PREMIÈRE PARTIE CONSUL 63 av. J.-C

O condicionem miseram non modo administrandae verum etiam conservandae rei publicae

« Oh ! qu’il en coûte, je ne dis pas seulement pour gouverner l’État, mais pour le sauver ! »

Cicéron, Catilinaire II, 9 novembre, 63 av. J.-C.

I

Deux jours avant que Marcus Tullius Cicéron ne prenne ses fonctions de consul romain, on tira du Tibre, non loin des hangars à bateaux de la flotte de guerre républicaine, le corps d’un enfant.

Une telle découverte, aussi tragique fût-elle, n’aurait pas en temps normal justifié l’attention d’un consul désigné. Cependant, ce petit cadavre avait quelque chose de tellement monstrueux, de tellement menaçant pour la paix civile, que C. Octavius, le magistrat chargé de maintenir l’ordre dans la cité, envoya un message à Cicéron lui demandant de venir sur-le-champ.

Cicéron hésita d’abord à s’y rendre, prétextant une surcharge de travail. En tant que candidat consulaire qui avait obtenu le plus de voix, c’était à lui qu’incombait de présider la séance d’ouverture du sénat, et il était en train de rédiger son discours inaugural. Je savais néanmoins que ce n’était pas la seule raison. La mort le mettait toujours profondément mal à l’aise. Il répugnait même à voir tuer des animaux pendant les jeux, et cette faiblesse — puisque malheureusement, en politique, un cœur tendre est toujours interprété comme un signe de faiblesse — commençait à se remarquer. Sa première réaction fut de m’y envoyer à sa place.

— Je vais y aller, bien sûr, répondis-je prudemment. Mais…

Je laissai ma phrase en suspens.

— Mais ? demanda-t-il d’un ton sec. Mais quoi ? Tu penses que cela ferait mauvais effet ?

Je n’en dis pas plus et continuai de transcrire son discours. Le silence se prolongea.

— Bon, très bien, grogna-t-il enfin en se levant. Octavius est un rabat-joie, en revanche il est sérieux. Il ne me ferait pas venir si ce n’était pas important. De toute façon, j’ai besoin de m’éclaircir les idées.

C’était la fin décembre, il faisait froid et gris, et il soufflait un vent à vous couper la respiration. Une bonne dizaine de personnes attendaient dehors d’être reçues, espérant pouvoir présenter leur requête. Dès qu’ils virent le consul désigné franchir le seuil de sa porte, les requérants se précipitèrent vers lui.

— Pas maintenant, décrétai-je en les repoussant. Pas aujourd’hui.

Cicéron passa le bord de son manteau par-dessus son épaule, rentra le menton dans sa poitrine et descendit la côte d’un pas vif.

Nous dûmes parcourir près d’un mille, me semble-t-il, en traversant le forum en diagonale pour sortir de la ville à la porte du fleuve. Les eaux du Tibre étaient gonflées par des courants impétueux et agitées de tourbillons d’un brun jaunâtre. Plus loin, de l’autre côté de l’île Tibérine, parmi les quais et les treuils des Navalia, nous pouvions voir qu’une foule nombreuse s’était rassemblée. (Vous aurez une idée du temps qui s’est écoulé depuis cette époque — plus d’un demi-siècle — quand je vous dirai qu’aucun pont ne reliait encore l’île aux deux rives.) Plus nous nous rapprochions, plus on reconnaissait Cicéron, et un mouvement de curiosité agita les curieux qui s’écartaient pour nous laisser passer. Un cordon de légionnaires de la marine protégeait le site. Octavius attendait.

— Pardonne-moi de te déranger ainsi, dit Octavius en serrant la main de mon maître. Je sais combien tu dois être occupé, si près de prendre officiellement tes fonctions.

— Mon cher Octavius, c’est toujours un plaisir de te voir, répliqua Cicéron, quel que soit le moment. Tu connais mon secrétaire, Tiron ?

Octavius me jeta un regard dénué de tout intérêt. Même si l’on ne se souvient de lui aujourd’hui que comme du père d’Auguste, il était à cette époque édile de la plèbe et un homme d’avenir. Il aurait certainement fini par devenir consul lui-même s’il n’avait succombé prématurément aux fièvres, quatre ans environ après cette rencontre. Il nous conduisit à l’abri du vent, dans l’un des grands hangars militaires où le squelette d’une liburne mise à nu pour réparation reposait sur de gigantesques rouleaux de bois. Juste à côté, à même la terre, une forme était recouverte d’une voile. Sans autre cérémonie, Octavius écarta l’étoffe pour nous montrer le corps d’un jeune garçon.

Il avait, si je me souviens bien, une douzaine d’années. Son visage était beau et serein, d’une délicatesse presque féminine, et des traces de fard doré brillaient encore sur son nez et ses joues tandis que des fragments de ruban s’accrochaient à ses boucles brunes gorgées d’eau. On lui avait tranché la gorge. Son corps avait été ouvert de haut en bas, jusqu’à l’aine, et vidé de ses organes. Il n’y avait pas de sang, juste cette sombre cavité oblongue évoquant un poisson éventré et remplie de la boue du fleuve. Je ne sais comment Cicéron parvint à contempler cette vision sans perdre contenance, mais il déglutit et garda les yeux rivés sur le cadavre. Il finit par dire d’une voix rauque :

— C’est atroce.

— Et ce n’est pas tout, annonça Octavius.

Il s’accroupit, saisit le crâne de l’enfant entre ses mains et le tourna vers la gauche. Pendant que la tête bougeait, la blessure béante qu’il avait au cou s’ouvrit et se referma de façon obscène, comme une seconde bouche qui aurait tenté de murmurer un avertissement. Octavius paraissait totalement indifférent, mais c’était évidemment un militaire, et il était sans doute habitué à de telles scènes. Il écarta les cheveux pour révéler une empreinte profonde juste au-dessus de l’oreille droite du garçon, et enfonça son pouce dedans.

— Tu vois ? On dirait qu’il a été abattu par-derrière, avec un marteau, semble-t-il.

— Le visage fardé, les rubans dans les cheveux, assommé par-derrière avec un marteau, répéta Cicéron, sa diction se ralentissant à mesure qu’il comprenait où sa logique le menait. Puis la gorge tranchée. Et finalement, le corps éviscéré.

— Exactement, dit Octavius. Ses assassins ont dû vouloir inspecter ses entrailles. Il a été victime d’un sacrifice — un sacrifice humain.

À ces mots, en ce lieu froid et sombre, je sentis mes cheveux se dresser sur ma nuque et je sus que je me trouvais en présence du Mal — le Mal en tant que force palpable, aussi puissante que la foudre.

— Aurais-tu, demanda Cicéron, entendu parler de cultes dans cette ville qui impliqueraient la pratique d’une telle abomination ?

— Non, aucun. Il y a toujours les Gaulois, bien sûr… on dit qu’ils font ce genre de choses. Mais ils ne sont pas nombreux dans la cité en ce moment, et ceux qui sont là se conduisent de façon civilisée.

— Et qui est la victime ? Quelqu’un l’a réclamée ?

— C’est l’autre raison pour laquelle je voulais que tu viennes voir la chose par toi-même.

Octavius fit rouler le corps sur le ventre.

— Il y a une petite marque de propriété juste au-dessus des fesses, tu vois ? Ceux qui ont jeté le corps ont pu ne pas la voir. « C. Ant. M.f.C.n. », Caius Antonius, fils de Marcus, petit-fils de Caius. Voilà une famille très en vue ! C’était donc l’esclave de ton collègue consulaire, Antonius Hybrida.

Il se releva et s’essuya les mains sur la voile avant de la rejeter avec désinvolture sur le corps.

— Qu’est-ce que tu veux faire ?

Cicéron contemplait, comme hypnotisé, le ballot pathétique à ses pieds.

— Qui est au courant ?

— Personne.

— Hybrida ?

— Non.

— Pourquoi cette foule, dehors ?

— Le bruit court qu’il y a eu une sorte de meurtre rituel. Tu es bien placé pour savoir comment sont les foules. Les gens disent que c’est un mauvais présage à la veille de ton consulat.

— Ils ont peut-être raison.

— L’hiver a été rude. Il ne serait pas inutile de les calmer. Je me disais que nous pourrions prévenir le collège des pontifes pour leur demander de célébrer une sorte de cérémonie de purification…

— Non, non, intervint aussitôt Cicéron en détachant son regard du corps recouvert. Pas de prêtres. Les prêtres ne feraient qu’aggraver les choses.

— Que faire, alors ?

— N’en parle à personne. Fais brûler les restes le plus tôt possible. Ne laisse personne les voir. Interdis à tous ceux qui ont déjà vu le corps de livrer des détails à quiconque, sous peine d’emprisonnement, voire pis.

— Et la foule ?

— Tu t’occupes du corps. Je me charge de la foule.

Octavius haussa les épaules.

— Comme tu voudras.

Il ne semblait pas très concerné. Il était à deux jours de quitter ses fonctions, et j’imagine qu’il était soulagé d’être débarrassé du problème.

Cicéron alla jusqu’à la porte et respira profondément à plusieurs reprises, ce qui ramena un peu de couleurs à ses joues. Alors, ainsi que je l’avais vu faire si souvent, il se redressa et plaqua une expression assurée sur son visage. Puis il sortit et grimpa sur un tas de planches pour s’adresser à la foule.

— Romains, j’ai pu vérifier que les sombres rumeurs qui courent dans la cité sont absolument fausses ! (Il devait hurler dans les rafales glacées pour se faire entendre.) Retournez auprès de vos familles et profitez pleinement des festivités !

— Mais j’ai vu le corps ! cria un homme. C’était un sacrifice humain, pour amener la malédiction sur la république !

Sa vocifération fut reprise par d’autres :

— La cité est maudite !

— Ton consulat subira la malédiction !

— Qu’on fasse venir les prêtres !

Cicéron leva les mains.

— Certes, le corps est dans un état épouvantable. Mais qu’attendiez-vous ? Le pauvre garçon a séjourné longtemps dans l’eau. Les poissons sont affamés. Ils prennent leur nourriture là où ils la trouvent. Vous voulez vraiment que je fasse venir un prêtre ? Pour quoi faire ? Pour maudire les poissons ? Pour bénir les poissons ?

Quelques personnes se mirent à rire.

— Depuis quand les Romains craignent-ils les poissons ? Rentrez chez vous. Amusez-vous. Une nouvelle année sera bientôt là, avec un nouveau consul — quelqu’un dont vous pouvez être certains qu’il vous protégera toujours !

Ce n’était pas une grande déclaration au vu de ses autres discours, mais elle eut l’effet escompté. Il y eut même quelques acclamations. Cicéron sauta en bas des planches. Les légionnaires nous ouvrirent un chemin parmi la foule et nous retournâmes rapidement vers la cité. Je regardai en arrière juste avant d’arriver à la porte. Les premiers rangs des curieux commençaient déjà à se disperser, en quête de nouvelles distractions. Je me retournai vers Cicéron afin de le féliciter pour l’efficacité de son intervention, mais il était penché au-dessus du fossé en contrebas de la route, et il vomissait.


Tel était donc l’état de la cité à la veille du consulat de Cicéron : un mélange explosif de faim, de tumulte et d’inquiétude ; de mutilés de guerre et de fermiers ruinés qui mendiaient à tous les coins de rue ; de bandes de jeunes avinés et bruyants qui terrorisaient les boutiquiers ; de femmes de bonne famille qui se prostituaient ouvertement devant les tavernes ; de brusques incendies, de violentes tempêtes, de nuits sans lune et de chiens errants ; de fanatiques, de devins, de mendiants et de bagarres. Pompée était toujours loin de Rome, à la tête des légions d’Orient, et, en son absence, il flottait dans l’air, tel un brouillard humide et insaisissable, le sentiment confus et désagréable que quelque chose de terrible se préparait, sans qu’on sût très bien quoi. On disait des nouveaux tribuns qu’ils travaillaient avec César et Crassus à un grand projet secret visant à redistribuer le domaine public aux pauvres de la cité. Les patriciens ne manqueraient pas de s’y opposer. Les biens de première nécessité manquaient, on stockait la nourriture et les boutiques étaient vides. Même les usuriers avaient cessé de prêter de l’argent.

Quant au collègue de Cicéron au consulat, Antonius Hybrida — Antonius le Bâtard : mi-homme mi-bête —, il était à la fois violent et stupide, ce qui n’était guère surprenant de la part d’un candidat qui s’était présenté au côté de l’ennemi juré de Cicéron, Catilina. Néanmoins, conscient des périls qu’ils devraient affronter, et du fait qu’il leur faudrait des alliés, Cicéron n’avait pas ménagé ses efforts pour entrer dans ses bonnes grâces. Malheureusement, ses démarches n’avaient rien donné, et je vais expliquer pourquoi. La coutume voulait que les deux consuls désignés procèdent à un tirage au sort pour déterminer quelle province chacun d’eux gouvernerait après son année d’exercice. Hybrida, qui était couvert de dettes, avait jeté son dévolu sur les territoires agités mais lucratifs de Macédoine, où une immense fortune n’attendait que d’être cueillie. À sa grande consternation, il tira cependant les paisibles pâturages de la Gaule cisalpine, où pas même une souris des champs ne bougeait. C’est à Cicéron qu’échut la Macédoine, et lorsque le résultat fut annoncé au sénat, le visage d’Hybrida afficha une telle rancœur puérile et un tel étonnement que l’assemblée tout entière s’étrangla de rire. Cicéron et lui ne s’étaient pas reparlé depuis.

Il n’était donc pas très étonnant que Cicéron eût tant de mal à rédiger son discours inaugural, et que, lorsque nous fûmes rentrés chez lui après notre expédition au bord du Tibre, et qu’il voulut reprendre sa dictée, sa voix se perdît à maintes reprises. Il regardait au loin, l’air distrait, et ne cessait de se demander à voix haute pourquoi l’enfant avait été tué de cette manière, et ce qu’il fallait déduire du fait qu’il avait appartenu à Hybrida. Il était d’accord avec Octavius : les coupables les plus vraisemblables étaient les Gaulois. Le sacrifice humain faisait effectivement partie de leur culte. Il envoya un message à un de ses amis, Q. Fabius Sanga, le principal protecteur des Gaulois au sénat, pour lui demander en confidence s’il pensait qu’une telle atrocité était possible. Mais Sanga lui répondit dans l’heure par une lettre quelque peu offensée lui assurant que non, évidemment, et que les Gaulois se sentiraient gravement insultés si le consul désigné persistait à entretenir de tels soupçons. Cicéron soupira, écarta la lettre et tenta de reprendre le fil de ses pensées. Il ne parvint cependant pas à les agencer en un tout cohérent et, peu avant la tombée de la nuit, il réclama de nouveau ses bottes et son manteau.

J’avais supposé qu’il voulait faire un tour au jardin public voisin, où il se rendait souvent lorsqu’il composait ses discours. Or, quand nous atteignîmes le sommet de la colline, au lieu de tourner à droite, il fila vers la porte Esquiline, et je compris avec stupéfaction qu’il avait l’intention de quitter l’enceinte sacrée pour gagner l’endroit où l’on faisait brûler les cadavres — lieu qu’en temps normal il évitait à tout prix. Nous dépassâmes les porteurs et leurs charrettes à bras qui attendaient les clients juste de l’autre côté de la porte ; puis la résidence officielle massive du carnifex, qui, en tant qu’exécuteur des hautes œuvres, n’avait pas le droit de vivre dans les murs de la cité. Nous finîmes par arriver au bois sacré de Libitine, peuplé de corbeaux croassants, et nous approchâmes du temple. C’était en ce temps-là le quartier général de la confrérie des libitinaires : le lieu où l’on pouvait se procurer tout ce qui était nécessaire aux funérailles, des ustensiles nécessaires à l’onction des corps jusqu’aux lits de crémation. Cicéron me demanda de l’argent et alla s’entretenir avec un pontife. Il lui remit la bourse, et deux pleureuses professionnelles surgirent aussitôt. Cicéron me fit signe d’approcher.

— Nous arrivons juste à temps, me confia-t-il.

Nous devions former un curieux cortège, traversant les champs de l’Esquilin les uns derrière les autres, les pleureuses devant, chargées de bocaux d’encens, puis le consul désigné et moi fermant la marche. Tout autour de nous, dans la pénombre, les flammes des bûchers dansaient, les pleurs des endeuillés retentissaient et les effluves entêtants de l’encens flottaient dans l’air — puissants, mais pas encore assez forts pour couvrir la puanteur de la crémation. Les pleureuses nous conduisirent aux ustrina publiques, où un tas de cadavres sur une charrette à bras attendaient d’être jetés dans les flammes. Dépouillés de leurs vêtements et de leurs souliers, ces corps anonymes étaient aussi pauvres dans la mort qu’ils l’avaient été dans la vie. Seul l’enfant assassiné était recouvert, et je le reconnus à la voile dans laquelle on l’avait enveloppé et dont les pans avaient été solidement cousus. Deux préposés au bûcher le jetèrent sans peine sur la grille métallique. Cicéron baissa la tête et les pleureuses entamèrent une lamentation particulièrement bruyante, sans doute dans l’espoir d’un bon pourboire. Les flammes rugissaient et se couchaient dans le vent, et tout fut terminé très vite : l’enfant avait rejoint le destin qui nous attend tous.

Je n’ai jamais oublié cette scène.

La plus grande grâce que nous accorde la Providence est sans conteste notre ignorance de l’avenir. Si nous connaissions à l’avance l’issue de nos espoirs et de nos projets, ou si nous savions comment nous sommes condamnés à mourir, imaginez combien cela gâcherait notre vie ! Au lieu de quoi, nous continuons de vivre au jour le jour, aussi inconscients que des animaux. Or toute chose finit par mourir ; aucun être humain, aucun système, aucune époque n’échappe à cette loi. Tout ce qui est sous les étoiles doit périr ; la roche la plus dure finit par s’émousser. Rien ne perdure, sauf les mots.

C’est en gardant cela à l’esprit, et avec l’espoir sans cesse renouvelé que je vivrais assez longtemps pour mener à bien cette tâche, que je vais maintenant vous relater l’histoire extraordinaire de l’année que Cicéron passa en tant que consul de la République romaine, et ce qu’il advint de lui pendant les quatre ans qui suivirent — soit un laps de temps que nous, mortels, nous appelons lustrum, mais qui n’est pour les dieux guère plus qu’un battement de cils.

II

Le lendemain, veille de la prise de pouvoir, il neigeait — de lourds flocons, ceux que l’on ne voit en temps normal qu’en montagne. La neige revêtit les temples du Capitole d’un marbre doux et blanc et déposa sur toute la ville un suaire aussi épais qu’une main d’homme. Je n’avais jamais assisté à un tel phénomène auparavant, et, en dépit de mon grand âge, je n’ai jamais entendu parler de semblable prodige depuis. De la neige à Rome ? Ce ne pouvait être qu’un signe. Mais de quoi ?

Cicéron resta résolument enfermé dans son bureau, près d’un petit feu de charbon, et continua de travailler à son discours. Il ne se fiait pas aux présages. Lorsque je fis irruption dans son bureau pour lui parler de la neige, il se contenta de hausser les épaules.

— Et alors ?

Et quand j’avançai timidement l’argument des stoïques en défense des augures — que si les dieux existent, ils doivent se soucier des hommes, et que s’ils se soucient des hommes, ils doivent nous envoyer des signes pour nous faire connaître leurs volontés —, il me coupa d’un rire.

— Sans aucun doute, les dieux, avec leurs pouvoirs immortels, devraient être en mesure de trouver des moyens de communication plus éloquents que des flocons de neige ! Pourquoi ne pas nous envoyer une lettre ? ajouta-t-il en ricanant et en secouant la tête devant ma crédulité. Vraiment, va donc faire ton travail, Tiron, et assure-toi que personne d’autre ne vienne me déranger.

Rabroué, je pris congé et vérifiai les dispositions pour la procession inaugurale avant de m’avancer dans sa correspondance. J’étais alors son secrétaire depuis seize ans, et il n’y avait nul aspect de sa vie, publique ou privée, qui ne me fût point familier. J’avais à cette époque l’habitude de travailler sur une petite table pliante juste à l’extérieur de son bureau, ce qui me permettait de repousser les visiteurs indésirables et d’entendre ses appels. Ce fut donc de ce poste que j’entendis les bruits de la maison ce matin-là : Terentia, qui entrait et sortait de la salle à manger, grondant les servantes parce que les fleurs d’hiver n’étaient pas assez belles pour le nouveau statut de son époux et reprochant au cuisinier la qualité du menu prévu pour le soir ; le petit Marcus, maintenant bien avancé dans sa deuxième année, qui trottait derrière elle d’un pas mal assuré et poussait des cris de joie en voyant la neige ; la délicieuse Tullia qui, à treize ans, devait être mariée l’été suivant et travaillait ses hexamètres grecs avec son précepteur.

La quantité de travail qui m’attendait était telle que je ne pus mettre le nez dehors avant l’après-midi. Malgré l’heure, la rue était pour une fois déserte. La cité paraissait étouffée, menaçante : aussi silencieuse qu’à minuit. Le ciel était blafard, la neige avait cessé et le gel avait formé une croûte blanche et étincelante à la surface. À présent encore — car tels sont les caprices de la mémoire chez les personnes très âgées — je me rappelle la sensation que j’éprouvai en la brisant du bout de mon soulier. J’inspirai l’air glacé à pleins poumons et je m’apprêtais à rentrer au chaud quand je perçus, très assourdi dans le silence, le claquement d’un fouet et des vociférations suivies de grognements. Quelques instants plus tard, une litière portée par quatre esclaves en livrée tourna au coin de la rue en vacillant. Un surveillant qui trottait à côté brandit son fouet vers moi.

— Hé, toi ! cria-t-il. C’est bien la maison de Cicéron ?

Lorsque j’acquiesçai, il lança par-dessus son épaule un « C’est bien cette rue » en gratifiant l’esclave le plus proche d’un coup de fouet si puissant que le malheureux faillit trébucher. L’homme devait, pour avancer dans la neige, lever haut les genoux, et c’est de cette démarche qu’il pataugea dans ma direction. Une deuxième litière apparut derrière lui, puis une troisième et enfin une quatrième. Elles se rangèrent devant la maison et, à l’instant où ils eurent déposé leur fardeau, les esclaves s’écroulèrent dans la neige, haletant sur leurs brancards tels des galériens épuisés affalés sur leurs rames. Tout cela ne me disait rien qui vaille.

— C’est peut-être la maison de Cicéron, protestai-je, mais il ne reçoit personne.

— Il nous recevra ! fit une voix familière à l’intérieur de la première litière, et une main osseuse écarta le rideau pour révéler la tête de file des patriciens au sénat, Q. Lutatius Catulus.

Il était enveloppé dans des peaux de bête jusqu’à son menton aigu, ce qui lui donnait l’allure d’une grosse fouine malveillante.

— Sénateur, dis-je en m’inclinant. Je vais lui dire que vous êtes ici.

— Je ne suis pas tout seul, repartit Catulus.

Je parcourus la rue du regard. Descendant avec raideur de la litière suivante et maudissant ses vieux os de soldat, venait le conquérant de l’Olympe et père du sénat, Vatia Isauricus, tandis que tout près de lui se tenait le grand rival de Cicéron au tribunal, l’avocat préféré des patriciens, Q. Hortensius. Lui-même tendait la main à un quatrième sénateur dont le visage édenté, brun et ridé ne me disait rien. C’était un vieillard très décati, et je me dis qu’il avait dû cesser d’assister aux débats depuis longtemps.

— Honorables citoyens, dis-je sur mon ton le plus onctueux, veuillez me suivre, je vous prie, je vais prévenir le consul désigné.

Je chuchotai au portier de les faire entrer dans le tablinum et me précipitai dans le bureau de Cicéron. En m’approchant, j’entendis sa voix qui déclamait à pleine puissance :

— Citoyens romains, je vous le dis : assez !

Quand j’ouvris la porte, il me tournait le dos et s’adressait à mes deux secrétaires adjoints, Sositheus et Laurea, la main tendue, le pouce et le majeur joints en un cercle.

— Et toi, Tiron, je te le dis, poursuivit-il sans se retourner, assez de ces fichues interruptions ! Quels signes les dieux nous ont-ils envoyés, à présent ? Une pluie de grenouilles ?

Les secrétaires ricanèrent. Cicéron semblait avoir chassé de son esprit les nuages de la veille, et il était de fort belle humeur.

— Une délégation du sénat demande à vous voir.

— Maintenant, voilà ce que j’appelle un mauvais présage. De qui s’agit-il ?

— Catulus, Isauricus, Hortensius et un autre que je ne reconnais pas.

— La crème de l’aristocratie, ici ? s’exclama-t-il en jetant un rapide coup d’œil par-dessus son épaule. Par ce temps ? Ce doit être la plus petite maison dans laquelle ils aient jamais pénétré ! Qu’est-ce qu’ils veulent ?

— Je ne sais pas.

— Eh bien, prends soin de bien tout consigner par écrit.

Il rajusta sa toge sur son buste et releva le menton.

— De quoi j’ai l’air ?

— D’un consul, le rassurai-je.

Il passa par-dessus les brouillons rejetés de son discours et gagna le tablinum. Le portier était allé chercher des sièges pour nos visiteurs, mais un seul d’entre eux s’était assis — le vieux sénateur tremblotant que je ne reconnaissais pas. Les autres s’étaient rassemblés, chacun flanqué de son serviteur et visiblement mal à l’aise de se trouver sur le territoire de cet homme de basse extraction dont ils avaient à contrecœur soutenu la candidature. Hortensius tenait même un mouchoir pressé contre son nez, comme si la roture de Cicéron pouvait être contagieuse.

— Catulus, fit Cicéron avec affabilité en pénétrant dans la pièce. Isauricus, Hortensius, je suis honoré.

Il salua d’un signe de tête chacun des anciens consuls, mais lorsqu’il arriva au quatrième sénateur, il ne m’échappa guère que, aussi prodigieuse fût-elle, sa mémoire lui fit défaut.

— Rabirius, conclut-il enfin après un bref effort. Gaius Rabirius, c’est bien cela ?

Il tendit la main, mais le vieil homme ne réagit pas et Cicéron transforma habilement son geste en un mouvement circulaire pour englober la salle.

— Bienvenue dans ma demeure. C’est un plaisir.

— Le plaisir n’a rien à faire ici, déclara Catulus.

— C’est un scandale, assura Hortensius.

— C’est la guerre, conclut Isauricus.

— Eh bien, je suis désolé de l’apprendre, répliqua aimablement Cicéron.

Il ne les prenait jamais vraiment au sérieux. Comme beaucoup de vieux nantis, ils avaient tendance à considérer le moindre désagrément personnel comme l’annonce de la fin du monde.

Hortensius claqua des doigts, et son serviteur remit à Cicéron un document légal frappé d’un sceau épais.

— Hier, le collège des tribuns a assigné Rabirius en justice.

En entendant son nom, le vieillard leva la tête.

— Je peux rentrer à la maison ? demanda-t-il d’une voix plaintive.

— Plus tard, dit Hortensius, et le vieillard baissa la tête.

— Une assignation en justice au nom de Rabirius ? répéta Cicéron en jetant un coup d’œil amusé vers le sénateur gâteux. Quel crime aurait-il bien pu commettre ?

Il entreprit de lire l’assignation à voix haute afin que je puisse prendre des notes.

— « L’inculpé est accusé par la présente du meurtre du tribun L. Saturninus et d’avoir violé l’enceinte sacrée du sénat. »

Il leva les yeux, visiblement stupéfait.

— Saturninus ? Ce nom sort tout droit des livres d’histoire ! Il doit y avoir… quoi ? Quarante ans qu’il a été tué.

— Trente-six, corrigea Catulus.

— Et Catulus est bien placé pour le savoir, intervint Isauricus, parce qu’il y était. Comme moi, d’ailleurs.

— Saturninus ! grommela Catulus avec fureur. Une belle fripouille ! Ce n’était pas un crime de le tuer — c’était une mission de salut public.

Il regardait au loin, comme s’il étudiait une grande fresque historique sur le mur d’un temple : L’Assassinat de Saturninus au sénat.

— Je le vois aussi clairement que je te vois, Cicéron. Un agitateur de la pire espèce, ce tribun. Il a assassiné notre candidat au consulat et le sénat en a fait un ennemi public. Après ça, même la plèbe l’a abandonné. Mais avant qu’on puisse lui mettre la main dessus, sa bande de vauriens et lui se sont retranchés sur le Capitole. Alors nous avons coupé l’alimentation en eau ! C’est toi qui en as eu l’idée, Vatia.

— Effectivement, convint le vieux général, les yeux brillant à ce souvenir. Je savais mener un siège, à l’époque.

— Évidemment, ils se sont rendus au bout de deux jours et ont été enfermés au sénat jusqu’à leur procès. On se doutait bien qu’ils tenteraient à nouveau de s’échapper, alors nous sommes montés sur le toit, nous avons arraché les tuiles et nous les avons bombardés avec. Il n’y avait nulle part où se cacher. Ils couraient dans tous les sens en criant, comme des rats dans un fossé. Quand Saturninus a arrêté de se tortiller, on aurait difficilement pu le reconnaître.

— Et Rabirius se trouvait avec vous deux sur le toit ? s’étonna Cicéron.

Je levai les yeux de mes notes pour regarder le vieillard : son expression absente, sa tête qui tremblait légèrement — il était impossible de l’imaginer participant à une telle action.

— Oh oui, il y était ! confirma Isauricus. On devait bien être une trentaine. C’est qu’on avait encore de la poigne à cette époque ! ajouta-t-il en crispant les doigts en un poing noueux.

— Le problème, intervint Hortensius, qui était plus jeune que ses compagnons et en avait visiblement assez d’entendre toujours la même histoire, n’est pas de savoir si Rabirius était ou non là-bas. C’est le crime dont on l’accuse.

— Qui est ?

— Il est accusé de perduellio.

Je dois avouer que je n’en avais jamais entendu parler, et que Cicéron dut me l’épeler.

— L’accusation de perduellio, expliqua-t-il, correspondait autrefois à une accusation de haute trahison. Pourquoi, demanda-t-il en se tournant vers Hortensius, invoquent-ils une loi si désuète ? Pourquoi ne pas juste le poursuivre pour haute trahison et en avoir terminé avec ça ?

— Parce que la sentence pour haute trahison est l’exil, alors que pour perduellio, c’est la mort — et même pas par pendaison, précisa Hortensius en se penchant en avant pour souligner ses paroles. S’il est jugé coupable, Rabirius sera crucifié.

— Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? demanda soudain Rabirius. Où suis-je ?

Catulus le fit rasseoir avec douceur.

— Calme-toi, Gaius. Nous sommes tes amis.

Il y eut un silence.

— Mais aucun jury ne le reconnaîtra coupable, objecta tranquillement Cicéron. Le malheureux n’a visiblement plus toute sa tête.

— Le crime de perduellio n’est pas jugé devant un jury. C’est ça qui est si rusé. On le plaide devant deux juges spécialement nommés pour l’occasion.

— Nommés par qui ?

— Notre nouveau préteur urbain, Lentulus Sura.

Le visage de Cicéron se tordit en entendant ce nom. Sura était un ancien consul, un homme d’une grande ambition et d’une stupidité sans nom, deux qualités qui, en politique, font trop souvent la paire. On le surnommait « le vieux fainéant ».

— Et qui a-t-il choisi ? Le savons-nous ?

— César pour l’un. Et César pour l’autre.

Quoi ?

— Caius Julius Caesar et son cousin Lucius ont été choisis pour juger l’affaire.

César est donc derrière tout ça ?

— Naturellement, le verdict est joué d’avance.

— Mais il doit y avoir une possibilité de faire appel, insista Cicéron, maintenant vraiment inquiet. On ne peut pas exécuter un citoyen romain sans un procès en bonne et due forme.

— Oh, que si ! fit Hortensius avec amertume. Si Rabirius est déclaré coupable, il aura bien entendu le droit de faire appel. Il y a pourtant un problème. Il ne pourra pas le faire devant une cour — seulement devant le peuple assemblé en comices tributes, sur le Champ de Mars.

— Vous imaginez le spectacle ! intervint Catulus. Un sénateur romain qui risque la peine de mort jugé devant la plèbe. Ils ne voteront jamais l’acquittement — cela les priverait d’une trop belle distraction.

— Ce sera le début d’une guerre civile, assura Isauricus, parce que nous ne le tolérerons pas, Cicéron. Tu entends ?

— J’entends bien, répondit Cicéron en parcourant rapidement l’assignation des yeux. Quel est le tribun qui porte l’accusation ? (Il trouva le nom au bas du document.) Labienus ? C’est un des hommes de Pompée. Il n’est généralement pas du genre à créer des problèmes. À quoi joue-t-il ?

— Apparemment, son oncle aurait été tué avec Saturninus, dit Hortensius avec le plus grand mépris, et l’honneur de sa famille réclamerait vengeance. Tout cela n’est qu’un prétexte pour que César et sa clique s’en prennent au sénat.

— Alors, que proposes-tu, Cicéron ? demanda Catulus. Nous avons voté pour toi, tu te rappelles ? Contre l’avis de certains d’entre nous.

— Que voulez-vous que je fasse ?

— D’après toi ? Sauver la vie de Rabirius ! Dénoncer ce scandale en public et puis te joindre à Hortensius pour assurer sa défense quand l’affaire sera portée devant le peuple.

— Eh bien, ce serait une grande première, commenta Cicéron en observant son grand rival, de nous voir apparaître du même côté.

— Cette perspective ne me plaît pas davantage qu’à toi, rétorqua froidement Hortensius.

— Allons, Hortensius, ne le prends pas mal. Je serais honoré de plaider un jour avec toi. Mais inutile de tomber dans leur piège. Voyons d’abord si nous ne pouvons pas régler cette question sans procès.

— Comment pourrait-on l’éviter ?

— Je vais parler à César. Découvrir ce qu’il cherche. Voir si nous pouvons arriver à un compromis.

À la simple mention du terme compromis, les trois anciens consuls se mirent tous à protester. Cicéron leva les mains.

— Il doit vouloir quelque chose. Il ne nous coûtera rien d’entendre ses conditions. Nous le devons à la république. Nous le devons à Rabirius.

— Je veux rentrer chez moi, fit la voix plaintive de Rabirius. S’il vous plaît, est-ce que je peux rentrer maintenant ?


Cicéron et moi quittâmes la maison moins d’une heure plus tard, la neige inhabituelle craquant et crissant sous nos pas tandis que nous descendions la rue déserte en direction de la ville. Cette fois encore, nous étions seuls, et cela me paraît, avec le recul, incroyable — en fait ce devait être la dernière fois que Cicéron put s’aventurer dans Rome sans un garde du corps. Il remonta cependant la capuche de son manteau afin d’éviter d’être reconnu : cet hiver-là, les rues les plus animées n’étaient plus sûres, même de jour.

— Il faudra qu’ils acceptent un compromis, dit-il. Cela ne leur plaira pas, mais ils n’auront pas le choix.

Il poussa alors un juron et donna un coup de pied dans la neige avec emportement.

— Tiron, mon consulat va-t-il se résumer à cela ? Une année passée à faire la navette entre les patriciens et les plébéiens pour essayer de les empêcher de s’écharper ?

Comme je ne trouvai pas de réponse encourageante, nous poursuivîmes notre chemin en silence.

À cette époque, César habitait le quartier de Subura, un peu plus bas que là où vivait Cicéron. Cette maison appartenait à sa famille depuis plus d’un siècle et avait sans doute eu belle allure en son temps. Mais lorsque César en avait hérité, le voisinage avait considérablement décliné. Même la neige virginale, tachée par la suie de feux de bois consumés et piquetée d’excréments humains lancés par les fenêtres des habitations, ne faisait qu’accentuer encore la misère de ces rues étroites. Les mendiants réclamaient de l’argent d’une main tremblante, mais je n’en avais délibérément pas pris sur moi. Je me rappelle qu’une vieille prostituée vociférait en se faisant bombarder de boules de neige par une bande de voyous, et que, par deux fois, nous vîmes des doigts et des pieds dépasser de monticules gelés indiquant qu’un malheureux était mort de froid pendant la nuit.

C’était donc là, dans Subura, que César, tel un grand requin entouré par un banc de menu fretin qui guettait ses restes, attendait son heure. Sa maison se trouvait au bout d’une rue de cordonniers, flanquée de deux immeubles chancelants de sept ou huit étages. Le linge gelé qui séchait entre les deux évoquait l’image de deux ivrognes en guenilles s’étreignant par-dessus le toit. Devant l’entrée, une dizaine de brutes étaient rassemblées autour d’un brasero de fer, et je sentis leurs yeux calculateurs et affamés me déshabiller alors que nous attendions d’être introduits.

— Voilà les citoyens qui vont juger Rabirius, commenta Cicéron à mi-voix. Le pauvre vieux débris n’a pas une chance de s’en sortir.

L’intendant prit nos manteaux et nous fit entrer dans l’atrium avant d’aller prévenir son maître de l’arrivée de Cicéron, nous laissant examiner les masques mortuaires des ancêtres de César. Curieusement, il n’y avait que trois consuls dans la lignée directe de César, ce qui semblait un score bien mince pour une famille qui prétendait remonter à la fondation de Rome et trouver ses origines dans le sein de Vénus. Un petit bronze représentait d’ailleurs la déesse. La statue était d’une finesse exquise, mais abîmée et ternie, comme les tapis, les fresques, les tapisseries défraîchies et le mobilier : l’ensemble témoignait d’une famille orgueilleuse qui avait connu des jours meilleurs. Nous eûmes tout le loisir d’apprécier ces vestiges du temps passé, et César n’apparaissait toujours pas.

— Décidément, cet homme force l’admiration, commenta Cicéron, qui avait déjà fait trois ou quatre fois le tour de la pièce. Je suis là, près de devenir le personnage le plus important de Rome alors qu’il n’est même pas encore préteur. Et c’est moi qui dois lui faire des ronds de jambe !

Au bout d’un moment, je m’aperçus qu’une enfant d’une dizaine d’années au visage grave, sans doute Julia, la fille de César, nous observait derrière une porte. Je lui souris et elle décampa. Quelques instants plus tard, la mère de César, Aurélia, surgit de la même pièce. Son visage, comme celui de son fils, faisait penser à une tête de rapace — allongé, les yeux sombres, attentif — et il émanait d’elle cette même cordialité glacée. Cicéron la connaissait depuis de nombreuses années. Ses trois frères, les Cotta, avaient été consuls, et si Aurélia avait été un homme, elle aurait certainement elle aussi accédé à ce rang car elle était la plus intelligente et la plus courageuse du lot. En l’état des choses, elle devait se contenter de pousser la carrière de son fils, et, à la mort d’un de ses frères, elle s’arrangea pour que César puisse prendre sa place au collège des pontifes — un coup de maître, en l’occurrence.

— Consul, pardonne-lui sa grossièreté, dit-elle. Je lui ai rappelé que tu étais ici, mais tu sais comment il est.

Il y eut un bruit de pas et nous nous retournâmes pour apercevoir une femme dans le couloir conduisant à la porte. De toute évidence, elle avait espéré passer inaperçue, mais l’une de ses chaussures avait dû se défaire. Elle s’appuya contre le mur pour la rattacher, ses cheveux châtains défaits, et jeta un regard coupable dans notre direction. Je ne sais pas lequel des deux fut le plus gêné : Postumia — car tel était le nom de la femme — ou Cicéron, qui la connaissait très bien puisqu’elle était l’épouse de son grand ami juriste et sénateur Servius Sulpicius. En fait, elle devait dîner le soir même en compagnie de Cicéron.

Il reporta précipitamment son attention sur le bronze de Vénus et feignit d’être en pleine conversation. « Il est magnifique : c’est un Myron ? » Il ne releva les yeux que lorsqu’elle fut partie.

— Bravo pour ton tact, commenta Aurélia en secouant la tête. Je ne reproche pas à mon fils ses liaisons — un homme est un homme — mais certaines de ces femmes d’aujourd’hui sont d’une impudeur incroyable.

— Qu’est-ce que vous racontez, tous les deux ?

Que ce fût en temps de paix ou en temps de guerre, César se plaisait à surgir par-derrière au moment où l’on s’y attendait le moins, et, en entendant cette voix dure et cassante, nous nous retournâmes tous les trois. Je le revois encore, sa grosse tête apparaissant comme un crâne dans la pénombre de cette fin d’après-midi. On m’interroge sans cesse sur lui : « Tu as rencontré César ? Comment était-il ? Dis-nous à quoi il ressemblait — le dieu César ! » Eh bien, je me souviens de lui comme d’un curieux mélange de dureté et de douceur — les muscles d’un soldat sous la tunique à ceinture lâche d’un dandy décadent ; la sueur âcre de l’effort recouverte par le parfum suave de l’huile de crocus ; une ambition impitoyable gainée d’un charme enjôleur.

— Prends garde à elle, Cicéron, poursuivit-il en émergeant de l’ombre. Elle est plus fine politicienne que nous deux réunis, n’est-ce pas, mère ?

Toujours derrière elle, il la saisit par la taille et l’embrassa juste sous l’oreille.

— Arrête ça tout de suite, protesta-t-elle en se dégageant et feignant l’irritation. J’ai tenu mon rôle d’hôtesse bien assez longtemps. Où est ta femme ? Il n’est pas convenable qu’elle sorte sans cesse sans escorte. Envoie-la-moi dès qu’elle rentrera.

Elle inclina gracieusement la tête en direction de Cicéron.

— Tous mes vœux pour demain. C’est une formidable réussite d’être le premier de sa famille à obtenir le consulat.

César la regarda s’éloigner sans dissimuler son admiration.

— Sérieusement, Cicéron, dit-il, les femmes de cette ville sont beaucoup plus habiles que les hommes, et ta propre épouse en est un bel exemple.

César entendait-il par là qu’il désirait séduire Terentia ? J’en doute. La tribu la plus hostile de Gaule eût été moins difficile à conquérir. Mais je vis Cicéron ronger son frein.

— Je ne suis pas venu discuter des femmes de Rome, répliqua-t-il, aussi vaste que puisse être ta science en la matière.

— Pourquoi es-tu venu, alors ?

Cicéron me fit un signe de tête. J’ouvris ma boîte à documents et tendis l’assignation à César.

— Chercherais-tu à me corrompre ? demanda César avec un sourire en me la rendant aussitôt. Je ne puis discuter de cette question. Je dois être juge.

— Je veux que tu acquittes Rabirius de ces accusations.

César émit son petit rire sans joie et ramena une fine mèche de cheveux derrière son oreille.

— Je n’en doute pas.

— Écoute, César, fit Cicéron avec un soupir, parlons sans détour. Tout le monde sait que Crassus et toi dirigez les tribuns. Je doute que Labienus ait même connu le nom de son malheureux oncle avant que tu ne le lui mettes dans la tête. Quant à Sura… il aurait pu être accusé de perduellio pour un poisson. C’est encore une de tes manigances.

— Sincèrement, je ne peux pas discuter d’une affaire que je dois juger.

— Reconnais-le : le but véritable de cette procédure est d’intimider le sénat.

— Tu dois adresser tes questions à Labienus.

— C’est à toi que je les pose.

— Très bien, dit César avec un haussement d’épaules. Puisque tu insistes. Il s’agirait plutôt de rappeler au sénat que s’il foule aux pieds la dignité du peuple en tuant ses représentants, le peuple finira par se venger, quel que soit le temps que cela puisse prendre.

— Et tu crois vraiment que tu vas renforcer la dignité du peuple en terrorisant un malheureux vieillard ? Je viens de voir Rabirius. Il est si vieux qu’il n’a plus toute sa tête. Il n’a aucune idée de ce qui se passe.

— S’il n’a aucune idée de ce qui se passe, comment peut-il être terrorisé ?

Il y eut un assez long silence, puis Cicéron changea de tactique.

— Écoute, mon cher Gaius. Nous sommes bons amis depuis de nombreuses années. (Je trouvai alors qu’il y allait un peu fort.) Puis-je te donner un conseil amical, comme d’un grand frère à son cadet ? Tu as une carrière éblouissante devant toi. Tu es jeune…

— Plus si jeune que ça, l’interrompit César. J’ai déjà trois ans de plus qu’Alexandre le Grand lorsqu’il est mort.

Croyant qu’il plaisantait, Cicéron émit un petit rire poli.

— Tu es jeune, répéta-t-il. Tu as une solide réputation. Pourquoi la mettre en péril en provoquant une telle confrontation ? Tuer Rabirius ne dressera pas seulement le peuple contre le sénat, cela entachera ton honneur. Un tel crime pourra te servir auprès de la plèbe aujourd’hui, mais jouera contre toi demain auprès de tous les hommes raisonnables.

— Je prends le risque.

— Tu as conscience du fait qu’en tant que consul je vais être obligé de le défendre ?

— Eh bien, ce serait une grave erreur, Marcus — si je peux te parler moi aussi en toute amitié. Représente-toi l’équilibre des forces auquel tu seras confronté. Nous avons le soutien de la plèbe, les tribuns, la moitié des préteurs — en fait, même Antonius Hybrida, ton propre collègue au consulat, est de notre côté ! Que te reste-t-il ? Les patriciens ? Mais ils te méprisent ! Ils te jetteront dès que tu ne leur seras plus utile. De mon point de vue, tu n’as qu’une seule option possible.

— Qui est ?

— De te joindre à nous.

— Ah.

Cicéron avait coutume de jauger les gens en appuyant le menton dans la paume de sa main. Il examina un instant César dans cette posture. Puis il demanda à voix basse :

— Ce qui supposerait ?

— De soutenir notre programme.

— Et en échange ?

— Je dirais que mon cousin et moi trouverions certainement au fond de notre cœur quelque mansuétude à l’égard du pauvre Rabirius, vu son esprit diminué.

Les lèvres minces de César souriaient, mais ses yeux sombres restaient fixés sur Cicéron.

— Qu’est-ce que tu en dis ?

Avant que Cicéron ne puisse répondre, nous fûmes interrompus par le retour de l’épouse de César. Certains prétendent que César n’épousa cette femme, qui s’appelait Pompeia, que sur l’injonction de sa mère car la jeune fille avait des liens familiaux fort utiles au sénat. Mais d’après ce que j’ai vu cet après-midi-là, je dirais que ses attraits étaient d’un ordre beaucoup plus immédiat. Elle était nettement plus jeune que lui, vingt ans à peine, et le froid avait joliment coloré ses joues et sa gorge tout en donnant un éclat particulier à ses superbes yeux gris. Elle embrassa son mari, se frottant contre lui comme un chat, puis fit presque autant fête à Cicéron, louant ses discours et même un recueil de ses poèmes, qu’elle assura avoir lu. Il me vint à l’esprit qu’elle était ivre. César la contemplait d’un œil amusé.

— Ma mère veut te voir, annonça-t-il, suscitant une grimace de petite fille. Allez, vas-y, ordonna-t-il, et ne fais pas la tête. Tu sais comment elle est.

Et il lui donna une petite tape sur le derrière pour la faire partir.

— Toutes ces femmes, César, fit observer Cicéron sur un ton pince-sans-rire. D’où va-t-il encore en sortir ?

— Je crains que tu n’emportes une mauvaise impression de moi, répondit-il dans un rire.

— Mon impression n’a pas changé, je t’assure.

— Alors, pouvons-nous nous entendre ?

— Tout dépend du contenu de ton programme, répondit Cicéron. Nous n’avons eu jusqu’à présent que des slogans électoraux. « La terre aux sans terre », « À manger pour les affamés ». J’aurai besoin d’un peu plus de détails que ça. Et aussi, peut-être, de quelques concessions… ? ajouta-t-il en adressant à César un regard entendu.

César ne réagit pas. Il conserva un air inexpressif. Au bout d’un moment, le silence devint pesant et ce fut Cicéron qui y mit un terme d’un grognement, tout en se retournant.

— La nuit tombe, me dit-il. Nous rentrons.

— Déjà. Tu ne veux pas prendre quelque chose ? proposa César. Je te raccompagne, alors.

Il se montrait d’une parfaite amabilité : son attitude était toujours irréprochable, même quand il condamnait quelqu’un à mort.

— Réfléchis, reprit-il en nous accompagnant dans le couloir défraîchi. Si tu te joins à nous, ton mandat sera tellement plus facile. À cette époque, l’année prochaine, ton consulat arrivera à son terme. Tu quitteras Rome. Vivras dans un palais de gouverneur. Gagneras assez d’argent en Macédoine pour avoir de quoi vivre jusqu’à la fin de tes jours. Puis tu rentreras. Achèteras une maison dans la baie de Naples. Étudieras la philosophie. Écriras tes mémoires. Alors que…

Le portier s’avança pour aider Cicéron à mettre son manteau, mais Cicéron le repoussa d’un geste et se tourna vers César.

— Alors que quoi ? Si je ne vous rejoins pas ? Qu’est-ce qui se passera ?

César afficha une expression de surprise peinée.

— Rien de tout cela ne te vise personnellement. J’espère que tu le comprends. Nous ne te voulons aucun mal. En fait, je voudrais que tu saches que si jamais tu te retrouvais personnellement menacé, tu pourras toujours compter sur ma protection.

Je pourrais compter sur ta protection ?

J’avais rarement vu Cicéron à court de mots. Mais en cette journée glacée, dans cette petite maison décrépite au milieu de ce voisinage miteux, je le vis se débattre pour trouver les termes qui exprimeraient de façon adéquate ce qu’il ressentait. Il finit par y renoncer. Couvrant ses épaules de son manteau, il sortit dans la neige et, sous le regard menaçant des brutes qui traînaient encore dans la rue, il salua sèchement César.


Moi, je pourrais compter sur sa protection ? répéta Cicéron tandis que nous remontions la côte d’un pas lourd. Pour qui se prend-il pour me parler de cette façon ?

— Il est très sûr de lui, hasardai-je.

— Sûr de lui ? Il me traite comme si j’étais son client !

Le jour touchait à sa fin, et avec lui l’année, s’effaçant rapidement comme souvent les après-midi d’hiver. Les lampes étaient allumées aux fenêtres des habitations. Les gens s’interpellaient par-dessus nos têtes. Il y avait beaucoup de fumée et je pouvais sentir des odeurs de cuisine. Au coin des rues, des croyants avaient disposé sur des assiettes de petits gâteaux au miel en guise d’offrandes de nouvel an aux dieux du voisinage, car en ce temps-là, on vénérait davantage les esprits des carrefours que le grand dieu Auguste. Les oiseaux affamés qui les picoraient s’envolaient à notre passage et voletaient un instant pour se reposer juste derrière nous.

— Veux-tu que j’envoie un message à Catulus et aux autres ? demandai-je.

— Pour leur dire quoi ? Que César est décidé à épargner Rabirius, à la condition que je les trahisse derrière leur dos et que j’étudie sa proposition ?

Il marchait devant. Son irritation lui donnait des forces, et j’avais peine à ne pas me laisser distancer.

— J’ai remarqué, continua-t-il, que tu ne notais pas ce qu’il disait.

— Cela ne m’a pas paru opportun.

— Tu dois toujours prendre des notes. Dorénavant, tout doit être consigné par écrit.

— Oui, sénateur.

— Nous pénétrons dans des eaux dangereuses, Tiron. Le moindre récif, le moindre courant doit être porté sur la carte.

— Oui, sénateur.

— Tu as gardé la conversation en mémoire ?

— Je crois, répondis-je. La majeure partie.

— Bien. Écris tout cela dès que nous serons rentrés. Je veux en avoir une trace. Mais ne parle de cette affaire à personne — et surtout pas devant Postumia.

— Tu crois qu’elle viendra quand même dîner ? questionnai-je, surpris.

— Oh oui, elle viendra, ne serait-ce que pour faire son rapport à son amant. Cette femme n’a pas de pudeur. Pauvre Servius. Il est tellement fier d’elle.

Dès que nous fûmes rentrés, Cicéron monta se changer pendant que je me retirais dans ma petite chambre pour écrire tout ce dont je pouvais me souvenir. J’ai encore ce rouleau avec moi pour rédiger ces mémoires : Cicéron l’a conservé parmi ses archives secrètes. L’âge a décoloré le parchemin et l’a rendu friable, comme moi. Comme moi aussi, il est encore compréhensible, tout juste, et quand je l’approche de mes yeux, j’entends encore la voix rauque de César résonner dans mon oreille : « Tu pourras toujours compter sur ma protection… »

Il me fallut plus d’une heure pour retranscrire le tout. Les invités de Cicéron avaient eu le temps d’arriver et de commencer à dîner. Lorsque j’eus terminé, je me couchai sur mon lit étroit et repensai à tout ce dont j’avais été témoin. J’admets sans peine que j’étais inquiet, car la Nature ne m’a pas doté du sang-froid nécessaire à la gestion des affaires publiques. J’aurais été heureux de rester dans le domaine familial, et mon rêve a toujours été d’avoir une petite ferme à moi, où je pourrais me retirer pour écrire. J’avais un peu d’argent de côté et l’espoir secret que Cicéron m’affranchirait lorsqu’il aurait obtenu le consulat. Mais les mois avaient passé et il n’en avait pas fait mention. À plus de quarante ans, je commençais à craindre de mourir esclave. La dernière nuit de l’année est souvent propice à la mélancolie. Janus regarde à la fois devant et derrière, et il arrive que les deux perspectives soient aussi peu attirantes l’une que l’autre. Mais ce soir-là, je me sentais particulièrement enclin à m’apitoyer sur mon sort.

Quoi qu’il en soit, je restai à l’écart jusque tard dans la soirée. Lorsque j’estimai que le dîner devait toucher à sa fin, je me rendis dans la salle à manger et me plantai près de la porte, à un endroit où Cicéron pouvait me voir. La pièce était petite, mais plaisante, nouvellement décorée de fresques conçues pour donner aux convives l’illusion qu’ils se trouvaient dans le jardin de Cicéron à Tusculum. Ils étaient neuf autour de la table, trois par lit — le nombre parfait. Postumia était venue, exactement comme Cicéron l’avait prévu. Elle portait une robe décolletée et paraissait sereine, comme si la gêne de l’après-midi n’avait jamais existé. Son mari, Servius, reposait à côté d’elle ; c’était l’un des plus vieux amis de Cicéron et le juriste le plus éminent de Rome, ce qui n’était pas un mince exploit dans cette cité remplie d’hommes de loi. Mais s’immerger dans le droit, c’est un peu comme s’immerger dans un bain glacé — un peu, c’est revigorant, trop, c’est usant — et Servius avait, au fil des années, fini par devenir pusillanime et ratatiné alors que Postumia demeurait très belle. Cependant, il avait ses partisans au sénat et conservait — comme elle — une solide ambition. Il projetait de se présenter au consulat l’été suivant, et Cicéron avait promis de le soutenir.

Le seul ami que Cicéron avait depuis plus longtemps que Servius était Atticus. Celui-ci était allongé près de sa sœur, Pomponia, qui était mariée — pour leur malheur — au frère cadet de Cicéron, Quintus. Pauvre Quintus : pour échapper à ses railleries de mégère, il semblait s’être réfugié dans le vin. Le dernier invité était le jeune Marcus Caelius Rufus, ancien élève de Cicéron, qui semblait un puits de plaisanteries et d’anecdotes. Quant à Cicéron, couché entre Terentia et sa Tullia chérie, il riait aux commérages de Rufus et affichait une telle image de nonchalance qu’il eût été impossible de se douter qu’il avait le moindre souci au monde. Tout homme politique qui réussit doit pouvoir garder plusieurs choses à l’esprit en même temps et passer de l’une à l’autre en fonction des besoins, faute de quoi la vie serait insupportable. Au bout d’un moment, il regarda dans ma direction et me fit un signe de tête.

— Mes amis, lança-t-il, assez fort pour couper court au bavardage général, il se fait tard et Tiron vient me rappeler que j’ai un discours à prononcer demain matin. Je me dis parfois que ce devrait être lui le consul et moi le secrétaire.

Il y eut un éclat de rire général et je sentis les visages se tourner vers moi.

— Mesdames, poursuivit-il, si vous voulez bien m’excuser, je voudrais entraîner ces messieurs dans mon bureau quelques instants. J’ai besoin de conseils.

Il se tamponna les commissures des lèvres avec sa serviette avant de la jeter sur la table, puis il se leva et tendit la main à Terentia. Elle la prit avec un sourire qui parut d’autant plus éclatant qu’il était rare. On aurait dit une plante d’hiver noueuse qui vient soudain de donner une fleur. La réussite de Cicéron était le soleil qui l’avait réchauffée — à tel point qu’elle avait même mis de côté sa parcimonie coutumière pour s’habiller comme il sied à la femme d’un consul, futur gouverneur de Macédoine. Elle portait une toute nouvelle robe brodée de perles et brillait de bijoux achetés pour l’occasion : sur sa gorge étroite et sa maigre poitrine, à ses poignets et sur ses doigts, et même mêlés à ses courtes boucles brunes.

Les invités quittèrent la salle à manger, les femmes se dirigeant vers le tablinum, les hommes vers le bureau. Cicéron me demanda de fermer la porte.

— Qu’y a-t-il, frère ? s’enquit Quintus, qui n’avait pas lâché son verre de vin. On dirait que tu viens de manger une huître avariée.

— Je déteste gâcher une soirée agréable, avoua Cicéron, mais il y a un problème.

La mine sombre, il montra l’assignation délivrée contre Rabirius puis raconta la visite de la délégation du sénat l’après-midi même et celle qu’il avait rendue ensuite à César.

— Tiron, lis-nous ce qu’a dit ce gredin, ordonna-t-il.

Je m’exécutai, et lorsque j’arrivai à la dernière partie — l’offre de protection qu’avait faite César —, tous quatre échangèrent des regards.

— En fait, tu en auras peut-être besoin, commenta Atticus. Parce que si tu tournes le dos à Catulus et ses amis, après les promesses que tu leur as faites avant les élections, ils ne te le pardonneront jamais.

— D’un autre côté, si je tiens ma promesse envers eux et que je m’oppose à cette assignation des tribuns, César déclarera Rabirius coupable et je serai contraint de le défendre au Champ de Mars.

— Et cela, tu ne peux tout simplement pas te le permettre, intervint Quintus. Il a raison. La défaite est annoncée. Quoi qu’il puisse en coûter, laisse Hortensius se charger de sa défense.

— Mais comment veux-tu que je me défile ? En tant que président du sénat, je peux difficilement rester neutre pendant qu’on crucifie un sénateur ! De quel genre de consul j’aurais l’air ?

— D’un consul vivant par rapport à un consul mort, répliqua Quintus. Parce que si tu te ranges du côté des patriciens, crois-moi, tu courras un vrai danger. Tu auras tout le monde ou presque contre toi. Le sénat lui-même ne sera pas uni — Hybrida y veillera. Ils sont nombreux sur ces bancs à n’attendre que l’occasion de te faire tomber, Catilina en tête.

— J’ai une idée, avança le jeune Rufus. Pourquoi ne pas faire quitter la ville en douce à Rabirius et le cacher quelque part à la campagne ?

— Tu crois ?

Cicéron examina un instant la proposition du jeune homme, puis secoua la tête.

— Non. J’apprécie ta présence d’esprit, Rufus, mais ça ne marcherait pas. Si nous refusions Rabirius à César, il serait tout à fait capable de lancer une accusation similaire contre Catulus ou Isauricus — et tu imagines les conséquences d’une chose pareille ?

Servius avait pendant ce temps pris l’assignation et l’étudiait avec attention. Il voyait mal et devait tenir le document si près du candélabre que j’eus peur qu’il n’y mette le feu.

Perduellio, marmonna-t-il. C’est une étrange coïncidence. Je projetais justement de proposer ce mois-ci au sénat de supprimer la notion de perduellio. J’ai même recensé tous les précédents. Je les ai sur mon bureau, à la maison.

— C’est peut-être ça qui a donné cette idée à César, dit Quintus. Tu lui en as parlé ?

Servius avait toujours le visage collé contre l’assignation.

— Bien sûr que non. Je ne lui parle jamais. C’est une crapule.

