban ouvrit un œil et reconnut la chambre où on l’avait amené, la lampe de chevet avec ses cadavres de mouches sèches, la tapisserie jaunie et à demi déchirée où son délire lui révélait des formes alambiquées — guanacos, renards, créatures ailées planant sur les volcans… L’esprit de l’apprentie machi venu le visiter ? Des images brouillées jaillissant pêle-mêle de son cerveau comateux ? Esteban avait la tête en feu, un calvaire à genoux qui lui tirait des migraines antiques, le jour par les persiennes comme autant de flèches dans son crâne. Un goût de chimie pataugeait dans sa bouche asséchée. Codéine. Depuis combien de temps était-il là ?

Il se souvenait à peine de son arrivée à Lota, les images et les sons s’étaient fait la malle, ne laissant qu’un esprit vide creuser sa propre tombe. Il vit sa main droite engoncée dans une attelle à plusieurs branches, ses doigts tordus, brisés, douloureux… Dans les réminiscences comateuses qui avaient suivi l’agression, Esteban se remémorait le visage de Gabriela et lui qui s’efforçait de sourire à l’arrière de la voiture au cas où il faudrait mourir. L’étudiante lui avait sauvé la vie, elle avec qui il avait fait l’amour, chez lui, il y avait mille ans… Entre les deux il y avait eu le meurtre d’Edwards, celui du père Patricio, la cervelle de Grazón qui mouchetait le mur carrelé de sa salle de bains, le regard de Luis dans la cuisine qui cherchait encore à s’excuser alors qu’on allait le tuer, l’expression de terreur sur son visage quand la brute l’avait abattu de sang-froid…

Un bout de plâtre se détacha du plafond, tombant sur la moquette en accordéon de la chambre. Les morts se relevaient, et venaient frapper aux portes. Esteban vivait par séquences, des bout-à-bout arrachés au néant, quand un éclair noir le frappa. Un souvenir effrayant jaillissait de son cerveau : cette nuit à Quintay, sur la plage, le trou noir dont ils étaient sortis hagards et amnésiques… Un flash insensé venait de remonter à sa conscience, un monde fantasmagorique, parallèle, où il voyait Gabriela se jeter dans les vagues énormes : ou plutôt il se voyait la filmer, sa caméra à la main, alors que l’écume la submergeait. Des images refoulées, sinistres.

Esteban eut un moment de panique. C’était comme s’il avait filmé sa noyade… Quelle idée horrible… Mais il n’avait pas rêvé. La robe de Gabriela était moite quand ils s’étaient réveillés, ses cheveux pleins de sable. Elle s’était bien baignée cette nuit-là… L’avait-il poussée à se perdre dans les rouleaux ? Avait-il tenté d’assassiner la seule femme aimée ?

Les oiseaux chantaient derrière les persiennes de la chambre. Esteban ne savait pas s’il retrouverait un jour l’usage de sa main, jusqu’où son instinct se chargerait de tout anéantir autour de lui, le temps qui lui restait à vivre : il ferma les yeux comme s’il ne devait plus les rouvrir.

4

Le monticule d’ordures s’épanchait au-delà du pare-brise, derrière le grillage défoncé et les remugles de terre sale. Le curé s’était rendu seul à la décharge de La Victoria, et ne s’était pas méfié : Stefano si.

Il assura le cran de sûreté, glissa le P38 sous sa veste de daim élimée et poussa la portière de la voiture louée plus tôt. Pas un chat à l’horizon : Stefano marcha vers le no man’s land, le moral comme les nuages sur la barre d’immeuble… Labyrinthe de béton ouvert à tous les vents, le bâtiment constituait un refuge idéal pour la bande d’El Chuque qui, en cas de descente de police, pouvait facilement s’échapper : ça pouvait aussi être une planque pour le petit Toni.

Stefano dépassa le tas de déchets qui trônait au milieu de la décharge, la plaque de tôle ondulée et les bouts de ferraille nécrosés disséminés çà et là, pénétra enfin dans l’immeuble désaffecté, sur le qui-vive. Le vent courait dans les couloirs humides. Il explora le rez-de-chaussée, guère aidé par la lumière du jour, sans détecter aucun signe de vie. Le projectionniste grimpa l’escalier, arpenta les étages avec précaution, découvrit bientôt les vestiges d’un squat au quatrième : couvertures, sacs de couchage, réchauds, casseroles, boîtes de conserve… Le campement d’El Chuque et sa bande avant leur massacre ?

Il y avait des chaussures parmi leur barda, dont plusieurs paires appartenaient à des enfants…

— Toni ?

Sa voix rebondit sous les voûtes, en vain. L’immeuble semblait déserté. Ou Toni jouait à l’anguille avec lui. Stefano rebroussa chemin, dans l’expectative. Le gamin avait dû vider les lieux de peur de finir comme son frère, rejoindre d’autres cartoneros dans une banlieue voisine où il sauverait sa peau…

Un ciel plombé l’accueillit sur le terrain vague, l’odeur chassant tout être civilisé. Stefano observa une dernière fois la décharge, comme si un indice allait jaillir de terre. Il y avait juste ce tas de détritus dont les ailes souillaient la brise, les sacs plastique accrochés dans les angles, ce sol trempé où ses chaussures pataugeaient. Un rat zigzagua entre les rebuts. Puis deux. Trois… Ils n’avaient pas peur de lui, vaquant à leurs occupations comme s’il n’existait pas. De gros rats bien nourris. Stefano surmonta son dégoût pour l’espèce honnie et, du regard, suivit les rongeurs dans le réseau olfactif que constituait pour eux la déchetterie. Plusieurs de leurs congénères furetaient un peu plus loin, autour d’une carcasse de Lada défoncée. Trouée de rouille, elle ne valait pas le déplacement chez le ferrailleur, mais les rats la trouvaient à leur goût puisqu’ils en avaient fait l’entrée de leur repaire.

L’un d’eux se dressa à son approche, plus méfiant que menaçant, avant de reprendre sa ronde affairée. Stefano eut alors un mouvement de recul : un des rongeurs venait de s’échapper de la carcasse en tenant quelque chose dans sa gueule et il aurait juré qu’il s’agissait… d’un doigt. La phalange d’un doigt humain.

Non, tenta-t-il de se convaincre, la vieille peur reptilienne le faisait dérailler. D’autres rats couinaient cependant sous la ferraille… Stefano empoigna le Parabellum, ne tenant pas à affronter ces bêtes à mains nues, de la voix chassa les rongeurs qui curieusement s’éloignèrent. Les plus téméraires se tinrent à distance respectable, attendant qu’il déguerpisse. Stefano rangea son arme et s’accroupit, suspicieux. Il ahana dans le matin gris, repoussa avec peine l’armature de rouille et, après un moment de stupeur, expulsa son petit déjeuner.

Le corps d’un homme était caché sous la ferraille, ou plutôt ce qu’il en restait — les yeux, les entrailles avaient été dévorés par les rats, un festin de chair sous une veste de survêtement rouge elle aussi taillée en pièces. On devinait cependant des cicatrices sur la peau du visage, des marques plus anciennes : ce n’était pas Toni, l’horrible cadavre qui lui mâchait les tripes, mais El Chuque.

Le temps passa sans lui, sans les rats repus, farandole d’épouvante dans le matin blême, sans même l’odeur d’eau croupie qui empuantissait les lieux : trop choqué pour réfléchir, l’estomac retourné, Stefano reflua sans remettre la carcasse en place — à quoi bon.

El Chuque nourrissait les rats. Il pourrissait dans le ventre de la décharge, depuis de nombreux jours à en croire l’état de décomposition du cadavre. El Chuque n’était donc pas l’assassin de Patricio : il avait déjà été liquidé.

Stefano palpa le pistolet sous sa veste, l’œil acéré. L’immeuble désaffecté, les chemins de boue qui ne menaient nulle part, le ciel bas sur l’étendue morne : Stefano gardait une impression de vide trompeur. Il allait retourner à la voiture quand un détail l’arrêta. Il avait plu cette nuit, une pluie battante contre la vitre qui avait rythmé son insomnie, or il n’y avait pas d’eau sur la tôle ondulée à terre : aucune rigole stagnante.

C’était une plaque de deux mètres sur un mètre cinquante. Même usée par les intempéries, elle valait son poids de pesos chez le ferrailleur… Stefano s’agenouilla en gardant le dos droit pour ne pas achever ses vertèbres, repoussa la tôle au prix d’un bref effort et tomba nez à nez avec un enfant. Le visage d’un gamin qui le fixait depuis son trou, effaré.

Stefano laissa choir la plaque sur le côté comme si elle était brûlante. L’enfant n’était pas seul sous terre : ils étaient une dizaine entassés là, des gosses serrés les uns contre les autres, aussi pâles et crasseux que le jour.

— N’ayez pas peur, les rassura-t-il aussitôt, je suis un ami du père Patricio. N’ayez pas peur…

Les enfants voulurent reculer mais ils étaient déjà acculés aux parois. Depuis quand étaient-ils terrés là ? Leurs paupières clignaient à la lumière pourtant faiblarde du matin. Ils n’avaient pas d’armes, que des réserves d’eau dans un jerrican et des gâteaux à l’huile de palme qui ne calmeraient pas leur faim.

— Sortez de là, les petits, je ne vais pas vous manger ! dit-il pour les encourager.

Stefano arborait son meilleur sourire mais les gamins continuaient de le fixer comme un ogre. Ils étaient sales, couverts de poux et bientôt de vermine s’ils restaient à croupir dans ce trou.

— Qui est Toni ? leur lança-t-il.

— Moi…

Cheveux noirs et raides, Toni était l’aîné, le responsable des petits frères, ceux qui n’avaient pas encore eu le droit d’entrer dans la bande et qu’on chargeait des pires travaux — ramasser les cartons, les plastiques dans les poubelles. Toni remonta à l’air libre, bientôt suivi par le reste de la troupe.

— Pourquoi vous vous cachez ? demanda Stefano. Vous avez peur de qui ?

Toni, bouille noire, garda un silence obstiné. Les visages se crispaient dans son dos.

— Vous savez qu’El Chuque est mort, les relança-t-il, que toute la bande a été décimée… C’est pour ça que vous vous cachez ? Parce que vous avez peur ?… Dites-moi ce qui s’est passé.

Les enfants tenaient leur langue mais ça ne durerait pas — deux ou trois mentons tremblaient sous la bise, prêts à fondre en larmes.

— Vous avez peur de qui ? insista Stefano. Hein ? Dites-moi…

Le plus petit se mit à pleurer. C’était plus fort que lui. Stefano s’accroupit pour être à sa hauteur, prit ses mains noires dans les siennes. Un filet de morve stagnait sous son nez.

— Je te protégerai… Je vous protégerai tous, assura-t-il au gamin. Mais dis-moi ce qui vous effraie.

Des larmes coulaient sur les joues du garçonnet. Stefano le regarda dans les yeux.

— C’est qui ? Hein ? Qui te fait peur comme ça ?

Les autres guettaient sa réponse, apeurés.

— Daddy, lâcha-t-il entre deux sanglots. C’est Daddy qui a tué tout le monde…

— Oui ! relaya un autre gamin.

— Oui ! Il a tué tout le monde ! Avec ses hommes !

Les langues se déliaient dans la foulée du premier aveu.

— Ils ont tué Matis et la bande ? demanda Stefano. El Chuque aussi ?

— Oui ! Et le vieux curé !

Le cœur du projectionniste battit un peu plus vite.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? souffla-t-il. Vous étiez présents ?

Toni acquiesça nerveusement.

— On était cachés. Mais les grands étaient là, avec Daddy. Le curé est arrivé alors que Daddy et ses hommes récupéraient l’argent de la drogue. Daddy a tué le prêtre, et après ils ont embarqué les grands. On n’osait pas bouger tellement on avait peur ! C’est après qu’on a retrouvé nos frères morts, dans un fossé…

— C’est pour ça que vous vous terrez dans ce trou, pour échapper à Daddy et ses hommes ?

— Oui… Oui.

Les plus petits avaient improvisé une cachette sous une plaque de tôle, de peur de finir dans le ventre des rats… Les gosses reprenaient des couleurs en dépit de leur frayeur.

— Qui est Daddy ? demanda Stefano.

— C’est le chef !

— Quel chef ?

— Le chef des carabiniers, dit Toni. C’est lui Daddy !

Stefano blêmit. Popper. L’homme qui avait massacré Patricio à coups de pierre.

* * *

Si la mort suspecte de quelques jeunes de banlieue n’avait jusqu’alors pas défrayé la chronique, les médias avaient fait leurs choux gras du meurtre du curé de La Victoria, figure historique du quartier.

Les adolescents retrouvés étouffés dans un fossé proche de la décharge n’avaient pas arrangé les choses. Éclatement des repères familiaux, délinquance, drogue, homicides, le commandant Domingo avait sermonné les carabiniers. La police chilienne ne badinait pas avec la criminalité et son supérieur avait mis la pression sur le capitaine Popper : il avait intérêt à étoffer son rapport, avec une piste sérieuse pour éradiquer les trafics, calmer la presse avide de sensations et les huiles qui lui demandaient des comptes. Bref, le chef des carabiniers avait pris un savon. Un moindre mal, se disait-il en gagnant sa voiture…

— Bon bowling, chéri ! lança Guadalupe avec son air de poisson rouge.

Sa femme lui faisait signe depuis le perron du pavillon, la tête déjà à son feuilleton télé… Alessandro Popper s’était marié vingt ans plus tôt avec elle, Guadalupe Delmonte, rencontrée un soir de beuverie avec ses futurs collègues, et il l’avait gardée à la maison puisque c’était sa place. Guadalupe était la sœur d’Oscar Delmonte, un élève-officier autrement plus brillant qui ferait carrière dans les douanes. Guadalupe, hanches larges et seins lourds, n’était pas une beauté mais elle avait du répondant au lit et un père haut gradé dans la police à l’heure de la Concertation : sorti bon dernier de l’école de police, Popper avait alors besoin d’un sérieux piston. S’il s’était vite lassé des hanches de jument de la fille, Delmonte père l’avait placé chez les carabiniers pour une carrière lente mais évolutive, sans savoir qu’il échouerait à La Victoria. « Ce quartier de merde. » Popper ne pouvait pas encadrer cette población, qui le lui rendait bien.

Il habitait un lotissement de l’autre côté du pont autoroutier qui délimitait la banlieue rebelle, après la décharge où cet imbécile d’El Chuque avait tenté de le blouser. Le carabinier avait quarante-neuf ans, une vingtaine d’hommes sous ses ordres, dont la moitié était aussi corruptible qu’une banque d’investissement. Alessandro Popper avait bien compris que l’époque était à l’enrichissement personnel, mais La Victoria lui bouchait la vue sur la montagne — celle du fric, que les entrepreneurs locaux et leurs caniches politicards ramassaient à la pelle. Jusqu’à ce barbecue de Noël dans la famille de sa femme… Oscar, son beau-frère, l’avait toujours considéré comme un raté congénital, au mieux avec une condescendance narquoise : sa proposition de collaborer à l’écoulement de la dope avait d’abord surpris Alessandro, puis il avait compris que c’était la chance de sa vie… Popper jouait tout dans cette affaire, son travail, sa retraite, son pavillon, Guadalupe et l’estime de son père qui l’avait pistonné.

Le policier ruminait ses pensées en atteignant sa voiture, une Peugeot achetée d’occasion qu’il changerait bientôt. Il vit alors le mot coincé sous l’essuie-glace. Un billet écrit à la main, truffé de fautes d’orthographe, qu’il déplia et lut à la lumière du réverbère.

« Je sui le frère de Matis. Voyon nous se soir à la décharge. Cé pour la drogue. »

Popper relut le mot, incrédule. D’où sortait ce morveux ? Et comment avait-il eu son adresse ? Il ne savait pas que l’éphémère successeur d’El Chuque à la tête de la bande avait un frère, mais ce dernier avait pu le suivre, ou repérer sa voiture quand il passait devant la décharge en rentrant du commissariat — le lotissement était à moins de deux kilomètres.

Matis avait-il dit à son frère qu’il était aussi « Daddy » ? El Chuque avait-il constitué un trésor de guerre, qui était passé de main en main ?

Le policier n’hésita pas longtemps : il avait une arme dans la boîte à gants de la Peugeot et il ne pouvait pas laisser un témoin pareil dans la nature…


La nuit tombait derrière le pare-brise. Même la lune était cachée par l’immeuble désaffecté. Popper s’engagea sur le chemin bouillasseux, les phares balayant les ombres au rythme des suspensions fatiguées. Il dépassa une sorte de mare verdâtre où baignait de l’huile de vidange, évita un nid-de-poule et se gara à hauteur du tas d’ordures.

Le carabinier coupa le contact de la Peugeot, attendit quelques secondes, scrutant les alentours. Quelques gouttes de pluie s’écrasèrent sur la vitre. Le frangin devait l’attendre plus loin, au squat de la bande de dealers. Popper vérifia son arme, la nicha dans la poche de son gros blouson de cuir, empoigna sa lampe torche et poussa la portière.

Le ciel, d’un violet presque crémeux, l’accompagna vers l’immeuble de béton. Il entendait de légers bruits autour de lui, comme des rats qui furetaient, frémit en songeant au cadavre d’El Chuque qui pourrissait sous une carcasse… Guidant ses pas à la lueur de la torche, Popper aperçut enfin une silhouette à l’abri de la pluie : un mioche en survêtement avec des chaussures trouées qui ressemblait à Matis, ou au souvenir qu’il en avait. Réfugié à l’entrée du bâtiment, le gamin semblait sur ses gardes. Popper garda la main dans la poche de son blouson, serrant la crosse de son Glock.

— C’est toi le frère de Matis ? lança-t-il en approchant.

Le petit brun grelottait sous son abri de béton, comme prêt à déguerpir.

— Oui, dit-il d’une voix à peine audible.

Le carabinier baissa sa lampe pour ne pas l’effrayer : encore quelques pas et il avait le morveux à portée de main. Dix ans à peine, une gueule noire comme sortie d’une mine.

— Tu voulais me voir ? dit-il d’une voix douce.

— Oui…

— Alors, c’est quoi cette histoire ? Hein ? Comment tu t’appelles ?

Popper dépassa le pilier et soudain entendit le cliquetis d’un chien qu’on arme, là, dans son dos.

— Mets ton autre main dans la poche de ton blouson, ordonna une voix d’homme. Sans toucher à ton arme. Au premier geste brusque, je te jure que je te fais sauter la tête.

La voix se situait à un mètre, derrière son épaule gauche. Popper songea à défoncer le type d’un coup de pied dans le ventre, sentit en une fraction de seconde la présence qui se rapprochait, fit volte-face et reçut un terrible coup à la tête.

* * *

Quand Popper rouvrit les yeux, il était allongé sur une chape de béton et le sang ne circulait plus dans ses poignets. Le carabinier cligna des paupières devant la lampe à gaz qui l’aveuglait. La tête lui brûlait. Il voulut se redresser mais les vertiges et ses mains liées réduisaient sa motricité à celle d’un morse sur la grève. Se dégageant de la lumière à force de jurons, il parvint à se caler contre un pilier, haletant. Il était dans une pièce de l’immeuble abandonné, seul face à un homme aux cheveux blancs qui le fixait comme une martre l’écureuil.

Alessandro Popper mit quelques secondes avant de reconnaître le projectionniste. L’ami du curé. Il avait une vieille pétoire à la main et le regard du type qui savait s’en servir. Le salaud l’avait assommé sans prévenir, lui qui savait se battre, il s’était fait piéger comme un bleu, et se retrouvait maintenant à la merci du vieux gauchiste.

— Tu as encore une chance de t’en tirer, dit Stefano d’une voix trop calme.

— Pas toi, menaça Popper entre ses dents. Tu sais ce qu’il en coûte de s’en prendre à un policier ?

— « Daddy », c’est ça ? Te fatigue pas à nier, les petits m’ont tout raconté. Ceux que les grands protégeaient : Toni, le petit frère de Matis, les autres…

Le visage du paco se figea dans la lueur blafarde.

— C’est quoi ces conneries ?

— C’est toi qui as tué le père Patricio, dit Stefano d’un ton neutre. Et Patricio était mon vieil ami…

Popper sentit le mauvais coup. Personne n’entendrait ses appels dans ce bâtiment désaffecté et loin de tout, il était bien placé pour le savoir. Il voulut se redresser mais Stefano le repoussa du pied.

— Maintenant la règle est simple, Popper : ou tu réponds à mes questions ou tu pourris ici, avec les rats… J’étais avec Allende à la Moneda le jour du coup d’État, ajouta-t-il d’un air rogue, ne me prends surtout pas pour un agneau.

Stefano releva le chien du Parabellum.

— Tu fournissais la cocaïne à la bande d’El Chuque : le but était d’inonder la población ?

Popper vit dans ses yeux que ce malade était capable de le descendre.

— Non… Non, répondit-il, la bande était censée dealer dans le centre-ville sous couvert de cartoneros. Y a pas d’argent à La Victoria pour la coke. Mais cet abruti d’El Chuque en a refourgué dans le quartier, un lot qu’il a volé pendant la coupe sans savoir qu’elle était pure.

— Alors tu l’as liquidé…

Popper cherchait une issue parmi les couloirs humides.

— Et le père Patricio ? (Stefano braqua le P38 sur l’œil gauche du flic.) Hein, pourquoi tu l’as tué ? Réponds !

— Il nous est tombé dessus alors que les dealers récupéraient de nouvelles doses, plaida-t-il mollement. C’était pas prémédité.

— Mais tu l’as tué à coups de pierre pour diriger les soupçons vers El Chuque, qui nourrissait déjà les rats de la décharge. Puis toi et tes hommes avez massacré les autres, devenus des témoins gênants.

Un silence glacé passa entre les murs de béton, seulement perturbé par le souffle de la lampe à gaz. Popper cherchait toujours un moyen de fuir. Il n’aimait pas la voix du type.

— Qui te fournit la cocaïne ? relança Stefano.

— Putain, je prends les enveloppes pour la boucler, c’est tout, grogna-t-il. J’ai pas posé de questions parce qu’ils donneraient pas de réponses !

— Qui ?

— Je te dis que j’en sais rien : les types m’ont jamais donné leurs noms, que des pseudos à la con !

La sueur coulait sur le visage adipeux du flic. L’odeur de la peur.

— Tu mens, Popper… Dis-moi qui te fournit la coke.

Les yeux du paco vaguaient toujours dans l’obscurité de l’immeuble.

— Tu ne t’échapperas pas, prédit Stefano, pas sans mon accord… On va passer un marché tous les deux : tu me donnes le nom de tes fournisseurs et je te laisse filer, ou je t’abandonne aux rats avec une balle dans chaque genou.

Il visa la rotule gauche.

— Putain d’enculé…

— Dis-moi le nom de ceux qui te refilent la came et tu es libre de partir, répéta Stefano sans baisser la garde. Tu as ma parole. Alors ?

Popper réfléchit une poignée de secondes. Il se méfiait du vieux communiste, de son marché de dupe, seulement il était coincé dans ce maudit cube de béton, fait comme un de ces putains de rats, et l’autre allait l’estropier.

— Porfillo, lâcha-t-il comme on mord.

— C’est qui ?

— Le chef de la sécurité du port de Valparaiso.

— C’est là qu’arrive la cocaïne ?

— Faut croire.

Stefano sonda le regard du tueur. Valparaiso était la plaque tournante du commerce maritime, le chef de la sécurité bien placé pour fermer les yeux sur certains containers.

— Ce Porfillo, il a des complices ?

— Je sais rien de plus, fit Popper.

— Comment tu le connais ? Réponds !

— C’est pas moi qui le connais, c’est mon beau-frère.

— Son nom… Son nom ! siffla Stefano, le doigt pressé sur la queue de détente.

— Delmonte…

— Lui aussi est à Valparaiso ?

— Oui.

— Il fait quoi là-bas ? cracha Stefano à sa figure blême. C’est quoi son rôle ?

— Douanier… Il est officier des douanes, au port.

— Ses autres complices ? Hein, qui sont les autres complices ?

— C’est tout ce que je sais, je le jure. Je suis qu’un intermédiaire. Rien du tout ! C’est la vérité ! Écoute, tout le monde a besoin de fric, justifia Popper. Je ne pouvais pas savoir que cette dope tuerait des gens. C’est El Chuque qui a merdé, asséna-t-il pour se disculper. Je t’ai dit tout ce que je savais, maintenant laisse-moi partir.

Porfillo, Delmonte, le port de Valparaiso : Stefano avait enregistré les informations… Il fit signe au carabinier de se relever.

— Bouge ton gros cul.


La lune se levait au-dessus de la décharge. Popper sortit le premier de la barre d’immeuble, les mains toujours liées dans le dos. Un tronçon d’autoroute passait au loin, derrière le serpent des rails de sécurité dont il ne distinguait à peu près rien dans la nuit. Il fit quelques pas sur les bouts de carton éparpillés autour du monticule, épicentre de toutes les puanteurs. Le vieux gauchiste le suivait, l’arme braquée sur lui. La lumière des astres l’aida à se repérer. La Peugeot était là. Stefano émit un bref sifflement, qui se perdit sur le terrain vague… Une silhouette apparut alors, un enfant crasseux qui avança timidement vers eux. Un autre gamin lui emboîtait le pas, sorti d’on ne sait où. Popper se tourna vers le projectionniste.

— Allez, le pressa-t-il, libère-moi, qu’on en finisse.

Stefano chercha les clés de voiture dans sa poche. Les enfants de la décharge étaient maintenant une demi-douzaine, d’autres affluaient encore. Popper pivota sous la lune, reconnut le frère de Matis entrevu plus tôt. L’appât.

— Libère-moi ! feula-t-il.

Stefano ne broncha pas. Le cercle des gamins se resserrait.

— Tu as donné ta parole que tu me laisserais partir ! protesta-t-il.

— Mais tu es libre de partir, Daddy…

Popper eut un regard furieux qui se transforma en haine. Ce fils de pute s’était foutu de lui. Il n’allait pas le relâcher mais le laisser comme ça, les mains liées dans le dos. Stefano désigna un des enfants des rues, qui se tenaient à distance.

— Celui-là s’appelle Toni, dit-il d’une voix glaciale. C’est le frère de Matis, celui qui t’a sucé la bite en pleurant… et que tu as étouffé, avec les autres.

Popper s’agita. Les Serflex entaillaient ses poignets, maintenant en sang, et la salive lui manquait. Une bouffée d’angoisse tétanisa ses jambes.

— Je te donnerai de l’argent, s’empressa-t-il. Cinq cent mille pesos, c’est ce qu’ils m’ont donné comme avance ! Ramène-moi et je te les donne tout de suite : cinq cent mille !