Il leva les yeux et vit que Cicéron avait le regard posé sur lui.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Cicéron hésita.

— Je crois que je sais comment César a pu entendre parler du crime de perduellio.

— Comment ?

— Ta femme se trouvait chez César quand nous sommes arrivés là-bas cet après-midi.

— Ne sois pas ridicule, répliqua Servius d’un ton léger. Pourquoi Postumia irait-elle voir César ? Elle le connaît à peine. Elle a passé la journée chez sa sœur.

— Je l’ai vue. Et Tiron aussi.

— Bien, bien, je suis sûr qu’il doit y avoir une explication logique, déclara Servius en feignant de continuer à lire.

Puis, après un silence, il reprit d’une voix basse et empreinte de ressentiment :

— Je ne comprenais pas pourquoi tu avais attendu après le dîner pour nous parler de la proposition de César. Maintenant, je sais. Tu te disais que tu ne pouvais pas parler ouvertement devant ma femme et risquer qu’elle se précipite dans son lit pour tout lui raconter !

Il y eut un moment affreusement embarrassant. Quintus et Atticus regardaient tous les deux par terre ; Rufus lui-même se taisait.

— Servius, Servius, mon vieil ami, dit Cicéron en le prenant par les épaules. Tu es de tout Rome l’homme que je souhaite le plus voir me succéder au consulat. J’ai une confiance en toi absolue. Ne doute jamais de ça.

— Pourtant tu as insulté l’honneur de ma femme, protesta Servius, ce qui revient à m’insulter moi aussi. Alors comment pourrais-je accepter ta confiance ?

Il repoussa la main de Cicéron et quitta la pièce avec dignité.

— Servius ! appela Atticus, qui ne supportait pas les conflits.

Mais le pauvre mari trompé était déjà parti, et lorsque Atticus fit mine de le suivre, Cicéron lui dit à voix basse :

— Laisse-le, Atticus. C’est avec sa femme qu’il doit parler, pas avec nous.

Il y eut un long silence, durant lequel je tendis l’oreille pour entendre des voix dans le tablinum, mais ne parvins à saisir que les bruits de la vaisselle qu’on débarrassait dans la salle à manger. Rufus finit par éclater de rire :

— Alors c’est pour ça que César est toujours en avance sur ses ennemis ! Il a des espions dans tous vos lits !

— Tais-toi, Rufus, dit Quintus.

— Maudit César ! s’écria soudain Cicéron. Il n’y a rien de déshonorant à être ambitieux. Moi-même, je suis ambitieux. Mais quand on plonge le regard dans le sien, c’est comme si on contemplait une mer sombre au cœur d’une tempête !

Il se laissa tomber dans son fauteuil et se mit à tambouriner du bout des doigts contre les accoudoirs.

— Je ne crois pas que j’aie le choix. Au moins, si j’accepte ses conditions, ça me permettra de gagner du temps. Ils ont échafaudé leur satané projet de loi depuis des mois.

— Et puis, qu’y a-t-il de mal dans le fait de donner des fermes aux pauvres ? demanda Rufus qui, comme beaucoup de jeunes, avait des sympathies populistes. Tu es sorti dans la rue. Tu as vu comment ça se passe en hiver. Les gens meurent de faim.

— Je suis d’accord, dit Cicéron. Cependant, c’est à manger qu’ils veulent, pas des fermes. Le travail de la ferme exige des années d’apprentissage et est éreintant. J’aimerais bien voir les fainéants que j’ai croisés devant chez César aujourd’hui travailler aux champs du matin au soir ! Si nous devions compter sur eux pour nous nourrir, nous serions tous morts de faim en un an.

— Au moins, César s’intéresse-t-il à eux…

— Il s’intéresse à eux ? répéta Cicéron en reportant tout son énervement sur son jeune ami. César ne s’intéresse à personne d’autre qu’à lui-même ! Tu crois vraiment que Crassus, l’homme le plus riche de Rome, se soucie des pauvres ? Ils veulent distribuer les terres publiques — sans que cela leur coûte quoi que ce soit d’ailleurs — pour créer une armée de partisans si énorme qu’elle les maintiendra pour toujours au pouvoir. Crassus vise l’Égypte. Les dieux seuls savent ce que veut César — le monde, probablement. Il s’intéresse à eux ! Vraiment, Rufus, tu dis parfois de grosses bêtises. Tu n’as donc rien appris d’autre que le jeu et la débauche depuis ton arrivée à Rome ?

Je ne crois pas que Cicéron ait voulu se montrer aussi dur, mais je peux vous assurer que ses paroles heurtèrent Rufus comme une gifle. Lorsqu’il se détourna, ses yeux brillaient de larmes contenues — pas seulement des larmes de honte, mais aussi de colère, car le charmant adolescent dilettante que Cicéron avait pris comme élève s’était mué en un jeune homme de plus en plus ambitieux, changement que Cicéron n’avait pas remarqué. Bien que la discussion durât encore un moment, Rufus se garda d’y prendre part à nouveau.

— Tiron, me demanda Atticus, tu étais chez César. D’après toi, qu’est-ce que ton maître devrait faire ?

Comme on me demandait invariablement mon opinion lors de ces conseils restreints, j’attendais cet instant et m’efforçais toujours d’avoir une réponse toute prête.

— Je pense, répondis-je, qu’en acceptant la proposition de César, il serait peut-être envisageable d’obtenir certaines concessions sur leur programme. Il deviendrait alors possible de présenter aux patriciens celles-ci comme une victoire.

— De cette façon, hasarda Cicéron, s’ils refusent de les accepter, ils seront de toute évidence les seuls à blâmer et je serai libéré de mes obligations. Ce n’est pas une mauvaise idée.

— Bravo, Tiron ! s’exclama Quintus. Tu es toujours le plus sage d’entre nous.

Il bâilla avec ostentation.

— Allons, mon frère, reprit-il en se baissant pour aider Cicéron à se relever. Il se fait tard et tu as un discours à prononcer demain. Il faut que tu dormes un peu.

Quand nous traversâmes la maison pour gagner le vestibule, le silence avait envahi les lieux. Terentia et Tullia étaient allées se coucher. Servius et sa femme étaient rentrés chez eux.

Pomponia, qui détestait la politique, avait refusé d’attendre son époux et, d’après le portier, était partie avec eux. La voiture d’Atticus attendait dehors. La neige luisait au clair de lune. Le cri familier du veilleur de nuit retentit quelque part dans la ville, annonçant minuit.

— Une nouvelle année, déclara Quintus.

— Et un nouveau consul, ajouta Atticus. Bravo, mon cher ami. Nous sommes fiers de toi.

Ils serrèrent la main de Cicéron et lui tapèrent dans le dos. Je ne pus cependant m’empêcher de remarquer que, si Rufus finit par faire de même, ce ne fut qu’à contrecœur. L’écho de leurs chaleureuses félicitations flotta brièvement dans l’air glacé et s’évanouit. Cicéron resta dans la rue pour saluer de la main leur voiture jusqu’à ce qu’elle disparaisse au coin de la rue. En se retournant pour rentrer à la maison, il trébucha légèrement et enfonça le pied dans la congère accumulée près de la porte. Il dégagea son soulier mouillé, le secoua avec emportement et jura. L’envie de lui dire que c’était un présage me démangeait, mais, heureusement me semble-t-il, je gardai le silence.

III

Je ne sais pas comment se déroule aujourd’hui la cérémonie d’entrée en fonction, maintenant que les magistrats les plus éminents ne sont plus que des garçons de course, mais à l’époque de Cicéron, le premier visiteur qui se présentait devant le nouveau consul le jour où il prêtait serment était toujours un membre du collège des augures. Par conséquent, juste avant l’aube, Cicéron se posta dans l’atrium avec Terentia et les enfants pour attendre l’arrivée de l’augure. Je savais qu’il n’avait pas bien dormi car je l’avais entendu remuer au-dessus de ma tête et faire les cent pas, comme toujours lorsqu’il réfléchissait. Mais il avait un pouvoir de récupération miraculeux et paraissait en pleine possession de ses moyens tandis qu’il se tenait là avec sa famille, tel un athlète qui s’est entraîné toute sa vie pour la course qu’il s’apprête enfin à disputer.

Quand tout fut prêt, je fis signe au portier, qui ouvrit le lourd battant de bois pour faire entrer les gardiens des poulets sacrés, les pularii — une demi-douzaine de bonshommes maigrichons qui n’étaient pas sans évoquer eux-mêmes des poulets. Derrière cette escorte venait l’augure, frappant le sol de son bâton recourbé et faisant l’effet d’un véritable géant avec tout son attirail : son grand chapeau conique et sa vaste robe violette. Le petit Marcus poussa un cri dès qu’il le vit s’engager dans le couloir, et se cacha derrière les jupes de Terentia. L’augure était alors Quintus Caecilius Metellus Celer, et il faut que je vous parle un peu de lui car il sera amené à jouer un rôle important dans la vie de Cicéron. Il revenait d’Orient où il s’était battu sous le commandement de Pompée le Grand, dont il était en fait le beau-frère, ce qui n’avait certainement pas entravé sa carrière. En tant que Metelli, il était plus ou moins prédestiné à devenir consul dans les deux ans qui suivraient : il prêtait d’ailleurs serment le jour même pour son élection à la préture. Il était marié à la belle Clodia, qui appartenait à la gens Claudia : l’un dans l’autre, on aurait difficilement pu trouver mieux introduit que Metellus Celer, qui était loin d’être aussi stupide qu’il le paraissait.

— Consul désigné, bonjour ! aboya-t-il comme s’il sonnait le réveil de ses légionnaires. Le grand jour est enfin arrivé. Que nous réservera-t-il ? Je me le demande.

— C’est toi, l’augure, Celer. Dis-le-moi.

Celer rejeta la tête en arrière et éclata de rire. Je découvris par la suite qu’il ne croyait pas davantage que Cicéron en la divination et n’appartenait au collège des augures que par opportunisme politique.

— Eh bien, je peux déjà te prédire une chose, répliqua-t-il, et c’est qu’il va y avoir du grabuge. Il y avait foule devant le temple de Saturne quand je suis passé. On dirait bien que César et ses amis ont enfin affiché leur grand projet de loi. Voilà bien un incroyable gredin !

Je me tenais juste derrière Cicéron et ne pus donc voir son visage, mais je sus au raidissement de ses épaules que la nouvelle le mit immédiatement sur ses gardes.

— Bon, reprit Celer en penchant la tête pour éviter une poutre basse, par où accède-t-on à ton toit ?

Cicéron conduisit l’augure vers l’escalier. En passant devant moi, il me chuchota sur un ton pressant :

— Va voir ce qui se passe, fais aussi vite que tu peux. Prends les garçons avec toi. Il faut que je connaisse chaque clause de ce texte.

Je fis signe à Sositheus et à Laurea de me suivre puis, précédés par deux esclaves munis de torches, nous descendîmes la colline. Nous eûmes du mal à trouver notre chemin dans l’obscurité, et le sol enneigé était semé d’embûches. Mais dès que nous arrivâmes au forum, j’aperçus des lumières qui brillaient devant nous, et nous nous dirigeâmes vers elles. Celer avait raison. On avait fixé un placard à l’endroit prévu, devant le temple de Saturne. Malgré l’heure et le froid, l’intérêt du public était tel qu’il y avait déjà plus d’une vingtaine de citoyens rassemblés pour lire le texte. Celui-ci était long, plusieurs milliers de mots disposés sur six panneaux, et portait le nom du tribun Rullus, bien que tout le monde sût que ses auteurs étaient en réalité César et Crassus. Je plaçai Sositheus sur le début, Laurea sur la fin, et je pris le milieu.

Nous œuvrâmes rapidement, sans tenir compte des commentaires des gens qui se plaignaient de ne plus rien voir. Lorsque nous eûmes tout recopié, la nuit prenait tout juste fin, cédant la place au premier jour de la nouvelle année. Il n’était nul besoin d’en étudier tous les détails pour savoir que ce projet de loi allait poser beaucoup de problèmes à Cicéron. Les domaines publics de Campanie devaient être saisis d’office et divisés en cinq mille fermes qui seraient distribuées gratuitement. Un collège élu de dix membres déciderait des attributions des terres et aurait tout pouvoir pour lever des impôts à l’étranger ainsi que pour acheter et vendre autant de terres en Italie qu’il le jugerait utile, sans avoir à en référer au sénat. Les patriciens seraient furieux, et le moment choisi pour faire connaître le texte de cette loi — quelques heures à peine avant le discours d’entrée en charge de Cicéron — ne visait ostensiblement qu’à mettre le consul sur la sellette.

Lorsque nous rentrâmes, Cicéron se trouvait toujours sur le toit, assis pour la toute première fois de l’Histoire sur sa chaise curule en ivoire. Il faisait affreusement froid là-haut, la neige s’accrochait encore aux tuiles et au parapet. Cicéron était emmitouflé dans un pan d’étoffe qui lui remontait presque au menton, et il était coiffé d’un curieux bonnet à poils, avec des rabats qui lui recouvraient les oreilles. Celer se tenait à côté, entouré par les pularii. Il fendait le ciel avec son bâton, cherchant avec lassitude la moindre trace d’oiseau ou d’éclair. Mais l’air était parfaitement calme et limpide, et il n’arrivait visiblement à rien. Dès qu’il m’aperçut, Cicéron saisit les tablettes de ses mains gantées de mitaines et se mit à les parcourir rapidement. Les petits cadres de bois reliés entre eux par des charnières cliquetèrent, clic, clic, clic tandis qu’il assimilait chaque page.

— C’est le projet de loi du parti populaire ? s’enquit Celer qui, alerté par le bruit, se retourna brusquement.

— Oui, répondit Cicéron en déchiffrant le texte avec une grande rapidité, et ils n’auraient pu concevoir un projet plus susceptible de déchirer la république !

— Faut-il que tu en parles dans ton discours d’entrée ? demandai-je.

— Bien entendu. Pourquoi crois-tu qu’ils l’ont affiché justement maintenant ?

— Aucun doute qu’ils ont choisi leur moment, commenta Celer. Un nouveau consul. Son premier jour d’exercice. Aucune expérience militaire. Pas de grande famille derrière lui. Ils te mettent à l’épreuve, Cicéron.

Un cri retentit au bas de la rue. Je regardai par-dessus le parapet. Une foule se formait pour accompagner Cicéron à la cérémonie de son entrée en fonctions. De l’autre côté de la vallée, les temples du Capitole commençaient à se découper nettement sur le ciel matinal.

— N’était-ce pas un éclair ? demanda Celer au gardien des poulets sacrés le plus proche. Par Jupiter, je voudrais que c’en soit un. Je me les gèle.

— Si tu as vu un éclair, augure, c’est qu’il a dû y en avoir un, répondit le gardien des poulets.

— Très bien, alors, c’était un éclair, sur la gauche. Écris-le, mon garçon. Félicitations, Cicéron — c’est un présage favorable. Allons-y.

Mais Cicéron ne semblait pas avoir entendu. Il était assis, immobile sur son siège, le regard rivé droit devant lui. Celer lui posa la main sur l’épaule au passage.

— Au fait, mon cousin, Quintus Metellus, m’a prié de te transmettre son meilleur souvenir, et aussi de te rappeler qu’il attend toujours à l’extérieur de la ville ce triomphe que tu lui as promis en échange de sa voix. Licinius Lucullus aussi, d’ailleurs. N’oublie pas qu’ils peuvent compter sur des centaines de vétérans. Si l’on en arrive vraiment à la guerre civile — comme cela paraît vraisemblable —, ce sont eux qui pourront venir rétablir l’ordre.

— Merci, Celer, répliqua Cicéron. Faire venir les soldats dans Rome, voilà qui va certainement nous éviter une guerre civile.

Cette remarque se voulait sarcastique, mais je crois bien que le sarcasme rebondit sur les Celer de ce monde comme une flèche d’enfant sur une armure. Celer quitta le toit de Cicéron tout imbu de sa propre importance. Je demandai à Cicéron s’il avait besoin de quelque chose.

— Oui, me répondit-il sombrement. D’un nouveau discours. Laisse-moi un moment.

Je m’exécutai et descendis en essayant de ne pas penser à la tâche que le consul devait à présent affronter : s’exprimer sans préparation devant six cents sénateurs, au sujet d’un projet de loi compliqué qu’il venait juste de découvrir et avec la certitude que tout ce qu’il pourrait dire mettrait forcément l’une ou l’autre faction en fureur. Je sentais mon ventre se liquéfier à cette seule idée.

La maison se remplissait rapidement, non seulement des clients de Cicéron mais aussi des sympathisants qui arrivaient de la rue. Cicéron avait ordonné que l’on ne comptât pas à la dépense pour son entrée en charge et, dès que j’émettais une réserve concernant le coût de ces largesses, il me répondait toujours avec un sourire :

— La Macédoine paiera.

Tous ceux qui se présentaient se voyaient donc offrir des figues et du miel. Atticus, qui figurait parmi les dirigeants de l’ordre équestre, avait amené avec lui un gros détachement des chevaliers partisans de Cicéron ; du vin chaud aux épices leur fut servi dans le tablinum, ainsi qu’aux sénateurs les plus proches de Cicéron mobilisés par Quintus. Servius ne se montrait toujours pas. Je réussis à faire savoir à Quintus et à Atticus que le projet de loi du parti populaire avait été affiché, et qu’il était mauvais.

Pendant ce temps, les flûtistes engagés profitaient également des largesses de la maison, de même que les percussionnistes et les danseurs, les représentants des quartiers et des sièges des tribus, et, bien sûr, les fonctionnaires qui accompagneraient Cicéron tout au long de son consulat : scribes, huissiers, copistes et crieurs du Trésor ainsi que douze licteurs fournis par le sénat pour assurer la protection du consul. Il ne manquait plus à la fête que son acteur principal, et plus le temps passait, plus il m’était difficile d’expliquer son absence, car tout le monde avait alors entendu parler de la loi et voulait savoir comment Cicéron projetait de réagir. Je ne pouvais que répondre qu’il prenait encore les auspices et descendait tout de suite. Terentia, parée de ses nouveaux bijoux, me glissa l’ordre de prendre le contrôle de la situation avant que la maison ne soit entièrement dépouillée, aussi recourus-je à la ruse : j’envoyai deux esclaves chercher la chaise curule sur le toit avec pour instructions de dire à Cicéron que l’on réclamait le symbole de son autorité pour conduire la procession — une excuse qui avait le mérite d’être vraie.

Le stratagème fonctionna, et Cicéron descendit tout de suite — dépouillé, à mon grand soulagement, de son bonnet en poils de lapin. Son apparition suscita une gaieté volubile de la part de l’assemblée, que le vin chaud avait déjà mise en joie. Cicéron me rendit les tablettes de cire sur lesquelles figurait le texte du projet de loi, et me chuchota de les apporter à la cérémonie. Puis il monta sur une chaise, salua la compagnie d’un grand geste cordial et demanda aux officiers du Trésor de lever la main. Plus d’une vingtaine de personnes s’exécutèrent. (Aussi étonnant que cela puisse paraître aujourd’hui, c’était le nombre total des hommes qui, à l’époque, administraient l’Empire romain depuis son centre.)

— Messieurs, commença-t-il en posant la main sur mon épaule, je vous présente Tiron, qui est mon secrétaire personnel depuis bien avant que je ne sois sénateur. Vous devrez considérer un ordre de lui comme un ordre de moi, et toute affaire qu’il est bon de discuter avec moi comme susceptible d’être abordée avec lui. Je préfère les rapports écrits aux rapports verbaux. Je me lève tôt et travaille tard. Je ne tolérerai ni pots-de vin ni corruption ni rumeurs sous aucune forme. Souvenez-vous-en et nous nous entendrons très bien. Et maintenant : au travail !

Après cette petite allocution qui me laissa rougissant, les licteurs reçurent leurs nouvelles verges ainsi qu’une bourse chacun, puis la chaise curule de Cicéron fut enfin descendue du toit et présentée à la foule. Elle seule suscita des cris d’admiration et une salve d’applaudissements, ce qui était mérité car elle était sculptée en ivoire de Numidie et avait coûté plus de cent mille sesterces (« La Macédoine paiera ! »). Tout le monde but encore un peu de vin — le petit Marcus lui-même en prit dans un gobelet d’ivoire —, les joueurs de flûte se mirent à jouer et nous sortîmes dans la rue pour commencer la longue traversée de la ville.

Il faisait toujours un froid de loup, mais le soleil se levait et projetait sur les toits des rayons dorés, qui, avec la neige, conféraient à Rome un éclat céleste. Les licteurs ouvraient le défilé : quatre d’entre eux portaient la chaise curule sur une litière découverte. Cicéron marchait auprès de Terentia. Tullia venait derrière lui, accompagnée de son fiancé, Frugi. Quintus portait Marcus sur ses épaules et, encadrant la famille consulaire, il y avait les chevaliers et les sénateurs vêtus de blanc éclatant. Les flûtes sifflaient, les tambours battaient, les danseurs bondissaient. Les citoyens bordaient les rues et se massaient aux fenêtres pour mieux voir. Il y avait beaucoup d’acclamations et d’applaudissements, mais aussi — pour être honnête — quelques huées, surtout de la part des plus pauvres de Subura, tandis que nous défilions le long de l’Argiletum en direction du forum. Cicéron saluait de la tête, à droite et à gauche, et levait de temps à autre la main droite, mais il conservait une expression très grave, et je savais qu’il se concentrait sur ce qui l’attendait. Dans les instants qui précédaient les grands discours, une partie de lui demeurait toujours inaccessible. Je vis à certains moments Quintus et Atticus tenter de lui parler, mais il secoua la tête, préférant rester plongé dans ses réflexions. Lorsque nous atteignîmes le forum, il était bondé. Nous passâmes devant les rostres et le sénat vide pour enfin gravir le Capitole. La fumée des autels tournoyait au-dessus des temples. Je sentais le parfum du safran qui brûlait et percevais les meuglements des taureaux qui attendaient le sacrifice. Je me retournai au moment où nous approchions de l’Arche de Scipion et découvris Rome comme je l’avais rarement vue, voilée de blanc et étincelante dans sa robe neigeuse — ses collines et ses vallées, ses tours et ses temples, ses portiques et ses demeures guettant leur promis telle une future mariée.

Nous pénétrâmes dans l’enceinte capitoline et trouvâmes l’ensemble du sénat qui nous attendait, en rangs devant le temple de Jupiter. On nous conduisit, la famille de Cicéron, le reste de la maisonnée et moi-même, à la tribune de bois qui avait été dressée pour les spectateurs. Un coup de trompette résonna contre les murs, et les sénateurs se retournèrent comme un seul homme pour regarder Cicéron passer parmi eux — tous ces visages rusés, rougis par le froid, ces yeux avides qui scrutaient le consul désigné : des hommes qui n’avaient jamais gagné le consulat et savaient qu’ils ne l’obtiendraient jamais, des hommes qui le désiraient encore et craignaient de ne pas y arriver, et ceux qui l’avaient déjà obtenu un jour et croyaient encore qu’il leur appartenait de droit. Hybrida, le second consul, avait déjà pris place au pied des marches du temple. Couronnant la scène, le grand toit de bronze semblait en fusion sous le soleil d’hiver lumineux. Sans se regarder, les deux consuls désignés montèrent lentement jusqu’à l’autel où le grand pontife, Metellus Pius, patientait, allongé sur une litière, trop malade pour se lever. Il y avait autour de Pius les six vierges vestales et les quatorze autres pontifes de la religion d’État. Je repérai sans peine Catulus, qui avait fait reconstruire le temple pour le compte du sénat et dont le nom figurait au-dessus de la porte (à la suite de quoi certains farceurs le surnommèrent « plus grand que Jupiter »). Isauricus se tenait à côté de lui. Je reconnus également Scipion Nasica, fils adoptif de Pius ; Junius Silanus, qui était l’époux de Servilia, elle-même femme la plus brillante de Rome ; et enfin, se tenant légèrement à l’écart des autres et incongru dans ses habits de prêtre, je repérai la silhouette mince et large d’épaules de Jules César, mais je me trouvais malheureusement trop loin pour voir son expression.

Il y eut un long silence. La trompette retentit à nouveau. Un gigantesque taureau beige portant des rubans rouges noués à ses cornes fut amené à l’autel. Cicéron remonta les plis de sa toge sur sa tête puis, d’une voix forte, récita de mémoire la prière cérémonielle. À peine eut-il terminé que le serviteur posté derrière le taureau assena à la bête un tel coup de marteau que le craquement retentit tout autour du portique. La créature s’effondra sur le flanc, et la vision déconcertante de l’enfant mort surgit devant mes yeux tandis que les serviteurs lui ouvraient le ventre. Avant même que le malheureux animal ne fût complètement mort, ils déposèrent ses entrailles sur l’autel afin qu’elles fussent inspectées. Il y eut un grondement dans l’assemblée, qui interpréta les soubresauts du taureau comme un mauvais présage, mais quand les haruspices présentèrent le foie à Cicéron pour qu’il l’examine, ils le déclarèrent particulièrement favorable. Pius — qui était de toute façon pratiquement aveugle — acquiesça faiblement d’un signe de tête, les entrailles furent jetées dans le feu et la cérémonie fut terminée. La trompette vagit une dernière fois dans l’air limpide et glacé, une salve d’applaudissements parcourut l’enceinte, et Cicéron fut consul.


La première séance de l’année du sénat se tenait toujours dans le temple de Jupiter, la chaise du consul placée sur une estrade, au pied de la grande statue de bronze du Père des dieux. Aucun citoyen, aussi éminent fût-il, n’avait le droit d’entrer au sénat, à moins qu’il n’en fût membre. Mais comme j’avais été chargé par Cicéron de prendre en notes les débats — ce serait une grande première —, je fus autorisé à rester près de lui pendant la séance. Vous imaginez mes sentiments alors que je le suivais dans la grande allée entre les bancs de bois. Les sénateurs en toge blanche entraient derrière nous, se perdant en conjectures animées qui enflaient comme un grondement de marée montante. Qui avait lu la loi du parti populaire ? Qu’allait dire Cicéron ?

Lorsque le nouveau consul arriva sur l’estrade, je me retournai pour regarder ces silhouettes que je connaissais si bien prendre leur place. À la droite de la chaise consulaire se rangeait la faction patricienne — Catulus, Isauricus, Hortensius et le reste —, tandis qu’à sa gauche allaient s’asseoir ceux qui soutenaient la cause populiste, notamment César et Crassus. Je cherchai Rullus, dont le nom figurait au bas du projet de loi, et le repérai avec les autres tribuns. Jusque-là, il n’avait été qu’un de ces jeunes gens riches et élégants, mais il arborait à présent des vêtements de pauvre et se faisait pousser la barbe pour afficher ses sympathies pour le parti populaire. Un peu plus loin, je vis Catilina se jeter sur l’un des premiers bancs réservés aux prétoriens, ses bras puissants écartés et ses jambes étendues devant lui. Son visage exprimait de sombres pensées. Il se disait manifestement que, s’il n’y avait pas eu Cicéron, c’était lui qui aurait aujourd’hui occupé la chaise curule. Ses acolytes prirent place derrière lui — des personnages comme Curius, qui avait tout perdu au jeu, ou l’incroyablement gros Cassius Longinius, qui occupait deux places à lui tout seul.

J’étais tellement concentré à noter qui était là et comment ils se comportaient que je perdis brièvement Cicéron de vue. Lorsque je me retournai de nouveau, il avait disparu. Je m’affolai soudain en songeant qu’il avait pu prendre peur et s’enfuir. Je passai derrière l’estrade et le trouvai, hors de vue, derrière la statue de Jupiter et plongé dans une intense discussion avec Hybrida. Il plongeait son regard dans les yeux pochés et injectés de sang de son collègue, la main droite posée sur son épaule, la gauche soulignant avec énergie son propos. Pour toute réponse, Hybrida hochait lentement la tête, comme s’il comprenait confusément quelque chose. Puis un sourire finit par étirer lentement ses lèvres. Cicéron le lâcha, les deux hommes se serrèrent la main et ils émergèrent tous deux de derrière la statue. Hybrida alla prendre sa place pendant que Cicéron me demandait brusquement si je n’avais pas oublié la copie du projet de loi. Je lui répondis que je l’avais.

— Bien, commenta-t-il. Commençons, alors.

Je n’avais toujours aucune idée de la façon dont il allait traiter les choses. Je savais qu’il essayait depuis des jours de concevoir un discours appelant au consensus, mais qu’il le trouvait si désespérément terne qu’il en avait écarté toutes les ébauches, dégoûté. Personne ne pouvait savoir comment il allait réagir. La tension dans la chambre était palpable. Lorsqu’il monta sur l’estrade, les bavardages se turent aussitôt et l’on sentit le sénat tout entier se pencher en avant pour écouter ce qu’il allait dire.

— Pères conscrits, commença-t-il, choisissant comme toujours une introduction tranquille, la coutume veut que les hommes élus à cette haute charge commencent avec des paroles d’humilité, rappelant leurs ancêtres qui ont déjà tenu ce rang et exprimant l’espoir qu’ils sauront se montrer dignes de leur exemple. Dans mon cas, je suis heureux de pouvoir dire qu’une telle humilité n’est pas possible.

La remarque suscita quelques rires.

— Je suis un homme nouveau, proclama-t-il. Je ne dois mon ascension ni à ma famille, ni à mon nom, ni à ma richesse, ni à aucune renommée militaire, mais au peuple de Rome, et tant que j’occuperai ce poste, je serai le consul du peuple.

Quel merveilleux instrument que la voix de Cicéron, avec son timbre riche et son soupçon de bégaiement — un défaut d’élocution qui donnait l’impression que chaque mot était durement acquis et d’autant plus précieux. Ses paroles résonnaient dans le silence comme un message de Jupiter. La tradition voulait qu’il parlât d’abord de l’armée et, sous le regard des grands aigles sculptés qui le contemplaient depuis le toit, il loua les exploits de Pompée et des légions d’Orient en des termes extravagants, sachant que ses mots seraient répétés au plus vite au grand général, qui ne manquerait pas de les étudier avec un intérêt tout particulier. Les sénateurs tapèrent du pied et poussèrent des acclamations prolongées car chaque sénateur présent savait que Pompée était l’homme le plus puissant du monde, et personne, pas même les ennemis jaloux qu’il comptait parmi les patriciens, ne voulait paraître réticent à le louer.

— Pendant que Pompée fait respecter notre république à l’étranger, nous devons tenir notre rôle ici, chez nous, poursuivit Cicéron, nous montrer résolus à protéger son honneur, avisés dans l’organisation de sa marche, et justes dans la poursuite de l’harmonie civile.

Il s’interrompit.

— Et maintenant, vous savez tous que ce matin, avant même le lever du soleil, le projet de loi du tribun Servilius Rullus, que nous attendions depuis si longtemps, a enfin été placardé au forum. Dès que j’en ai été informé, j’ai donné pour instructions qu’y soient dépêchés plusieurs copistes afin d’en avoir la transcription intégrale.

Il tendit le bras et je lui remis les trois tablettes de cire. J’avais la main qui tremblait mais la sienne ne frémissait pas, et il les brandit bien haut.

— Voici le projet de loi, et je puis vous assurer que je l’ai étudié avec toute l’attention possible, compte tenu des circonstances et du temps dont je disposais aujourd’hui, et que je suis arrivé à me former une opinion bien arrêtée.

Il attendit, et se tourna de l’autre côté de la salle, vers César, qui, impassible, regardait le consul depuis le deuxième rang, puis vers Catulus et les autres anciens consuls patriciens assis au premier rang, juste en face.

— Ce n’est rien de moins, poursuivit-il, qu’un poignard que l’on nous invite à plonger dans notre propre cœur !

Ses paroles suscitèrent une explosion immédiate — des cris de colère et des gestes dédaigneux de la part des bancs des populares, et un grondement approbateur, grave et masculin, de la part des patriciens.

— Un poignard, répéta-t-il, doté d’une longue lame.

Il se lécha le pouce et ouvrit le premier carnet.

— Clause un, page un, première ligne. L’élection d’un collège de dix membres…

Il laissa donc de côté l’affectation et les grands sentiments pour toucher au cœur du problème, qui était, comme toujours, le pouvoir.

— Qui propose le collège ? demanda-t-il. Rullus. Qui détermine qui doit élire les membres de ce collège : Rullus. Qui convoque l’assemblée chargée d’élire le collège ? Rullus…

Les sénateurs patriciens commencèrent à se joindre à lui pour entonner le nom du malheureux tribun en réponse à chacune de ses questions.

— Qui proclame les résultats ?

— Rullus ! tonna le sénat.

— Qui est le seul à se voir garantir une place dans le collège ?

— Rullus !

— Qui a rédigé le projet de loi ?

Rullus !

Le sénat tout entier se trouva bientôt tellement spirituel qu’il en pleurait de rire pendant que le pauvre Rullus, devenu cramoisi, regardait de tous côtés comme s’il cherchait où il pourrait bien se cacher. Cicéron dut continuer ainsi pendant une demi-heure, passant en revue chacune des clauses du projet de loi, le citant pour le ridiculiser et le démolir en des termes d’une telle sauvagerie que les sénateurs qui entouraient César ou occupaient les bancs des tribuns commencèrent à prendre une expression sinistre. Si l’on considère qu’il n’avait eu qu’une heure pour rassembler ses pensées, c’était proprement formidable. Il dénonça le projet comme étant une attaque contre Pompée — qui ne pouvait présenter sa candidature pour l’élection au collège in absentia — et une tentative pour remettre les rois au pouvoir sous le couvert du collège. Il cita abondamment le texte — « Les décemvirs installeront tous les colons qu’ils voudront, dans les villes et les régions de leur choix, et leur assigneront des terres où il leur plaira » — et fit en sorte qu’on n’y voie ni plus ni moins qu’un appel à la tyrannie.

— Que se passera-t-il ensuite ? Quelles sortes de fermes deviendront ces terres ? Comment s’organisera tout cela et suivant quelle méthode ? Rullus nous dit que des colonies seront établies là. Mais où ça, là ? Avec quels hommes ? Dans quels lieux exactement ? Croyais-tu, Rullus, que nous devrions te céder, à toi et aux véritables architectes de ta proposition (il se tourna directement vers César et Crassus), l’ensemble de l’Italie désarmée pour que vous la renforciez avec des garnisons, que vous l’occupiez par le biais de colonies et que la vous soumettiez avec toutes sortes d’entraves et de chaînes ?

Des « Non ! » et des « Jamais ! » fusèrent depuis les bancs des patriciens. Cicéron tendit la main et en détourna le regard, suivant le mouvement classique du refus.

— C’est avec toute ma passion et toute ma vigueur que je m’opposerai à ce genre de projets. Et je ne permettrai pas non plus, tant que je serai consul, que des hommes puissent déployer les plans qu’ils formentent depuis longtemps contre l’État. J’ai décidé de mener mon consulat de la seule manière qui permette de le faire en toute dignité et en toute liberté. Je ne chercherai jamais à obtenir une province, un honneur, une distinction, un avantage ou quoi que ce soit qu’un tribun de la plèbe puisse m’empêcher d’obtenir.

Il s’interrompit afin de mieux souligner son propos. J’avais la tête baissée pour prendre mes notes abrégées, mais à ces mots, je me redressai vivement. « Je ne chercherai jamais à obtenir une province. » Venait-il vraiment de dire ça ? Je n’arrivais pas à y croire. Tandis que les implications de ses paroles se propageaient parmi les sénateurs, un murmure s’éleva.

— Oui, reprit Cicéron alors que l’incrédulité augmentait, en ce 1er janvier, devant le sénat au complet, votre consul s’engage, pourvu que la république demeure ce qu’elle est et à moins qu’un danger ne survienne qu’il ne pourrait honorablement éviter d’affronter, à ne pas accepter le gouvernement d’une province.

Je jetai un coup d’œil de l’autre côté de l’allée, en direction de Quintus. On aurait dit qu’il venait d’avaler un frelon. La Macédoine — cette vision miroitante de luxe et de richesse, d’affranchissement de toute une vie de corvées devant les tribunaux — s’évanouissait !

— Notre république souffre de beaucoup de blessures cachées, déclara Cicéron du ton lugubre qu’il prenait toujours dans ses péroraisons. Nombre de funestes projets sont conçus par des citoyens mal intentionnés. Nous ne sommes cependant menacés par aucun danger extérieur. Nous n’avons ni roi, ni peuple ni nation à craindre. Le mal se dissimule uniquement dans nos murs. C’est un mal intérieur, une maladie intestine. Il est du devoir de chacun de nous d’y remédier au maximum de nos capacités. Si vous me promettez de tout faire pour soutenir la dignité commune, j’exaucerai certainement le vœu le plus cher de la république, à savoir veiller que l’autorité de cet ordre, qui existait au temps de nos ancêtres, puisse dès maintenant, après un long intervalle, être rendue à l’État.

Là-dessus, il s’assit.

Eh bien, il s’agissait assurément d’un discours mémorable, et en accord avec la première loi de la rhétorique de Cicéron qui voulait qu’un discours devait toujours contenir au moins un élément de surprise. Cependant, nous n’étions pas encore au bout de notre étonnement. Selon la coutume, quand le premier consul avait terminé ses remarques d’entrée en charge, il demandait son avis à son collègue. Le tonnerre d’applaudissements de la majorité et les insultes en provenance des bancs autour de César et de Crassus s’étaient à peine apaisés que Cicéron lança :

— Le sénat donne la parole à Antonius Hybrida !

Hybrida, qui était assis au premier rang, sur le banc le plus proche de Cicéron, jeta un coup d’œil penaud en direction de César puis se leva.

— Ce projet de loi proposé par Rullus — d’après ce que j’en ai vu —, je dois dire… ne me paraît pas, d’après moi — étant donné l’état de la république —, une si bonne idée que ça.

Il ouvrit et referma la bouche à plusieurs reprises.

— Je suis contre, lâcha-t-il enfin avant de se rasseoir abruptement.

Après un instant de silence, un grand bruit jaillit du sénat, mêlant toutes sortes d’émotions — dérision, colère, plaisir, ahurissement. De toute évidence, Cicéron venait de réussir un véritable coup politique car tout le monde avait tenu pour acquis qu’Hybrida soutiendrait ses alliés du parti populaire. Et voilà qu’il venait de se retourner complètement, et pour un motif des plus évidents — si Cicéron se désistait pour obtenir le gouvernement d’une province, la Macédoine allait donc lui revenir ! Les sénateurs patriciens qui occupaient les bancs derrière Hybrida se penchaient en avant pour lui taper dans le dos en lui prodiguant leurs félicitations sarcastiques. Lui se tortillait sous leurs railleries et regardait nerveusement ses anciens amis, de l’autre côté de l’allée. Catilina semblait pétrifié, comme un homme changé en statue. Quant à César, il se contenta de se laisser aller en arrière, bras croisés, et de se perdre dans la contemplation du plafond du temple, secouant la tête et souriant vaguement pendant que le vacarme continuait.


Le reste de la séance fut nettement moins agité. Cicéron parcourut la liste des préteurs et entreprit d’appeler un par un les anciens consuls pour leur demander leur avis sur la loi agraire de Rullus. Ils se partagèrent exactement suivant les lignes des factions. Cicéron n’appela même pas César : celui-ci était encore trop jeune dans la course aux honneurs et ne bénéficiait pas encore de l’imperium. La seule note réellement menaçante émana de Catilina.

— Tu t’es proclamé consul du peuple, dit-il d’un ton méprisant à Cicéron lorsque vint enfin son tour de s’exprimer. Eh bien, nous allons voir ce que le peuple aura à dire là-dessus !

Mais cette journée était celle du nouveau consul et, quand la lumière commença à décliner et qu’il déclara la séance levée jusqu’à la fin des fériés latines, les patriciens l’escortèrent à travers la cité, du temple jusqu’à chez lui, comme s’il était des leurs et non un « homme nouveau » tant méprisé.

Cicéron était de fort belle humeur lorsqu’il franchit le seuil de sa maison, car rien n’est plus jouissif en politique que de prendre ses adversaires au dépourvu, et l’on ne parlait plus que de la défection d’Hybrida. Quintus, cependant, était furieux, et à peine la maison se fut-elle vidée des sympathisants qu’il se tourna vers son frère avec une colère que je ne lui avais jamais vue auparavant. La scène était d’autant plus embarrassante qu’Atticus et Terentia étaient également présents.

— Pourquoi n’as-tu consulté aucun d’entre nous avant de céder ta province ? demanda-t-il.

— Quelle importance ? C’est l’effet qui compte. Tu étais assis en face d’eux. Qui, d’après toi, en était le plus malade — César ou Crassus ?

Quintus n’allait pas se laisser détourner si facilement.

— Quand as-tu imaginé une chose pareille ?

Cicéron poussa un soupir.

— Pour être honnête, j’ai cette idée en tête depuis que j’ai tiré la Macédoine au sort.

Exaspéré, Quintus leva alors les mains au ciel.

— Tu veux dire que, quand nous t’avons parlé hier soir, tu avais déjà pris ta décision ?

— Plus ou moins.

— Mais pourquoi ne nous as-tu rien dit ?

— Parce que je savais que vous désapprouveriez. Parce que je pensais qu’il restait encore une petite chance que César présente un projet de loi que je puisse soutenir. Et parce que ce que je fais de ma province ne regarde que moi.

— Non, ça ne regarde pas que toi, Marcus, ça nous regarde tous ! cria Quintus. Comment allons-nous régler nos dettes sans les revenus de la Macédoine ?

— Tu veux dire, comment vas-tu financer ta campagne pour la préture cet été ?

— C’est injuste !

Cicéron posa la main sur l’épaule de Quintus.

— Frère, écoute-moi, tu l’auras, ta préture. Et tu ne la décrocheras pas avec des pots-de-vin mais grâce au nom honorable de Cicéron, ce qui ne rendra ton triomphe que plus éclatant. Il faut que tu comprennes que je devais séparer Hybrida de César et des tribuns. Mon seul espoir de pouvoir piloter la république à travers cette tempête est de garder le sénat uni. Je ne peux pas me permettre de laisser mon collègue comploter derrière mon dos. La Macédoine était le prix à payer.

Il s’adressa à Atticus et à Terentia :

— Et qui voudrait gouverner une province, de toute façon ? Vous savez que je ne pourrais pas supporter de partir en vous laissant tous à Rome.

— Et qu’est-ce qui empêchera Hybrida de te prendre la Macédoine et de soutenir quand même la plainte contre Rabirius ? persista Quintus.

— Pourquoi se donnerait-il cette peine ? La seule raison qui le poussait à soutenir leur projet était l’argent. Maintenant, il n’a plus besoin d’eux pour régler ses dettes. En outre, rien n’est signé ni scellé — je peux toujours changer d’avis. Et en attendant, par ce geste noble, je montre aux gens que je suis un homme de principe qui place la survie de la république devant mon intérêt personnel.

Il avait les yeux brillants et se frotta les mains avec bonheur.

Quintus interrogea Atticus du regard.

— La logique se tient, dit celui-ci en haussant les épaules.

— Et toi, Terentia, qu’en penses-tu ? insista Quintus.

La femme de Cicéron n’avait pas pipé mot, ce qui ne lui ressemblait pas. Même là, elle resta muette et continua de dévisager son mari, qui soutint impassiblement son regard. Lentement, elle porta la main à ses cheveux et retira le diadème accroché à ses courtes boucles brunes. Puis, sans quitter Cicéron des yeux, elle défit le collier de son cou, décrocha la broche d’émeraude de sa poitrine et fit glisser les bracelets d’or de ses poignets. Enfin, grimaçant sous l’effort, elle retira les bagues de ses doigts. Lorsqu’elle eut terminé, elle saisit tous ces nouveaux bijoux entre ses mains et les laissa tomber par terre. Pierres scintillantes et métaux précieux s’éparpillèrent à grand bruit sur la mosaïque. Alors elle tourna les talons et quitta la pièce.

IV

Le lendemain matin, nous dûmes quitter Rome dès l’aube pour suivre le grand exode des magistrats, dont la famille et les serviteurs devaient suivre les fériés latines dans les monts Albain. Terentia accompagnait son mari, et l’atmosphère qui régnait à l’intérieur de la voiture était aussi glaciale que l’air de la montagne à l’extérieur. Le consul avait du travail pour moi. Il commença par me dicter une longue dépêche à l’intention de Pompée pour lui décrire la situation politique à Rome, puis une série de lettres plus courtes destinées aux gouverneurs des provinces, pendant que Terentia détournait soigneusement les yeux et feignait de dormir. Les enfants voyageaient avec leur bonne dans une autre voiture. Derrière nous s’étirait un grand convoi de véhicules qui transportaient des dirigeants élus de Rome — d’abord Hybrida, ensuite les préteurs : Celer, Cosconius, Pompeius Rufus, Pomptinus, Roscius, Sulpicius, Valerius Flaccus. Seul Lentulus Sura devait, en tant que préteur urbain, rester dans la cité pour veiller à sa sécurité.

— La ville pourrait bien brûler de fond en comble, remarqua Cicéron, avec cet imbécile pour la garder.

Nous arrivâmes à la maison que Cicéron avait à Tusculum en début d’après-midi, mais n’eûmes guère le loisir de nous reposer car il fallut partir presque aussitôt afin de juger les athlètes locaux. Le clou des jeux latins était traditionnellement la compétition de balançoires, avec tant de points attribués pour la hauteur, tant pour le style et tant pour la puissance. Cicéron n’avait pas la moindre idée de qui était le meilleur athlète, aussi finit-il par annoncer qu’ils étaient tous victorieux et qu’il attribuerait un prix à chacun d’eux, payé de sa propre poche. Ce geste lui valut de chaleureux applaudissements des gens de la campagne rassemblés là. Lorsqu’il rejoignit Terentia dans la voiture, j’entendis celle-ci commenter :

— Je suppose que la Macédoine paiera.

Il rit et ce fut entre eux le début du dégel.

La principale cérémonie prit place au coucher du soleil, au sommet de la montagne, qui n’était accessible que par une route abrupte. Lorsque le soleil tomba, le froid s’intensifia brusquement. On s’enfonçait dans la neige jusqu’aux chevilles sur le chemin caillouteux. Cicéron marchait en tête de la procession, entouré par ses licteurs. Les esclaves portaient des torches. Aux branches des arbres et dans les buissons, les gens du cru avaient accroché de petites formes humaines ou des visages en bois ou en laine, souvenirs d’une époque où l’on pratiquait le sacrifice humain et où l’on suspendait un jeune garçon pour précipiter la fin de l’hiver. La scène était, me parut-il, d’une indescriptible mélancolie — le froid mordant, la pénombre envahissante et ces emblèmes sinistres qui bruissaient et s’agitaient dans le vent. Le feu de l’autel qui brûlait au sommet projetait une lueur orangée. Un taureau fut sacrifié à Jupiter et l’on fit également des libations de lait en provenance des fermes alentour.

— Que les peuples cessent de se quereller et de se battre ! proclama Cicéron, et, ce soir-là, les paroles rituelles revêtirent un sens particulier.

Lorsque la cérémonie prit fin, la pleine lune s’était levée, pareille à un soleil bleu, et baignait toute la scène d’une lumière maladive. Elle eut au moins le mérite d’éclairer notre chemin lorsqu’il fut temps de redescendre, mais il survint alors deux événements dont on parlerait par la suite pendant des semaines — et dont on parle peut-être même encore dès que les superstitieux se retrouvent pour évoquer ces questions. D’abord, la lune fut soudainement et inexplicablement masquée, exactement comme si on l’avait plongée dans une mare noire et qu’elle s’était éteinte. La procession, qui se fiait à sa lumière, s’immobilisa brusquement et avec une absence totale de dignité pendant qu’on allumait de nouvelles torches. L’interruption ne dura pas longtemps, mais il est étrange comme le fait d’être perdu sur un chemin de montagne en pleine obscurité peut faire travailler l’imagination, surtout quand la végétation alentour est peuplée d’effigies pendues à ses branches. Des voix paniquées s’élevèrent, d’autant plus quand on s’aperçut que les étoiles, elles, continuaient de briller. Je levai, comme les autres, les yeux au ciel, et vis alors une étoile filante — pointue au bout, comme une flèche enflammée — fendre le ciel nocturne vers l’occident, exactement dans la direction de Rome, où elle s’éteignit et disparut. Aux exclamations émerveillées succédèrent force chuchotements quant à la signification de tels présages.

Cicéron ne dit rien et attendit patiemment que la procession reprît. Plus tard, cette nuit-là, lorsque nous fûmes rentrés sains et saufs à Tusculum, je lui demandai ce qu’il pensait de tout cela.

— Rien, répondit-il en réchauffant ses os transis devant le feu. Pourquoi voudrais-tu que j’en pense quelque chose ? La lune s’est cachée derrière un nuage et une étoile a traversé le ciel. Qu’y a-t-il d’autre à dire ?

Le lendemain matin, un message arriva de Quintus, qui veillait sur les intérêts de Cicéron à Rome. Cicéron lut la lettre, puis me la montra. Quintus racontait qu’on avait érigé sur le Champ de Mars une grande croix de bois qui se découpait nettement contre la plaine enneigée, et que la plèbe s’y rendait en masse pour la voir. « Labienus dit à qui veut l’entendre que la croix est destinée à Rabirius, et que le vieil homme sera crucifié dessus dès la fin du mois. Il faut que tu reviennes dès que possible. »

— Si je dois reconnaître quelque chose à César, commenta Cicéron, c’est qu’il ne perd pas de temps. Son tribunal n’a pas encore entendu la moindre preuve, mais il veut continuer de faire pression sur moi.

Il contempla les flammes.

— Le messager est encore là ?

— Oui.

— Envoie un mot à Quintus pour lui dire que nous serons rentrés avant la nuit, et un autre à Hortensius. Dis-lui que j’ai apprécié sa visite de l’autre jour. Dis-lui que j’ai réfléchi à la question et que je serai ravi d’apparaître à ses côtés pour défendre Gaius Rabirius. Si César veut la bagarre, reprit-il en hochant pensivement la tête, il va l’avoir.

J’arrivais à la porte quand il me rappela :

— Envoie aussi un esclave chez Hybrida pour lui demander s’il voudrait rentrer à Rome en voiture avec moi, pour que nous finalisions notre accord. Je dois avoir quelque chose par écrit avant que César ne puisse le persuader de changer d’avis.

Plus tard, ce même jour, je me retrouvai donc assis en face d’un consul et à côté de l’autre, essayant d’écrire les termes de leur accord tandis que nous cahotions sur la via Latina. Une escorte de licteurs nous précédait à cheval. Hybrida sortit une petite flasque de vin à laquelle il buvait régulièrement. D’une main tremblante, il en proposait de temps à autre à Cicéron, qui refusait poliment. Je ne l’avais jamais vu d’aussi près pendant aussi longtemps. Son nez autrefois droit et noble était à présent rouge et écrasé — brisé à la guerre, avait-il toujours assuré, mais chacun savait qu’il devait cela à une échauffourée dans une taverne. Il avait les joues cramoisies et l’haleine tellement chargée d’alcool que j’avais l’impression d’être étourdi rien qu’en respirant les émanations. Pauvre Macédoine, me dis-je, qui allait avoir un tel personnage pour gouverneur. Cicéron proposa qu’ils échangent simplement de province, ce qui éviterait d’avoir à soumettre la question au vote du sénat. (« Comme tu veux, dit Hybrida. C’est toi, le juriste. ») En compensation de la Macédoine, Hybrida s’engageait à repousser le projet de loi des populares et à soutenir la défense de Rabirius. Il accepta également de verser à Cicéron un quart des revenus qu’il tirerait au titre de gouverneur. Cicéron, pour sa part, promettait de faire de son mieux pour que le gouvernement d’Hybrida puisse être prolongé de deux ou trois ans, et d’assurer sa défense au cas où il serait par la suite poursuivi pour corruption. Cette dernière condition le fit hésiter dans la mesure où, vu le personnage, Hybrida avait de grandes chances de passer devant un tribunal, mais il finit tout de même par s’engager à le défendre, et j’ajoutai la clause par écrit.

Une fois le marché conclu, Hybrida brandit à nouveau sa flasque et, cette fois, Cicéron consentit à y boire un trait de vin. Je vis à son expression que le vin n’était pas dilué et qu’il ne le trouvait guère à son goût, mais il feignit de l’apprécier, puis les deux consuls se carrèrent sur leur siège, visiblement satisfaits du travail accompli.

— J’ai toujours pensé, déclara Hybrida en réprimant un rot, que tu avais truqué le tirage au sort des provinces.

— Comment l’aurais-je pu ?

— Oh, il y a plusieurs façons de procéder, à partir du moment où le consul est au courant. Tu peux garder le jeton gagnant caché au creux de ta main et l’échanger contre celui que tu viens de tirer. Ou le consul peut le faire pour toi au moment où il annonce ce que tu viens de tirer. Alors c’est bien vrai ? Tu n’as rien fait de tel ?

— Non, répondit Cicéron, quelque peu indigné. La Macédoine m’est revenue en toute justice.

— Vraiment ? grogna Hybrida en levant sa flasque. En tout cas, c’est maintenant une affaire réglée. Buvons au sort.

Nous étions arrivés dans la plaine, et les champs s’étendaient, plats et nus, de part et d’autre de la route. Hybrida se mit à fredonner.

— Dis-moi, Hybrida, demanda Cicéron au bout d’un moment, tu n’aurais pas perdu un jeune esclave, il y a quelques jours ?

— Un quoi ?

— Un gamin. D’une douzaine d’années.

— Oh, lui, répliqua Hybrida avec désinvolture, comme s’il perdait de jeunes esclaves tous les jours. Tu as entendu parler de ça ?

— Je n’en ai pas juste entendu parler, j’ai vu ce qui lui était arrivé.

Cicéron dévisageait Hybrida avec intensité.

— En gage de notre amitié toute neuve, tu veux bien me raconter ce qui s’est passé ?

— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée.

Hybrida lança à Cicéron un regard rusé. Il avait beau être un ivrogne, il ne s’en laissait pas conter, même quand il avait bu.

— Tu as tenu des propos très durs contre moi par le passé. Je dois encore m’habituer à te faire confiance.

— Si tu laisses entendre par là que ce que tu pourrais me confier en privé risque d’être répété ailleurs, permets-moi de te tranquilliser. Quoi qu’il ait pu se passer entre nous auparavant, nous sommes maintenant liés l’un à l’autre, Hybrida. Je ne ferai rien qui puisse menacer notre alliance, qui m’est au moins aussi précieuse qu’à toi, même si tu me dis que c’est toi qui l’as tué. Mais j’ai vraiment besoin de savoir.

— Très joliment dit, commenta Hybrida en rotant à nouveau avant de me désigner d’un signe de tête. Et l’esclave ?

— Je réponds de lui.

— Alors, buvons encore, dit Hybrida, qui tendit une fois encore la flasque à Cicéron et secoua la tête en le voyant hésiter. Prends, insista-t-il. Je ne supporte pas les types qui restent sobres pendant que les autres boivent.

Cicéron ravala donc sa répugnance et but une nouvelle gorgée de vin pendant qu’Hybrida lui décrivait ce qui était arrivé au garçon aussi joyeusement que s’il racontait une partie de chasse.

— Il était de Smyrne. Très doué pour la musique. J’ai oublié son nom. Il chantait pour mes invités pendant les repas. Je l’ai prêté à Catilina pour une soirée, juste après les Saturnales, lâcha-t-il avant d’ingurgiter une nouvelle rasade de vin. Catilina te déteste vraiment, pas vrai ?

— C’est ce que je pense.

— Moi, je suis d’un naturel plutôt placide. Mais Catilina ? Lui, pas du tout ! s’exclama-t-il en pinçant les lèvres et secouant la tête. Après sa défaite contre toi au consulat, je te jure qu’il a perdu l’esprit. Bref, à cette fête, il était passablement remonté et, pour faire court, il a proposé que nous prêtions serment, un serment sacré qui exigeait un sacrifice approprié. Il a fait venir mon esclave et lui a demandé de chanter. Puis il est passé derrière lui et… (Hybrida illustra son propos d’un grand geste du poing)… boum. Et voilà. Au moins, ça a été rapide. Je ne suis pas resté pour la suite.

— Tu es en train de me dire que c’est Catilina qui a tué le garçon ?

— Il lui a fracassé le crâne.

— Par tous les dieux ! s’exclama Cicéron, qui s’écarta avec stupéfaction. Un sénateur romain ! Qui d’autre était présent ?

— Oh, tu sais bien — Longinus, Cethegus, Curius. La bande habituelle.

— Quatre membres du sénat, donc — cinq avec toi ?

— Tu peux me sortir du lot. J’en étais malade, je peux te le dire. Ce garçon m’avait coûté des milliers de sesterces.

— Et à quel genre de serment une telle abomination pouvait-elle être « appropriée » ? Que vous a-t-il fait jurer ?

— En fait, il s’agissait de te tuer, dit gaiement Hybrida avant de lever sa flasque. À ta santé.

Puis il éclata de rire. Il rit tellement qu’il crachota un peu de vin. Le liquide coula de son nez bosselé et dévala son menton mal rasé pour tacher le devant de sa toge. Il s’essuya en vain puis, peu à peu, ses mouvements cessèrent. Sa main retomba, il piqua du nez lentement et, très vite, il s’endormit.


C’était la première fois que Cicéron entendait parler d’une conspiration contre lui et, pris au dépourvu, il ne savait pas comment réagir. S’agissait-il d’un simple délire né en pleine débauche bestiale et avinée ou fallait-il prendre la menace au sérieux ? Hybrida se mit à ronfler et Cicéron m’adressa un regard de répulsion infinie. Il passa le reste du trajet en silence, bras croisés, le visage sombre. Quant à Hybrida, il dormit jusqu’à Rome, si profondément que lorsque nous arrivâmes devant chez lui, les licteurs durent le sortir de la voiture et le porter dans son vestibule. Ses esclaves paraissaient parfaitement habitués à recevoir leur maître dans cet état et, tandis que nous prenions congé, l’un d’eux lui renversa un broc d’eau sur la tête.

Quintus et Atticus nous attendaient à la maison, et Cicéron leur raconta brièvement ce qu’il avait appris d’Hybrida. Quintus aurait voulu que l’affaire soit aussitôt rendue publique, mais Cicéron n’était pas convaincu.

— Et ensuite ? questionna-t-il.

— La loi suivra son cours. Les coupables seront accusés publiquement, poursuivis, déshonorés et exilés.

— Non, dit Cicéron. Une plainte n’a aucune chance d’aboutir ; et puis, qui serait assez fou pour lancer des poursuites ? Et si, par miracle, une âme courageuse, voire téméraire, cherchait à s’en prendre à Catilina, où trouverait-elle des preuves pour l’accuser ? Hybrida refusera de témoigner, même avec une promesse d’impunité… tu peux en être certain. Il niera tout simplement que quoi que ce soit ait eu lieu et rompra son alliance avec moi. Et puis souviens-toi que le cadavre n’existe plus. En fait, j’ai déjà prononcé une petite allocution pour assurer à la foule qu’il n’y avait pas eu de meurtre rituel.

— Alors, on ne fait rien ?

— Non, on observe, répondit Cicéron, et on attend. Il faut que nous trouvions un espion dans les rangs de Catilina. Il ne fera plus confiance à Hybrida.

— Nous devrons aussi prendre des précautions particulières, intervint Atticus. Combien de temps les licteurs resteront-ils avec toi ?

— Jusqu’à la fin janvier, quand ce sera au tour d’Hybrida de prendre la présidence du sénat. Ils reviendront avec moi en mars.

— Je suggère que nous demandions à l’ordre équestre des volontaires pour assurer ta protection en public pendant l’absence des licteurs.

Cicéron tiqua.

— Une garde personnelle ? Les gens vont dire que je me donne de grands airs. Il faudrait que ce soit fait discrètement.

— Ce sera discret, ne t’inquiète pas. Je m’en charge.