Les gamins de la décharge étaient sans armes mais une lueur étrange perçait entre leurs paupières cernées de noir.

— Regarde leurs yeux, Daddy… Regarde comme ils ont faim.

L’ogre recula mais il était encerclé. Il ne voulait pas comprendre, pas encore. Popper tourna sur lui-même à mesure que le cercle se rétrécissait, vieux lion décati assailli par les hyènes. Il proféra des menaces qui ne leur faisaient plus peur : Toni se baissa pour ramasser une pierre, bientôt imité par son voisin, puis un autre…

— Non ! Non, attends !

Stefano venait de grimper dans la Peugeot. Il enclencha la première et fit une embardée sur le terrain vague. Popper fonça tête la première vers la voiture qui s’échappait, voulut ouvrir la portière en hurlant, une tentative désespérée : il bascula tête en avant et mordit la poussière, au milieu des pouilleux.

5

Esteban divaguait dans la chambre de l’Hotel Social Club, soûl d’antalgiques. Son retour à la vie s’était soldé par de brèves rechutes, des remords, comme si les images refoulées de cette nuit à Quintay le poursuivaient depuis ses abysses, mais les mots prononcés par le tueur entre deux coups de marteau restaient gravés dans sa tête : le Plan Condor.

Les sbires de Pinochet avaient éliminé les sympathisants d’Allende de la manière la plus sauvage, mais les cadavres criblés de balles qui jonchaient les rues de Santiago avaient choqué la communauté internationale ; tirant les enseignements du coup d’État chilien, la junte de Videla qui prendrait le pouvoir trois ans plus tard en Argentine avait fait de l’enlèvement, la liquidation et la disparition des opposants le fer de lance de son système répressif, niant ainsi toute implication dans les meurtres de masse — les fameux « disparus » d’Argentine, estimés à trente mille personnes[10]. Les meurtres extraterritoriaux du Plan Condor suivaient le même procédé, effectif des mois plus tôt après la réunion secrète des dictateurs sud-américains à Valparaiso, sous l’égide de Pinochet. Même si un groupuscule fantoche avait revendiqué l’attentat de Buenos Aires, Edwards se doutait que son père Arturo avait été assassiné dans le cadre du Condor.

Esteban savait que son ami avocat avait été torturé in utero dans le stade de Santiago, que sa mère avait été libérée après l’assassinat de son mari loyaliste en Argentine. Cet amour paternel fantôme lui manquait comme la main aux amputés. Depuis toujours Edwards avait cherché des figures tutélaires compensatoires — Víctor Fuentes, son beau-père, Adriano même parfois. Edwards taisait ses angoisses sous son masque d’avocat méritant et stylé, mais Esteban avait entendu les cris qu’il poussait dans son sommeil, ces terreurs nocturnes que leurs silences masculins au matin ne dérangeaient pas, tous ces mots que les deux étudiants croyaient ne pas devoir se dire sous prétexte qu’ils étaient hommes et amis. Son inconscient, une trouille verte qui puait la moisissure des murs aphones.

Le puzzle commençait à se mettre en place dans sa tête meurtrie. Bien sûr, ce n’était pas les tromperies de Vera qui avaient provoqué la déroute émotionnelle d’Edwards : il avait eu affaire à une personne liée au Plan Condor, qu’il avait croisée à la garden-party… Schober ? Le tueur aux verrues avait prononcé ce nom chez Luis Villa.

Si ses vêtements avaient disparu, le contenu de ses poches était réuni sur la table de chevet : un téléphone à carte, ses clés de voiture, des billets de banque, et la liste des invités chez ses parents. Esteban voyait double en déchiffrant l’identité des convives, mais le nom de Schober figurait parmi eux : Gustavo Schober.

Esteban n’attendit pas le retour de Gabriela à l’Hotel Social Club pour entamer les recherches.

* * *

La machi avait écouté le récit de Gabriela de longues heures, révélant les forces telluriques qui s’étaient affrontées en elle lors de sa métempsycose. La journée s’était étirée jusqu’au soir où, épuisées, les deux femmes avaient dormi jusqu’à midi, avant de partager un dernier repas dans la cuisine branlante du chalet. Quitter la communauté était toujours un déchirement : Gabriela avait serré la vieillarde chiffonnée contre sa poitrine — se reverraient-elles un jour ? Ana l’avait accompagnée à la barrière de la ferme, suivie de ses chiens de nouveau guillerets, agitant ses breloques en signe d’au revoir, sûre que l’âme de son ami winka était revenue guérie de son voyage cosmogonique. Mais la machi aussi avait vu des choses lors du gllellipum… Elle parlerait à la Terre — la petite en aurait besoin…

Après deux jours hors du temps, Gabriela revenait à Lota et l’hôtel associatif où l’attendaient les amis de Stefano. Étaient-ce les esprits des volcans rameutés par la machi, les étranges visions qui l’avaient traversée durant la transe, les soins du docteur Romero ou l’obstination d’Esteban à survivre ? Gabriela avait appris son rétablissement par un message de Paco sur son portable, presque sans surprise.

Le soleil déclinait sur la petite ville minière ; elle grimpa la corniche sans un regard pour l’océan qui montrait les dents en contrebas. Des enfants chichement vêtus virent la camionnette contourner la Plaza de Armas, des Indiens ou des métis pour la plupart qui prenaient l’ombre sous les oliviers. Empanadas, confiture, avocats, fruits, épices, herbes aromatiques, elle avait même trouvé du poisson frais au marché — pour le pisco, il attendrait…

On ne devinait pas, devant l’allure paisible du vieux médecin de famille, ce que le diable d’homme avait traversé dans sa jeunesse. Guillermo Romero avait été interne à l’hôpital militaire de Santiago où s’entassaient les blessés du coup d’État. L’un d’eux, franco-chilien, avait reçu une balle à la tête et venait de décéder quand Stefano avait rejoint la chambre, son genou fraîchement opéré. Romero connaissait le jeune militant du MIR, ils avaient grandi dans le même quartier, partagé les mêmes bancs d’école. Au vu de son passeport français, les putschistes avaient autorisé le transfert de la dépouille d’Hugo Vásquez-Moraux à l’ambassade. Romero découpant son plâtre et le bourrant de morphine pour supporter le voyage en brancard, Stefano avait revêtu les habits du défunt et le bandage ensanglanté qui recouvrait sa tête. Le médecin ne risquait pas tant sa vie pour un copain d’enfance que pour sa jeune « assistante », Leslie, amante et sympathisante socialiste réfugiée chez lui. Stefano méconnaissable, le trio avait quitté l’hôpital en ambulance avant de rejoindre l’ambassade de France au nez et à la barbe des militaires qui en bloquaient les accès. Là, après des semaines d’angoisse et de tractations, le « décret 504 » de Pinochet avait fini par expulser les gêneurs, désormais condamnés à l’exil.

Leslie était morte vingt ans plus tard dans le sud de la France d’un banal accident de voiture, et Guillermo Romero était rentré à Lota pour finir ses jours près de sa famille. C’est ici qu’il avait connu Paco.

Prévenus de son retour, les deux hommes accueillirent Gabriela avec des nouvelles rassurantes : son ami avocat allait mieux et, malgré sa main droite fracturée, naviguait depuis le matin sur Internet.

— Vous êtes des anges ! fit-elle en leur donnant l’abrazo.

— Oh non ! s’esclaffèrent-ils de concert.

Les ouvriers riaient dans la salle du restaurant après leur journée de travail ; la Mapuche déposa les courses à la cuisine commune, salua les femmes qui s’escrimaient là et grimpa les marches quatre à quatre. La chambre à l’écart où on avait installé Esteban donnait sur le jardin de l’ancienne maison de maître. Il avait dormi près de trente-six heures, connaissait maintenant tous les chants des oiseaux derrière les persiennes et les heures où Rosita venait changer ses pansements. Gabriela le trouva alité devant son ordinateur, vêtu d’un tee-shirt au bleu passé, la main empêtrée dans une attelle à cinq branches. L’avocat avait le teint pâle, le crâne recousu et un sourire de moribond mais ses lèvres étaient toujours aussi appétissantes. Elle écrasa un baiser sur sa bouche.

— Comment ça va, tête dure ?

— Mieux. Et toi ?

Un nuage bleu pétrole voilait son regard. Gabriela l’embrassa encore. C’était bon de le revoir, son visage, ses paupières, son petit nez, tout lui manquait.

— Tu as faim ? Je t’ai trouvé du poisson frais au marché, Rosita est en train de le préparer.

Elle envoya valser ses ballerines sur le parquet, s’assit au bord du lit, inspecta son crâne amoché en ironisant. D’après Paco, Gabriela était partie quelques heures après leur arrivée, sans plus de précisions.

— Tu étais où ? demanda-t-il bientôt.

— En vadrouille, éluda l’étudiante, penchée sur l’ordinateur allumé sur le lit.

Elle vit la mine patibulaire d’un militaire au visage grossier, les yeux légèrement rapprochés, une photo noir et blanc qui semblait dater.

— C’est qui ?

— Le type qui m’a cassé les doigts, dit-il sobrement.

L’Internet dont disposait l’Hotel Social Club de Lota rappelait le vingtième siècle mais Esteban avait fini par retrouver sa trace dans les archives du Plan Condor mises en ligne par l’avocat paraguayen. Le visage du tueur était plus jeune, moins affaissé, mais le regard de hyène croisé chez Luis Villa était le même : Jorge Salvi, d’après la fiche, né le 12 mai 1949 à Valparaiso, un agent de la DINA spécialisé dans la fabrication de faux passeports et documents nécessaires aux agents du Condor. Schober aussi était présent dans les archives, sous le nom d’Eduardo Sanz, capitaine de la Marine rattaché à la DINA — aucun doute possible, malgré les années écoulées.

Gustavo Schober avait fait fortune dans le business maritime dans les années 1980 : il possédait notamment les eaux territoriales sur la côte nord, une flotte de bateaux de pêche et une usine de transformation de poissons à Antofagasta, ainsi qu’un terminal sur le port de Valparaiso.

— Ça ne te dit rien ?

Gabriela enregistrait les données mais Esteban avait un temps d’avance.

— Non, quoi ?

— Luis parlait de lots de cocaïne cachés dans des poissons congelés, dit-il. Schober a la logistique pour acheminer la drogue jusqu’au port de Valparaiso, le terminal pour la débarquer…

Gabriela fixait l’écran, songeuse.

— Ça voudrait dire que les deux affaires sont liées, celle de La Victoria et les meurtres ?

— Tout le laisse penser… Sauf qu’en l’état seule une photo d’archives vieille de quarante ans révèle le passé criminel de Schober, ajouta Esteban, qui avait déjà réfléchi au problème. On n’a aucune preuve de son implication dans les meurtres d’Edwards et Luis. Quand bien même sa participation au Plan Condor serait avérée, avec une armée d’avocats et en faisant traîner les choses, Schober s’en sortirait avec un mea culpa.

— Et le type qui t’a cassé les doigts, Salvi ? rétorqua Gabriela. Tu as quand même été témoin d’un meurtre.

— Salvi aussi a dû falsifier son identité : pour le moment ce type n’est qu’un fantôme… Mais j’ai peut-être une piste pour Schober.

Esteban cliqua de sa main gauche, ouvrit le site sélectionné. D’après l’édition en ligne d’un magazine économique, Schober venait de monter un joint-venture avec Cuxo, une multinationale américaine d’exploitation et de prospection minière, créant sa propre entreprise, Salar SA. L’avocat connaissait bien le sujet pour avoir défendu des mineurs : accaparés à soixante-dix pour cent par les transnationales étrangères, les concentrés de minerais étaient traités en dehors du Chili, qui rachetait le produit fini après une forte plus-value de ces mêmes sociétés, lesquelles ne payaient pas ou peu de royalties…

— Quel rapport avec les morts de La Victoria ? demanda Gabriela.

— Je ne sais pas, dit Esteban. Mais Edwards a pu travailler sur le projet minier de Schober et le partenariat avec Cuxo, la multinationale US.

— Il ne t’en a pas parlé ?

L’avocat secoua la tête. Rosita toqua alors à la porte de la chambre : les ceviches étaient prêts…


Ils se lièrent vite d’amitié avec Paco et sa famille, des gens qui ne faisaient pas de manières. Une aide précieuse vu les circonstances, dont l’ancien mineur faisait peu de cas — ils avaient connu la clandestinité des sympathisants de gauche, Stefano était un vieil ami du docteur Romero et ils n’avaient pas besoin d’en savoir plus. Les discussions allaient bon train dans la grande cuisine où Rosita et ses sœurs avaient préparé trop de plats. Rassérénée par leur présence, Gabriela ne dit pas à Esteban ce qu’elle avait vécu chez la machi. Lui non plus n’évoqua pas les images ressurgies de sa mémoire, le sentiment de honte et d’effroi qui l’accablait. L’appel de Stefano à l’Hotel Social Club les précipita dans un tourbillon.

* * *

— Popper ?!

— Je n’ai pas eu le choix, fit Stefano.

Sa voix avait changé, Gabriela ne le reconnaissait plus.

— Mais enfin… qu’est-ce qui s’est passé ?

— J’ai retrouvé les petits de la bande, dit-il, ceux que les grands protégeaient à leur manière. Ils m’ont tout raconté. Popper aussi, par la force des choses : le meurtre de Patricio, le deal. Dans tous les cas, c’est lui et ses hommes qui écoulaient la cocaïne à La Victoria, avec El Chuque dans le rôle du marchand de mort. Il y a surtout d’autres complices : un certain Porfillo, le chef de la sécurité du port de Valparaiso, et aussi Delmonte, un flic de la douane, qui doivent récupérer la drogue en transit… Ça vaudrait le coup d’aller voir.

Il y eut un blanc dans le combiné.

— Attends… Attends, je te passe Esteban.

Il se tenait près d’elle, qui avait mis le haut-parleur du téléphone.

— Stefano, écoute… Je crois qu’on tient le responsable de tout ça : Schober, un industriel qui a participé au Plan Condor. Un des tueurs a prononcé son nom devant moi quand j’étais chez Luis. Schober a fait fortune dans le business maritime, il a notamment une flotte de navires pour acheminer la drogue jusqu’à Valparaiso, et un terminal sur le port… Edwards voulait m’en parler, quand ces salopards l’ont assassiné. Je ne connais pas encore tous les tenants et aboutissants mais Schober est mêlé à l’affaire, j’en suis sûr. Et ta piste confirme que le port de Valparaiso est l’épicentre du trafic : Schober a des bureaux là-bas, sa résidence principale, des hommes à ses ordres…

Valparaiso, où avait été imaginé le Plan Condor, Valparaiso où la Marine aux ordres de Pinochet avait fait des manœuvres avant le coup d’État : Stefano vivait à rebours.

— Tu as des preuves de tout ça ? demanda-t-il.

— Mon témoignage, autant dire rien du tout, fit l’avocat. Je ne connais pas le nom de mes agresseurs et ça m’étonnerait qu’ils figurent dans les fichiers de la justice.

— Ton copain Luis était quand même policier.

— Ça ne les a pas empêchés de l’abattre de sang-froid… Tout le monde était sur écoute, Edwards, Luis, moi, d’autres personnes peut-être. Un réseau de surveillance suffisamment élaboré pour être réactif quasiment en temps réel. Schober n’est pas seul, il a une équipe de pros derrière lui, des tueurs, des spécialistes de l’espionnage électronique et des complices jusque dans la police. On ne peut plus avoir confiance en personne. Il va falloir se débrouiller seuls.

Après ce qu’il venait de vivre avec le chef des carabiniers, Stefano se voyait mal le contredire.

— Ils savent peut-être où vous êtes, réalisa-t-il alors. Un mouchard quelconque a pu vous localiser.

— Si c’était le cas, il y a longtemps qu’ils seraient venus me liquider.

— Oui… Sans doute.

L’avocat était le seul témoin des meurtres. Raison de plus pour se tenir loin de Valparaiso.

— Vous feriez mieux de rester planqués à Lota, dit Stefano. Au moins le temps de te remettre.

— Ha ha, pour ça n’y compte pas trop ! lâcha Esteban dans un petit rire sans joie.

Ils étaient pris dans les barbelés.

* * *

Minuit sonna dans l’appartement du Ciné Brazil. Près du poêle, Anita Ekberg prenait un bain de nuit dans une fontaine romaine. Stefano était assis dans la cuisine, regardant le P38 posé sur la table comme s’il était responsable de ses actes. Trop de colère accumulée sans doute, d’innocents et d’espoirs assassinés. Le logement semblait vide sans Gabriela, partie avec l’avocat. Il venait de les avoir au téléphone. La tension retombait, contrecoup des derniers événements, et il ne savait trop quoi penser. Stefano se sentait vieux, usé, une sculpture de métal abandonnée sous la pluie. Il n’avait pas dit ce qui s’était passé dans la décharge, juste que Popper était mort après avoir avoué les meurtres et le trafic. Mais Esteban avait raison : tout venait de Valparaiso.

Des nuages troublaient la lune par la fenêtre de la cuisine. Stefano gambergeait dans le silence de la nuit, le regard perdu sur le vieux pistolet. L’avocat était hors course même s’il s’en défendait, Gabriela consignée avec lui à Lota. Stefano ne pouvait pas les laisser comme ça. Il devait stopper Schober et ses tueurs avant qu’ils ne les retrouvent. Car la petite était en danger avec Esteban, beaucoup plus qu’elle ne l’imaginait. Stefano savait qu’elle partirait un jour du cinéma, comme les enfants nous quittent, mais ses sentiments s’étaient cristallisés depuis le décès de Patricio. Gabriela était son esprit-fille, son espoir après la mort, l’ADN d’un autre futur pour son pays. Il n’avait pas su protéger Manuela à l’époque : il ne pouvait pas perdre une deuxième fois la femme qu’il aimait le plus au monde.

Il décida d’aller à Valparaiso, dès le lendemain. Une fois là-bas, il verrait quelle option serait la moins mauvaise.

Incapable de dormir, Stefano prépara un sac de voyage, y glissa le Parabellum et les munitions, quelques affaires de première nécessité. Une petite araignée brune déroulait son fil depuis l’abat-jour de la lampe 1900 posée sur le secrétaire de la chambre. Il chercha sur Internet et trouva plusieurs photos de Gustavo Schober, plus ou moins récentes, celles d’un septuagénaire au physique avantageux, les cheveux gris ramenés en arrière, qui lui sembla familier… Où l’avait-il croisé ? Une photo notamment datait du début des années 2000, lors de l’inauguration de l’usine de transformation de poisson à Antofagasta : Stefano observa de longues secondes le visage glabre de l’homme d’affaires, ses traits réguliers, et son cœur lentement se serra.

Un rideau de larmes l’aveuglait après qu’El Negro lui avait démoli le genou dans le bureau de la Villa Grimaldi, mais le visage était resté net dans son souvenir. Le jeune officier qui avait passé un savon à la brute, l’homme qui par humanité l’avait sauvé en l’envoyant à l’hôpital, c’était lui : Gustavo Schober.

6

Port mythique des cap-horniers du Pacifique Sud jusqu’à l’ouverture du canal de Panamá, Valparaiso avait failli être rayé de la carte après le tremblement de terre de 1906 qui avait dévasté la moitié de la ville. Les riches avaient rebâti leurs maisons sur les collines, les autres s’étaient accrochés à ce qu’ils pouvaient. Régulièrement, les incendies continuaient de ravager les quartiers pauvres, mal raccordés, mais avec ses cerros aux maisons colorées entassées contre les flancs pentus des collines, ses ruelles baroques, ses graffitis subversifs et ses funiculaires d’un autre temps, Valparaiso restait la plus belle ville du pays.

De petits bus intrépides se faufilaient dans le trafic, toujours intense le long du port de commerce ; Stefano dépassa les échoppes des marchands ambulants, joua du klaxon et gara la voiture de location dans un parking souterrain proche de la mer. Il remonta à pied à l’air libre, un ticket en poche.

Il était midi à l’horloge de l’hôtel de ville, vaste bâtiment bleu et blanc dont l’architecture rappelait l’époque coloniale. L’esplanade pavée donnait sur l’avenue grouillante où les trolleys bigarrés chassaient les piétons imprudents. Stefano enfonça les mains dans les poches de sa veste en daim, traversa sur les passages cloutés en prenant garde aux chauffards sans pitié pour son genou d’éclopé. Il avait laissé le P38 dans le coffre de la voiture, au fond du sac. Un simple repérage pour le moment.

L’accès au port de commerce était bloqué par de hautes grilles acérées. D’après les infos d’Esteban, le terminal 12 appartenait à Schober. Stefano marcha jusqu’au petit port de pêcheurs accolé au monstre industriel — des milliers de tonnes étaient débarquées chaque jour des porte-containers et autres vraquiers géants qui accostaient les quais. Le ciel était bleu au zénith, le vacarme de la circulation moins oppressant aux abords des chalutiers. Quelques marins recousaient les filets après leur matinée en mer, une cigarette à la bouche, sans un regard pour les bateaux flanqués de bouées orange qui promenaient les touristes dans la baie. Stefano acheta un empanada à l’une des boutiques qui longeaient le port de pêche, s’assit sur un banc où il pouvait surveiller le ballet ininterrompu des camions devant les grilles. Trois grues gigantesques alimentaient les remorques depuis les ponts des navires, leurs containers empilés comme des cubes défiant la pesanteur. Il pensait toujours à l’officier de la Villa Grimaldi, au chemin sordide qui les réunissait aujourd’hui… Une mouette stoïque attendait près du banc, l’œil oblique. Stefano lui lança un bout de son chausson aux épinards, guère fameux, que le volatile avala d’un coup de bec avant de s’envoler comme si on pouvait le lui chiper. Aucun véhicule privé n’entrait ou ne sortait du port de commerce, seulement des camions chargés de marchandises. Stefano quitta le banc où soufflait l’air marin, se dirigea vers la guérite du gardien qui filtrait l’accès aux quais et demanda comment accéder aux bureaux du terminal 12.

Le type, un petit gros au nez de tapir, l’accueillit d’abord avec méfiance.

— On peut pas entrer avec sa voiture par ici, répondit-il, c’est réservé aux camions ! Pour les bureaux, faut aller à l’autre bout du port, du côté de la plage de San Mateo !

— Ah bon ?

— Eh oui ! Vous avez un passe ou une accréditation ?

— Non…

— Alors c’est pas la peine, mon vieux ! rétorqua le gardien, goguenard. C’est tout privé, le port de commerce !

Ça semblait lui faire plaisir. Stefano avait parfois du mal à comprendre ses contemporains.

— M. Porfillo, dit-il, c’est toujours lui le chef de la sécurité ?

— Bah, oui, je crois, pourquoi ?

— Vous pouvez m’indiquer ses bureaux ?

— Pareil ! Les bureaux, c’est de l’autre côté ! Mais sans passe, c’est mort !

Stefano salua le type à la grille sans lui tordre le nez, performance qui le renvoya au parking souterrain. Il lui fallut vingt minutes pour trouver une place près de la petite plage de San Mateo, dix de plus pour repérer la sortie des employés du port.

Il y avait peu de passage sur le trottoir, étroit et frôlé par la circulation. Stefano se planta près de la grille blanche : une vingtaine de voitures étaient garées dans la cour intérieure, des motos, au pied d’un grand bâtiment blanc où se concentraient les bureaux. La brume commençait à tomber sur la baie. Stefano se demandait si Schober, Porfillo ou Delmonte étaient là, derrière une des fenêtres qui tapissaient les étages. Le temps passa, plein de gasoil. Il observa les allées et venues, faisant son possible pour paraître naturel sur le trottoir, jusqu’à ce qu’une silhouette distinguée apparût derrière la grille électrique : celle d’un homme de taille moyenne aux cheveux gris qui s’engouffra bientôt dans une BMW noire rutilante. Les vitres étaient teintées mais Stefano eut le temps de reconnaître Schober.

Il traversa l’avenue sous un tonnerre de klaxons, trottina sans ressentir de douleur au genou jusqu’à sa voiture garée plus loin. Par chance, Schober resta bloqué un moment à la grille avant de s’engager sur la deux voies. Stefano démarra dans son dos et, forçant le passage au nez d’un minibus, prit le véhicule en chasse.

Des picotements grimpaient au bout de ses doigts, son cœur battait plus vite. Le trafic le long de la mer était trop dense pour se faire repérer et il n’avait pas peur, ni de Schober ni de ses hommes. Il s’attendait à rouler en accordéon pendant un moment, mais la BM mit bientôt son clignotant et bifurqua vers une petite rue sur la gauche. Stefano ralentit à son tour, suivit la berline allemande au milieu d’une haie de palmiers et, gardant ses distances, la vit s’engouffrer par la grille d’une villa. Celle de Schober probablement : on distinguait une terrasse derrière les feuillus, avec une balustrade de bois blanc dominant le jardin…

Stefano poursuivit sa route sur la portion d’asphalte qui ne menait nulle part : la rue aux palmiers donnait accès à deux autres villas de standing et un piton rocheux haut d’une trentaine de mètres. Un cul-de-sac.

* * *

Un soleil blanc perçait la brume sur la baie, même les couleurs des maisons sur les collines s’étaient éteintes.

Gustavo Schober observait la vue depuis la terrasse à l’étage, anxieux. Si le meurtre de Grazón n’avait fait qu’un entrefilet dans les journaux, comme celui du flic des narcotiques, retrouvé mort chez lui dans « des circonstances encore non élucidées », le fils Roz-Tagle restait introuvable depuis sa fuite. Porfillo assurait qu’aucun nom n’avait été prononcé durant son interrogatoire mais il avait fait allusion au Plan Condor, l’imbécile. Maintenant, l’associé d’Edwards s’était échappé avec une piste qui pouvait mener jusqu’à eux. La menace était réelle : que se passerait-il si Roz-Tagle retrouvait Porfillo dans les archives du Condor ? S’il remontait le fil de leur passé commun ?

— Ta valise est prête ! lança Andrea depuis la chambre à coucher.

Gustavo aperçut la silhouette de sa femme derrière les voilages blancs à demi tirés. Andrea préparait ses valises quand il partait en voyage d’affaires. Quand ils partaient en vacances aussi, d’ailleurs.

— Merci, chérie, dit-il en repoussant les rideaux qui voletaient sur la terrasse.

Gustavo suivit les gestes ménagers de sa femme, si parfaitement orchestrés. Andrea était un sacré brin de fille quand il l’avait repérée parmi les autres. Vingt ans, le bel âge, disait-on. Il la regardait différemment aujourd’hui. Sa peau d’abricot s’était naturellement ternie, la jeunesse avait migré vers d’autres femmes, elle s’était un peu épaissie avec la ménopause et se montrait sexuellement moins disponible, mais il ne l’aimait pas moins : ses yeux faisaient toujours pâlir les étoiles, lui qui aimait tant briller pour elle.