Ce fut donc décidé et, en attendant, Cicéron entreprit de chercher un agent susceptible de gagner la confiance de Catilina pour rapporter ensuite secrètement ce qu’il préparait. Il aborda le sujet quelques jours plus tard avec le jeune Rufus. Il invita celui-ci chez lui et commença par s’excuser pour la grossièreté dont il avait fait preuve après leur dernier dîner ensemble.

— Tu dois comprendre, mon cher Rufus, expliqua-t-il en le tenant par les épaules tout en marchant autour de l’atrium, que les vieux ont fâcheusement tendance à continuer de voir les jeunes tels qu’ils étaient plutôt que tels qu’ils sont devenus. Je t’ai traité comme le gamin écervelé qui est arrivé chez moi il y a trois ans alors que je me rends compte à présent que tu es un homme de presque vingt ans qui fait son chemin dans le monde et mérite davantage de respect. Je suis sincèrement désolé de t’avoir offensé et j’espère que tu ne m’en tiendras pas rigueur.

— La faute était la mienne, rétorqua Rufus. Je ne prétendrai pas que je suis d’accord avec ta politique. Mais l’amour et le respect que je te porte demeurent intacts, et je ne me laisserai plus aller à penser du mal de toi.

— C’est un brave garçon, commenta Cicéron en lui pinçant la joue. Tu as entendu ça, Tiron ? Il m’aime ! Alors, tu n’aurais pas envie de me tuer ?

— Te tuer ? Mais bien sûr que non ! Où as-tu trouvé une idée pareille ?

— Certains de ceux qui partagent tes idées parlent de me tuer — Catilina, pour ne nommer que celui-ci.

— Tu en es certain ? Je ne l’ai jamais entendu mentionner quoi que ce soit de ce genre.

— Eh bien, il a pourtant bel et bien parlé de son intention de me tuer, et si jamais il recommençait, je te serais gré de m’en avertir.

— Oh, je vois, dit Rufus en regardant la main de Cicéron sur son épaule. C’est pour ça que tu m’as fait venir : pour me demander d’être ton espion.

— Pas un espion, corrigea Cicéron, un citoyen loyal. À moins que notre république ne soit tombée si bas que le meurtre d’un consul compte moins que l’amitié ?

— Jamais je n’assassinerais un consul ni ne trahirais un ami, répliqua Rufus d’une voix suave en s’écartant de l’étreinte de Cicéron, et c’est pourquoi je suis si content que le voile soit levé sur notre amitié.

— Excellente réponse de juriste, commenta Cicéron avec un sourire. Je t’ai mieux formé que je ne croyais.

Après son départ, Cicéron me confia pensivement :

— Ce jeune homme va répéter à Catilina mot pour mot tout ce que je viens de dire.

Une observation qui pouvait très bien tomber juste puisque, à partir de ce jour, Rufus se tint à l’écart de Cicéron et fut souvent vu en compagnie de Catilina. Il venait en vérité de rejoindre un groupe bien mal assorti : des jeunes élégants pleins de fougue, comme Cornélius Cethegus, qui rêvaient d’en découdre ; des nobles vieillissants et dissolus comme Marcus Laeca et Autronius Paetus, dont les carrières publiques respectives avaient été sapées par leurs vices privés ; d’anciens soldats rebelles conduits par le fauteur de troubles Caius Manlius, qui avait été centurion sous Sylla. Ils n’étaient réunis que par leur loyauté envers Catilina — qui savait se montrer tout à fait charmant quand il n’essayait pas de vous tuer — et par le désir de voir la situation s’effondrer à Rome. Par deux fois, alors que Cicéron s’exprimait devant des assemblées publiques pour faire état de son opposition à la proposition de loi rullienne, ils soulevèrent un véritable vacarme de huées et de sifflets, et je fus soulagé qu’Atticus ait organisé sa protection, surtout maintenant que l’affaire Rabirius commençait à s’enflammer.

La loi agraire de Rullus, le procès de Rabirius, la menace de mort de Catilina — vous devez garder à l’esprit que Cicéron devait s’occuper des trois à la fois tout en gérant les affaires générales de l’État. Je trouve que les historiens ont trop tendance à négliger cet aspect de la politique. Les problèmes ne font pas sagement la queue devant la porte des hommes d’État pour attendre d’être réglés de façon ordonnée, un chapitre à la fois, comme les livres voudraient nous le faire croire. En réalité, ils affluent en masse et exigent tous une attention immédiate. Hortensius, par exemple, vint discuter de la tactique à employer pour la défense de Rabirius quelques heures à peine après que Cicéron se fut fait huer en réunion publique sur la loi rullienne. Et ce surmenage ne fut pas sans conséquences. Comme Cicéron avait beaucoup d’autres soucis en tête, Hortensius, qui était, lui, parfaitement disponible, avait pris le contrôle effectif de l’affaire. Il s’installa dans le bureau de Cicéron et, visiblement très satisfait, lui annonça que tout était réglé.

— Réglé ? répéta Cicéron sur un ton étonné. Comment ça ?

Hortensius sourit. Il avait, dit-il, employé une équipe de scribes pour rassembler des preuves, et ils avaient déniché un détail intriguant : un voyou nommé Scaeva, esclave du sénateur Q. Croton, avait été affranchi juste après le meurtre de Saturninus. Les scribes avaient approfondi leurs recherches dans les archives de l’État. D’après les documents faisant état de la manumission de Scaeva, c’était lui qui avait assené le « coup fatal » qui avait tué Saturninus, et le sénat avait récompensé cet « acte patriotique » en lui accordant la liberté. Scaeva et Croton étaient morts depuis longtemps, mais Catulus, une fois qu’on eut aidé un peu sa mémoire, assura se souvenir assez bien de l’incident et fit une déclaration sous serment comme quoi, alors que Saturninus gisait, inconscient, après avoir été lapidé, il avait vu Scaeva descendre dans la curie pour l’achever d’un coup de couteau.

— Et cela, tu en seras d’accord, conclut Hortensius en tendant à Cicéron la déclaration sous serment de Catulus, réduit à néant l’accusation de Labienus contre notre client et, avec un peu de chance, mettra fin rapidement à cette malheureuse affaire.

Il s’appuya contre le dossier de son siège et se rengorgea avec un air d’intense satisfaction.

— Ne me dis pas que tu n’es pas d’accord ? ajouta-t-il alors, en remarquant les sourcils froncés de Cicéron.

— En principe, bien entendu, tu as raison, Hortensius, répondit Cicéron. Mais je me demande si cela nous aidera tant que ça en pratique.

— Mais bien sûr ! s’exclama Hortensius d’un ton moqueur. Labienus n’a plus d’accusation ! Même César devra le reconnaître. Vraiment, Cicéron, ajouta-t-il avec un petit sourire et en remuant à peine un doigt manucuré, je croirais presque que tu es jaloux.

Cicéron demeura dubitatif.

— Eh bien, nous verrons, me confia-t-il après cette entrevue. Mais je crains qu’Hortensius n’ait aucune idée des forces alliées contre nous. Il s’imagine toujours que César n’est qu’un jeune sénateur dévoré d’ambition. Il n’a rien vu encore de sa noirceur.

Comme prévu, le jour même où Hortensius présenta sa preuve au tribunal spécial de César, celui-ci et son alter ego magistrat — son cousin plus vieux que lui — déclarèrent Rabirius coupable sans même entendre de témoins, et le condamnèrent à mort par crucifixion. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre dans les rues encombrées de Rome, et ce fut un Hortensius fort différent qui se présenta dans le bureau de Cicéron le lendemain matin.

— Cet homme est un monstre ! fulmina-t-il. Ce n’est ni plus ni moins qu’un porc !

— Et comment a réagi ton infortuné client ?

— Il ne sait pas encore ce qui s’est passé. Il a semblé plus charitable de ne rien lui dire.

— Alors, que faisons-nous maintenant ?

— Nous n’avons pas le choix. Nous faisons appel.

Hortensius déposa un recours en appel immédiat auprès du préteur urbain, Lentulus Sura, qui en référa aussitôt à une assemblée populaire convoquée la semaine suivante sur le Champ de Mars. Du point de vue de l’accusation, les conditions étaient idéales : il ne s’agissait pas d’un tribunal s’appuyant sur un jury respectable, mais d’une grande foule de citoyens agités. Pour permettre à l’assemblée de se prononcer sur le destin de Rabirius, il fallait faire tenir tout le procès en une seule courte journée d’hiver. Et comme si cela ne suffisait pas, Labienus put également user de son pouvoir de tribun pour stipuler qu’aucun discours de la défense ne pourrait excéder une demi-heure. En apprenant cette restriction, Cicéron fit observer qu’il fallait déjà une demi-heure à Hortensius « rien que pour s’éclaircir la gorge » ! Aussi, plus la date de l’audience se rapprochait, plus les deux avocats se disputaient. Hortensius considérait les choses d’un point de vue purement juridique. L’idée centrale de sa défense reposerait, décréta-t-il, sur la démonstration que le véritable assassin de Saturninus était Scaeva. Cicéron n’était pas d’accord car il considérait que ce procès était avant tout politique.

— Ce n’est pas un tribunal, rappela-t-il à Hortensius. C’est la foule. Tu imagines sérieusement, avec tout le bruit et l’agitation que produiront des milliers de personnes en train de piétiner, qu’on va se soucier le moins du monde de savoir que le coup final a été en fait asséné par un misérable esclave mort depuis des années ?

— Que préconises-tu, alors ?

— Je crois que nous devrions concéder dès le début que Rabirius a bien tué Saturninus, et assurer que ce crime était légalement autorisé.

Hortensius ricana et leva les mains en l’air.

— Vraiment, Cicéron, je te connaissais une réputation d’homme rusé, mais là, tu es tout simplement pervers.

— Je crains que tu n’aies passé trop de temps dans la baie de Naples à parler à tes poissons, répliqua Cicéron. Tu ne connais plus la cité comme je la connais.

Vu l’impossibilité d’arriver à un accord, il fut décidé qu’Hortensius parlerait en premier et Cicéron en dernier, et que chacun défendrait la thèse qui lui siérait. J’étais soulagé que Rabirius fût trop diminué intellectuellement pour saisir ce qui se passait, car il aurait été profondément désespéré, surtout que Rome attendait son procès comme s’il s’agissait des jeux du cirque. La croix dressée sur le Champ de Mars était devenue un lieu de réunion habituel, et l’on voyait partout des panneaux réclamant justice, de la terre et du pain. Labienus avait aussi mis la main sur un buste de Saturninus et l’avait dressé sur les rostres, tout orné de lauriers. Et le fait que Rabirius ait une réputation de vieux grippe-sou vicieux n’aidait pas ; son fils adoptif lui-même était prêteur sur gages. Cicéron ne doutait pas un instant que le verdict serait contre lui, et résolut d’essayer au moins de lui sauver la vie. Il déposa donc un amendement d’urgence devant le sénat pour que la peine prévue pour perduellio passe de la crucifixion à l’exil. Grâce au soutien d’Hybrida, l’amendement fut voté de justesse malgré l’opposition virulente de César et des tribuns. Le soir même, à une heure avancée, Metellus Celer sortit de la cité avec un groupe d’esclaves et fit démonter, fracasser et brûler la croix.

Voilà donc comment se présentait la situation au matin du procès. Cicéron vérifiait une dernière fois son discours et s’habillait pour descendre au Champ de Mars quand Quintus fit irruption dans sa chambre et le pressa de renoncer à défendre Rabirius. Quintus argua que son frère avait déjà fait tout ce qui était en son pouvoir et qu’une fois que Rabirius aurait été jugé coupable, cela ne lui vaudrait qu’une perte de prestige. Et il pourrait aussi se révéler dangereux de se retrouver confronté aux populistes en dehors des murs de la cité. Je vis que Cicéron était sensible à ces arguments. L’une des raisons, et non des moindres, qui faisaient que je l’aimais tant malgré ses défauts était qu’il possédait la forme de courage la plus attirante : la bravoure des craintifs. Au bout du compte, n’importe quelle tête brûlée peut devenir un héros s’il n’accorde guère de prix à sa vie ni n’a assez d’esprit pour évaluer le danger. En revanche, comprendre les risques, peut-être même commencer par se dérober, puis rassembler toute sa force d’âme pour les affronter — cela est de mon point de vue la plus louable des formes de courage, et c’est celle dont Cicéron fit montre ce jour-là.

Labienus attendait déjà sur l’estrade quand nous arrivâmes au Champ de Mars, avec son précieux buste de Saturninus comme accessoire de scène. C’était un soldat ambitieux, un compatriote de Pompée, originaire lui aussi du Picenum, et il affectait de copier le grand général en toute chose — sa corpulence, sa démarche chaloupée, et même ses cheveux, qu’il coiffait en arrière, en ondulations toutes pompéiennes. Lorsqu’il vit approcher Cicéron et ses licteurs, il porta les doigts à sa bouche et émit un sifflet de dérision, aussitôt repris par la foule qui devait bien atteindre dix mille personnes. C’était un bruit intimidant, et il s’intensifia encore quand Hortensius apparut en tenant Rabirius par la main. Le vieillard ne semblait pas tant effrayé qu’effaré par le vacarme et la cohue qui se pressait pour l’entrevoir. Je fus poussé et tiré, et dus lutter pour rester à côté de Cicéron. Je remarquai une rangée de légionnaires, leurs casques et plastrons rutilant dans la lumière vive de janvier, et derrière eux, installés dans une tribune sur une rangée de sièges réservés aux spectateurs distingués, les commandants militaires, Quintus Metellus, vainqueur de la Crète ; et Licinius Lucullus, prédécesseur de Pompée en Orient. Cicéron m’adressa une grimace en les voyant, car il avait promis, contre leur soutien aux élections, un triomphe aux deux généraux aristocrates et ne s’était pour le moment occupé de rien.

— Il faut vraiment, me glissa Cicéron, que les choses aillent mal pour que Lucullus abandonne son palais de la baie de Naples et se mêle à la plèbe !

Il gravit l’échelle conduisant à l’estrade, suivi par Hortensius et enfin Rabirius, qui eut tant de mal à monter les quelques échelons que ses avocats durent se baisser pour le hisser jusqu’à eux. Tous trois luisaient des crachats dont on les avait gratifiés. Hortensius semblait particulièrement épouvanté car il ne s’était apparemment pas aperçu à quel point le sénat était devenu impopulaire durant cet hiver rigoureux. Les orateurs s’assirent sur leur banc, Rabirius coincé entre eux. Une trompette sonna et, de l’autre côté du Tibre, le drapeau rouge fut hissé sur le Janicule pour signaler que la ville ne risquait pas d’être prise d’assaut et que l’assemblée pouvait commencer.

En tant que président du tribunal, Labienus contrôlait le déroulement du procès tout en étant accusateur, et cela lui donnait un avantage considérable. De nature plutôt audacieuse, il choisit de parler en premier et ne tarda pas à lancer les pires accusations contre Rabirius, qui se tassait de plus en plus sur son siège. Labienus ne prit même pas la peine de faire venir des témoins à la barre. Il n’en avait pas besoin puisque les votes lui étaient déjà acquis. Il termina sur une sévère péroraison portant sur l’arrogance du sénat, la cupidité de la petite clique qui le contrôlait, et la nécessité de donner à Rabirius un châtiment exemplaire pour que plus jamais à l’avenir un consul n’ose s’imaginer qu’il puisse autoriser le meurtre d’un concitoyen et espérer rester impuni. La foule hurla son assentiment. « C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience, dira par la suite Cicéron, avec la force d’une révélation, que la véritable cible de la foule déchaînée par César n’était pas Rabirius mais moi, en tant que consul, et que je devais d’une façon ou d’une autre reprendre le contrôle de la situation avant de ne même plus être habilité à m’occuper des semblables de Catilina. »

Hortensius prit ensuite la parole et fit de son mieux, mais les grands morceaux de bravoure ampoulés qui avaient fait sa célébrité appartenaient à d’autres lieux — et, en vérité, à une autre époque. Il avait cinquante ans passés, avait plus ou moins pris sa retraite et manquait désormais de pratique… et cela se sentait. Certains dans le public, près de l’estrade, se mirent même à parler pendant son discours, et je me trouvais assez près pour voir la panique sur son visage lorsqu’il s’aperçut peu à peu que lui, le grand Hortensius, le Maître à Danser, le Roi des Tribunaux, perdait son auditoire. Plus il arpentait l’estrade, faisait pivoter sa noble tête et agitait les bras avec véhémence, plus il était ridicule. Personne ne s’intéressait à ce qu’il avait à dire. Le vacarme était tel, avec ces milliers de citoyens qui piétinaient et discutaient entre eux en attendant de voter, que je ne pus entendre tous ses propos. Il s’interrompit, en sueur malgré le froid, et s’essuya la figure avec son mouchoir avant d’appeler ses témoins : d’abord Catulus, puis Isauricus. Chacun d’eux monta sur l’estrade et fut écouté respectueusement. Mais dès qu’Hortensius reprit la parole, le brouhaha des conversations reprit également. À ce moment-là, il aurait pu conjuguer la langue de Démosthène avec l’esprit de Plaute, cela n’aurait fait aucune différence. Cicéron contemplait le tumulte, blême, immobile, comme sculpté dans le marbre.

Puis Hortensius finit par s’asseoir et ce fut au tour de Cicéron de parler. Labienus le pria de s’adresser à l’assemblée, cependant le chahut était si assourdissant qu’il ne se leva pas tout de suite. Il examina sa toge avec la plus grande attention et en brossa de la main quelques poussières invisibles. Le bruit continua. Cicéron contempla ses ongles. Il croisa les bras et regarda autour de lui. Il attendit. Cela dura un certain temps. Puis un silence animal, à la fois respectueux et maussade finit par s’installer sur le Champ de Mars. Alors seulement, Cicéron hocha la tête, comme pour marquer son approbation, et se leva lentement.

— Romains, lança-t-il, je n’ai point coutume, dans les causes que je plaide, de commencer par rendre compte des motifs pour lesquels je m’en suis chargé. Toutefois, dans cette affaire où j’ai à défendre la vie, l’honneur et la fortune entière de Gaius Rabirius, je crois devoir exposer d’abord pourquoi je viens lui rendre un tel service. En effet, si Rabirius est sous le coup d’une accusation capitale, ce n’est pas que ce vieillard faible et isolé soit personnellement coupable d’un délit. Il ne s’agit, Romains, dans ce procès, de rien de moins que d’anéantir à jamais dans Rome toute volonté publique, tout accord des gens de bien contre la fureur et l’audace des méchants, tout refuge, toute garantie de salut, dans les situations les plus critiques de l’État. Je commencerai donc, poursuivit-il d’une voix de plus en plus forte, ses mains et son regard s’élevant lentement vers le ciel, comme on doit le faire dans un débat où il s’agit de la vie, de l’honneur et de la fortune entière, par implorer l’indulgence et la faveur de Jupiter très bon et très puissant, ainsi que de tous les dieux et les déesses, dont l’assistance tutélaire, bien plus que les lumières et les conseils des hommes, gouverne cette république ; je les supplie de permettre que ce jour voie Rabirius sauvé et la constitution secourue.

Cicéron avait coutume de dire que plus une foule était importante, plus elle était stupide, et qu’il était toujours efficace, devant une immense assemblée, d’en appeler au surnaturel. Ses paroles résonnèrent tel un roulement de tambour dans la plaine silencieuse. On bavardait encore à la périphérie, mais beaucoup trop loin pour noyer ses propos.

— Labienus, tu convoques cette assemblée en te présentant comme un populiste. Eh bien ! lequel de nous deux est l’ami du peuple ? Est-ce toi qui veux que, dans l’assemblée même, on livre les citoyens romains au bourreau ; toi qui demandes qu’au Champ de Mars, on plante et on élève une croix pour le supplice des citoyens ? Ou moi, qui défends de profaner l’assemblée publique par la présence funeste d’un bourreau ? Le voilà, ce digne tribun, l’ami du peuple, le défenseur et le soutien des lois et de la liberté publique !

Labienus fit mine d’écarter Cicéron d’un geste de la main, comme s’il n’était qu’une libellule qu’il pouvait chasser, mais son mouvement était empreint de mauvaise humeur : comme toutes les brutes, il s’y entendait davantage pour infliger les blessures que pour en recevoir.

— Tu accuses Gaius Rabirius d’avoir tué Lucius Saturninus, et déjà Quintus Hortensius, appuyé d’un grand nombre de témoignages, a prouvé par sa défense magistrale la fausseté de cette accusation. Mais s’il n’avait tenu qu’à moi, j’accepterais l’accusation, je prendrais tout sur moi, j’avouerais tout !

Un grondement de colère parcourut l’assistance, néanmoins Cicéron continua par-dessus les cris :

— Oui, oui, plût aux dieux que l’état de la cause me permît de déclarer hautement que Saturninus, ennemi de la république, est mort de la main de Gaius Rabirius !

Il désigna d’un mouvement théâtral le buste de Saturninus et dut attendre un moment avant de reprendre tant était virulente l’hostilité manifestée contre lui.

— Tu dis que ton oncle y était, Labienus. Soit, je veux même qu’il n’y ait été contraint ni par l’état désespéré de ses affaires, ni par quelques malheurs domestiques ; je veux que l’affection qui l’unissait à Saturninus l’ait déterminé à sacrifier la patrie à l’amitié : mais était-ce une raison pour Gaius Rabirius de trahir la république, de ne pas obéir à la voix, à l’ordre des consuls ? Que ferais-je, Romains, si Labienus, comme Saturninus, avait immolé des citoyens ; s’il avait brisé la prison, s’il avait envahi le Capitole à la tête d’une troupe armée ? Je vais vous le dire : je ferais ce que fit le consul d’alors, j’en instruirais le sénat, je vous appellerais à la défense de la république, je prendrais les armes avec vous pour résister à l’ennemi. Et que ferait Labienus ? Il me ferait crucifier !

Oui, ce fut une belle prestation, et j’espère que j’ai pu rendre ici l’atmosphère de la scène : les orateurs sur l’estrade avec leur client grincheux, les licteurs postés autour de l’estrade pour protéger le consul, la foule grouillante des citoyens romains — plébéiens, chevaliers et sénateurs rassemblés — les légionnaires portant casque à plumet et leurs généraux drapés d’écarlate, les enclos montés pour accueillir le vote ; le bruit général, les temples rutilants sur le lointain Capitole, et le froid mordant de ce mois de janvier. Je cherchai César du regard et crus à plusieurs reprises apercevoir son visage mince apparaître dans la foule. Catilina se trouvait sûrement là avec sa clique, dont Rufus venu vociférer sa part d’insultes à l’encontre de son ancien mentor.

Cicéron conclut, comme toujours, en posant la main sur l’épaule de son client pour en appeler à la clémence de la cour — « Il ne vous demande pas qu’on lui permette de vivre avec dignité, il veut seulement pouvoir mourir sans honte » —, puis tout fut terminé et Labienus donna l’ordre de commencer le vote.

Cicéron témoigna sa sympathie à un Hortensius très abattu puis sauta au bas de l’estrade et s’approcha de l’endroit où je me tenais. Comme souvent après un grand discours, il était encore enflammé et respirait profondément, les yeux brillants, les narines palpitantes, pareil à un cheval après une course éreintante. Il s’était montré particulièrement vibrant. Je me souviens d’une phrase en particulier : « Si la nature a renfermé notre vie dans des bornes étroites, elle n’en a pas mis à notre gloire. » Malheureusement, les belles paroles ne remplacent pas les votes, et quand Quintus nous rejoignit, il nous annonça sombrement que tout était perdu. Il venait d’assister au dépouillement des premières tablettes — les centuries votaient unanimement la condamnation de Rabirius, ce qui signifiait que le vieil homme devrait quitter l’Italie immédiatement, que sa maison serait démolie et tous ses biens confisqués.

— C’est une tragédie, jura Cicéron.

— Tu as fait de ton mieux, frère. Au moins, il est très vieux et a déjà vécu sa vie.

— Je ne pensais pas à Rabirius, imbécile, mais à mon consulat !

Il n’avait pas fini de parler que nous entendions une exclamation puis un cri perçant. Une échauffourée venait d’éclater tout près, et nous distinguâmes clairement la haute stature de Catilina émerger de la mêlée et assener force coups de poing. Des légionnaires se précipitèrent pour séparer les combattants. Derrière eux, Metellus et Lucullus s’étaient levés pour regarder la scène. Celer, l’augure, qui se tenait à côté de son cousin Metellus, avait mis ses mains en cornet contre sa bouche et encourageait les soldats.

— Regarde Celer, là-bas, dit Cicéron non sans une pointe d’admiration. Il brûle d’en être. Il aime la bagarre !

Il devint un instant pensif puis annonça soudain :

— Je vais lui parler.

Il partit si brusquement que ses licteurs eurent du mal à passer devant lui pour lui ouvrir un chemin. Lorsque les deux généraux virent le consul approcher, ils lui jetèrent un regard peu amène. Tous deux étaient coincés hors les murs de la cité depuis longtemps, à attendre que le sénat vote leur triomphe — plusieurs années dans le cas de Lucullus, qui en avait profité pour faire bâtir une vaste retraite à Misène dans la baie de Naples, et un palais au nord de Rome. Mais le sénat hésitait à accéder à leur demande, principalement parce qu’ils s’étaient tous les deux disputés avec Pompée. Ils étaient donc pris au piège. Seuls les détenteurs de l’imperium pouvaient se voir attribuer un triomphe ; mais s’ils pénétraient dans l’enceinte de Rome pour réclamer ce triomphe, ils mettaient automatiquement fin à leur imperium. On pouvait comprendre leur frustration.

Imperator, dit Cicéron en levant la main pour saluer chaque homme l’un après l’autre. Imperator.

— Il y a des choses dont il faudrait que nous parlions, commença Metellus sur un ton menaçant.

— Je sais exactement ce que tu vas me dire, répliqua Cicéron, et je t’assure que je tiendrai ma promesse et plaiderai ta cause devant le sénat. Mais aujourd’hui n’est pas le jour. Vous voyez à quelles pressions je dois faire face pour le moment ? J’ai besoin d’aide, pas pour moi mais pour le salut de la nation. Celer, m’aideras-tu à sauver la république ?

Celer échangea un regard avec son cousin.

— Je ne sais pas. Tout dépend de ce que tu voudrais que je fasse.

— Il s’agit d’une affaire périlleuse, l’avertit Cicéron, sachant pertinemment que cela rendrait la mission d’autant plus attirante pour un homme comme Celer.

— Personne ne m’a jamais traité de lâche. Parle.

— Je voudrais que tu prennes un détachement des excellents légionnaires de ton cousin, que tu traverses le Tibre, montes sur le Janicule et abaisses le drapeau.

Celer lui-même eut un instant d’hésitation en entendant la requête car chacun savait qu’en abaissant le drapeau — signal de l’approche d’une armée ennemie — on suspendrait aussitôt l’assemblée, et que le Janicule était toujours défendu par de nombreux gardes. Son cousin et lui se tournèrent tous deux vers Lucullus, qui était de loin le plus vieux des trois, et je regardai cet élégant patricien peser le pour et le contre.

— C’est un stratagème plutôt désespéré, consul, lâcha-t-il.

— Effectivement, convint Cicéron. Mais si nous perdons ce procès, ce sera un désastre pour Rome. Aucun consul ne sera plus jamais assuré d’avoir l’autorité pour réprimer une rébellion armée. Je ne sais pas pourquoi César veut instituer un tel précédent, mais je sais que nous ne pouvons pas nous permettre de le laisser faire.

À la fin, ce fut Metellus qui dit :

— Il a raison, Lucius. Donnons-lui des hommes. Quintus, demanda-t-il à Celer, tu veux le faire ?

— Bien sûr.

— Parfait, conclut Cicéron. Les gardes devraient t’obéir en tant que préteur, mais au cas où ils renâcleraient, je te fais accompagner par mon secrétaire.

Et, à ma consternation, il fit glisser sa bague de son doigt et me la mit dans la paume.

— Tu diras au commandant que le consul est formel, me confia-t-il : un ennemi menace Rome, et il faut abaisser le drapeau. Ma bague prouvera que tu es mon émissaire. Tu crois que tu peux y arriver ?

J’acquiesçai d’un signe de tête. Que pouvais-je faire d’autre ? Metellus, de son côté, appelait le centurion qui était intervenu contre Catilina et, presque immédiatement, je me retrouvai en train de cavaler, hors d’haleine, derrière une troupe de trente légionnaires qui avançaient au pas de course, l’épée tirée, avec Celer et le centurion à leur tête. Notre mission — soyons francs — était d’interrompre l’assemblée légale du peuple romain, et je me souviens d’avoir pensé : Qu’importe Rabirius, là, c’est de la trahison. Nous quittâmes le Champ de Mars et franchîmes le pont Sublicius par-dessus les eaux brunes et tumultueuses du Tibre avant de traverser la plaine vaticane, hérissée des tentes sordides et des cabanes de fortune des miséreux. Au pied du Janicule, les corbeaux de Junon veillaient sur les branches dénudées des arbres sacrés en une telle profusion de formes noires et ratatinées que, lorsque nous passâmes à côté et les fîmes s’envoler en criant, ce fut comme si c’était le bois lui-même qui décollait. Nous remontâmes la route vers le sommet de la colline, et jamais éminence ne me parut si abrupte. Au moment même où j’écris ces mots, je crois sentir mon cœur cogner dans ma poitrine et les poumons me brûler alors que je cherchais mon souffle en sanglotant. La douleur qui me perçait le flanc paraissait aussi vive qu’un coup de lance.

Au point culminant, sur la crête de la colline, se dressait un temple de Janus, un visage tourné vers Rome et l’autre vers la campagne, au-dessus duquel flottait un immense drapeau rouge qui battait et claquait au vent. Une vingtaine de légionnaires se serraient autour de deux grands braseros, et nous les encerclâmes avant qu’ils ne pussent faire le moindre geste pour nous arrêter.

— Certains d’entre vous me connaissent déjà ! cria Celer. Je suis Quintus Caecilius Celer, préteur et augure, et j’ai combattu dans l’armée de mon beau-frère, Pompée le Grand. Et voici un homme, ajouta-t-il en me désignant, qui vient avec la bague de notre consul Cicéron. Il donne l’ordre de descendre le drapeau. Qui commande ici ?

— Moi, répondit un centurion, soldat expérimenté d’une quarantaine d’années, en avançant d’un pas. Et je me moque de qui vous êtes ou de quelle autorité vous représentez : ce drapeau continuera de flotter tant qu’un ennemi ne menace pas Rome.

— Mais justement, Rome est menacée, assura Celer. Regarde !

Et il désigna la campagne à l’ouest de la cité qui s’étendait à nos pieds. Le centurion se tourna pour regarder et, dans un éclair, Celer le saisit par les cheveux et lui colla le fil de son épée contre la gorge.

— Quand je dis qu’un ennemi arrive, siffla-t-il, c’est qu’un ennemi arrive, tu comprends ? Et sais-tu comment je sais qu’un ennemi arrive, alors que tu ne peux pas le voir ?

Il tordit vicieusement la chevelure du soldat, lui arrachant une exclamation.

— C’est parce que je suis un augure, nom de nom. Et maintenant, descends-moi ce drapeau et sonne l’alarme.

Nul n’émit plus de protestation après cela. L’une des sentinelles défit la corde et abaissa le drapeau pendant qu’une autre prenait sa trompette et en tirait quelques notes perçantes. Je scrutai le Champ de Mars, de l’autre côté du Tibre, et les milliers de citoyens rassemblés là-bas, mais la distance était trop grande pour déterminer tout de suite ce qui s’y passait. Il fallut attendre un moment pour comprendre que les gens semblaient se disperser, et que les nuages de poussière qu’on apercevait à la périphérie du champ étaient soulevés par la foule qui fuyait vers les maisons. Cicéron me décrivit par la suite l’effet produit lorsque l’assistance avait entendu la trompette et s’était aperçue que le drapeau descendait. Labienus avait tenté de calmer la foule en lui assurant que ce n’était qu’un subterfuge, mais les grands rassemblements de gens sont aussi stupides et faciles à effrayer qu’un banc de poissons ou un troupeau de bêtes. La rumeur se répandit aussitôt que la ville allait être attaquée. Malgré les exhortations de Labienus et des autres tribuns, le vote dut être abandonné. Nombre des enclos furent fracassés par les citoyens affolés. La tribune où s’étaient tenus Metellus et Lucullus fut renversée et mise en pièces. Il y eut une bagarre générale. Un chapardeur fut poignardé. Metellus Pius, le pontifex maximus, eut une sorte d’attaque et dut être transporté de toute urgence, inconscient, vers la cité. D’après Cicéron, le seul qui resta parfaitement calme fut Gaius Rabirius, qui se balançait d’avant en arrière sur son banc, seul au milieu du chaos sur l’estrade désertée, les yeux clos, fredonnant pour lui-même un air étrange et discordant.


Pendant les quelques semaines qui suivirent le tumulte du Champ de Mars, il sembla que Cicéron avait gagné. César, surtout, se fit très discret et ne chercha pas à rouvrir le procès contre Rabirius. Au contraire : le vieillard rentra chez lui, à Rome, et put continuer à vivre en paix, perdu dans son monde, pendant encore une année avant de mourir de sa belle mort. Il en fut de même avec la loi agraire des populares. Le stratagème de Cicéron, en achetant Hybrida, fit des émules et encouragea la défection d’autres tribuns qui acceptèrent des pots-de-vin des patriciens pour changer de bord. Bloqué au sénat par la coalition de Cicéron et menacé d’un veto à l’assemblée populaire, on n’entendit plus jamais parler du formidable projet de loi de Rullus, résultat de tant d’efforts.

Quintus était de fort bonne humeur.

— S’il s’agissait d’un combat de lutte entre toi et César, déclara-t-il, tout serait terminé. Il suffirait que l’un des adversaires tombe deux fois au sol pour déterminer le vainqueur, et tu l’as déjà mis à terre deux fois.

— Malheureusement, répliqua Cicéron, la politique n’est jamais aussi claire que la lutte, et ne respecte aucune règle établie.

Il était absolument certain que César préparait quelque chose, ou l’inactivité de ce dernier n’aurait eu aucun sens. Mais de quoi s’agissait-il ? C’était un vrai mystère.

Fin janvier s’acheva le premier mois de présidence de Cicéron au sénat. Hybrida lui succéda sur la chaise curule, et Cicéron se consacra à son travail juridique. Ses licteurs partis, il se rendait au forum escorté de deux solides gaillards de l’ordre équestre. Atticus avait tenu parole : ils restaient à proximité, mais assez discrètement pour ne paraître que des amis du consul. Catilina ne tentait rien. Chaque fois que Cicéron et lui se croisaient, ce qui était inévitable à l’intérieur de la curie encombrée, il tournait ostensiblement le dos. Je crus une fois le voir faire mine de se trancher la gorge d’un geste du doigt au passage de Cicéron, mais personne d’autre ne parut le remarquer. Il va sans dire que César était toute affabilité, et félicita même Cicéron pour la puissance de ses discours et l’intelligence de sa stratégie. J’en tirai un enseignement. L’homme politique qui réussit véritablement met une barrière entre sa personne privée et les affronts et revers de sa vie publique, de sorte que c’est presque comme si cela arrivait à quelqu’un d’autre ; César possédait cette faculté plus que tous les hommes que j’ai pu rencontrer.

Puis le jour arriva où l’on nous annonça la mort du pontifex maximus Metellus Pius. Ce n’était guère surprenant. Le vieux soldat avait plus près de soixante-dix ans que de soixante, et était souffrant depuis plusieurs années. Il ne reprit jamais conscience après l’attaque dont il avait souffert sur le Champ de Mars. Son corps fut exposé dans sa résidence officielle, le vieux palais des rois, et Cicéron, en qualité de premier magistrat, prit son tour dans la garde d’honneur de la veillée funèbre. Les funérailles furent les plus élaborées que j’eusse jamais vues. Allongé sur le côté, comme sur un lit de table, et revêtu de sa robe de prêtre, Pius fut porté sur une litière ornée de fleurs par huit membres du collège des pontifes parmi lesquels César, Silanus, Catulus et Isauricus. Il avait les cheveux peignés et pommadés, sa peau parcheminée avait été huilée et il avait les yeux grands ouverts ; il paraissait bien plus vivant maintenant qu’il était mort. Son fils adoptif, Scipion, et sa veuve, Licinia Minor, marchaient derrière la bière, suivis par les vierges vestales et les grands prêtres des divinités officielles. Venaient ensuite les chars transportant les chefs de la grande famille des Metelli, Celer en tête, et les voir ainsi rassemblés — et voir aussi les comédiens qui paradaient derrière eux revêtus des masques mortuaires des ancêtres de Pius — rappelait que c’était encore la famille politique la plus puissante de Rome.

L’impressionnant cortège suivit la via Sacra, franchit l’Arc fabien (drapé de noir pour l’occasion) et traversa le forum jusqu’aux rostres, où la litière fut redressée afin que chacun pût contempler le corps une dernière fois. Le centre de Rome était très encombré. Le sénat tout entier était drapé dans des toges teintes en noir. Les spectateurs se pressaient sur les marches des temples, sur les balcons et les toits et sur les socles des statues, et ils y restèrent pendant toutes les oraisons funèbres, qui durèrent pourtant des heures. C’était comme si nous savions tous qu’à travers Pius — sévère, borné, hautain, courageux, et peut-être un peu bête — nous faisions nos adieux à la vieille république, et que quelque chose d’autre luttait pour émerger.

Une fois que l’on eut placé la pièce de bronze dans la bouche de Pius et qu’on l’eut emmené rejoindre ses ancêtres, la question se posa tout naturellement : qui devait lui succéder ? De l’avis de tous, le choix se porterait entre les deux plus anciens membres du sénat : Catulus, qui avait fait reconstruire le temple de Jupiter, et Isauricus, qui avait obtenu deux fois le triomphe et était même plus âgé que Pius. Tous deux convoitaient la charge ; aucun ne voulait la céder à l’autre. Quoique cordiale, leur rivalité n’en était pas moins vive. Au début, Cicéron, qui n’avait pas de préférence, ne s’intéressa guère à la compétition. L’électorat se limitait de toute façon aux quatorze membres survivants du collège des pontifes. Mais ensuite, environ une semaine après les funérailles de Pius, alors qu’il attendait avec les autres devant le sénat que la séance commence, il tomba sur Catulus et lui demanda d’un ton détaché si l’on avait arrêté un successeur au poste de grand pontife.

— Non, répondit Catulus. Et cela va prendre encore un certain temps.

— Vraiment ? s’étonna Cicéron. Et pourquoi donc ?

— Nous nous sommes réunis hier et avons décidé que, comme il y avait deux candidats d’égal mérite, nous devrions revenir à l’ancienne méthode et laisser le peuple choisir.

— Est-ce bien sage ?

— J’en suis persuadé, dit Catulus en tapotant l’aile de son nez en bec d’aigle tout en nous gratifiant d’un sourire ambigu, parce que je suis sûr de gagner en comices tributes.

— Et Isauricus ?

— Il est certain que c’est lui qui va l’emporter.

— Eh bien, bonne chance à vous deux, fit Cicéron avec bienveillance. C’est Rome qui gagnera, quel que soit le vainqueur.

Il commença à s’éloigner puis se ravisa, le front légèrement plissé, et se retourna vers Catulus.

— Une chose encore, si je peux me permettre ? Qui a proposé cet élargissement du scrutin ?

— César.

Le latin a beau être une langue riche en subtilités et en métaphores, je n’arrive pas à trouver les mots, ni en cette langue ni même en grec, pour décrire l’expression de Cicéron à cet instant.

— Par tous les dieux ! s’exclama-t-il d’une voix atterrée. Serait-il possible qu’il veuille se présenter ?

— Bien sûr que non, répliqua catégoriquement Catulus. Ce serait ridicule. Il est bien trop jeune. Il n’a que trente-six ans. Il n’a même pas encore été élu préteur.

— Oui, mais malgré tout, je pense que tu aurais tout intérêt à réunir de nouveau le collège aussi vite que possible pour revenir à la méthode de sélection habituelle.

— C’est impossible.

— Pourquoi ?

— Le texte de modification du scrutin a été présenté au peuple ce matin.

— Par qui ?

— Labienus.

— Ah ! s’écria Cicéron en se frappant le front.

— Tu t’inquiètes pour rien, consul. Je ne crois pas un instant que César serait assez fou pour se présenter, et s’il essayait, il serait écrasé. Les Romains ne sont pas complètement insensés. C’est une compétition pour être à la tête de la religion d’État. Ce rôle exige une rectitude morale irréprochable. Tu imagines César responsable des vestales ? Il devrait vivre parmi elles. Autant confier ton poulailler à un renard !

Catulus poursuivit alors son chemin, mais je vis qu’une toute petite lueur de doute s’était immiscée dans son regard. Bientôt, le bruit courut que César avait l’intention de se présenter. Tous les citoyens raisonnables furent consternés par la nouvelle, ou bien firent des plaisanteries grivoises et rirent bien fort. Néanmoins, il y avait quelque chose dans toute cette entreprise — un culot, tellement énorme qu’il en devenait époustouflant, je suppose — que même ses ennemis ne pouvaient s’empêcher d’admirer.

— Ce type est le joueur le plus phénoménal que j’aie jamais rencontré, commenta Cicéron. Chaque fois qu’il perd, il double simplement la mise et relance les dés. Je comprends maintenant pourquoi il a laissé tomber la loi de Rullus et le procès de Rabirius. Il a vu que le grand pontife ne se remettrait certainement pas, a calculé ses chances et a décidé que le pontificat était une bien meilleure option que les deux autres.

Il secoua la tête avec émerveillement et entreprit de faire ce qu’il pourrait pour s’assurer que cette troisième option tomberait elle aussi à l’eau. Et c’est ce qui se serait passé s’il n’avait fallu compter avec deux choses.

La première était l’incroyable stupidité de Catulus et d’Isauricus. Pendant plusieurs semaines, Cicéron ne cessa d’aller de l’un à l’autre, cherchant en vain à les convaincre de ne pas se présenter tous les deux, qu’en concourant l’un contre l’autre ils diviseraient les votes anti-César. Or c’étaient des vieillards fiers et irritables. Ils ne voulurent entendre parler ni de céder en faveur l’un de l’autre, ni de tirer au sort, ni de s’accorder sur un troisième candidat, et, au bout du compte, leurs deux noms restèrent sur la liste.

L’autre facteur décisif fut l’argent. La rumeur courut à l’époque que César avait arrosé les tribus de tant de pièces qu’il avait fallu les transporter avec des brouettes. Où avait-il pu en trouver autant ? Tout le monde disait que la source devait être Crassus. Mais même Crassus aurait sans doute regimbé devant les vingt millions — vingt millions ! — que César avait, selon la rumeur, distribués aux agents de corruption. Quelle que fût la vérité, lorsque le scrutin eut lieu, aux Ides de mars, César devait savoir qu’une défaite aurait signifié pour lui la ruine. Il n’aurait jamais pu rembourser une telle somme si sa carrière avait été entravée. Il ne lui serait plus resté que l’humiliation, la disgrâce, l’exil et peut-être même le suicide. C’est pourquoi je suis plutôt enclin à croire l’anecdote célèbre selon laquelle, au matin du vote, avant de quitter sa petite maison de Subura pour se rendre sur le Champ de Mars, il embrassa sa mère en la prévenant que soit il reviendrait en souverain pontife, soit il ne reviendrait jamais.

Le scrutin dura presque toute la journée et, suivant l’ironie du sort qui est si souvent le lot en politique, il échut à Cicéron, de nouveau magistrat en exercice puisqu’on était en mars, d’annoncer le résultat. Le soleil tout juste printanier venait de sombrer derrière le Janicule, et le ciel était strié de lignes horizontales écarlates, vermeilles et violacées, évocatrices de sang traversant un pansement. Cicéron débita les résultats d’une voix monocorde. Sur les dix-sept tribus chargées de voter, Isauricus en avait remporté quatre, Catulus six, et César avait été soutenu par les sept restantes. L’élection aurait difficilement pu être plus serrée. Tandis que Cicéron descendait de l’estrade, visiblement écœuré, le vainqueur rejeta la tête en arrière et leva les bras vers le ciel. Il paraissait presque ivre de bonheur — et il pouvait l’être, car il savait qu’il serait désormais souverain pontife à vie, avec une superbe demeure sur la via Sacra et une participation aux conseils les plus privés de l’État. D’après moi, tout ce qui arriva par la suite à César prit réellement naissance dans cette victoire ahurissante. Cet investissement dément de vingt millions de sesterces se révéla en fait la meilleure affaire de l’Histoire : il lui rapporterait le monde.

V

À partir de ce moment, on commença à regarder César différemment. Si Isauricus accepta la défaite avec le stoïcisme d’un vieux soldat, Catulus — qui voulait à tout prix le souverain pontificat pour couronner sa carrière — ne se remit jamais totalement de ce revers. Le lendemain, il dénonça son rival au sénat.

— Tu ne te caches plus pour œuvrer, César ! s’écria-t-il avec une telle rage qu’il en avait la bave aux lèvres. Tu as étalé ton artillerie au grand jour, et son rôle est de s’emparer de l’État !

César se contenta de répondre par un sourire. Quant à Cicéron, il hésitait. Il pensait, comme Catulus, que César était tellement dévoré par son ambition que celle-ci pourrait un jour devenir une menace pour la république.

— Et pourtant, me confia-t-il un jour, quand je remarque avec quel soin il est coiffé et quand je le vois rajuster sa raie d’un geste du doigt, je n’arrive pas à croire qu’il pourrait concevoir un projet aussi pervers que celui de détruire la constitution romaine.

Se répétant que César devait à présent avoir obtenu la majeure partie de ce qu’il voulait, et que le reste — préture, consulat, commandement d’une armée — viendrait en son temps, Cicéron décida que le moment était venu pour lui de tenter de l’assimiler à la direction du sénat. Il trouvait par exemple inconvenant que le chef de la religion d’État soit contraint d’agiter la tête durant les débats pour tenter d’attirer l’attention du consul. Il résolut donc d’appeler César dès le début, juste après les prétoriens. Mais cette attitude de conciliation le confronta aussitôt à un nouvel embarras politique — qui montrait d’ailleurs toute l’étendue de l’habileté de César. Voici comment cela se déroula.

Juste après l’élection de César — tout au plus dans les trois ou quatre jours qui suivirent —, le sénat siégeait avec Cicéron sur la chaise curule quand un cri retentit de l’autre côté de la salle. Une étrange apparition se fraya un chemin dans la foule des spectateurs rassemblés à la porte de la curie. L’homme avait les cheveux emmêlés et couverts de poussière. Il avait enfilé à la hâte une toge bordée de pourpre qui ne dissimulait pas complètement l’uniforme militaire qu’il portait en dessous. Au lieu des bottines de cuir rouge, il avait aux pieds de grosses bottes de soldat. Il remonta l’allée centrale, et celui qui parlait s’interrompit au milieu d’une phrase tandis que tous les yeux se tournaient vers l’intrus. Les licteurs, qui se tenaient près de moi, juste derrière la chaise de Cicéron, s’avancèrent précipitamment pour protéger le consul. Mais alors, Metellus Celer jeta depuis le banc des prétoriens :

— Arrêtez ! Vous ne voyez pas ? C’est mon frère !

Et il s’élança pour le serrer dans ses bras.

Un grand murmure d’étonnement, puis d’inquiétude, parcourut alors l’assistance car tous savaient que le jeune frère de Celer, Quintus Caecilius Metellus Nepos, était l’un des légats de Pompée dans la guerre contre le roi Mithridate. Son apparition théâtrale et échevelée, alors qu’il arrivait visiblement tout juste du champ de bataille, faisait soudain craindre un terrible désastre pour nos légions.

— Nepos ! s’écria Cicéron. Qu’est-ce que cela signifie ? Parle !

Nepos se dégagea de l’étreinte de son frère. C’était un homme hautain, très fier de son beau visage et de son corps musclé. (On dit qu’il préférait coucher avec les hommes plutôt qu’avec les femmes, et il est certain qu’il ne s’est jamais marié et n’a pas eu de descendance ; mais ce ne sont que des ragots et je ne devrais pas les répéter.) Il rejeta ses splendides épaules en arrière et se tourna vers l’assemblée.

— J’arrive tout droit du camp de Pompée le Grand en Arabie ! clama-t-il. J’ai pris les navires les plus rapides et les chevaux les plus vifs pour vous apporter de grandes et heureuses nouvelles. Le tyran et ennemi juré du peuple romain, Mithridate Eupator, est mort dans sa soixante-huitième année. Nous avons remporté la guerre d’Orient !

S’ensuivit un de ces silences figés qui succèdent toujours aux nouvelles théâtrales, puis le sénat tout entier se leva dans un tonnerre d’applaudissements. Rome se battait contre Mithridate depuis maintenant un quart de siècle. Certains prétendent qu’il massacra quatre-vingt mille citoyens romains en Asie ; d’autres parlent de cent cinquante mille hommes. Quoi qu’il en soit, c’était une figure d’épouvante. D’aussi loin que je me souvienne, les mères romaines se sont servies du nom de Mithridate pour effrayer les enfants pas sages. Et voilà qu’il n’était plus ! Et la gloire en revenait à Pompée ! Peu importait qu’en fait Mithridate se fût suicidé et n’eût point succombé aux coups romains. (Le vieux tyran avait avalé du poison, mais des années passées à prendre des antidotes prophylactiques l’avaient immunisé, et il fut contraint de demander à un soldat de l’achever.) Peu importait que, d’après les personnes les mieux informées, Lucius Lucullus, qui attendait encore son triomphe aux portes de Rome, fût en réalité le stratège qui avait mis Mithridate à genoux. Tout ce qui comptait était que Pompée fût le héros du moment, et Cicéron sut ce qu’il lui restait à faire. À peine les clameurs se furent-elles tues qu’il se leva et proposa de décréter cinq jours de grâces nationales en l’honneur du génie de Pompée. Il fut chaleureusement applaudi. Puis il pria Hybrida de formuler quelques louanges inarticulées et permit ensuite à Celer de louer son frère pour avoir parcouru mille milles dans le seul but de leur apporter la bonne nouvelle. Ce fut alors que César se leva ; Cicéron lui céda la parole par égard pour son statut de grand pontife et en supposant qu’il allait prononcer les remerciements rituels aux dieux.

— Avec tout le respect dû à notre consul, ne sommes-nous pas pingres dans notre gratitude ? fit César d’une voix doucereuse. Je propose un amendement à la motion de Cicéron. Je demande que la période de grâce soit portée à dix jours pleins, et que pendant le reste de sa vie, Gnaeus Pompée soit autorisé à porter sa robe triomphale aux Jeux, afin que le peuple romain puisse se souvenir, même pendant ses loisirs, de la dette qu’il a envers lui.

J’entendais presque les dents de Cicéron grincer derrière son sourire forcé lorsqu’il accepta l’amendement et le soumit au vote. Il savait que Pompée ne manquerait pas de remarquer que César s’était montré deux fois plus généreux que lui. La motion passa avec une seule voix contre : celle du jeune Marcus Caton, qui déclara d’une voix furieuse que le sénat traitait Pompée comme s’il était un roi et le flattait d’une façon qui aurait rendu malades les fondateurs de la république. Il fut hué, et des sénateurs siégeant près de lui s’efforcèrent de le faire asseoir. Mais en regardant les visages de Catulus et d’autres patriciens, je vis combien ces paroles les avaient mis mal à l’aise.


De tous ces grands personnages de l’Histoire qui nichent telles des chauves-souris dans ma mémoire et s’envolent de leur grotte la nuit pour troubler mes rêves, Caton est le plus étrange. Quelle curieuse créature ! Il n’avait à l’époque guère plus de trente ans et son visage était déjà celui d’un vieillard. Très anguleux, les cheveux mal peignés, il ne souriait jamais, se lavait rarement et dégageait une odeur assez fétide. L’esprit de contradiction était sa religion. Quoique immensément riche, il ne montait jamais dans une litière ni une voiture mais se rendait partout à pied et refusait même souvent de porter des souliers, voire une tunique — il cherchait, disait-il, à se former, à ne jamais se soucier de l’opinion du monde sur quelque question que ce fût, futile ou grave. Les préposés au Trésor le redoutaient. Il avait été jeune questeur au Trésor pendant une année, et ils me racontaient souvent comment il les avait contraints à justifier chaque dépense, jusqu’aux sommes les plus infimes. Même après avoir quitté sa charge, il arrivait toujours au sénat avec des livres de comptes du Trésor, et il allait s’asseoir à sa place habituelle, sur le banc le plus reculé, pour se pencher au-dessus des chiffres en se balançant doucement d’avant en arrière, inconscient des rires et des quolibets des hommes autour de lui.

Le lendemain du jour où nous apprîmes la défaite de Mithridate, Caton vint voir Cicéron. Le consul émit un grognement quand je lui annonçai que Caton attendait. Il le connaissait depuis longtemps et l’avait brièvement représenté dans une affaire où Caton — sur le coup d’une de ses lubies — avait décidé de poursuivre sa cousine Lepida pour la contraindre de l’épouser. Il me demanda néanmoins de le faire entrer.

— Pompée doit être démis de son commandement sur-le-champ, annonça Caton à l’instant où il pénétrait dans le bureau, et prié de rentrer immédiatement.

— Bonjour, Caton, dit Cicéron avec lassitude. Cela paraît un peu sévère, tu ne crois pas, au vu de sa toute récente victoire ?

— C’est justement cette victoire qui pose un problème. Pompée est censé être un serviteur de la république, mais nous le traitons en maître. Il va revenir et asservira l’État tout entier si nous ne prenons pas garde. Tu dois demander sa destitution dès demain.

— Certainement pas ! Pompée est le général le plus victorieux que Rome ait jamais eu depuis Scipion. Il mérite tous les honneurs que nous pouvons lui accorder. Tu commets la même erreur que ton grand-père, qui a tout fait pour destituer Scipion.

— Tant pis. Si tu ne veux pas l’arrêter, c’est moi qui le ferai.

Cicéron le dévisagea avec stupéfaction.

— Toi ?

— J’ai l’intention de me présenter aux élections pour le tribunat. Et je veux ton soutien.

— Ah oui, vraiment !

— En tant que tribun, je m’opposerai à toutes les lois que pourraient proposer les laquais de Pompée pour servir ses projets. J’ai l’intention de devenir un homme politique radicalement différent de tous ceux qui m’ont précédé.

— Je n’en doute pas un instant, répliqua Cicéron en m’adressant un clin d’œil à peine perceptible par-dessus l’épaule du jeune homme.

— Je propose, poursuivit Caton, d’appliquer pour la première fois aux affaires publiques la pleine rigueur d’une philosophie cohérente en soumettant toutes les questions au fur et mesure qu’elles se présenteront aux maximes et aux préceptes du stoïcisme. Tu sais que vit sous mon toit Athenodorus Cordylion en personne — qui est, tu en conviendras sans doute, le plus érudit des stoïciens ? Il sera mon conseiller permanent. La république part à la dérive, Cicéron, je le vois bien — elle est poussée vers la catastrophe par les vents et courants combinés du compromis facile. Nous n’aurions jamais dû accorder à Pompée ce commandement exceptionnel.

— J’ai soutenu cette décision.

— Je le sais. Honte à toi ! Je l’ai vu à Éphèse lors de mon voyage de retour à Rome, il y a un an ou deux, bouffi comme un empereur oriental. D’où tient-il l’autorisation de fonder toutes ces villes et d’occuper toutes ces provinces ? Le sénat en a-t-il seulement discuté ? Le peuple a-t-il voté ?

— Il est le commandant sur le terrain. Il doit pouvoir jouir d’une certaine autonomie. Et après avoir vaincu les pirates, il lui fallait établir des comptoirs pour assurer notre commerce. Sinon, les brigands seraient tout simplement revenus dès qu’il aurait eu le dos tourné.

— Mais nous intervenons dans des contrées dont nous ne savons rien ! Et voilà que nous avons occupé la Syrie. La Syrie ! Qu’avons-nous à faire en Syrie ? Ensuite, ce sera l’Égypte. Tout cela va demander des légions permanentes en garnison outremer. Et celui qui commande les légions nécessaires à la direction de cet empire, que ce soit Pompée ou un autre, finira par contrôler Rome, et quiconque élèvera la moindre critique sera condamné pour manque de patriotisme. Ce sera la fin de la république. Les consuls n’auront plus qu’à gérer l’aspect civil des choses, pour le compte d’un généralissime quelconque en poste à l’étranger.

— Il ne fait aucun doute que les dangers sont réels, Caton, dit Cicéron d’une voix apaisante. Mais c’est l’affaire des politiciens de surmonter chaque danger au moment où il se présente afin d’être prêts à affronter le suivant. La meilleure analogie qui me vient pour évoquer les qualités d’un homme d’État est la navigation — il convient tantôt de naviguer à la rame tantôt à la voile, tantôt d’aller vent debout, tantôt de se laisser porter par le vent arrière, tantôt de remonter le courant, tantôt de le suivre. Tout cela exige des années d’expérience et d’étude, et non quelque manuel rédigé par Zénon.

— Et où ce voyage te conduit-il donc ?

— À une destination fort plaisante appelée la survie.

— Ha ! claqua le rire de Caton, aussi déconcertant qu’il était rare, comme un aboiement rauque et sans joie. Certains d’entre nous aspirent à atteindre des contrées plus exaltantes que ça ! Mais cela exigera d’autres qualités de navigateurs que les tiennes. Tels seront mes préceptes…

Et il entreprit de les énumérer en les comptant sur ses longs doigts maigres.

— Ne jamais verser dans l’indulgence, ne jamais céder à l’apaisement. Ne jamais pardonner une faute. Considérer que toutes les fautes sont égales — qu’il s’agisse d’un crime ou d’un délit, une faute est une faute, un point c’est tout. Et, enfin, ne jamais transiger sur aucun de ces principes. « Le sage qui a la force de les suivre…

— … est toujours beau même s’il est contrefait, toujours riche même s’il est dans le besoin et demeurera toujours un roi même s’il est esclave », l’interrompit Cicéron avec impatience. Je connais la citation, Caton, merci. Et si tu veux aller mener une existence tranquille quelque part dans une académie et appliquer ta philosophie à tes poulets et à quelques disciples, elle pourra peut-être même fonctionner. Mais si tu veux diriger cette république, il te faudra davantage qu’un seul ouvrage dans ta bibliothèque !

— C’est une perte de temps, constata Caton avec irritation. Il est évident que tu ne me soutiendras jamais.

— Au contraire, assura Cicéron. Je voterai très certainement pour toi. Le spectacle que tu offriras en tant que tribun sera sans doute l’un des plus divertissants que Rome ait jamais vus.

Lorsqu’il fut parti, Cicéron me dit :

— Cet homme est au moins à moitié fou, et pourtant, il y a chez lui quelque chose.

— Gagnera-t-il ?

— Bien sûr. Un homme qui porte le nom de Marcus Porcius Caton s’élèvera toujours à Rome. Et il n’a pas tort à propos de Pompée. Comment faire pour le maîtriser ?

Il réfléchit un instant.

— Envoie un message à Nepos pour lui demander s’il est remis de son voyage, et invite-le à assister à un conseil militaire à la fin de la séance de demain au sénat.

Je m’exécutai, et un message revint pour dire que Nepos se tenait à la disposition du consul. Ainsi, après la clôture de la séance, le lendemain après-midi, Cicéron pria quelques anciens consuls plus âgés et dotés d’une expérience militaire de rester un peu afin de recevoir de la part de Nepos un rapport plus détaillé des projets de Pompée. Crassus, qui avait goûté à la fois aux délices du consulat et au pouvoir qui découle de la grande richesse, était de plus en plus obsédé par la chose qu’il n’avait jamais eue — la gloire militaire — et il aurait voulu faire partie de ce conseil de guerre. Il s’attarda même à côté de la chaise du consul dans l’espoir manifeste d’une invitation. Or, Cicéron le détestait plus que tout autre à l’exception de Catilina et se réjouissait de pouvoir tourner le dos à son vieil adversaire. Il l’ignora donc si ostensiblement que Crassus finit par sortir d’un pas rageur, laissant une dizaine de sénateurs grisonnants se rassembler autour de Nepos. Je me rangeai discrètement de côté pour prendre des notes.

Cicéron se montra fort avisé de faire participer à ce conclave des hommes comme Gaius Curion, qui avait remporté un triomphe dix ans auparavant, et Marcus Lucullus, le jeune frère de Lucius, car sa plus grande faiblesse en tant qu’homme d’État était son ignorance des affaires militaires. Étant dans sa jeunesse de santé délicate, il avait détesté tout ce qui touchait à la vie militaire — l’inconfort extrême, la discipline imbécile, la camaraderie glauque des camps — et il était retourné le plus tôt possible à ses études. Il ressentait à présent son ignorance avec acuité, et devait s’en remettre aux semblables de Curion et Lucullus, Catulus et Isauricus, pour interroger Nepos. Ils ne tardèrent pas à établir que Pompée disposait d’une armée de huit légions bien équipées, auxquelles s’ajoutait son état-major personnel en garnison — du moins la dernière fois que Nepos l’avait vu — au sud de la Judée, à quelques centaines de milles de la ville de Pétra. Cicéron demanda aux personnes présentes leur opinion.

— D’après ce que je sais, il y a deux options pour le restant de l’année, dit Curion, qui s’était battu en Orient sous Sylla. L’une d’elles est de remonter au nord jusqu’au Bosphore cimmérien, de gagner le port de Pantikapé puis d’annexer le Caucase à l’empire. L’autre option que, pour ma part, je recommanderais, étant d’attaquer à l’est et de régler une fois pour toutes nos différends avec la Parthie.

— N’oublions pas qu’il existe une troisième solution, intervint Isauricus. L’Égypte. Il nous suffit de la prendre puisque Ptolémée nous l’a léguée par testament. Je pense qu’il devrait aller vers l’ouest.

— Ou vers le sud, suggéra Lucullus. Pourquoi ne pas aller jusqu’à Pétra ? Il y a des terres très fertiles au-delà, quand on suit la côte.

— Donc, le nord, l’est, l’ouest ou le sud, résuma Cicéron. On dirait que Pompée n’a que l’embarras du choix. Nepos, sais-tu de quel côté vont ses préférences ? Je suis certain que le sénat ratifiera sa décision, quelle qu’elle soit.

— En fait, je crois qu’il voudrait se replier, répondit Nepos.

Dans le profond silence qui suivit, j’entendis roucouler les pigeons nichés sous le toit de la curie et leurs claquements d’ailes pareils à des coups de fouet.

Se replier ? répéta Isauricus. Qu’entends-tu par se replier ? Il a quarante-huit mille hommes aguerris sous ses ordres, sans rien pour les arrêter dans aucune direction.

— Certes, on peut les qualifier d’« aguerris », mais « épuisés » serait plus exact. Certains d’entre eux marchent et combattent là-bas depuis plus de dix ans.

Il y eut un autre silence, le temps que tous digèrent cette nouvelle information. Puis Cicéron reprit :

— Tu veux dire qu’il a l’intention de ramener toutes ses troupes en Italie ?

— Pourquoi pas ? rétorqua Nepos. C’est chez eux, après tout. Et Pompée a signé des traités extrêmement avantageux avec les dirigeants locaux. Son prestige personnel vaut bien une douzaine de légions. Savez-vous comment on l’appelle en Orient ?

— Je t’en prie, dis-le-nous.

— « Le Gardien de la Terre et de la Mer. »

Cicéron scruta les visages des anciens consuls. Ils paraissaient tous incrédules.

— Il me semble, commença-t-il, parler au nom de tous si je te dis, Nepos, que le sénat ne se satisfera pas d’un retrait total.

— Sûrement pas, renchérit Catulus, et toutes les têtes grises s’agitèrent pour le soutenir.

— Auquel cas, voici ce que je propose, poursuivit Cicéron. Tu vas retourner auprès de Pompée avec un message qui lui manifestera — bien entendu — notre fierté, notre joie et notre gratitude pour ses exploits, mais aussi notre désir de laisser son armée sur place en vue d’une nouvelle campagne. Évidemment, s’il veut se décharger du fardeau d’un tel commandement, après toutes ces années de service, Rome tout entière comprendra et accueillera le plus chaleureusement du monde le plus brave de ses fils…

— Tu peux proposer tout ce que tu voudras, l’interrompit Nepos, mais ce n’est pas moi qui lui porterai le message. Je reste à Rome. Pompée m’a relevé du service militaire, et j’ai l’intention de faire campagne pour l’élection au tribunat. Alors, maintenant, si vous voulez bien m’excuser, d’autres affaires m’attendent.

Isauricus jura en regardant le jeune officier quitter la salle avec assurance.

— Il n’aurait jamais osé parler de la sorte si son père avait été encore en vie. Quelle sorte de génération avons-nous donc élevée ?

— Et si un jeune chiot comme Nepos nous parle ainsi, remarqua Curion, imaginez comment sera son maître, avec ses quarante-huit mille légionnaires pour le soutenir !

— « Le Gardien de la Terre et de la Mer », murmura pensivement Cicéron. Je suppose que nous devrions le remercier de nous avoir encore laissé l’air.

Il y eut quelques rires.

— Je me demande ce que Nepos pouvait avoir de plus important à faire que de s’entretenir avec nous.

Il me fit signe d’approcher et me glissa à l’oreille :

— Cours-lui après, Tiron. Vois où il va.

Je franchis l’allée centrale d’un pas pressé et atteignis la porte juste à temps pour voir Nepos et ses satellites traverser le forum en direction des rostres. On approchait de la huitième heure du jour et il y avait encore du monde, aussi n’eus-je aucun mal à me dissimuler dans l’agitation de la ville — non que Nepos fût le genre d’homme à regarder souvent par-dessus son épaule. La petite troupe dépassa le temple de Castor, et ce fut une chance que je me sois rapproché parce que un peu plus loin, sur la via Sacra, elle disparut soudainement et je compris qu’ils étaient tous entrés dans la demeure officielle du pontifex maximus.

Je fus tenté de retourner au plus vite auprès de Cicéron pour l’en informer, mais un instinct plus judicieux m’en empêcha. Il y avait une rangée de boutiques en face de la grande demeure, et je feignis d’examiner des bijoux tout en gardant un œil rivé sur la porte de César. Je vis sa mère arriver en litière, puis son épouse, très jeune et très belle, partir par le même moyen. Plusieurs personnes entrèrent et sortirent, mais je n’en reconnus aucune. Au bout d’une heure, le bijoutier impatient annonça qu’il voulait fermer et me poussa dans la rue au moment où le crâne chauve bien reconnaissable de Crassus émergeait d’une petite voiture pour foncer chez César. Je m’attardai encore un moment, mais comme personne d’autre ne fit son apparition et que je ne voulais pas trop tenter le sort, je m’éloignai pour rapporter à Cicéron ce que j’avais appris.

Il avait déjà quitté le sénat et je le trouvai chez lui, en train de travailler à sa correspondance.

— Eh bien, cela éclaircit au moins un mystère, dit-il lorsque je lui eus raconté ce que j’avais vu. Nous savons à présent d’où César tenait les vingt millions qui ont acheté sa charge. Tout ne venait pas de Crassus. Le Gardien de la Terre et de la Mer a dû en fournir une bonne partie.

Il se rejeta en arrière sur sa chaise et devint très songeur dans la mesure où, comme il le fit remarquer par la suite : « Quand le chef des armées, le principal bailleur de fonds et le grand pontife commencent à se rencontrer, il est temps, pour les hommes honnêtes, de se tenir sur leurs gardes. »


Ce fut vers cette époque que Terentia commença à jouer un rôle important dans le consulat de Cicéron. On se demandait souvent pourquoi Cicéron était toujours marié à elle au bout de quinze ans car elle était excessivement pieuse, n’avait pas de très beaux traits et encore moins de charme. Mais elle était dotée d’une qualité plus rare. Elle avait du caractère. Elle forçait le respect et, de plus en plus, à mesure que les années passaient, il cherchait conseil auprès d’elle. Elle ne s’intéressait guère à la philosophie ou à la littérature, ne connaissait pas grand-chose à l’histoire et n’était, en fait, pas très savante. Cependant, libre des entraves de l’éducation ou d’une délicatesse naturelle, elle possédait le don fort rare de comprendre intuitivement les choses, qu’il s’agît d’un problème ou d’une personne, et de dire exactement ce qu’elle pensait.

Au début, pour ne pas l’inquiéter, Cicéron se garda de lui parler du serment qu’avait fait Catilina de le tuer. Mais la perspicacité de Terentia était telle qu’elle ne tarda pas à le découvrir toute seule. En tant qu’épouse du consul, elle exerçait un contrôle sur le culte de la Bonne Déesse. Je ne saurais vous dire ce que cela impliquait puisque tout ce qui touche à la Déesse et à son temple infesté de serpents sur l’Aventin est interdit aux hommes. Ce que je sais, c’est qu’un jour, l’une des prêtresses, une patriote de famille noble, vint voir Terentia en larmes pour l’avertir que la vie de Cicéron était menacée et qu’il devait se tenir sur ses gardes. Elle refusa d’en dire davantage.

Naturellement, Terentia ne put en rester là et, en recourant à toute une combinaison de flatteries, cajoleries et menaces digne de son mari, elle lui soutira peu à peu la vérité. Cela fait, elle contraignit ensuite la malheureuse à la suivre chez elle pour répéter toute l’histoire au consul.

Je travaillais avec Cicéron dans son bureau quand Terentia ouvrit la porte sans frapper ; elle ne frappait jamais. Étant à la fois plus riche que Cicéron et de plus haute extraction, elle avait tendance à ne pas montrer la déférence coutumière de la femme envers son époux. Elle se contenta d’annoncer :

— Il y a quelqu’un que tu dois voir absolument.

— Pas maintenant, répliqua-t-il sans même lever les yeux. Dis-lui de partir.

Mais Terentia ne se laissa pas impressionner.

— C’est…, dit-elle, nommant ici la dame dont je tairai le nom, pas pour elle (elle est morte depuis longtemps) mais par égard pour ses descendants.

— Et pourquoi faudrait-il que je la voie, elle ? grommela Cicéron, qui jeta cette fois un regard irrité à sa femme.

Il remarqua alors la mine sinistre de Terentia, et changea aussitôt de ton.

— Que se passe-t-il, femme ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Il faut que tu écoutes ça toi-même, dit-elle en s’effaçant pour révéler une belle femme aux yeux rouges et gonflés d’avoir trop pleuré.

Je fis mine de partir, mais Terentia m’ordonna catégoriquement de rester à ma place.

— L’esclave est un expert de la prise de notes, expliqua-t-elle à sa visiteuse, et il est d’une discrétion assurée. S’il en souffle mot à quiconque, je peux t’assurer que je le ferai écorcher vif.

Et elle me lança un regard signifiant que c’était précisément ce qu’elle ferait.

L’entrevue qui suivit fut presque aussi embarrassante pour Cicéron, plutôt pudibond de nature, que pour la dame, contrainte par Terentia d’avouer une liaison de plusieurs années avec Quintus Curius. L’homme en question était un sénateur dissolu, ami de Catilina. Déjà exclu une fois du sénat pour immoralité et ruine personnelle, il paraissait certain de l’être à nouveau lors du prochain recensement et se trouvait dans une situation désespérée.

— Curius est endetté depuis que je le connais, expliqua la dame, mais il ne l’avait jamais été à ce point. Sa propriété est trois fois hypothéquée. À un moment, il menace de nous tuer tous les deux plutôt que d’endurer la honte de la ruine, et l’instant d’après, il énumère toutes les belles choses qu’il va m’acheter. Hier soir, je me suis moquée de lui. Je lui ai dit : « Et comment crois-tu que tu vas m’acheter quoi que ce soit ? C’est moi qui dois toujours te donner de l’argent ! » Je l’ai provoqué. Nous nous sommes disputés et il a fini par dire : « Avant la fin de l’été, nous aurons tout l’argent qu’il nous faut. » Et c’est à ce moment-là qu’il m’a parlé des projets de Catilina.

— Qui sont ?

Elle contempla longuement ses genoux puis se redressa et regarda Cicéron bien en face.

— T’assassiner et prendre de force le contrôle de Rome. Annuler toutes les dettes, confisquer les biens des riches et répartir les charges de magistrats et de prêtres entre ses fidèles.

— Tu penses qu’ils sont sérieux ?

— Oui.

— Mais elle ne t’a pas raconté le pire ! intervint Terentia. Pour les lier plus étroitement, Catilina leur a fait prêter serment sur le corps d’un enfant. Ils l’ont massacré comme un agneau.

— Oui, avoua Cicéron, je suis au courant, et il leva la main pour faire taire ses protestations. Je suis désolé. Je ne savais pas si je devais prendre tout cela au sérieux. Je ne voyais pas de raison de t’inquiéter pour rien.

S’adressant à la dame, il ajouta :

— Il faut me donner les noms de tous ceux qui sont impliqués dans cette conjuration.

— Non, je ne peux pas…

— Ce qui a été dit ne peut plus être tu, décréta-t-il sèchement. Je dois avoir leurs noms.

Elle pleura un moment. Elle devait savoir qu’elle était prise au piège. Elle finit par demander :

— Peux-tu au moins me donner ta parole que tu protégeras Curius ?

— Je ne peux pas te le promettre. Je verrai ce que je peux faire. Allons, il est temps : les noms.

Elle attendit encore avant d’obéir et, quand elle se décida, je l’entendis à peine.

— Cornélius Cethegus, murmura-t-elle. Cassius Longinus. Quintus Annius Chilon. Lentulus Sura et son affranchi Umbrenus…

Les noms semblaient soudain se bousculer, comme si le fait de les débiter plus vite abrégeait son supplice.

— … Autronius Paetus, Marcus Laeca, Lucius Bestia, Lucius Vargunteius…

— Attends ! s’écria Cicéron en la contemplant avec stupéfaction. Tu viens bien de dire Lentulus Sura — le préteur urbain, et son affranchi Umbrenus ?

— … Publius Sylla et son frère, Servius.

Elle s’interrompit brusquement.

— Il n’y en a pas d’autres ?

— Ce sont tous les sénateurs que je l’ai entendu mentionner. Il y en a d’autres, mais qui ne sont pas au sénat.

Cicéron se tourna vers moi.

— Ça en fait combien ?

— Dix, comptai-je. Onze si tu ajoutes Curius. Douze si tu comptes Catilina.

Douze sénateurs ?

Rarement vis-je Cicéron plus sidéré. Il gonfla les joues et se laissa aller contre le dossier de son siège comme s’il venait de prendre un coup. Puis il poussa un profond soupir.

— Des hommes comme les frères Sylla, et Sura, s’étonna-t-il, ils n’ont même pas l’excuse d’être ruinés ! C’est de la trahison pure et simple !

Il se sentit soudain trop agité pour rester assis. Il se leva d’un bond et se mit à arpenter la petite pièce.

— Par tous les dieux ! Que se passe-t-il donc ?

— Tu devrais les faire arrêter, dit Terentia.

— Je le devrais sans doute. Mais si je m’engageais sur ce terrain, en admettant que je puisse le faire — ce qui n’est pas le cas —, où cela mènerait-il ? Il y a ces douze-là, et qui sait combien d’autres dizaines avec eux. Il n’est pas difficile d’en trouver d’autres qui pourraient être impliqués. À commencer par César — quel est son rôle dans tout ça ? Il a soutenu Catilina pour le consulat l’année dernière, et nous savons qu’il est proche de Sura — c’est Sura, vous vous en souvenez, qui a permis la mise en accusation de Rabirius. Et Crassus — que penser de lui ? Plus rien ne m’étonnerait de sa part, et Labienus… c’est un tribun de Pompée… Pompée est-il impliqué ?

Il tournait comme un lion en cage.

— Ils ne peuvent pas tous fomenter ton assassinat, Cicéron, commenta Terentia, ou tu serais mort depuis longtemps.

— Sûrement. Mais ils voient tous une opportunité dans le chaos qui s’ensuivrait. Certains veulent tuer pour provoquer le chaos, et d’autres espèrent simplement se tenir à l’écart et regarder le chaos s’installer. Ils sont comme des gosses qui jouent avec le feu, et César est le pire du lot. C’est une sorte de folie — l’État est pris de folie.

Il continua de la sorte pendant encore un moment, le regard perdu, l’imagination enflammée par des visions prophétiques de Rome en ruine — le Tibre charriant du sang et le forum jonché de têtes tranchées — qu’il nous décrivit en détail.

— Je dois l’empêcher, conclut-il. Je dois arrêter cela. Il doit y avoir un moyen d’arrêter cela…

Pendant toute la scène, la dame qui lui avait apporté ces informations le regardait avec stupéfaction. Il finit par s’immobiliser devant elle, se pencha vers elle et lui prit les mains.

— Ma chère, il n’a pas dû être facile pour toi d’aller voir ma femme pour lui faire un tel récit, mais c’est la providence qui t’envoie ! Il ne s’agit pas simplement de moi, c’est Rome tout entière qui te sera redevable.

— Mais qu’est-ce que je dois faire, maintenant ? sanglota-t-elle, l’éloge de Cicéron lui faisant perdre à nouveau toute maîtrise d’elle-même.

Terentia lui tendit un mouchoir et elle se tamponna les yeux.

— Je ne peux plus retourner auprès de Curius, à présent.

— Il le faut, insista Cicéron. Tu es la seule source que j’aie.

— Mais si Catilina découvre que je t’ai dévoilé ses plans, il me tuera.

— Il n’en saura rien.

— Et mon mari ? Mes enfants ? Que dois-je leur dire ? C’est déjà très mal d’avoir fréquenté un autre homme. Alors, un traître… ?

— S’ils connaissaient tes motivations, ils comprendraient. Il est vital que tu agisses comme si de rien n’était. Apprends tout ce que tu pourras de Curius. Tire-lui les vers du nez. Encourage-le s’il le faut. Cependant, tu ne peux prendre le risque de revenir ici — c’est beaucoup trop dangereux. Transmets ce que tu auras appris à Terentia. Vous pouvez vous retrouver facilement pour parler en privé dans l’enceinte du temple sans éveiller les soupçons.

Il répugnait naturellement à la dame de se retrouver mêlée à un tel enchevêtrement de trahisons. Néanmoins, quand Cicéron le voulait, il pouvait convaincre n’importe qui de faire n’importe quoi. Aussi, lorsque, sans promettre véritablement l’immunité pour Curius, il laissa entendre qu’il ferait tout son possible pour se montrer clément envers son amant, elle céda. La dame repartit donc avec mission d’espionner pour lui, et Cicéron entreprit de dresser des plans.

VI

Début avril, la séance du sénat fut levée sur les vacances de printemps. Les licteurs retournèrent auprès d’Hybrida, et Cicéron décida qu’il serait plus sûr d’emmener sa famille loin de Rome, au bord de la mer. Nous partîmes à l’aube, pendant que la plupart des autres magistrats se préparaient à aller aux jeux, et prîmes la via Appia en direction du sud, accompagnés par une garde de chevaliers. Nous devions être en tout une trentaine. Cicéron reposait sur des coussins dans sa voiture découverte, écoutant ce que lui lisait Sositheus, quand il ne me dictait pas des lettres. Le petit Marcus chevauchait une mule avec un esclave qui marchait à son côté. Terentia et Tullia avaient chacune leur litière, portée par des hommes discrètement armés de poignards. Dès que nous croisions un groupe d’hommes sur la route, je craignais qu’il ne s’agît d’une bande d’assassins et, lorsque à la tombée de la nuit nous atteignîmes les abords des marais Pontins, j’avais vraiment les nerfs en pelote. Nous fîmes halte pour la nuit à Très Tabernae, où les coassements des grenouilles, la puanteur de l’eau stagnante et le bourdonnement incessant des moustiques me privèrent du moindre repos.

Le lendemain matin, nous poursuivîmes notre voyage en barge. Cicéron trônait à l’avant, les yeux clos, le visage levé vers le doux soleil printanier. Après le vacarme de la route fréquentée, le silence du canal était profond, le seul bruit étant le claquement régulier des sabots du cheval sur le chemin de halage. Cela ne ressemblait guère à Cicéron de ne pas travailler. À la halte suivante, un sac de dépêches officielles nous attendait, mais lorsque je voulus le lui donner, il me repoussa d’un geste.

Il en fut de même quand nous arrivâmes à sa villa de Formia. Il avait acheté cette propriété deux ans plus tôt — une belle maison sur la côte, face à la mer Méditerranée, pourvue d’une grande terrasse sur laquelle il écrivait le plus souvent ou répétait ses discours. Cependant, pendant toute la première semaine de notre séjour, il ne fit guère autre chose que jouer avec les enfants, les emmener pêcher le maquereau et compter les vagues sur la petite plage au pied du muret de pierre. Étant donné la gravité de ses problèmes, je fus à l’époque déconcerté par son comportement. Bien sûr, je me rends compte à présent qu’en fait il travaillait, mais à la façon dont travaillent les poètes : il faisait le vide dans son esprit, en quête d’inspiration.

Au début de la deuxième semaine, Servius Sulpicius vint dîner, accompagné de Postumia. Le vieux juriste possédait une villa de l’autre côté de la baie, à Caieta. Il n’avait pratiquement pas reparlé à Cicéron depuis la découverte de la liaison de sa femme avec César, mais il se montra exceptionnellement enjoué cette fois-là, tandis que son épouse affichait une figure anormalement morose. La raison de leurs humeurs opposées nous fut révélée juste avant le dîner, lorsqu’il attira Cicéron de côté pour lui dire un mot en privé. Arrivant tout juste de Rome, il voulait lui faire part d’une rumeur des plus réjouissantes. Il avait peine à contenir sa jubilation. César venait de prendre une nouvelle maîtresse : Servilia, l’épouse de Junius Silanus !

— Donc, César aurait une nouvelle maîtresse ? rétorqua Cicéron avec un haussement d’épaules. Autant me dire que les arbres ont de nouvelles feuilles.

— Ne comprends-tu pas ce que ça implique ? Non seulement cela met fin à toutes ces rumeurs infondées concernant Postumia et César, mais cela compliquera également les choses pour Silanus s’il veut me battre à l’élection consulaire de cet été.

— Et qu’est-ce qui te fait penser ça ?

— N’est-ce pas évident ? César manipule une grosse partie des votes populistes. Il y a peu de chance qu’il les mobilise derrière le mari de sa maîtresse, si ? Une partie de ces votes pourrait bien me revenir. Ainsi, avec l’approbation des patriciens et avec ton soutien, je crois vraiment que le plus dur est fait.

— Eh bien, je te félicite, et je serai fier de te proclamer vainqueur d’ici trois mois. Est-ce qu’on sait combien de candidats vont effectivement se présenter ?

— Il y en aura au moins quatre.

— Toi et Silanus. Qui d’autre ?

— Catilina.

Le visage de Cicéron ne laissa rien transparaître.

— Alors, Catilina se présente ?

— Oh oui ! Aucun doute là-dessus. César a fait savoir qu’il le soutiendrait à nouveau.

— Et le quatrième ?

— Licinius Murena, répondit Servius, nommant un ancien légat de Lucullus qui était à présent gouverneur de Gaule transalpine. Mais il ressemble trop à un soldat pour être vraiment suivi en ville.

Ils dînèrent ce soir-là sous les étoiles. J’entendais de ma chambre les soupirs de la mer contre les rochers et, de temps à autre, les voix des quatre convives portées par le doux air salin avec le parfum entêtant de leur poisson grillé. Au matin, très tôt, ce fut Cicéron lui-même qui vint me réveiller. J’eus la surprise de le trouver assis au pied de mon étroit matelas, toujours vêtu des habits qu’il portait la veille au soir. Il faisait à peine jour. Cicéron ne semblait pas avoir dormi du tout.

— Tiron, habille-toi, me dit-il d’une voix tendue. Il est temps de se mettre en route.

Pendant que j’enfilais mes souliers, il me raconta ce qui s’était passé. À la fin du dîner, Postumia avait trouvé un prétexte pour lui parler seul à seul.

— Elle m’a pris le bras et m’a demandé de faire le tour de la terrasse avec elle, me confia Cicéron, et j’ai cru un instant qu’elle allait me proposer de prendre la place de César dans son lit car elle était légèrement ivre et sa robe était pratiquement ouverte jusqu’aux genoux. Mais non : il semble que ses sentiments pour César soient passés du désir à la haine viscérale, et tout ce qu’elle veut, c’est le trahir. Elle assure que César et Servilia sont faits l’un pour l’autre et qu’il n’y a pas plus impitoyables qu’eux. Elle dit — et là, je la cite mot pour mot : « Servilia veut devenir femme de consul et César se plaît à baiser les femmes de consul, alors quelle union pourrait être mieux assortie ? Ne fais pas attention à ce que prétend mon mari. César fera tout ce qui est en son pouvoir pour faire gagner Silanus. »

— Est-ce que ce serait une si mauvaise chose ? demandai-je stupidement, car j’étais encore à moitié endormi. Je croyais que tu disais que Silanus était un type ennuyeux mais respectable, et parfait pour les hautes fonctions.

— Bien sûr que je veux qu’il gagne, imbécile ! C’est ce que veulent les patriciens et c’est apparemment ce que veut César aussi. Silanus est donc assuré d’être élu. La vraie bagarre va se jouer pour la deuxième place — et là, à moins d’être extrêmement prudent, c’est Catilina qui va l’emporter.

— Mais Servius est tellement confiant…

— Pas confiant, corrigea Cicéron, présomptueux — ce qui est exactement ce que César veut qu’il soit.

Je m’aspergeai le visage d’eau froide. Je commençais enfin à me réveiller. Cicéron était déjà presque sorti de la chambre.

— Puis-je te demander où nous allons ? lançai-je.

— Dans le Sud, répondit-il par-dessus son épaule. Dans la baie de Naples, voir Lucullus.


Il laissa un mot d’explication à Terentia et nous partîmes avant son réveil. Nous voyageâmes en voiture fermée pour éviter d’être reconnus — précaution nécessaire car on eût dit que la moitié des membres du sénat, fatigués par l’hiver interminable à Rome cette année-là, se rendaient aux bains chauds de Campanie. Nous avions réduit l’escorte pour aller plus vite, et seuls deux hommes assuraient la protection du consul : un chevalier à la carrure impressionnante qui avait pour nom Titus Sextus, et son frère tout aussi solidement bâti, Quintus : ils allaient à cheval, l’un devant nous et l’autre derrière.

À mesure que le soleil montait, l’air se réchauffait, la mer devenait plus bleue, et les fragrances de mimosas, d’herbes sèches et de pins odorants envahirent peu à peu la voiture. J’écartais de temps en temps le rideau pour contempler le paysage, et je me fis le serment que si jamais j’acquérais un jour cette petite ferme que je désirais tant, ce serait par ici, dans le Sud. Cicéron, lui, ne vit rien. Il dormit pendant tout le trajet et ne se réveilla qu’en fin d’après-midi, alors que nous étions cahotés sur la voie étroite qui menait à Misène, où Lucullus avait sa… bon, j’allais appeler sa demeure une maison, mais le terme ne convient guère pour décrire le palais des délices, la Villa Cornelia, qu’il avait achetée et fait agrandir sur la côte.

Elle se dressait sur le promontoire où est enseveli le héraut des Troyens, et jouissait de la vue peut-être la plus enchanteresse d’Italie, de l’île de Prochyta jusqu’aux hauteurs de Caprae en passant par le bleu merveilleux de la baie de Naples. Une douce brise caressait le sommet d’une avenue de cyprès, et en descendant de notre voiture poussiéreuse, nous eûmes l’impression de fouler le paradis.

Lorsqu’il apprit qui se trouvait dans son jardin, Lucullus vint nous accueillir en personne. Il avait dans les cinquante-cinq ans, semblait très maniéré et languissant, et commençait à s’épaissir : à le voir ainsi en tunique grecque et chaussons de soie, jamais on n’aurait pu croire que c’était un grand général, le plus grand même depuis Scipion ; il évoquait plutôt un maître à danser vieillissant. Cependant, le détachement de légionnaires qui gardait sa maison et les licteurs étendus à l’ombre des platanes rappelaient qu’il avait été proclamé imperator sur le champ de bataille et disposait encore de l’imperium militaire. Il insista pour que Cicéron dîne en sa compagnie et passe la nuit à la villa, et pour qu’il prenne un bain et se repose auparavant. Sa politesse exquise, ou sa froideur, était telle qu’il n’exprima pas la moindre curiosité quant au motif de la venue impromptue de Cicéron.

Des laquais emmenèrent le consul et son escorte. Je supposais que je serais consigné dans le quartier des esclaves, mais il n’en fut rien : en tant que secrétaire particulier du consul, j’eus droit moi aussi à une chambre d’invité, on m’apporta des vêtements propres et il m’arriva quelque chose d’ahurissant dont le souvenir me fait rougir aujourd’hui encore mais que l’honnêteté m’oblige à consigner dans ce récit. Une jeune esclave apparut. Elle était grecque, aussi pus-je converser avec elle dans sa langue. Elle avait une vingtaine d’années, beaucoup de charme et une robe à manches courtes — mince, la peau mate, coiffée d’une masse de cheveux noirs rassemblés en chignon qui n’attendait que de retomber comme un rideau. Elle s’appelait Agathe. Avec force gloussements et des gestes insistants, elle me persuada de me dévêtir et de pénétrer dans une petite cabine dépourvue de fenêtre qui était entièrement tapissée de mosaïques figurant des créatures marines. Je restai là un instant, me sentant assez stupide, jusqu’au moment où, tout à coup, le plafond parut s’effacer pour déverser une pluie claire et tiède.

C’était la première fois que j’expérimentais l’un des célèbres bains douches de Sergius Orata, et je m’y abandonnai avec délice pendant un long moment avant qu’Agathe ne revienne me conduire dans la pièce voisine, où je fus récuré et massé — et oh, quel plaisir ce fut là ! Le sourire de la jeune fille révéla des dents d’une blancheur d’ivoire et une langue rose et espiègle. Lorsque, une bonne heure plus tard, je retrouvai Cicéron sur la terrasse, je lui demandai s’il avait essayé l’une de ces douches extraordinaires.

— Certainement pas ! répondit-il. La mienne s’accompagnait des services d’une jeune prostituée. Jamais je n’ai vu pareille décadence.

Puis il m’examina et dit avec incrédulité :

— Ne me dis pas que tu as essayé !

Je rougis violemment et il éclata d’un rire tonitruant. Au cours des années qui suivirent, il me reparla des bains douches de Lucullus chaque fois qu’il voulait me taquiner.

Avant le dîner, notre hôte nous fit faire le tour de son palais. La partie principale de la maison datait d’un siècle et avait été construite par Cornélius, le père des frères Gracques, mais Lucullus l’avait triplée de volume, y ajoutant des ailes entières, des terrasses et une piscine — le tout taillé dans le roc le plus solide. La vue était de tous côtés époustouflante et les chambres somptueuses. On nous entraîna dans un couloir bordé de torches qui projetaient leur lumière sur une mosaïque représentant Thésée dans le labyrinthe. Des marches nous menèrent à la mer puis sur une plate-forme installée juste au-dessus du clapotis des vagues. C’était là que se trouvait la grande fierté de Lucullus : toute une série de bassins artificiels peuplés de toutes les espèces de poissons possibles, y compris d’énormes murènes parées de bijoux et qui venaient vers lui quand il les appelait. Il s’agenouilla, et un esclave lui tendit un seau en argent rempli de nourriture qu’il renversa doucement dans l’eau. Aussitôt, la surface bouillonna, laissant apparaître des corps écailleux et puissants.

— Elles ont toutes un nom, fit-il remarquer, puis il désigna une créature particulièrement grasse et repoussante dont les nageoires s’ornaient d’anneaux d’or. J’ai appelé celle-ci Pompée.

Cicéron rit poliment.

— Et à qui appartient cette propriété ? demanda-t-il en désignant d’un signe de tête une autre villa gigantesque équipée de viviers.

— C’est la villa d’Hortensius, répondit Lucullus. Il croit qu’il peut élever de meilleurs poissons que les miens, mais il n’y arrivera jamais. Bonne nuit, Pompée, lança-t-il à la murène d’une voix caressante. Dors bien.

Je pensais que nous avions tout vu, mais Lucullus avait gardé le meilleur pour la fin. Nous remontâmes, par un autre chemin, un large escalier creusé dans les entrailles de la roche mouillée, sous la maison. Nous franchîmes plusieurs portes de fer actionnées par des sentinelles puis débouchâmes enfin sur une enfilade de salles remplies des trésors que Lucullus avait rapportés de la guerre contre Mithridate. Des serviteurs promenaient leurs torches sur des monceaux rutilants de boucliers, assiettes, coupes, louches, vasques, lits, sièges d’or et armures incrustées de pierreries. Il y avait de lourds lingots d’argent et des coffres pleins de millions de minuscules pièces d’argent, une statue de Mithridate en or haute de plus de six pieds. Au bout d’un moment, nos exclamations émerveillées finirent par laisser place au silence. Ces richesses étaient ahurissantes. Puis, alors que nous retournions dans le tunnel, nous perçûmes de légers frottements tout proches, que je pris d’abord pour des rats mais que Lucullus nous expliqua provenir des soixante prisonniers — des amis de Mithridate et certains de ses généraux — qu’il gardait ici depuis cinq ans en vue de la parade de son triomphe, au terme de laquelle ils seraient étranglés.

Cicéron porta la main à sa bouche et s’éclaircit la gorge.

— En fait, imperator, je suis venu te voir pour te parler de ton triomphe.

— Je m’en doutais, répliqua Lucullus, et, à la lueur de la torche, je vis un sourire fugitif passer sur son visage joufflu. Allons-nous manger ?


Naturellement, il y eut au dîner des produits de la mer — des huîtres et du loup, du crabe et de la murène, du mulet rouge et blanc. Tout cela était trop riche pour moi : j’étais habitué à des parts plus chiches et me servis peu. Je ne parlai guère non plus pendant le repas, mais conservai une distance subtile vis-à-vis des autres invités, afin de montrer que j’avais conscience que ma présence parmi eux était à prendre comme une faveur. Les frères Sextus mangèrent gloutonnement et, de temps à autre, l’un des deux se levait de table pour aller vomir bruyamment dans le jardin, afin de pouvoir attaquer le plat suivant. Fidèle à ses habitudes, Cicéron mangea peu tandis que Lucullus mâchait et avalait sans discontinuer, mais sans plaisir évident.

Je m’aperçus que je l’observais en secret, car il me fascinait, et me fascine encore. Je crois en vérité que c’était l’homme le plus mélancolique que j’aie jamais vu. Son existence était entachée d’une plaie et c’était Pompée, qui l’avait remplacé au commandement suprême en Orient et avait ensuite, par le biais de ses alliés au sénat, bloqué tous ses espoirs de triomphe. Beaucoup d’hommes l’auraient accepté, mais pas Lucullus. Il avait tout ce qu’il désirait au monde sauf la chose qu’il voulait le plus. Aussi refusa-t-il catégoriquement d’entrer dans Rome ou de se soumettre à ses ordres, et préféra-t-il consacrer tout son talent et son ambition à créer des viviers de plus en plus élaborés. Il s’ennuya et s’amollit tandis que sa vie conjugale se détériorait. Il se maria deux fois, la première à l’une des sœurs de Clodius, dont il se sépara dans des circonstances des plus scandaleuses, puisqu’il prétendit qu’elle entretenait des relations incestueuses avec son frère, lequel soutint du coup une mutinerie contre Lucullus en Orient. Sa deuxième épouse, avec qui il était encore marié à l’époque, était la sœur de Caton, mais on la disait infidèle et volage : je ne l’ai jamais rencontrée, aussi ne puis-je être juge. J’eus cependant l’occasion de voir son petit garçon, le fils de Lucullus, alors âgé de deux ans, que sa bonne amena embrasser son père avant d’aller dormir. Et, à la façon dont ce dernier se comporta avec lui, je peux assurer qu’il était profondément attaché à l’enfant. Toutefois, dès que le petit fut couché, les grands yeux bleus de Lucullus se voilèrent à nouveau et il reprit sa mastication sans joie.

— Alors, finit-il par dire entre deux bouchées, mon triomphe ?

Il avait un fragment de poisson collé sur la joue, ce qui était particulièrement embarrassant.

— Oui, rétorqua Cicéron, ton triomphe. Je pensais déposer une motion devant le sénat juste après les vacances.

— Sera-t-elle votée ?

— Je ne vois pas l’intérêt de soumettre au vote ce que je ne peux pas gagner.

Le tchomp tchomp continua pendant encore un moment.

— Pompée ne sera pas content.

— Il va falloir que Pompée accepte que d’autres que lui puissent triompher dans cette république.

— Et qu’est-ce que ça te rapporte ?

— L’honneur de te proposer la gloire éternelle.

— Foutaises.

Lucullus s’essuya enfin la bouche, et le fragment de poisson disparut.

— Tu ne vas pas me faire croire que tu as fait cinquante milles dans la journée juste pour me dire ça ?

— Oh, par tous les dieux, tu es trop rusé pour moi, imperator ! s’exclama Cicéron avec un sourire flatteur. Très bien, j’avoue que je voulais aussi m’entretenir d’une question politique avec toi.

— Vas-y.

— Je crois que nous courons à la catastrophe, dit Cicéron, le ton soudain grave.

Il repoussa son assiette puis, rassemblant toute son éloquence, entreprit de décrire l’état de la république en les termes les plus sévères, insistant tout particulièrement sur le soutien de César à Catilina et sur le programme révolutionnaire de ce dernier prévoyant d’annuler les dettes et de confisquer les biens des plus riches. Il n’eut pas besoin de préciser quelle menace cela constituerait pour Lucullus, qui vivait dans son palais au milieu de l’or et des soieries : c’était parfaitement évident. Le visage de notre hôte s’assombrissait à mesure que Cicéron parlait. Quand Cicéron en eut terminé, Lucullus prit tout son temps pour répondre.

— Alors, tu crois vraiment que Catilina pourrait gagner le consulat ?

— Oui. Silanus arrivera premier, et lui sera élu en second.

— Il faut absolument l’en empêcher.

— Je suis bien d’accord.

— Et qu’est-ce que tu proposes ?

— Eh bien, c’est ce qui m’amène. J’aimerais que tu célèbres ton triomphe la veille des élections consulaires.

— Pourquoi ?

— J’imagine que, pour le défilé, tu projettes de faire venir à Rome plusieurs milliers de tes vétérans de tous les coins de l’Italie ?

— Effectivement.

— Que tu les recevras somptueusement et les récompenseras généreusement sur le butin de tes victoires ?

— Bien entendu.

— Et qu’ils écouteront donc tes conseils sur le candidat à soutenir pour ces élections consulaires ?

— J’imagine que oui.

— Auquel cas, je sais exactement pour qui ils devraient voter.

— Ça ne m’étonne pas, commenta Lucullus avec un sourire cynique. Tu penses à ton grand allié Servius, non ?

— Oh non, répliqua Cicéron avec dédain, pas lui. Le pauvre n’a pas une chance. Non, je pense à ton ancien légat — et leur ancien compagnon d’armes — Lucius Murena.

Aussi habitué que je fusse aux méandres des stratagèmes de Cicéron, je n’avais pas imaginé un instant qu’il pourrait abandonner Servius avec une telle promptitude. Pendant un moment, je n’en crus pas mes oreilles. Lucullus avait l’air tout aussi surpris que moi.

— Je croyais que Servius comptait parmi tes plus proches amis ?

— Il s’agit de la République romaine, répliqua Cicéron, pas d’une coterie d’amis. Évidemment que mon cœur me presse de voter pour Servius. Mais ma tête me dit qu’il ne pourra pas battre Catilina. Alors que Murena, avec ton soutien, pourrait tout juste y arriver.

Lucullus se renfrogna.

— J’ai un problème avec Murena. Son plus proche lieutenant en Gaule n’est autre que ce monstre dépravé, mon ancien beau-frère — un personnage dont le nom me fait tant horreur que je refuse de me salir la bouche en le prononçant.

— Eh bien, c’est moi qui le prononcerai pour toi, repartit Cicéron. Moi non plus, je n’aime pas beaucoup Clodius. En politique, toutefois, on ne peut pas toujours choisir ses amis ou ses ennemis. Pour sauver la république, je dois abandonner un vieux compagnon qui m’est cher. Pour sauver la république, tu dois soutenir l’allié de ton pire ennemi.

Il se pencha par-dessus la table et ajouta à voix basse :

— Ainsi le veut la politique, imperator, et si jamais vient le jour où nous n’aurons plus le courage de faire ce travail-là, il nous faudra quitter la vie publique et nous contenter d’élever des poissons !

Je craignis un instant qu’il ne fût allé trop loin. Lucullus jeta sa serviette et jura qu’il n’était pas prêt à subir un chantage pour trahir ses principes. Mais, comme d’habitude, Cicéron avait bien évalué le personnage. Il laissa Lucullus fulminer tout son soûl puis se garda bien de répondre et contempla simplement la baie en sirotant son vin. Le silence s’éternisa. La lune traçait sur l’eau un sentier d’argent miroitant. Finalement, d’une voix chargée de colère contenue, Lucullus déclara que Murena ferait sans doute un consul convenable s’il acceptait d’être conseillé, sur quoi Cicéron promit de présenter la question du triomphe devant le sénat dès la fin des vacances.

Comme les deux hommes n’avaient plus ni l’un ni l’autre envie de discuter, nous nous retirâmes tous de bonne heure dans nos chambres. Je n’avais pas regagné la mienne depuis longtemps quand j’entendis frapper doucement à ma porte. J’ouvris et trouvai Agathe. Elle entra sans un mot. Je supposai qu’elle était envoyée par l’intendant de Lucullus et lui dis qu’elle n’était pas obligée, mais elle prit place sur mon lit et m’assura qu’elle venait de sa propre initiative, alors je la rejoignis. Nous bavardâmes entre deux caresses, et elle me parla un peu d’elle — comment ses parents, morts à présent, avaient été ramenés d’Orient comme esclaves faisant partie du butin de guerre de Lucullus, et les vagues souvenirs qu’elle avait de son village en Grèce. Elle avait travaillé aux cuisines et s’occupait à présent des invités de l’imperator, mais, le moment venu, quand elle serait moins jolie, avec un peu de chance elle retournerait aux cuisines ; sinon, ce serait les champs, et une mort précoce. Elle racontait tout cela sans s’apitoyer sur elle-même, comme on pourrait décrire l’existence d’un cheval ou d’un chien. Caton se prétendait stoïque, me semble-t-il, mais je dirais que cette fille l’était de fait, souriant à son destin quel qu’il fût et s’armant avec sa dignité contre le désespoir.

Lorsque je me réveillai, à l’aube, elle était partie.

Est-ce que je te surprends, lecteur ? Je me rappelle m’être surpris moi-même. Après toutes ces années de solitude, j’avais même cessé d’imaginer de telles choses et me contentais de les laisser aux poètes : « Quelle vie y a-t-il, quelle joie, sans Aphrodite d’or ? » Connaître les mots était une chose ; jamais je ne me serais attendu à savoir ce qu’il y avait derrière.


J’avais espéré que nous resterions au moins une nuit de plus, mais Cicéron m’annonça dès le matin que nous partions le jour même. Son plan impliquait le secret absolu, et plus longtemps il séjournerait à Misène, plus il craignait que sa présence ne passe pas inaperçue. Aussi, après un bref entretien avec Lucullus, nous repartîmes dans la voiture couverte. Alors que nous descendions vers la route côtière, je contemplai la propriété derrière nous. De nombreux esclaves travaillaient dans les jardins et œuvraient sous les diverses parties de l’immense villa, la préparant pour une nouvelle journée de perfection printanière. Cicéron regardait lui aussi par-dessus son épaule.

— Ils étalent leurs richesses, murmura-t-il, et après ils s’étonnent d’être autant détestés. Et si Lucullus, qui n’a pas vraiment réussi à vaincre Mithridate, est devenu aussi prodigieusement riche, tu imagines la fortune colossale que Pompée doit avoir accumulée ?

Je n’arrivais pas à l’imaginer, et je n’en avais pas envie. J’en étais malade. Jamais auparavant il ne m’était apparu aussi absurde d’accumuler les trésors pour le simple plaisir de les accumuler qu’en cette chaude matinée bleue, tandis que la demeure s’évanouissait derrière moi.

Maintenant qu’il avait fixé sa stratégie, Cicéron avait hâte de la mettre en place et, pour cela, il nous fallait rentrer à Rome. Pour lui, les vacances étaient terminées. Nous arrivâmes à la villa en bord de mer de Formia à la tombée de la nuit et nous reposâmes quelques heures avant de repartir à l’aube. Si Terentia fut irritée qu’il les délaisse, elle et les enfants, elle n’en montra rien. Elle savait qu’il voyagerait plus vite sans eux. Nous étions de retour à Rome pour les Ides d’avril, et Cicéron entreprit aussitôt d’entrer discrètement en contact avec Murena. Le gouverneur était encore dans sa province de Gaule transalpine, mais il avait envoyé son lieutenant, Clodius, en avance pour commencer à mettre en place sa campagne électorale. Cicéron hésitait sur ce qu’il convenait de faire, car il se méfiait de Clodius et ne voulait pas risquer d’éventer son plan auprès de César et de Catilina en se rendant ouvertement chez le jeune homme. Il résolut de le joindre par l’intermédiaire de son beau-frère, l’augure Metellus Celer, ce qui nous valut une rencontre mémorable.

Celer habitait le mont Palatin, près de la maison de Catulus, dans le Clivus Victoriae, belle rue résidentielle surplombant le forum. Cicéron se dit que nul ne trouverait étrange de voir un consul rendre visite à un préteur. Mais une fois entrés dans la maison, nous apprîmes que le maître des lieux était parti chasser toute la journée. Seule sa femme était présente, et c’est elle qui vint nous accueillir, accompagnée de plusieurs servantes. C’était, pour autant que je sache, la première fois que Cicéron rencontrait Clodia, et sa beauté comme son intelligence produisirent sur lui une forte impression. À un peu plus de trente ans, elle était célèbre pour ses grands yeux sombres ourlés de longs cils — « la déesse aux yeux de vache », la surnomma par la suite Cicéron — dont elle usait et abusait pour jeter aux hommes de langoureuses œillades ou les dévisager d’un regard captivant. Elle avait une bouche expressive et une voix caressante, parfaite pour propager les rumeurs. Comme son frère, elle affectait un accent « populaire » très en vogue. Mais gare à celui qui cherchait à se montrer trop familier avec elle — elle était capable de redevenir instantanément une claudienne pur jus : hautaine, impitoyable, cruelle. Un débauché du nom de Vettius, qui avait tenté en vain de la séduire, fit courir un assez bon mot à son sujet — in triclinio Coa, in cubiculo nola (« Dans la salle à manger c’est l’île Cos[2], dans la chambre à coucher, la forteresse de Nola ») —, ce qui lui valut d’être sauvagement rossé puis sodomisé par deux autres admirateurs de Clodia, M. Camurtius et M. Caesernius, qui le laissèrent presque pour mort.

On aurait pu penser que tout cela appartenait à un monde totalement étranger à Cicéron, et pourtant, une part de lui-même — un quart, dirons-nous — était irrésistiblement attirée par le scandale et la canaille alors que les trois quarts restants tempêtaient au sénat contre toute débauche. Peut-être était-ce dû à son goût pour le théâtre : il avait toujours apprécié la compagnie des comédiens. Et puis il aimait les gens intelligents, et nul ne pourrait prétendre que Clodia ne l’était pas. Quoi qu’il en soit, ils semblèrent tous deux ravis de cette rencontre, et quand Clodia, le gratifiant d’une de ses œillades enjôleuses, lui demanda d’une voix voilée s’il y avait quoi que ce soit — n’importe quoi — qu’elle puisse faire pour lui en l’absence de son mari, il lui répondit que oui : il aimerait pouvoir s’entretenir en particulier avec son frère.

— Appius ou Gaius ? demanda-t-elle en supposant qu’il pensait à l’un de ses deux frères aînés, aussi sévères, sinistres et ambitieux l’un que l’autre.

— Ni l’un ni l’autre, répliqua Cicéron. Je voudrais parler à Publius.

— Publius ! s’écria-t-elle, ravie. Tu as choisi mon préféré !

Elle envoya un esclave le chercher sur-le-champ, sans nul doute dans une salle de jeux ou un lupanar où il avait ses habitudes, et, en attendant son arrivée, Cicéron et elle firent le tour de l’atrium et examinèrent les masques mortuaires des ancêtres consulaires de Celer. Je me retirai discrètement dans l’ombre pour ne pas entendre ce qu’ils disaient, mais je perçus leurs rires, et je compris que la source de leur amusement n’était autre que les visages de cire figés de ces générations successives de Metelli — qui étaient, il faut bien l’admettre, célèbres pour leur stupidité. Puis Clodius finit par arriver, salua le consul d’une courbette appuyée et (trouvai-je) ironique, embrassa amoureusement sa sœur sur la bouche et garda ensuite le bras autour de sa taille. Il venait de passer plus d’une année en Gaule mais n’avait guère changé. Il était toujours aussi joli qu’une femme avec ses épaisses boucles blondes, ses vêtements amples et sa façon pleine de condescendance de regarder le monde de haut. Aujourd’hui encore, je ne saurais dire si Clodia et lui étaient amants ou s’ils s’amusaient simplement à choquer la bonne société. Mais j’appris par la suite que Clodius se comportait ainsi en public avec ses trois sœurs, et certainement Lucullus avait-il cru aux rumeurs d’inceste qui circulaient.

Quoi qu’il en soit, si Cicéron était choqué, il n’en montra rien. S’excusant avec un sourire auprès de Clodia, il lui demanda s’il pourrait s’entretenir un instant en privé avec son jeune frère.

— Très bien, mais je suis très jalouse, répliqua-t-elle avec réticence.

Puis, après une dernière poignée de main prolongée et quelque peu aguichante avec le consul, elle disparut à l’intérieur de la vaste demeure, nous laissant seuls tous les trois. Cicéron et Clodius échangèrent quelque plaisanteries sur la Gaule transalpine et les difficultés de la traversée des Alpes, puis Cicéron se lança :

— Et maintenant, dis-moi, Clodius, est-il vrai que ton chef, Murena, se présente au consulat ?

— Effectivement.

— C’est bien ce que j’avais entendu. Ça m’a étonné, je dois l’avouer. Tu penses qu’il peut gagner ?

— Facilement. Il y a tant de manières possibles.

— Vraiment ? Cite-m’en une.

— La reconnaissance : les gens se souviennent encore des jeux généreux qu’il a organisés avant d’être élu préteur.

— Avant qu’il n’ait été élu préteur ? Mon jeune ami, mais c’était il y a trois ans ! En politique, trois ans, c’est de l’histoire ancienne ! Crois-moi, Murena a été complètement oublié ici. Loin des yeux, loin du cœur, telle est la loi à Rome, aussi je te pose à nouveau la question : où penses-tu trouver les voix ?

— Je pense que la majorité des centuries le soutiendront, répondit Clodius, toujours souriant.

— Pourquoi ? Les patriciens voteront pour Silanus et Servius. Les populistes voteront pour Silanus et Catilina. Qui restera-t-il pour voter en faveur de Murena ?

— Donne-nous du temps, consul. La campagne n’a même pas encore commencé.

— La campagne a commencé dès la fin des dernières élections. Vous auriez dû passer l’année à prospecter. Et qui va diriger cette campagne miraculeuse ?

— Moi.

Toi ?

Il y avait tant de dérision dans l’exclamation de Cicéron que je cillai, et l’armure d’arrogance de Clodius parut même brièvement fissurée.

— J’ai une certaine expérience, bredouilla-t-il.

— Quelle expérience ? Tu n’es même pas membre du sénat.

Cette fois, Clodius s’emporta.

— Eh bien, va te faire voir ! Pourquoi avoir pris la peine de venir si tu es tellement sûr que nous allons perdre ?

Il avait l’air tellement scandalisé que Cicéron éclata de rire.

— Qui a parlé de perdre ? Est-ce que c’est ce que j’ai dit ? Mon jeune ami, poursuivit-il en passant son bras sur les épaules de Clodius, je connais deux ou trois choses sur la façon de gagner une élection, et je peux te dire ceci : vous avez toutes les chances de gagner — à partir du moment où vous faites exactement ce que je vous dis de faire. Mais il faut se réveiller avant qu’il ne soit trop tard. C’est pour ça que je voulais te voir.

Cela dit, il fit avec Clodius le tour de l’atrium en lui exposant son plan pendant que je suivais avec mon carnet ouvert pour prendre en notes toutes ses directives.

VII

Cicéron n’informa que les sénateurs en qui il avait le plus confiance de son projet de proposer un triomphe pour Lucullus — des hommes comme son frère, Quintus ; l’ancien consul C. Pison ; les préteurs Pomptinus et Flaccus ; des amis comme Gallus, Marcellinus et l’aîné des Frugi ; ainsi que les chefs des patriciens, Hortensius, Catulus et Isauricus. Ceux-ci mirent à leur tour d’autres sénateurs dans la confidence. Tous durent jurer le secret, furent avertis du jour où ils devraient se rendre à la chambre et eurent pour recommandation de rester ensemble quoi qu’il arrive, jusqu’à la levée de la séance. Cicéron n’en parla pas à Hybrida.

Le jour dit, le sénat connut une affluence inhabituelle. Des nobles très âgés qui n’étaient pas venus depuis des années se trouvaient là, et je vis César pressentir le danger car il avait coutume de humer presque littéralement l’air en ce genre de circonstances, inclinant légèrement la tête en arrière tout en scrutant les alentours d’un air soupçonneux (c’est d’ailleurs exactement ce qu’il fit quelques instants avant d’être assassiné). Mais Cicéron avait tout organisé de main de maître. Une loi très fastidieuse visant à réduire le droit des sénateurs à se faire rembourser des voyages non officiels dans les provinces était en cours d’adoption. C’est exactement le genre de législation intéressée qui excite les pires raseurs en politique, et Cicéron en avait aligné toute une rangée, promettant à chacun qu’il pourrait s’exprimer aussi longtemps qu’il le voudrait. À l’instant où il lut l’ordre du jour, certains sénateurs grognèrent et se levèrent pour partir et, au bout d’une heure de discours de Q. Cornificius — orateur très ennuyeux dans le meilleur des cas —, l’assistance se raréfiait considérablement. Certains de nos alliés feignirent de partir, mais se contentèrent en fait de flâner dans les rues autour du sénat. César lui-même finit par ne plus y tenir et s’en alla en compagnie de Catilina.

Cicéron attendit encore un peu, puis se leva et annonça qu’il venait de recevoir une nouvelle motion qu’il aimerait présenter à la chambre. Il appela le frère de Lucullus, Marcus, à parler, lequel lut une lettre du grand général demandant que le sénat lui accorde un triomphe avant les élections consulaires. Cicéron déclara que Lucullus avait assez attendu sa juste récompense et qu’il allait sur-le-champ soumettre la question au vote. À ce moment-là, les patriciens qui flânaient à proximité avaient regagné leurs places tandis que les bancs des populaires restaient pratiquement vides. Des messagers coururent prévenir César. En attendant, tous ceux qui soutenaient le triomphe de Lucullus se regroupèrent autour de son frère et, une fois les têtes comptées, Cicéron annonça comme prévu que la motion était adoptée à 120 voix contre 16, et déclara la séance levée. Il descendait l’allée d’un pas pressé, précédé de ses licteurs, au moment où César et Catilina arrivaient à la porte. Ils comprirent aussitôt qu’ils étaient tombés dans un piège et avaient manqué quelque chose d’important, mais il leur faudrait bien une heure ou deux pour déterminer exactement quoi. Pour l’instant, ils ne purent que s’écarter pour laisser passer le consul et sa suite. Ce fut un moment jouissif et, ce soir-là, Cicéron se plut à le raconter encore et encore au cours du dîner.

Les problèmes commencèrent le lendemain au sénat. Les bancs des populares étaient, cette fois, remplis, et la chambre était agitée. Crassus, Catilina et César avaient eu le temps de découvrir le stratagème de Cicéron. Ils se levèrent l’un après l’autre pour réclamer un nouveau vote. Mais Cicéron ne se laissa pas intimider. Il déclara que le quorum avait été atteint, que Lucullus méritait son triomphe et que le peuple avait besoin d’un spectacle pour reprendre courage : en ce qui le concernait, la question était close. Catilina refusa cependant de s’asseoir et s’obstina à réclamer un nouveau vote. Cicéron essaya calmement de revenir au projet de loi sur le remboursement des dépenses. Comme le vacarme se poursuivait, je crus qu’il allait falloir suspendre la séance. Néanmoins, Catilina n’avait pas encore renoncé à tout espoir de prendre le pouvoir par le vote plutôt que par l’épée, et il admit que le consul avait raison au moins sur un point : le peuple aimait les triomphes, et ne comprendrait pas pourquoi on lui avait promis ce divertissement un jour pour le lui retirer le lendemain. Au dernier moment, il se laissa tomber lourdement sur son banc, faisant en direction de la chaise du consul un geste à la fois dégoûté et colérique. La question était donc réglée : Lucullus aurait son jour de gloire à Rome.

Ce soir-là, Servius vint voir Cicéron. Il déclina avec brusquerie l’invitation à prendre un verre et voulut savoir si les rumeurs étaient justifiées.

— Quelles rumeurs ? s’enquit innocemment Cicéron.

— Les rumeurs qui disent que tu m’as abandonné pour soutenir Murena.

— Bien sûr qu’elles sont fausses. Je voterai pour toi, et c’est ce que je déclarerai à quiconque me le demandera.

— Alors pourquoi as-tu fait en sorte de ruiner mes chances en peuplant la ville d’anciens légionnaires de Murena à la veille du scrutin ?

— La question de la date à laquelle Lucullus célébrera son triomphe ne regarde que lui, répliqua Cicéron — réponse qui, tout en étant juste du point de vue purement juridique, était d’autre part parfaitement mensongère. Tu es sûr que tu ne veux pas boire quelque chose ?

Servius ne l’écoutait pas.

— Tu me prends vraiment pour un imbécile ?

Sa silhouette voûtée vibrait d’émotion.

— C’est de la corruption pure et simple. Et je t’avertis, consul : j’ai l’intention de déposer une loi devant le sénat pour interdire aux candidats, ou à leurs représentants, d’organiser des banquets ou des jeux à la veille d’une élection.

— Écoute, Servius, dit Cicéron. Puis-je te donner un conseil ? L’argent, la fête, les spectacles… cela a toujours fait partie des campagnes électorales et ce sera toujours le cas. Tu ne peux pas te contenter d’attendre que les électeurs viennent à toi. Tu dois donner le change. Il faut aller partout entouré d’une grande foule de partisans. Distribue donc un peu d’argent. Tu peux te le permettre.

— C’est soudoyer les électeurs.

— Il ne s’agit pas de les soudoyer, il s’agit de les exalter. Souviens-toi que la plupart de ces hommes sont pauvres. Ils ont besoin de sentir que leur voix a une valeur. C’est tout ce qu’ils ont.

— Cicéron, tu me stupéfies. Jamais je n’aurais imaginé entendre un consul romain tenir de tels propos ! Le pouvoir t’a complètement corrompu. Je présenterai ma loi demain. Caton soutiendra la motion et j’espère que tu la soutiendras aussi — sinon, le pays en tirera ses conclusions.

— C’est du Servius tout craché, de parler comme un avocat et non comme un politicien ! Tu ne comprends donc pas ? Si au lieu de te voir faire campagne, les gens te voient courir après des preuves pour lancer des poursuites, ils vont penser que tu as déjà perdu espoir. Et il n’y a rien de plus fatal en campagne électorale que de paraître peu sûr de soi.

— Qu’ils pensent ce qu’ils veulent ! rétorqua Servius. Les tribunaux trancheront. Ils sont là pour ça.

Les deux hommes se séparèrent en mauvais termes. Néanmoins, Servius avait raison sur un point : en tant que consul, Cicéron pouvait difficilement se permettre de cautionner la corruption. Il fut donc contraint de soutenir la loi de réforme sur le financement des campagnes quand Servius et Caton la présentèrent au sénat le lendemain.