— Tu dois me trouver un peu vieillot, non ? fit-il en approchant.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Après tout ce temps, je ne sais toujours pas m’occuper de ma valise.

— Tu oublies toujours quelque chose, justifia Andrea. Et puis ça me fait plaisir.

Elle mentait. Gustavo était un homme de la vieille école : il n’aurait jamais songé à changer les couches des enfants, donner le bain, les amener chez le pédiatre ou le dentiste. Elle releva la tête, croisa l’expression de son visage.

— Quelque chose qui ne va pas ?

— Non… non.

Juste un brusque accès de tendresse, que Gustavo ne s’expliquait pas. C’était la millième fois qu’ils se quittaient, pourquoi ce sentiment de vulnérabilité ? La menace qui pesait sur lui le rendait plus sensible aux choses. Ou alors il se sentait vieillir. Un air nostalgique flotta dans la chambre à coucher. Le tableau face au lit japonais, la coiffeuse, sa boîte à bijoux, la commode où elle rangeait ses jolis dessous, tout était pourtant à sa place.

— Tu t’inquiètes pour cette histoire dans le Nord ? relança Andrea.

— Non… non, assura Gustavo, pas spécialement.

Il avait encore deux achats de terre à finaliser. Ce n’était pas le moment de partir en voyage d’affaires mais les vendeurs de la région étaient des ploucs qui signaient les papiers de la main à la main, refusant tout chargé de pouvoir, et l’enjeu était trop gros pour qu’il repousse l’opération.

Andrea contourna le lit king size et approcha. Ils se connaissaient par cœur.

— Tu peux me parler, tu sais.

— Oui, je sais.

— Alors ?

Il haussa les épaules.

— Bah, rien, ce voyage me barbe, c’est tout… Je dois me faire vieux.

Ils avaient six ans de différence. Andrea le dévisagea, guère convaincue. Gustavo lui souriait, dans son rôle de mâle dominant. L’occasion de tester ce qu’il avait dans le ventre.

— Pour tout te dire, tu as oublié le cadeau de mariage l’autre jour, fit Andrea. Tu sais que je n’y attache pas d’importance, mais c’est la première fois en bientôt quarante ans.

Ses yeux s’agrandirent, ondes sur le lac.

— Mon Dieu… Écoute, ma chérie, je suis confus…

— Qu’est-ce qui se passe, Gustavo ? enchaîna-t-elle sans faire grand cas de ses effusions. Ça fait une semaine que je t’observe : tu as la tête ailleurs. Même devant la télé.

— Je suis désolé… Pour ton cadeau, je me rattraperai, je te le promets.

— Je m’en fiche, je t’ai dit. Je préférerais savoir ce qui te met dans cet état.

Andrea s’était faite à lui, à son rôle de femme organisatrice de sa vie domestique. Il la regardait comme un gamin pris en faute.

— Alors ?

— J’ai… j’ai comme un mauvais pressentiment, avoua-t-il. Une sottise sans doute. Mais je n’arrive pas à m’en débarrasser. Comme un mauvais rêve le matin…

— Je croyais que tu rangeais ce genre d’intuition dans la case « histoires de bonne femme ».

— Eh bien, tu vois, il n’est jamais trop tard pour changer ! dédramatisa-t-il, un brin macho.

Andrea savait qu’il ne lui disait pas la vérité. La baratinait-il pour couvrir une passade, une aventure avec une autre femme ? Elle ne se faisait pas d’illusions, escort girls, entraîneuses, putes, son industriel de mari fréquentait d’autres filles, qu’on lui mettait le plus souvent dans les pattes pour honorer un contrat. Avait-il une maîtresse, une femme plus jeune susceptible de la remplacer ? Andrea surveillait sa ligne, après cinquante-cinq ans les années comptaient double, mais elle ne pouvait pas lutter contre une fille de trente ou quarante ans.

— Tu ferais mieux de te détendre, dit-elle.

— Bien sûr.

— Ton avion est à quelle heure, déjà ?

— Six heures trente.

Andrea prit la main de son mari et la posa sur sa poitrine — leur code quand elle avait envie de faire l’amour.

— Ça nous laisse encore un peu de temps, non ?

Il lui souriait, cette fois-ci pour de bon. Andrea poussa la valise et l’attira sur le lit. Elle savait faire jouir son mari sans se forcer, ça le détendrait peut-être…

De fait, quand ils se rhabillèrent vingt minutes plus tard, Gustavo plaisantait sur la fréquence de leurs rapports. Andrea noua sa cravate. C’est vrai qu’ils ne l’avaient pas fait depuis longtemps, qu’il ne devrait jamais y avoir de routine, que le temps assassin jouait contre tous les couples de la terre. Enfin, elle l’accompagna jusqu’au perron de la villa. Cinq heures de l’après-midi. La voiture attendait au pied des marches, moteur ronronnant sous ses vitres fumées. Busquet prit la valise de son patron et la nicha dans le coffre de la BMW, direction l’aéroport.

— Bon voyage ! lança Andrea, radieuse dans le soleil déclinant.

Gustavo Schober sourit à sa femme mais il n’avait pas envie de la quitter. Toujours ce sentiment de perdition, qui revenait en trombe malgré le bon moment de tout à l’heure… Que lui arrivait-il ? Il fit un pas vers Andrea et l’embrassa comme s’ils n’allaient plus se revoir.

* * *

Muni de jumelles inamovibles à cent pesos la minute, le promontoire du rocher jouissait d’une vue « imprenable » sur la baie et le port de Valparaiso. Il dominait surtout le pan de colline où Schober avait sa villa. Stefano se mêla aux touristes chiliens et étrangers qui se frictionnaient en riant de la brusque chute de température liée à la brume. Elle avait envahi l’océan, réduisant les bateaux de guerre à des maquettes pour grands enfants.

« Apaga tu tele, vive tu vida[11] », disait le graffiti peint sur un mur. Un kiosque vendait des glaces à quelques pas de là, tenu par une grosse dame à la toque de papier blanc. Près du muret, sa propre paire de jumelles en mains, Stefano ne tarda pas à localiser la propriété, à environ deux cents mètres à vol d’oiseau. Un bon poste d’observation. La villa, en partie cachée par la végétation, était tournée vers la mer : on apercevait un bout du jardin, immense et boisé, une partie du toit et de la terrasse supérieure, deux volets ouverts au rez-de-chaussée. Il n’y avait qu’un voisin au-delà du mur d’enceinte, une belle maison de maître en cours de rénovation… Stefano espionna les allées et venues, donna le change aux touristes qui l’entouraient.

Sa veste de daim commençait à prendre l’humidité. Quelques chalutiers indolents sur une mer d’huile, des pélicans en piqué sous le regard impavide des pêcheurs au bout du ponton, la brume et toujours aucun signe de vie dans la villa de l’industriel. Le temps passa, élastique. La fraîcheur se faisait plus corrosive pour ses vieux os mais son genou le laissait tranquille. Les touristes frileux avaient déserté le promontoire, comme le soleil derrière les nuages. Stefano acheta une crêpe au sucre à la grosse dame, nota enfin un mouvement dans le jardin luxuriant : la BMW noire entrevue ce midi vint se garer devant les marches.

Schober apparut bientôt sur le perron, portant un costume clair et une valise à la main. Une femme l’accompagnait, qu’il prenait par la taille tout en conversant. Le chauffeur était un jeune aux cheveux ras qui, vu la carrure, devait être aussi son garde du corps ; il s’empara du bagage et le déposa dans le coffre pendant que l’homme d’affaires embrassait sa femme : une brune, de dos dans sa focale. Stefano se concentra sur sa cible. Gustavo Schober adressa un dernier signe d’au revoir, grimpa à l’arrière de la berline aux vitres teintées et disparut de son champ de vision…

Les mouettes planaient sur le piton rocheux qui dominait la baie. Schober était parti avec son chauffeur et ne rentrerait pas de sitôt à en croire sa valise, laissant sa femme seule dans la villa… Stefano réfléchit un moment avant de passer à l’action. Il n’avait de toute façon plus rien à perdre.

* * *

Le soir déclinait doucement sur Valparaiso. De l’autre côté de la baie, les lumières de Viña del Mar s’allumaient une à une, perçant la brume du Pacifique. Andrea sortit vaporeuse d’un bain à l’huile d’argan, vêtue d’une simple tunique à motifs mapuches. Son arrière-grand-mère avait paraît-il connu la « Pacification de l’Araucanie » à la fin du dix-neuvième siècle, une guerre ethnique où on coupait les seins des femmes, les oreilles, le sexe des hommes, témoignages rémunérés en vue d’un blanchiment accéléré du territoire. De l’histoire ancienne qu’on prenait pour du folklore…

— Vous avez encore besoin de moi, Madame ?

— Non, c’est bon, Sonia, vous pouvez y aller ! lança Andrea depuis le grand escalier du hall.

L’employée de maison avait rendez-vous ce soir avec un galant — ou encore un de ces machos prêts à se fendre d’une soupe aux mariscos sur le port pour lever la soubrette et l’abandonner à ses casseroles sitôt consommée. Andrea descendit les marches de bois peint, les joues encore brûlantes après son moment de détente, puis se rendit dans la cuisine pour prendre un en-cas, bien suffisant quand elle dînait seule. Originaire de la région, Gustavo avait acheté la villa d’un haut dignitaire de l’État, quatre cents mètres carrés au sol et trois hectares de jardin où soufflait le bon air de l’océan. Andrea repensait à ce que son mari lui avait dit avant de partir, à son malaise quand ils s’étaient quittés : c’était comme s’il avait peur de quelque chose, ou de quelqu’un, comme s’il recherchait chez elle une sorte de protection maternelle. Ce côté petit garçon ne lui ressemblait pas. Gustavo avait des soucis — de gros soucis. Et en faisant l’amour avec lui tout à l’heure, Andrea avait bien senti qu’aucune femme n’était derrière tout ça. Ses affaires dans le Nord paraissaient louches, avec ses coups de fil nocturnes et ses silences embarrassés. Andrea ne s’occupait pas de son business, elle vivait dans une prison dorée depuis trop longtemps pour avoir encore le goût de s’échapper.

On sonna alors à la grille de la villa.

* * *

Un antique canon en fonte braquait un Pacifique vide d’ennemis. La petite plage de San Mateo s’étendait au bout du port de commerce, où de molles vagues berçaient le crépuscule. Il faisait plus frais avec le vent de la mer, les vendeurs de churros avaient tiré les rideaux de fer sur les boutiques. Porfillo marcha vers la jetée désertée après les heures chaudes de la journée, dépassa le canon rouillé des conquistadores et descendit les marches qui menaient à la plage.

Le chef de la sécurité ruminait depuis des jours, et le coup de fil qu’il venait de passer à Santiago n’avait pas arrangé son humeur de chien. Il faut dire qu’il avait sacrément merdé avec Roz-Tagle. Non seulement Porfillo avait parlé du Plan Condor devant l’avocat, mais il avait prononcé le nom de Schober… Il ne l’avait pas avoué au boss pour ne pas l’alerter, pour se couvrir aussi. Il préférait se dire que le cuico avait l’esprit trop accaparé par la douleur, que le patronyme de Schober lui avait échappé, qu’au pire ça n’impliquait que des crimes oubliés par l’Histoire. Mais si Porfillo n’en avait pas parlé à son vieux complice, c’est qu’il n’était pas si sûr de son coup…

Un drapeau rouge claquait dans la brise quand l’ancien agent de la DINA atteignit la plage — baignade interdite toute l’année. Porfillo ne vit d’abord personne devant la mer, que de l’écume moutonnant à la traîne, avant d’apercevoir les deux hommes à l’ombre de la jetée : Carver, le hacker yankee, et Delmonte, du bureau des douanes, qu’il tenait à voir d’urgence et sans témoins. La thèse du suicide tenait toujours pour Edwards même s’il y avait un petit lieutenant teigneux sur l’affaire, la mise en scène de Carver aussi avait l’air de prendre (les flics avaient retrouvé l’ordinateur de Luis Villa branché sur un site pédophile près de sa dépouille : meurtre crapuleux, vengeance privée, la police attendrait d’en savoir plus avant de communiquer sur cette très mauvaise publicité), mais il y avait un problème qui concernait directement Oscar Delmonte : Daddy. Ou plutôt Alessandro Popper, son beau-frère et chef des carabiniers de La Victoria, un des intermédiaires chargés d’écouler la coke dans la capitale. D’après ses sbires, Popper avait disparu de la circulation.

— Comment ça, disparu ? grogna Delmonte.

— Son téléphone ne répond pas et on a retrouvé sa voiture calcinée sous un pont d’autoroute, expliqua Porfillo d’une voix rauque. Ouais, appuya-t-il devant le regard incrédule du douanier, Popper ne s’est pas présenté à son poste ce matin, personne ne sait où il est, ni sa femme ni ses hommes… En clair, ton beauf s’est volatilisé.

Delmonte sortit les mains des poches de son costard tape-à-l’œil, la mine contrariée. Près de lui, un mètre quatre-vingt-dix, poils roux et peau blanche, Carver ne disait rien. Il pouvait espionner plusieurs cibles à la fois, sous tous les supports électroniques imaginables, monter des coups tordus comme avec le petit flic pédé qui passait son temps sur des sites de rencontres, pas faire réapparaître des hommes de chair et d’os.

— Tu crois quoi ? demanda Delmonte, l’œil sombre.

— Que Popper s’est fait descendre.

— Par qui, putain ?!

— Je sais pas, fit Porfillo en grattant ses verrues. Les carabiniers ont lancé des recherches mais pour le moment ils n’ont aucun témoin. Ni piste.

— Un officier de police ne disparaît pas comme ça, merde ! jura Delmonte.

— Faut croire que si.

Carver se taisait toujours à l’ombre de la jetée — ces foutus Chiliens avaient un accent à couper au couteau. Le policier des douanes était furieux après son abruti de beau-frère, d’autant que c’est lui qui l’avait mis sur le coup. Le portable de Porfillo retentit alors dans la poche de sa veste. C’était Durán, depuis la plate-forme de surveillance.

— Quoi ?! aboya le chef de la sécurité.

— Il y a quelqu’un chez Schober, dit-il, un ouvrier de la voirie. Sa femme l’a laissé entrer mais le type est louche. J’ai vérifié : il n’y a pas de travaux en cours dans le secteur.

7

Stefano n’avait pas repéré de gardien à l’entrée de la villa, juste une caméra de surveillance et le sigle d’une agence de sécurité avec alarme et réponse armée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Son plan restait risqué. Il pouvait y avoir d’autres mouchards à l’intérieur de la maison, des chiens, voire un garde ou des employés de maison, comme celle qui venait de partir. Enfin, sauf dans le cas peu probable où la femme de Schober ne conduisait pas, le garage devait abriter une voiture : c’est avec elle que Stefano comptait ressortir de la propriété. La brune entrevue plus tôt au bras de Schober le suivrait, de gré ou de force…

Les palmiers prenaient le frais dans la brume du soir. Stefano se présenta à la lourde grille, revêtu des habits de travail achetés plus tôt dans une boutique du centre, la casquette enfoncée sur la tête. Braqueur de banques à l’époque du MIR, ce n’était pas la première fois qu’il se grimait. Ses mains étaient moites, le Parabellum coincé sous la veste blanche, chargé. Il sonna une nouvelle fois. Des bus hurlaient sur l’avenue de bord de mer, tout au bout de la rue en cul-de-sac ; on répondit enfin à l’interphone, une voix de femme qui s’avéra être celle de Mme Schober.

Stefano se fit passer pour un employé de la voirie : il y avait un problème d’écoulement des eaux dans le voisinage, une avarie dans les tuyauteries souterraines qui pouvait causer des dégâts dans tout le quartier…

— Vous devez avoir un bout du jardin inondé, non ? lança-t-il sous l’œil panoptique.

— Le jardinier n’est pas là, répondit la voix, repassez demain.

— Pas recommandé ! s’ingénia-t-il. Avec les infiltrations dans le secteur, il y a des risques d’éboulement ! C’est du sérieux, madame ! Si vous voulez, en cinq minutes c’est réglé !

Un moment hésitante, Andrea Schober consentit à le laisser entrer. Stefano baissa la tête sous la caméra de surveillance, passa la grille électrique et remonta l’allée en épiant les alentours. Pas de chien méchant patrouillant sous les frondaisons, ni de garde armé : la chance était avec lui. La femme de Schober attendait en haut des marches, un châle brodé sur les épaules. Stefano songeait à la meilleure façon de la convaincre de le suivre. Au pire il la bâillonnerait : Santiago n’était qu’à une heure et demie de route et personne ne les verrait entrer par la porte de service du Ciné Brazil. Son pas ralentit à mesure qu’il découvrait les traits d’Andrea Schober. Une jolie femme de soixante ans, ce n’était pas ça… Mais ce visage, ce regard… Stefano se liquéfia dans la lumière du crépuscule.

Il n’avait pas cherché à savoir ce qu’était devenue Manuela en rentrant d’exil : elle était , sous ses yeux qui refusaient encore d’y croire.

Était-ce un rêve ?

Un mauvais rêve ?

Le bonheur de la savoir vivante ne dura pas. Car Stefano comprit la supercherie et tout espoir s’effondra : non seulement Manuela l’avait vendu à ses bourreaux de la Villa Grimaldi, mais l’officier en charge des prisonniers avait fait d’elle sa femme. Andrea Schober.

* * *

On demandait aux militants du MIR de tenir vingt-quatre heures s’ils venaient à être arrêtés. Affectée au groupe de protection du président, Manuela avait tenu. Puis elle avait parlé. Quand l’insupportable vous refuse le droit de mourir, tout le monde finit par parler. La souffrance physique et morale suintait de ses jeunes yeux, une faille indicible où les tortionnaires s’étaient engouffrés : il leur fallait des noms, des lieux de rendez-vous, les planques où se terraient ses compagnons, sous peine de redevenir un transfo électrique. Brisée, Manuela avait vendu son âme pour quelques promesses, pour que « ça » s’arrête.

Les détenues qui acceptaient de collaborer étaient regroupées dans une chambre de la Villa Grimaldi, une pièce avec de vrais lits jamais loin des lieux d’interrogatoire. Les murs n’étant pas épais, les cris des nouveaux arrivants finissaient de les terroriser. Manuela n’était pas seule, trois autres femmes partageaient la pièce. L’officier chargé de leur groupe venait les voir presque tous les jours, prenait des nouvelles de leur santé, parlait de l’avancement de leur dossier. Les détenues lui quémandaient des cigarettes, le droit d’envoyer et recevoir des lettres de leurs familles, mortes d’inquiétude après tout ce silence et la répression visible à chaque coin de rue. Le capitaine Sanz était fin psychologue, bel homme et plutôt conciliant avec les prisonnières : elles ne seraient plus torturées tant qu’elles restaient sous sa protection, elles pourraient même, sous l’œil de la censure, échanger des courriers avec leurs proches.

Certaines histoires d’amour naissaient dans ce monument d’horreur. Il y avait les femmes qui, foutu pour foutu, couchaient avec leur officier interrogateur pour des faveurs matérielles — cuisiner, manger de bonnes choses plutôt que le brouet quotidien —, d’autres par intérêt, résignation, par espoir d’être libérées ou pour avoir le sentiment de vivre encore. Peu le faisaient par amour, mais quand les caresses sont des lignes à haute tension enfoncées dans le vagin, la main d’un homme fait l’affaire. Se rassurer qu’on est bien une femme, pas la traînée promise aux viols plus ou moins ajournés selon l’humeur des geôliers.

Manuela s’était laissé séduire par le jeune capitaine Sanz, qui la convoquait souvent dans son bureau. Une bonne recrue d’après ses mots. L’officier avait un langage châtié et des manières douces au milieu de cet enfer. Après des mois passés à la Villa Grimaldi, la fière militante n’était plus que l’ombre d’elle-même, mais son ombre était encore une forme de beauté. Manuela n’en manquait pas. Eduardo Sanz avait manœuvré jusqu’à ce que la guérillera lui mange dans la main. Bien sûr il avait fallu l’apprivoiser, la mater façon mustang, serrer la bride, lui enfoncer le mors pour lui apprendre à marcher droit, mais Manuela s’y était faite. À lui, à sa proposition de quitter ensemble l’arrière-cour putride de la DINA, de recommencer leur vie sous une nouvelle identité.

Sanz avait expliqué ce qui arriverait à l’ancienne militante du MIR : même ceux qui collaboraient ou acceptaient de travailler pour eux à l’étranger se faisaient tuer un jour ou l’autre. Ce n’était qu’une question de temps. Alors pour sauver sa peau, Manuela était devenue Andrea — Andrea Schober.

Ils n’avaient plus jamais parlé de cette période, de l’idéologie marxiste qui avait voulu s’emparer du monde, du passé. Un pacte silencieux les unissait, garant de leur affection à défaut du reste : car si l’officier à fine moustache l’avait arrachée aux salles de torture de la Villa Grimaldi, Andrea y avait laissé son amour…

Stefano Sotomayor.

Pour elle aussi le choc était rude.

Il y eut un silence au pied des marches, interminable. Les anciens amants se dévisageaient, séparés par un mur encore infranchissable. Leurs regards fusionnaient, à la fois stupéfiés et subjugués par ce qui leur arrivait. Stefano était trop bouleversé pour engager la discussion, il ne voyait qu’un amour d’outre-tombe et ce silence qui durait — qui durait depuis quarante ans… Il ôta sa casquette, par réflexe, ou pour se donner une contenance qu’il n’avait plus. Son plan s’écroulait. Il voulait piéger Schober en enlevant sa femme, Stefano se retrouvait face au seul amour de sa vie : celui d’un autre.

Joie de le savoir vivant, honte, confusion, Andrea l’observait comme si l’impossible refluait mais l’homme au pied des marches était bien réel : plus voûté que dans son souvenir, ses cheveux blancs comme une phosphorescence dans le crépuscule peint du jardin. Une apparition. Elle serra son châle sur ses épaules comme s’il la protégerait. Elle n’avait jamais vu de fantôme.

— Qu’est-ce que tu fais là ? dit-elle à mots tremblants.

— Tu es seule ?

— Oui… Oui.

Ils se dévisageaient toujours, avides, blessés, cherchant dans l’autre ce qu’ils avaient pu perdre. Des pensées carambolages.

— Tu me fais entrer ? demanda Stefano.

— Oui… Oui.

Andrea laissa passer son compagnon-revenant devant elle, décontenancée. Elle nota qu’il boitait légèrement tandis qu’ils traversaient le hall à l’escalier monumental, sans oser d’autres mots que des banalités. Les hautes fenêtres du salon donnaient sur les arbres fruitiers du jardin, et l’océan tout au fond.

— Tu veux boire quelque chose ? dit Andrea d’une manière mécanique.

— Non. Non merci.

La maîtresse de maison l’invita à s’asseoir sur un des canapés. Stefano ne la quittait pas des yeux. De la glace. Ils ne s’étaient pas revus depuis le 11 septembre 1973, ce matin maudit devant la Moneda bombardée où ils juraient de s’adorer jusque dans la mort. Stefano oublia son plan de kidnapping. Il vivait dans le ventre de sa mémoire.

— Pourquoi tu me regardes comme ça ?

— Je savais que tu m’avais vendu à la Villa Grimaldi, dit-il, pas que tu étais partie avec un de tes bourreaux… Manuela.

Andrea resta un instant sans voix. Il savait ça. Elle sentit sa rage la transpercer, et la tunique qu’elle portait lui sembla soudain indécente.

— Je ne m’appelle plus Manuela, dit-elle enfin.

— C’est dommage : c’est la femme que j’aimais.

Chaque mot touchait une corde sensible. Elle était toujours belle mais des rides amères ternissaient la commissure de ses yeux. Ils se toisèrent, comme pour se tenir à l’écart l’un de l’autre, sans savoir qu’ils se trouvaient dans le même piège.

— On ne peut rien contre le temps, dit-elle. Notre amour date d’une autre époque.

— Celle où on me tirait une balle dans le genou pour me faire parler, rétorqua Stefano. El Negro, tu l’as connu aussi ? Un des tortionnaires à la Villa Grimaldi… Tu y étais, n’est-ce pas ?

Andrea se raidit sur son carré de sofa.

— J’ai tenu vingt-quatre heures, dit-elle, sachant qu’il connaissait les consignes en cas d’arrestation.

— Moi aussi. Mais je n’ai donné que des morts ou des gens déjà entre leurs mains.

— J’ai été capturée parmi les premiers, se défendit-elle, je ne savais pas qui était vivant ou mort… Ils m’ont torturée à l’électricité pendant des jours, Stefano, sans cesse… Je voulais mourir… disparaître… Tu es passé par là, ne me juge pas.

Il ne la jugeait pas. Pas encore.

— Ça a dû te faire bizarre de m’entendre hurler.

— C’est toi qui me tortures, Stefano.

Andrea avait les yeux mouillés de larmes. Il ne l’avait jamais vue pleurer. Ils n’avaient pas eu le temps.

— Personne ne t’en veut d’avoir parlé sous la torture, tenta-t-il de se radoucir. Mais pourquoi collaborer jusqu’à travailler pour eux ? Pourquoi te marier avec un officier de la DINA ?

Andrea respirait mal, la poitrine oppressée par le regard de son ancien amant. Il était resté le même, convaincu, impétueux.

— Je n’étais plus rien, je te dis. Et je ne veux plus parler de ça, ajouta-t-elle.

Assis à l’angle du canapé, Stefano tenait sa casquette, ou plutôt il la malaxait entre ses mains.

— Tu ne sais pas le plus drôle dans l’affaire, Manuela ? Quand El Negro m’a tiré une balle dans le genou, c’est ton mari qui m’a sauvé en me faisant transférer à l’hôpital : Sanz, l’officier dont tu es tombée amoureuse.

— Je n’étais pas amoureuse, j’essayais de sauver ma peau.

— Tu étais amoureuse de qui ? Moi peut-être ?

Les mots lui faisaient mal, à lui aussi. Andrea releva les yeux, ils étaient beaux et tristes, comme la dernière fois qu’ils s’étaient étreints devant la Moneda. Stefano ne savait plus quoi penser. Le vent du soir secouait les feuillages derrière les fenêtres, et lui devenait fou.

— Pourquoi tu viens me parler de ça aujourd’hui ? lui lança-t-elle. Hein ? Qu’est-ce que tu veux ?

Stefano observait le salon de la villa, ses lampes et ses meubles ouvragés, leurs souvenirs de voyages disposés çà et là, peiné à l’idée qu’on ait volé sa vie, leur vie. Un théâtre absurde. Stefano avait une boule dans la gorge. Il fallait qu’il se ressaisisse, qu’il oublie leur passif, leur amour, ne voir plus en Manuela qu’Andrea Schober et établir un plan B pour sortir du guêpier où il s’était fourré.