Les campagnes électorales duraient généralement quatre semaines ; celle-ci en dura huit. Le montant des sommes dépensées fut ahurissant. Les patriciens créèrent une caisse spéciale qu’ils alimentèrent tous pour soutenir Silanus. Catilina reçut un soutien financier de Crassus. Murena se vit offrir un million de sesterces par Lucullus. Seul Servius mit un point d’honneur à ne rien dépenser du tout, et ne cessa, la mine sombre, de traquer, en compagnie de Caton et d’une équipe de secrétaires, les exemples de dépenses illégales. Pendant ce temps, Rome se remplissait peu à peu des anciens soldats de Lucullus qui campaient sur le Champ de Mars le jour et venaient boire, jouer et se débaucher en ville la nuit. Catilina riposta en attirant des partisans à lui, notamment du Nord-Ouest et en particulier de l’Étrurie. Déguenillés, prêts à tout, ils sortaient tout droit des marais et des forêts primitives de leur région arriérée : anciens légionnaires, brigands, gardiens de troupeaux. Publius Cornélius Sylla, neveu de l’ancien dictateur, qui soutenait Catilina, finança une troupe de gladiateurs avec l’intention affichée de distraire, mais en fait pour intimider. À la tête de cette sinistre bande de lutteurs amateurs et professionnels, il y avait un ancien centurion, Gaius Manlius, qui les entraînait dans la prairie, de l’autre côté du Tibre par rapport au Champ de Mars. Les deux camps ne cessaient de s’affronter sauvagement. Des hommes étaient frappés à mort : d’autres étaient noyés. Lorsque Caton, au sénat, accusa Catilina d’organiser la violence, celui-ci se leva lentement.

— Si l’on ose mettre le feu à l’édifice de ma fortune, déclara-t-il posément en se tournant vers Cicéron, je n’éteindrai pas l’incendie avec de l’eau, mais je l’étoufferai sous des ruines.

Il y eut un silence, puis, alors que la signification de ses paroles s’infiltrait dans les consciences, un chœur de « Oh ! » choqués parcourut la chambre — « Oh ! » — car c’était la première fois que Catilina s’exprimait publiquement de la sorte. Assis à ma place habituelle, en bas à gauche de Cicéron, qui se tenait dans sa chaise curule, je prenais les débats en notes abrégées. Le consul saisit aussitôt la chance que cela représentait. Il leva la main, appelant au silence.

— Romains, commença-t-il, c’est très grave. Qu’il n’y ait pas d’erreur quant à ce que nous venons d’entendre. Greffier, me dit-il d’une voix sévère, répète à la chambre les paroles de Sergius Catilina.

Je n’eus pas le temps d’avoir peur lorsque, pour la première et unique fois de ma vie, je m’adressai au sénat de la République romaine.

— « Si l’on ose mettre le feu à l’édifice de ma fortune, déchiffrai-je à voix haute, je n’éteindrai pas l’incendie avec de l’eau, mais je l’étoufferai sous des ruines. »

Je parlai aussi fort que je le pus et repris ma place au plus vite, le cœur battant avec une telle violence qu’il semblait secouer mon corps tout entier. Catilina, toujours debout, la tête penchée de côté, dévisageait Cicéron avec une expression qu’il m’est difficile de décrire — un air où se mêlaient une part d’insolence, du mépris et une haine manifeste mais peut-être aussi une nuance de peur : ce petit mouvement d’inquiétude qui peut pousser un homme désespéré à commettre des actes désespérés. Cicéron, une fois qu’il eut souligné ce qu’il voulait mettre en évidence, fit signe à Caton de reprendre son discours, et je fus le seul à être assez près pour voir que sa main tremblait.

— Marcus Caton garde la parole, déclara-t-il.

Ce soir-là, Cicéron demanda à Terentia de s’entretenir avec son informatrice bien placée, la maîtresse de Curius, pour essayer de déterminer ce que recouvraient exactement les paroles de Catilina.

— Il prend visiblement conscience qu’il va perdre, dit Cicéron, ce qui le rend maintenant d’autant plus dangereux. Il projette peut-être quelque chose pour perturber le scrutin. « Des ruines » ? Demande-lui pourquoi il a utilisé ces termes.

Le triomphe de Lucullus devait avoir lieu le lendemain et, dans cette atmosphère, Quintus s’inquiétait tout naturellement des dispositions prises pour la sécurité de Cicéron. Mais il n’y avait rien à faire. Il n’y avait aucun moyen de modifier l’itinéraire, qui était fixé par une tradition immuable. L’affluence serait considérable. Il n’était que trop facile d’imaginer un assassin déterminé s’élançant pour plonger sa lame dans le corps du consul avant de disparaître dans la foule.

— Voilà, déclara Cicéron, quand un homme est décidé à te tuer, bien malin qui pourra l’arrêter, surtout s’il est prêt à mourir pour y arriver. Nous n’avons plus qu’à nous en remettre à la providence.

— Et aux frères Sextus, ajouta Quintus.

Le lendemain matin, de bonne heure, Cicéron emmena l’ensemble du sénat sur le Champ de Mars, à la Villa Publica, où séjournait Lucullus en attendant d’entrer dans la cité, entouré par les tentes pointues de ses soldats. Avec une arrogance caractéristique, Lucullus fit patienter quelque peu la délégation. Quand il surgit enfin, ce fut en grande pompe, paré d’or et le visage peint au minium. Cicéron récita la proclamation officielle du sénat puis lui tendit une couronne de laurier que Lucullus brandit en tournant lentement sur lui-même sous les acclamations de ses soldats avant de la poser délicatement sur sa tête. Comme je faisais à présent partie des employés du Trésor, j’eus droit à une place dans le défilé, derrière les magistrats et les sénateurs mais devant le butin et les prisonniers, qui comprenaient quelques parents de Mithridate, deux princes de moindre rang et une demi-douzaine de généraux. Nous pénétrâmes dans Rome par la porte Triomphale, et les souvenirs les plus vifs que je garde de cette journée sont la chaleur oppressante du soleil estival, les visages grimaçants de la foule qui bordait les rues et l’odeur fétide des animaux — les bœufs et les mules, qui tiraient et portaient tout cet or et ces œuvres d’art —, les cris des bêtes se mêlant aux hurlements des spectateurs et, loin derrière nous, tel un bruit de tonnerre assourdi, le martèlement des pas des légionnaires. Je dois dire que tout cela était assez répugnant — toute la ville puant et hurlant comme un troupeau — mais plutôt moins que lorsque nous eûmes traversé le cirque Maximus et fûmes revenus au forum par la via Sacra, pour attendre le reste de la procession. Le bourreau, entouré de ses assistants, se tenait devant le Carcer. Il avait une formation de boucher et c’était exactement ce qu’il avait l’air d’être, trapu et costaud dans son tablier de cuir. C’était là que la foule était la plus dense, attirée comme toujours par le frisson que suscite l’imminence de la mort. Les malheureux prisonniers, enchaînés par le cou, le visage brûlé d’avoir été soudainement exposé au soleil après des années d’obscurité, furent amenés un par un au carnifex, qui les fit descendre dans le Carcer pour les étrangler — hors de notre vue heureusement, ce qui n’empêcha pas Cicéron de détourner résolument les yeux sans cesser de parler et de regarder fixement Hybrida. Quelques rangs plus loin, Catilina observait Cicéron avec un intérêt presque sensuel.

Voilà mes principaux souvenirs de ce triomphe quoique, maintenant que j’y pense, il me revienne encore que lorsque Lucullus traversa le forum sur son char, il était suivi à cheval par Murena, qui avait laissé sa province aux bons soins de son frère et était enfin arrivé à Rome pour l’élection. Il fut ovationné par la multitude. Le candidat au consulat présentait l’image même du héros de guerre avec son pectoral rutilant et son superbe casque à plumet rouge, même s’il n’avait pas combattu depuis des années et s’était quelque peu alourdi en Gaule transalpine. Les deux hommes mirent pied à terre et gravirent les marches du Capitole, où César les attendait avec le collège des pontifes. Lucullus marchait devant, bien sûr, mais son légat n’était qu’à quelques pas derrière lui, et je mesurai alors tout le génie de Cicéron qui avait en réalité mis en place un immense rassemblement électoral en faveur de Murena. Chaque vétéran reçut un butin de neuf cent cinquante drachmes, ce qui correspondait à l’époque à environ quatre ans de paye — et faisait donc une belle somme —, puis la cité tout entière et les quartiers environnants eurent droit à un banquet de roi.

— Si Murena ne gagne pas après ça, me glissa Cicéron en partant pour le dîner officiel, c’est qu’il ne mérite pas de vivre.

Le lendemain, le sénat vota la proposition de Servius et de Caton puis Cicéron rentra chez lui. Terentia l’attendait, pâle et tremblante, mais sa voix était ferme. Elle venait, dit-elle, de rentrer du temple de la Bonne Déesse. Elle avait une nouvelle affreuse à lui annoncer, et Cicéron devait se préparer à un choc. Son amie, la noble dame qui était venue l’avertir du complot qui le menaçait, avait été découverte morte ce matin dans la rue, devant chez elle. Elle avait eu l’arrière du crâne fracassé par un coup de marteau et la gorge tranchée.


Aussitôt le choc passé, Cicéron fit venir Quintus et Atticus. Ils arrivèrent sur-le-champ et apprirent, consternés, la nouvelle. Leur premier souci fut la sécurité du consul. Il fut décidé que deux hommes passeraient la nuit dans la maison et patrouilleraient dans les pièces du rez-de-chaussée. D’autres escorteraient le consul en public pendant la journée. Il changerait d’itinéraire à l’allée et au retour. On ferait l’acquisition d’un chien féroce pour garder la porte.

— Et pendant combien de temps devrai-je vivre comme un prisonnier ? se plaignit-il. Jusqu’à la fin de mes jours ?

— Non, répondit Terentia, faisant une fois encore la preuve d’une rare capacité à comprendre les situations, jusqu’à la fin des jours de Catilina, parce que tant qu’il sera à Rome, tu ne seras plus en sécurité.

Il sut qu’elle avait raison et, à contrecœur, grommela un assentiment. Atticus se chargea d’envoyer un message à l’ordre des chevaliers.

— Mais pourquoi a-t-il fallu qu’il la tue ? se demanda Cicéron à voix haute. S’il la soupçonnait d’être mon informatrice, pourquoi ne pas avoir simplement averti Curius de ne rien dire devant elle ?

— Tout simplement parce qu’il aime tuer, répondit Quintus.

Cicéron réfléchit un instant puis se tourna vers moi.

— Envoie un licteur trouver Curius pour lui dire que je veux le voir, tout de suite.

— Tu veux inviter chez toi quelqu’un qui participe à un complot pour t’assassiner ? s’exclama Quintus. C’est de la folie !

— Je ne serai pas seul. Tu seras là aussi. Il ne viendra probablement pas. Mais s’il vient, au moins découvrirons-nous peut-être quelque chose.

Il passa en revue nos mines inquiètes.

— Eh bien ? Quelqu’un a une meilleure idée ?

Personne ne répondit. J’allai donc voir les licteurs qui jouaient aux dés dans un coin de l’atrium et ordonnai au plus jeune d’aller chercher Curius.

C’était une de ces chaudes et interminables journées d’été où le soleil semble ne jamais vouloir se coucher, et je me souviens des grains de poussière suspendus, immobiles, dans les rais de lumière déclinante. Ces soirs-là, lorsque les seuls sons perceptibles sont le bourdonnement des insectes et le doux gazouillis des oiseaux, Rome paraît plus ancienne que n’importe quel endroit au monde ; aussi immémoriale que la terre elle-même, complètement au-delà du temps. Impossible, alors, de croire que des forces étaient à l’œuvre en son cœur même, au sénat, pour la détruire ! Nous attendions sans parler, trop tendus pour goûter au repas qu’on avait servi sur la table. Les gardes du corps supplémentaires demandés par Atticus arrivèrent et se postèrent dans le vestibule. Quand, une heure ou deux plus tard, les ombres s’allongèrent, plongeant la maison dans l’obscurité et contraignant les esclaves à allumer les chandelles, je supposai qu’on n’avait pas pu trouver Curius ou qu’il avait refusé de venir. C’est alors que nous entendîmes la porte s’ouvrir et se refermer bruyamment, puis le licteur entra, suivi du sénateur, qui regarda autour de lui avec méfiance — d’abord Cicéron, puis Atticus, Quintus, Terentia et moi avant de revenir à Cicéron. Il était certainement très beau, on pouvait au moins lui accorder ça. Son vice était le jeu et pas l’alcool, et j’imagine que lancer les dés ne laisse pas trop de traces sur un homme.

— Eh bien, Curius, dit Cicéron à voix basse. Voilà une terrible histoire.

— Je ne parlerai qu’à toi seul, répliqua-t-il. Pas devant les autres.

— Tu ne parleras pas devant les autres ? Par tous les dieux, tu parlerais devant le peuple romain tout entier si tel était mon bon vouloir ! L’as-tu tuée ?

— Sois maudit, Cicéron ! jura Curius avant de s’élancer vers le consul, mais Quintus fut aussitôt debout et lui barra le passage.

— Du calme, sénateur, le prévint-il.

— L’as-tu tuée ? répéta Cicéron.

— Non ! hurla Curius.

— Mais tu sais qui l’a fait ?

— Oui, s’écria-t-il, toi !

Une fois encore, il s’efforça de passer devant Quintus, mais le frère de Cicéron était un ancien soldat et il n’eut aucun mal à l’arrêter.

— Tu l’as tuée, espèce de salaud ! cria-t-il de nouveau en se débattant contre l’étreinte solide de Quintus, en faisant d’elle ton espionne !

— Fort bien, répliqua Cicéron en le regardant froidement. Je suis prêt à assumer ma part de responsabilité. Et toi ?

Curius marmonna quelque chose d’inaudible et se libéra de Quintus avant de se détourner.

— Catilina sait-il que tu es ici ?

Curius fit non de la tête.

— Bon, c’est déjà quelque chose, dit Cicéron. Maintenant, écoute-moi. Je vais te donner une chance, à toi d’être assez malin pour la saisir. Tu as remis ton destin entre les mains d’un fou. Si tu ne t’en étais pas rendu compte avant, tu dois en prendre conscience maintenant. Comment Catilina a-t-il su qu’elle était venue me voir ?

Cette fois encore, Curius marmonna quelque chose que personne ne put saisir. Cicéron porta la main à son oreille.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?

— Parce que je le lui ai dit, répéta Curius en fixant Cicéron de ses yeux remplis de larmes.

Il se frappa la poitrine du poing.

— Elle m’a tout raconté et je l’ai répété à Catilina ! s’écria-t-il avant de se frapper à nouveau, à coups violents et redoublés, tel un saint homme d’Orient pleurant les morts.

— Il faut tout me dire, demanda Cicéron d’une voix posée. Tu comprends ? Il me faut les noms, les lieux, les heures. J’ai besoin de savoir qui exactement va m’attaquer et où. Ne rien me dire équivaudrait à de la trahison.

— Et tout te dire ferait de moi un traître !

— Trahir le mal est une vertu, assura Cicéron en se levant.

Il posa les mains sur les épaules de Curius et le dévisagea avec intensité.

— Quand ta maîtresse est venue me voir, elle se préoccupait autant de ta sécurité que de la mienne. Elle m’a fait promettre, sur la vie de mes enfants, que je t’accorderais l’immunité si jamais ce complot était déjoué. Pense à elle, Curius, couchée là-bas… belle, courageuse, brisée… sois digne de son amour et de sa mémoire, et agis maintenant comme tu sais qu’elle l’aurait voulu.

Curius pleura ; et de fait, j’avais moi-même peine à retenir mes larmes tant était pitoyable la vision évoquée par Cicéron ; cela et la promesse de l’immunité l’emportèrent. Quand Curius se fut suffisamment remis, il jura de prévenir Cicéron dès qu’il en apprendrait davantage sur les projets de Catilina. La fragile source d’information que Cicéron avait dans le camp ennemi demeura donc intacte.

Il n’eut pas à attendre longtemps.


Le lendemain était la veille des élections, et Cicéron devait présider le sénat. Mais, par crainte d’une embuscade, il dut prendre un itinéraire détourné en suivant l’Esquilin puis en prenant la via Sacra. Le trajet fut deux fois plus long que d’habitude, et, le temps que nous arrivions, c’était le milieu de l’après-midi. Sa chaise curule fut installée à l’entrée, et il s’assit dans l’ombre, entouré de ses licteurs, pour lire son courrier en attendant qu’on eût pris les auspices. Plusieurs sénateurs s’approchèrent pour lui demander s’il savait ce que Catilina était censé avoir dit le matin même. Il avait apparemment tenu conférence chez lui dans les termes les plus virulents. Cicéron répondit qu’il n’en savait rien et m’envoya aux nouvelles. Je fis le tour du senaculum et abordai un ou deux sénateurs avec qui j’entretenais des rapports amicaux. Les rumeurs allaient bon train. Certains prétendaient que Catilina avait lancé des appels au meurtre des Romains les plus riches, d’autres qu’il avait exhorté à la révolte. Je pris quelques notes et m’apprêtais à retourner auprès de Cicéron quand Curius passa tout près de moi et me glissa une note dans la main. Il était blême de terreur.

— Donne ça au consul, murmura-t-il avant de disparaître sans me laisser le temps de répondre.

Je regardai autour de moi. Une bonne centaine de sénateurs étaient réunis là et discutaient par petits groupes. Pour autant que je le sache, personne n’avait rien remarqué. Je me dépêchai de retourner auprès de Cicéron pour lui remettre le message.

— C’est de Curius, chuchotai-je.

Il l’ouvrit, l’examina un instant, et son visage prit une expression tendue. Il me montra le message. Il y était écrit : Tu seras assassiné demain, pendant les élections. C’est à cet instant que les augures arrivèrent en déclarant que les auspices étaient propices.

— En êtes-vous sûrs ? demanda Cicéron d’une voix sombre.

Ils lui certifièrent solennellement qu’ils en étaient certains. Je le voyais étudier mentalement toutes les solutions. Il finit par se lever et demanda aux licteurs de prendre sa chaise, puis il les suivit dans l’ombre fraîche de la curie. Les sénateurs entrèrent à sa suite.

— Savons-nous exactement ce qu’a dit Catilina ce matin ? demanda-t-il.

— Non, pas en détail, répondis-je.

Pendant que nous remontions l’allée, il me glissa à voix basse :

— Je crains que cet avertissement ne soit pas sans fondement. Si l’on y réfléchit, c’est le seul moment où ils peuvent savoir exactement où je me trouverai — sur le Champ de Mars, en train de présider le scrutin. Et avec les milliers de personnes qui seront sur place, il serait très facile à une dizaine ou une vingtaine d’hommes armés de se frayer un chemin jusqu’à moi et de m’abattre.

Nous étions arrivés à l’estrade et les bancs se remplissaient. Il jeta un coup d’œil en arrière, scrutant les silhouettes vêtues de blanc.

— Est-ce que Quintus est là ?

— Non, répondis-je. Il fait campagne.

De fait, de nombreux sénateurs étaient absents. Tous les candidats au consulat et la plupart de ceux qui se présentaient au tribunat et à la préture — dont Quintus et César — avaient choisi de passer l’après-midi à rencontrer les électeurs plutôt que de suivre les affaires de l’État. Seul Caton était à sa place, et lisait les comptes du Trésor. Cicéron fit la grimace et serra le poing, broyant le message de Curius. Il resta ainsi un moment, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que toute la chambre le regardait. Il monta alors les marches de l’estrade pour regagner sa chaise.

— Sénateurs, commença-t-il, je viens d’être informé qu’une grave conspiration contre la république se prépare, et qu’elle implique le meurtre de votre premier consul.

L’assemblée en eut le souffle coupé.

— Afin de pouvoir examiner les preuves et en débattre, je propose que le début des élections de demain soit repoussé jusqu’à ce que l’on ait évalué convenablement la nature de cette menace. Y a-t-il des objections ?

Dans le brouhaha fébrile qui s’ensuivit, aucune voix ne se fit entendre en particulier.

— En ce cas, reprit-il vivement, la séance est levée jusqu’aux premières lueurs de l’aube.

Là-dessus, il descendit l’allée centrale, suivi par ses licteurs.

Rome était à présent plongée dans la plus grande confusion. Cicéron retourna directement chez lui et dépêcha immédiatement clercs et messagers dans toute la ville. Chaque informateur potentiel serait interrogé pour découvrir ce qu’avait dit Catilina. Je reçus l’ordre d’aller trouver Curius chez lui, sur l’Aventin. Son portier commença par refuser de me laisser entrer — le sénateur ne recevait personne, me dit-il — mais je lui fis porter un message de la part de Cicéron et Curius finit par me recevoir. Il était au bord de la crise de nerfs, déchiré entre sa crainte de Catilina et sa peur d’être impliqué dans le meurtre d’un consul. Il refusa catégoriquement de m’accompagner pour rencontrer Cicéron face à face, assurant que ce serait trop dangereux. J’eus les plus grandes difficultés à le persuader de me décrire la réunion chez Catilina. Tous les hommes de main de Catilina s’y trouvaient, dit-il : dans les onze sénateurs en tout, en le comptant. Il y avait aussi une demi-douzaine de chevaliers de l’ordre équestre — il cita Nobilior, Statilius, Capito et Cornélius — ainsi que l’ancien centurion Manlius et de nombreux mécontents de Rome et de toute l’Italie. La scène avait quelque chose de très théâtral. La maison était entièrement vide — Catilina était ruiné et la propriété hypothéquée — à l’exception d’un aigle d’argent qui avait été l’emblème personnel du consul Marius quand il s’était battu contre les patriciens. Quant aux propos de Catilina, d’après Curius, ils donnaient à peu près cela (je les notai à mesure qu’il les citait) :

« Mes amis, depuis la chute des rois, Rome est dirigée par une oligarchie puissante qui contrôle tout — toutes les charges de l’État, le territoire, l’armée, les impôts et tributs versés par nos provinces les plus lointaines. Quoi que nous fassions, le reste d’entre nous n’est que de la racaille sans crédit, sans influence. Même ceux d’entre nous qui sont de haute naissance doivent faire des courbettes devant des hommes dont ils se feraient craindre dans un État convenablement dirigé. Vous savez de qui je veux parler. Crédit, pouvoir, honneurs, argent, tout est à eux ou à leurs amis ; ils ne nous laissent que les échecs, les dangers, les condamnations, la misère.

« Combien de temps encore, mes braves, le permettrez-vous ? Une mort que notre courage rendra honorable n’est-elle pas préférable à une vie misérable, sans pouvoir, que nous perdrons dans le déshonneur, après avoir servi de jouet à la tyrannie d’autrui ? Mais rien n’est inéluctable. Nous sommes jeunes, énergiques, alors que le temps et la richesse ont fait d’eux des vieillards. Peut-on leur laisser édifier deux ou trois maisons à côté l’une de l’autre, tandis que nous n’avons même pas un foyer bien à nous ? Ils achètent des tableaux, des statues, des objets d’art et des mares à poissons quand nous n’avons chez nous qu’indigence et dettes. Il ne nous reste qu’un présent sinistre et un avenir encore plus sombre.

« Réveillez-vous donc ! Elle est là, juste devant vous, cette liberté que vous avez toujours désirée, et avec elle, l’honneur, la gloire et le butin de la victoire. Usez de moi comme commandant ou soldat et souvenez-vous des richesses promises aux vainqueurs ! Voilà ce que je veux faire pour vous si je deviens consul. Refusez d’être des esclaves ! Soyez des maîtres ! Et montrons enfin au monde que nous sommes des hommes ! »

Telle fut en gros la teneur du discours de Catilina. Après l’avoir prononcé, il s’était retiré dans une pièce à l’écart pour s’entretenir en privé avec ses plus proches camarades, dont Curius. Là, une fois la porte résolument fermée, il leur avait rappelé leur serment solennel et déclaré que le moment était venu de frapper, leur proposant de tuer Cicéron sur le Champ de Mars dès le lendemain, pour profiter de la confusion des élections. Curius assura n’avoir assisté qu’à une partie de la discussion avant de s’éclipser pour avertir Cicéron. Il refusa de faire une déclaration écrite sous serment confirmant son récit et décréta sans ambages qu’il ne témoignerait pas. Il fallait à tout prix que son nom reste en dehors de l’affaire.

— Tu dois dire au consul que, s’il me convoque, je nierai tout.

Lorsque je revins chez Cicéron, la porte était bloquée et l’on ne laissait plus entrer que les visiteurs connus et en qui l’on avait toute confiance. Une foule s’était rassemblée dans la rue. Je me rendis dans le bureau. Quintus et Atticus s’y trouvaient déjà. Je transmis le message de Curius et montrai à Cicéron le compte rendu des propos de Catilina.

— Maintenant, je le tiens ! s’exclama-t-il avec excitation. Cette fois, il est allé trop loin !

Et il envoya chercher les dirigeants du sénat. Une bonne douzaine d’entre eux, parmi lesquels Hortensius et Catulus, vinrent dans le cours de l’après-midi et de la soirée. Cicéron leur montra à tous ce que Catilina était censé avoir dit et leur parla de la menace de mort. Mais quand il refusa de divulguer sa source (« J’ai donné ma parole »), je vis plusieurs d’entre eux — en particulier Catulus, qui avait été à une époque très ami avec Catilina — devenir soudain sceptiques. En fait, connaissant l’intelligence de Cicéron, ils se demandaient visiblement s’il n’inventait pas toute l’histoire pour discréditer son ennemi. Irrité par leur réaction, Cicéron commença à perdre son assurance.

Il y a des moments en politique, comme dans la vie en général, où l’on se trompe quoi qu’on fasse : c’était exactement ce genre de situation. Maintenir les élections comme si de rien n’était aurait été pure folie. D’un autre côté, les repousser sans apporter la preuve que le danger était réel paraissait bien timoré. Cicéron passa la nuit à se demander ce qu’il devait dire au sénat et, pour une fois, le manque de sommeil se lisait sur ses traits le lendemain matin. Il avait l’air d’un homme qui subit une pression effrayante.

Le lendemain, à l’ouverture du sénat, il n’y avait pas un espace de libre sur les bancs. Les sénateurs étaient alignés contre les murs et encombraient les allées. Les auspices avaient été pris et les portes ouvertes juste après l’aube. Jamais on n’avait vu session aussi précipitée. Pourtant, la chaleur estivale montait déjà. La question était de savoir si les élections consulaires auraient lieu ou pas. Dehors, le forum grouillait de citoyens, principalement des partisans de Catilina, et on les entendait de l’intérieur de la chambre scander avec colère qu’ils voulaient voter. Derrière l’enceinte de la cité, sur le Champ de Mars, on avait dressé l’enclos à moutons et les urnes électorales à l’intérieur de la curie, on aurait dit que deux gladiateurs allaient combattre. Cicéron se leva et je vis Catilina à sa place, sur le premier banc, ses acolytes resserrés autour de lui, plus calme et insolent que jamais, et César assis à proximité, bras croisés.

— Pères conscrits, commença Cicéron, aucun consul n’intervient à la légère dans le déroulement sacré d’une élection — et surtout pas un consul tel que moi, qui doit tout ce qu’il a à son élection par le peuple romain. Mais on m’a averti hier d’un complot visant à profaner ce rituel sacré entre tous — un complot, une intrigue, une conspiration d’hommes désespérés décidés à profiter du tumulte suscité par le scrutin pour assassiner votre consul et provoquer ainsi le chaos dans la ville afin de pouvoir prendre le contrôle de l’État. Ce dessein méprisable n’a pas été ourdi dans quelque contrée lointaine, ni dans un repaire de criminel mais au cœur même de la cité, dans la maison de Sergius Catilina.

Les sénateurs écoutèrent dans un silence absolu Cicéron lire le message anonyme de Curius (Tu seras assassiné demain, pendant les élections) suivi par les paroles mêmes du sénateur (Combien de temps encore, mes braves, le permettrez-vous… ?). Et, lorsqu’il eut terminé, il n’y avait pas un regard qui ne fût tourné vers Catilina.

— Sa diatribe achevée, reprit Cicéron, Catilina s’est isolé avec quelques autres pour envisager, et ce n’était pas la première fois, la meilleure façon de me supprimer. L’étendue de ce que je sais est telle, pères conscrits, que j’ai décidé qu’il était de mon devoir de tout vous exposer, afin que vous puissiez décider de la meilleure façon d’agir.

Il s’assit et, après un silence, quelqu’un lança :

— Réponds !

Puis d’autres reprirent l’injonction et, tel un javelot, la lancèrent avec colère contre Catilina :

— Réponds ! Réponds !

Catilina haussa les épaules, arborant une sorte de demi-sourire, et se leva. C’était un vrai colosse, et sa simple présence physique suffit à imposer le silence à la chambre.

— À l’époque où les ancêtres de Cicéron baisaient encore des chèvres, ou je ne sais à quoi ils s’amusaient dans les montagnes d’où il vient…

Il fut interrompu par des rires, certains provenant, je dois le dire, des bancs des patriciens autour de Catulus et d’Hortensius.

— À cette époque, poursuivit-il lorsque le brouhaha se fut calmé, quand mes ancêtres étaient consuls et cette république plus jeune et plus virile, nous étions dirigés par des combattants et non par des juristes. Notre consul si informé ici présent m’accuse de sédition. Si c’est ainsi qu’il choisit de l’appeler, soit, c’est de la sédition. Pour ma part, j’appellerai cela la vérité. Quand je considère cette république, sénateurs, je vois deux corps. L’un, dit-il en désignant les patriciens puis Cicéron, parfaitement immobile sur sa chaise curule, a une tête, mais il est maigre et épuisé. L’autre, ajouta-t-il en montrant la porte et le forum au-delà, n’a pas de tête, mais il est très grand et robuste. Je sais quel corps je préfère, et il n’est pas question qu’il aille sans tête tant que je vivrai !

En regardant aujourd’hui ces mots, il me paraît ahurissant que Catilina n’ait pas été saisi et accusé de trahison sur-le-champ. Mais il avait des soutiens puissants, et à peine eut-il repris sa place que Crassus s’était levé. Ah oui, Marcus Licinius Crassus — je suis loin de lui avoir consacré assez de place dans cette partie de mon récit ! Permettez-moi de corriger cette lacune. Ce chasseur d’héritages de vieilles dames ; cet usurier pratiquant des taux exorbitants ; ce propriétaire de taudis ; ce spéculateur passé maître dans l’art de faire des réserves ; cet ancien consul au crâne chauve et au cœur dur comme la pierre… ce Crassus était un formidable orateur quand il décidait de consacrer son esprit rusé à l’éloquence, ce qu’il fit en cette matinée de juillet.

— Pardonnez ma stupidité, chers collègues, déclara-t-il, peut-être est-ce juste moi, mais j’ai eu beau écouter attentivement, je n’ai pas encore entendu une seule preuve qui justifie de retarder un tant soit peu les élections. À quoi se résume exactement cette prétendue conspiration ? À un message anonyme ? Eh bien, le consul pourrait l’avoir écrit lui-même, et ils sont nombreux ici à l’en croire parfaitement capable ! On rapporte une diatribe ? Je n’ai rien entendu de particulièrement choquant. En fait, elle m’a surtout rappelé le genre de discours que pouvait prononcer l’homme nouveau radical qu’était Marcus Tullius Cicéron avant qu’il ne s’associe à mes amis patriciens du banc d’en face !

C’était tout à fait pertinent. Je n’osais pas me tourner vers Cicéron et gardais les yeux fixés droit devant moi. Crassus saisit les bords de sa toge entre ses pouces et ses index et écarta les coudes, à la manière d’un provincial donnant son avis sur un mouton au marché.

— Les dieux savent, et vous savez tous — je remercie la providence pour cela — que je ne suis pas pauvre. Je n’ai rien à gagner à l’annulation des dettes, ce serait plutôt l’inverse. Mais je ne pense pas qu’il convienne d’interdire à Catilina de se porter candidat, ni de repousser ces élections ne serait-ce que d’une heure en se fondant uniquement sur les maigres éléments que nous venons d’entendre. Je propose donc une motion : Que l’élection des deux consuls commence immédiatement et que cette séance soit levée pour reprendre sur le Champ de Mars.

— Je soutiens cette motion ! clama César en se levant d’un bond. Et je demande qu’elle soit soumise au vote tout de suite afin de ne plus perdre davantage de temps en manœuvres dilatoires et de pouvoir terminer l’élection des prochains consuls avant le coucher du soleil, conformément à nos lois ancestrales.

Tout comme une balance parfaitement équilibrée peut soudain basculer d’un côté ou de l’autre en ajoutant ou retirant quelques grains de blé, l’atmosphère du sénat changea radicalement ce matin-là. Ceux qui, quelques instants seulement plus tôt, avaient hué Catilina, réclamaient à présent à grands cris le début de l’élection, et Cicéron décida sagement de ne même pas soumettre la question au vote.

— La curie sait visiblement ce qu’elle veut, déclara-t-il d’une voix glaciale. Le scrutin commencera tout de suite.

Puis il ajouta à voix basse :

— Puissent les dieux protéger la république.

Je ne crois pas que beaucoup de sénateurs l’aient entendu, en tout cas certainement pas Catilina et sa clique, qui ne respectèrent même pas le protocole habituel selon lequel le sénateur quittait la chambre en premier. Les poings levés, poussant des cris de triomphe, ils se frayèrent un chemin dans l’allée bondée et filèrent au forum.

Cicéron était coincé. Il pouvait difficilement rentrer chez lui comme un lâche. Il devait donc suivre le mouvement car rien ne pourrait avoir lieu tant que le magistrat en charge, c’est-à-dire lui, ne se trouverait pas sur le Champ de Mars pour vérifier les procédures. Quintus, qui s’inquiétait toujours terriblement pour la sécurité de son frère et qui avait prévu très exactement que les choses se termineraient ainsi, avait apporté son vieux pectoral militaire, et il insista pour que Cicéron le porte sous sa toge. Je vis bien que Cicéron hésitait, mais le moment était si tendu qu’il se laissa convaincre et, tandis qu’un groupe de sénateurs se rassemblait autour de lui pour l’abriter, je l’aidai à retirer sa toge, donnai un coup de main à Quintus pour fixer l’armure de bronze puis rajustai la toge par-dessus. Naturellement, la forme rigide du métal se voyait clairement sous le lainage blanc, toutefois Quintus lui assura que, loin d’être un problème, ce serait au contraire un avantage : l’armure découragerait tout assassin éventuel. Ainsi protégé, et avec une escorte serrée de licteurs et de sénateurs autour de lui, Cicéron sortit de la curie la tête haute pour s’immerger dans l’éclat et le vacarme de cette journée d’élection.

Le peuple affluait vers le Champ de Mars et nous nous laissâmes porter par le flot. De plus en plus de partisans surgissaient et faisaient corps autour de Cicéron, au point qu’une couche protectrice d’au moins quatre ou cinq hommes constituait un écran entre lui et la foule. Un rassemblement aussi énorme peut être terrifiant — monstre inconscient de sa propre force et susceptible, à la moindre impulsion, de se ruer par-ci ou par-là, de paniquer et d’écraser tout sur son passage. Sur le lieu du scrutin, la foule était ce jour-là absolument immense, et nous nous y enfonçâmes comme un coin dans une pièce de bois. Je me trouvais à côté de Cicéron, et nous fûmes poussés et tirés par notre escorte jusqu’à l’endroit aménagé pour le consul. Il s’agissait d’une longue estrade à laquelle on accédait par une échelle, et d’une tente juste derrière où il pouvait se reposer.

D’un côté, séparée par une palissade blanche, il y avait l’enceinte des candidats, qui étaient plus d’une vingtaine. Il s’agissait ce jour-là de voter à la fois pour le consulat et pour la préture. Catilina parlait avec César et, lorsqu’ils virent arriver Cicéron, empourpré et revêtu de son pectoral, ils éclatèrent tous deux de rire et firent signe aux autres de regarder.

— Je n’aurais jamais dû mettre cette saleté de truc, me chuchota Cicéron. Je transpire comme un porc et ça ne protège même pas ma tête et mon cou.

Cependant, comme les élections avaient déjà pris du retard, il n’eut pas le temps de l’enlever et dut immédiatement rejoindre les augures en réunion privée. Ils assurèrent que les auspices étaient bons, et Cicéron put donner l’ordre de procéder au scrutin. Il monta sur l’estrade, suivi par les candidats, et récita toutes les prières d’une voix ferme et sans le moindre accroc. Les trompettes sonnèrent, le drapeau rouge fut hissé au sommet du Janicule et la première centurie franchit le pont pour voter. Il ne s’agissait plus ensuite que de faire avancer heure après heure la file des électeurs sous un soleil de plomb tandis que Cicéron bouillait comme un homard sous son pectoral.

Pour ce que mon avis peut valoir, je pense qu’il se serait fait assassiner ce jour-là s’il n’avait pas agi comme il l’a fait. Les conspirations prospèrent dans l’obscurité et, en projetant une telle lumière sur les conjurés, il les avait momentanément effarouchés. Il y avait trop de spectateurs : si l’on avait frappé Cicéron, le responsable n’aurait pu passer inaperçu. Et, de toute façon, comme il avait sonné l’alarme, il était maintenant entouré d’un tel nombre d’amis et d’alliés qu’il aurait fallu des hordes d’hommes déterminés pour pouvoir l’atteindre.

La journée suivit donc son cours habituel sans qu’aucune main se lève contre lui. Il eut au moins la satisfaction d’annoncer l’élection de son frère à la préture. Mais Quintus l’emporta moins confortablement que prévu tandis que César devançait tout le monde de très loin. Les résultats du consulat furent conformes aux prévisions : Julius Silanus arriva premier et Murena second, avec Servius et Catilina ex aequo derrière. Catilina gratifia Cicéron d’un salut moqueur et quitta le Champ de Mars avec ses partisans : il ne s’était pas attendu à un autre résultat. Servius, en revanche, prit extrêmement mal sa défaite. Il vint voir Cicéron après la proclamation des résultats et prononça toute une tirade contre lui pour avoir laissé se dérouler la campagne la plus corrompue de l’Histoire.

— Je vais m’en remettre aux tribunaux, avertit-il. Mon dossier est accablant. La bataille n’est pas encore perdue, loin de là !

Puis il s’éloigna à grands pas, suivi par ses serviteurs chargés de cassettes remplies de preuves. Cicéron, qui était tombé de fatigue sur sa chaise curule, jura en le regardant s’éloigner. Je tentai une remarque consolante, mais il me rabroua sèchement et me dit de faire quelque chose d’utile, pour changer, en l’aidant à retirer ce satané pectoral. Il avait la peau à vif à cause du frottement du métal, et, dès qu’il fut délivré, il saisit la pièce d’armure à deux mains et la jeta, furieux, à l’autre bout de la tente, où elle atterrit dans un bruit de ferraille.

VIII

Une terrible mélancolie s’empara de Cicéron, d’une intensité que je ne lui avais jamais vue auparavant. Terentia emmena les enfants passer le reste de l’été sur les hauteurs plus fraîches et ombragées de Tusculum, mais le consul resta travailler à Rome. La chaleur était anormalement étouffante, la puanteur du grand égout qui passait sous le forum envahit peu à peu les collines, et des centaines de personnes furent emportées par les fièvres, l’odeur infecte des cadavres s’ajoutant à l’atmosphère méphitique. Je me suis souvent demandé ce que l’Histoire aurait retenu de Cicéron s’il avait à cette époque succombé à une maladie mortelle — et la réponse est « très peu de choses ». À quarante-trois ans, il n’avait remporté aucune victoire militaire. Il n’avait pas encore écrit de grand livre. En vérité, il avait été élu au consulat, mais c’était le cas de pas mal d’imbéciles, Hybrida en étant l’exemple le plus flagrant. La seule loi de quelque importance qu’il avait fait promulguer était la réforme du financement des campagnes proposée par Servius, texte qu’il détestait profondément. En attendant, Catilina était toujours en liberté et Cicéron avait perdu beaucoup de prestige à cause de ce qui était passé pour de la panique à la veille des élections. Alors que l’été se muait en automne, son consulat atteignait ses trois quarts et allait s’achever sur du néant — constatation qu’il ressentait avec plus d’acuité que quiconque.

Un jour de septembre, je le laissai seul avec une pile de documents légaux à lire. C’était près de deux mois après les élections. Servius avait mis à exécution sa menace de poursuivre Murena et cherchait à faire annuler sa victoire au consulat.

Cicéron se sentait obligé de défendre l’homme qu’il avait tant contribué à faire élire. Une fois encore, il allait plaider auprès d’Hortensius, et la somme des preuves à traiter était considérable. Mais lorsque je rentrai quelques heures plus tard, la pile de documents était toujours intacte. Il n’avait pas bougé de son lit de repos. Il serrait un coussin sur son ventre et je lui demandai s’il se sentait mal.

— J’ai le cœur sec, répondit-il. À quoi bon lutter et abattre tant de travail ? Personne ne se souviendra de mon nom — pas même dans un an, sans parler de mille. Je suis fini — c’est un échec complet.

Il poussa un soupir et contempla le plafond, le dos de la main appuyé contre son front.

— J’avais de tels rêves, Tiron… de tels espoirs de gloire et de renommée. Je voulais connaître la célébrité d’Alexandre. Mais tout a mal tourné. Et sais-tu ce qui me tourmente le plus quand je me réveille la nuit ? C’est de ne pas voir comment j’aurais pu agir autrement.

Il continuait de rester en contact avec Curius, qui ne s’était toujours pas remis du chagrin que lui avait causé la mort de sa maîtresse ; en fait, c’en était presque devenu une obsession. Cicéron apprit par lui que Catilina n’avait cessé de comploter contre l’État, et beaucoup plus sérieusement qu’auparavant. Il y avait des rapports inquiétants faisant état de chariots couverts remplis d’armes, déplacés à la faveur de la nuit sur les routes qui menaient à Rome. On dressa de nouvelles listes de sénateurs potentiellement favorables, et, d’après Curius, parmi eux se trouvaient deux jeunes sénateurs patriciens, M. Claudius Marcellus et Q. Scipion Nasica. Un autre signe inquiétant était que G. Manlius, le lieutenant aux yeux hagards de Catilina, avait disparu de ses repaires habituels dans les bas-fonds de Rome et parcourait, disait-on, l’Étrurie pour recruter des troupes de partisans armés. Curius ne pouvait produire aucune preuve écrite — Catilina était bien trop rusé pour ça — et, ayant posé quelques questions de trop, il finit par s’attirer les soupçons des autres conspirateurs et ne tarda pas à être exclu du noyau dur de la bande. Ainsi, la source d’informations de première main de Cicéron se tarit-elle peu à peu.

À la fin du mois, le consul décida de risquer à nouveau sa crédibilité en soumettant le problème au sénat. Ce fut un désastre.

— J’ai été informé… commença-t-il, mais il ne put poursuivre en raison de l’hilarité qui parcourut aussitôt la chambre.

« J’ai été informé » était l’expression qu’il avait employée par deux fois déjà pour brandir le spectre de Catilina, et c’était devenu une sorte de plaisanterie satirique. De petits farceurs la lui lançaient dans la rue quand il passait : « Oh, regardez ! Voilà Cicéron ! Vient-il d’être informé ? » Ses ennemis au sénat le criaient pendant qu’il parlait : « Alors, Cicéron, t’es-tu informé comme il faut ? » Et voilà que, malencontreusement, il utilisait de nouveau cette expression. Il eut un faible sourire et feignit de s’en moquer alors que ce n’était évidemment pas le cas. Un chef dont on se moque n’a plus d’autorité, et par conséquent n’est plus un chef.

— Ne sors pas sans ton armure ! cria quelqu’un lorsqu’il quitta la curie, et tout le sénat se tordit de rire.

Il s’enferma peu après dans son bureau et je ne le vis guère pendant plusieurs jours. Il passa davantage de temps avec mon assistant, Sositheus, qu’avec moi, et je me sentis curieusement jaloux.

Sa déprime avait aussi une autre cause que peu de gens auraient pu deviner — et il aurait été très gêné que cela se sache. Sa fille devait se marier en octobre, et il me confia que cette perspective l’épouvantait. Non qu’il ne tînt pas son futur gendre, le jeune Gaius Frugi, de la gens Pison, en haute estime, car c’était lui-même qui avait arrangé les fiançailles des années plus tôt pour s’allier le vote des Pison. Mais le fait était tout simplement qu’il aimait tant sa petite Tulliola qu’il ne pouvait supporter l’idée d’en être séparé. Quand, à la veille du mariage, il la vit emballer ses jouets d’enfant conformément à la tradition, les larmes lui montèrent aux yeux et il dut quitter la pièce. Elle avait à peine quatorze ans. Le lendemain matin, la cérémonie eut lieu chez Cicéron, et j’eus l’honneur d’être invité à y assister en compagnie de Quintus et d’Atticus et de toute une foule de Pison (et par tous les dieux, quel rassemblement laid et sinistre ils formaient !). Je dois avouer que lorsque Tullia, toute voilée et vêtue de blanc, les cheveux coiffés en chignon et la taille ceinte du cordon sacré, descendit l’escalier avec sa mère, moi aussi, je pleurai ; et je pleure encore aujourd’hui en me remémorant son visage solennel et enfantin quand elle prononça ce vœu si simple et pourtant chargé de sens : « Où tu seras Gaius, je serai Gaia. » Frugi fit glisser l’anneau à son doigt et l’embrassa très tendrement. Nous partageâmes le gâteau de mariage et en offrîmes une part à Jupiter, puis au repas de noces, alors que le petit Marcus était assis sur les genoux de Tullia et cherchait à lui arracher sa couronne parfumée, Cicéron proposa de porter un toast aux jeunes mariés.

— Je te donne, Frugi, ce que j’ai de mieux à offrir : il n’est pas de nature plus douce, de meilleur caractère, de loyauté plus inflexible, de courage plus résolu, de…

Il ne put poursuivre et dut s’asseoir sous les applaudissements nourris et chaleureux.

Ensuite, entouré comme d’habitude par ses gardes du corps, il rejoignit le cortège jusqu’à la demeure des Frugi, sur le Palatin. Il faisait froid et il n’y avait pas beaucoup de monde dehors. Peu de gens nous accompagnèrent. Frugi nous attendait devant chez lui. Il porta sa femme dans ses bras et, ignorant les fausses prières de Terentia, lui fit franchir le seuil de la maison. J’entrevis une dernière fois les grands yeux effrayés de Tullia qui nous regardait depuis l’entrée, puis la porte se referma. Elle était partie. Cicéron et Terentia n’avaient plus qu’à rentrer lentement chez eux en silence, main dans la main.

Cette nuit-là, assis à son bureau avant d’aller se coucher, il remarqua pour la vingtième fois combien la maison paraissait vide sans elle.

— Un seul petit membre de la maisonnée est parti, commenta-t-il, et elle paraît si affreusement rétrécie ! Tu te rappelles comme elle jouait à mes pieds, Tiron, pendant que je travaillais ? Ici, exactement, ajouta-t-il en tapotant de la semelle le sol sous la table. Combien de fois a-t-elle été le premier public de mes discours — pauvre petite créature trop jeune pour comprendre ! Eh bien, voilà, acheva-t-il avec un haussement d’épaules. Les années nous emportent comme de vulgaires feuilles mortes, et l’on n’y peut rien.

Ce furent les dernières paroles qu’il m’adressa ce soir-là. Il partit se coucher, et je fis de même après avoir mouché les chandelles du bureau. Je souhaitai bonne nuit aux gardes qui restaient dans l’atrium et portai ma lampe dans ma chambre minuscule. Je la posai sur la table de nuit, près de mon lit étroit, me déshabillai et m’allongeai, repensant comme d’habitude à tous les événements de la journée avant de sombrer peu à peu dans le sommeil.

Il était minuit… et tout était très silencieux.


Je fus réveillé par des coups de poing contre la porte d’entrée. Je me redressai en sursaut. Je n’avais guère dû dormir plus de quelques instants. Le martèlement lointain retentit de nouveau, suivi par des aboiements furieux, des cris et des bruits de pas précipités. J’attrapai ma tunique et l’enfilai en me dépêchant vers l’atrium. Cicéron, complètement habillé, était déjà sorti de sa chambre et descendait l’escalier, précédé de deux gardes qui avaient tiré leur épée. Terentia arrivait derrière lui, enveloppée dans un châle. Les coups reprirent, plus vifs encore — on frappait à présent avec un bâton ou à coups de pied sur le lourd panneau de bois. Le petit Marcus se mit à pleurer dans la chambre des enfants.

— Va demander qui c’est, m’ordonna Cicéron, mais n’ouvre pas la porte.

Puis, à l’adresse d’un des chevaliers, il ajouta :

— Va avec lui.

J’avançai prudemment le long du couloir. Nous avions déjà pris un chien de garde — un gros chien de montagne noir et brun appelé Sargon, comme les rois assyriens. Il grognait, aboyait et tirait sur sa chaîne avec une telle férocité que je le crus capable de l’arracher du mur. J’appelai :

— Qui est là ?

La réponse fut étouffée, mais audible.

— Marcus Licinius Crassus !

— Il dit que c’est Crassus ! criai-je à Cicéron pour couvrir le vacarme du chien.

— Est-ce bien lui ?

— On dirait sa voix.

Cicéron réfléchit un instant. J’imagine qu’il estimait que Crassus verrait sa mort d’un très bon œil, mais qu’un homme de son rang ne s’abaisserait certainement pas à assassiner un consul en exercice. Il redressa les épaules et lissa ses cheveux en arrière.

— Eh bien, puisqu’il prétend être Crassus et qu’il en a la voix, tu ferais mieux de le faire entrer.

J’entrouvris la porte et découvris un groupe d’une douzaine d’hommes qui portaient des torches. Le crâne chauve de Crassus brillait comme une pleine lune dans la lueur jaune. J’ouvris la porte plus grand. Crassus jeta au chien un regard dégoûté puis pénétra dans la maison. Il portait une cassette à documents en cuir élimé. Derrière lui venaient son ombre coutumière, l’ancien préteur Quintus Arrius, et deux jeunes patriciens, des amis de Crassus qui n’avaient que depuis peu de temps pris leur place au sénat — Claudius Marcellus et Scipion Nasica, dont les noms figuraient sur la liste des sympathisants potentiels de Catilina. Leur escorte chercha à les suivre, mais je les priai d’attendre dehors : quatre ennemis à la fois me paraissaient amplement suffisants. Je verrouillai la porte.

— Eh bien, Crassus, de quoi s’agit-il ? demanda Cicéron alors que son vieil ennemi pénétrait dans l’atrium. Il est trop tard pour une visite de courtoisie et trop tôt pour les affaires.

— Bonsoir, consul, fit Crassus avec un bref salut de tête. Et bonsoir à toi, Terentia, ajouta-t-il en se tournant vers elle. Toutes nos excuses pour t’avoir dérangée. Nous ne voudrions pas te retenir loin de ton lit plus longtemps.

Puis il lui tourna le dos et demanda à Cicéron :

— Y aurait-il un endroit où nous pourrions parler en privé ?

— J’ai peur que mes amis ne deviennent nerveux s’ils me perdent de vue.

— Serais-tu en train de suggérer que nous sommes des assassins ?

— Non, mais tu frayes avec des assassins.

— Plus maintenant, répondit Crassus avec un sourire crispé avant de tapoter son coffret à documents. C’est pour cela que nous sommes ici.

Cicéron hésita.

— C’est bon, dit-il enfin à contrecœur, en privé, donc.

Terentia allait protester.

— Ne t’inquiète pas, ma chère, lui assura-t-il. Mes gardes seront juste devant ma porte, et j’aurai le bras puissant de Tiron pour me protéger. (C’était une plaisanterie.)

Il ordonna que l’on apporte des chaises dans son bureau, et nous parvînmes tout juste à nous y entasser tous les six. Je voyais bien que Cicéron était inquiet. Il y avait toujours chez Crassus quelque chose qui lui donnait la chair de poule. Il se montra néanmoins très poli et demanda à ses visiteurs s’ils désiraient du vin, mais ils refusèrent.

— Très bien, dit-il. Mieux vaut garder l’esprit clair. Finissons-en.

— Il y a des problèmes qui se préparent en Étrurie, commença Crassus.

— Je connais les rapports, répliqua Cicéron. Mais comme tu le sais, le sénat n’a pas voulu me prendre au sérieux quand j’ai soulevé la question.

— Eh bien, il va falloir qu’ils se réveillent au plus vite.

— Le moins qu’on puisse dire est que tu as changé de discours !

— C’est parce que je dispose maintenant de certaines informations. Dis-lui, Arrius.

— Bon, commença Arrius, l’air fuyant.

C’était un type malin, un vieux soldat de basse extraction, soumis en tout à Crassus. On se moquait de lui derrière son dos à cause de sa diction ridicule — il ajoutait des « h » aspirés à certaines de ses voyelles, pensant certainement que cela faisait plus distingué.

— Je me trouvais en Hétrurie jusqu’à hier. Il y ha des bandes de combattants qui se rassemblent par toute la région. Ils projettent, d’après ce que j’ai hentendu, de marcher sur Rome.

— Comment le sais-tu ?

— J’ai servi dans les légions sous les hordres de plusieurs des meneurs. Ils ont cherché à me convaincre de m’engager à leurs côtés, et je leur ai laissé croire que cela m’intéressait… juste pour obtenir des hinformations, tu comprends, ajouta-t-il aussitôt.

— Combien y a-t-il de ces combattants ?

— Je dirais cinq mille. Peut-être dix.

Dix mille ?

— S’ils ne sont pas encore autant, ça ne devrait pas tarder.

— Sont-ils armés ?

— Certains. Pas tous. Mais ils ont un plan.

— Et quel est-il ?

— Prendre par surprise la garnison de Praeneste, s’emparer de la ville, la fortifier et s’en servir comme base pour rallier leurs forces.

— Praeneste est quasi imprenable, intervint Crassus, et elle est à moins d’une journée de marche de Rome.

— Manlius a également envoyé des partisans du haut en bas de l’Hitalie pour déclencher des hémeutes.

— Eh bien, commenta Cicéron sur un ton sarcastique en les regardant les uns après les autres, vous êtes vraiment très bien informés.

— Toi et moi avons eu nos désaccords, consul, dit froidement Crassus, mais je suis d’abord et avant tout un citoyen loyal. Je ne veux pas voir éclater une guerre civile. C’est pour cela que je suis ici.

Il posa la cassette sur ses genoux, l’ouvrit et en sortit un paquet de lettres.

— Ces messages m’ont été portés plus tôt dans la soirée. L’un m’était adressé ; deux l’étaient à mes amis ici présents, Marcellus et le jeune Scipion, qui dînaient justement avec moi. Les autres sont adressés à divers membres du sénat. Comme tu peux le voir, les sceaux de ces derniers n’ont pas été rompus. Voilà. Je ne veux pas de secrets entre nous. Lis celui qui m’est destiné.

Cicéron lui jeta un regard soupçonneux puis parcourut rapidement la lettre et me la tendit. Elle était très brève : « Le temps de la discussion est terminé. Le moment de l’action est venu. Catilina a dressé ses plans. Il veut t’avertir que le sang va couler à Rome. Ne prends pas de risque et quitte la ville en secret. Tu seras contacté dès que tu pourras revenir en toute sécurité. » L’écriture était propre et absolument dénuée de caractère : un enfant aurait pu en être l’auteur.

Le silence s’abattit sur la pièce.

— Tu comprends pourquoi il fallait que je vienne tout de suite, expliqua Crassus. J’ai toujours été partisan de Catilina. Mais nous ne voulons pas participer à cela.

Cicéron prit son menton dans sa main et ne dit rien pendant un instant. Il regarda Marcellus et Scipion.

— Et les messages que vous avez reçus ? Sont-ils exactement les mêmes ?

Les deux jeunes sénateurs acquiescèrent.

— Anonymes ?

Nouveaux hochements de tête.

— Et vous n’avez pas la moindre idée de qui en est l’auteur ?

Ils firent le même signe de dénégation. Pour deux jeunes nobles romains si arrogants, je les trouvais aussi dociles que des agneaux.

— L’identité de l’expéditeur reste un mystère, intervint Crassus. Mon portier nous a remis les lettres alors que nous finissions de dîner. Il n’a pas vu qui les avait apportées — on les avait laissées sur le seuil et celui qui les a déposées s’est enfui. Naturellement, Marcellus et Scipion ont lu la leur en même temps que j’ai découvert la mienne.

— Naturellement, convint Cicéron. Puis-je voir les autres messages ?

Crassus chercha dans sa cassette et lui tendit un à un les messages intacts. Cicéron examina l’adresse sur chacun d’eux puis me les montra. Je me souviens d’un Claudius, d’un Aemilius, d’un Valerius et d’autres du même acabit, dont Hybrida : huit ou neuf au total, tous patriciens.

— On dirait qu’il prévient tous ses compagnons de chasse, commenta Cicéron, au nom du bon vieux temps. Il est étrange, n’est-ce pas, qu’ils aient tous été portés chez toi ? Pourquoi, d’après toi ?

— Je n’en ai aucune idée, répondit Crassus en soutenant très froidement son regard.

— Voilà une bien curieuse conspiration qui s’adresse à un homme qui prétend ne même pas en faire partie et lui demande de lui servir de messager.

— Je ne prétends pas avoir d’explication.

— Il s’agit peut-être d’un canular.

— Peut-être, répliqua Crassus. Mais si l’on considère les événements inquiétants qui se déroulent en Étrurie et quand on sait à quel point Manlius et Catilina sont proches… Non, fit-il en secouant la tête. Je crois qu’il faut prendre les choses au sérieux. Il me semble que je te dois des excuses, consul. On dirait bien que Catilina constitue effectivement un danger pour la république.

— C’est un danger pour nous tous, assura Cicéron.

— Si je peux faire quelque chose… tu n’as qu’à demander.

— Eh bien, pour commencer, il me faudrait ces lettres, dit Cicéron. Toutes les lettres.

Crassus échangea un regard avec ses compagnons, puis lui tendit la cassette.

— Tu vas les présenter au sénat, je suppose ?

— Je crois qu’il le faut, non ? J’aurai aussi besoin qu’Arrius fasse un compte-rendu de ce qu’il a appris en Étrurie. Acceptes-tu, Arrius ?

Arrius se tourna vers Crassus. Celui-ci lui adressa un petit signe de tête.

Habsolument, confirma Arrius.

— Vas-tu demander au sénat l’autorisation de lever une armée ?

— Il faut protéger Rome.

— Puis-je simplement te dire que si tu dois trouver quelqu’un pour commander ces troupes, tu n’as pas besoin de chercher plus loin ? dit Crassus en s’avançant sur son siège avec empressement. N’oublie pas que c’est moi qui ai maté la révolte de Spartacus. Je pourrais mater celle de Manlius avec la même efficacité.

Comme Cicéron le fit remarquer par la suite, l’impudence de cet homme le laissait sans voix. Alors qu’il avait contribué à faire naître le danger en soutenant Catilina, il espérait à présent s’attribuer le mérite de son anéantissement ! Cicéron se garda de s’engager et prétendit que l’heure était un peu tardive pour concevoir des armées et nommer des généraux, et qu’il préférait attendre le lendemain pour décider comment réagir. Il se leva pour indiquer que la discussion était terminée. Crassus l’imita à contrecœur.

— Quand tu feras ta déclaration devant le sénat, j’espère que tu mentionneras le patriotisme dont j’ai fait preuve en venant te voir ?

— Tu peux compter sur moi, dit Cicéron en le poussant hors de son bureau puis dans l’atrium où attendaient les gardes.

— Si je peux faire quoi que ce soit d’autre… proposa Crassus.

— En fait, il y a une question sur laquelle j’apprécierais ton aide, dit Cicéron, qui ne manquait jamais une occasion de tirer le maximum d’une situation. Le procès contre Murena, s’il a lieu, nous priverait d’un consul à un très mauvais moment. Veux-tu te joindre à Hortensius et à moi pour le défendre ?