Andrea attendait une réponse qui ne venait pas.

— Ton mari est parti ? dit-il enfin.

— Pourquoi tu demandes ça ?

— Je veux lui parler.

— De quoi, du passé ? Ça changera quoi ?

— Ton capitaine travaillait pour la DINA, fit Stefano d’une voix monocorde, tu savais qu’il avait participé au Plan Condor ?

— Non… Non.

Elle non plus ne le quittait pas des yeux.

— Qu’est-ce que tu veux ? répéta Andrea.

— Savoir sur quelle affaire Schober travaille en ce moment.

— Pourquoi ?

— Réponds-moi, s’il te plaît.

Stefano avait les mains croisées sur son habit de travail. Elle comprit qu’il avait menti pour entrer dans la maison. Andrea remarqua la bosse sur son flanc droit — un revolver ?

— Alors ?

— Une affaire dans le Nord, répondit-elle.

— Où exactement ?

— À San Pedro. San Pedro d’Atacama…

— Le type qui l’accompagne, c’est qui ? reprit Stefano. Son garde du corps ?

— Et son chauffeur. Pourquoi ?

— Ils vont faire quoi là-bas ?

— Je ne sais pas, s’agaça-t-elle, une histoire de ventes de terrain… Ce n’est pas le premier voyage d’affaires qu’il fait là-bas.

— Du côté de San Pedro ?

— Oui.

Stefano acquiesça, le cerveau de nouveau opérationnel. L’avocat avait parlé d’une société d’extraction minière la veille au téléphone, que Schober venait de créer : Salar SA… Les ventes de terrain dont elle parlait devaient y être liées.

— Schober achète ces terres pour sa nouvelle société ?

— Je n’en sais rien, je te dis. Et je m’en fiche.

Andrea avait repris sa stature de femme mûre, tenant son châle d’une main ferme sur sa poitrine.

— Ton mari revient quand de voyage ?

— Après-demain… Pourquoi tu veux le voir ?

— Parce qu’il est impliqué dans plusieurs meurtres, annonça Stefano tout de go.

La bouche d’Andrea se pinça. Elle ne s’attendait pas à ça.

— Un ami cher a été assassiné par sa faute, un curé de Santiago, enchaîna Stefano d’une voix claire. C’est pour ça que je suis là : pas pour toi… Toi, tu n’es plus à moi depuis longtemps.

Andrea cherchait à restaurer la distance qu’elle n’aurait jamais dû céder mais le doute s’immisçait. L’attitude de Gustavo ces derniers jours, le cadeau oublié, le pressentiment qui le taraudait au moment de se quitter, les appels nocturnes sur sa ligne sécurisée : un mauvais coup se préparait, comme au temps de ses missions secrètes, qui n’avait rien à voir avec l’industrie maritime… Son regard s’échappa alors vers le jardin. Stefano se retourna d’instinct vers les fenêtres et vit quatre hommes armés qui remontaient l’allée à pied.

Il empoigna le pistolet qu’il cachait sous sa veste.

— C’est qui, souffla-t-il à Andrea, la sécurité ?

— Oui…

— Porfillo fait partie du lot ?

Elle opina nerveusement. Stefano se posta à la fenêtre. Déjà les hommes se déployaient autour de la maison. L’un d’eux avança à croupetons vers la tonnelle de la terrasse, en costard bordeaux et revolver à la main : Stefano brandit aussitôt le Parabellum et fit feu à travers la vitre, qui vola en éclats.

Touché au torse, Delmonte bascula contre les plantes grimpantes, tandis qu’une pluie de verre se répandait sur le teck. Stefano se tourna vers Andrea, qui retenait son souffle au milieu du salon.

— Où est l’autre entrée de la villa ? Réponds !

Il leva le P38 à hauteur de son visage, les yeux fous. Andrea fit un signe vers le hall.


Durán et Porfillo entraient par la buanderie quand une détonation retentit depuis l’aile ouest, suivie d’un bris de vitre. Delmonte était tombé le premier sur l’intrus. Porfillo entraîna Durán par la porte des domestiques. Aucun appel de Delmonte. Ils atteignirent le hall en visant les angles, braquèrent leurs armes vers l’escalier de bois peint et virent trop tard qu’ils étaient dans le champ de tir. Le Parabellum cracha des flammes depuis les marches : Porfillo appuyait sur la queue de détente lorsqu’un souffle brûlant emporta son doigt. Il jura en lâchant le Glock, qui glissa sur le marbre, et se jeta en arrière au moment où un second projectile allait lui pulvériser le crâne.

Le chef de la sécurité vit son arme au milieu du hall et son binôme reculer sous l’impact d’un feu rapproché. Durán étouffa un cri, touché deux fois à l’abdomen, et s’écroula, mort.

« Fils de pute ! » siffla Porfillo, la phalange de l’auriculaire emportée par la vitesse de l’acier. Il n’avait plus d’arme, une brûlure intense à sa main droite et du sang comme des petits cailloux répandus autour de lui. Une odeur de poudre flotta dans le grand hall de la villa, une odeur de mort. Il ne fallait pas rester là, déjà le tueur embusqué descendait les marches. Porfillo s’échappa sans se soucier des gouttelettes carmin qui couraient à sa suite.

Stefano entendit ses pas refluer vers la buanderie : il songea une seconde à se lancer à ses trousses mais il fit volte-face à l’instant où un autre homme débarquait dans la pièce, un grand rouquin à la peau claire. Carver pointa son pistolet vers l’escalier et tira sans trop viser. Une pluie de plâtre vola sur les stucs, deux balles qui ratèrent leur cible. Stefano fit feu. Carver appuya sur la détente puis un choc le plia en deux, comme un coup de poing à l’estomac ; il s’arc-bouta, une déflagration dans le ventre, tandis que son arme lui échappait. La douleur apparut aussitôt, exponentielle. Carver s’accroupit, le souffle court.

Le cadavre de Durán était étendu à terre et lui ne pouvait plus bouger. Il roula sur le marbre où s’écoulait déjà un sang vermeil.

Plâtre et poudre se dissipèrent, impondérables ; Stefano descendit la dernière marche de l’escalier, le cœur battant, agita le pistolet comme si une dernière cible mouvante pouvait surgir de nulle part, mais il n’y en avait plus… Plus que les gouttes rouges du quatrième homme qui filaient vers la buanderie. Il n’avait pas le temps de tergiverser : si les voisins étaient trop loin pour avoir entendu les coups de feu, Stefano avait cinq, peut-être sept minutes devant lui avant que d’autres gardes rappliquent… Le rouquin gisait à terre, les mains contre son abdomen qu’il couvait comme un objet précieux. Un Glock reposait à deux pas de là, qu’il ne pouvait plus atteindre. Stefano repoussa l’arme et s’accroupit pour fouiller ses poches. Rien.

Il jaugea le blessé, un gringo d’une cinquantaine d’années qui se tenait le ventre comme si ses intestins allaient jaillir. Stefano évalua la plaie sous ses mains rougies de sang.

— Tu as une sale blessure mais tu peux encore t’en tirer… (Il arma le Parabellum.) Maintenant, ou tu parles ou je t’achève.

L’homme peinait à déglutir.

— Tu entends ce que je te dis ?

Carver frémit malgré la douleur qui le clouait au sol. Le type aux cheveux blancs approcha le canon brûlant du P38 à deux centimètres de son œil.

— Tu es américain ?

— … Oui.

— C’est quoi ton rôle dans l’histoire ?

— Les… écoutes… L’informatique.

— C’est toi qui pistais Edwards ?

L’homme fit un signe affirmatif. Un spécialiste de l’espionnage, un hacker.

— C’est quoi ton nom ? Réponds !

— … Carver.

— L’autre type, celui qui s’est enfui, c’est qui ?

Des sueurs froides inondaient le visage du blessé.

— Porfillo… Le chef de la sécurité… du port…

Stefano avait à peine eu le temps de voir son visage.

— Schober, c’est lui qui organise le trafic de cocaïne ?

Carver acquiesça faiblement.

— D’où vient la cocaïne ?

— Je sais pas… Je m’occupe… que des écoutes.

— Tu mens ! Pour quelle officine tu travailles ? (Le canon brûlant toucha sa paupière.) Dis-moi !

— La DEA…

Drug Enforcement Administration, l’agence antidrogue américaine. Stefano grimaça sans relever son arme.

— C’est la DEA qui fournit la coke à Schober ?

— Non… Des lots détournés… confisqués…

— Quel rapport avec Edwards ? Les meurtres ?

— Je… sais pas. I swear

Carver donnait des signes de faiblesse, l’œil vitreux. Stefano se tenait accroupi, l’adrénaline pulsant à pleines veines. Il avait tué deux, peut-être trois hommes si celui-ci venait à mourir. Il songeait à se redresser quand il sentit une menace dans son dos. Trop tard : l’épaule gauche brisée, Oscar Delmonte s’était traîné depuis la terrasse, son revolver à la main maintenant brandi vers l’intrus. Il y eut une seconde de stupeur entre les deux hommes. Stefano s’apprêtait à recevoir l’impact mais la détonation retentit avant que Delmonte ne presse la détente : projeté en avant, le douanier tomba face contre terre et ne bougea plus. Le cœur de Stefano battait à tout rompre : celui de Delmonte avait explosé sous le choc hydrostatique, répandant déjà une petite flaque rouge qui allait grossissant sur le marbre.

Un silence lugubre emplit le grand hall. Andrea se tenait dans l’embrasure de la porte, pâle comme un linge. Elle posa le Glock sur le meuble chinois, sans un mot. Stefano se redressa avec peine, les jambes molles devant la femme qui venait de lui sauver la vie. Elle ne disait rien, choquée par ce qu’elle avait commis. Ça sentait la poudre, la peur à plein nez.

Stefano avança vers Andrea et la prit dans ses bras. Elle tremblait. Elle tremblait contre son épaule.

— Merci, souffla-t-il dans ses cheveux. Merci…

L’espace d’un instant, Stefano ne savait plus s’il serrait Manuela ou la femme de Schober. Un instant seulement : car il ne fallait pas rester là. S’ils avaient l’intention de le liquider, les types de la sécurité avaient dû désactiver les caméras de surveillance avant d’entrer dans la villa mais Porfillo allait demander des renforts. Stefano se dégagea de leur étreinte et regarda Andrea droit dans les yeux.

— Écoute… Un avocat de Santiago enquête sur une affaire de meurtres et de trafic de drogue, une affaire dont Schober est la pierre angulaire. De quoi finir sa vie en prison, lui et ses complices. On n’a pas encore tous les éléments mais tu dois te tenir à l’écart de tout ça… Tu comprends ?

Elle fit signe que oui. Stefano se noyait dans ses yeux.

— Tu connais quelqu’un chez qui tu pourrais te mettre au vert ? reprit-il. Un endroit où disparaître quelques jours ?

Elle réfléchit une poignée de secondes.

— Oui, dit-elle enfin. Oui…

— Schober connaît cette personne ?

— Non… Juste son prénom, répondit Andrea. C’est une amie du tai-chi… Il sait à peine qu’elle existe.

— Bon… Tu as une voiture, j’imagine ?

— Oui.

— Prends-la, dit-il. Laisse-moi ton portable, un numéro où je peux te joindre, et disparais deux ou trois jours, le temps de régler l’affaire. Je te tiendrai au courant. D’ici là, fais la morte.

Andrea releva la tête vers son amour de jeunesse.

— C’est déjà fait, Stefano, murmura-t-elle. C’est déjà fait…

Une larme perlait à sa paupière. La seule qui les trahirait.

Stefano essuya ses empreintes sur le Glock pendant qu’elle enfilait une veste, sans un regard pour les cadavres qui jonchaient le hall.

— Fichons le camp d’ici, dit-il.

8

Porfillo roulait depuis des heures sur la Panaméricaine. Son doigt arraché lui tirait des jurons douloureux et ce n’était pas le paysage de collines désertiques qui allait atténuer son ressentiment. Le tueur dans la villa était un pro. Un type sûrement en lien avec Roz-Tagle. Un messager de la Mort. Dans tous les cas, Porfillo avait préjugé de leur force… « Le fils de pute », répétait-il, sa main gauche cramponnée au volant de la Fiat. La droite pissait le sang. Il serrait le moignon de l’auriculaire dans un mouchoir, la douleur l’élançait et cette saloperie n’en finissait plus de couler.

Porfillo était passé chez lui pour soigner sommairement la blessure, embarquer quelques affaires et des médicaments avant de quitter Valparaiso par la voie express, selon la volonté de Schober, qui s’occupait du reste. Le boss était furieux. L’intervention dans la villa avait viré au fiasco. Durán travaillait sous ses ordres à la sécurité du port, Delmonte à la douane, leur disparition éveillerait les soupçons des flics, et le seul rescapé de la fusillade, Carver, s’il survivait à son opération, serait difficile à rapatrier aux États-Unis. Schober avait envoyé des hommes faire le ménage dans la villa mais, aux dernières nouvelles, Andrea Schober n’était plus là. Elle avait disparu, elle et sa voiture…

Porfillo roulait toujours, fiévreux. Les pilules de speed l’empêchaient de dormir, il avait mal aux mâchoires à force de les broyer et la chaleur ne tombait pas. Prochaine station à cent kilomètres, affichait une pancarte. Il venait de faire le plein, sans rien manger. Les six cafés avalés depuis son départ précipité lui pesaient sur l’estomac, il manquait une phalange à son petit doigt et il avait envie de tuer… Les kilomètres de désert défilaient, monotones, faits d’arbustes rabougris et de bétail rachitique cuisant dans les enclos de fermes plus ou moins à l’abandon. Il y avait toujours un terrain vague à la sortie des rares villes croisées, des graffitis sur des murs à demi écroulés, des gens par terre qui vendaient des rebuts sur des couvertures, des boissons dans des glacières, un pays de gueux dressés à coups de trique. Le soleil poussiéreux n’arrangeait pas l’impression de déshérence.

Porfillo passa Coquimbo, Rio de Janeiro miniature avec sa croix blanche érigée sur la colline, et poursuivit sa route sur la Panaméricaine.

La population se raréfiait à mesure qu’il s’enfonçait dans le désert, quelques granges bancales accablées de chaleur, du vide au kilomètre, un champ d’éoliennes surgissant au sommet des collines, l’air sec dans l’habitacle de la Fiat et toujours cette foutue ligne droite qui l’hypnotisait. Porfillo ébroua sa carcasse, les yeux brûlants de fatigue. L’overdose de café-machine n’en finissait plus de lui tordre le ventre. Il fallait qu’il chie. Une envie pressante. Dans ces cas-là, il pensait à autre chose, sa maîtresse, Mónica, qui s’inquiéterait peut-être de son absence au port, à sa passion pour le football. Le Chili avait été bon lors de la dernière Coupe du monde, il pensait aux buts marqués en serrant les fesses, 3–1 contre l’Australie, 2–0 contre l’Espagne, l’honneur du pays quand ils s’étaient qualifiés pour les huitièmes de finale, puis cette défaite glorieuse contre le Brésil organisateur, 1–1 avant la fatidique série de penalties. Et puis la Copa América…

Une aire d’autoroute se profila enfin. Il ralentit sur la file de droite. La station semblait fermée depuis le vingtième siècle mais il y avait une cahute un peu plus loin qui vendait des viennoiseries et des sandwiches pour les routiers de passage. Porfillo bifurqua et gara la voiture sur l’espèce de parking prévu à cet effet, près des deux gros bahuts qui prenaient le soleil du désert.

Il boutonna sa veste pour cacher l’arme à sa ceinture et poussa la portière de la Fiat. Un vent chaud le cueillit aussitôt.

— Putain…

Il marcha jusqu’aux routiers accoudés au comptoir, qui conversaient à l’ombre du boui-boui. Deux moustachus bedonnants. En cuisine, un édenté et sa femme s’activaient autour du four à micro-ondes. Au menu du jour, pain et fromage fondu. Porfillo s’adressa au vieux sans un regard pour sa pomme pourrie de femme et les deux sangliers qui se détendaient après les kilomètres de poussière avalée.

— Y a des chiottes dans ce palace ?

Le tenancier leva des yeux d’aigle à la retraite.

— La cabane à gauche, dit-il, près du poteau… Doit y avoir du papier.

Les deux types gloussèrent au comptoir, comme s’il y avait quelque chose de drôle, guère perturbés par le regard assassin de Porfillo. Enfin, personne ne fit de remarques sur son pansement rouge de sang. La cabane se situait près d’un poteau électrique assez grossier qui depuis longtemps n’alimentait plus rien. Le générateur de la boutique tournait à plein régime, accolé aux toilettes et sa bonbonne d’eau. Porfillo poussa la porte du réduit en se bouchant les narines.

Il en ressortit quatre minutes plus tard, à peine soulagé. Cet endroit était juste bon pour les porcs. Il fuma une cigarette à l’ombre pour se calmer, commanda des bouteilles d’eau et un de leurs sandwiches minables, qu’il avala malgré tout. Ce putain de doigt arraché attisait sa haine… L’un des routiers portait un tee-shirt à l’effigie d’une marque de bière locale : il désigna à Porfillo la zone située un peu plus loin, en plein soleil.

— Hé ! Z’avez pas vu l’écriteau ?

« Zone fumeur », disait l’affichette, surplombant un cendrier rempli de mégots plantés dans le sable, au milieu du désert. L’ancien agent de la DINA lui renvoya comme un nid de serpents :

— T’as des choses à redire, toi ?

— Oh ! tempéra le routier. Je plaisante !

Pas lui.

Porfillo avait deux automatiques dans le coffre de la Fiat, un pistolet mitrailleur, leurs munitions, une matraque, des bombes lacrymogènes, un gilet pare-balles. Son kit de survie en terrain hostile.

Atacama — 4

Oiseaux couards mais perfides, les caranchos ne s’attaquaient qu’aux animaux nouveau-nés, aux blessés, aux faibles, aux malades — vaches, veaux, lamas, guanacos, des proies faciles, sur lesquelles le rapace s’acharnait avec une cruauté rare. En quelques secondes, les caranchos arrachaient les yeux ou s’attaquaient aux parties génitales, extirpaient les viscères pendant que les femelles mettaient bas, privilégiaient les chairs vulnérables quand l’animal s’y attendait le moins, des assauts effectués par surprise et toujours par-derrière : une terreur, à peine plus gros qu’un corbeau.

Elizardo Muñez en éprouvait une phobie guerrière. Les caranchos avaient massacré ses veaux, retrouvés agonisant dans leur sang, des trous dans les orbites et meuglant tout leur soûl ; ils s’en prenaient même à son âne. Des tueurs en série. Des oiseaux de malheur qui, avec le temps et la dégradation de sa santé, finissaient par le rendre fou. Elizardo les voyait partout, pas seulement dans le ciel quand ils profitaient des courants ascendants, la menace des caranchos occupait tout son espace mental. À quoi bon monter un élevage ? nourrir les rapaces ?! L’ancien mineur en avait la cervelle retournée, comme la mine de son père dont on apercevait encore les vestiges un peu plus bas, au pied du volcan.

L’ayllo de son enfance avait été déserté depuis longtemps, Elizardo restait seul avec son âne et les caranchos qui voulaient sa peau. À cinq mille mètres, un défi à la pesanteur. Heureusement l’Étranger était venu un jour. L’Atacamène avait oublié lequel mais, grâce à lui et ses promesses de dollars, sa vie de montagnard malade et isolé avait changé. Simple gage en attendant les papiers de la vente, l’Étranger lui avait offert une carabine flambant neuve et des boîtes de munitions pour éloigner ces maudits oiseaux. Une aubaine par les temps qui couraient. Depuis, Elizardo les guettait tous les jours, tapi à l’ombre de l’enclos où frissonnait son âne, l’œil acéré vers le ciel, prêt à faire feu… Non, il ne se contenterait pas d’éloigner les caranchos : Elizardo les tuerait. Il les tirerait tous, comme des putains de pigeons.

9

Le soleil flambait sur les montagnes, dégradé rose orangé dans l’air du crépuscule. Le rancho bordait la Vallée de la Lune, à une poignée de kilomètres de San Pedro, et Busquet n’avait jamais vu un spectacle pareil — toute cette caillasse…

Busquet avait grandi à La Serena, mille kilomètres plus bas dans le désert du Nord, une ville jetée dans la poussière où passaient les semi-remorques en déféquant leur gasoil. Busquet avait commencé sa carrière comme leader du Mafia Tuning Club, une boîte de nuit ambulante avec sono dans le coffre ouvert de sa voiture customisée : il partait avec les copains le week-end déambuler dans le centre en quête de chair fraîche et quelques castagnes, pour se faire la main. Le jeune homme avait été vite repéré par les flics locaux, qui lui avaient conseillé de déguerpir du secteur s’il ne voulait pas s’attirer des ennuis, ou de se faire embaucher dans une agence de gros bras — gardien de nuit, videur, agent de sécurité. Busquet avait fait les deux : quitter La Serena pour Valparaiso, où il avait été intégré dans l’équipe de Porfillo au port. Cinq ans plus tard, il se retrouvait chauffeur et garde du corps de Gustavo Schober, un des gros industriels de la région. Un bon job, qui lui faisait voir du pays. La preuve : il n’avait jamais vu la Vallée de la Lune quand le soleil se couche sur l’océan minéral. Ça le changeait des posters de bonnes femmes à poil.

Surveillant l’entrée du rancho, Busquet n’entendait pas les propos échangés à l’ombre de la terrasse, mais la tension était palpable entre le boss et le chef de la sécurité.

Porfillo venait d’arriver après vingt heures de route sans presque dormir. La fatigue et la douleur avaient creusé ses rides, relâché la peau de son cou sans atténuer la dureté de son regard. Son petit doigt arraché le tiraillait, les derniers événements le mettaient sur la sellette et Schober ne décolérait pas après le désastre dans la villa. Il avait dû envoyer Carver au chaud dans une clinique privée — grassement payé, le chirurgien n’avait pas posé de question sur l’origine de la blessure par balle —, baratiner la bonne de la villa pour qu’elle se tienne loin de ses chiffons, mais, si ses hommes avaient fait disparaître les corps de Durán et Delmonte, Andrea était toujours aux abonnés absents. Gustavo se faisait un sang d’encre : sa femme ne répondait pas au téléphone, ni n’appelait, sa voiture n’était plus dans le garage, aucune de ses amies ne l’avait vue et les deux détectives lancés à sa recherche brassaient du vide.

Porfillo venait au rapport. Lui aussi était nerveux.

— Le vieux qui nous est tombé dessus doit être de mèche avec Roz-Tagle, grogna-t-il sous le toit en paille de la terrasse. Un détective, ou un ex-flic qu’il a dû engager. Et cet enfoiré s’est mis à défourailler sans crier gare.

Gustavo oublia un moment sa femme.

— Toujours aucune idée d’où il sort ?

— Non, confessa Porfillo.

— Ah oui ? Et d’après toi, comment il m’a retrouvé ? Hein ? Comment ce type s’est pointé chez moi la bouche en fleur pour faire un carton ?

C’était plus une insinuation qu’une question. Porfillo ne répondit pas.

— Le Plan Condor, oui, poursuivit son patron en modérant sa fureur, dont tu as parlé à Roz-Tagle pendant l’interrogatoire chez le flic. C’est comme ça qu’il est remonté jusqu’à moi… Tu avais besoin d’ouvrir ta grande gueule ?!

— Roz-Tagle n’a pas prévenu la police, renvoya le fautif en guise de diversion.

— Mais il est sur notre piste, grâce à toi.

Les deux hommes se regardaient en chiens de faïence.

— On ferait peut-être mieux de se mettre au vert, avança Porfillo.

— Non… (Schober secoua la tête.) Non, il faut que je finalise l’affaire, c’est l’histoire de vingt-quatre heures. Je signe ces fichus papiers, après on verra comment récupérer Andrea.

— Personne ne t’a contacté à son sujet ?

— Un ravisseur, tu veux dire ? Non… Personne.

Porfillo continuait de trouver ça louche.

— Le tueur de la villa a parlé à Andrea avant la fusillade, dit-il. Si elle avait été kidnappée par ce type, ou pour le compte de Roz-Tagle, ils auraient déjà cherché à te contacter.

— Hum… On veut peut-être me laisser mariner, dit Schober, se servir d’Andrea comme moyen de chantage et faire monter les enchères.

Porfillo gratta ses verrues, peu convaincu. Il sentait le coup fourré. Andrea au fond n’avait jamais été qu’une petite pute.

— Il y a une chambre au premier, fit Schober pour marquer la fin de l’entrevue. Tu n’as qu’à t’installer là en attendant le médecin.

Porfillo acquiesça mollement, empoigna son bagage en tenant son doigt blessé contre sa poitrine et racla ses semelles sur les marches comme pour effacer ses empreintes.

Le vent du soir courait dans les feuillus qui ceinturaient le rancho. Gustavo regarda le ciel tomber sur la montagne. Les roches rosissaient au crépuscule et il ne savait plus quoi penser. Où était Andrea ? Pourquoi restait-elle silencieuse ? Qui était le tueur engagé par Roz-Tagle — et dans quel but ? Gustavo se sentit soudain seul, et le mauvais pressentiment ne le quittait pas, comme si tout ce qui arrivait était déjà écrit…

L’appel de la clinique privée le sortit de sa léthargie : l’estomac perforé, Carver n’avait pas supporté le choc postopératoire.

* * *

Stefano chassait les camions sur l’autoroute du Nord, les doublait dans un bruit de tonnerre.