C’était évidemment la dernière chose que Crassus avait envie de faire, mais il fit bonne figure.

— Ce serait un honneur.

Les deux hommes se serrèrent la main.

— Je ne saurais te dire à quel point je suis heureux que tous les malentendus qui ont pu exister entre nous soient à présent dissipés.

— C’est exactement ce que je ressens, mon cher Cicéron. La nuit a été fructueuse pour chacun de nous. Et encore plus fructueuse pour Rome !

C’est avec force manifestations d’amitié, de confiance et de respect que Cicéron reconduisit Crassus et ses compagnons à la porte, puis il le salua, lui souhaita une bonne nuit de sommeil et promit de parler de lui dès le lendemain.

— Eh bien, ce salopard est un fieffé menteur ! s’exclama-t-il à peine la porte refermée.

— Tu ne le crois pas ?

— Quoi ? Qu’Arrius se serait justement trouvé en Étrurie et se serait par hasard mis à discuter avec des hommes qui prennent les armes contre l’État et qui, sur un coup de tête, lui auraient demandé de se joindre à eux ? Non, je ne le crois pas. Et toi ?

— Ces lettres sont très bizarres, répondis-je. Tu crois qu’il les a écrites lui-même ?

— Pourquoi ferait-il une chose pareille ?

— Pour pouvoir débarquer au milieu de la nuit et jouer le rôle du citoyen loyal, j’imagine. Ces lettres lui donnaient une excuse parfaite pour retirer son soutien à Catilina.

Je m’échauffais soudain car la vérité m’apparaissait évidente.

— C’est ça ! Il a dû envoyer Arrius voir ce qui se préparait en Étrurie, et quand Arrius est revenu et lui a raconté ce qu’il avait vu, il a pris peur. Il s’est dit que Catilina allait certainement perdre et il a décidé de prendre ses distances publiquement.

Cicéron hocha la tête d’un air approbateur.

— C’est bien vu.

Il remonta le couloir et pénétra dans l’atrium, les mains derrière le dos, la tête penchée en avant, plongé dans ses réflexions. Soudain, il s’arrêta.

— Je me demande… commença-t-il.

— Quoi ?

— Mets les choses dans l’autre sens. Imagine que le plan de Catilina fonctionne, que l’armée de va-nu-pieds de Manlius arrive à conquérir Praeneste et marche sur Rome en continuant de gagner des partisans dans tous les villages et villes qu’elle traverse. C’est la panique et le carnage dans la capitale. Le sénat est pris d’assaut. Je suis tué. Catilina s’empare effectivement du contrôle de la république. Ce n’est pas impossible — les dieux savent que nous n’avons pas beaucoup de défenseurs alors que Catilina compte de nombreux partisans qui vivent entre nos murs. Que se passerait-il ensuite ?

— Je ne sais pas, répondis-je, horrifié. C’est un cauchemar.

— Je vais te dire exactement ce qui se passerait. Les magistrats survivants n’auraient d’autre solution que de rappeler le seul homme susceptible de sauver la nation : Pompée le Grand, à la tête des légions d’Orient. Avec son génie militaire et environ quarante mille hommes entraînés sous ses ordres, il aurait raison de Catilina en un rien de temps. La révolte matée, plus rien ne se dresserait entre lui et la dictature du monde. Et lequel de ses rivaux Crassus craint-il et déteste-t-il plus que tout autre ?

— Pompée, murmurai-je.

— Pompée, exactement ! Voilà. La situation doit être bien plus périlleuse que je ne pensais. Si Crassus est venu me voir ce soir pour trahir Catilina, ce n’est pas parce qu’il craint que Catilina échoue, mais parce qu’il a peur qu’il réussisse.


Le lendemain matin, nous partîmes à la première heure, escortés par quatre chevaliers dont les frères Sextus, qui dès lors ne quitteraient plus guère le consul. Cicéron gardait sa capuche soigneusement rabattue sur sa tête et la tête soigneusement baissée tandis que je portais la cassette de lettres. Je devais régulièrement presser le pas pour ne pas me laisser distancer par ses grandes enjambées. Quand je lui demandai où nous nous rendions, il me répondit :

— Il faut que nous nous trouvions un général.

Cela paraît assez bizarre à raconter, mais il semblait que tout l’accablement et la mélancolie qui s’étaient emparés de Cicéron ces derniers temps l’avaient soudain abandonné. Confronté à cette crise immense, il paraissait — pas heureux, cela serait absurde — disons revigoré. Il gravit les marches du Palatin en bondissant presque, et ce fut lorsque nous tournâmes dans le Clivus Victoriae que je compris soudain que nous nous dirigions sans doute vers chez Metellus Celer. Nous dépassâmes le portique de Catulus et nous engageâmes dans l’entrée de la maison suivante, inoccupée, dont les fenêtres et la porte étaient condamnées par des planches. Déterminé à ne pas être vu, Cicéron dit qu’il resterait là pendant que j’irais frapper à la porte voisine pour annoncer que le consul désirait s’entretenir avec le préteur en tête à tête et dans le plus grand secret. Je m’exécutai, et l’intendant de Celer ne tarda pas à me répondre que son maître nous rejoindrait dès qu’il en aurait fini avec ses salutations matinales. Je retournai alors chercher Cicéron et le trouvai en grande conversation avec le gardien de la maison vide.

— Cette demeure appartient à Crassus, m’expliqua Cicéron tandis que nous nous éloignions. C’est incroyable ! Elle vaut une fortune mais il préfère la laisser vide pour pouvoir la vendre à un meilleur prix l’année prochaine. Pas étonnant qu’il ne veuille pas d’une guerre civile… c’est mauvais pour les affaires !

Cicéron fut conduit par un serviteur dans une allée qui séparait les deux habitations puis à une porte de service qui donnait directement dans les appartements privés. Là, il fut accueilli par la femme de Celer, Clodia, très séduisante en peignoir de soie par-dessus sa chemise de nuit et exhalant encore le parfum musqué du lit.

— Quand j’ai appris que tu entrais clandestinement par la porte de service, j’ai espéré que c’était pour me voir, fit-elle sur un ton de reproche en le dévisageant de ses yeux d’ambre ensommeillés, mais on me dit que c’est à mon mari que tu veux parler… Ce que tu peux être ennuyeux !

— Je crains que chacun de nous ne paraisse ennuyeux comparé à celle qui nous réduit tous, aussi éloquents que nous soyons, à de pauvres loques bredouillantes, dit Cicéron en s’inclinant pour lui baiser la main.

Le fait qu’il trouvât l’énergie de flirter témoignait du regain de courage qui animait soudain le consul, et le contact de ses lèvres sur la peau de la jeune épouse me parut durer bien plus longtemps que nécessaire. J’éprouvai de la gêne à le regarder et me sentais pourtant incapable de détourner les yeux. Le grand orateur si prude courbé sur la main de la catin la plus titrée de Rome ! Il me traversa en fait l’esprit — idée aussi folle que fantastique — que Cicéron pourrait très bien quitter Terentia pour cette femme, et je fus extrêmement soulagé de voir Celer arriver d’un air affairé avec sa fougue militaire habituelle, dissipant aussitôt l’atmosphère ambiguë de la pièce.

— Consul ! aboya-t-il. Bonjour ! Que puis-je faire pour toi ?

— Tu peux lever une armée et sauver notre pays, répondit Cicéron.

— Une armée ? fit Celer avec un sourire. Elle est bien bonne !

Puis il vit que Cicéron était sérieux.

— Mais de quoi parles-tu ?

— La crise que je prédis depuis si longtemps est sur le point d’éclater. Tiron, montre au préteur la lettre adressée à Crassus.

J’obéis, et regardai le visage de Celer se figer à mesure qu’il lisait.

— Cette lettre a été envoyée à Crassus ? demanda-t-il, visiblement inquiet.

— C’est ce qu’il prétend. Et celles-là ont également été déposées chez lui hier soir afin qu’il les distribue à leurs destinataires en ville.

Cicéron me fit signe et je remis à Celer l’ensemble des lettres. Il en lut deux et les compara. Lorsqu’il eut fini, Clodia les lui prit des mains et les examina elle-même. Il n’essaya même pas de l’en empêcher, et je notai de garder en tête qu’elle avait accès à tous ses secrets.

— Et ce n’est là que la moitié de l’affaire, reprit Cicéron. D’après Quintus Arrius, l’Étrurie regorge d’hommes de Catilina. Manlius est en train de lever une armée rebelle grosse comme deux légions. Ils projettent de s’emparer de Praeneste avant de s’attaquer à Rome. Je veux que tu prennes la tête de notre défense. Il faut agir vite si nous voulons les arrêter.

— Qu’entends-tu par « vite » ? demanda Celer.

— Tu quitteras la ville aujourd’hui même.

— Mais je n’ai pas l’autorité…

— Je t’octroie cette autorité.

— Pas si vite, consul, dit Celer, qui se remettait peu à peu de sa surprise. Il faut que je réfléchisse à certaines choses avant de partir lever des troupes et courir par toute la campagne.

— Certaines choses ?

— Eh bien, il faut d’abord que je consulte mon frère Nepos. Et puis il y a mon autre frère — mon beau-frère en fait — Pompée le Grand, dont il faut tenir compte…

— Nous n’avons pas le temps pour ça, coupa Cicéron avec impatience. Par tous les dieux, si tout le monde commence à penser aux intérêts de sa famille ayant de considérer ceux de la nation, nous n’arriverons à rien. Écoute, Celer, dit-il en adoptant cette voix douce que je lui avais si souvent entendue, ton courage et ta détermination ont déjà sauvé une fois la république quand Rabirius était en péril. Je sais depuis lors que l’Histoire veut que tu joues le rôle du héros. Cette crise peut apporter la gloire tout autant que le danger. Souviens-toi d’Hector : « Je ne mourrai point d’une mort obscure, mais je me signalerai par quelque grande action qui rendra mon nom immortel… » Par ailleurs, termina Cicéron, si tu ne le fais pas, c’est Crassus qui le fera.

— Crassus ? ricana Celer. Il n’est pas général ! Il ne connaît que l’argent.

— Je suis d’accord, mais il cherche partout l’opportunité d’obtenir la gloire militaire. Donne-lui un jour ou deux et il se sera acheté une majorité au sénat.

— S’il y a de la gloire militaire à en tirer, Pompée la voudra pour lui, et mon frère est rentré à Rome justement pour s’assurer qu’elle lui sera réservée.

Celer me rendit les lettres.

— Non, consul… j’apprécie la confiance que tu me témoignes, je ne peux cependant pas accepter sans leur accord.

— Je te donne la Gaule cisalpine.

— Quoi ?

— La Gaule cisalpine, je te la donne.

Celer le regarda avec stupéfaction.

— Mais la Gaule cisalpine n’est pas à toi, tu ne peux pas la donner.

— En fait, si. C’est la province qui me revient puisque, si tu te souviens bien, je l’ai reçue d’Hybrida contre la Macédoine. J’ai toujours eu l’intention d’y renoncer. Tu peux la prendre.

— Mais ce n’est pas un panier d’œufs ! Il devra y avoir un nouveau tirage au sort entre les préteurs.

— Certes, dit Cicéron d’une voix égale, et tu le gagneras.

— Tu veux truquer le tirage ?

— Jamais je ne ferais une chose pareille. Ce serait très mal venu. Non, non. Je laisse cet aspect des choses à Hybrida. Il n’est peut-être pas doué pour grand-chose, mais je crois que truquer un tirage au sort entre parfaitement dans ses cordes.

— Et s’il refuse ?

— Il ne refusera pas. Nous avons un arrangement. En outre, dit Cicéron en brandissant la lettre anonyme adressée à Hybrida, je suis sûr qu’il préférera que cela ne s’ébruite pas.

— La Gaule cisalpine, reprit Celer en frottant son large menton. C’est mieux que la Gaule transalpine.

— Mon chéri, intervint Clodia en posant la main sur le bras de son mari, c’est une offre très généreuse, et je suis certaine que Nepos et Pompée comprendront.

Celer émit un grognement et se balança à plusieurs reprises sur les talons. Je pouvais lire la cupidité sur son visage. Il finit par lâcher :

— Dans combien de temps crois-tu que je pourrai récupérer cette province ?

— Aujourd’hui même, répondit Cicéron. Il s’agit d’une urgence nationale. Je pourrai défendre le fait qu’il ne saurait y avoir aucune ambiguïté sur le commandement de quelque région que ce soit au sein de l’empire, et que ma place est à Rome, tout comme la tienne est sur le champ de bataille pour détruire l’armée rebelle. Nous serons unis pour défendre la république. Qu’est-ce que tu en dis ?

Celer jeta un coup d’œil en direction de Clodia. Elle hocha la tête en prenant un air encourageant.

— Cela te placerait devant tous tes contemporains, dit-elle. Et cela t’assurerait le consulat.

Il grogna de nouveau, puis se tourna vers Cicéron.

— Très bien, répliqua-t-il en tendant son bras musclé vers le consul. Pour le bien de mon pays, j’accepte.


Après sa visite à Celer, Cicéron se rendit chez Hybrida, à quelques pas de là, réveilla le consul en exercice de sa torpeur éthylique, le fit dessoûler, lui parla de l’armée rebelle qui se réunissait en Étrurie et lui fit un rapide topo de ce qu’il faudrait faire dans la journée. Hybrida commença par se dérober quand Cicéron l’informa qu’il devrait truquer le tirage pour l’obtention de la Gaule cisalpine, mais Cicéron lui montra alors les lettres des conspirateurs avec son nom figurant sur la liste. Ses yeux vitreux et injectés de sang faillirent jaillir de sa tête et il se mit à transpirer et à trembler de peur.

— Je te jure, Cicéron, que je ne sais rien de tout cela !

— Oui, mais malheureusement, mon cher Hybrida, tu es parfaitement conscient que cette ville est pleine de jaloux et d’esprits soupçonneux qui ne seraient que trop enclins à se laisser persuader du contraire. Si tu veux vraiment prouver que ta loyauté est indubitable, je te suggère de me rendre service sur la question de la Gaule cisalpine, et tu pourras compter sur mon soutien absolu.

La question d’Hybrida était donc réglée, et il ne restait plus qu’à convaincre les bons sénateurs. Cicéron s’y attela avant la séance de l’après-midi, pendant qu’on prenait les auspices. Les rumeurs d’attaques rebelles et de complots meurtriers contre les principaux magistrats allaient déjà bon train. Catulus, Isauricus, Hortensius, les frères Lucullus, Silanus, Murena et même Caton, qui était à présent tribun désigné au côté de Nepos — tous furent pris à part et mis discrètement au courant. Cicéron faisait en ces instants terriblement penser à un marchand de tapis rusé dans un bazar grouillant de monde : il jetait des coups d’œil furtifs par-dessus l’épaule de son interlocuteur puis derrière lui-même et parlait à voix basse, ses mains s’agitant de façon expressive, comme s’il cherchait à conclure un marché. César l’observait de loin tandis que j’observais César. Son expression était indéchiffrable. Il n’y avait signe de Catilina nulle part.

Lorsque les sénateurs se rassemblèrent pour l’ouverture de la séance, Cicéron s’assit au premier rang, à l’extrémité du banc le plus proche de l’estrade consulaire, soit à sa place habituelle les mois où il ne présidait pas ; Catulus se trouvait de l’autre côté. De cette position stratégique, Cicéron pouvait, par une combinaison de signes de tête, de regards et de chuchotements audibles adressés à Hybrida, contrôler la procédure même quand il n’occupait pas la chaise curule. Pour être juste, il faut reconnaître à Hybrida qu’il était presque convainquant quand on lui donnait un texte à lire, ce qui était le cas ce jour-là. Avec ses larges épaules redressées et sa noble tête rejetée en arrière, d’une voix que le vin rendait plus chaude, il annonça que les affaires publiques s’étaient brutalement aggravées, et il appela Quintus Arrius à faire une déclaration.

Arrius était de ces sénateurs qui ne s’exprimaient pas souvent mais, lorsqu’il le faisait, on l’écoutait avec respect. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être le côté ridicule de sa voix lui conférait-il des accents de sincérité. Il se leva donc et donna tout un compte rendu de ce dont il avait été témoin dans les campagnes : des bandes armées, recrutées par Manlius, se rassemblaient en Étrurie ; elles n’allaient sans doute pas tarder à atteindre dix mille hommes ; d’après ce qu’il avait compris, ils avaient l’intention d’attaquer Praeneste ; la sécurité de Rome était menacée ; et des soulèvements similaires étaient prévus en Apulie et à Capoue. Lorsqu’il retourna s’asseoir à sa place, un vent de panique commençait à balayer le sénat. Hybrida le remercia puis demanda à Crassus, à Marcellus et à Scipion de lire à voix haute les messages qu’ils avaient reçus la veille au soir. Il remit alors les lettres aux employés qui les rendirent à leurs destinataires. Les sénateurs semblaient pétrifiés. Crassus fut le premier à se lever. Il raconta comment les avertissements lui avaient été mystérieusement délivrés et comment il s’était aussitôt rendu chez Cicéron avec ses amis. Puis il lut le message d’une voix claire et ferme :

— « Le temps de la discussion est terminé. Le moment de l’action est venu. Catilina a dressé ses plans. Il veut t’avertir que le sang va couler à Rome. Ne prends pas de risque et quitte la ville en secret. Tu seras contacté dès que tu pourras revenir en toute sécurité. »

Vous imaginez l’effet cumulatif de ces mots, psalmodiés sur un ton grave par Crassus puis répétés, plus nerveusement, par Scipion et Marcellus ? Le choc fut d’autant plus fort que l’on savait que Crassus avait soutenu la candidature de Catilina au consulat non pas une mais deux fois. Il y eut un profond silence, puis quelqu’un cria :

— Où est-il ?

Le cri fut repris par d’autres :

— Où est-il ? Où est-il ?

Dans le brouhaha général, Cicéron glissa quelques mots à Catulus, et le vieux patricien prit la parole.

— Considérant les nouvelles effrayantes qui viennent de nous parvenir, déclara Catulus, et conformément aux prérogatives traditionnelles de cet ordre, je propose que les consuls soient habilités à prendre toutes les mesures nécessaires à la défense de la république en vertu d’un sénatus-consulte ultime du sénat. Leurs pouvoirs devront inclure, sans y être limités, l’autorité de lever des troupes et de diriger la guerre, d’imposer un pouvoir illimité aux alliés comme aux citoyens, et d’exercer le commandement et les compétences suprêmes tant à Rome qu’à l’étranger.

— Quintus Lutatius Catulus propose que nous adoptions le sénatus-consulte ultime, dit Hybrida. Quelqu’un désire-t-il s’y opposer ?

Toutes les têtes se tournèrent vers César, notamment parce que la question de la légitimité du sénatus-consulte ultime avait été au centre du procès de Rabirius. Mais César, pour la première fois depuis que je le connaissais, semblait terrassé par les événements. Il n’échangea manifestement pas un mot avec son voisin, Crassus, ni ne lui adressa ne fût-ce qu’un regard — fait rare dans la mesure où ils étaient généralement inséparables — et je crois bien que la trahison de Crassus à l’encontre de Catilina avait dû le prendre totalement au dépourvu. Il ne tenta donc aucun geste d’aucune sorte mais garda les yeux fixés droit devant lui, à mi-distance, donnant ainsi à ceux qui l’observaient un aperçu de ces bustes de marbre dont les yeux aveugles nous contemplent, impassibles depuis tous les bâtiments publics d’Italie.

— Alors, si personne ne s’y oppose, déclara Hybrida, la motion est adoptée, et la présidence donne la parole à Marcus Tullius Cicéron.

Ce fut seulement alors que Cicéron se leva, sous un tonnerre d’acclamations de la part de ceux-là mêmes qui l’avaient hué pour son attitude alarmiste quelques semaines plus tôt.

— Pères conscrits, dit-il, je voudrais féliciter Antonius Hybrida pour la fermeté avec laquelle il a géré cette crise aujourd’hui.

Les sénateurs murmurèrent leur approbation ; Hybrida rayonnait.

— Pour ma part, confiant dans la protection que m’assurent mes amis et alliés, je resterai à Rome et continuerai de défier Catilina, ce fou meurtrier, ainsi que je l’ai toujours fait. Comme nul ne sait combien de temps va durer cette menace, je vous demande officiellement d’être déchargé de la province qui me revient, conformément à la promesse que j’ai faite au début de mon consulat — promesse plus urgente que jamais en ce moment d’épreuve pour notre république.

Le sacrifice patriotique de Cicéron fut chaleureusement applaudi, et Hybrida sortit tout de suite l’urne sacrée pour y déposer un jeton censé représenter la Gaule cisalpine et sept jetons blancs (ou c’est ce qu’il semblait). En fait, j’appris plus tard qu’il n’avait mis que des jetons blancs. Les huit préteurs s’avancèrent alors, et le premier à tenter sa chance fut la figure hautaine de Lentulus Sura, que Cicéron savait profondément impliqué dans les machinations de Catilina. Sura, qui comptait parmi les pires abrutis dégénérés du sénat, était lié à Hybrida de plusieurs façons : tout d’abord, il avait épousé la veuve du frère d’Hybrida et élevé le fils né de cette union, Marc Antoine, comme le sien ; ce même Marc Antoine était fiancé à la fille d’Hybrida, Antonia. J’observai donc Hybrida attentivement, pour voir s’il serait capable de procéder à la fraude qu’il avait promise. Mais la politique a ses règles bien particulières, et celles-ci supplantent allègrement les fidélités familiales. Sura plongea profondément son bras dans l’urne, et tendit son jeton à Hybrida, qui l’annonça blanc et le montra à la chambre. Sura haussa les épaules et se détourna ; de toute façon, ce n’était pas une province qu’il espérait, mais Rome elle-même.

Ce fut ensuite au tour de Pomptinus, puis de Flaccus, avec le même résultat. Celer fut le quatrième à tirer au sort. Il paraissait très calme lorsqu’il s’avança jusqu’à l’estrade et prit son jeton. Hybrida le saisit et fit mine de se tourner vers la lumière pour l’examiner plus attentivement, et c’est là qu’il dut procéder à l’échange, car lorsqu’il le brandit, tous ceux qui se trouvaient à proximité purent clairement voir la croix qui figurait dessus.

— Celer a tiré la Gaule cisalpine ! annonça-t-il. Que les dieux favorisent cette nomination.

Il y eut des applaudissements. Cicéron fut aussitôt debout.

— Je propose que Quintus Caecilius Metellus Celer soit à présent investi de l’imperium militaire et autorisé à lever une armée pour défendre sa province.

— Quelqu’un a-t-il une objection ? demanda Hybrida.

Pendant un moment, je crus que Crassus allait se lever. Il parut se pencher à moitié en avant, hésita, puis se ravisa.

— La motion est adoptée à l’unanimité.

Après la clôture de la séance, Cicéron et Hybrida tinrent un conseil de guerre avec tous les préteurs afin de prendre tous les décrets nécessaires à la défense de la cité. On envoya aussitôt un message au commandant de la garnison de Praeneste pour lui ordonner de renforcer la garde. On accepta l’offre que le préfet de Reate avait faite depuis longtemps d’envoyer une centaine d’hommes. On ferma les portes de Rome une heure plus tôt qu’à l’accoutumée. Il y aurait un couvre-feu à la douzième heure et des patrouilles dans les rues toute la nuit. L’interdiction ancestrale de porter des armes à l’intérieur de la cité serait suspendue pour les soldats qui restaient loyaux envers le sénat. Les chariots seraient fouillés au hasard. L’accès au Palatin serait interdit dès le coucher du soleil. Toutes les écoles de gladiateurs de la capitale et des environs seraient fermées, et les lutteurs envoyés dans des villes et colonies lointaines. De grosses récompenses, jusqu’à cent mille sesterces, seraient offertes à quiconque — esclaves tout autant qu’hommes libres — disposant d’informations sur des traîtres potentiels. Celer partirait le lendemain à la première heure afin de commencer à lever de nouvelles troupes. Enfin, il fut décidé de contacter certains hommes de confiance pour leur demander, contre l’assurance d’une protection personnelle, de porter plainte contre Catilina pour atteinte à la sûreté de l’État.

Pendant tous ces débats, Lentulus Sura demeura silencieux tandis que son affranchi, Publius Umbrenus, prenait des notes à côté de lui. Nous savions déjà que les deux hommes étaient impliqués dans la conjuration et, par la suite, Cicéron me fit part de son énervement : il était complètement absurde que deux des principaux conjurés fussent autorisés à assister au conseil de sécurité le plus secret de l’État et pussent en rapporter toutes les décisions à leurs complices ! Mais qu’y pouvait-il ? C’était toujours la même histoire : il n’avait aucune preuve.

Les gardes du corps de Cicéron avaient hâte de le ramener chez lui avant la tombée de la nuit, aussi, dès l’affaire entendue, nous sortîmes prudemment dans la pénombre qui s’épaississait puis quittâmes le forum à pas rapides avant de traverser Subura et le mont Esquilin. Une heure plus tard, Cicéron était dans son bureau et rédigeait des dépêches pour informer les gouverneurs des provinces des décisions du sénat, quand le chien de garde recommença ses aboiements infernaux. Quelques instants plus tard, le portier vint nous dire que Metellus Celer était là et patientait dans l’atrium.

Il nous apparut tout de suite que Celer était passablement agité. Il arpentait la cour et faisait craquer ses jointures tandis que Quintus et Titus Sextus le surveillaient attentivement depuis le couloir.

— Eh bien, gouverneur, dit Cicéron, se rendant aussitôt compte que son visiteur avait besoin de se calmer, j’ai trouvé que l’après-midi s’était plutôt bien passé.

— De ton point de vue, peut-être, dit Celer, mais mon frère n’est pas content. Je t’avais dit qu’il y aurait des problèmes. Nepos dit que, si les rebelles sont aussi menaçants que nous le prétendons en Étrurie, Pompée lui-même devrait être rappelé pour s’occuper d’eux.

— Mais nous n’avons pas le temps d’attendre que Pompée et son armée fassent le millier de milles qui les séparent de Rome ! Nous serons tous massacrés dans notre lit avant qu’il n’arrive ici.

— C’est ce que tu dis, mais Catilina jure qu’il ne menace nullement l’État et assure que ces lettres n’ont rien à voir avec lui.

— Tu lui as parlé ?

— Il est venu me voir juste après ton départ de la curie. Afin de prouver ses intentions pacifiques, il propose de se rendre sous ma garde personnelle pendant tout le temps qu’il me plaira.

— Ha ! Quelle fripouille ! Tu l’as envoyé balader, j’espère ?

— Non, je l’ai amené ici pour te voir.

— Ici ? répéta Cicéron avec horreur en regardant autour de lui. Il est chez moi ?

— Non, il attend dans la rue. Je crois que tu devrais lui parler. Il est seul et sans armes… je réponds de lui.

— Même si c’est le cas, à quoi cela pourrait-il servir de lui parler ?

— C’est un Sergius, consul, fit Celer d’une voix glaciale, famille qui descend des Troyens. Il mérite le respect, ne serait-ce que pour sa lignée.

Cicéron fronça les sourcils et adressa un regard aux frères Sextus. Titus eut un haussement d’épaules.

— S’il est seul, consul, nous pouvons nous débrouiller.

— Alors va le chercher, Celer, capitula Cicéron avec un soupir, et j’écouterai ce qu’il a à dire. Mais je t’assure que nous perdons notre temps.

J’étais horrifié que Cicéron puisse prendre un tel risque et, pendant que Celer était sorti chercher Catilina, je me permis de protester. Il m’interrompit aussitôt.

— Cela témoignera de ma bonne foi si je peux annoncer au sénat que je n’ai pas refusé de recevoir ce bandit. Et puis qui sait ? Peut-être est-il venu s’excuser.

Il se força à sourire. Mais je voyais bien que cet événement inattendu le mettait sur les nerfs. Je me sentais pour ma part comme un de ces condamnés guettant dans l’arène l’arrivée du tigre, car c’est ainsi que Catilina surgit dans la pièce — affolé et méfiant, animé d’une fureur difficilement contenue. Je m’attendais presque qu’il me saute à la gorge. Les frères Sextus s’avancèrent à sa suite, et il s’arrêta à deux pas de Cicéron. Il leva la main en guise de salutation.

— Consul.

— Dis ce que tu as à dire, sénateur, et va-t’en.

— J’ai appris que tu avais encore répandu des calomnies sur moi.

— Tu vois ? s’exclama Cicéron en se tournant vers Celer. Qu’est-ce que je te disais ? C’est inutile.

— Écoute-le jusqu’au bout, répliqua Celer.

— Des calomnies, répéta Catilina. Je ne sais rigoureusement rien de ces lettres que j’aurais, paraît-il, envoyées hier soir. Il faudrait que je sois particulièrement stupide pour expédier de tels messages dans toute la cité.

— Je veux bien croire que tu ne les as pas envoyées personnellement, concéda Cicéron, mai tu es entouré de tout un tas d’hommes assez stupides pour le faire.

— Foutaises ! Ce sont des faux grossiers. Et tu sais ce que je pense ? Je pense que c’est toi-même qui les as écrites.

— Tu ferais mieux d’orienter tes soupçons vers Crassus — c’est lui qui s’en est servi comme prétexte pour te laisser tomber.

— Ce vieux chauve ne sert que ses propres intérêts. Comme d’habitude.

Cicéron haussa les épaules.

— Et les rebelles d’Étrurie ? Ils n’ont rien à voir avec toi non plus ?

— Ce sont des miséreux qui crèvent de faim et sont poussés pas les usuriers à des actes désespérés… Ils ont toute ma sympathie, mais je ne suis pas leur chef. Je te fais la même proposition qu’à Celer. Je m’en remets à ta garde et suis prêt à rester dans cette maison où toi et tes gardes pourront me surveiller, ainsi tu verras bien que je suis innocent.

— Cela n’a rien d’une proposition, rétorqua Cicéron. C’est une plaisanterie. Si j’ai du mal à me sentir en sécurité dans la même ville que toi, je me sentirais difficilement mieux sous le même toit.

— N’y a-t-il donc rien que je puisse faire pour te convaincre ?

— Si. Quitte Rome et l’Italie. Pars en exil. Ne reviens jamais.

Les yeux de Catilina étincelèrent et il serra les poings.

— Mon premier ancêtre était Sergestus, compagnon d’Énée, le fondateur de notre cité — et c’est toi qui oses me dire de partir ?

— Oh, épargne-nous ton folklore familial répliqua Cicéron. Ma proposition a le mérite d’être sérieuse. Si tu pars en exil, je veillerai à ce que ta femme et tes enfants n’aient pas à en souffrir. Tes fils n’auront pas à endurer la honte de voir leur père condamné — parce que tu seras condamné, Catilina, n’en doute pas. Cela te permettra aussi d’échapper à tes créanciers, ce qui, me semble-t-il, est une autre considération à prendre en compte.

Je ne crois pas que beaucoup d’hommes se soit adressés de la sorte à Catilina et aient survécu : le fait est qu’il dut se tourner un instant pour maîtriser sa fureur.

— Et qu’en sera-t-il de mes amis ? Combien de temps encore devront-ils se soumettre à ta dictature ?

— Ma dictature, comme tu l’appelles, n’est appliquée que pour nous protéger contre toi. Une fois que tu seras parti, elle ne sera plus nécessaire, et je serai le premier à me réjouir de faire table rase du passé pour offrir un nouveau départ à tous. L’exil volontaire serait une solution noble, Catilina — une option digne de ces ancêtres dont tu parles sans cesse.

— Voilà que le petit-fils d’un cultivateur de pois chiches se pique d’apprendre ce qu’est la noblesse à un Sergius ! Bientôt, c’est à toi qu’il va faire la leçon, Celer !

Celer regardait droit devant lui, tel un soldat au garde-à-vous.

— Regarde-le, railla Catilina. C’est typique des Metelli — ils prospèrent quelles que soient les circonstances. Te rends-tu compte, Cicéron, qu’au fond de lui-même, il te méprise ? Ils te méprisent tous. Je me contente de te dire en face ce qu’ils chuchotent derrière ton dos. Ils se servent de toi pour défendre leurs précieux biens. Mais une fois que tu auras fait le sale travail à leur place, ils ne voudront plus entendre parler de toi. Détruis-moi si tu le veux : au bout du compte, tu n’auras fait que te détruire toi-même.

Là-dessus, il tourna les talons, écarta les frères Sextus et quitta la maison. Cicéron finit par déclarer :

— Pourquoi faut-il qu’il laisse toujours une odeur de soufre derrière lui ?

— Tu crois qu’il va s’exiler ? demanda Celer.

— C’est possible. Je ne crois pas qu’il sache jamais ce qu’il va faire le moment d’après. Il est comme un animal : il suit son instinct sans réfléchir. L’essentiel est de rester vigilants et d’être prêts à réagir — moi en ville et toi à la campagne.

— Je partirai dès l’aube, déclara Celer.

Il fit un mouvement vers la porte puis s’arrêta et se retourna.

— Au fait, à propos de ce qu’il a dit comme quoi nous te mépriserions tous… il n’y a pas un mot de vrai là-dedans, tu le sais ?

— Je le sais, Celer, merci.

Cicéron lui sourit et garda son sourire jusqu’à ce qu’il entende la porte se refermer puis le laissa lentement s’effacer. Il s’effondra alors sur le siège le plus proche et tendit les mains, paumes en l’air, pour contempler leur tremblement violent comme si c’était la chose la plus étrange qu’il eût jamais vue.

IX

Le lendemain, Quintus débarqua chez Cicéron, surexcité : il portait un exemplaire d’une lettre qui avait été placardée devant les bureaux des tribuns. Elle était adressée à plusieurs sénateurs éminents, dont Catulus, César et Lepidus, et portait la signature de Catilina : « Victime de fausses accusations, je cède à l’infortune et pars en exil pour Massilia, non que j’aie conscience d’avoir commis un si grand crime mais pour préserver la paix de l’État et pour que mon obstination à lutter ne fasse pas éclater une sédition. Je confie ma femme et ma famille à votre loyauté, et mon honneur à votre souvenir. Adieu ! »

— Félicitations, mon frère, dit Quintus en lui assenant des claques dans le dos. Tu l’as fait partir.

— En est-on certain ?

— Aussi certain qu’il est possible de l’être. On l’a vu quitter la ville de bonne heure ce matin avec quelques compagnons à cheval. Sa maison est vide et close.

Cicéron fit la grimace et se pinça le lobe de l’oreille.

— Pourtant, murmura-t-il, j’ai l’impression que quelque chose ne tourne pas rond.

Quintus, qui s’était dépêché de venir délivrer la bonne nouvelle, fut irrité par tant de prudence.

— Catilina a été contraint de fuir. C’est comme s’il avait avoué. Tu l’as battu.

Alors, lentement, comme les jours passaient et que l’on n’entendait plus parler de Catilina, on commença à croire que Quintus pouvait avoir raison. Néanmoins, Cicéron refusa de relâcher les mesures de protection imposées à Rome ; en fait, il s’entoura d’encore davantage de gardes. Encadré par une douzaine d’hommes, il sortit de la cité pour aller voir Quintus Metellus, qui détenait toujours l’imperium militaire, et lui demanda de se rendre dans le talon de l’Italie pour s’occuper de la région de l’Apulie. Le vieil homme grommela, mais Cicéron lui jura qu’après cette dernière mission son triomphe serait assuré, et Metellus, que je soupçonnais d’être secrètement heureux qu’on lui confie enfin une mission, partit aussitôt. Un autre ancien consul qui espérait également un triomphe, Marcius Rex, partit vers le nord à Faesulae. Le préteur Q. Pompeius Rufus, en qui Cicéron avait toute confiance, reçut l’ordre d’aller lever des troupes à Capoue. Pendant ce temps, Metellus Celer continuait de recruter son armée dans le Picenum.

Ce fut vers cette époque que le chef des insurgés, Manlius, envoya un message au sénat : « Les dieux et les hommes nous en soient témoins : nous n’avons pas pris les armes pour insulter à la patrie mais seulement pour nous mettre à couvert de l’injustice : réduits à la mendicité par d’impitoyables usuriers, nous avons vu nos biens et l’héritage de nos pères augmenter leurs revenus, et nous avons tous perdu réputation et fortune. » Il réclamait que chaque dette contractée en argent (comme la plupart des dettes) fût remboursée en petite monnaie : geste qui couvrirait les trois quarts de la dette. Cicéron proposa d’envoyer une réponse très ferme indiquant qu’il n’y aurait pas de négociation tant que les rebelles n’auraient pas déposé les armes. La motion fut entendue au sénat, mais à l’extérieur de la curie beaucoup chuchotaient que la cause rebelle était juste.

Octobre céda la place à novembre. Les jours commencèrent à se refroidir et à s’obscurcir ; les Romains sombraient peu à peu dans l’abattement et la lassitude. Le couvre-feu avait mis fin à toutes les distractions qui leur permettaient habituellement de repousser l’ennui de l’hiver approchant. Les tavernes et les bains fermaient tôt ; les boutiques n’offraient pas grand-chose. Les délateurs, attirés par les fortes récompenses offertes à qui dénonçait les traîtres, en profitaient pour régler de vieux comptes à l’encontre de leurs voisins. Tout le monde soupçonnait tout le monde. Les choses finirent par prendre un tour si grave qu’Atticus se chargea d’en parler à Cicéron.

— Des citoyens prétendent que tu exagères délibérément la menace, avisa-t-il son ami.

— Pourquoi ferais-je une chose pareille ? Croient-ils que ça me fait plaisir de transformer Rome en une geôle dont je serais le prisonnier le mieux gardé ?

— Non, mais ils pensent que tu es obsédé par Catilina et que tu as perdu tout sens des proportions ; et aussi que tes craintes pour ta propre sécurité rendent leur vie intolérable.

— C’est tout ?

— Ils estiment que tu te comportes en dictateur.

— Vraiment ?

— Ils disent aussi que tu es une poule mouillée.

— Eh bien, qu’ils aillent se faire voir ! s’exclama Cicéron.

Pour la première fois, je le vis traiter Atticus avec distance, ne répondant plus que par monosyllabes à ses tentatives de conversation. Lassé par tant de froideur, son ami leva les yeux au ciel à mon intention et s’en alla.

Tard dans la soirée du 6 novembre, bien après que les licteurs furent partis pour la nuit, Cicéron se reposait dans la salle à manger en compagnie de Terentia et de Quintus. Il venait de lire des dépêches de magistrats en provenance de toute l’Italie et je lui tendais des lettres à signer quand Sargon se mit à aboyer furieusement. Le bruit nous fit sursauter ; il faut dire que nous étions tous sur les nerfs. Les trois gardes de Cicéron se levèrent d’un bond. Nous entendîmes la porte d’entrée et le son d’une voix masculine au ton pressant, puis, soudain, Caelius Rufus, l’ancien élève de Cicéron, fit irruption dans la pièce. C’était la première fois qu’il remettait les pieds dans cette maison depuis des mois, et nous en fûmes tous surpris car il avait rejoint les partisans de Catilina depuis le début de l’année. Quintus se leva aussitôt.

— Rufus, dit tranquillement Cicéron, je croyais que tu ne voulais plus nous voir, ces derniers temps.

— Je ne cesserai jamais d’avoir envie de te voir, Cicéron.

Il s’avança d’un pas, mais Quintus l’arrêta en posant une main sur sa poitrine.

— Lève les mains, ordonna-t-il en adressant aux gardes un signe de tête.

Rufus s’empressa d’obtempérer pour laisser Titus Sextus le fouiller.

— Je suppose qu’il est venu nous espionner, commenta Quintus, qui n’avait jamais beaucoup apprécié le jeune homme et m’avait souvent demandé si je savais pourquoi son frère tolérait la présence d’une pareille tête brûlée.

— Je ne suis pas venu vous espionner, répliqua Rufus. Je suis venu vous avertir : Catilina est de retour.

Le choc les réduisit tous au silence, puis Cicéron frappa du poing sur la table.

— Je le savais ! Baisse les bras, Rufus. Quand est-il revenu ?

— Ce soir.

— Et où est-il à présent ?

— Chez Marcus Laeca, dans la rue des Taillandiers.

— Qui est avec lui ?

— Sura, Cethegus, Bestia — toute la clique. Je viens juste de m’éclipser.

— Et ?

— Ils vont te tuer à l’aube.

Terentia poussa une exclamation et porta la main à sa bouche.

— Comment ? questionna Quintus.

— Deux hommes, Vargunteius et Cornélius, se présenteront à l’aube pour t’assurer de leur loyauté en prétendant qu’ils ont abandonné Catilina. Ils seront armés. D’autres se dissimuleront derrière eux pour avoir raison de tes gardes. Il ne faut laisser entrer ni l’un ni l’autre.

— Non, évidemment, assura Quintus.

— Mais je les aurais fait entrer, moi, intervint Cicéron. Un sénateur et un chevalier… bien sûr que je les aurais laissés entrer. Je leur aurais tendu la main de l’amitié.

Il paraissait ébahi d’être passé aussi près de la catastrophe malgré toutes ses précautions.

— Comment être sûrs qu’il ne ment pas ? fit observer Quintus. Ce pourrait être un piège pour nous détourner de la vraie menace.

— Il n’a pas tort, Rufus, intervint Cicéron. Ta fidélité est à peu près aussi immuable qu’une girouette.

— Je vous dis la vérité.

— Et pourtant, tu soutiens leur cause ?

— Leur cause, oui, mais pas leurs méthodes — plus maintenant.

— De quelles méthodes s’agit-il ?

Rufus hésita.

— Ils ont décidé de découper l’Italie en régions militaires. À l’instant où tu seras mort, Catilina ira rejoindre l’armée rebelle d’Étrurie. Certaines parties de Rome seront incendiées. Des sénateurs seront massacrés sur le Palatin, puis les portes de la ville seront ouvertes pour laisser entrer Manlius et sa horde.

C’était la première fois que Cicéron avait une connaissance directe des intentions de Catilina. Il paraissait épouvanté.

— Et César ? Est-il au courant de tout cela ?

— Il n’était pas là ce soir, mais j’ai l’impression qu’il sait ce qui est prévu. Catilina s’entretient souvent avec lui.

Cicéron laissa échapper un profond soupir et mit sa tête entre ses mains, doigts écartés, pour se masser les tempes.

— Que faire ? marmonna-t-il.

— Nous devons t’éloigner de la maison dès ce soir, dit Quintus, et te cacher quelque part où ils ne pourront pas s’en prendre à toi.

— Tu pourrais aller chez Atticus, suggérai-je.

Cicéron secoua la tête.

— C’est le premier endroit où ils me chercheront. Le plus sûr serait de quitter Rome. Terentia et Marcus devraient au moins se rendre à Tusculum.

— Je n’irai nulle part, répliqua vivement Terentia, et tu ne devrais pas partir non plus. Les Romains sont prêts à respecter toutes sortes de chefs, Cicéron, mais jamais ils ne respecteront un lâche. C’est ta maison ici, et c’était celle de ton père avant toi — restes-y et défie-les d’essayer quoi que ce soit. Je sais que c’est ce que je ferais si j’étais un homme.

Elle jeta à Cicéron un regard furieux et je craignis que nous n’eussions droit à l’une de leurs scènes prodigieuses qui avaient si souvent ébranlé cette modeste maison comme autant de coups de tonnerre. Mais Cicéron se contenta d’acquiescer :

— Tu as raison, bien sûr. Tiron, envoie un message à Atticus pour lui dire que nous avons de toute urgence besoin de renforts. Nous allons barricader les portes.

— Et nous devrions placer quelques tonneaux remplis d’eau sur le toit, ajouta Quintus, au cas où ils essaieraient de mettre le feu.

— Je vais rester, annonça Rufus.

— Non, mon jeune ami, dit Cicéron, tu as fait ta part, et je t’en suis reconnaissant. Mais tu dois quitter la ville sur-le-champ. Retourne chez ton père, à Interamna, jusqu’à ce que tout cela soit réglé, d’une façon ou d’une autre.

Rufus voulut protester, mais Cicéron l’interrompit :

— Si Catilina ne parvient pas à me tuer demain, il te soupçonnera peut-être de l’avoir trahi ; s’il y parvient, tu seras entraîné dans le tourbillon. Quoi qu’il en soit, tu seras mieux loin de Rome.

Rufus essaya de discuter, en vain. Après son départ, Cicéron nous dit :

— Il est probablement de notre côté, mais comment en être certain ? Au bout du compte, l’endroit le plus sûr où garder un cheval de Troie est en dehors de nos murs.


J’envoyai un esclave demander de l’aide chez Atticus. Puis nous barricadâmes la porte et la bloquâmes avec une grosse malle. L’entrée de service fut elle aussi bloquée et verrouillée. Nous coinçâmes ensuite une table retournée dans le couloir afin de former une deuxième ligne de défense. Sositheus, Laurea et moi portâmes d’innombrables seaux d’eau sur le toit ainsi que des tapis et des couvertures, dans le but de pouvoir étouffer un feu naissant. À l’intérieur de cette citadelle improvisée, nous disposions, pour protéger le consul, d’une troupe composée de trois gardes du corps, Quintus, moi-même, Sargon et son maître, un portier, et quelques esclaves armés de couteaux et de bâtons. Et il ne faut pas oublier Terentia, bien entendu, qui ne se séparait pas d’un lourd chandelier en fer et se serait certainement révélée plus efficace qu’aucun d’entre nous. Les servantes avaient battu en retraite dans la nursery avec Marcus, qui avait une petite épée d’enfant.

Cicéron affichait un grand calme. Il restait à son bureau, réfléchissait, prenait des notes et écrivait lui-même des lettres. De temps à autre, il me demandait s’il y avait une réponse d’Atticus. Il voulait être prévenu à l’instant même où les renforts arriveraient. Alors, je m’armai d’un couteau de cuisine et remontai sur le toit, où je m’enveloppai dans une couverture pour surveiller la rue. Elle était sombre et silencieuse : rien ne bougeait. Pour autant que je pouvais le savoir, Rome dormait profondément. Je repensai à la nuit où Cicéron avait remporté le consulat et où nous avions tous dîné à la belle étoile ici, sur cette terrasse, pour célébrer l’événement. Il avait compris dès le début qu’il n’était pas en position de force et que le pouvoir n’irait pas sans dangers : mais il aurait difficilement pu imaginer conjoncture aussi terrible que celle que nous connaissions à présent. Plusieurs heures s’écoulèrent. J’entendais par moments des chiens aboyer, mais aucune voix humaine, sinon celle du veilleur qui annonçait les gardes de la nuit. Les coqs chantèrent, comme d’habitude, puis tout redevint silencieux et la nuit sembla encore se refroidir et s’assombrir. Laurea me cria que le consul voulait me voir. Je descendis et le trouvai assis sur sa chaise curule, dans l’atrium, une épée dégainée posée en travers des genoux.

— Tu es sûr que tu as bien demandé ces renforts à Atticus ?

— Évidemment.

— Et tu as insisté sur l’urgence de la situation ?

— Oui.

— Et le messager était digne de confiance ?

— Tout à fait.

— Fort bien, dit Cicéron. Atticus ne me laissera pas tomber ; il ne l’a jamais fait.

On aurait dit qu’il cherchait à se rassurer, et je ne doute pas qu’il se remémorait les circonstances de leur dernière entrevue, ainsi que leurs adieux glacés. L’aube approchait. Le chien se remit à aboyer furieusement. Cicéron leva vers moi ses yeux épuisés. Il avait le visage très tendu.

— Va voir ce que c’est, me demanda-t-il.

Je remontai sur le toit et regardai prudemment par-dessus le parapet. Tout d’abord, je ne pus rien discerner. Puis je m’aperçus peu à peu que les ombres situées à l’autre bout de la rue avançaient. Une rangée d’hommes approchait, tapie contre le mur. Ma première pensée fut que les renforts étaient arrivés. Mais Sargon se remit à aboyer de façon infernale. Les ombres se figèrent et une voix masculine chuchota quelque chose. Je me dépêchai de retourner auprès de Cicéron. Quintus se tenait près de lui, l’épée au poing. Terentia serrait son chandelier.

— L’ennemi est là, annonçai-je.

— Combien sont-ils ? demanda Quintus.

— Une dizaine. Peut-être douze.

On frappa un coup sonore à la porte. Cicéron jura.

— S’ils sont décidés à entrer, dit-il, à douze, ils y arriveront.

— La porte les retiendra un moment, assura Quintus. C’est le feu qui m’inquiète.

— Je remonte sur le toit, les informai-je.

Le ciel avait cette fois pris une teinte vaguement grisée, et lorsque je baissai les yeux vers la rue, je distinguai le sombre contour de plusieurs têtes serrées les unes contre les autres devant la façade. Les intrus paraissaient concentrés sur quelque chose. Il y eut un éclair, et tous s’écartèrent alors qu’une torche s’allumait. Quelqu’un dut repérer mon visage pendant que je regardais en bas, car un homme cria :

— Hé, toi, là-haut ! Le consul est là ?

Je m’écartai précipitamment. Un autre homme lança :

— Je suis le sénateur Lucius Vargunteius et je viens voir le consul ! J’ai des informations urgentes à lui communiquer !

Au même instant, j’entendis un fracas et des voix en provenance de l’arrière de la maison. Un second groupe tentait de s’introduire par-derrière ! Je me trouvais à peu près au milieu du toit quand une torche enflammée passa en vrombissant par dessus le bord du parapet. Elle me frôla l’oreille et retomba sur le carrelage, tout près de moi, la poix enflammée se brisant alors pour se fractionner en une dizaine de flammèches. J’appelai à l’aide vers l’escalier, m’emparai d’un gros tapis et parvins à grand-peine à le jeter sur les petits départs de feu tout en piétinant du mieux que je pouvais ceux que je n’avais pas déjà étouffés. À cet instant, une autre torche vrombit dans les airs, s’écrasa sur notre toit et se désintégra, puis il y en eut une autre, et encore une autre. Le toit, qui était constitué de vieux bois ainsi que de terre cuite, se retrouva illuminé comme un champ d’étoiles dans l’obscurité, et je pus constater le bien-fondé des craintes de Quintus : si tout cela durait assez longtemps, l’incendie nous ferait sortir de la maison et ils assassineraient Cicéron dans la rue.

La peur fit naître en moi une sourde fureur. Je saisis la poignée de la torche la plus proche, qui présentait encore une part de poix assez importante, me ruai vers le parapet, visai soigneusement et la précipitai sur les hommes en dessous. Elle atteignit l’un d’eux en plein sur la tête et lui enflamma les cheveux. Pendant qu’il hurlait, je courus en chercher une autre. Sositheus et Laurea m’avaient alors rejoint sur le toit pour m’aider à étouffer les flammes, et ils durent me prendre pour un fou lorsqu’ils me virent me précipiter vers le parapet en hurlant de rage pour lancer une nouvelle torche enflammée sur nos assaillants. Je vis du coin de l’œil arriver dans la rue d’autres ombres munies de torches. Je crus que c’en était fini de nous. Mais soudain, nous parvinrent d’en bas des cris de colère, le fracas du métal contre le métal et des bruits de pas précipités. J’entendis appeler mon nom et, à la lumière jaune d’une torche, je reconnus le visage levé d’Atticus. La rue était envahie par ses hommes.

— Tiron ! Ton maître va bien ? Fais-nous entrer !

Je courus dans l’escalier puis dans le couloir, le consul et Terentia bientôt sur mes talons, puis, avec l’aide de Quintus et des frères Sextus, nous repoussâmes le coffre et déverrouillâmes la porte. Dès qu’elle fut ouverte, Cicéron et Atticus tombèrent dans les bras l’un de l’autre, sous les acclamations et les applaudissements d’une trentaine de chevaliers de l’ordre équestre.


Lorsque le jour fut complètement levé, toutes les voies d’accès à la maison de Cicéron étaient bloquées et bien gardées. Tout visiteur qui désirait le voir, y compris les membres les plus éminents du sénat, devait attendre près du poste de garde que le consul fût informé de son arrivée. Alors seulement, si Cicéron voulait bien le recevoir, je sortais vérifier son identité avant de l’escorter jusqu’à lui. Catulus, Isauricus, Hortensius et les deux frères Lucullus furent tous introduits de cette façon, de même que les consuls désignés Silanus et Murena. Ils venaient informer Cicéron qu’il était à présent considéré comme un héros dans Rome tout entière. On avait fait des sacrifices en son honneur et prononcé des prières de remerciement pour son salut tandis qu’on avait jeté des pierres contre la maison vide de Catilina.

Toute la matinée ne fut qu’une procession de cadeaux et de messages d’amitié apportés sur le mont Esquilin — des fleurs, du vin, des gâteaux, de l’huile d’olive — au point que l’atrium ne tarda pas à ressembler à un étal de marché. Clodia lui envoya une corbeille de fruits luxuriants en provenance de son verger sur le Palatin. Mais ce présent fut intercepté par Terentia avant qu’il ne soit remis à son époux, et je vis la suspicion assombrir son visage lorsqu’elle lut le message de Clodia ; elle ordonna ensuite à l’intendant de jeter les fruits — de crainte qu’ils ne fussent empoisonnés, prétendit-elle.

Cicéron signa un mandat d’arrêt à l’encontre de Vargunteius et de Cornélius. Les dirigeants du sénat le pressèrent aussi d’ordonner la capture de Catilina, mort ou vif. Mais Cicéron hésitait.

— C’est facile à dire pour eux, expliqua-t-il à Quintus et Atticus après le départ de la délégation, leur nom ne sera pas sur le mandat. Mais si Catilina est tué illégalement sur mon ordre, je devrai affronter des poursuites jusqu’à la fin de mes jours. Et puis ce ne serait là qu’un remède à court terme. Il restera toujours ses partisans au sénat.

— Tu ne suggères quand même pas qu’il soit autorisé à continuer de vivre à Rome ? protesta Quintus.

— Non, je veux qu’il parte — qu’il parte et qu’il emmène sa clique de traîtres avec lui pour rejoindre l’armée rebelle et se faire tuer sur le champ de bataille, de préférence à des centaines de milles de moi. Par tous les dieux, je leur donnerai un certificat de bonne conduite et une garde d’honneur pour les escorter hors de la ville s’ils le veulent — tout, pourvu qu’ils vident les lieux.

Mais il eut beau faire et refaire les cent pas, il n’en trouva pas le moyen, et il finit par décider que la seule chose à faire était de convoquer le sénat. Quintus et Atticus objectèrent tous les deux que c’était trop dangereux : comment pourraient-ils assurer sa sécurité ? Cicéron réfléchit encore et trouva une idée maligne : au lieu de convoquer la chambre dans ses murs habituels, il donna l’ordre de faire transporter les bancs de la curie vers l’autre bout du forum, au temple de Jupiter, le protecteur. Cela présentait deux avantages. D’abord, le temple était situé plus bas que le Palatin et pourrait être plus facilement défendu contre les attaques des partisans de Catilina. Ensuite, ce geste aurait une grande valeur symbolique. D’après la légende, c’était Romulus lui-même qui avait dédié le temple à Jupiter à un moment critique de la guerre contre les tribus sabines. C’était précisément le lieu où Rome s’était rassemblée pour mieux résister aux toutes premières heures du danger : et c’était ici qu’elle se rassemblerait pour affronter la dernière menace, sous la conduite de son nouveau Romulus.

Lorsque Cicéron partit pour le temple, sous la protection rapprochée de ses licteurs et gardes du corps, une atmosphère de terreur véritable s’était emparée de la ville, aussi tangible que la brume grisâtre de novembre qui montait du Tibre. Un silence de mort régnait dans les rues. Il n’y avait pas la moindre acclamation, ni même de huées d’ailleurs : les gens se terraient simplement chez eux. Certains se tenaient tapis à l’ombre de leurs fenêtres, muets, le visage blême, pour regarder passer le consul.

Lorsque nous arrivâmes au temple, nous le trouvâmes cerné par les membres de l’ordre équestre, dont certains étaient assez âgés et tous armés de lances et d’épées. À l’intérieur de ce périmètre de sécurité, plusieurs centaines de sénateurs attendaient, assemblés en petits groupes silencieux. Ils s’écartèrent pour nous laisser passer, et certains gratifièrent Cicéron d’une claque dans le dos tout en lui chuchotant leurs encouragements. Cicéron les salua d’un signe de tête, prit très rapidement les auspices puis pénétra avec ses licteurs dans le grand édifice. Je n’y étais jamais entré auparavant et il était en fait proprement sinistre. Vieux de plusieurs siècles, chaque mur, chaque recoin regorgeait de reliques de la gloire militaire de la vieille république — drapeaux ensanglantés, armures cabossées, proues de navire, aigles des légionnaires ainsi qu’une statue de Scipion l’Africain peinte avec une telle précision qu’il semblait presque se tenir parmi nous. Je me trouvais un peu à l’arrière du cortège de Cicéron, et les sénateurs s’engouffraient dans le temple derrière moi, mais j’étais tellement occupé à tendre le cou vers tous ces trophées que je dus m’attarder un peu. Quoi qu’il en soit, j’avais déjà presque atteint l’estrade quand je pris conscience, à mon grand embarras, que le seul bruit audible dans l’édifice était le claquement de mes pas sur les dalles de pierre. Je m’aperçus soudain que le sénat tout entier était plongé dans le silence.

Cicéron déroulait un rouleau de papyrus. Il se retourna pour voir ce qui se passait, et je vis son visage se figer d’étonnement. Je pivotai sur moi-même, soudain inquiet — juste à temps pour voir Catilina prendre sa place sur l’un des bancs. Pratiquement tout le monde était encore debout et l’observait. Catilina s’assit tandis que tous ses voisins les plus proches s’écartaient de lui comme s’il avait la lèpre. Jamais, je n’ai assisté à une telle démonstration. César lui-même se garda de s’approcher. Catilina ne parut pas faire attention, croisa les bras et releva le menton. Le silence se prolongea, jusqu’au moment où se fit enfin entendre la voix de Cicéron, très calme derrière moi.

— Combien de temps encore abuseras-tu de notre patience, Catilina ?

Toute ma vie, on m’a interrogé sur le discours de Cicéron ce jour-là. « L’avait-il écrit à l’avance ? », « Il avait au moins dû prévoir ce qu’il allait dire ? » veut-on savoir. Et ma réponse aux deux questions est catégorique : non. Ses paroles étaient complètement spontanées. Des propos qu’il voulait tenir depuis longtemps, des phrases qu’il avait répétées dans sa tête, des pensées qui lui étaient venues lors de ses nuits d’insomnie de ces derniers mois… tout cela s’assembla alors qu’il se dressait devant le sénat.

— Combien de temps encore allons-nous devoir supporter ta folie ?

Il descendit de l’estrade et entreprit de parcourir très lentement l’allée où Catilina se tenait assis. Il tendit les bras et, sans cesser de marcher, ordonna aux sénateurs de s’asseoir, ce qu’ils firent aussitôt. Et ce geste d’instituteur — ainsi que la prompte obéissance des sénateurs — établit instantanément son autorité. Il parlait pour la république.

— N’y a-t-il pas de limite à ton arrogance ? Ne comprends-tu pas que nous savons ce que tu prépares ? Ne vois-tu pas que ta conspiration est démasquée ? Crois-tu qu’il y ait un seul homme parmi nous qui ne sache pas ce que tu as commis hier soir — où tu étais, qui est venu à ta réunion et ce que tu y as résolu ?

Il arriva enfin devant Catilina, les mains sur les hanches, et le regarda de haut en bas avant de secouer la tête.

— Oh, quelle époque vivons-nous ! fit-il d’une voix profondément dégoûtée. Et oh, quelle moralité ! Le sénat sait tout, le consul sait tout, et pourtant… cet homme est encore en vie !

Il fit volte-face.

— En vie ? Non seulement en vie, citoyens, s’écria-t-il en s’éloignant de Catilina le long de l’allée pour s’adresser aux bancs combles au centre du temple, mais il assiste aux séances du sénat ! Il participe à nos débats. Il nous écoute, il nous observe — et pendant tout ce temps, il décide de qui il va tuer ! Est-ce ainsi que nous servons la république… en nous contentant de rester assis dans l’espoir de ne pas être les prochains sur la liste ? Voilà de quel courage nous faisons preuve ! Il y a vingt jours que nous avons voté l’autorité d’agir. Nous avons l’épée… mais nous nous gardons de l’aiguiser ! Tu devrais être exécuté sur-le-champ, Catilina. Et pourtant, tu vis encore ! Et tant que tu vis, loin de renoncer à toutes tes manigances… tu les accrois encore !

Je suppose qu’à ce moment-là Catilina lui-même avait dû prendre la mesure de son erreur en venant au temple. Pour ce qui était de la force physique et de l’audace, il avait bien entendu l’avantage sur Cicéron. Mais le sénat n’était pas une arène où la force brute régnait en maître. Les armes, ici, étaient les mots, et nul mieux que Cicéron ne sut jamais manier le langage. Pendant vingt ans, dès que les tribunaux siégeaient, il ne s’était guère passé un jour sans que Cicéron eût pratiqué son art. Dans un certain sens, sa vie tout entière n’avait été qu’une préparation à cet instant.

— Remontons le fil des événements de cette nuit. Tu t’es rendu rue des Taillandiers — je serai précis — chez Marcus Laeca. Là, tu as été rejoint par tes complices criminels. Alors, le nies-tu ? Pourquoi ce silence ? Si tu nies, j’apporterai des preuves. En fait, je vois même ici, au sénat, certains de ceux qui se trouvaient avec toi. Au nom du ciel, mais où sommes-nous ? Quel est donc ce pays ? Dans quel monde vivons-nous ? Ici même, citoyens — ici, en notre sein, parmi le conseil le plus sacré et le plus important au monde, il y a des hommes qui cherchent à nous détruire, à détruire notre cité, et à étendre cette destruction au monde tout entier !

« Tu étais chez Laeca, Catilina. Tu as divisé les régions d’Italie. Tu as décidé où tu voulais que chacun fût envoyé. Tu as dis que tu partirais toi aussi dès que je serais mort. Tu as choisi quelles parties de la ville devaient être brûlées. Tu as envoyé deux hommes pour me tuer. Alors, je te le demande, pourquoi ne finis-tu pas le voyage que tu as commencé ? Quitte la ville une bonne fois pour toutes ! Les portes sont ouvertes. Va-t’en ! L’armée rebelle attend son général. Prends tous tes hommes avec toi. Lave la cité de ta présence. Érige un mur entre nous. Tu ne peux rester parmi nous plus longtemps — je ne peux pas le permettre, je ne le veux ni ne dois le permettre !

Il frappa du poing contre sa poitrine et leva les yeux au plafond du temple tandis que les sénateurs se levaient tous pour clamer leur approbation.

— Tue-le ! cria quelqu’un.

— Tue-le ! Tue-le !

Le cri fut repris par les uns et les autres. Cicéron leur fit signe de se rasseoir.

— Si je donnais l’ordre de te tuer, les autres conspirateurs resteraient prêts à agir. Mais si, comme je le demande depuis longtemps, tu quittes la ville, tu entraîneras avec toi cette lie constituée pour toi de complices et pour nous d’ennemis mortels. Eh bien, Catilina ? Qu’attends-tu ? Quels plaisirs peux-tu encore trouver dans la cité ? En dehors de cette conjuration d’hommes ruinés, il ne reste plus une seule personne qui ne te craigne point, plus une seule qui ne te haïsse point.

Cicéron continua encore longuement de la sorte avant d’arriver à sa péroraison.

— Que les traîtres s’en aillent, conclut-il ! Va-t’en, Catilina, mener ta guerre inique et infâme, et assure ainsi le salut de la république, la ruine et le désastre pour toi, et la destruction de tous ceux qui t’auront rejoint. Jupiter, tu nous protégeras, tonna-t-il en tendant la main vers la statue du dieu, et tu feras connaître à ces hommes mauvais, morts ou vifs, ton châtiment éternel !

Cicéron se détourna et remonta l’allée jusqu’à l’estrade. On scandait à présent : « Va-t’en, va-t’en, va-t’en ! » Pour tenter de retourner la situation, Catilina se leva d’un bond et agita les bras en hurlant à l’adresse du dos de Cicéron. Trop tard : pour lui, le mal était fait et il lui manquait le talent nécessaire. Il était terrassé, humilié, démasqué, fini. Je saisis les mots « immigrant » et « exil », mais le vacarme était tel qu’il ne pouvait se faire entendre et, de toute façon, la fureur le rendait presque incompréhensible. Comme la cacophonie faisait rage autour de lui, il finit par se taire en respirant profondément et demeura ainsi encore un court instant, se tournant de-ci de-là tel un bateau ballotté par une terrible tempête alors qu’il a perdu son mât et tourne autour de son ancre. Puis quelque chose parut céder en lui. Il frissonna et quitta sa place. Aussitôt, plusieurs sénateurs, dont Quintus, bondirent de leurs sièges pour protéger le consul. Mais Catilina lui-même n’était pas fou à ce point : s’il s’était précipité sur son ennemi, il n’aurait pas manqué d’être réduit en pièces. Avec un regard méprisant alentour — un regard qui sans nul doute engloba tous les trophées des exploits auxquels ses aïeux avaient participé —, il sortit du sénat. Plus tard, ce même jour, accompagné de douze partisans qu’il appelait ses licteurs, et précédé par un aigle d’argent qui avait appartenu à Marius, il quitta la ville et se rendit à Arretium, où il se proclama officiellement consul.


Il n’y a pas de victoire durable en politique, il n’y a que l’impitoyable progression des événements. Si mon travail doit avoir une morale, c’est bien celle-ci. Cicéron avait remporté sur Catilina un triomphe oratoire dont on parlerait pendant des années. Avec sa langue pour arme, il avait chassé le monstre de Rome. Mais la lie, comme il l’avait appelée, n’était pas partie avec lui ainsi qu’il l’avait espéré. Au contraire, après le départ de leur chef, Sura et les autres restèrent tranquillement à leurs places et écoutèrent le reste des débats. Suivant sans doute le principe selon lequel l’union fait la force, ils ne se quittaient pas : Sura, Cethegus, Longinus, Annius, Paetus, le tribun Bestia, les frères Sylla et même Marcus Laeca, de chez qui les deux assassins étaient partis. Je voyais que Cicéron les observait, et je me demandais ce qui lui venait à l’esprit. À un moment, Sura se leva et suggéra de sa voix sonore que la femme et les enfants de Catilina fussent placés sous la protection du sénat ! La discussion s’éternisa. Puis le tribun désigné Metellus Nepos demanda la parole. Maintenant que Catilina avait quitté la ville, sans doute pour mener l’insurrection, la solution la plus prudente ne serait-elle pas de rappeler Pompée le Grand en Italie pour diriger l’armée sénatoriale ? César s’empressa de se lever pour soutenir la proposition. L’esprit toujours aussi vif, Cicéron entrevit alors l’occasion de diviser ses adversaires et, prenant un air innocent qui ne pouvait trahir qu’un intérêt sincère, il demanda à Crassus, qui avait été consul en même temps que Pompée, ce qu’il en pensait. Crassus se mit debout à contrecœur.

— Nul n’a plus haute opinion de Pompée le Grand que moi, commença-t-il avant de devoir s’arrêter, battant avec irritation du pied tandis que le temple vibrait de rires moqueurs. Nul n’a plus que moi haute opinion de lui, répéta-t-il, mais je dois dire au tribun désigné que, au cas où il ne l’aurait pas remarqué, nous sommes presque en hiver et que c’est la pire époque pour le transport des troupes par mer. Comment Pompée pourrait-il être là avant le printemps ?

— Laissons venir Pompée le Grand sans son armée, alors ? objecta Nepos. En voyageant avec une escorte réduite, il pourrait être là en un mois. Son nom vaut à lui seul une douzaine de légions.

C’en fut trop pour Caton. Il se leva aussitôt.

— Il faudra davantage que des noms pour battre les ennemis que nous devrons affronter, railla-t-il, même si ces noms se terminent par « le Grand ». Ce dont nous avons besoin, c’est d’une armée : d’une armée sur le terrain — d’une armée comme celle que lève en cet instant même le propre frère du tribun désigné. En outre, si vous voulez mon avis, Pompée a déjà trop de pouvoirs comme ça.

Cela suscita un « Oh ! » sonore et choqué de toute l’assemblée.

— Si ce sénat n’attribue pas le commandement à Pompée, dit Nepos, je vous préviens en toute honnêteté que je déposerai devant le peuple une motion réclamant son rappel dès que j’aurai pris mes fonctions de tribun.

— Et je te préviens en toute honnêteté que j’opposerai mon veto à ta motion, rétorqua Caton.

— Citoyens, citoyens ! s’écria Cicéron qui dut hurler pour se faire entendre, nous ne servirons ni nous-mêmes ni l’État en nous querellant alors qu’il y a urgence nationale ! Il y aura demain une assemblée publique. Je ferai part au peuple de nos délibérations, et j’espère, ajouta-t-il en fixant du regard Sura et ses acolytes, que les sénateurs qui sont peut-être physiquement avec nous mais dont la loyauté va ailleurs profiteront de la nuit pour sonder leur cœur et agir conformément à leurs convictions. La séance est levée.

Normalement, Cicéron aimait à s’attarder devant la curie afin que les sénateurs qui désiraient lui parler puissent le faire. Cette connaissance qu’il avait de chacun, aussi mince fût-elle — ses forces et ses faiblesses, ce qu’il espérait et ce qu’il redoutait, ce qu’il était prêt à supporter ou pas —, comptait au nombre des outils qui l’aidaient à exercer son contrôle sur la chambre. Mais cet après-midi-là, il s’éloigna rapidement, le visage aussi fermé qu’un masque.

— J’ai l’impression de lutter contre l’Hydre, tempêta-t-il à peine rentré chez lui. Dès que je tranche une tête, il y en a deux qui repoussent ! Catilina part en claquant la porte, mais ses hommes de main restent tranquillement à leur place et voilà que la faction de Pompée commence à faire des siennes ! J’ai un mois, fulmina-t-il, rien qu’un mois — si j’arrive à survivre tout ce temps — avant que les nouveaux tribuns n’entrent en fonction. À ce moment-là, l’agitation autour du rappel de Pompée va vraiment commencer. Et entre-temps, on ne peut même pas être sûrs d’avoir deux nouveaux consuls en état de gouverner en janvier à cause de ce procès de malheur !

Il balaya d’un mouvement du bras le dessus de son bureau et projeta par terre tous les documents relatifs au procès de Murena.

Quand il était de cette humeur, il était impossible de lui faire entendre raison et ma longue expérience m’avait appris qu’il ne servait à rien d’essayer de répondre. Il attendit donc avec irritation que je réagisse puis, comme il n’obtenait pas satisfaction, partit en trombe chercher quelqu’un d’autre à tancer pendant que je m’agenouillais pour ramasser tranquillement les rouleaux de preuves. Je savais qu’il finirait tôt ou tard par revenir afin de préparer son discours du lendemain, mais les heures passèrent, le soir tomba, on alluma lampes et bougies, et je sentis monter mon inquiétude. J’appris plus tard qu’il s’était rendu avec ses gardes du corps et ses licteurs au jardin le plus proche et qu’il n’avait cessé de tourner en rond au point qu’ils s’attendaient presque à le voir creuser un sillon dans la pierre. Lorsqu’il revint enfin, il était très pâle et avait la mine sombre. Il avait, me confia-t-il, conçu un plan et il ne savait pas ce qu’il redoutait le plus : l’idée qu’il puisse échouer ou la possibilité qu’il réussisse.


Le lendemain matin, il invita Q. Fabius Sanga à venir le voir. Sanga, vous vous en souvenez peut-être, était le sénateur à qui il avait écrit le jour où l’on avait découvert le corps de l’enfant assassiné, pour demander des informations sur les sacrifices humains et la religion des Gaulois. Sanga avait une cinquantaine d’années et ses investissements en Gaule cisalpine et transalpine l’avaient rendu immensément riche. Il n’avait jamais aspiré à avancer dans la hiérarchie sénatoriale et considérait le sénat ni plus ni moins que comme un endroit où il pouvait défendre ses intérêts financiers. Il était très respectable et pieux, vivait modestement et était, disait-on, très strict avec sa femme et ses enfants. Il ne prenait la parole que lors des débats sur la Gaule et se montrait alors, il faut l’avouer, terriblement ennuyeux : dès qu’il se mettait à parler de la géographie, du climat, des tribus et de tout ce qui concernait la Gaule, il vidait la curie plus vite que n’importe qui.

— Es-tu un patriote, Sanga ? lui demanda Cicéron à l’instant où je le faisais entrer.

— J’aime à le penser, consul, répondit prudemment Sanga. Pourquoi ?

— Parce que je voudrais que tu joues un rôle capital dans la défense de notre république bien-aimée.

— Moi ? s’exclama Sanga, visiblement très inquiet. J’ai des problème de goutte…

— Non, non, rien de la sorte, le rassura Cicéron avec un sourire. Je veux simplement que tu demandes à quelqu’un de parler à quelqu’un d’autre, et puis que tu me répètes ce qu’il aura répondu.

Sanga se détendit notablement.

— Oh, oui, je pense que c’est dans mes cordes. De qui s’agit-il ?

— L’un d’eux est Publius Umbrenus, un affranchi de Lentulus Sura qui lui sert souvent de secrétaire. Je crois qu’il a vécu en Gaule. Tu le connais peut-être ?

— Oui, effectivement.

— Il faut simplement que l’autre personne soit un Gaulois. Je n’ai pas de préférence sur la région de Gaule dont il doit en être originaire. Ce devra être quelqu’un que tu connais. Un émissaire d’une des tribus serait parfait. Un personnage digne de crédit ici, à Rome, et en qui tu as une confiance absolue.

— Et qu’attends-tu de la part de ce Gaulois ?

— Je veux qu’il contacte Umbrenus et propose d’organiser un soulèvement contre l’autorité romaine.

Quand Cicéron m’avait exposé son plan, pendant la nuit, j’avais été saisi d’effroi, et je m’attendais que le rigide Sanga réagisse de même : qu’il lève les bras et peut-être même quitte la pièce furieux en entendant une suggestion aussi monstrueuse. Mais les hommes d’affaires, comme j’ai pu depuis le constater, sont les personnages les moins impressionnables qui soient, bien moins en tout cas que les soldats et les politiques. On peut proposer quasi n’importe quoi à un homme d’affaires, et il acceptera, le plus souvent, au moins d’y réfléchir. Sanga se contenta de hausser les sourcils.

— Tu veux entraîner Sura à commettre un acte de trahison ? demanda-t-il.

— Pas nécessairement de trahison, répondit Cicéron, mais je veux découvrir s’il y a une limite à la scélératesse que ses confédérés et lui sont désireux de commettre. Nous savons déjà qu’ils envisagent allègrement l’assassinat, le massacre, l’incendie criminel et la rébellion. Le seul autre crime odieux qui me vienne encore à l’esprit est la collusion avec les ennemis de Rome — non que je considère les Gaulois comme des ennemis, s’empressa-t-il d’ajouter, mais tu me comprends.

— Tu penses à une tribu en particulier ?

— Non, je te laisse seul juge.

Sanga réfléchit un instant à la question. Il avait un visage rusé. Son nez mince parut remuer. Il le tapota et tira dessus. Il sentait visiblement l’odeur de l’argent.

— J’ai beaucoup d’intérêts commerciaux en Gaule, finit-il par dire, et le commerce repose sur des relations pacifiques. La dernière chose que je voudrais serait de rendre mes amis gaulois moins populaires qu’ils ne le sont déjà.

— Sanga, je peux t’assurer que s’ils m’aident à élucider cette conspiration, lorsque j’en aurai terminé avec cette histoire, ils seront des héros nationaux.

— Et je suppose qu’il y a aussi la question de ma participation personnelle…

— Ton rôle restera rigoureusement secret, assura Cicéron, excepté, bien entendu et avec ta permission, pour les gouverneurs des Gaule cisalpine et transalpine. Ce sont tous les deux de bons amis à moi et je suis certain qu’ils voudront tous les deux reconnaître ta contribution.

La perspective de l’argent fit sourire Sanga pour la première fois de la matinée.

— Bon, les choses étant telles que tu me les décris, il y a bien une tribu qui pourrait faire l’affaire. Les Allobroges, qui contrôlent les cols alpins, viennent juste d’envoyer une délégation au sénat pour se plaindre des impôts prélevés par Rome. Il y a deux jours qu’ils sont arrivés en ville.

— Sont-ils belliqueux ?

— Très. Si je peux leur indiquer que l’on pourrait examiner favorablement leur pétition, je suis sûr qu’ils seront prêts à faire quelque chose en échange…

Après son départ, Cicéron me dit :

— Tu désapprouves ?

— Ce n’est pas mon rôle d’émettre des jugements, consul, répondis-je.

— Oh, mais tu désapprouves ! Je le vois à ta figure. Tu trouves que c’est d’une certaine façon déshonorant de tendre des pièges. Cependant, tu veux que je te dise ce qui est vraiment déshonorant, Tiron ? Ce qui est déshonorant, c’est de continuer à vivre dans une ville qu’on projette de détruire. Si Sura n’a pas d’intentions qui relèvent de la trahison, il enverra paître ces Gaulois. En revanche, s’il accepte de considérer leurs propositions, je le coincerai ! Et alors, je le conduirai moi-même aux portes de la ville pour le jeter dehors avant de laisser Celer et son armée en finir avec lui ! Et personne ne pourra dire qu’il y a là-dedans quoi que ce soit de déshonorant !

Il parlait avec une telle véhémence qu’il faillit me convaincre.

X

Le procès du consul désigné Licinius Murena, accusé de corruption électorale, commença aux Ides de novembre et devait durer au moins deux semaines. Servius et Caton menaient l’accusation ; Hortensius, Cicéron et Crassus la défense. L’affaire était énorme et se tiendrait au forum, le jury seul réunissant neuf cents personnes. Ces jurés comptaient pour un tiers de sénateurs, un tiers de chevaliers et un tiers de citoyens respectables. Le jury était beaucoup trop important pour être soudoyé, ce qui était le but, mais avec un tel nombre de jurés, il devenait également difficile de prévoir de quel côté il pencherait. La partie plaignante avait un dossier impressionnant. Servius disposait de multiples preuves de la corruption exercée par Murena, qu’il exposa à sa manière sèche de juriste, puis il s’étendit longuement sur le fait que Cicéron avait trahi son amitié en représentant l’accusé. Caton adopta l’approche stoïque et fulmina contre la déliquescence d’une époque où l’on pouvait acheter une charge avec des festins et des jeux.

— N’as-tu pas recherché le pouvoir suprême, l’autorité suprême, le gouvernement même de l’État, en satisfaisant aux sens les plus vils de l’homme, en ensorcelant leur esprit et en les comblant de plaisirs ? tonna-t-il à l’adresse de Murena. Croyais-tu demander une place de souteneur à une bande de jeunes dévoyés ou la domination du monde au peuple romain ?

Murena ne le prit pas bien du tout, et le jeune Clodius, son directeur de campagne, qui resta près de lui jour après jour et s’efforçait de lui remonter le moral avec ses traits d’esprit, eut peine à le calmer. Pour le conseiller dans sa défense, Murena aurait difficilement pu trouver mieux. Hortensius, mal remis d’avoir été écrasé pendant le procès de Rabirius, était déterminé à montrer que le vieux loup n’était pas mort, et il s’amusait bien aux dépens de Servius. Crassus, il est vrai, n’était pas un avocat formidable, mais sa seule présence au banc de la défense suffisait à impressionner. Quant à Cicéron, on le réservait pour le dernier jour du procès, où il devrait se charger du récapitulatif pour le jury.

Durant tout le procès, il resta dans les rostres, à lire et à écrire, et ne leva qu’occasionnellement les yeux en feignant d’être choqué ou amusé par ce qui venait d’être dit. Je me tenais accroupi derrière lui pour lui passer des documents et guetter ses instructions. Celles-ci n’avaient le plus souvent rien à voir avec l’affaire, car en plus de devoir suivre le procès chaque jour, Cicéron était à présent seul à gouverner Rome et se retrouvait plongé jusqu’au cou dans les problèmes administratifs. Des rapports de troubles arrivaient de partout en Italie, aussi bien dans le talon qu’à la pointe, dans le genou et jusque dans la cuisse de la botte italienne. Celer était fort occupé à arrêter les mécontents dans le Picenum. La rumeur disait que Catilina était sur le point de franchir le dernier pas et de recruter des esclaves dans l’armée rebelle en échange de leur émancipation — si cela arrivait, le pays tout entier serait bientôt à feu et à sang. Il fallait lever d’autres troupes, et Cicéron persuada Hybrida de prendre la tête d’une nouvelle armée. Il le fit en partie pour afficher un front uni, mais surtout pour garder Hybrida loin de Rome car il n’était toujours pas convaincu de la loyauté de son collègue et préférait le savoir hors de la cité si jamais Sura et les autres conspirateurs décidaient d’agir. C’était, me semblait-il, folie que de confier une armée à un homme en qui il n’avait aucune confiance, toutefois Cicéron n’était pas un imbécile. Il nomma M. Petreius, sénateur qui avait près de trente ans d’expérience militaire, comme second d’Hybrida, et lui remit un ordre scellé qui ne devait être ouvert qu’au cas où l’armée aurait effectivement à se battre.

À l’approche de l’hiver, la république semblait au bord du gouffre. Lors d’une assemblée publique, Metellus Nepos s’attaqua violemment au consulat de Cicéron, l’accusant de tous les crimes possibles — dictature, faiblesse, imprudence, lâcheté, autosatisfaction, incompétence.

— Combien de temps encore, demanda-t-il, faudra-t-il que le peuple de Rome se voie refuser les services du seul homme qui pourrait le délivrer de cette infâme situation, à savoir Gnaeus Pompée, si justement surnommé « le Grand » ?

Cicéron ne participait pas à l’assemblée, mais se fit remettre un rapport complet de ce qui s’y était dit.

Juste avant la fin du procès de Murena — je crois que ce devait être le 1er décembre —, Cicéron reçut très tôt le matin la visite de Sanga. Il entra, ses petits yeux brillants d’excitation parce qu’il apportait des nouvelles capitales. Les Gaulois avaient fait ce qu’on leur avait demandé et contacté Umbrenus, l’affranchi de Sura, sur le forum. Ils avaient eu une conversation des plus naturelles et amicales. Les Gaulois avaient pleuré sur leur sort, maudit le sénat et assuré qu’ils étaient entièrement d’accord avec Catilina : mieux valait mourir que de vivre dans cette situation d’esclavage. Umbrenus avait dressé l’oreille et proposé qu’ils poursuivent cette conversation dans un endroit plus tranquille, puis il les avait conduits chez Decimus Brutus, qui habitait tout près. Brutus — aristocrate qui avait été consul quatorze ans plus tôt — n’avait rien à voir avec la conjuration et ne se trouvait d’ailleurs pas à Rome, mais sa femme, intelligente et enjôleuse, faisait partie des nombreuses conquêtes de Catilina, et c’est elle qui suggéra qu’ils fissent cause commune. Umbrenus alla chercher l’un des instigateurs du complot et revint avec le chevalier Capito, qui fit jurer le secret aux Gaulois et leur annonça que l’insurrection était imminente dans la cité. Dès que Catilina et les rebelles seraient près de Rome, le tribun Bestia convoquerait une assemblée publique et demanderait l’arrestation de Cicéron. Ce serait le signal du soulèvement général. Capito et un autre chevalier, Statilius, à la tête de toute une troupe d’incendiaires, allumeraient des feux dans une douzaine de lieux différents. Dans la panique qui s’ensuivrait, le jeune sénateur Cethegus conduirait l’escadron de la mort chargé d’assassiner Cicéron ; d’autres élimineraient les victimes qui leur étaient assignées ; de nombreux jeunes gens tueraient leur père ; la curie serait dévastée.

— Comment les Gaulois ont-ils réagi ? demanda Cicéron.

— Suivant les instructions. Ils ont réclamé la liste des hommes qui soutiennent la conspiration afin d’évaluer ses chances de réussite, répondit Sanga.

Il présenta une petite tablette de cire couverte de noms inscrits en lettres minuscules :

— Sura, lut-il, Longinus, Bestia, Sylla…

— Nous savons tout cela, l’interrompit Cicéron, mais Sanga leva le doigt.

— … César, Hybrida, Crassus, Nepos…

Quoi ! s’exclama Cicéron en arrachant la tablette des mains de Sanga pour examiner la liste avec inquiétude. Ce ne peut être qu’une invention, non ? Ils veulent paraître plus forts qu’ils ne le sont.

— Je ne saurais en juger. Tout ce que je peux te dire, c’est que ce sont les noms que Capito a donnés.

— Un consul, le grand pontife, un tribun et l’homme le plus riche de Rome, qui se trouve avoir déjà dénoncé la conspiration ? Je n’y crois pas.

Cicéron me lança néanmoins la tablette.

— Recopie-les, ordonna-t-il avant de secouer la tête. Bien, bien… mieux vaut faire attention aux questions que l’on pose ou craindre les réponses que l’on peut recevoir !

C’était l’une de ses maximes favorites dans les tribunaux.

— Que dois-je dire aux Gaulois de faire ensuite ? questionna Sanga.

— Si cette liste est exacte, je leur conseillerais de rejoindre la conspiration ! répondit Cicéron avec un rire amer. Quand a eu lieu cette rencontre, précisément ?

— Hier.

— Et quand doivent-ils se rencontrer de nouveau ?

— Aujourd’hui.

— Donc, ils sont de toute évidence pressés.

— Les Gaulois ont eu l’impression que les choses allaient se mettre en place dans les jours à venir.

Cicéron réfléchit en silence.

— Dis-leur d’exiger le plus possible de preuves écrites de l’implication de ces hommes : des lettres portant leur sceau personnel, qu’ils pourraient montrer à leurs compatriotes.

— Et si les conspirateurs refusent ?

— Les Gaulois diront qu’il est impossible pour leur tribu de se lancer dans une entreprise aussi périlleuse que d’entrer en guerre contre Rome sans preuves solides.

Sanga hocha la tête puis ajouta :

— Je crains qu’après cela je ne doive mettre un terme à ma participation à cette affaire.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il devient bien trop dangereux de rester à Rome.

Il accepta comme une dernière faveur de revenir avec la réponse des conspirateurs dès que les Gaulois l’auraient reçue, puis il partirait. Entre-temps, Cicéron n’avait d’autre choix que de se rendre au procès de Murena. Assis sur le banc, auprès d’Hortensius, il affichait un calme apparent, mais de temps à autre, je surprenais son regard en train d’errer sur l’assemblée, se posant tantôt sur César — qui faisait partie des jurés —, sur Sura, qui se tenait avec les préteurs, et enfin, le plus souvent, sur Crassus, qui ne se trouvait qu’à deux places de lui sur le banc. Il devait se sentir affreusement seul, et je remarquai pour la première fois qu’il avait les cheveux parsemés de gris et des poches sombres sous les yeux. La crise le vieillissait. À la septième heure, Caton termina le résumé de son réquisitoire, et le juge, qui s’appelait Cosconius, demanda à Cicéron s’il voulait conclure la plaidoirie. La question parut le surprendre et, après avoir fourragé pendant une minute ou deux dans ses documents, il se leva et demanda une suspension d’audience, afin de pouvoir rassembler ses pensées. Cosconius parut irrité, mais concéda qu’il était tard. Il accepta à contrecœur la requête de Cicéron, et la conclusion du procès de Murena fut reportée au lendemain.

Nous rentrâmes sans tarder à la maison, dans ce cocon devenu familier de gardes du corps et de licteurs, mais il n’y avait aucune trace de Sanga, ni le moindre message de sa part. Cicéron marcha silencieusement jusqu’à son bureau et s’assit, les coudes sur sa table de travail, le bout des doigts pressé contre ses tempes, pour étudier le monceau de preuves étalées devant lui, en se massant le crâne comme pour y faire pénétrer la teneur du plaidoyer qu’il lui faudrait prononcer. Je ne l’avais jamais autant plaint. Toutefois, lorsque je m’avançai vers lui pour lui offrir mon aide, il agita la main sans même lever les yeux, me congédiant sans un mot. Je ne le revis pas de la soirée. C’est Terentia qui me prit à part pour me confier combien elle s’inquiétait pour la santé du consul. Il ne se nourrissait pas convenablement, me dit-elle, et ne dormait pas bien non plus. Même les exercices matinaux qu’il s’astreignait à pratiquer depuis sa jeunesse étaient délaissés. Je fus surpris qu’elle s’adresse à moi de manière si intime, car elle ne m’avait jamais beaucoup aimé en vérité, et reportait généralement sur moi les frustrations que faisait naître son mari. J’étais celui qui passait le plus de temps enfermé avec lui, pour travailler. J’étais celui qui dérangeait leurs rares moments de loisir ensemble en lui apportant des piles de lettres et des messages de visiteurs. Néanmoins, pour une fois, elle me parla poliment et presque comme à un ami.

— Tu dois lui faire entendre raison, me dit-elle. Je crois parfois que tu es le seul qu’il écoutera, alors que je ne peux que prier pour lui.

Le lendemain matin arriva et, comme nous n’avions toujours aucune nouvelle de Sanga, je commençai à craindre que Cicéron ne fût trop nerveux pour faire sa plaidoirie. Ayant en tête la requête de Terentia, je suggérai même qu’il demande un nouvel ajournement.

— Es-tu fou ? répliqua-t-il. Ce n’est pas le moment de faire preuve de faiblesse. Ça va aller. Ça va toujours.

Cependant, jamais je ne le vis trembler autant au début d’un discours ni commencer à voix aussi basse. Le forum était comble et très bruyant malgré les gros nuages qui s’amoncelaient au-dessus de Rome et déversaient d’occasionnelles averses sur la vallée. Mais, au bout du compte, Cicéron sut malgré tout distiller une dose d’humour surprenante dans ses propos, notablement lorsqu’il compara les prétentions au consulat de Servius et de Murena.

— Tu te lèves avant l’aube pour répondre à tes clients, dit-il à Servius, lui se lève pour arriver à temps avec son armée au poste dont il veut s’emparer. Tu t’éveilles au chant du coq, lui au son de la trompette. Tu disposes les pièces d’un procès, lui range ses troupes en ordre de bataille. Il connaît et sait le moyen de nous mettre à l’abri de l’ennemi, toi des eaux de la pluie. Sa science consiste à reculer les bornes de l’empire, la tienne à les définir.

Le jury adora. Et il rit plus encore quand Cicéron tourna en dérision Caton et sa philosophie rigide.

— Apprenez, Romains, que toutes les qualités excellentes et divines que nous admirons chez Caton lui appartiennent en propre ; ses légères imperfections ne lui viennent pas de la nature mais de son maître. Il y eut autrefois un homme de génie appelé Zénon, dont les disciples s’appellent les stoïciens. Voici certains de ses préceptes et de ses dogmes : le sage n’accorde rien à la faveur et ne pardonne aucune faute ; la compassion et l’indulgence ne sont que légèreté et folie ; toutes les fautes sont égales, tout délit est un crime ; étrangler son père n’est pas plus coupable que de tuer un poulet sans nécessité. Le sage ne doute jamais, ne se repent jamais, ne se trompe jamais, ne change jamais d’avis. Malheureusement, Caton ne s’est pas saisi de cette doctrine pour en discourir mais en a fait un mode de vie.

— Notre consul est un vrai boute-en-train, railla Caton d’une voix forte tandis que tout le monde riait.

Mais Cicéron n’avait pas encore fini.

— J’avoue que moi aussi, dans ma jeunesse, je me suis intéressé à la philosophie. Mes maîtres, cependant, étaient Platon et Aristote. Leurs préceptes ne sont ni violents ni excessifs. Ils disent que le sage n’est pas toujours insensible à la faveur ; que la compassion honore l’homme de bien ; qu’il doit y avoir des degrés dans les châtiments comme dans les fautes ; que le sage émet souvent un doute quand il ignore, qu’il peut être emporté par la colère ou bien se laisser fléchir et désarmer ; qu’il doit quelquefois rectifier ce qu’il a dit, renoncer à son premier sentiment ; enfin, que toutes les vertus doivent être renfermées dans certaines limites par ce qu’on appelle le juste milieu. Si tu avais étudié ces maîtres, Caton, tu n’aurais pas plus de vertu, de force d’âme, de tempérance ou de justice — cela est impossible —, mais tu serais un peu plus enclin à la douceur.

« Tu dis que c’est l’intérêt de l’État qui t’a poussé à entamer cette procédure. Je le crois, Caton. Mais l’excès de ton zèle t’égare. Pour moi, juges, si je défends Lucius Murena, ce n’est pas seulement par amitié et à cause de son mérite, c’est surtout pour assurer la paix, le repos, la liberté, le salut et la vie de tous les citoyens. Écoutez, Romains, dit-il en se tournant vers le jury, écoutez un consul qui peut dire sans présomption que le salut de la république occupe nuit et jour toutes ses pensées. Il est très important que la république ait deux consuls aux calendes de janvier. C’est dans Rome même qu’on médite la ruine de Rome, le massacre de ses habitants, l’extinction du nom romain. Je vous en avertis, Romains, mon consulat touche à sa fin. Ne m’enlevez pas un successeur d’une vigilance digne de la mienne.

Il posa la main sur l’épaule de Murena.

— Ne m’enlevez pas un magistrat à qui je voudrais remettre la république intacte pour qu’il la préserve à son tour de tous ces périls.

Il parla pendant trois heures, ne s’interrompant de temps à autre que pour avaler un peu de vin dilué ou essuyer la pluie de son visage. Plus il avançait, plus son discours prenait de force, et cela me rappela un beau poisson apparemment mort qu’on rejette à l’eau — au début inerte et ventre en l’air, le voilà qui revit soudain d’un battement de queue dès qu’il se retrouve dans son élément naturel. De la même façon, Cicéron puisa sa force dans le fait même de parler, et il termina sur des acclamations prolongées, non seulement de la part du public, mais aussi du jury. Cela se révéla un bon présage : après le décompte des votes, Murena fut acquitté à une grande majorité. Caton et Servius partirent aussitôt, visiblement très abattus. Cicéron s’attarda juste le temps de féliciter le consul désigné et de recevoir force claques dans le dos de la part de Clodius, Hortensius et même de Crassus, puis nous rentrâmes chez nous.

À peine arrivés dans la rue, nous remarquâmes un bel attelage posté devant la maison. En nous rapprochant, nous vîmes que la voiture était remplie de vaisselle d’argent, de statues, de tapis et de tableaux. Un chariot était chargé de la même façon. Cicéron pressa le pas. Sanga attendait juste derrière la porte d’entrée, le visage gris comme une huître.

— Alors ? demanda Cicéron.

— Les conspirateurs ont écrit leurs lettres.

— Parfait ! s’exclama Cicéron en frappant dans ses mains avec satisfaction. Quand pourrons-nous les avoir ? Les as-tu apportées ?

— Attends, consul, le prévint Sanga. Ce n’est pas aussi simple. Les Gaulois ne sont pas encore en possession de ces lettres. On leur a dit de se rendre à la porte Fontinale à minuit et de se tenir prêts à quitter la ville. Une escorte les retrouverait là-bas et leur remettrait les lettres.

— Et pourquoi auraient-ils besoin d’une escorte ?

— Pour les conduire à Catilina. Ensuite, ils sont censés partir du camp de Catilina pour se rendre directement en Gaule.

— Par tous les dieux du ciel ! Si nous pouvions avoir ces lettres, nous les ferions enfin tomber ! s’écria Cicéron.

Il arpenta l’étroit couloir.

— Il faut que nous leur tendions une embuscade et que nous les prenions la main dans le sac, me confia-t-il. Envoie chercher Quintus et Atticus.

— Il va te falloir des soldats, fis-je remarquer, et un homme expérimenté pour les diriger.

— Ce devra être quelqu’un en qui nous avons toute confiance.

Je sortis mon polyptyque et mon style.

— Pourquoi pas Flaccus ? suggérai-je. Ou Pomptinus ?

Les deux hommes étaient préteurs, avec une longue expérience de la légion, et tous deux s’étaient montrés d’une constante fiabilité tout au long de la crise.

— Bien, dit Cicéron avec un hochement de tête. Fais-les venir tout de suite.

— Et pour les soldats ?

— Nous pourrions recourir à la centurie de Reate. Ils sont encore à la caserne. Mais ils ne doivent rien savoir de leur mission. Pas encore.

Il appela Sositheus et Laurea, et donna rapidement les instructions nécessaires. Puis il se tourna pour dire quelque chose à Sanga, mais le couloir derrière lui était vide, la porte d’entrée ouverte et la rue déserte. Le sénateur s’était enfui.


Quintus et Atticus arrivèrent moins d’une heure plus tard, suivis peu après par les deux préteurs, que cette convocation théâtrale rendait perplexes. Sans entrer dans les détails, Cicéron leur expliqua simplement qu’il détenait des informations selon lesquelles une délégation de Gaulois devait quitter la ville à minuit avec une escorte, et qu’il avait des raisons de croire qu’ils allaient voir Catilina avec des documents compromettants.

— Nous devons les intercepter à tout prix, dit Cicéron, mais nous devons les laisser avancer assez loin sur la route pour qu’il n’y ait aucun doute sur le fait qu’ils quittent la ville.

— D’après mon expérience, les embuscades de nuit sont beaucoup plus délicates qu’il n’y paraît, commenta Quintus avec suffisance. Certains pourraient s’enfuir à la faveur de l’obscurité, et emporter tes preuves avec eux. Tu es sûr qu’il ne serait pas plus simple de les arrêter à la porte de la cité ?

Flaccus, qui était un soldat de la vieille école et avait servi sous Isauricus, intervint immédiatement :

— Quelle bêtise ! Je ne sais pas dans quel corps tu as servi, mais l’opération ne devrait pas poser de problèmes. En fait, je connais l’endroit qui convient. S’ils prennent la via Flaminia, ils devront traverser le Tibre au pont Mulvius. Nous les intercepterons là. Une fois qu’ils seront engagés sur le pont, il n’y aura pas d’échappatoire possible, à moins qu’ils ne veuillent se jeter à l’eau et se noyer.

Quintus parut très vexé et, à partir de ce moment, se lava effectivement les mains de toute l’opération, à tel point que, lorsque Cicéron lui suggéra de se joindre à Flaccus et Pomptinus sur le terrain, il répondit d’un ton boudeur que l’on n’avait manifestement pas besoin de ses conseils.

— Dans ce cas, il faudra que j’y aille, déclara Cicéron, et tout le monde s’écria aussitôt que ce ne serait pas prudent. Alors, il faudra envoyer Tiron, conclut-il avant d’ajouter, en voyant mon expression d’horreur : Il me faut sur place quelqu’un qui ne soit pas un soldat. J’aurai besoin d’un compte rendu écrit par un témoin oculaire que je puisse remettre au sénat demain. Flaccus et Pomptinus seront trop occupés à diriger les opérations.

— Pourquoi pas Atticus ? suggérai-je — non sans impertinence, j’en ai conscience aujourd’hui, mais heureusement pour moi, Cicéron était trop préoccupé pour le remarquer.

— Il sera responsable de ma sécurité à Rome, comme d’habitude, répondit-il.

Derrière Cicéron, Atticus m’adressa un haussement d’épaules pour s’excuser.

— Alors, Tiron, ajouta Cicéron, tu devras consigner tout ce qu’ils diront par écrit, et surtout, mets les lettres à l’abri avec leurs sceaux intacts.


Nous partîmes à cheval bien après la tombée de la nuit : les deux préteurs, leurs huit licteurs, quatre autres gardes, et enfin, très à contrecœur, moi. Pour ajouter à mon malheur, j’étais très mauvais cavalier. Je tressautais sur ma selle, une cassette à documents vide me cognant le dos en rythme. Nous galopâmes sur les pavés et franchîmes la porte de la ville à telle vitesse que je dus m’accrocher à la crinière de ma pauvre monture pour ne pas tomber. Fort opportunément, la jument était tout à fait placide et sans nul doute la réservait-on aux femmes et aux imbéciles car elle suivit la route qui dévalait la colline pour s’enfoncer dans la plaine sans que j’eusse besoin de la guider et sans se laisser distancer par les chevaux qui nous précédaient.

C’était une de ces nuits où le ciel est en soi une aventure, une lune brillante traçant son chemin dans un océan immobile de nuages argentés. Sous cette odyssée céleste, les tombes qui bordaient la via Flaminia s’éclairaient fugitivement, comme lors d’un orage silencieux. Nous gardâmes une allure régulière pendant environ deux milles avant d’atteindre un cours d’eau. Là, nous nous arrêtâmes et tendîmes l’oreille. J’entendais un bruit d’eau dans l’obscurité et, en regardant devant moi, ne pouvais distinguer que les toits plats de deux maisons voisines et la silhouette des arbres qui se découpaient contre le ciel tourmenté. Tout près de nous, une voix masculine demanda le mot de passe.

— Aemilius Scaurus ! répondirent les préteurs, et soudain, de part et d’autre de la route, les hommes de la centurie de Reate émergèrent des fossés, la figure noircie de charbon de bois et de boue.

Les préteurs divisèrent promptement la troupe en deux. Pomptinus et ses hommes devaient rester où ils étaient, pendant que Flaccus menait ses quarante légionnaires sur l’autre rive. Je ne sais pourquoi, mais il me parut plus sûr d’être avec Flaccus, et je le suivis sur le pont. Le fleuve était large, peu profond et très rapide sur les gros rochers plats. Je jetai un coup d’œil par-dessus le parapet et vis les eaux bouillonner et se fracasser contre les piles, plus de quarante pieds plus bas ; je compris alors quel piège formidable formait ce pont, et que sauter pour éviter d’être pris reviendrait à commettre un suicide.

Dans la maison située sur l’autre rive, une famille dormait. Ces gens commencèrent par refuser de nous laisser entrer, mais leur porte ne tarda à s’ouvrir après que Flaccus eut menacé de la défoncer. Ils l’avaient tant irrité qu’il les enferma dans leur cave. De la pièce du haut, nous avions une vue très claire de la route, et nous nous y installâmes pour attendre. Le plan était de laisser tous les voyageurs, de quelque direction qu’ils vinssent, s’engager sur le pont, puis de les interroger quand ils arriveraient de l’autre côté. De longues heures s’écoulèrent et pas une âme ne se présenta, si bien que j’eus peu à peu la conviction que nous avions été joués. Soit aucune troupe de Gaulois ne quitterait la ville ce soir-là, soit ils étaient déjà partis, soit ils avaient emprunté une autre route. Je fis part de mes doutes à Flaccus, qui secoua sa tête grisonnante.

— Ils viendront, dit-il.

Et quand je lui demandai ce qui le rendait si confiant, il me répondit :

— Les dieux sont avec Rome.

Puis il croisa ses grandes mains sur son gros ventre et s’endormit.

Je dus moi aussi sombrer dans le sommeil. La seule chose dont je me souvienne ensuite est une main posée sur mon épaule et une voix me soufflant à l’oreille qu’il y avait du monde sur le pont. Scrutant l’obscurité, j’entendis des bruits de sabots avant de discerner la silhouette des cavaliers — cinq, dix hommes, peut-être plus, qui traversaient sans se presser.

— Ça y est ! chuchota Flaccus en sautant sur son casque.

Puis, avec une rapidité surprenante pour quelqu’un de sa corpulence, il dévala l’escalier quatre à quatre et se précipita sur la route. Je courus derrière lui et entendis des sifflets et le son d’une trompette, tandis que des légionnaires accouraient de toutes les directions, l’épée au poing, certains munis de torches, et se précipitaient sur le pont. Les chevaux qui arrivaient se cabrèrent et s’arrêtèrent. Un homme cria qu’il leur fallait passer en force. Il éperonna sa monture et chargea nos lignes, fonçant exactement vers l’endroit où je me trouvais tout en donnant des coups d’épée de droite et de gauche. À côté de moi, quelqu’un s’élança pour saisir les rênes, et je fus effaré de voir la main tendue se faire trancher tout net et atterrir presque à mes pieds. Son propriétaire hurla, et le cavalier, se rendant compte que les assaillants étaient trop nombreux pour qu’il puisse se frayer un passage, fit demi-tour pour repartir par où il était venu. Il cria aux autres de le suivre, et toute la troupe chercha à battre en retraite vers Rome. Cependant les soldats de Pomptinus prenaient le pont d’assaut par l’autre côté. Nous distinguions leurs torches et entendions leurs cris excités. Nous nous lançâmes comme un seul homme à la poursuite des fuyards — même moi, ma peur totalement oubliée dans mon désir de récupérer les lettres avant qu’elles n’échouent au fond du Tibre.

Le temps que nous parvenions au milieu du pont, les combats étaient presque terminés. Les Gaulois, reconnaissables à leur tenue de sauvages et à leurs barbes et cheveux longs, laissaient tomber leurs armes et mettaient pied à terre ; ils devaient s’attendre à une attaque de ce genre. Bientôt, seul l’impétueux cavalier qui avait tenté de passer en force se trouvait encore en selle et pressait ses compagnons de se battre. Mais nous comprîmes que c’étaient tous des esclaves, peu enclins au combat : ils savaient que le simple fait de lever la main contre un citoyen romain leur vaudrait la crucifixion. Ils se rendirent un par un, et leur chef finit lui aussi par jeter à terre son épée sanglante. Puis je le vis se pencher pour commencer à défaire précipitamment la courroie de ses sacoches et j’eus la rare présence d’esprit de me précipiter pour m’emparer du précieux chargement. Il était jeune et très puissant, et il aurait certainement réussi à jeter son sac à l’eau si des mains secourables n’étaient pas venues m’aider à le tirer à bas de son cheval. Ces hommes étaient sans doute les amis du soldat dont il avait tranché la main car ils le rouèrent de coups de pied avant que Flaccus n’intervienne mollement pour les prier d’arrêter. On le releva en le tirant par les cheveux, et Pomptinus l’identifia comme étant Titus Volturcius, chevalier de la ville de Croton. J’avais entre-temps pris possession de sa sacoche et appelai un soldat muni d’une torche afin de pouvoir la fouiller convenablement. Elle contenait six lettres, toutes cachetées.

J’envoyai aussitôt un messager à Cicéron pour lui dire que notre mission était couronnée de succès. Puis, une fois que tous les prisonniers furent attachés, mains derrière le dos, et les uns derrière les autres par une corde au cou — tous sauf les Gaulois, qui furent traités avec le respect dû aux ambassadeurs —, nous revînmes vers Rome.


Nous entrâmes dans la cité juste avant l’aube. Quelques passants matinaux s’arrêtaient et regardaient défiler, bouche bée, notre sinistre procession alors que nous traversions le forum pour remonter la colline vers la maison de Cicéron. Nous laissâmes les prisonniers dehors, dans la rue, sous bonne garde. Le consul nous reçut à l’intérieur, encadré par Quintus et Atticus. Il écouta le récit des préteurs, les remercia chaleureusement puis demanda à voir Volturcius. L’homme fut traîné vers nous, visiblement meurtri et effrayé, et se lança immédiatement dans une histoire absurde : Umbrenus lui aurait demandé d’escorter les Gaulois au loin et on lui aurait remis au dernier moment des lettres à emporter, sans qu’il sût ce qu’elles contenaient.

— Pourquoi dans ce cas avoir opposé une telle résistance sur le pont ? demanda Pomptinus.

— J’ai cru que vous étiez des bandits de grand chemin.

— Des bandits de grand chemin en uniforme de l’armée ? Commandés par des préteurs ?

— Emmenez-moi ce vaurien, ordonna Cicéron, et ne me le ramenez que quand il sera prêt à dire la vérité.

Après le départ du prisonnier, Flaccus déclara :

— Il faut agir vite, avant que tout Rome ne soit au courant.

— Tu as raison, convint Cicéron.

Il demanda à voir les lettres, et nous les examinâmes ensemble. Il en est deux que je reconnus aisément comme venant du préteur urbain Lentulus Sura : son cachet présentait un portrait de son grand-père, qui avait été consul un siècle plus tôt. Nous étudiâmes les quatre autres à la lumière des noms de notre liste et aboutîmes à la conclusion qu’elles devaient être du jeune sénateur Cornélius Cethegus, et des trois chevaliers, Capito, Statilius et Caeparius. Les préteurs nous regardaient avec impatience.

— Il y a sûrement un moyen plus simple de régler ça, intervint Pomptinus. Pourquoi ne pas juste ouvrir les lettres ?

— Nous ne pouvons pas toucher aux preuves, répliqua Cicéron tout en poursuivant son examen minutieux des rouleaux.

— Avec tout mon respect, consul, grommela Flaccus, nous perdons du temps.

Bien sûr, je comprends à présent que l’intention de Cicéron était précisément de perdre du temps. Il savait dans quelle position délicate il se trouverait s’il devait décider du destin des conjurés, et il leur donnait une dernière chance de fuir. La solution qui avait sa faveur était encore de laisser l’armée se charger d’eux au combat. Il ne put cependant tergiverser plus longtemps et finit par nous demander d’aller les chercher.

— Mais attention, je ne veux pas les faire arrêter, avertit-il. Dites-leur simplement que le consul leur serait reconnaissant de clarifier certaines questions et demandez-leur de venir me voir.

Les préteurs jugeaient visiblement qu’il avait perdu la tête, mais ils obéirent aux ordres. On m’envoya accompagner Flaccus chez Sura et Cethegus, qui habitaient sur le Palatin ; Pomptinus se mit en quête des autres. Je me souviens de l’impression bizarre que je ressentis lorsque j’arrivai dans la grande demeure ancestrale de Lentulus Sura, en découvrant que la vie semblait y poursuivre un cours parfaitement normal. Il ne s’était pas enfui, bien au contraire. Ses clients patientaient posément dans les salles d’attente. Quand il apprit que nous étions à sa porte, il envoya son beau-fils, Marc Antoine, nous demander ce que nous voulions. Antoine avait tout juste vingt ans. Il était très grand et musclé, avec un petit bouc très en vogue à l’époque et un visage encore couvert d’acné. C’était la première fois que je le voyais, et je voudrais me rappeler plus précisément cette rencontre, mais je ne me souviens malheureusement que de ses boutons. Il transmit aussitôt notre message à son beau-père et revint pour nous informer que le préteur passerait voir le consul dès qu’il aurait terminé sa réception du matin.

Ce fut la même chose chez Caius Cethegus, ce jeune homme plein de fougue qui, comme son parent Sura, faisait partie de la gens Cornelia. Les demandeurs faisaient la queue pour lui parler, mais il nous fit au moins l’honneur de venir lui-même dans l’atrium. Il examina Flaccus de haut en bas, comme s’il s’agissait d’un chien égaré, écouta ce qu’il avait à dire et répondit qu’il n’était pas dans ses habitudes d’accourir quand on le sifflait, mais que par respect pour la fonction sinon pour l’homme, il passerait voir le consul au plus tôt.

Nous retournâmes auprès de Cicéron, qui n’en revint visiblement pas d’apprendre que les deux sénateurs se trouvaient toujours à Rome.

— Mais par tous les dieux, à quoi pensent-ils donc ? marmonna-t-il à mon intention.

En fait, un seul des cinq personnages concernés — Caeparius, chevalier de Terracina — avait fui la ville. Les autres arrivèrent séparément chez Cicéron plus ou moins dans l’heure qui suivit, tant était grande leur certitude d’être intouchables. Je me demande souvent à quel moment ils commencèrent à prendre conscience qu’ils avaient commis une erreur monumentale. Fut-ce lorsque, atteignant la rue où vivait Cicéron, ils la découvrirent grouillante d’hommes armés, de prisonniers et de curieux ? Fut-ce lorsque, ayant pénétré chez Cicéron, ils trouvèrent non seulement le consul, mais aussi les deux consuls désignés, Silanus et Murena, ainsi que les principales figures du sénat — Catulus, Isauricus, Hortensius, Lucullus et quelques autres — qui avaient été priés d’assister à la procédure ? Ou fut-ce, peut-être, en voyant leurs lettres posées sur la table, les cachets encore intacts ? Ou lorsqu’ils virent les Gaulois traités avec déférence dans la salle voisine ? À moins que ce ne fut quand Volturcius changea soudain d’avis et décida de sauver sa tête en témoignant à charge contre la promesse d’un pardon ? J’imagine qu’ils ont dû avoir la sensation de se noyer — comme quand on s’aperçoit que l’on n’a plus pied et qu’on est emporté toujours plus loin du rivage. En tout cas, il y eut un tournant quand Volturcius accusa en face Cethegus de s’être vanté qu’il assassinerait Cicéron puis prendrait le sénat d’assaut : Cethegus se leva d’un bond et jura qu’il ne resterait pas un instant de plus à écouter de tels propos. Mais sa sortie fut empêchée par deux légionnaires de la centurie de Reate qui le firent rasseoir manu militari.

— Et Lentulus Sura ? demanda Cicéron à son nouveau témoin vedette. Qu’est-ce qu’il t’a dit exactement ?

— Il a dit que, dans les livres sibyllins, il est prédit que Rome serait dirigée par quatre membres de la gens Cornelia ; que Cinna et Sylla avaient été les deux premiers et que lui-même serait le troisième et deviendrait bientôt le maître de la cité.

— Est-ce la vérité, Sura ?

Sura ne répondit pas et se contenta de regarder droit devant lui, en clignant rapidement des yeux. Cicéron poussa un soupir.

— Il y a une heure, tu aurais pu fuir la ville en toute tranquillité. Maintenant, je serais aussi coupable que toi si j’osais te laisser partir.

Il fit signe aux soldats qui se tenaient dans l’atrium. Ils entrèrent un à un et se postèrent par paires derrière chaque conspirateur.

— Ouvre les lettres de Sura ! s’écria Catulus, qui ne pouvait contenir plus longtemps sa fureur devant la trahison d’un descendant direct d’une des six familles fondatrices de Rome.

Ouvre ces lettres et voyons jusqu’où ce traître abject était prêt à aller !

— Pas encore, décréta Cicéron. Nous le ferons devant le sénat.

Il regarda tristement les conjurés qui étaient à présent ses prisonniers.

— Quoi qu’il arrive, je ne veux pas que quiconque puisse dire que j’ai fabriqué des preuves ou obtenu de faux témoignages.


Nous étions à présent au milieu de la matinée. La maison commençait à se remplir de fleurs et de rameaux parfaitement incongrus en vue des mystères de la Bonne Déesse que Terentia devait présider le soir même en tant qu’épouse du premier magistrat revêtu de l’imperium. Pendant que les esclaves apportaient des paniers de gui, de myrte et d’hellébores, Cicéron rédigea un décret pour que le sénat se réunisse l’après-midi même, non dans la curie habituelle mais dans le temple de la Concorde afin que l’esprit de la déesse de l’harmonie sociale pût guider leurs délibérations. Il ordonna également qu’une nouvelle statue de Jupiter, qui devait trouver sa place au Capitole, fût aussitôt dressée sur le forum, devant les rostres.

— Je vais m’entourer d’une garde de dieux et de déesses, m’assura-t-il, parce que, tu peux me croire, le temps que tout cela soit terminé, j’aurai sans doute besoin de toute la protection possible.

Les cinq conspirateurs restèrent sous bonne garde dans l’atrium, pendant que Cicéron allait interroger les Gaulois dans son bureau. Leur témoignage fut clairement plus incriminant encore que celui de Volturcius : juste avant de quitter Rome, les ambassadeurs avaient été conduits chez Cethegus où on leur avait montré un monceau d’armes qui devaient être distribuées dès que le signal du massacre aurait été lancé. Je fus chargé avec Flaccus de dresser l’inventaire de cet arsenal que nous trouvâmes dans le tablinum, stocké dans des caisses empilées du sol au plafond. Les épées et les couteaux, flambant neufs, présentaient une curieuse forme recourbée et d’étranges symboles gravés sur le manche. Flaccus déclara qu’ils lui paraissaient de facture étrangère. Je posai le pouce sur le fil d’une épée et le sentis aussi tranchant qu’un rasoir. Je me dis alors avec un frisson qu’elle aurait pu couper non seulement la gorge de Cicéron, mais aussi très probablement la mienne.

Lorsque j’eus terminé d’examiner les caisses et fus rentré chez Cicéron, il était temps de partir au sénat. Les pièces du rez-de-chaussée étaient décorées de fleurs odorantes et l’on apportait de l’extérieur de nombreuses amphores de vin. De toute évidence, quels que fussent les autres mystères impliqués, la cérémonie dédiée à la Bonne Déesse n’aurait rien de frugal. Terentia tira son époux de côté et l’enlaça. Je ne pouvais entendre ce qu’elle lui disait, et ne cherchai pas à le faire, mais je la vis lui prendre le bras pour s’y agripper farouchement, puis nous nous mîmes en route, entourés de légionnaires, chaque conspirateur escorté jusqu’au temple de la Concorde par un sénateur de rang consulaire. Ils faisaient tous profil bas ; même Cethegus avait perdu son arrogance. Aucun d’entre nous ne savait à quoi s’attendre. Lorsque nous pénétrâmes dans le forum, Cicéron prit Sura par la main en marque de respect, mais le patricien semblait trop hébété pour même le remarquer. Je marchais juste derrière eux avec le coffret contenant les lettres. Le plus remarquable n’était pas tant l’importance de la foule — il va sans dire que la population s’était rendue en masse au forum pour voir ce qui se passait — que le silence complet qui régnait.

Le temple était cerné d’hommes en armes. Les sénateurs présents virent avec stupéfaction Cicéron conduire Sura par la main. Une fois à l’intérieur, les conjurés furent enfermés dans une petite réserve, près de l’entrée, pendant que Cicéron montait directement sur l’estrade de fortune où l’on avait installé sa chaise curule, juste sous la statue de la Concorde.

— Pères conscrits, commença-t-il, aujourd’hui même, peu avant l’aube, les vaillants préteurs Lucius Flaccus et Gaius Pomptinus, agissant sur mon ordre, et à la tête d’une grande troupe d’hommes armés, ont procédé sur le pont Mulvius à l’arrestation d’un groupe de cavaliers qui se dirigeaient vers l’Étrurie…

Personne ne chuchotait ; personne même ne toussait. Il régnait un silence tel que je n’en avais jamais entendu au sénat — un silence terrible, menaçant, oppressant. Je pus de temps à autre lever les yeux de mes tablettes pour regarder César et Crassus. Les deux hommes se tenaient penchés en avant sur leur siège, écoutant avec concentration chaque mot prononcé par Cicéron.

— Grâce à la loyauté de nos alliés, les députés gaulois, qui furent épouvantés par ce qu’on leur proposait, j’avais déjà été averti des activités séditieuses de certains de nos concitoyens et pu prendre les mesures nécessaires…

Lorsque le consul finit son exposé, qui comprenait une description du complot visant à mettre le feu à certaines parties de la ville et à massacrer de nombreux sénateurs et autres personnalités éminentes, il y eut comme un soupir, une sorte de grognement collectif.

— La question qui se pose à présent, citoyens, est de savoir ce qu’il convient de faire de ces scélérats. Je propose que nous examinions dans un premier temps les preuves contre les accusés, puis que nous écoutions ce qu’ils ont eux-mêmes à dire. Faites entrer les témoins !

Les quatre Gaulois arrivèrent les premiers. Ils furent visiblement impressionnés par les longues rangées de sénateurs en toge blanche, formant un tel contraste avec leur propre apparence. Titus Volturcius fut introduit ensuite, tremblant tellement qu’il arrivait à peine à marcher le long de l’allée centrale. Une fois qu’ils eurent gagné leur place, Cicéron appela Flaccus, qui se tenait posté à l’entrée :

— Fais entrer le premier prisonnier !

— Lequel veux-tu interroger d’abord ? questionna Flaccus d’une voix forte.

— Le premier que tu trouveras, répliqua Cicéron avec détermination.

Et c’est ainsi que Cethegus, escorté par deux gardes, fut amené de la réserve, à l’autre bout du temple, jusqu’à l’endroit où Cicéron attendait. En se retrouvant devant l’assemblée de ses pairs, le jeune sénateur recouvra un peu de sa superbe. Il avança en affichant sa décontraction, et quand le consul lui eut montré les lettres et demandé de reconnaître son cachet, il prit son rouleau avec désinvolture.