La Panaméricaine qui remontait le couloir chilien s’arrêtait à La Serena : après quoi, un désert accidenté voyait les routiers prendre le pouvoir sur une route étroite, aux virages acrobatiques. Semi-remorques chargés de liquides hautement inflammables dépassant en pleine côte une file de camions cul à cul, convoi doublant dans les lacets de collines vertigineuses à grand renfort de klaxon, en aveugle, en vous frôlant à plus de cent, Stefano grognait des injures face aux embardées suicidaires de ces fous du volant. La fatigue commençait à se faire sentir. Il conduisait depuis des heures, happé par le défilé des bandes blanches, l’esprit en boucle entre deux flashes info à la radio. Toujours pas de nouvelles de la tuerie dans la villa. Porfillo et ses sbires avaient dû nettoyer la place : avec un agent de la DEA sur le carreau, eux non plus ne voulaient pas avoir affaire à la police. Ça ne disait pas si Schober resterait à San Pedro, si Manuela tiendrait sa langue comme elle le lui avait promis…

Elle et Stefano s’étaient séparés après une courte mais intense discussion dans sa voiture. Il lui avait dit ce qu’il savait sur les activités occultes de Schober, son implication dans les meurtres et son intention de le voir finir ses jours en prison. Elle n’avait émis aucun commentaire, se contentant d’opiner. Ils ne s’étaient pas étreints en se quittant, trop secoués sans doute par ce qu’ils venaient de vivre, mais le regard de Manuela le hantait toujours. Pourquoi lui avait-elle sauvé la vie ? Pour se racheter de ses fautes ? Parce que, comme lui, une infime parcelle de son cœur l’aimait encore ? Stefano était bouleversé, par elle, la mort perpétuée dans son sillage. Le monde qu’il s’était bricolé depuis son retour d’exil avait été pulvérisé. Il avait laissé Popper se faire lyncher par les gamins, abattu deux hommes, peut-être trois avec Carver, et il se sentait prêt à en tuer d’autres, qu’importe les conséquences…

Des animitas — « petites âmes » — ponctuaient les bas-côtés, cortège funèbre de sépultures baroques rappelant le prix humain payé à l’expansion d’un pays en perpétuel chantier. À chaque kilomètre ou presque se dressaient des croix blanches et des couronnes de fleurs pour célébrer le dieu du pneu, du gasoil. Stefano se concentra sur l’asphalte, d’interminables lignes droites tirées au cordeau sur un désert de rocaille et de cactus où s’extrayait la première richesse de la nation : les mines du Nord, l’or poussiéreux du Chili.

Il profita d’une station-service pour faire le plein d’essence et d’empanadas. Gabriela ne rappelait pas. Eux aussi devaient être en route. Stefano était resté évasif au téléphone après la fusillade. Il y avait des douilles de P38 un peu partout sur la scène de crime et il ne voulait pas les mouiller si on l’accusait. Il n’avait pas dit non plus ce que le couple Schober représentait pour lui. Gabriela s’apitoierait sur son destin d’homme floué quand lui avait un goût de sang dans la bouche. Ils étaient convenus de se retrouver à San Pedro d’Atacama, où Schober était parti pour affaires. Pour eux cela seul importait…

D’autres kilomètres se couchèrent sur l’asphalte, le laissant divaguer au fil de ses pensées. Manuela était partout, dans les nuages qui striaient le ciel, les tombes de bord de route, les traces d’accident. Stefano revoyait son visage au moment de se quitter, les larmes qui affleuraient à ses paupières sans dire leur nom et ce dernier regard fuyant dans la nuit de Valparaiso. Qu’en ferait-il ? Le paysage changea sans qu’il y prît garde. Quelques chevaux égarés dans des champs arides broutaient les maigres racines que le soleil épargnait ; d’un côté l’océan Pacifique, les crêtes éblouies des vagues partant en fumée d’embruns, de l’autre des kilomètres de cactus et de poussière. Il entrait dans le grand désert du Nord qui s’étendait jusqu’en Bolivie et au Pérou. Des nids d’arbustes s’accrochaient à la terre, asséchés par le soleil et le sel marin, autant de lagunes vides, domaine des oiseaux et du vent…

L’après-midi s’étirait comme un ruban incandescent. Stefano coupa par le littoral et Taltal, fit une nouvelle pause avant de rejoindre la funeste Ruta 5. Une route superbement monotone, où des larmes de fatigue se mêlaient à d’autres plus anciennes. Les camions par dizaines arpentaient le désert, fourmis guerrières dans une course au profit qui ne faisait pas de prisonniers : des bouts de pneus éclatés jonchaient la route à deux voies, des bouts de ferraille, de carcasses après les freinages d’urgence dont témoignaient les barrières défoncées. Toujours aucune nouvelle de la tuerie chez Schober à la radio… Stefano atteignit Antofagasta avant la nuit, un enfer de baraquements, de machines, de tubes, de cheminées crachant du sable, des camions toujours, lourdement chargés et soulevant des torrents d’air âcre.

Ses yeux le brûlaient. Il dépassa un fort en pneus façon Mad Max, puis le pénitencier austère qui marquait la fin de la zone industrielle ; tombant de fatigue, il loua une chambre à la sortie de la ville.

C’était un hôtel-dortoir pour mineurs conçu comme une prison, avec ses coursives et ses escaliers en fer, ses chambres minuscules et sa télé plantée face au lit simple comme ultime gage d’abrutissement. Le tenancier demanda deux mille pesos pour la nuit, qui devinrent bientôt cinq cents. Stefano avala les restes d’empanada froids et appela Gabriela. Elle et l’avocat avaient pris un vol pour Antofagasta via Santiago, loué une Mercedes à l’aéroport et ralliaient la petite station balnéaire de Mejillones pour la nuit. Stefano n’épilogua pas au téléphone : le bureau indigène de San Pedro n’ouvrant pas avant le lendemain, ils se donnèrent rendez-vous là-bas à neuf heures et se souhaitèrent bonne nuit.

Le lit de la chambrette était rudimentaire mais bienvenu après les kilomètres de poussière ; exténué, Stefano s’endormit aussitôt et ne rêva pas. Ni de Manuela, ni d’autre fantôme du passé, le P38 à portée de main, en guise de comité d’accueil.

* * *

Il y a des femmes qui, arrivées à l’hôtel après un long voyage, prennent un bain moussant et se passent de la crème sur le corps jusqu’à ce que leur peau de lait d’amande imprègne les sens alentour, d’autres une douche et s’habillent en vitesse ; Gabriela installa son matériel vidéo sur la tablette et, la batterie de sa GoPro mise à recharger, transféra les données de sa carte SD sur son ordinateur… Elle avait monté « la mort de Patricio » à Lota, la séquence dans la décharge alors que Stefano attendait les secours. Un mauvais moment qui, elle l’avait juré, ne serait pas vain : ses images étaient la mémoire vive de leur enquête.

On entendait l’eau ruisseler dans la salle de bains où Esteban se douchait. Gabriela lui avait caché la scène suicidaire tournée l’autre nuit sur la plage de Quintay, leur idée horrible de la filmer au milieu des vagues, cette folie inconsciente qui aurait dû la tuer : ce que la Mapuche avait vu lors du gllellipum lui faisait encore froid dans le dos. Le danger, avec lui, était aussi irréel.

Un vent tiède coulait par les stores ouverts. La vidéaste visionnait les derniers rushes quand Esteban sortit de la salle de bains, torse nu.

— Comment va ta main ? lui lança-t-elle.

— Pas pratique pour se doucher mais ça va…

Les plaies de son crâne en partie résorbées, l’avocat avait insisté auprès du docteur Romero pour se faire poser un plâtre en résine plutôt que de garder les attelles, sans quoi il ne pourrait enfiler son costume qui revenait du pressing. Le médecin l’avait prévenu qu’un simple plâtre ne réparerait pas ses doigts fracturés, qu’ils le feraient souffrir jusqu’à la fin de ses jours, mais il avait baissé pavillon devant son sourire d’ange crevé. Leur destin se jouait ailleurs, à l’autre bout du pays.

Trois cents kilomètres les séparaient encore de San Pedro, où ils avaient rendez-vous avec Stefano. Un couple de trentenaires tenait un lodge isolé sur la côte d’Antofagasta. Sous une paillote, des jeunes alanguis sur des canapés design fumaient des pétards à la lueur du crépuscule. Gabriela et Esteban avaient loué un des bungalows qui donnaient sur la mer avant d’éparpiller leurs affaires, pour la plupart achetées dans des boutiques d’aéroport. La décoration de la chambre était simple, les lumières indirectes, avec un grand lit et des murs en terre ocre. Le sweat débraillé de Gabriela avait glissé sur son épaule, dévoilant la bretelle noire de son soutien-gorge ; Esteban approcha de l’ordinateur où elle s’escrimait à assembler ses scènes. Le visage de Luis, encore vivant sur l’écran, lui fit un sale effet. C’était aussi un témoignage à charge contre les carabiniers et le trafic à La Victoria…

— Qu’est-ce que tu comptes faire de ces images ? demanda-t-il.

— Je t’ai dit, un témoignage de la mort d’Enrique, fit-elle sans quitter l’écran des yeux. Une sorte de documentaire live, qui remontera jusqu’à Schober et ses complices…

Il resta un moment silencieux devant l’ordinateur. Gabriela lui avait montré ses œuvres plus anciennes à Lota, ses ébauches, notamment une fiction expérimentale d’une dizaine de minutes stockée sur sa machine. L’histoire en elle-même était assez banale (un couple qui rate tous ses rendez-vous jusqu’à se retrouver par hasard chez une tierce personne), l’intérêt résidait dans le décalage de chaque scène, filmée avec les bruitages et les dialogues de la scène suivante en colonne sonore, créant un chaos synchronisé rigoureusement minuté. Le résultat était surprenant, drôle parfois, un peu dadaïste — les retrouvailles du couple se déroulant en plein générique de fin… Une fille douée, pour la vie comme le reste. Rien à voir avec lui.

Esteban ne comprenait toujours pas son comportement l’autre nuit sur la plage de Quintay. L’alcool n’excusait rien. Qu’il s’avilisse aux yeux de ses parents procédait d’un suicide social volontaire, calculé, mais cette fille ne lui avait rien fait. Mieux, elle l’avait arraché des griffes de ses tortionnaires pour qu’il se réfugie à Lota, prenant tous les risques… Gabriela croisa son regard triste par-dessus son épaule.

— À quoi tu penses ? demanda-t-elle.

— À ton film…

— Ah ?

— Ce serait un moyen de piéger Schober.

— Tu veux dire, en le filmant à son insu ? Oui… Encore faut-il pouvoir l’approcher : il doit être sur ses gardes après ce qui s’est passé dans sa villa.

— S’il est toujours à San Pedro, Schober sera bien obligé de me parler.

— Avant de te loger une balle dans la tête, conclut Gabriela. Lui ou un de ses hommes.

L’océan grondait par la fenêtre du bungalow. C’est elle maintenant qui le regardait d’un air bizarre.

— Il est hors de question que quiconque retouche à un de tes cheveux, Roz-Tagle, dit-elle dans ses yeux bleu pétrole. C’est compris ?

Esteban caressa le creux de sa clavicule.

— On verra avec Stefano, dit-il.

— C’est tout vu.

Il lui sourit du bout des lèvres, caressant la peau fine de son épaule. Comment imaginer que le même homme l’avait abandonnée l’autre nuit dans les flots déchaînés ? Gabriela ne voulait pas croire au danger qu’il représentait, à ses zones de perdition, elle l’aimait comme ça, tendre, énigmatique, créatif. Esteban dut lire dans ses pensées. Il glissa sa main sous son sweat et prit son sein au creux de sa paume. C’était doux, onctueux, si joliment féminin. Il fourra sa langue entre ses lèvres pour goûter sa salive — encore. Ils n’avaient pas fait l’amour depuis trois siècles. Gabriela répondit à son baiser comme si elle n’attendait que ça, caressa son torse perlé d’eau et gémit de plaisir quand sa main plongea dans sa petite culotte.

Il n’y avait plus de devenir machi, de morts, de mystères autour de Stefano, Schober, plus de film documentaire pour compromettre les tueurs, de signes à interpréter, de métempsycose. Gabriela attira Esteban vers le lit, prit son temps pour déboutonner son pantalon et le prit très lentement dans sa bouche. Il la prendrait bientôt tout entière, quand elle se donnerait sans compter les blessés et les morts qui rôdaient autour d’eux. En attendant elle effleura son gland par petites touches, puis l’avala jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un petit chat grimpé trop haut sur l’arbre, miaulant, là, entre ses lèvres.

* * *

Des camanchacas barraient l’horizon, ces nuages-spectres des Indiens disparus dont on disait qu’ils revenaient en bandes vaporeuses, au bon souvenir des winka…

Gabriela ne lâchait plus la main d’Esteban. Les rouleaux défilaient comme une traînée de poudre le long des dunes, sur des kilomètres. Elle frissonna dans la brise du soir. À l’autre bout de la baie, les petites lumières de Mejillones s’invitaient à la mort du crépuscule comme des lampions à la fête ; ils venaient de faire l’amour et la jeune Mapuche observait le spectacle de la nature avec un sentiment de déjà-vu… Quintay, le bord de mer où ils s’étaient réveillés parmi les pélicans, ce trou noir où ils étaient tombés comme d’une étoile, ce vide bouillonnant qui l’attirait, vertige horizontal : elle revoyait la scène vécue lors de sa transe, son combat pour remonter à la surface, jusqu’à l’apparition d’Esteban sous les nuages, si semblables aux spectres des camanchacas qui s’enfuyaient maintenant à l’horizon… Gabriela n’avait pas parlé de ce qu’elle avait traversé chez sa tante, ses visions fantastiques, terrifiantes, ces choses qu’elle avait vues pour la première fois de sa vie aussi distinctement. La machi n’avait rien dit au moment où elles s’étaient quittées mais elle avait senti son trouble, comme si un événement tragique surviendrait bientôt… Ana allait-elle mourir, lui cédant cette place dont elle ne voulait pas ? Y avait-il un lien entre ses dons de machi, « guerriers de l’invisible », et sa façon de filmer incognito ? Avait-elle une relation mystique avec l’âme d’Esteban ramenée d’entre les morts ?

Ils restèrent un moment silencieux devant la mer, hypnotisés par les roulements d’un Pacifique qui portait mal son nom. Le dernier rayon du soleil rasait les crêtes vif-argent des vagues qui allaient là, recrachant leur écume comme des baleines furieuses échouées sur le sable. Gabriela se lova dans les bras d’Esteban, comme le premier soir où ils s’étaient endormis ensemble. Amitié, poésie, tendresse, désir, peur, amour, elle éprouvait tout pour lui.

Les camanchacas avaient disparu à l’horizon, la nature s’était comme eux fondue dans le décor.

— Je voudrais rester là toute ma vie, dit-elle au milieu du fracas.

— Tu en aurais marre, Gab…

Mais il la serra un peu plus fort, comme si la meilleure part de lui-même pouvait lui échapper. Gabriela sentait le sexe, le parfum des fleurs cueillies plus tôt au fond de son ventre. Esteban la revoyait tout à l’heure sur le lit, les regards si étranges qu’elle lui adressait en tendant sa croupe pour qu’il jouisse en elle, des regards entre la surprise et l’effarement… Gabriela était le signe qu’il n’attendait plus, la rose dans son désert affectif, la Catalina de chair et d’os pour qui il achèverait son roman.

Sa rédemption.

10

Bouquet de verdure au milieu du désert, l’oasis de San Pedro d’Atacama était l’étape obligée pour visiter les splendeurs environnantes — geysers, lacs, salar, lagunes, réserves ornithologiques, volcans et formations rocheuses à plus de quatre mille mètres d’altitude. Si les bus et les tour-opérateurs s’y pressaient l’été, la saison était passée : hormis la petite place centrale où quelques touristes penchés sur leur carte buvaient un café, les rues de San Pedro étaient presque vides à l’heure où les premières boutiques ouvraient. La Mercedes arriva après une course de trois cents kilomètres, moteur fumant.

Parti à l’aube de sa chambre-cellule d’Antofagasta, Stefano attendait à la terrasse d’un bar près du marché couvert. Esteban repéra sa tignasse blanche à l’ombre, comprit au premier regard qu’il n’avait plus affaire au même homme. Des sutures dans les yeux, les traits tendus, presque durs, Stefano n’était plus le sexagénaire boiteux qui projetait des films dans un cinéma de quartier, il était l’ancien bras armé du MIR entraîné à réagir et tuer de sang-froid. Il n’avait donné aucune précision sur les morts semés sur sa route, ce qui s’était passé au juste dans la décharge et dans la villa de Schober, Esteban n’en demanderait pas : ce type était un vrai danger public.

— Ça fait plaisir de te voir, dit-il en l’abordant à la table où il finissait son petit déjeuner. La dernière fois, je te voyais double.

C’était juste après l’agression. Stefano se leva pour l’accueillir. L’avocat avait le crâne cabossé, la main droite prise dans la résine, le teint des convalescents et brûlait d’une fièvre qui n’était pas seulement due aux coups reçus. Gabriela suivait, tout sourire dans un jean délavé.

— Moi aussi je suis contente de te voir, tío, fit-elle en lui donnant l’abrazo.

Stefano prit l’étudiante dans ses bras — oui, c’était bon de la sentir vivante.

— Le bureau indigène n’ouvre pas avant dix heures, dit-il en désignant le bâtiment ocre de l’autre côté de la rue. Vous avez déjeuné ?

Un Atacamène peu disert tenait le bar-restaurant ; ils attendirent de recevoir la commande sur la terrasse pour évoquer l’affaire. Stefano ne savait pas le rôle exact de Carver, si d’autres agents de la DEA détournaient la cocaïne saisie pour le compte de Schober, mais la proximité d’un Américain n’avait pour lui rien de surprenant : la dérégulation imposée par les Chicago Boys de Pinochet avait servi de laboratoire à la mondialisation néolibérale de Reagan, bradant les richesses du pays aux entreprises privées et aux multinationales le plus souvent nord-américaines pendant que la CIA formait les agents chargés de mater les récalcitrants. Seuls les États-Unis n’avaient pas ouvert d’enquête concernant les crimes du Plan Condor, et Kissinger, la tête pensante de l’époque, avait toujours refusé de témoigner. La CIA avait fermé les yeux sur les assassinats extraterritoriaux, exploité les renseignements arrachés sous la torture : qu’un ancien criminel chilien comme Schober collabore avec un agent véreux d’une officine américaine et une multinationale d’extraction minière était dans l’ordre des choses.

— CIA, DEA, c’est plus ou moins le même combat, grommela Stefano.

Esteban se tourna vers Gabriela, qui avalait une tartine d’avocat aux épices.

— Il est toujours comme ça ? demanda-t-il après la diatribe de son ami gauchiste.

— Et encore, normalement il lit El Mercurio pour se mettre en train, dit-elle.

— Le journal de papa, ironisa-t-il.

Esteban croisa le regard de l’ancien miriste, un fossé où reposait un soldat mort.

— Schober est impliqué dans un trafic à grande échelle avec des complicités à tous les étages, asséna Stefano. Il n’aurait pas commis ces meurtres et pris tous ces risques s’il ne se savait pas protégé. Il y a une histoire de gros sous, de pouvoir et de corruption derrière tout ça. C’est l’essence même du capitalisme.

— Il nous faut des preuves pour attaquer Schober en justice, fit Esteban, pas une série de cadavres.

— Tu diras ça à Porfillo quand tu le verras.

Un minibus de touristes partait pour une excursion vers les geysers. Esteban se demanda si Stefano portait une arme sous sa veste. Il alluma une cigarette, perplexe.

— Ça n’explique pas le lien entre la cocaïne et l’achat de terres dans la région, dit-il. Jamais Edwards ne se serait fourvoyé dans une histoire de drogue. Il y a autre chose, forcément, un business avec Schober…

— Sa nouvelle société minière ? avança Stefano.

L’avocat jeta une poignée de billets sur la table.

— C’est ce qu’on va vite savoir…

Le bureau venait d’ouvrir de l’autre côté de la rue.

* * *

La Loi indigène de la Concertation avait modifié les textes en faveur des peuples autochtones mais, si le Chili avait signé les grands traités internationaux pour leur reconnaissance, les territoires atacamènes restaient peu ou prou livrés à eux-mêmes. La pression des entreprises minières sur les agents de l’État s’était soldée par l’insertion de ces mêmes entreprises dans les Aires de développement indigène ; pour faire bonne figure, on laissait les Indiens gérer l’entrée des parcs nationaux, les femmes vendaient leur artisanat dans les ruelles de San Pedro mais les hommes continuaient de déserter la région pour travailler dans les mines, chair à canon d’une guerre économique livrée par tous contre tous.

Esteban avait défendu plusieurs mineurs de San José, ensevelis pendant plus de deux mois sous sept cents mètres de terre. Les « 33 », comme on les appelait ici. Passé le cirque médiatique qui avait suivi leur miraculeux sauvetage, les mineurs, qui croyaient monnayer leur récit sans plus avoir à travailler, avaient dû déchanter : roulés par l’agence d’avocats américains qui gérait leurs droits, souffrant d’alcoolisme, de claustrophobie exacerbée, la plupart durent retourner à la mine, quand ils n’avaient pas sombré dans la dépression. Esteban avait harcelé les autorités compétentes pour réclamer des indemnités compensatoires mais, malgré les certificats médicaux, ce qu’il avait obtenu au final était dérisoire — ils étaient des héros, oui ou non ?

Ils traversèrent la rue poussiéreuse sans un regard pour les chiens endormis le long des trottoirs. Le bureau de gestion des terres et de l’irrigation de San Pedro était tenu par une femme atacamène aux traits fatigués. Simple secrétaire (son chef était parti ce matin pour Calama), Eugenia regarda le cuico qui venait d’entrer avec un mélange de défiance et de curiosité : une jeune Mapuche l’accompagnait, et un homme aux cheveux blancs vêtu d’une veste en daim marron clair. Esteban se présenta comme avocat enquêtant sur une nouvelle société d’extraction minière, Salar SA, propriété de Gustavo Schober, sans réussir à dérider l’employée.

L’association autochtone n’avait aucune personnalité juridique ni aucun rapport concerté avec l’administration qui la chapeautait : elle se contentait surtout de faire entrer les cotisations et d’organiser les « prises d’eau ». Interrogée sur le sujet, Eugenia expliqua la situation, critique. Les communautés paysannes se regroupaient dans des ayllos, oasis d’altitude où s’écoulait l’eau des Andes, mais la pénurie avait créé des quotas. En l’absence de régulateurs et de surveillance — les ingénieurs et les technocrates qui édictaient les lois vivaient loin d’ici —, certains chefs de village s’octroyaient des débits d’eau supérieurs aux règles établies, vendaient leurs terres ou leurs vieilles mines à des sociétés privées qui, elles-mêmes voraces en eau, asséchaient les terres des petits exploitants locaux.

— Les nappes phréatiques ont été tellement pompées qu’il n’y a pas eu de fleurs ce printemps dans le désert, déclara l’Atacamène.

Gabriela soupira, les problèmes autochtones étaient les mêmes partout.

— Salar SA fait partie de ces sociétés privées ? demanda Esteban.

L’employée acquiesça.

— Je pourrais jeter un œil aux documents dont vous disposez ?

— C’est que… je ne suis que la secrétaire du bureau, dit-elle. Il faudrait demander l’autorisation à mon chef.

— C’est l’affaire de quelques minutes.

— Peut-être, mais…

— Je ne travaille pas pour les sociétés privées, précisa l’avocat, je défends au contraire des petits paysans qu’on essaie de spolier.

Eugenia croisa le sourire amical de la jeune Mapuche. Après tout… Les roulettes de sa chaise étaient voilées mais l’ordinateur en état de marche ; la secrétaire consulta sa machine sans un mot, tira plusieurs feuillets de l’imprimante qu’elle tendit à l’avocat de Santiago. D’après le document, des parcelles de trois à dix hectares avaient été vendues récemment à Salar SA, les premières quatre mois plus tôt, la dernière la veille : nom du vendeur, un certain Juan Pedro Alvillar… La signature de Schober figurait sur les actes de vente, comme gérant de la société acquéreuse.

— M. Schober est venu hier signer ces papiers, ici même ?

— Oui… Les gens d’ici aiment savoir à qui ils ont affaire, répondit-elle. On fait plus confiance à une poignée de main qu’à un fondé de pouvoir.

— Hum… Vous savez si Schober est toujours en ville ?

— Sans doute, fit Eugenia. Mon patron est parti à Calama pour une histoire de papiers manquants.

— Quels papiers ?

— M. Schober doit acheter les terres d’un de nos administrés…

— Quand ?

La secrétaire du bureau indigène pianota sur son clavier d’ordinateur.

— Aujourd’hui, normalement, dit-elle en prenant l’écran plat à témoin. Enfin, dès que les papiers seront arrivés de Calama…

Esteban bascula par-dessus le comptoir pour visualiser l’écran informatique : une parcelle de douze hectares achetée par Salar SA dans la zone du salar de Tara. Nom du vendeur : Elizardo Muñez. Il croisa le regard irisé de Stefano : Schober aurait besoin de la signature du dénommé Muñez pour officialiser la vente.

Esteban déplia la carte de la région sur le comptoir.

— Vous pouvez localiser les terres acquises par la société de Schober ?

Eugenia dessina bientôt des cercles rouges sur la carte. Les parcelles en question se situaient dans les hauts plateaux, autour du salar de Tara, bijou minéral dont les terres étaient inconcessibles… Pourquoi Schober avait-il acheté les terres qui ceinturaient le site protégé ?

— Il y a des mines ou des gisements là-haut ?

— Pas à ma connaissance, répondit la secrétaire.

— Vous connaissez M. Muñez ?

— C’est un mineur à la retraite qui ne descend plus de sa montagne, expliqua Eugenia. Il n’y a plus grand monde là-haut…

— Pourquoi, le manque d’eau ?

— Non… Au contraire, il y a une nappe phréatique sous ses terres, une des rares qu’on trouve si haut… Non, ajouta l’Atacamène, le problème de Muñez, ce serait plutôt l’alcool. L’alcool et tous les produits chimiques qui lui ont déglingué la santé…

* * *

Une route goudronnée grimpait vers les hauts plateaux de l’Atacama, succession de collines d’herbes rases et touffues dont les couleurs douces tempéraient mal leur nervosité. D’après les indications d’Eugenia, Elizardo Muñez habitait un hameau au bout d’une piste, quelque part en bordure du salar… Gabriela conduisait la Mercedes, un œil sur Esteban qui somnolait à l’arrière, shooté par les antalgiques. Il ne s’était pas plaint une seule fois depuis leur départ de Lota. Ses doigts fracturés devaient pourtant lui faire mal, songeait-elle en surveillant le rétroviseur central… Stefano se tenait à ses côtés, l’esprit vagabondant par la vitre de la voiture. Il pensait toujours à Manuela, à ce qu’ils avaient vécu l’autre nuit dans la villa. Il avait d’abord été dur avec elle, lui reprochant des faits survenus à une époque où tout était différent. Qu’elle ait aimé sincèrement ou non l’officier de la DINA n’y changeait rien. En se mettant au vert sans prévenir Schober de leur traque, c’est lui aujourd’hui qu’elle trahissait. Payait-elle ses dettes envers son passé ou sauvait-elle sa peau, encore une fois ? Une pensée l’effleura, absurde : et si elle le faisait pour lui ?

Les montagnes crevaient les cieux quand ils quittèrent la portion d’asphalte. Un chemin caillouteux filait entre les gigantesques créations minérales. Ils croisèrent un troupeau d’alpagas en plein vent qui s’enfuirent à leur passage, traversèrent des vallons lumineux aux lacs endormis, dévalèrent des collines abruptes où gisaient des carcasses rouillées de camions, des bouts de pneus, de plastique… des détritus laissés par les humains. La Mercedes gravit quelques pitons, navigua entre les sculptures de roche qui jaillissaient de terre, beautés brutes esseulées au milieu du désert. La route grimpait encore. Eux mâchaient des feuilles de coca, silencieux devant le spectacle nu de la nature. L’horizon soudain s’élargit, vert et bleu à perte de vue. Ils ne croisèrent plus que de rares fermes, petits points perdus dans les herbes, des arbustes jaunes fouettés par le vent et des aigles souverains.

Quatre mille huit cents mètres d’altitude : l’air était si pur qu’il semblait redessiner les contours.

— On ne devrait plus être très loin, dit Stefano, penché sur la carte.

Les volcans surveillaient le vide, titans anthracite au calme apparent — l’un d’eux était toujours en activité. Gabriela ralentit bientôt, puis roula au pas sans cesser de scruter l’immensité vierge.

— Qu’est-ce qui se passe ? fit Stefano.

Ils étaient au milieu d’une ligne droite, pour ainsi dire seuls au monde.

— Là-bas, fit l’Indienne en désignant la plaine, il y a quelque chose…

Trois petits plots, alignés comme des soldats de plomb… Muñez habitait à quelques centaines de mètres, le hameau qu’on apercevait sur les contreforts du volcan.

— Allons jeter un œil, dit Esteban à l’arrière.

La Mercedes garée sur le bas-côté, ils foulèrent la steppe en direction des monticules. Dévalant les sommets des Andes, un vent glacé les cueillit à mi-chemin. Gabriela colla son sac à main sur sa poitrine pour se protéger du froid, Esteban marchait devant, les pans de sa veste malmenés par les bourrasques, Stefano fermait la marche. Ils arrivèrent gelés. Les trois monticules aperçus de loin étaient en fait des cylindres de canalisation fixés dans un socle de béton : trois puits, ou sondes de prospection d’eau souterraine, qui n’étaient pas l’œuvre d’un fermier.

Esteban inspecta les cylindres d’acier, chacun fermé par un gros cadenas. Il y avait une petite plaque scellée au métal : Salar SA.

La société de Schober.

La secrétaire atacamène parlait d’une nappe phréatique sous les terres de Muñez.

— Aucun puits n’était mentionné sur les cartes du bureau indigène, nota Stefano.

— Non… Mais les mines ont besoin d’eau, fit Esteban.

— Celles que compte exploiter Schober ? Tu crois que c’est pour ça qu’il achète les terres de Muñez, pour l’eau ?

— On dirait, puisque la mine de son père n’a jamais rien donné… Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas. Le salar de Tara est un site protégé : Schober va les creuser où, ses mines, si celle de Muñez et les autres terres achetées sont vides de minerais ?

Une détonation retentit alors dans la montagne. Un coup de feu, suivi d’un second, dont l’écho brouillait le vent. Ils se regardèrent, interloqués.

— Ça vient du hameau de Muñez, souffla Gabriela.

* * *

Une piste sèche grimpait au village de montagne. Les tirs avaient cessé mais personne n’était rassuré dans la voiture. Ils n’avaient qu’un vieux P38 et les détonations étaient celles d’un fusil. C’était l’avis de Stefano. Ils le croyaient sur parole. Gabriela ralentit à l’approche du hameau, gara la Mercedes le long de la piste.

Des ruelles poussiéreuses, la croix blanche d’une église inclinée comme une pipe de stand forain, des maisons en parpaings sans portes ni fenêtres tombant en ruine : l’ayllo semblait abandonné depuis des années. Ils claquèrent les portières, épiant les ombres derrière les éboulis. Il n’y avait aucune trace de véhicule, ni de présence humaine, juste une ville où les fantômes des mineurs tiraient à balles réelles… Stefano marchait devant, le Parabellum sous sa veste. Le froid était prégnant mais le vent moins violent à l’abri du volcan. Quelques baraques écroulées les menèrent à l’ancienne place du village, elle aussi désertée… Leurs regards se croisèrent — où était passé le tireur ? On n’entendait plus que le craquement du sel sur les parois de la montagne et la bise qui leur mordait le visage.

Une brève tornade souleva les scories de la rue, qui se dispersèrent en masses tourbillonnantes. Le braiment incongru d’un âne les tira de leur torpeur. Ça venait d’un peu plus haut. Ils gravirent la petite pente et découvrirent un enclos à l’angle d’un four à pain d’argile en partie détruit. L’âne en question avait grise mine, ses oreilles pelées comme des oranges, et le regard aussi doux que sa peine semblait longue. Une maison était accolée à l’enclos, un bâtiment en parpaings avec une porte close et une grange abritant une moto. Une vieille 125.

— Il est là, souffla Esteban.

Stefano saisit son arme. Gabriela caressait le museau de l’âne avant de les suivre, quand un vieillard édenté jaillit soudain de la maison, un fusil à la main.

— Vous venez pour les caranchos ? lança-t-il, l’arme braquée à hauteur de poitrine.

Ils ne firent plus un geste. La peau tannée par les intempéries, l’Atacamène les transperçait du regard.

— Vous venez pour les caranchos ? répéta-t-il en désignant le P38.

— Heu, non… (Esteban fit signe à Stefano de ne pas intervenir.) Non, c’est vous qu’on vient voir, monsieur… Vous êtes bien Elizardo Muñez ?

— Bah oui !

L’ancien mineur était vêtu d’un gros poncho de laine aux couleurs évanouies, d’une casquette NYC et d’une paire de bottes fourrées en caoutchouc.

— C’est pas pour les caranchos que vous êtes là ? répéta-t-il. Saloperies de bêtes ! Des nuisibles, des nuisibles de la pire espèce qui s’en prennent même à mon âne ! (Il s’exaltait tout seul.) Ah ! On a beau leur tirer dessus, ils reviennent toujours à la charge ! À croire qu’ils évitent les balles, les maudits salauds !

Six dents tenaient encore à sa mâchoire, dont deux valides, tandis qu’il faisait des moulinets avec sa carabine.

— Dites, fit Esteban, ça ne vous dérange pas de ranger votre fusil ? Vous allez blesser quelqu’un si ça continue.

— C’est pour les caranchos, radotait-il, ils sont partout !

Son haleine empestait le mauvais alcool et ses yeux roulaient, atomisés. Muñez baissa son arme sans même s’en rendre compte.

— Il n’y a plus personne dans le village ? demanda Esteban avec innocence. Vous vivez seul ici ?

— ‘sont partis ! fit l’autre d’un geste circulaire. Tous ! Il reste que moi !

À voir sa mine soudain joviale, la solitude ne semblait pas lui déplaire. Muñez dévisagea le cuico au costume noir poussiéreux sans s’étonner de sa main plâtrée, puis il prit un air suspicieux comme s’il venait de réaliser quelque chose.

— Si vous êtes pas là pour les caranchos, pourquoi vous êtes là alors ?

— Pour la vente de vos terres, monsieur Muñez, répondit Esteban. Elles sont à vendre, n’est-ce pas ?

— La mine de mon père ! Pardi qu’elle est à vendre ! Hé, ça vaut de l’argent !

— Un bon paquet même, monsieur Muñez.

— Pardi !

Esteban croisa le regard de Gabriela, qui filmait tout depuis son sac.

— Dites-moi, poursuivit l’avocat, il y a quoi dans cette mine ?

— Y a eu mon père, répondit-il au débotté, trente ans qu’il est resté là-dedans ! Ha ! Quand on l’a retrouvé, son squelette était rien que du sel !

Un bout du fils était visiblement resté dans la mine. Esteban surfa sur le chaos.

— Mais aujourd’hui il y a quoi, monsieur Muñez ?

— Rien, rien du tout ! Rien du tout parce qu’il n’y a jamais rien eu ! Ah, pour ça qu’il s’est crevé pour rien, le paternel !

— Mais vos terres sont quand même en vente, s’ingénia l’avocat.

— Tout ! certifia-t-il. Tout est à vendre !

Les bras noueux du vieil Indien moulinaient sous le poncho. Douze hectares, d’après l’acte consulté au bureau indigène.

— Mon père est tombé dans la mine, s’agita Muñez, pff ! On a remonté sa momie ! ‘pouvez en faire du caillou !

L’âne eut un braiment plaintif depuis l’enclos, qui n’arrangea pas la prestation de son maître. Cet homme était clairement fou.

— Vous savez qu’il y a de l’eau dans vos terres, monsieur Muñez ?

— Pour sûr !

On ne l’aurait pas cru, à voir sa tête azimutée.

— Elles s’étendent jusqu’où, vos terres ? tenta Esteban.

— Là-bas, là-bas !

Ses bras s’envoyaient paître au pied du volcan, vers les puits découverts tout à l’heure.

— Il y a eu des sondes pour évaluer les nappes phréatiques : ça ne figure sur aucun des documents que j’ai pu consulter. Vous êtes au courant ?

— J’ai ma réserve, rétorqua l’édenté.

Il désigna la citerne de l’autre côté de la cour. Un dialogue de sourds.

— Schober doit acheter vos terres aujourd’hui, non ? Personne ne vous a appelé pour convenir d’un rendez-vous ?

— Bah, si, le gars de San Pedro ! Bon Dieu, il faut que je descende à la ville ! réagit soudain Muñez comme sous le choc d’une révélation. Voilà que vous allez me mettre en retard ! Je serais déjà parti si ces sales bêtes avaient pas attaqué l’enclos !

Le vieil Indien tenait toujours sa carabine à la main, une Winchester flambant neuve. On ne pouvait pas dire la même chose de la moto qui prenait la poussière sous la grange.

— C’est Schober qui vous a offert ce fusil, dit Esteban.

— Pour tuer les caranchos ! Des démons, ces bêtes-là ! certifia l’ancien mineur.

— Sûr.

Esteban gambergeait devant l’enclos. Il pensait à Schober, qui attendait Muñez au bureau de San Pedro, au film de Gabriela et aux preuves qu’il leur manquait pour le confondre… Il se tourna vers Stefano, désigna la carabine du vieux cinglé.

— Tu saurais tirer avec ça ?

C’était un modèle récent, semi-automatique.

— Hum, fit l’intéressé dans un haussement d’épaules.

Esteban arracha la Winchester des mains de Muñez et la passa à Stefano qui, sourd aux protestations de son propriétaire, l’évalua rapidement : mire, magasin, queue de détente, la carabine semblait en parfait état.

— Je n’ai jamais essayé, mais oui, dit-il.

— Précisément ?

— Ça dépend de la distance… Pourquoi ?

* * *

Elizardo Muñez n’avait pas fait d’histoires pour vendre ses terres. La mine l’avait avalé cru et recraché à moitié fou, le cerveau brûlé par le soleil du désert et les émanations chimiques. L’Atacamène vivait seul dans un ayllo perdu qui n’avait qu’une richesse : son eau.

Comme les autres paysans de la région, Muñez avait tenu à signer les papiers avec l’acheteur en direct. Gustavo Schober venait d’avoir Vitorio au téléphone, le responsable du bureau de gestion des terres de San Pedro parti le matin régler les problèmes de papiers à Calama, la ville administrative de la région. Vitorio avait récupéré les fameux tampons manquants et leur avait donné rendez-vous dans l’après-midi, le temps pour le vieux cinglé de descendre de son nid d’aigle.

Schober attendait le coup de fil du bureau indigène, anxieux, pressé. Le rancho loué pour l’occasion était à dix minutes de voiture, il réglerait vite l’affaire et pourrait enfin rentrer à Valparaiso. Gustavo appréhendait de retrouver la villa. Andrea ne donnait pas de nouvelles, elle n’était pas rentrée et les détectives n’avaient toujours aucune piste. Il se tramait quelque chose, et il commençait à croire que ce diable de Porfillo avait raison : il aurait déjà reçu une demande de rançon si Andrea avait été enlevée. Sinon pourquoi le laisser dans l’expectative ?

Non loin de là, son complice grattait les verrues épaisses de ses phalanges, visiblement contrarié. Gustavo lui avait demandé une fois pourquoi il ne se les faisait pas enlever, et il avait récolté une fin de non-recevoir : c’était ses verrues… Drôle de type. Ils n’étaient pas amis. Les amis ont le même humour, et Porfillo était un rustre. Efficace, mais brutal. Il errait comme un ours de la terrasse à sa chambre climatisée, aveugle au spectacle des roches embrasées. Un médecin était venu soigner son doigt arraché et la douleur le rendait teigneux. Il grommelait contre Muñez, les retards administratifs, la chaleur, les lézards qui s’aventuraient sous ses pas, le gros pansement à sa main droite et le feu lancinant qui en émanait.

Moins nerveux, Busquet surveillait l’entrée du rancho depuis son pliant, le chemin de terre et les bosquets de l’oasis, un soda à la main. Ils jouaient aux cartes de temps en temps tous les deux, rien de plus. Pas la même génération : Busquet ne pensait qu’aux bagnoles, aux filles customisées qui allaient avec. Un bon chauffeur, on ne pouvait pas lui enlever ça. Mais l’arme à la main, même avec l’auriculaire réduit de moitié, Porfillo le rectifierait en moins de deux…

« La chevauchée des Walkyries » résonna alors sous les arcades de la terrasse où le boss se morfondait. Sa ligne domestique. Gustavo décrocha en voyant le numéro de Muñez — il devait être arrivé au bureau de San Pedro…

— Monsieur Schober ?

— Qui est à l’appareil ? se renfrogna-t-il.

Ce n’était pas la voix du vieux fou.

— Esteban Roz-Tagle, l’associé d’Edwards.

Gustavo mit le haut-parleur et adressa un signe à Porfillo qui, alerté par l’expression de son visage, approcha.

— Qu’est-ce que vous voulez ? dit-il bientôt.

— Vous proposer un marché…

— Quoi ? Quel marché ?

— Muñez est avec moi, annonça l’avocat. Je vous le rends, lui et ses terres, contre la réponse à quelques questions et une requête… Appelons ça un arrangement compensatoire pour les victimes de La Victoria.

Gustavo pâlit à l’ombre de la terrasse. Roz-Tagle le suivait à la trace.

— De quoi parlez-vous ? dit-il, décontenancé.

— Des terres que vous convoitez près du salar et du cinglé qui les possède. Muñez ne signera aucun acte de vente avant que nous ayons une petite discussion tous les deux. La police n’est au courant de rien pour le moment mais cela pourrait ne pas durer.

Un blanc passa dans les ondes. Il croisa le regard suspicieux de Porfillo.

— Je n’ai pas confiance, maugréa Gustavo.

— Moi non plus je n’ai pas confiance en vous, Schober, pas une seconde. Mais nous avons encore un moyen de régler cette affaire entre nous. C’est ça ou je balance tout à un juge… Retrouvons-nous à sept heures au salar de Tara, enchaîna-t-il d’une voix ferme. Muñez sera là. Il y a environ trois heures de route depuis San Pedro : en partant maintenant, vous devriez y être bien avant la nuit.

Gustavo regarda sa montre. Le délai était trop court pour mettre un plan B en marche.

— Si c’est un coup fourré…

— Sept heures au salar de Tara, dit-il avant de raccrocher.

11

— Tu n’as pas plus risqué comme plan ?

— C’est le meilleur, fit Esteban.

— Se jeter dans la gueule du loup, grognait Stefano, tu appelles ça un plan.

— Schober ne se rendra pas compte que je le filme, assura Gabriela. J’ai l’habitude de le faire. Son témoignage vidéo fournira les preuves qu’il manque pour envoyer ces salopards en prison.

Ils échangeaient des regards de connivence. L’avocat comptait attirer Schober au lieu de rendez-vous, l’interroger et le pousser aux aveux pendant que Gabriela filmait la scène depuis son sac. Stefano, caché près de là avec la carabine, se chargerait de tenir en respect les hommes de Schober s’ils devenaient nerveux. Il serait leur unique protection.

— Sauf que tout repose sur moi, objecta Stefano.

— C’est toi le héros de l’histoire, dit Esteban en guise de réponse. Sans tes coups de force, on serait encore à chercher Schober sur Internet.

— Il a raison, renchérit la vidéaste.

Stefano secoua la tête. Deux inconscients. Adossé à l’enclos où somnolait son âne, Muñez recomptait ses doigts à défaut de son argent.

— S’ils n’obtempèrent pas, reprit Stefano, ou si je rate mes cibles ? Il y a trop de facteurs aléatoires.

— C’est un risque à prendre… Et puis j’aurai ton P38, dit Esteban.

— Tu as vu l’état de ta main ? Tu n’es même pas capable de le tenir.

— Je suis gaucher, déclara l’avocat.

— Ah oui… Et dis-moi, jeune homme, fit Stefano en le regardant dans les yeux, tu as déjà tiré sur un être humain ?

Esteban haussa les épaules.

— Ce qui compte, c’est d’être capable de le faire, non ? Et puis si tout se passe comme prévu, je n’en aurai pas besoin.

Les deux hommes se sondèrent.

— Je t’aime bien pour un cuico, dit Stefano, mais Gabriela aussi risque de se faire tuer.

— C’est vrai, Gab, concéda Esteban en se tournant vers l’intéressée.

— Va te faire foutre, Roz-Tagle, je viens avec toi… Je viens filmer.

Son air buté rappelait soudain son âge. Stefano ronchonnait toujours. Que l’avocat joue sa vie à la roulette le regardait, mais il entraînait Gabriela dans son opération-suicide. Il ne pouvait pas comprendre la perte qu’il lui causerait ; il n’y a que les aristocrates à se moquer de l’avenir.

— Ne t’en fais pas pour nous, tío, abrégea-t-elle, une fois les aveux de Schober en boîte, on lui livre Muñez et ils repartent à San Pedro pour signer les papiers. Au moindre signe de danger, tu interviens.

Ils étaient convenus d’un code — un bras levé — mais Stefano continuait à ne pas aimer ce plan…


Seule une piste en cul-de-sac permettait d’accéder au salar. Schober chercherait à baliser le terrain mais en se positionnant derrière les flamants roses, de l’autre côté de la rive, Stefano avait une chance de passer inaperçu aux yeux des tueurs. Venant de San Pedro, il leur faudrait au moins trois heures pour rejoindre le lieu de rendez-vous. Ils avaient profité du battement pour parcourir les trois kilomètres, roulant au pas pour ménager l’âne qui clopinait à la suite de la Mercedes.

Il était maintenant plus de six heures au tableau de bord et le vent secouait l’habitacle. Dans l’attente, plus personne ne parlait. Ils s’étaient tout dit, répété dix fois le plan pour piéger Schober, dans les détails, mais la peur grimpait à mesure que trottait l’horloge. La tête collée à la vitre arrière, Muñez scrutait le ciel comme si les caranchos allaient plonger sur eux façon Messerschmitt. Stefano gambergeait à ses côtés, la carabine calée entre les jambes. Il avait repéré le lac tout à l’heure mais il serait loin des cibles et son temps de réaction limité en cas de coup dur… Esteban fumait à l’avant, la vitre entrouverte. Il écrasa sa cigarette. Six heures vingt au tableau de bord.

— J’ai faim, se plaignit Elizardo.

— Mâche ta coca, le rembarra Gabriela.

— Et ma Winchester ?

— La ferme, on t’a dit.

Dehors le vent emportait tout. Les minutes duraient des heures dans l’air confiné de la voiture. Schober ne devrait plus être très loin maintenant. Stefano appréhendait l’idée de se séparer ; Gabriela serait seule avec Esteban et, même armé du pistolet, il ne ferait pas le poids face à un tueur aguerri comme Porfillo…

— Ça va être l’heure, annonça l’avocat.

Trop tard pour tergiverser. Stefano boutonna sa veste, empoigna la Winchester et jeta un dernier regard à Esteban.

— Tu me la ramènes vivante, hein…

— Compte sur moi.

Gabriela tentait de lui sourire mais Stefano sentit l’angoisse qui montait au moment de se quitter. Du doigt, il caressa sa joue.

— Fais attention à toi, petite.

— Promis, tío.

Il poussa la portière de la Mercedes, le cœur lourd.

— Allons-y, lança-t-il à Muñez.

D’une blancheur aveuglante, le salar de Tara s’étendait jusqu’aux montagnes boliviennes ; Stefano détacha l’âne qui grelottait près du pare-chocs, fit signe à l’ancien mineur de monter sur son dos.

— On va où ? demanda Muñez, qui semblait avoir tout oublié.

— Faire une balade.

À près de cinq mille mètres, le manque d’oxygène accélérait la déshydratation, interdisant tout effort prolongé : Stefano cala une nouvelle feuille de coca contre ses gencives, remonta le col de sa veste pour se protéger du vent gelé et, tirant l’âne par la bride, se dirigea vers le massif anthracite du volcan. La voix de l’Atacamène se perdait dans les rafales — une histoire de dollars sans queue ni tête où passait le fantôme de son père enseveli. L’âne avançait sans rechigner sur le chemin caillouteux ; ils grimpèrent à flanc de montagne, slalomant entre les sculptures rocheuses et les éboulis. Enfin, après vingt minutes de marche hiératique, ils atteignirent le piton rocheux repéré un peu plus tôt.

Stefano reprit son souffle après l’ascension. Plus bas dans la lagune, des centaines de flamants picoraient avec ferveur l’eau turquoise du lac, spectacle grandiose dans le soleil déclinant. Muñez se tenait perché sur son fidèle compagnon, impassible.

— Tu restes là jusqu’à ce qu’on te fasse signe de descendre, lui rappela Stefano, OK ? Si tu fais ce qu’on te dit, tu auras ton argent.

— Les dollars !

— C’est ça.

Le vieil Indien sourit sous son poncho de laine. Difficile de deviner ce qui filtrait encore dans ses circuits brouillés. Enfin, la carabine à la main et les poches alourdies de cartouches, Stefano dévala la pente qui menait au salar. La coca réduisant sa bouche à un bain d’amertume, il rejoignit la terre ferme et avança contre le vent.

Occupés à leur tâche, les échassiers ne bronchèrent pas à son approche. Stefano repéra la Mercedes de l’autre côté du lac, composa le numéro d’Esteban. Ils firent un test d’écoute, concluant : malgré un bruit de fond constant dû au vent, il entendait correctement la voix de l’avocat… Stefano évalua ses chances de faire mouche en cas de complications. Deux cents mètres : sans lunette de visée et avec ce vent, il avait une chance sur deux de rater sa cible. Sans compter les oiseaux qui lui bouchaient la vue.

Il se déplaça à pas comptés pour ne pas les effrayer, trouva une position de tir adéquate. La visibilité était meilleure, l’angle assez large pour une protection maximale. Il s’allongea sur le sol craquelé, la carabine à portée de main, et attendit… Le temps passa, anxiogène. Elizardo Muñez n’avait pas bougé du piton, trois cents mètres plus haut. Non, Stefano n’aimait pas ce plan… Un bruit de moteur se fit alors entendre au loin. Il aperçut la poussière soulevée par un véhicule, nuage rapide dans les rafales, et se tapit un peu plus contre le sol.

Le 4 × 4 stoppa au sommet de la butte qui dominait le salar. Deux minutes passèrent, interminables… Stefano ravala sa salive à la coca : il tenait la vie de Gabriela entre ses mains.

* * *

Un couple de caranchos tournoyait au-dessus de la lagune. Hormis cette tache sombre et mouvante, le ciel était d’un bleu limpide sur le salar. Esteban et Gabriela attendaient à l’abri de la Mercedes. Le vent violent des hauts plateaux ramenait l’écume de sel vers la rive, soulevant les vaguelettes du lac turquoise où s’affairaient les flamants. Nulle âme humaine à des kilomètres à la ronde. Stefano était pourtant quelque part, de l’autre côté du rivage…

Esteban fumait par la vitre entrouverte, ressassant les équations mortelles dans sa tête martelée. Une boule lui nouait le ventre. Contrecoup de la mort d’Edwards. Imminence du danger. Émoi. La fin de l’histoire. De vieux sentiments remontaient de ses entrailles, comme si tout se jouerait là, bientôt, des sentiments anciens où Gabriela n’avait pas de place. Les derniers rayons du soleil glissaient le long des crêtes. Le vent secouait l’habitacle de la Mercedes comme s’il voulait entrer. Esteban se taisait, le visage sombre derrière ses lunettes. Gabriela non plus n’était pas tranquille. Elle devrait approcher de Schober pour avoir une chance de capter ses paroles : ils avaient fait un test sonore tout à l’heure mais les tueurs se méfieraient. Certes, ils étaient convenus d’un signal visuel avec Stefano en cas de problème (un bras dressé et il ferait feu en guise de sommation), mais s’ils avaient décidé de les liquider, sans autre forme de procès ?

On apercevait Muñez et son âne au sommet d’un piton rocheux, presque invisible dans la masse grise du volcan. Ils lui avaient promis les dollars de Schober, un rancho à San Pedro où ses vaches ne craindraient plus les attaques des rapaces, un raccourci du bonheur qui avait fait son chemin dans son cerveau calciné… Bientôt sept heures au cadran du tableau de bord. Esteban vérifia pour la dixième fois le chargeur du P38, la balle logée dans la chambre, avec des envies de meurtre.

Il pensait toujours à Edwards torturé dans le ventre de sa mère, à la fausse couche à laquelle elle avait échappé dans les sous-sols du stade de Santiago quand ses geôliers avaient été privés de viol, à l’appel à la barbarie du blason national — « Par la raison ou par la force ». Il pensait à ce médecin fils de bourgeois, Salvador Allende, qui, ramassant les cadavres d’enfants dans les rues, avait effectué plus de mille cinq cents autopsies des victimes de la pauvreté, cette époque où le Chili faisait partie du tiers-monde malgré ses richesses, avec des taux de mortalité infantile effarants — malnutrition, maladies, mauvais traitements, carences irrémédiables, parents décédés ou livrés à eux-mêmes, un enfant pauvre sur quatre n’atteignait pas ses dix-huit ans —, ce médecin devenu politicien pour que les enfants cessent de mourir dans son pays, Allende bâtissant le premier Parti socialiste sans argent, battant campagne avec la seule aide de la population, les cheminots, les ouvriers, les artistes, quarante ans de lutte désespérante avant d’enfin accéder au pouvoir, Allende qui, sachant que les carences alimentaires altéraient à jamais le cerveau des enfants, avait comme première mesure gouvernementale fourni du lait aux plus petits quand ils arrivaient à l’école, pour qu’ils aient au moins une chance de grandir, mais c’était déjà trop pour les cuicos du genre Roz-Tagle, la CIA, Nixon, qui avait vociféré auprès de son ambassadeur : « Il faut buter ce fils de pute ! »

Esteban pensait à son enfance, à sa famille, à son père et son grand-père, son arrière-grand-père et ceux qui avaient précédé dans la céleste lignée, ces gens cultivés et respectables qui lui avaient menti toute sa vie, jusque dans sa généalogie intime, sa famille, ses amis, ses professeurs — mensonges ! mensonges ! Il repensait à son enfance à Las Condes, La Reina, avec ses espaces verts, ses universités high-tech et ses clubs de sport, une vie parallèle où les gens comme lui bénéficiaient du tout-à-l’égout quand, les eaux torrentielles de l’hiver dévalant les Andes en charriant tout sur leur passage, les canalisations des plus déshérités débordaient de merde faute de raccordements dignes de ce nom — la cuvette de Santiago, la bien nommée, où fermentait le peuple, la populace qui n’aurait jamais aucune part du gâteau.

L’esthète avait brillé à l’université sans se soucier de qui pouvait y accéder, on avait tracé son chemin sans dire qu’on avait effacé celui des autres, et lui avait tout gobé. La menace communiste ? L’URSS et les pays de l’Est avaient fermé leurs ambassades pendant que les « camarades » se faisaient massacrer par la clique de Pinochet. La probité du vieux Général ? Possédant une simple voiture le jour du coup d’État, il avait vécu dans un bunker doré, détournant des millions de dollars sans jamais répondre d’aucun de ses crimes, du sang jusque sur les dents.

Esteban en vomissait des vipères.

Son père, l’irrésistible Adriano Roz-Tagle, n’avait pas collaboré avec la dictature, il s’était contenté de s’enrichir en récupérant les services publics bradés au privé, il avait accaparé les moyens de communication en attendant l’heure où il faudrait faire avaler la pilule d’une transition en douceur à la population et sauver la face d’un État de délinquants. Dans ce grand écran de fumée, Esteban avait eu une star pour mère, ce miroir aux alouettes où la pauvre croyait voler, rien que du piteux, du rêve cosmétique dont la nostalgie, c’était peut-être le pire, la faisait boire, boire pour oublier qu’elle n’était plus qu’une alcoolique accrochée au strapontin d’une dernière séance commencée sans elle. Dans sa chair, ses cellules, son sang, Esteban s’était senti infiniment trahi : ses parents, sa famille, les livres d’école, la société entière et les gens qui la constituaient lui avaient menti en Cinémascope, comme quelqu’un apprenant adulte qu’on l’a adopté, un séisme silencieux. Son propre passé était devenu illégitime, l’argent qui lui revenait illégitime, les femmes qui lui tombaient crues dans les bras illégitimes, ses amours même avaient été illégitimes, de simples accointances de classe, tout était faux, gâché, pourri, comme s’il avait vécu jusque-là l’existence d’un autre, d’un imposteur. En partageant le cabinet d’avocats avec Edwards, en culbutant les petites princesses de son rang sans en aimer aucune, en respirant l’air de l’appartement payé avec l’argent de ses parents, Esteban n’avait jamais vécu qu’en imposteur. Même écrivain, il serait un imposteur. Un Roz-Tagle. La distance qui le séparait des gens ordinaires avait été intégrée dans le corps social du pays, celui d’un malade : lui s’était désintégré du corps social.

Il avait explosé en vol.

Tout était à vendre au Chili. Même la Villa Grimaldi avait été bradée à un militaire à la fin de la dictature, avant de devenir un lieu de mémoire sous la pression des associations de victimes. C’est là qu’Esteban avait reçu le coup de grâce.

La Villa Grimaldi se situait dans le quartier de La Reina, où ses parents avaient acheté leur manoir. Esteban visitait ce parc enfin paisible où, au gré des témoignages, on pouvait croiser les visages des torturés, des disparus, ces photos noir et blanc aux silences douloureux — infiniment douloureux…

Dans le jardin de la Villa Grimaldi, chaque rose portait le nom d’une femme assassinée. Un tendre hommage pour celles qui avaient connu l’enfer. Esteban était tombé devant l’une de ces victimes, Catalina Ester Gallardo Moreno… Pourquoi ce jour-là ? Pourquoi elle ? Son sourire d’une modernité folle, ses cheveux à la garçonne, son air pétillant et gai, sa jeunesse jurée à la face du monde, toute cette beauté qu’on avait mordue au visage pour lui apprendre à vivre, aujourd’hui réduite à une étiquette dans un parterre de fleurs ensoleillé : cette vision l’avait foudroyé.

Esteban était tombé amoureux d’une fleur, une rose rouge du nom de Catalina, par aversion pour les siens : un choc dont il ne s’était pas relevé.

Les lits électrifiés où on attachait les gens comme elle, les électrodes dans le vagin et le rectum qui les convulsaient de douleur, leurs hurlements de terreur sous les yeux de leurs frères ou maris qu’on forçait à regarder, les baignoires où on les étouffait, les viols, les viols collectifs, les viols par des bergers allemands, ceux qu’on jetait des hélicoptères attachés à des rails de chemin de fer pour éviter qu’ils ne remontent à la surface, le cadavre d’un enfant retrouvé trente ans plus tard avec douze balles dans le corps, les sévices qu’il fallait « interpréter dans le contexte », tous ces mensonges avalés maelstrom, tourbillon, pourriture, Allende autopsiant les enfants le cœur brisé, le même acculé au suicide dans la Moneda en flammes, Víctor Jara supplicié, quarante ans et autant d’impacts de balles dans la peau, un massacre riant pour des bourreaux qui savaient à peine lire, Catalina la petite pute rouge qui avant de devenir une rose en avait pris pour son grade : les larmes qui avaient coulé ce jour-là à la Villa Grimaldi coulaient toujours.

Víctor Jara aux mains cassées, Catalina, les héros de ses livres étaient des morts.

Gabriela sur le siège oublia les rares nuages dans le ciel tombant : Esteban lui tendait une feuille de papier pliée qu’il venait de sortir de sa poche.

— J’ai écrit ça pour toi, dit-il.

— C’est quoi ?

Sa main tremblait un peu.

— La fin de l’histoire.

Gabriela déplia la feuille, suspicieuse. Elle découvrit un texte manuscrit, une sorte de poème en prose, reconnut la petite chanson de Catalina à son Colosse qui manquait encore à son Infini cassé… Elle acheva la lecture et redressa la tête.

— Ça veut dire quoi ?

— Que l’histoire finit mal, Gab.

Elle s’ébroua sur le siège de la Mercedes — c’était bien le moment d’avoir cette discussion.

— Celle de ton livre, dit-elle, pas la nôtre.

— C’est pareil, non ?

Esteban la regardait comme s’il pouvait trouver dans l’éclat de ses yeux noirs la réponse qui le sauverait, mais la nuit était tombée du mauvais côté des astres.

— Il faut que je te dise quelque chose, enchaîna-t-il. Au sujet de cette foutue nuit à Quintay… Je me suis souvenu de ce qui s’est passé en sortant du coma : je t’ai filmée, Gab, avec ta caméra. J’ai filmé ta noyade… Et si tu t’en es sortie, ce n’est pas grâce à moi. Moi je t’ai abandonnée au milieu des vagues, comme un lâche. Le dernier des lâches que j’ai toujours été…

La Mapuche ravala sa salive. Ainsi lui aussi avait « vu » cette scène.

— Je ne suis pas à la hauteur, dit-il. De ton amour, de ta magie… Regarde-moi, fit-il en prenant sa main brisée à témoin, je suis tout juste bon pour la casse. Alors que toi…

Gabriela serra les dents : l’homme qu’elle aimait avait des serpents dans la tête. Une force maléfique testait son pouvoir de machi, ou quelque génie malin, mais elle n’avait pas ramené son âme d’entre les morts pour qu’il lui claque comme une bulle de savon entre les mains.

— Écoute bien ce que je vais te dire, Roz-Tagle… J’ai grandi avec le feu et le vent, ils me parlent. Si tu as perdu l’esprit des pierres et des morts, pas moi. Je peux relier le passé au présent, entendre la voix de la Terre et calmer les volcans pour tes beaux yeux, je peux même courir après tes avatars et te les ramener indemnes, sur n’importe quelle plage où tu auras été assez cinglé pour m’emmener… Ça te paraît valable comme suite à notre histoire ? Je peux aussi t’en inventer une autre, lâcha-t-elle, une histoire plus meurtrière ; je pourrais par exemple te dire que j’aime les femmes parce qu’un homme à la peau vérolée m’a coincée un jour sur le chemin de l’école, un type laid à vomir qui jurait de trancher la gorge de ma sœur si je parlais. Et celle de l’école religieuse où on enfermait les sauvages comme moi pour nous apprendre à vivre, tu la connais ? Et l’histoire de la petite machi qui soigne l’âme de son amant en se noyant sous ses yeux, tu veux l’entendre par la voix de qui ? Pour toi, je suis capable d’inventer n’importe quoi, jusqu’à un avenir dont tu ne soupçonnes même pas l’existence ! Ce qui s’est passé cette nuit-là sur la plage fait partie d’une autre histoire, la nôtre ne fait que commencer, OK ?!

Gabriela cherchait des mots d’amour, les mots qui sauvent, mais un 4 × 4 dévalait la colline.

Schober.

12

Moins quinze degrés la nuit, deux ou trois le jour, et des vents hostiles qui fouettaient les herbes rases : ils ne se rendirent pas compte tout de suite qu’ils étaient si haut dans la chaîne montagneuse. La route qui menait au salar de Tara n’était pas particulièrement abrupte, c’est au col seulement qu’une pancarte indiquait l’altitude, près de cinq mille mètres, et la route grimpait encore.

Busquet conduisait le Land Rover. Près de lui, Gustavo Schober avait les yeux rivés sur les monts déchiquetés des Andes, ruminant son ressentiment comme des perles acides. Il avait toujours maîtrisé, organisé, planifié, brillamment exécuté : aujourd’hui Roz-Tagle le traquait et il avait un coup d’avance. Comment avait-il remonté sa piste ? Porfillo se taisait à l’arrière du 4 × 4, le doigt douloureux malgré les médicaments, mais il n’en pensait pas moins : la petite pute du MIR n’avait jamais été qu’une girouette opportuniste vendue au plus offrant. L’amour aveuglait Gustavo, c’est avec son cul qu’elle s’était sauvée, rien d’autre. Porfillo était sûr qu’elle avait vendu la mèche au tireur dans la villa — l’achat de terres à San Pedro, son silence après la fusillade pour laisser le temps à Roz-Tagle de débusquer Muñez…

Busquet donnait des coups de volant pour éviter les obstacles. Ils avaient croisé un minibus de touristes qui rentrait d’excursion sur la partie goudronnée une demi-heure plus tôt, avant de bifurquer sur la piste menant au salar. Depuis, plus rien que de la caillasse et du vent. Trois heures de route les séparaient de San Pedro, où Schober avait suspendu le rendez-vous au bureau indigène. Ils longèrent des statues de roche, d’improbables monticules géants défiant la pesanteur, et un troupeau de vigognes craintives à flanc de colline que Busquet chassa à coups de klaxon sous les encouragements de Porfillo. Marrant de les voir courir vers les crêtes comme si elles avaient le diable aux fesses — vigogne, lama ou guanaco, ils ne voyaient pas la différence.

Les camions en route pour la frontière empruntant l’itinéraire asphalté, il n’y avait plus que des trafiquants de 4 × 4 à traîner dans les environs, venus de Bolivie ou d’Argentine. Ils traversèrent des paysages lunaires, des aiguilles de sel et de roche volcanique figées dans l’éternité, des figures qui semblaient venir d’une autre planète. Gustavo se concentra sur le rendez-vous avec Roz-Tagle, sa proposition d’un « arrangement compensatoire ». Que voulait-il, de l’argent ? Une forte somme contre la signature de Muñez ? Ils suivirent une piste de terre brune, faisant voler les cailloux sous les roues du Land Rover, évitant les nids-de-poule, ici préhistoriques. Le salar n’était plus très loin, quelques kilomètres à peine. Ils dépassèrent un défilé grandiose, cathédrale de roche rouge aux flèches crevant l’azur.

— Manque plus qu’une attaque d’Indiens à cheval, ironisa Porfillo pour détendre l’atmosphère.

Il avait grandi avec les westerns où les sauvages mordaient la poussière, des figurants du cru qu’on avait peints en rouge le plus souvent. Il oublia la douleur sourde à son auriculaire, le temps de penser aux westerns de son enfance, puis continua de ruminer. Ils arrivaient enfin sur le site, une lagune aux teintes bleutées dont les reflets scintillaient dans le crépuscule.

— Arrête-toi, ordonna Schober.

Ils venaient d’atteindre le sommet de la colline, qui donnait une vision panoramique sur le salar ; quelques flamants roses et un lac se dessinaient tout en bas, nappe turquoise perdue dans le désert blanc. Schober prit les jumelles, scruta la mer de sel depuis le pare-brise poussiéreux, repéra bientôt le point sombre sur la gauche, en bordure du lac : un véhicule attendait au milieu de nulle part.

Roz-Tagle.

* * *

Esteban et Gabriela avaient regardé le Land Rover dévaler la piste. Il composa le numéro de Stefano et, la communication établie, glissa le portable dans la poche intérieure de sa veste noire. Gabriela déclencha sa caméra. Sa batterie était chargée, la GoPro calée dans son sac. Elle poussa la portière de la Mercedes, le cœur battant. Esteban était déjà dehors, la veste boutonnée sur le vieux pistolet coincé dans sa ceinture.

Le 4 × 4 ralentit aux abords du lac, puis s’arrêta à une vingtaine de mètres. Perturbés dans leur pêche, les flamants levèrent la tête à l’approche des nouveaux arrivants, mais aucun ne s’envola. Gabriela rejoignit Esteban près du capot.

— Tu restes derrière moi, OK ? dit-il.

— Avance, que je t’aie dans mon champ…

Trois hommes descendaient du Land Rover. Esteban reconnut Porfillo, le tueur aux verrues, puis Schober. Grisonnant, le visage grave, court sur pattes sans trop d’embonpoint, vêtu d’une veste de peau retournée et de chaussures épaisses, l’homme d’affaires avait perdu le sourire bronzé des photos Internet. Le troisième devait être son garde du corps.

Le vent froid fouettait leur visage. Ils se jaugèrent un moment de loin, enfin Schober ajusta ses lunettes de glacier et avança vers la Mercedes. Difficile de savoir s’il cachait une arme sous sa pelure. Esteban se méfiait plutôt de Porfillo : emmitouflé dans une grosse veste de laine, l’ancien agent de la DINA se tenait derrière la portière ouverte du Land Rover, un gros pansement au doigt, mâchant un chewing-gum.

Le sol était blanc, presque transparent. Gabriela et Esteban rejoignirent Schober à mi-chemin des deux véhicules.

— Qu’est-ce qu’elle fait là ? dit-il sans un regard pour l’Indienne.

— Cette jeune femme est ma cliente, répondit l’avocat, elle représente les parents des victimes de La Victoria.

Toujours cette histoire…

— Muñez est là ?

— Oui.

— Où ?

— Là-haut, répondit Esteban.

Il se tourna vers le volcan et agita sa main valide : une silhouette se détacha bientôt d’un piton rocheux, celle d’un homme grimpé sur un âne.

— Dites à vos gorilles de se tenir tranquilles, reprit Esteban, le temps que Muñez descende de son perchoir.

Gabriela restait en retrait, le sac vintage à hauteur de hanches. Schober dévisagea le fils du multimillionnaire.

— Qui me dit qu’il n’y a pas quelqu’un caché à l’arrière ? fit-il en désignant la Mercedes.

— Allez vérifier si ça vous chante.

Il fit signe à Porfillo de jeter un œil à la voiture. Esteban croisa le regard oblique du tueur sans voir qu’il portait un gilet pare-balles sous sa veste de laine. Porfillo inspecta le véhicule, tenant le Glock à la main malgré son pansement, rassura son patron — personne…

— Bon, reprit Schober, c’est quoi au juste cet arrangement ?

— Un marché, comme je vous l’ai dit au téléphone, répondit Esteban. Muñez et mon silence sur les meurtres, contre certaines explications et une partie de l’argent du trafic.

— Quel trafic ?

— Celui de la cocaïne qui transite par le port de Valparaiso, avant que votre acolyte Porfillo la refourgue à des flics véreux comme Popper ou Delmonte. Ça vous suffit ou vous voulez le nom de l’agent de la DEA chargé des écoutes et de la surveillance électronique ?

Les deux hommes se faisaient face, tanguant dans les rafales. Schober ne réagit pas à la provocation.

— Qu’est-ce que vous voulez, Roz-Tagle ?

— Deux cent mille dollars pour chaque famille des victimes de La Victoria, dit-il tout de go. En liquide évidemment, ce qui ne devrait pas vous poser de problème. Quatre familles ont perdu leur enfant à cause de votre dope, je vous laisse faire le calcul… Une broutille pour vous, pour eux de quoi reconstruire une vie à leur échelle.

Schober ne s’attendait pas à ça. Huit cent mille dollars, il n’y avait qu’à piocher dans le trésor de guerre. Mais il restait un homme d’affaires et n’avait pas confiance.

— Qui me dit que vous ne courrez pas à la police après avoir encaissé l’argent ?

— Pour leur dire quoi ? Vous avez récupéré mon portable avec le message d’Edwards : je n’ai aucune preuve de votre implication dans les meurtres, que mon témoignage quand vos sbires ont tué Luis Villa dans son appartement de Santiago.

Des petits nuages de sel moutonnaient à leurs pieds. Voilà pourquoi Roz-Tagle gardait le silence…

— OK, opina Schober. Vos familles auront leur argent.

— Je veux aussi les réponses à certaines questions : vous avez engagé Edwards comme fiscaliste pour optimiser le montage financier entre Salar SA et Cuxo, votre partenaire américain ?

L’autre secoua la tête.

— Il a pourtant été en contact avec vous, puisque vous l’avez fait assassiner.

— Edwards n’était qu’un porteur de valises, évacua Schober. S’il n’avait pas été trop curieux, rien ne serait arrivé.

— Baratin : jamais Edwards ne se serait mêlé à une histoire de drogue. C’est vous qui avez graissé la patte des flics, Popper, Delmonte, les autres…

Schober ne broncha pas, le visage rougi par le froid.

— Combien d’autres policiers sont impliqués dans le trafic ? reprit Esteban.

— Ce n’est pas vos affaires.

— Celles de qui alors, des agents de la DEA qui détournent la cocaïne saisie vers le Chili ? Vous avez réactivé vos vieux contacts du Condor, des agents américains et des flics corrompus pour acheminer la drogue via vos réseaux maritimes ?

— Ça changera quoi ?

— Le temps que je mettrai à m’endormir sans me poser toutes ces questions. Alors ?

— Alors quoi ?

— À combien s’élève le trafic ?

Schober resta impassible, les mains enfoncées dans les poches de sa veste de peau. Porfillo, Busquet et Gabriela observaient la joute à quelques mètres de là, habités de sentiments contraires.

— Pourquoi prendre tous ces risques ? insista Esteban. Générer du cash ? Je sais que vous avez acquis des terres autour du salar, le pressa-t-il, que des prospections ont été faites malgré le statut inconcessible du site naturel… Vous avez trouvé de l’eau dans les terres de Muñez, dans les autres parcelles aussi ? Pourquoi creuser les puits ?

— D’après vous ?

— Parce que les mines ont besoin d’eau, dit-il. C’est pour ça que votre société d’extraction a acquis les terrains renfermant les nappes phréatiques : une fois l’eau à disposition, la multinationale avec qui vous vous êtes associé apportera la technologie pour exploiter le filon.

Une salve d’écume moucheta leurs pieds.

— Tu n’es pas si abruti qu’on le dit, nota Schober.

— Il y a quoi dans ces sous-sols : de l’or, du minerai ?

— Du lithium.

— Mauvaise nouvelle pour la nature.

— Pas pour les gens qui vont y travailler.

— Il est où, ce gisement ?

Du pied, Schober frappa le sol translucide.

— Là, dit-il.

Le salar de Tara : une merveille de la nature a priori protégée…

— Un gisement important, j’imagine.

— Miraculeux serait plus juste.

— Quitte à saloper un site unique au monde.

— Où broutent des lamas, renchérit l’entrepreneur. Vous êtes bien naïf, Roz-Tagle.

— Et vous bien de votre époque malgré le temps qui passe, lâcha Esteban entre ses dents. Tous les coups sont permis, hein…

Gabriela sentit la tension monter entre les deux hommes. Elle avait filmé plus qu’il ne lui en fallait ; elle se racla la gorge pour lui signifier d’arrêter l’interrogatoire mais Esteban n’écoutait pas. Il venait de comprendre : l’argent de la cocaïne avait servi à corrompre les services chargés de la protection du site naturel, dont la richesse du sous-sol ne figurait sur aucun registre. Salar SA avait commencé à prospecter sans annonce officielle ni autorisation légiférée devant les autorités compétentes. Vu les sommes mises en jeu pour l’exploitation d’une mine, Schober avait obtenu un passe-droit, une faveur au plus haut sommet de l’État.

— Combien vous avez versé aux politiques pour obtenir l’autorisation de prospecter sur un site protégé ? relança Esteban. Ils savent que c’est l’argent de la drogue ?

— Ce n’est pas le genre de question qu’on se pose.

— Le ministère des Mines est dans le coup ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que les gouvernements changent, répondit Schober. Et qu’un accord est toujours renégociable…

Qui était au-dessus du pouvoir exécutif ? Le législatif… La Cour suprême… Bien sûr. Esteban avait pris le problème à l’envers : Edwards n’avait pas été engagé par Schober pour optimiser le montage financier entre les sociétés d’extraction, il avait reçu une valise de cash pour corrompre son principal client, Víctor Fuentes. Le père de Vera.

— Le juge Fuentes, dit Esteban d’une voix blanche : une fois nommé à la Cour suprême, il aurait le pouvoir de modifier les textes de loi et autoriser l’exploitation du salar de Tara…

Schober eut un rictus. Quelque chose commençait à ne pas coller dans cette discussion. Roz-Tagle n’avait réellement aucune preuve contre lui.

— Maintenant c’est moi qui vais te poser une question, lâcha l’ancien officier. Qu’est-ce qui m’empêche de vous liquider, toi et l’Indienne ?

— L’homme qui vous tient en joue, en ce moment même, répondit Esteban.

Un piège.

— Putain de connard, marmonna-t-il.

Schober s’écarta brusquement, laissant le champ libre à ses hommes qui n’attendaient que ce signe pour dégainer. Esteban sentit le danger : du coude, il repoussa Gabriela dans son dos, saisit le Parabellum dans le même mouvement. La vidéaste lança le signal à l’intention de Stefano mais Porfillo avait un temps d’avance : il tira deux fois sur Esteban, qui recula sous l’impact, avant qu’un projectile ne frappe le tueur en pleine poitrine.

Porfillo rebondit contre la portière du Land Rover sans lâcher son Glock : le gilet pare-balles venait de lui sauver la vie. Les flamants roses s’envolèrent en hurlant, effrayés par les coups de feu. Esteban mit un genou à terre sous le regard tétanisé de Gabriela. Il porta la main sous sa veste, la ressortit ensanglantée.

Porfillo se réfugia derrière le 4 × 4, secoué par le tir du sniper mais toujours en vie. Les détonations retentissaient depuis la rive opposée du lac, des balles de gros calibre qui pulvérisaient la carrosserie, les vitres, un vrai ball-trap. Porfillo vit Busquet qui grimaçait à terre en se tenant la cuisse, les balles fusaient et Schober était pris entre deux feux. Rien à craindre de l’Indienne, recroquevillée contre la Mercedes comme si ses mains pouvaient la protéger. Porfillo évalua en une seconde la position du tireur embusqué, plein ouest, héla Gustavo en lui faisant signe de rappliquer.

— Reste pas là, putain !

Schober se précipita vers le Land Rover quand un projectile lui brisa la hanche. Il fit une brève contorsion et s’affala dans un cri douloureux. Gabriela ne respirait plus, clouée de peur contre le pare-chocs : Esteban se tenait à mi-chemin des deux véhicules, sa chemise blanche pleine de sang qu’il regardait s’écouler. L’auréole grandissait. Il n’avait pas lâché le P38. Schober geignait sous son gros manteau : il voulut ramper vers le 4 × 4 mais deux balles expulsèrent une fine pellicule de sel tout près de son visage. Il était dans la ligne de mire du tireur.

Esteban ne pouvait plus se redresser, ni même lever le bras qui tenait le Parabellum. Le sang coulait sous sa veste noire. Il tangua au milieu des rafales, une brûlure dans le ventre.

— Esteban, attention ! Esteban !

Il vit Gabriela réfugiée contre la Mercedes, son visage rempli d’effroi qui implorait.

— Non !!

Porfillo brandissait son arme. Gabriela pour dernier horizon, Esteban n’esquissa pas un geste de défense. Le tueur lui vida son chargeur dans le corps.

Schober grimaçait toujours entre les deux véhicules, incapable de se relever. Porfillo enfonça un nouveau chargeur dans le Glock, à l’abri du capot. Son doigt blessé s’était remis à saigner. Saloperie. Il se ressaisit vite. Le sniper aussi devait recharger son fusil. Porfillo en profita pour avancer à croupetons jusqu’au pare-chocs. Il avait maintenant douze balles en stock et l’adrénaline en fusion dans ses veines. Il se dressa d’un bond, visa l’Indienne et pressa la queue de détente : Porfillo allait l’abattre quand un nouveau coup le frappa au plexus, si violent qu’il bascula en arrière.

« Le fils de pute ! » pesta-t-il en se réfugiant derrière la carrosserie. Le sniper avait changé d’angle de tir : cinq centimètres plus haut et il n’avait plus d’œsophage. Porfillo tira plusieurs coups en aveugle en direction du lac, vit les pneus crevés du 4 × 4, Busquet affalé contre la roue, une balle en pleine tête. Comment sortir de ce guêpier ?! Son doigt pissait le sang, lui tirant des jurons étouffés, et il n’atteindrait jamais la Mercedes, à supposer que les clés soient dessus. Le sniper les tenait dans sa ligne de mire de l’autre côté de la rive et il ne pourrait pas le déloger, pas avec un simple pistolet et cette douleur affreuse au doigt. Il n’avait pas d’autre solution que de fuir s’il voulait sauver sa peau. En l’état, Schober était intransportable.

— Fais quelque chose, putain ! sifflait le boss.

Porfillo grogna, la main crispée sur la crosse de l’automatique. La frontière : c’était sa seule chance.

Il s’enfuit en courant, plein est.

* * *

Les oreilles de Stefano bourdonnaient. Il était certain d’avoir touché Porfillo au thorax mais le tueur ne s’était pas écroulé. Un gilet pare-balles : voilà pourquoi ses tirs restaient sans effet sur cette vermine. Stefano avait arrosé le Land Rover où il se réfugiait, frappé les cibles à découvert, changé de position pour ouvrir l’angle sans réussir à protéger Esteban. La panique gagnait : une vingtaine de coups de feu avaient été échangés et il ne voyait plus Gabriela.

Plus de cent mètres les séparaient. Coupant au plus court, Stefano traversa les eaux peu profondes du lac, la carabine à la main, sans plus sentir la vieille blessure à sa jambe. Le 4 × 4 lui cachait en partie la vue, mais Porfillo s’échappait en zigzaguant sur la mer de sel : une cible mouvante, trop lointaine pour qu’il ait une chance de la toucher… Le vent gelé cinglait son visage quand Stefano arriva sur les lieux de la fusillade.

Gabriela tenait la tête d’Esteban sur ses genoux, effarée : les jambes, le ventre, la poitrine, il avait au moins huit impacts dans le corps, d’où ruisselait un sang vermeil. Stefano s’approcha de Schober qui, blessé à la hanche, le dévisageait comme un revenant. C’était le cas. Il effectua une fouille rapide, trouva un pistolet automatique qu’il glissa dans la poche de sa veste. Schober geignait de douleur, cramoisi de froid sous ses lunettes de glacier.

— Qui… qui es-tu ?

Stefano ne répondit pas. À deux pas de là, Gabriela caressait le visage d’Esteban, les yeux mi-clos. L’avocat vivait encore, pas pour longtemps… Stefano voulut dire un mot de réconfort mais aucun ne venait. Des larmes muettes coulaient sur les joues de Gabriela. Elle releva la tête vers l’ancien miriste. Désolation, rage, impuissance. Elle désigna la mer de sel où Porfillo s’était enfui, le regard vide absolument.

— Tue-le… Tue-le.

13

Ce bâtard de Roz-Tagle et l’Indienne qu’il traînait avec lui avaient tenté de le piéger. Un troisième larron assurait leurs arrières : le tueur de la villa, forcément… Porfillo manquait d’oxygène. À cinq mille mètres d’altitude, il fallait boire beaucoup d’eau pour irriguer le cerveau, mâcher de la coca, mesurer ses efforts et les réduire au minimum sous peine de collapser. Il avait couru un kilomètre, alourdi par le gilet pare-balles qui l’avait sauvé, d’abord en zigzag pour échapper aux tirs du sniper, avant de ralentir, exténué.

Porfillo reprit son souffle, se retourna encore pour voir s’il était poursuivi : personne. Qu’une étendue blanche et aveuglante malgré le soleil qui se retirait derrière les montagnes. La tête lui tournait et son doigt blessé l’élançait après l’échange de coups de feu. Il saignait toujours sous le pansement imbibé. Porfillo tâcha de garder son calme. Dans son souvenir, la frontière bolivienne était à huit kilomètres à peine, à l’autre bout du salar : il allait se perdre dans la nature… L’ancien militaire marcha d’un pas cadencé, le souffle court. La réverbération brûlait ses rétines, il avait laissé ses lunettes de soleil dans le Land Rover, et chaque pas lui coûtait. Il songea à se débarrasser du gilet pare-balles, renonça : le harnachement pesait son poids mais il le protégeait du vent glacé et il n’était pas sûr d’avoir définitivement échappé au tireur… Roz-Tagle avait son compte mais il avait dû abandonner Schober. Blessé ou pas, les jours de son complice étaient comptés. Les siens aussi s’il ne passait pas la frontière.

Porfillo ne pensait plus à la façon dont on avait pu déjouer sa vigilance, il n’avait pas une goutte d’eau sur lui et les rafales le faisaient vaciller. L’auriculaire arraché lui faisait de plus en plus mal, le sang gouttait de son pansement. Il se retourna de nouveau ; le soleil déclinait derrière les cimes, teintant le sol d’un rose craquelé. Le froid le prenait à la gorge. Trop d’air avalé dans sa fuite. De l’hiver en buée lui descendait, liquide, jusqu’à l’estomac. Ou le manque d’oxygène l’étourdissait. Il pressa le pas, les poumons brûlants. La nuit ne tarderait pas à tomber. D’ici une demi-heure il n’y verrait plus rien. Heureusement que le paysage était plat, la direction facile à suivre. La Croix du Sud lui donnerait le pôle, s’il était capable de la retrouver parmi toutes ces putains d’étoiles.

Marcher. Droit devant. Le plus vite possible, autant que ses jambes pouvaient le porter, sans penser à la douleur de son doigt. Six kilomètres. Ses pensées se fragmentaient. Le froid tétanisait ses muscles. La fatigue. Le contrecoup du stress. La fusillade. Schober resté sur le carreau. Marcher encore. Cinq kilomètres. Il s’encouragea : plus que cinq kilomètres. Une fois passée la frontière, tout était possible… Porfillo jeta un énième regard dans son dos. Le bleu du ciel avait fondu avec la lune. Avec son cerveau en manque d’oxygène. Il marcha encore, la gorge comme un rasoir. La soif. La frontière bolivienne. Il n’y connaissait personne mais il trouverait. Le vent des hauts plateaux le faisait tituber, ses jambes se vidaient de leur sang, de leur sève, il pestait en glissant sur les plaques de sel. Il n’avait pas le temps de se reposer, la nuit guettait, l’engloutirait… Plus que quatre kilomètres.

Des oiseaux noirs planaient dans le ciel. Un couple de rapaces, des caranchos qui habitaient la montagne. Porfillo se retourna de manière mécanique et resta quelques secondes immobile, le regard fixé sur un point au loin… Un point qui, lentement, semblait grossir… Un mirage. Un délire dû à l’altitude, à ce vent qui rendait fou. Il attendit encore, le souffle rauque dans sa poitrine, écarquillant les yeux comme s’il pouvait mieux voir… Non, pas de doute : la forme sur la mer de sel semblait même se mouvoir… Il saisit son arme, vérifia son chargeur. Trois balles. Le reste des munitions était dans le Land Rover. La forme approchait toujours. Porfillo parcourut une centaine de mètres, le Glock à la main gauche pour soulager son doigt blessé, se retourna encore et comprit qu’il était inutile de fuir : la silhouette gagnait sur lui, inexorable.

Il s’arrêta, éreinté. La silhouette était maintenant distincte, celle d’un type perché sur un âne… Un putain d’âne : Porfillo distinguait ses oreilles pendantes, le trot et le mouvement qu’il formait avec le cavalier… Il avançait, méthodique, au milieu des bourrasques, les pieds touchant presque le sol tandis que l’animal s’échinait. Le tueur de la villa. L’homme aux cheveux blancs.

Cinquante mètres : Porfillo brandit son arme, visa au-dessus de l’âne et rata sa cible.

La concha de tu madre !

Le vent faisait dévier son bras. Ou la douleur de son doigt l’empêchait de se concentrer. Il se campa plus fermement sur ses jambes, fixa sa main gauche sur son poignet, mit le cavalier en joue et pressa la détente. L’écho de la détonation hurla dans le vent. L’autre avançait toujours. Porfillo laissa passer une rafale, visa de nouveau, plus nerveux, comprit trop tard que c’était lui la cible. Le fusil cracha le feu au moment où sa dernière balle se perdait dans la tourmente : Porfillo se plia en deux, la tête propulsée en avant sous le choc, et lâcha le Glock dans un râle.

Le cavalier avait tiré à hauteur des jambes, trois projectiles dont deux avaient trouvé la chair. Porfillo s’agenouilla et posa la main gauche à terre. Une balle avait traversé le gras de sa cuisse, il y avait du sang partout sur son pantalon et une douleur aiguë se répandait dans le bas du ventre. Le fils de pute lui avait tiré dans les couilles. Il déglutit, vit la blessure et ce fut pire. Un carnage. Porfillo trouva la force de se redresser.

Le cavalier s’était arrêté à une dizaine de mètres. Le même tireur qu’à Valparaiso armé d’une carabine et un âne pelé qui le regardaient, tous les deux impassibles. La main gauche de Porfillo se crispa sur le cran d’arrêt dissimulé dans sa veste de laine. L’enfoiré pouvait le descendre à tout moment mais qu’il approche… encore un peu.

L’impression d’impassibilité perçue par le tueur était trompeuse. Car Stefano venait de reconnaître l’ancien agent de la DINA : ces traits grossiers, ce regard convergent, comment les oublier… Stefano maudit la salive qui lui manquait. Il avait à peine vu son visage dans la maison de Schober, mais Porfillo était l’interrogateur de la Villa Grimaldi, El Negro, la brute qui lui avait démoli le genou à coup de revolver. Alias Jorge Salvi, subordonné de Sanz/Schober… Stefano n’avait jamais cherché à retrouver son tortionnaire auprès des associations des Droits de l’Homme à son retour d’exil, El Negro n’était qu’une crapule fasciste parmi d’autres. Il se trompait. Le passé et le présent étaient liés, comme le fil invisible qui l’avait relié pendant quarante ans à Manuela. Tout était en place dans le théâtre d’ombres que constituait sa vie. Un ultime règlement de comptes avec l’Histoire.

Vacillant dans le vent glacé, Porfillo ne reconnut pas l’homme qui lui faisait face. Celui-ci ne bougeait pas, perché sur son âne, la carabine à la main.

— Qui tu es ? lâcha-t-il, grimaçant de douleur. Hein ?

Stefano observait le bourreau, arc-bouté dans le soleil couchant. Du sang coulait sous son gilet pare-balles, de petites gouttes régulières qui dessinaient des figures obscures sur la mer de sel. Une méchante blessure. Sans eau, avec ce froid, il n’irait pas loin… Gabriela voulait qu’il le tue mais la mort pour lui serait trop douce. Stefano leva la tête vers le couple de caranchos qui le suivait depuis tout à l’heure. Il ferait bientôt nuit sur le salar de Tara. Dans quelques minutes, le pistolet tombé aux pieds de Porfillo ne lui serait d’aucun secours contre les assauts des rapaces. Au mieux cette charogne mourrait de froid. Au pire ils le dépèceraient vivant…

Stefano le laissa aux caranchos.

* * *

Le buste de Busquet roula contre la roue du 4 × 4, le visage pulvérisé par la balle de gros calibre. Schober râlait un peu plus loin, inaudible dans le tourbillon du vent.

Gabriela n’avait d’yeux que pour Esteban, paupières papillotantes sous le ciel éteint des Andes. Elle ne savait plus par quel bout le prendre dans cette bouillie d’amour et de sang : elle murmurait son prénom, sa joue posée contre la sienne, et d’étranges visions lui remontaient des entrailles. Gabriela avait déjà vécu cette scène chez la machi, quand les anamorphoses s’étaient substituées aux rouleaux : la chaleur de son corps contre elle, l’âne ricanant, la mer de sel… Tout ça n’avait pas de sens.

Le vent glacé les figea un peu plus. De la lave.

Le monde d’Esteban était trouble, depuis longtemps sans doute. Il distinguait encore les contours de Gabriela sous le ciel cobalt… Quel spectacle. Quel spectacle magnifique. La douleur irradiait son corps mais son esprit flottait librement : ô Gabriela, pourquoi ce regard si sombre et si triste ? Elle murmurait son prénom, caressait ses cheveux comme s’il allait partir, la quitter, alors qu’il n’avait jamais été aussi bien, détaché de lui-même… Il visita le salar au crépuscule, ses reflets phosphorescents, trouva sur le chemin quelques amours littéraires, Catalina et les autres, tous ses vieux fantômes qui ce soir se donnaient rendez-vous dans ses bras. C’était la fin de l’histoire. Une vie imaginée, rêvée. Pour une fois il ne s’était pas trompé. Gabriela était son amour en activité, sa femme magnétique.

— Je ne te laisserai plus tomber, Gab… Si tu sens… une présence… un jour… machi ou pas… ce sera moi.

Il respirait avec peine, les poumons noyés. Un voile se dessina sur ses yeux bleu pétrole.

— Reste avec moi, Esteban… Reste.

Elle le serrait fort pour le retenir, elle sentait qu’il se dérobait, qu’il fuyait comme l’eau entre ses doigts. Esteban voulut la rassurer mais son sourire était plein de sang.

— Tué à quarante ans, dit-il dans un souffle, comme Víctor Jara…

Une larme brûlante coula sur sa joue, que le vent effaça.

Gabriela resta là longtemps, cœur vide au pied du volcan, à cacher son visage contre le sien et le bercer en vain.

Elle étreignait son mort.

14

— Tu as parlé à la police de Valparaiso ? demanda Stefano.

— Oui…

— Et tu leur as dit quoi ?

— Que j’étais chez une amie du tai-chi. Une sorte de retraite spirituelle, sans nouvelles de mon mari parti en voyage d’affaires… Comme convenu.

— Ils t’ont crue ?

— Je crois, oui…

La voix de Manuela tremblait légèrement au téléphone. Stefano l’avait informée de ce qui s’était passé dans le salar, les conséquences à prévoir, élaborant un plan de repli dans l’urgence qui les épargnerait tous, mais son seul souci était de ramener Gabriela saine et sauve. Il avait attendu de rentrer à Santiago pour rappeler la femme de Schober.

— Je leur ai dit que je n’étais pas au courant des affaires de Gustavo, reprit-elle. Juste qu’il était dans le Nord pour un business minier. Que je ne savais pas ce qu’on lui reprochait…

Manuela était manifestement ébranlée par la tournure que prenaient les événements.

— Ils vont continuer à t’interroger, dit Stefano. L’affaire a trop de zones d’ombre pour qu’ils te laissent tranquille.

— Quelle affaire ? Il n’y a aucun témoin vivant d’après les flics, que Gustavo… et toi… Mais toi tu n’existes pas.

Stefano déplaça son pion.

— Tu pourrais témoigner sur le passé de Schober : son rôle à la DINA puis comme agent du Plan Condor.

— Ça changerait quoi ?

— Ça mettrait la justice sur la bonne piste.

— Une piste vieille de quarante ans… (Elle soupira dans le combiné.) Tu ne comprends pas que ça n’a plus d’importance, qui a participé à quoi, quand et où ? Je ne veux plus entendre parler de ces histoires, Stefano, ni témoigner de cette époque… Je veux juste qu’on me fiche la paix.

— Tu préfères l’amnésie, comme tout le monde, dit-il sur un ton de reproche.

— Oui, renvoya-t-elle tout de go. Écoute, j’ai accepté le deal que tu m’as proposé, je l’ai respecté et le respecterai vis-à-vis des flics. Ne m’en demande pas plus.

Stefano avait la gorge sèche.

— Pourquoi tu m’as sauvé la vie alors ?

— Parce qu’ils allaient te tuer, répliqua Manuela. Parce que je te croyais mort depuis longtemps, comme les autres, et que je ne voulais pas qu’on te tue une deuxième fois… C’est une chose entre moi et moi, n’y vois rien d’autre qu’une dette mal digérée. Oublie notre histoire. Ce qui s’est passé l’autre nuit dans la villa.

Stefano ne voulait pas abdiquer. Pas après tout ce qu’ils avaient traversé.

— Si un juge te convoque pour parler du passé de Schober, dit-il, tu feras un faux témoignage ?

— Je le fais pour toi, je peux le faire pour lui.

Ses mots le frappaient comme des balles. Stefano croyait parler à Manuela mais c’est Andrea Schober qui lui répondait. Elle n’avait pas abattu Delmonte parce qu’une parcelle d’elle l’aimait encore, elle l’avait fait pour sauver sa peau.

Il s’était trompé… La politique, ses amours : il s’était trompé toute sa vie.

Stefano raccrocha, des lames dans le cœur.

* * *

La police des frontières avait trouvé les corps au matin, après un coup de fil anonyme au commissariat de San Pedro ; l’avocat de Santiago gisait au milieu du salar, le corps criblé de balles, ainsi que le chauffeur de Schober, un industriel qui faisait des affaires dans la région. Schober, grièvement blessé à la hanche, grelottait de fièvre dans un 4 × 4 Land Rover aux vitres pulvérisées. Repéré par le vol concentrique des oiseaux, un troisième corps reposait à quelques kilomètres de là, près de la frontière bolivienne, le cadavre d’un homme atrocement mutilé — les parties génitales avaient été arrachées par les charognards, qui s’étaient acharnés sur la blessure…

Stefano n’avait pas traîné dans l’Atacama après la fusillade. Muñez renvoyé chez lui à dos d’âne, il avait ramené Gabriela, muette, jusqu’à Santiago et le cinéma de quartier où elle logeait depuis quatre ans. Ils ne l’avaient plus quitté.

Les jours avaient passé, sombres, lents, convalescents.

Le juge Fuentes savait-il que l’argent reçu pour le corrompre venait de la cocaïne, que Schober était un ancien criminel aujourd’hui occupé à vider les hauts plateaux de l’Atacama de la seule richesse qui l’intéressait, son lithium ? L’enquête au sujet des meurtres rebondissait, le « suicide » de l’associé de Roz-Tagle, l’exécution suspecte de son ami policier dans son appartement, le silence amnésique de Schober après son opération de la hanche, les soupçons qui pesaient sur l’industriel après le passage de l’avocat au bureau indigène de San Pedro, Stefano suivait les événements dans la presse, préparant ses meilleurs plats que Gabriela refusait d’avaler.

Elle s’était enfermée dans sa chambre noire, en sortait parfois la nuit pour une douche ou remplir une bouteille d’eau, fantôme d’appartement dont le vide omniprésent rendait chaque objet plus dérisoire. Un parfum d’hébétude et de colère sourdait des murs. Stefano tournait en rond dans sa chambre. Andrea Schober avait renoncé depuis longtemps à la justice, à lui. Le destin les avait précipités les uns contre les autres, une collision imprévue et pourtant inéluctable qui le laissait aujourd’hui exsangue.

Il ne restait qu’une jeune femme rongée de chagrin, Gabriela, et l’onde funèbre de leurs amours mortes sur une mer de sel.

Stefano n’avait pas peur des traces qu’il avait pu laisser dans le salar ou dans la villa de Schober : il avait peur de ce vide. Que Gabriela le quitte. De devenir vieux sans elle, sa seule jeunesse et sa seule raison d’imaginer l’avenir.

Les sœurs de La Victoria avaient raison, il y a un âge où l’on ne fait plus le deuil : on meurt avec. Il avait déjà perdu son vieil ami curé, qu’adviendrait-il si Gabriela partait du cinéma ? À défaut de l’aimer comme une femme, pourrait-il l’aimer encore comme sa fille ? Stefano rêvait. Car il avait failli dans le salar de Tara.

Il n’était pas le héros que l’imprudente s’était imaginé, le défenseur de la Moneda en flammes qui avait repris les armes pour les sauver. Il avait laissé Esteban se faire tuer, massacrer, sous ses yeux : l’homme qu’elle aimait.


Le soleil était chaud, la ville une étuve. Stefano gara la camionnette le long du trottoir où les vendeurs de sodas cuisaient sous leurs casquettes. Il avait soif. L’été n’y était pour rien, ni l’alcool bu la veille au soir pour s’étourdir.

Gabriela était sortie de sa chambre moribonde, ce matin-là, des traits d’insomnie sur le visage mais jolie pourtant, avec ses mèches brunes savamment calées sous son béret blanc. Stefano n’avait pas osé le lui dire. Il n’était plus son tío, son ami, son confident, ni le héros d’aucune histoire.

— Tu es sûre que tu ne veux pas que je t’attende ? demanda-t-il bravement.

— Non… Non, merci.

Gabriela portait ses ballerines imitation lézard, son sac à main vintage et la robe bleue à motifs de leur premier jour. Pour leurs adieux. Elle claqua la portière et, sans un mot pour le projectionniste, se dirigea vers la grille du cimetière.

Un chien se grattait près de l’entrée, comme si toutes les puces du cône Sud logeaient sous ses oreilles. Gabriela ne fit pas attention à lui : les allées du Cementerio General de la Recoleta étaient larges et arborées, avec ses jardins, ses tombes familiales bien entretenues, ses caveaux… Son pas était lent, comme abîmé. Elle eut une pensée pour Violeta Parra en passant devant sa plaque toujours fleurie, pour les disparus de la dictature et leurs noms gravés sur le mausolée qui lui faisait face. D’après le gardien à l’accueil, la tombe qu’elle cherchait se situait au bout de l’allée 6, sur la gauche.

Le grand chien beige croisé devant la grille s’invitant au pèlerinage, Gabriela longea le champ de croix sommaires où reposaient les pauvres de Santiago. Son cœur se serra devant le cimetière des enfants, les boîtes de jeux sur les autels miniatures, les cerfs-volants, les doudous crasseux battus par les pluies… Le chien errait sur ses pas, reniflant on ne sait quoi. Gabriela suivit le long mur d’enceinte, tourna à gauche au bout de l’allée 6.

Les restes de Víctor Jara avaient été transférés à l’ombre d’un bougainvillier, une tombe sans fioritures où deux guitares prenaient l’eau malgré l’auvent et le rosier blanc qui les protégeaient. Des bijoux de pacotille ou artisanaux pendaient au-dessus de la stèle. On y trouvait aussi des statuettes, des roses dans des vases, des fleurs en plastique dans de simples bocaux, ainsi qu’un livre d’or rempli de témoignages et de mots d’amour d’un peuple qui ne pouvait pas oublier.

Víctor Jara…

Gabriela ne savait pas quel passe-droit Esteban avait pu obtenir, depuis quand il avait notifié ses dernières volontés chez un notaire, mais sa dépouille reposait désormais à quelques pas de celle du martyr chilien.

La famille Roz-Tagle avait dépêché un émissaire à San Pedro d’Atacama, chargé de ramener le corps de leur fils. La vidéaste n’avait pas assisté aux obsèques, qui avaient eu lieu le matin même « dans la plus stricte intimité ». Elle ne tenait pas à voir ses parents, ses frère et sœur, sans doute vexés qu’Esteban ait refusé de rejoindre le caveau familial… Gabriela approcha, les mains moites sous le soleil. Une gerbe un peu prétentieuse ornait la sépulture. Le style Roz-Tagle, loin, si loin de leur fils… Le chien qui l’escortait se réfugia à l’ombre de l’auvent, langue pendante. Gabriela saisit le carnet Moleskine dans son sac à main, relut l’épitaphe qu’Esteban lui avait donnée avant de mourir, la petite chanson de Catalina pour son Colosse qui manquait à son livre…

Les hirondelles se sont rassemblées

Sereines,

Sur des fils barbelés,

Comme elles j’attends

Couchée dans l’herbe

Un signe du temps,

L’été s’est étouffé

On l’a pendu

Dans le jardin,

Balancé

Foutu

À la casse,

Reste tes yeux

Tes yeux de glacier bleu

Qu’on dit

À la casse

J’emporte les séquelles

Les blessures,

Et les morsures du ciel

Du verre pilé

Dans les poumons

Des collisions

Ta voix a disparu

On l’a pendue

Dans le jardin,

Balancée

Foutue

À la casse,

Reste tes yeux

Tes yeux de glacier bleu

Qu’on dit

À la casse,

Tu n’as laissé dans la chambre

Qu’une violente odeur de peau

Elle est là qui s’en balance

Petite brise dans les rideaux

Reste tes yeux

Tes yeux de glacier bleu

Qu’on dit

À la casse…

Quand Esteban l’avait-il écrite ? Dans le bungalow de bord de mer où ils avaient fait l’amour pour la dernière fois ? Avait-il pressenti qu’il se ferait tuer sur le salar, que son roman s’achèverait avec elle, avec sa propre mort ?

Gabriela était trop dévastée pour imaginer les réponses adéquates. Elle ne savait plus si le passage d’Esteban dans sa vie était une nouvelle épreuve sur le chemin de la machi, ce que deviendrait le monde sans lui : elle glissa l’épitaphe dans le carnet, qu’elle déposa sur sa tombe.

L’Infini cassé, leur histoire d’amour.

L’histoire de leur pays…

Le temps se disloqua. Le temps mapuche, où la rationalité winka n’a pas de prise. Gabriela ferma les yeux pour ne pas pleurer. Des images macabres tirées de sa chambre noire ressurgirent aussitôt, qui la firent frissonner. Elle avait filmé la mort d’Esteban dans l’Atacama, son exécution près du lac, des images terribles qu’elle avait intégrées dans son film… Maintenant que tout était fini, il ne restait plus qu’un trou noir dans son cœur, un vide cosmique où s’égarait son esprit. Un séisme. Ils avaient joué avec le feu des volcans et le feu les avait réduits à un tapis de cendres. Gabriela voulut se coucher sur lui, si proche encore, s’allonger sur le corps froid de son marbre, se répandre là jusqu’à ce qu’elle soit vieille ridée de larmes, elle voulait vomir les pleurs ravalés dans sa chambre de montage où Esteban était mort vingt fois, mais le chien dressa la truffe et émit un bref aboiement en direction de l’allée.

Une apparition brouilla ses ondes magnétiques.

— Salut…

Camila était là, cinq mètres à peine, dans sa petite robe noire à bretelles. Elle approcha de Gabriela comme si elle risquait de se casser.

— C’est Stefano qui m’a dit que tu étais là…

Camila l’avait eu tout à l’heure au téléphone, mais ce n’est pas pour ça qu’elle avait filé au cimetière.

— Dis… C’est quoi ce film que tu m’as envoyé ?

Un ovni. Une bombe documentaire qui pulvériserait la vieille classe politique : Schober, le juge Fuentes, la police, tous les symboles du pouvoir encroûté qu’elles défiaient depuis leurs premières manifs étudiantes en prenaient pour leur grade. La députée était prête à faire éclater l’affaire au grand jour, à envoyer des copies du film aux médias, The Clinic, les sites web, Señal 3, toute son équipe parlementaire était sur le coup. Ils feraient tomber ces crapules, vengeraient leurs morts. Camila parlait de justice, de juges indépendants, pour en finir avec cette clique impunie qui avait troqué les écussons contre des cols blancs, elle lui donnait du courage pour affronter la suite mais Gabriela ne réagissait pas. Elle restait prostrée devant la stèle d’Esteban, hantée par ses visions. Sa mort.

Camila fit un pas vers elle, dont les cils clignaient à peine, et doucement l’enlaça. Gabriela ne broncha pas, anéantie, sentit bientôt son cœur battre contre le sien. Était-ce le contact de ses bras qui la ramenait au monde, la simple compassion, la tendresse ? Les images morbides du salar s’évanouirent peu à peu dans la brise, oiseaux de malheur. Un trop-plein d’émotions lui nouait le ventre : Gabriela enfouit son visage dans les cheveux de son amie pour s’y cacher, y disparaître à jamais, mais Camila releva son joli menton et lui sourit, invincible.

— Viens… Gab. Viens, je te ramène.

Leur génération n’avait pas peur, de rien, elles l’avaient juré. Gabriela se laissa entraîner dans l’allée du cimetière et, abandonnant au chien l’idée de les suivre, s’accrocha au bras de Camila qui cette fois ne la lâcherait pas — elles avaient tellement de choses à se dire…

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