— C’est le mien, je crois.

— Donne-le-moi.

— Si tu insistes, répliqua Cethegus en lui tendant la lettre. Mais je dois avouer qu’on m’a toujours appris que cela ne se faisait pas de lire le courrier d’autrui.

Cicéron ne lui prêta pas attention, ouvrit le pli et lut à voix haute :

— « De Caius Cornélius Cethegus à Catugnatus, chef des Allohroges — Salut à toi ! Par cette lettre, je te donne ma parole que mes compagnons et moi tiendrons la promesse que nous avons faite à tes députés, et que si ta nation se soulève contre ton oppresseur inique à Rome, elle n’aura pas d’alliés plus loyaux que nous. »

En entendant cela, l’assemblée des sénateurs poussa un grand cri d’outrage. Cicéron leva la main.

— Est-ce bien ton écriture ? demanda-t-il à Cethegus.

Le jeune sénateur, visiblement décontenancé par l’accueil qui lui était fait, marmonna quelque chose que je ne pus entendre.

— Est-ce ton écriture ? répéta Cicéron. Parle plus fort !

Cethegus hésita, puis répondit à voix basse que oui.

— Eh bien, jeune homme, de toute évidence, nous n’avons pas eu les mêmes maîtres car on m’a toujours appris que ce qui ne se fait pas, ce n’est pas d’ouvrir le courrier d’autrui mais de fomenter une trahison avec une puissance étrangère ! Et maintenant, poursuivit Cicéron en consultant ses notes, chez toi, ce matin, nous avons découvert un arsenal d’une centaine de glaives et d’autant de poignards. Qu’as-tu à dire pour ta défense ?

— Je suis collectionneur de bonnes lames… commença Cethegus.

Peut-être essayait-il de faire de l’esprit ; si c’était le cas, sa plaisanterie se révéla assez stupide, et ce fut aussi sa dernière. Le reste de ses paroles se perdit dans les protestations virulentes qui s’élevèrent de tous les coins du temple.

— Nous t’avons assez entendu, dit Cicéron. Tu as toi-même reconnu ta culpabilité. Emmenez-le et faites venir le suivant.

Cethegus fut reconduit, nettement moins désinvolte qu’à son arrivée, et l’on amena Statilius devant le consul. La procédure se répéta : il reconnut son cachet, la lettre fut ouverte et lue à voix haute (les termes étaient presque identiques à ceux utilisés par Cethegus), il reconnut que l’écriture était bien la sienne mais, quand il fut sommé de s’expliquer, assura qu’il n’avait pas écrit cela sérieusement.

— Tu n’as pas écrit cela sérieusement ? répéta Cicéron, stupéfait. Tu invites une tribu étrangère à assassiner des hommes, des femmes et des enfants romains pour rire ?

Statilius ne put que baisser la tête.

Vint ensuite le tour de Capito, avec le même résultat, puis Caeparius fit une apparition échevelée. C’était lui qui avait tenté de fuir à l’aube, mais il avait été capturé alors qu’il se rendait en Apulie avec des lettres pour l’armée rebelle. Ses aveux furent les plus abjects de tous. Puis, enfin, il ne resta plus qu’à interroger Lentulus Sura et ce fut pour tous un moment des plus dramatiques, car il faut se souvenir que Sura était non seulement prêteur urbain, et donc le troisième magistrat le plus puissant de l’État, mais aussi ancien consul : personnage d’une cinquantaine d’années, de lignée et d’apparence distinguées. Il arriva et jeta autour de lui des coups d’œil suppliants aux collègues avec lesquels il avait siégé pendant un quart de siècle au plus haut conseil de l’État, mais aucun ne voulut croiser son regard. Avec la plus haute répugnance, il reconnut les deux dernières lettres, qui portaient toutes deux son cachet. Celle destinée aux Gaulois était sensiblement la même que les lettres déjà lues plus tôt. La seconde était adressée à Catilina. Cicéron en brisa le sceau.

— « Celui que je t’envoie t’apprendra qui je suis, lut-il. Tâche de te montrer homme, songe jusqu’à quel point tu es engagé, et vois ce que la nécessité réclame encore. Prends soin de te faire des auxiliaires partout, même dans les rangs les plus bas. »

Cicéron tendit la lettre à Sura.

— C’est bien ton écriture ?

— Oui, répondit Sura avec la plus grande dignité, mais il n’y a là rien de condamnable.

— Cette phrase, « même dans les rangs les plus bas » — qu’entends-tu par là ?

— Des gens pauvres — des bergers, des métayers, ce genre de personnes.

— N’est-ce pas une façon un peu hautaine de qualifier ses concitoyens pour un prétendu champion des pauvres ?

Cicéron se tourna ensuite vers Volturcius :

— Tu étais censé remettre cette lettre à Catilina dans son quartier général, n’est-ce pas ?

— Oui, convint Volturcius en baissant les yeux.

— Qu’entend exactement Sura par cette expression « même dans les rangs les plus bas » ? Te l’a-t-il dit ?

— Oui, consul, il l’a fait. Il entend par là que Catilina doit inciter les esclaves à se soulever.

Les vociférations qui accueillirent cette révélation furent d’une telle violence qu’elles en devenaient presque palpables. Encourager un soulèvement d’esclaves si peu de temps après les ravages provoqués par Spartacus et ses partisans était pire encore que de conclure alliance avec les Gaulois.

— Démission ! Démission ! Démission ! scanda le sénat au préteur urbain.

Plusieurs sénateurs se précipitèrent même depuis l’autre côté du temple pour arracher à Sura sa toge bordée de pourpre. Il tomba par terre et disparut brièvement derrière la foule des assaillants et des gardes. De grands lambeaux de toge furent emportés et il se retrouva très vite revêtu de ses seuls sous-vêtements. Son nez saignait et ses cheveux, habituellement huilés et soigneusement coiffés, étaient tout hérissés. Cicéron demanda qu’on lui apporte une nouvelle tunique, et lorsqu’on lui en eut trouvé une, il alla jusqu’à descendre de son estrade pour aider Sura à la mettre.

Dès que le calme fut plus ou moins revenu, Cicéron soumit au vote la question de savoir si Sura devait être démis de sa magistrature. Le sénat tout entier retentit d’un « Oui ! » écrasant d’une portée considérable puisqu’il signifiait que Sura perdait son immunité. Sura fut emmené alors qu’il se tamponnait le nez, et le consul reprit son interrogatoire de Volturcius :

— Nous avons ici cinq conjurés dont la culpabilité est enfin pleinement établie et qui ne peuvent désormais échapper au regard du peuple. À ta connaissance, y en a-t-il d’autres ?

— Il y en a d’autres.

— Qui sont-ils ?

— Autronius Paetus, Servius Sylla, Cassius Longinus, Marcus Laeca, Lucius Bestia.

Tout le monde chercha des yeux les hommes cités, mais aucun n’était présent.

— La brochette habituelle, commenta Cicéron. Le sénat se prononce-t-il en faveur de l’arrestation de ces hommes ?

— Oui ! répondirent en chœur les sénateurs.

Cicéron se tourna à nouveau vers Volturcius :

— Y en a-t-il d’autres ?

— Je l’ai entendu dire.

— De qui s’agit-il ?

Volturcius hésita et jeta un regard inquiet sur l’ensemble des sénateurs.

— Gaius Julius César, dit-il à voix basse, et Marcus Licinius Crassus.

Il y eut des cris d’étonnement et des sifflets. César et Crassus secouèrent tous deux la tête avec emportement.

— Mais tu n’as pas la preuve de leur implication ?

— Non, consul. Il n’y a jamais eu que des rumeurs.

— Alors, raye leurs noms du procès-verbal, m’ordonna Cicéron. Citoyens, nous devons nous appuyer sur des preuves, dit-il en élevant la voix pour être entendu par-dessus la clameur d’excitation qui enflait, des preuves et non des spéculations !

Il dut attendre un moment avant de poursuivre. César et Crassus continuaient de secouer la tête en signe de dénégation et de jurer de leur innocence avec des mouvements exagérés à l’adresse des hommes qui les entouraient. Il leur arrivait de se tourner vers Cicéron, mais il était difficile de déchiffrer leur expression. Le temple restait sombre même par temps ensoleillé, et la lumière de cet après-midi hivernal déclinait rapidement au point que même les visages proches devenaient difficiles à discerner.

— J’ai une proposition, cria Cicéron en frappant dans ses mains pour tenter de rétablir l’ordre. Citoyens, j’ai une proposition !

Au moins le vacarme se calma-t-il un peu.

— Il est évident que nous ne pouvons fixer le sort de ces hommes aujourd’hui. Ils devront donc demeurer sous bonne garde jusqu’à ce que nous en ayons décidé. Les garder tous au même endroit serait une invitation à tenter de les délivrer. Voilà donc ce que je propose : les prisonniers devraient être séparés et confiés chacun à la garde d’un membre différent du sénat, un homme de rang prétorien. Quelqu’un a-t-il une objection ?

Le silence lui répondit.

— Très bien, commenta Cicéron en scrutant le temple qui commençait à s’obscurcir. Qui se porte volontaire pour une telle mission ?

Aucune main ne s’éleva.

— Allons, citoyens… Il n’y a pas de danger ! Chaque prisonnier sera sous bonne surveillance ! Quintus Cornificius, dit-il enfin en désignant un ancien préteur à la réputation sans tache. Seras-tu assez aimable pour prendre en charge Cethegus ?

Cornificius regarda autour de lui puis se leva.

— Si c’est ce que tu veux, consul, répondit-il à contrecœur.

— Spinther, tu veux bien prendre Sura ?

— Oui, consul, dit Spinther en se levant.

— Terentius, hébergeras-tu Caeparius ?

— Si telle est la volonté du sénat, répliqua Terentius d’une voix sombre.

Cicéron continua de chercher autour de lui d’autres gardes potentiels, et son regard finit par se poser sur Crassus.

— Quoi qu’il en soit, Crassus, dit-il, comme si l’idée venait juste de lui traverser l’esprit, quelle meilleure façon aurais-tu de prouver ton innocence — pas pour moi, qui n’ai besoin d’aucune preuve, mais pour les quelques-uns qui pourraient avoir des doutes — que de prendre en charge Capito ? Suivant le même raisonnement, César — tu es préteur désigné —, peut-être prendras-tu Statilius dans la demeure du grand pontife ?

Crassus et César le regardaient tous deux, bouche bée, mais que pouvaient-ils faire d’autre que d’accepter ? Ils étaient piégés. Un refus serait revenu à un aveu de culpabilité ; laisser fuir leur prisonnier aussi.

— Tout est donc réglé, conclut Cicéron, et la séance est levée jusqu’à demain.

— Un instant, consul ! fit une voix forte, et, avec un craquement audible de ses vieux genoux, Catulus se leva. Romains, déclara-t-il, avant que nous ne rentrions chez nous cette nuit pour réfléchir au vote de demain, il me paraît nécessaire de reconnaître que l’un d’entre nous s’est montré cohérent dans sa politique malgré des attaques constantes, et s’est révélé à la lumière des événements d’une sagesse inébranlable. Je voudrais donc proposer la motion suivante : « En reconnaissance du fait que Marcus Tullius Cicéron a sauvé Rome de l’incendie, ses citoyens d’un massacre et l’Italie de la guerre, cette chambre décrète trois jours de grâces nationales dans tous les temples des dieux immortels pour nous avoir donné un tel consul à une telle époque. »

Je n’en revenais pas. Cicéron, lui, paraissait bouleversé. C’était la première fois dans l’histoire de la république qu’on proposait une action de grâces en l’honneur de quelqu’un d’autre qu’un général victorieux. Il fut inutile de soumettre la motion au vote. Le sénat tout entier se leva pour acclamer Cicéron. Un seul homme demeura figé sur son siège, et il s’agissait de César.

XI

J’arrive maintenant au point crucial de mon histoire, cette charnière autour de laquelle la vie de Cicéron et celle de tant d’entre nous devaient par la suite s’articuler : la décision concernant le sort des prisonniers.

Cicéron quitta le sénat avec des acclamations plein les oreilles. La foule des sénateurs se déversa derrière lui et il traversa sans attendre le forum pour gagner les rostres et faire une déclaration au peuple. Des centaines de citoyens étaient restés, patients, debout dans la pénombre glacée dans l’espoir d’apprendre ce qui se passait, et je remarquai parmi eux de nombreux parents et amis des accusés. Je reconnus en particulier le jeune Marc Antoine, qui allait de groupe en groupe pour tenter de trouver des soutiens pour son beau-père, Sura.

Le discours que Cicéron fit publier par la suite différait sensiblement de celui qu’il prononça effectivement, et je traiterai de cette question le moment venu. Loin de chanter ses propres louanges, il fit alors un compte rendu purement factuel de la situation, très proche de celui qu’il venait de prononcer devant le sénat. Il informa la foule du complot des conjurés visant à incendier la ville et assassiner les magistrats, de leur volonté de pactiser avec les Gaulois et de l’embuscade sur le pont Mulvius. Puis il décrivit l’ouverture des lettres et la réaction des accusés. Les gens écoutèrent dans un silence captivé ou maussade, selon l’interprétation qu’on veut en donner. Ce ne fut que quand Cicéron annonça que le sénat venait de voter une fête nationale de trois jours pour célébrer son exploit que les applaudissements retentirent enfin. Cicéron épongea la sueur de son visage, sourit et salua la foule, mais il devait savoir que les acclamations allaient davantage aux trois jours de fête qu’à son action. Il termina en désignant la grande statue de Jupiter qu’il avait fait rapidement dresser le matin même.

— Le fait que cette statue ait été érigée alors même que l’on conduisait sur mon ordre conjurés et témoins au temple de la Concorde ne prouve-t-il pas l’intervention de Jupiter, le meilleur et le plus grand des dieux immortels ? Si je disais que j’avais déjoué leurs plans à moi seul, cela reviendrait à m’attribuer des honneurs indus. C’est Jupiter, le puissant Jupiter, qui a déjoué le complot ; c’est Jupiter qui a assuré le salut du Capitole, de ces temples, de la cité tout entière et de vous tous.

Les acclamations respectueuses qui accueillirent ces remarques étaient sans nul doute destinées plus aux dieux qu’à l’orateur, mais elles marquaient surtout le signal que Cicéron pouvait quitter la tribune avec un semblant de dignité. Il eut la sagesse de ne pas s’attarder. Dès qu’il eut descendu les marches, sa garde se resserra autour de lui et, tandis que ses licteurs lui ouvraient la voie, nous nous frayâmes un chemin à travers le forum en direction du Quirinal. Si je vous raconte cela, c’est pour vous montrer que la situation était loin d’être stable à la tombée de la nuit, et que Cicéron était loin d’être aussi sûr de ce qu’il allait faire que ce qu’il prétendit par la suite. Il aurait aimé pouvoir rentrer chez lui afin de consulter Terentia, mais le hasard voulut que, pour la seule et unique fois de toute sa vie, il n’avait pas le droit de franchir le seuil de sa propre maison : pendant les rites nocturnes de la Bonne Déesse, aucun représentant de la gent masculine n’était autorisé sous le même toit que la prêtresse du culte ; même le petit Marcus avait été envoyé ailleurs. Nous dûmes donc gravir la via Salutaris pour nous rendre chez Atticus, où il avait été prévu que le consul passerait la nuit.

C’est donc de là, avec des gardes armés cernant la maison et toutes sortes de gens — sénateurs, chevaliers, tribuns du trésor, licteurs, messagers — qui ne cessaient d’entrer et de sortir de l’atrium bondé, que Cicéron donna ses ordres pour protéger la ville. Il envoya également un mot à Terentia pour l’informer de ce qui se passait. Puis il se retira au calme de la bibliothèque pour essayer de décider quoi faire des cinq conjurés. Des quatre coins de la pièce, les bustes ornés de guirlandes fraîches d’Aristote, Platon, Zénon et Épicure contemplaient ses délibérations avec un calme imperturbable.

— Si j’autorise l’exécution des traîtres, je serai poursuivi par leurs partisans jusqu’à la fin de mes jours — vous avez vu comme la foule était hostile. En revanche, si je me contente de les envoyer en exil, ces mêmes partisans ne cesseront jamais de faire campagne pour leur retour. Je ne serai plus jamais en sécurité et toute cette agitation ne tardera pas à revenir.

Il adressa un regard abattu à la tête d’Aristote.

— La philosophie du juste milieu ne semble pas devoir s’appliquer à cette situation.

Épuisé, il s’assit au bord de son siège et se pencha en avant, les mains croisées sur la nuque, les yeux fixés sur le sol. Il ne manquait pas de conseils. Son frère Quintus prônait la fermeté : les conjurés étaient manifestement coupables et tout Rome — et donc le monde entier — le prendrait pour une mauviette s’il ne les condamnait pas à mort. C’était une guerre ! Le doux Atticus prônait exactement le contraire : si Cicéron avait défendu quelque chose tout au long de sa vie politique, c’était sans nul doute le respect de la loi. Pendant des siècles, tout citoyen avait toujours pu faire appel d’un jugement arbitraire. Sur quoi l’affaire Verres avait-elle reposé sinon sur ce principe ? Civis Romanus sum ! Quant à moi, je crains fort de devoir avouer que, quand mon tour vint de parler, je me déclarai en faveur de l’échappatoire. Cicéron n’avait plus que vingt-six jours à gouverner. Pourquoi ne pas enfermer les prisonniers et laisser à ses successeurs le soin de choisir leur destin ? Quintus et Atticus levèrent tous deux les bras en entendant cela, mais Cicéron vit clairement les avantages de ma proposition et, des années plus tard, il me dit que c’était moi qui avais raison.

« Néanmoins, c’est un jugement a posteriori, ajouta-t-il, ce qui est bien entendu le défaut incorrigible de l’Histoire. Si tu te souviens des circonstances de l’époque, des soldats dans la rue et des bandes armées qui se rassemblaient, des rumeurs selon lesquelles Catilina pouvait attaquer la ville à tout moment pour tenter de délivrer ses complices… comment aurais-je pu éviter de prendre position ? »

Le conseil le plus extrême lui fut donné par Catulus, qui débarqua avec un groupe d’anciens consuls plus tard dans la soirée, juste au moment où Cicéron allait se coucher. Il y avait avec lui les deux frères Lucullus, Lepidus, Torquatus et l’ancien gouverneur de Gaule cisalpine, C. Pison. Ils venaient réclamer l’arrestation de César.

— Sur quelles preuves ? demanda Cicéron en se levant avec lassitude pour accueillir la délégation.

— La trahison, bien sûr. Avons-nous le moindre doute sur le fait qu’il ait trempé dans cette affaire depuis le début ?

— Aucun. Mais ce n’est pas la même chose que d’avoir des preuves.

— Alors arrange-toi pour en trouver, suggéra l’aîné des Lucullus d’une voix doucereuse. Il suffit que Volturcius te fasse une déposition plus détaillée impliquant César, et nous l’aurons enfin.

— Je peux t’assurer qu’une majorité des sénateurs votera son arrestation, renchérit Catulus.

Ses compagnons l’appuyèrent à mi-voix.

— Et ensuite ?

— Fais-le exécuter avec les autres.

— Exécuter le chef de la religion d’État sur une accusation bidon ? Il y aura une guerre civile.

— Il y aura sûrement une guerre civile un jour ou l’autre, grâce à César, rétorqua Lucullus, mais en agissant maintenant, tu pourras peut-être l’empêcher. Pense à ton autorité. On vient de t’accorder une action de grâces. Ton prestige au sénat n’a jamais été aussi grand.

— On ne m’a sûrement pas accordé une action de grâces pour agir comme un tyran qui ferait assassiner ses opposants.

— On te l’a accordée parce que je l’ai proposé, énonça Catulus.

— Et tu hais tellement César pour t’avoir privé du pontificat que tu ne vois plus les choses clairement !

Je n’avais jamais entendu Cicéron parler de cette façon à un vieux patricien, et le corps tout entier du vieux Catulus parut secoué d’un sursaut, comme s’il avait marché sur quelque chose de tranchant.

— À présent, écoutez-moi, poursuivit le consul en tendant l’index. Écoutez-moi tous. Je garde César exactement là où je veux qu’il soit. Enfin, je tiens ce Léviathan par la queue. S’il laisse son prisonnier s’échapper cette nuit, je suis d’accord, nous pourrons l’arrêter, parce qu’il nous aura donné la preuve de sa culpabilité. Mais c’est justement pour cette raison qu’il ne le laissera pas fuir. Il obéira à la volonté du sénat, pour une fois. Et j’entends bien m’assurer que c’est une habitude qu’il va prendre.

— Jusqu’à ce qu’il recommence comme avant, intervint Pison, que César venait d’essayer de faire exiler pour corruption.

— Alors, nous devrons à nouveau le battre à son propre jeu, répliqua Cicéron. Et nous devrons continuer à le faire aussi longtemps que nécessaire. Je crois que je l’ai cerné maintenant, et la façon dont j’ai géré le problème durant toute cette année montre que mon jugement en la matière n’est en général pas trop mauvais.

Ses visiteurs se turent. Il était l’homme de l’instant. Son prestige était à son apogée. Pour une fois, personne ne semblait pouvoir le contredire, pas même Lucullus. Pison finit par demander :

— Et les conjurés ?

— C’est au sénat de décider, pas à moi.

— Ils vont attendre que tu leur dises quoi faire.

— Eh bien, ils attendront en vain. Par tous les dieux, n’en ai-je pas fait assez ? s’écria soudain Cicéron. J’ai dévoilé le complot. J’ai empêché Catilina de devenir consul. Je l’ai chassé de Rome. J’ai empêché que la moitié de la ville soit incendiée et que nous soyons massacrés dans nos maisons. J’ai placé les traîtres sous bonne garde. Et maintenant, suis-je censé endosser aussi toute l’opprobre pour leur exécution ? Il est temps que, vous aussi, vous commenciez à jouer votre rôle, sénateurs.

— Que veux-tu que nous fassions ? demanda Torquatus.

— Prenez la parole demain au sénat et dites ce que vous voulez qu’il advienne des conjurés. Montrez l’exemple aux autres sénateurs. N’espérez pas que je vais porter seul ce fardeau plus longtemps. Je vous appellerai un par un. Donnez votre verdict — la mort, je suppose : je ne vois pas comment y échapper — mais dites-le haut et clair afin qu’au moins, lorsque je me présenterai devant la plèbe, je puisse dire que je suis l’instrument du sénat et non un dictateur.

— Tu peux compter sur nous, assura Catulus en consultant les autres du regard.

Ils acquiescèrent tous d’un signe de tête.

— Mais tu te trompes au sujet de César, reprit Catulus. Nous ne retrouverons plus jamais une occasion pareille de l’arrêter. Je te supplie d’y réfléchir d’ici à demain.

Après leur départ, il fallut bien envisager certains détails sinistres. Si le sénat votait la peine de mort, quand les condamnés seraient-ils exécutés, comment, où et par qui ? Il n’y avait pas de précédent. Il était facile de répondre à la première question : juste après le jugement, afin d’empêcher toute opération visant à leur délivrance. La réponse à la question « par qui » était aussi assez évidente : le bourreau se chargerait de l’exécution, pour établir qu’il s’agissait bien de criminels ordinaires. Mais « où » et « comment » étaient plus délicats. On pouvait difficilement les précipiter du haut de la roche Tarpéienne — cela provoquerait une émeute. Cicéron consulta le chef de sa garde officielle de licteurs, qui lui assura que le meilleur endroit — parce qu’il serait le plus facile à protéger — serait la salle d’exécution située sous le carcer, qui se trouvait fort commodément juste à côté du temple de la Concorde. L’espace y était trop réduit et la lumière trop faible pour la décapitation, annonça-t-il, aussi, en procédant par élimination, arriva-t-on à la conclusion que les conjurés devraient être étranglés. Le licteur partit alors s’assurer que le carnifex et ses assistants se tiendraient prêts.

Je savais que cette conversation avait affecté Cicéron. Il refusa de manger en disant qu’il n’avait pas faim. Il consentit à boire un peu du vin d’Atticus dans une de ses ravissantes coupes en verre de Naples, malheureusement, sa main tremblait tellement qu’il la laissa tomber et le verre se fracassa sur le sol en mosaïque. Dès que tout fut nettoyé, Cicéron décida qu’il avait besoin de prendre l’air. Atticus demanda à un esclave d’ouvrir les portes et nous quittâmes la bibliothèque pour rejoindre la petite terrasse. Au fond de la vallée, le couvre-feu avait pour effet de rendre Rome aussi obscure et insondable qu’un lac. Seul le temple de Luna, éclairé par des torches sur les pentes du Palatin, était visible. Il semblait planer, suspendu dans la nuit, tel un vaisseau à coque blanche descendu des étoiles pour nous inspecter. Nous nous accoudâmes à la balustrade et contemplâmes inutilement ce que nous ne pouvions voir.

Cicéron poussa un soupir et dit, plus pour lui-même que pour aucun d’entre nous :

— Je me demande ce que les hommes penseront de nous dans mille ans. César a peut-être raison et peut-être faudrait-il mettre à bas cette république pour mieux la reconstruire. Je peux vous dire que j’en suis venu à détester ces patriciens tout autant que je déteste la plèbe — et ils n’ont pas l’excuse de la pauvreté ou de l’ignorance.

Puis, à nouveau, quelques instants plus tard :

— Nous avons tant — arts, connaissances, lois, trésors, esclaves, les splendeurs de l’Italie, la domination du reste du monde — et pourtant, pourquoi faut-il toujours qu’un instinct irrépressible de l’esprit humain nous pousse à saccager notre nid ?

Je pris subrepticement ces deux remarques en notes.

Je dormis très mal cette nuit-là, dans un réduit contigu à la chambre de Cicéron. Le bruit des bottes des sentinelles qui patrouillaient le jardin et leurs chuchotements se mêlaient à mes rêves. Voir Lucullus avait ravivé mon souvenir d’Agathe, et je fis un cauchemar où je lui demandais des nouvelles de la jeune fille ; il me répondait qu’il ne voyait pas du tout de qui je voulais parler et que, de toute façon, tous ses esclaves de Misène étaient morts. Lorsque je m’éveillai, épuisé, dans l’aube grisâtre, je me sentais très angoissé, comme si l’on m’avait écrasé la poitrine sous une grosse pierre. Je regardai dans la chambre de Cicéron, mais son lit était vide. Je le trouvai assis sans bouger dans la bibliothèque, les volets clos et une petite lampe allumée près de lui. Il me demanda si c’était l’aube. Il voulait rentrer parler à Terentia.

Nous partîmes peu après, escortés par un nouveau détachement de gardes du corps commandé par Clodius. Depuis le début de la crise, ce dépravé notoire s’était proposé régulièrement pour escorter le consul, et ces manifestations de loyauté, qui allaient de pair avec la défense de Murena qu’avait assurée Cicéron, avaient renforcé le lien qui unissait les deux hommes. J’imagine que ce qui avait attiré Clodius chez Cicéron était la possibilité d’apprendre l’art de la politique auprès d’un maître — il avait l’intention de se présenter au sénat l’année suivante —, alors que Cicéron était amusé par les bêtises juvéniles de Clodius. Quoi qu’il en soit, même si je me méfiais de lui, je fus content de le voir arriver ce matin-là car je savais qu’il saurait dérider le consul avec quelques potins distrayants. D’ailleurs, il commença tout de suite.

— Sais-tu que Murena va se remarier ?

— Vraiment ? s’exclama Cicéron, surpris. Avec qui ?

— Sempronia.

— Mais Sempronia n’est-elle pas déjà mariée ?

— Elle est en train de divorcer. Murena sera son troisième mari.

— Trois maris ! Quelle dévergondée.

Ils firent quelques pas.

— Elle a une fille de quinze ans de son premier mariage, déclara pensivement Clodius. Tu le savais ?

— Non.

— J’envisage de l’épouser. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Murena deviendrait alors ton beau-père par alliance ?

— Effectivement.

— Ce n’est pas une mauvaise idée. Il pourra beaucoup aider ta carrière.

— Elle est aussi formidablement riche. C’est l’héritière des Gracques.

— Alors, qu’est-ce que tu attends ? demanda Cicéron, ce qui fit rire Clodius.

Lorsque nous arrivâmes chez Cicéron, les fidèles, conduites par les vierges vestales, sortaient, les yeux brouillés, dans le matin glacé. Une foule de curieux s’était rassemblée pour les regarder passer. Certaines, comme Pompeia, la femme de César, semblaient chancelantes et devaient être soutenues par leurs servantes. D’autres, dont la mère de César, Aurélia, paraissaient indifférentes à ce qu’elles venaient de vivre. Elle passa devant Cicéron avec un visage de marbre, sans lui accorder un regard, ce qui indiquait, pensai-je, qu’elle savait ce qui s’était produit au sénat la veille. En fait, un nombre étonnant des femmes qui quittaient la maison avaient un lien plus ou moins solide avec César. Je dénombrai au moins trois de ses anciennes maîtresses — Mucia, la femme de Pompée le Grand ; Postumia, la femme de Servius ; et Lollia, qui était mariée à Aulus Gabinius. Clodius contemplait avec excitation cette parade parfumée. Puis Servilia, épouse du consul désigné Silanus et favorite de César, franchit la porte de la maison et sortit dans la rue. Elle n’était pas particulièrement belle, mais son visage était séduisant — je crois qu’on aurait pu le qualifier de masculin — et exprimait surtout l’intelligence et la force de caractère. Et il n’est pas surprenant qu’elle fût la seule parmi toutes ces épouses de grands magistrats à s’arrêter devant Cicéron pour lui demander ce qui allait se passer selon lui.

— Ce sera au sénat de décider, répondit-il prudemment.

— Mais d’après toi, que décidera-t-il ?

— Je ne peux pas parler à la place des sénateurs.

— Tu vas leur donner une indication ?

— Si je le faisais, pardonne-moi, je l’annoncerais d’abord au sénat plutôt que maintenant en pleine rue.

— Tu ne me fais pas confiance ?

— Si, bien sûr, Servilia. Mais on pourrait surprendre notre conversation.

— Je ne sais pas ce que tu entends par là !

Elle avait pris une voix offensée, néanmoins ses yeux bleus perçants brillaient d’un humour malicieux.

— C’est de loin la plus intelligente de ses femmes, commenta Cicéron quand elle se fut éloignée. Elle est plus brillante encore que sa mère, et ce n’est pas rien. Il ferait mieux de rester avec elle.

Les pièces de la maison de Cicéron étaient encore empreintes de présence féminine, et il y régnait un parfum d’encens, de bois de santal et de genévrier mêlés. Des esclaves balayaient et débarrassaient les restes ; un tas de cendres blanches occupait l’autel. Clodius ne cherchait pas à dissimuler sa curiosité. Il saisissait des objets et les examinait, brûlant visiblement de poser toutes sortes de questions, surtout quand Terentia fit son apparition. Elle portait encore la tenue de la grande prêtresse, mais comme aucun homme ne devait la voir, elle avait enfilé un manteau par-dessus et le tenait serré contre sa gorge. Son visage était empourpré et sa voix aiguë et bizarre.

— Il y a eu un signe, annonça-t-elle. Il y a moins d’une heure, de la Bonne Déesse en personne !

Cicéron parut dubitatif, mais Terentia était trop exaltée pour s’en apercevoir.

— J’ai reçu une dispense spéciale de la part des vestales pour t’informer de ce que nous avons vu. Là, dit-elle avec un geste dramatique, sur l’autel, le feu s’était entièrement consumé et les cendres étaient froides. Soudain, une grande flamme vive s’est mise à brûler. C’est le présage le plus extraordinaire qu’il ait été donné de voir à chacune d’entre nous.

— Et qu’est-il censé signifier, ce présage ? demanda Cicéron, visiblement intéressé malgré lui.

— C’est un signe de faveur, envoyé directement chez toi en un jour particulièrement crucial pour te promettre gloire et sécurité.

— Vraiment ?

— Sois hardi, dit-elle en lui prenant les mains. Fais ce qui demande le plus de courage. Cela te vaudra la reconnaissance éternelle. Aucun mal ne te sera fait. C’est le message de la Bonne Déesse.

Je me suis souvent demandé au cours des années qui ont suivi si cette prédiction avait altéré ou non le jugement de Cicéron. Il est vrai qu’il avait souvent tourné présages et augures en dérision devant moi, les jugeant d’une bêtise puérile. Mais l’expérience m’a montré que les plus grands sceptiques prient in extremis tous les dieux de l’Olympe s’ils pensent que cela peut les aider. Je savais avec certitude que l’annonce avait fait plaisir à Cicéron. Il baisa la main de Terentia et la remercia pour sa piété et le souci qu’elle avait de ses intérêts. Puis il monta se préparer pour le sénat tandis qu’on répandait, sur ses instructions, la nouvelle du présage parmi la foule qui patientait dans la rue. Pendant ce temps, Clodius avait trouvé une chemise de femme sous l’un des divans, et je le vis la porter à son nez et inspirer profondément.


Sur ordre du consul, les prisonniers ne furent pas conduits devant le sénat et demeurèrent dans leurs résidences surveillées respectives. Cicéron prétendit que c’était pour des raisons de sécurité, mais je pense que c’était parce qu’il n’aurait pas supporté de les regarder en face. Cette fois encore, l’assemblée se tint dans le temple de la Concorde, et tous les dirigeants de la république y participaient, à l’exception de Crassus, qui fit savoir qu’il était souffrant. En réalité, il voulait éviter d’avoir à se prononcer pour ou contre la peine de mort. Peut-être aussi craignait-il une agression : ils étaient nombreux parmi les patriciens et l’ordre équestre à penser qu’il aurait dû lui aussi être arrêté. César, en revanche, arriva parfaitement décontracté, ses épaules larges et sèches se frayant un passage parmi la garde, sans prêter attention ni aux jurons ni aux insultes. Il se glissa à sa place, au premier rang, s’installa confortablement et étendit largement ses jambes dans l’allée. Le crâne étroit de Caton lui faisait face, penché, comme d’habitude, sur les livres de comptes du Trésor. Il faisait très froid. Les portes du temple avaient été laissées grandes ouvertes pour la foule des spectateurs, et c’était une véritable bourrasque qui s’engouffrait dans l’allée centrale. Isauricus portait une paire de vieux gants gris, on entendait force toux et éternuements et, quand Cicéron prit la parole pour réclamer le calme, son souffle jaillit telle la vapeur d’une bouilloire.

— Pères conscrits, commença-t-il, nous entamons la séance la plus grave dont il me souvienne. Nous devons déterminer le sort à réserver aux criminels qui ont menacé notre république. Je voudrais que tous ceux qui désirent parler puissent le faire. Je ne souhaite pas exprimer mon opinion sur la question…

Il leva la main pour faire taire les objections.

— … Nul ne pourra dire que je n’ai pas joué mon rôle de responsable dans cette affaire. Mais j’entends dorénavant me mettre au service du sénat et, quoi que vous décidiez, soyez assurés que votre décision sera appliquée. Ma seule restriction est que cette décision devra être prise aujourd’hui même, avant la tombée de la nuit. Nous ne pouvons différer le verdict. Le châtiment pour lequel vous aurez opté, quel qu’il soit, devra être immédiat. Je demande à présent à Decimus Junius Silanus de donner son avis.

C’était le privilège du premier consul désigné que d’ouvrir les débats, quoique je sois certain que ce jour-là, c’était un honneur auquel Silanus aurait volontiers renoncé. Jusqu’à maintenant, je n’ai pas trouvé grand-chose à dire sur Silanus, en partie parce que j’ai du mal à me souvenir de lui : au milieu des géants, il était un nain — respectable, gris, ennuyeux, enclin à parler de ses problèmes de santé et de sa mélancolie envahissante. Il ne serait jamais arrivé là sans l’énergie et l’ambition de Servilia, qui voulait tellement que ses trois filles aient pour père un consul qu’elle devint la maîtresse de César dans le but de favoriser la carrière de son mari. Jetant de temps à autre des regards nerveux en direction de celui qui le rendait cocu, Silanus parla avec hésitation des demandes contradictoires de justice et de mansuétude, de sécurité et de liberté, de son amitié pour Lentulus Sura et de sa haine des traîtres. Où voulait-il en venir ? Il était impossible de le dire. Finalement, Cicéron dut lui demander directement quelle peine il recommandait. Silanus prit une profonde inspiration et ferma les yeux.

— La mort, déclara-t-il.

Le sénat frémit en entendant ce mot terrible. Murena fut appelé ensuite. Je compris pourquoi Cicéron avait préféré le voir consul à la place de Servius en cette période de crise. Il y avait en lui un côté solide et carré lorsqu’il se leva pour parler, jambes écartées, ses mains replètes posées sur ses hanches.

— Je suis un soldat, dit-il. Rome est en guerre. Là-bas, dans nos campagnes, on viole nos femmes et nos enfants, on pille nos temples et détruit nos récoltes. Et voilà que notre vigilant consul vient de découvrir qu’on fomentait un chaos similaire dans notre mère cité. Si je découvrais dans mon camp des hommes prêts à l’incendier et à assassiner mes officiers, je n’hésiterais pas un instant à ordonner leur exécution. La peine pour les traîtres a toujours été, doit et ne peut être que la mort.

Cicéron remonta ainsi tout le premier rang, appelant un ex-consul après l’autre. Catulus fit un exposé à vous figer le sang sur les horreurs des massacres et des incendies volontaires, et apporta lui aussi un soutien ferme et définitif en faveur de la peine de mort ; les frères Lucullus firent de même, ainsi que Pison, Curion, Cotta, Figulus, Volcacius, Servilius, Torquatus et Lepidus ; même Lucius, le cousin de César, se déclara à contrecœur en faveur de la peine capitale. Avec Silanus et Murena, cela faisait quatorze personnalités de rang consulaire qui prônaient le même châtiment. Aucune voix ne s’éleva contre. Les avis étaient tellement unanimes que Cicéron m’avoua plus tard qu’il avait craint d’être accusé d’avoir brigué les votes. Après plusieurs heures, durant lesquelles on n’entendit que des déclarations en faveur de la peine de mort, il se leva et demanda si quelqu’un souhaitait proposer une peine différente. Toutes les têtes se tournèrent naturellement vers César, mais ce fut un ancien préteur, Tiberius Claudius Néron, qui se leva le premier. Il avait compté au nombre des commandants de Pompée dans sa guerre contre les pirates et parlait au nom de son chef.

— Pourquoi se presser autant, citoyens ? Les conspirateurs sont sous les verrous. Je crois que nous devrions rappeler Pompée le Grand pour qu’il se charge de Catilina. Une fois leur chef vaincu, nous pourrons décider à loisir de ce que nous allons faire de ses laquais.

Quand Néron eut terminé, Cicéron demanda :

— Quelqu’un d’autre voudrait-il s’exprimer contre une peine de mort immédiate ?

C’est alors seulement que César décroisa lentement les jambes et se leva. Une formidable cacophonie de cris et de quolibets s’éleva aussitôt, mais César s’y attendait visiblement et avait préparé sa réaction. Il garda les mains derrière le dos et attendit patiemment que le bruit s’estompe.

— Pères conscrits, quiconque pèse une question difficile doit chasser de son esprit la haine et la colère tout autant que l’affection et la compassion, déclara-t-il de sa voix basse et menaçante. Il n’est pas facile de discerner la vérité si l’on cède à l’émotion.

Il prononça ce dernier mot avec un mépris si mordant qu’il réduisit aussitôt ses adversaires au silence.

— Vous vous demandez peut-être pourquoi je m’oppose à la peine de mort…

— Parce que tu es coupable, toi aussi ! cria une voix.

— Si j’étais coupable, rétorqua César, quelle meilleure façon de le cacher que de me joindre à votre chœur pour réclamer la mort ? Non, je ne m’oppose pas à la mort parce que ces hommes ont été mes amis — dans les affaires publiques, il convient de laisser de tels sentiments de côté. Je ne m’y oppose pas non plus parce que je juge leur crime insignifiant. Je pense franchement qu’aucune torture ne serait assez cruelle pour punir ces hommes. Mais les gens ont la mémoire courte. Une fois que les criminels sont passés en jugement, leur culpabilité ne tarde pas à s’effacer ou bien devient sujet à polémique. En revanche, ce qui est ineffaçable, c’est leur châtiment, surtout s’il est sévère. Je suis certain que Silanus a l’intérêt de son pays à cœur lorsqu’il défend sa proposition. Pourtant, elle me paraît, non pas cruelle — car rien ne saurait être trop cruel quand on traite avec de tels personnages — mais en contradiction avec le droit public de notre république.

« Tous les précédents regrettables trouvent leurs origines dans des mesures qui paraissaient à l’époque souhaitables. Il y a vingt ans, quand Sylla a ordonné l’exécution de Brutus et de ses semblables, qui parmi nous n’a pas approuvé son action ? Ces hommes étaient des scélérats et des fauteurs de troubles ; tout le monde s’accordait à penser qu’ils méritaient de mourir.

Pourtant, ces exécutions ont en fait été le premier pas sur le chemin d’une catastrophe nationale. Très vite, celui qui convoitait la terre ou la villa d’un autre — ou même, à la fin, sa vaisselle ou ses vêtements — pouvait s’en débarrasser en le dénonçant comme traître. Ainsi, ceux qui s’étaient réjouis de la mort de Brutus se retrouvèrent eux-mêmes traînés au supplice, et les tueries ne cessèrent que quand Sylla eut gavé de richesses tous ses partisans. Bien sûr, je ne crains rien de tel de Marcus Cicéron. Mais, dans une grande nation comme la nôtre, il y a bien des caractères différents, et il peut arriver qu’en d’autres temps, sous un autre consul qui aurait, comme lui, une armée à sa disposition, on prenne le faux pour le vrai. Si le cas se présentait et que, fort de cet exemple et armé d’un décret du sénat, ce consul choisissait de tirer le glaive, qui aurait-il pour l’arrêter ?

Son propre nom ayant été prononcé, Cicéron intervint :

— J’ai écouté les remarques du grand pontife avec beaucoup d’attention, dit-il. Propose-t-il que les prisonniers soient tout simplement relâchés pour qu’ils puissent grossir l’armée de Catilina ?

— En aucun cas, répondit César. J’admets qu’ils ont perdu le droit de respirer le même air et de voir la même lumière que le reste d’entre nous. Toutefois, la mort a été prescrite par les dieux immortels non pour punir, mais pour nous soulager de nos maux et de nos épreuves. Si nous les tuons, nous mettrons fin à leurs souffrances. Je propose donc un destin plus cruel : que tous les biens des prisonniers soient confisqués et qu’eux-mêmes restent emprisonnés, chacun dans une ville séparée, jusqu’à la fin de leurs jours. Les condamnés ne pourront jamais faire appel de cette peine, et quiconque tentera de le faire pour eux se rendra coupable d’un acte de trahison. La vie, pères conscrits, conclut-il, devra signifier toute la vie.

Quelle impudence ! Mais aussi quelle intelligence et quelle efficacité ! Alors même que je notais la motion de César et la tendais à Cicéron, j’entendais les chuchotements fébriles parcourir le sénat. Le consul me prit les tablettes avec une expression inquiète sur le visage. Il sentait que son ennemi avait réussi un coup plein d’adresse, mais ne pouvait en prévoir toutes les implications ni ne savait comment réagir. Il lut la proposition de César à voix haute et demanda si quelqu’un souhaitait émettre un commentaire, ce que ne manqua pas de faire Silanus, consul désigné et roi des cocus.

— Les paroles de César m’ont profondément ému, déclara-t-il en se frottant onctueusement les mains, tellement ému en fait que je ne voterai pas pour ma propre proposition. Je pense à présent moi aussi que l’emprisonnement à perpétuité est une peine plus appropriée que la mort.

Cette déclaration suscita des exclamations étouffées suivies par une sorte de bruissement dans les rangs indiquant que le vent de l’opinion générale était en train de tourner. Si on leur donnait à choisir entre l’exil et la mort, la majorité des sénateurs choisiraient la mort. Mais si on leur proposait de choisir entre la mort et la prison à perpétuité, ils pouvaient très bien revoir leur position. Et qui aurait pu le leur reprocher ? Cela semblait être la solution parfaite : les conjurés recevraient un châtiment exemplaire, et le sénat échapperait à l’anathème en évitant d’avoir du sang sur les mains. Cicéron chercha anxieusement autour de lui des défenseurs de la peine de mort, mais voilà que tous ceux qui prenaient la parole prônaient à présent les mérites de l’emprisonnement à perpétuité. Hortensius soutint la motion de César ; contre toute attente, Isauricus fit de même. Metellus Nepos déclara qu’une exécution sans la possibilité de faire appel serait illégale, et fit écho à la demande de Néron de rappeler Pompée. Après une ou deux heures de ce son de cloche, quelques voix seulement s’élevant encore pour réclamer la mort, Cicéron demanda une brève suspension pour permettre aux sénateurs d’aller se soulager ou se rafraîchir. Pendant ce temps, il tint rapidement conseil avec Quintus et moi. Le jour commençait déjà à décliner et nous n’y pouvions rien — il était bien entendu formellement interdit d’allumer le moindre feu ou la moindre lampe dans l’enceinte d’un temple. Je compris soudain que le temps nous était compté.

— Alors ? demanda Cicéron à voix basse en s’avançant sur son siège. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— La motion de César va passer, répondit Quintus dans un chuchotement, cela ne fait aucun doute. Même les patriciens se laissent convaincre.

— Et s’empressent d’oublier leurs belles promesses… grogna Cicéron.

— Ce ne peut qu’être bon pour toi, commentai-je avec enthousiasme puisque je soutenais l’option du compromis. Ça te tire d’un mauvais pas.

— Cette proposition est absurde ! siffla Cicéron avec un regard peu amène en direction de César. Le sénat ne peut faire passer de loi qui engage perpétuellement ses successeurs, et César le sait. Que se passera-t-il, l’année prochaine, si un sénateur dépose une motion disant que ce n’est pas de la trahison de militer pour la libération des prisonniers, et que cette motion est votée par une assemblée publique ? César veut juste maintenir un état de crise pour servir ses propres desseins.

— Mais alors, ce sera le problème de ton successeur, répondis-je, pas le tien.

— Tu passeras pour un faible, avertit Quintus. Qu’en retiendra l’Histoire ? Il faut que tu t’exprimes.

Les épaules de Cicéron s’affaissèrent. C’était exactement l’épreuve qu’il redoutait. Je ne l’avais jamais vu plongé dans une indécision aussi douloureuse.

— Tu as raison, conclut-il, bien que je ne puisse imaginer d’issue qui ne soit pas désastreuse pour moi.

Ainsi, à la fin de la suspension, il annonça qu’il allait malgré tout s’exprimer.

— Je vois, pères conscrits, que vous avez tous le visage et les yeux tournés vers moi, aussi dirai-je ce qu’un consul doit dire. Nous nous trouvons confrontés à deux propositions : celle de Silanus — bien qu’il ne désire plus voter pour elle —, qui prône la mort pour les conjurés ; celle de César, qui est en faveur de l’emprisonnement à vie — une punition exemplaire pour un crime odieux. C’est, comme il le dit lui-même, une peine pire que la mort car César exclut même l’espoir, seule consolation des hommes dans le malheur. Il recommande encore la confiscation de tous leurs biens, afin d’ajouter la pauvreté à leurs autres tourments. La seule chose qu’il laisse à ces scélérats est la vie — alors que s’il la leur avait prise, il leur aurait épargné d’un seul coup douloureux bien des souffrances tant physiques que morales.

« Maintenant, pères conscrits, je sais exactement où est mon intérêt. Si vous adoptez la motion de César, qui est du parti populaire, j’aurai moins de raison de craindre les attaques de la plèbe, parce que je suivrai ce qu’il a défendu. Alors que si vous adoptez l’autre solution, je redoute bien d’autres ennuis. Cependant, plaçons les intérêts de la république au-dessus des dangers qui peuvent me menacer. Nous devons faire ce qui est juste. Répondez-moi : si un chef de famille découvrait ses enfants tués par un esclave, son épouse assassinée et sa maison brûlée, et qu’il n’infligeait pas la peine capitale aux coupables, le jugerait-on bon et compatissant ou bien le verrait-on comme le plus inhumain et le plus cruel des hommes pour n’avoir pas vengé les siens ? Je pense qu’un homme qui ne soulage pas son chagrin et sa souffrance en infligeant une peine similaire au coupable est quelqu’un qui ne ressent rien et a un cœur de pierre. Je soutiens donc la proposition de Silanus.

César se leva aussitôt pour intervenir :

— Mais, là où le plaidoyer du consul pèche, c’est que les accusés n’ont pas commis de tels crimes — ils sont condamnés pour leurs intentions et non pour ce qu’ils ont effectivement fait.

— Exactement ! s’éleva une voix de l’autre côté de la salle, et toutes les têtes se tournèrent vers Caton.

Si le vote avait eu lieu à ce moment, je n’ai guère de doute que la proposition de César eût été adoptée malgré l’avis du consul. Les prisonniers auraient été répartis par toute l’Italie et auraient pourri en prison ou bien auraient été graciés selon les caprices de la politique, et le destin de Cicéron en eût été fort différent. Mais au moment même où l’issue semblait assurée, des rangs situés au fond du temple se dressa une silhouette familière, négligée et émaciée, les épaules nues malgré le froid, le bras levé pour indiquer sa volonté d’intervenir.

— Marcus Porcius Caton, dit Cicéron d’une voix hésitante, car on ne savait jamais de quel côté la logique rigide de Caton allait le faire pencher. Tu veux dire quelque chose ?

— Oui, je veux parler, dit Caton. Je veux parler parce qu’il faut bien que quelqu’un rappelle à cette assemblée ce à quoi nous sommes confrontés. La question, citoyens, est justement que nous ne traitons pas de crimes qui ont été commis mais de crimes programmés. Et c’est précisément pour cette raison qu’il ne servira à rien d’invoquer la loi a posteriori : nous aurons tous été massacrés !

Un murmure parcourut l’assemblée : il disait la vérité. Je levai les yeux vers Cicéron. Il hochait la tête, lui aussi.

— Trop de ceux qui siègent ici, déclara Caton d’une voix de plus en plus forte, font plus cas de leurs villas et de leurs statues que de leur pays. Par les dieux immortels, c’est à vous que je m’adresse ! Réveillez-vous pendant qu’il est encore temps et prenez en main la défense de la république ! C’est notre liberté, notre vie qui sont en jeu ! Dans les circonstances actuelles, on voudrait nous parler de mansuétude et de miséricorde ?

Il s’avança entre les rangs, pieds nus, et se dressa dans l’allée centrale, sa voix dure et impitoyable grinçant tel un couteau sur la meule. C’était comme si son célèbre grand-père venait de sortir de la tombe et secouait furieusement ses boucles grises en nous regardant.

— Ne croyez pas, citoyens, que ce soit par les armes que nos ancêtres ont fait grandir la république, de petite qu’elle était. S’il en était ainsi, c’est avec nous qu’elle serait au sommet de sa gloire car nous avons beaucoup plus d’alliés et de citoyens, d’armes et de chevaux qu’eux. Non, d’autres avantages ont fait leur grandeur, et ils n’existent plus chez nous. À l’intérieur du pays, une activité acharnée, au-dehors une domination juste, et au sénat un esprit libre dans les délibérations, sur lequel ne pesaient ni le remords ni la passion. Voilà ce que nous avons perdu. Nous accumulons les richesses personnelles alors que l’État est dans la misère et nous passons notre vie dans l’oisiveté, de sorte que, au premier assaut, la république est sans défense.

« Une conjuration s’est formée parmi les citoyens des plus hautes classes pour mettre le feu à la patrie. Ils appellent à la guerre la nation la plus hostile au nom romain : les Gaulois. Le chef des ennemis se tient avec une armée prête à déferler sur nous. Et vous hésitez et vous vous demandez quoi faire des ennemis arrêtés dans nos murs ?

Il cracha littéralement son sarcasme, arrosant les sénateurs les plus proches de salive.

— Je vous suggère d’avoir pitié d’eux — ce sont de tout jeunes gens qui ont péché par ambition. Relâchez-les donc avec leurs armes ! Mais prenez garde que votre douceur et votre pitié, quand ils seront armés, ne tournent à votre perte ! Vous savez bien, dites-vous, que la situation est grave, mais vous n’avez pas peur. Balivernes ! Vous tremblez d’effroi. Seulement, par inertie, par mollesse, vous hésitez, comptant les uns sur les autres, vous en remettant sans doute aux dieux immortels. Mais je vous le dis, ce ne seront pas des vœux et des prières de femmes qui nous vaudront l’aide des dieux. Seules la vigilance et l’action nous permettront de réussir.

« Nous sommes cernés de toutes parts. Catilina et son armée sont prêts à nous prendre à la gorge. Nos ennemis vivent dans le cœur même de la cité. C’est pourquoi nous devons agir au plus vite. Voici donc mon avis, consul. Prends bonne note, scribe : Puisque, par la volonté impie de citoyens criminels, la république est exposée aux plus grands dangers, et puisque, sur leurs aveux et autres témoignages, les accusés ont été convaincus d’avoir conçu des projets d’incendie, de massacre et d’autres procédés scélérats et violents contre leurs concitoyens, qu’ils soient sur leur aveu, et comme s’ils avaient été pris en flagrant délit de crime entraînant la mort, condamnés suivant les habitudes de nos pères à la peine capitale.

Pendant trente ans, j’ai suivi les débats du sénat, et j’ai assisté à nombre de grands et fameux discours. Pourtant je n’en ai jamais vu un — pas un seul, même de loin — qui pût rivaliser avec les effets de cette brève intervention de Caton. En quoi consiste l’éloquence si ce n’est en l’art de traduire l’émotion en mots précis et justes ? Caton parvint à exprimer ce que ressentaient une majorité d’hommes qui n’avaient pas les mots pour le dire, même pour se le dire. Il les sermonna, et ils lui en furent reconnaissants. De tous les coins du temple, des sénateurs se levèrent et l’applaudirent en venant se placer auprès de leur héros pour indiquer qu’ils le soutenaient. Il n’était plus ce personnage excentrique au dernier rang. Il était le roc, l’ossature et le nerf de la vieille république. Cicéron le contemplait avec étonnement. Quant à César, il se leva d’un bond pour réclamer un droit de réponse et entama aussitôt un discours. Mais tous voyaient bien qu’il ne cherchait qu’à gagner du temps sur la motion de Caton pour empêcher le vote car il ne restait déjà que très peu de lumière et les ombres s’allongeaient très loin dans le temple. Des cris de fureur retentirent parmi ceux qui entouraient Caton et certains en vinrent aux mains. Plusieurs chevaliers qui se tenaient à la porte se précipitèrent à l’intérieur, brandissant leur glaive. César agitait les épaules en tous sens pour se dégager des mains qui tentaient de le faire asseoir, et continuait de parler.

Les chevaliers se tournèrent vers Cicéron, guettant ses instructions. Un signe de tête ou un doigt levé aurait suffi pour que César fût passé au fil de l’épée. Et, pendant une fraction de seconde, Cicéron hésita. Néanmoins, il fit non de la tête. César fut relâché et, dans le chaos qui suivit, il dut quitter précipitamment le temple car je ne le vis plus ensuite. Cicéron descendit de son estrade et parcourut l’allée avec ses licteurs pour admonester les sénateurs et séparer les combattants, en repoussant certains de force à leur place. Il ne retourna sur sa chaise que lorsqu’un semblant d’ordre fut rétabli.

— Pères conscrits, dit-il alors, le visage d’un blanc de craie dans la pénombre, la voix tendue et assourdie, le sentiment général de cette assemblée est clair. La motion de Marcus Caton l’emporte. La sentence est la mort.


Il était à présent vital d’agir vite. Les condamnés devaient être conduits rapidement à la salle d’exécution avant que leurs amis et partisans ne prennent réellement conscience de ce qui allait leur arriver. Pour amener chaque prisonnier, Cicéron mit un ancien consul à la tête d’un détachement de gardes : Catulus alla chercher Cethegus, Torquatus s’occupa de Capito, Pison de Caeparius et Lepidus de Statilius. Après avoir réglé les derniers détails et demandé que les autres sénateurs restent à leur place pendant les exécutions, il partit lui-même en dernier chercher le condamné le plus important, à savoir Lentulus Sura.

Dehors, le soleil venait juste de se coucher. La foule rassemblée ne présageait rien de bon, cependant, les gens s’écartèrent aussitôt pour nous laisser passer. Ils me firent penser aux spectateurs d’un sacrifice, à la fois solennels, respectueux et intimidés par les mystères de la vie et de la mort. Nous nous rendîmes avec notre escorte sur le Palatin, chez Spinther, qui était un parent de Sura, et trouvâmes notre prisonnier dans l’atrium, en train de jouer aux dés avec l’un des hommes préposés à sa garde. Il venait de lancer : les dés roulaient encore sur le plateau lorsque nous entrâmes. En voyant l’expression de Cicéron, il dut comprendre instantanément que tout était fini pour lui. Il baissa les yeux vers les dés pour vérifier son score, puis nous regarda et nous adressa un sourire éteint.

— On dirait bien que j’ai perdu, dit-il.

Je ne peux que louer l’attitude de Sura. Son grand-père et son arrière-grand-père, qui avaient été consuls tous les deux, auraient été fiers de sa conduite, du moins pour ce qui était de cette dernière heure. Il remit une bourse contenant de l’argent à distribuer entre ses gardiens puis sortit de la maison aussi tranquillement que s’il se rendait aux bains. Le seul reproche qu’il se permit fut des plus légers :

— Je crois que tu m’as tendu un piège, dit-il à Cicéron.

— Tu t’es piégé tout seul, rétorqua le consul.

Sura n’ajouta rien durant toute notre traversée du forum et marcha d’un pas ferme, le menton levé. Il portait toujours la simple tunique qu’on lui avait donnée la veille. Pourtant, à voir leur attitude, on aurait pu croire que c’était Cicéron, d’une pâleur mortelle dans sa pourpre consulaire, le condamné et Sura son gardien. Je sentais les yeux de la foule immense braqués sur nous. Tous étaient aussi sages, curieux et dociles que des moutons. Au pied de l’escalier conduisant au carcer, le beau-fils de Sura, Marc Antoine, se précipita devant la garde en criant pour savoir ce qui se passait.

— J’ai un bref rendez-vous, lui répondit tranquillement Sura. Ça ne prendra qu’un moment. Va réconforter ta mère. Elle aura plus besoin de toi que moi.

Marc Antoine gémit de chagrin et de colère et essaya de s’avancer pour toucher Sura, mais il fut écarté par les licteurs. Nous gravîmes les marches entre les détachements de soldats, nous inclinâmes pour franchir une entrée basse mais très profonde, presque semblable à un tunnel, et débouchâmes dans une salle de pierre circulaire et dépourvue de fenêtres, éclairée par des torches. L’air était confiné, empuanti par l’odeur de la mort et des déjections humaines. Mes yeux s’habituèrent à la pénombre et je reconnus Catulus, Pison, Torquatus et Lepidus, qui tenaient les plis de leur toge pressés contre leur nez, et aussi la silhouette trapue du carnifex, le bourreau officiel en tablier de cuir flanqué d’une demi-douzaine d’assistants. Les autres prisonniers étaient déjà allongés par terre, les bras étroitement noués derrière le dos. Capito, qui avait passé la journée avec Crassus, pleurait doucement. Statilius, qui avait été détenu dans la résidence officielle de César, avait trouvé l’oubli dans le vin. Caeparius semblait isolé du reste du monde, recroquevillé sur lui-même, les yeux fermés. Cethegus protestait avec véhémence que tout cela était illégal et réclamait le droit de s’adresser au sénat ; quelqu’un lui assena un coup de pied dans les côtes, et il se tut. Le carnifex saisit Sura par les bras et les lui attacha prestement au niveau des coudes et des poignets.

— Consul, demanda Sura en grimaçant tandis qu’on l’attachait, me donnes-tu ta parole qu’il ne sera fait aucun mal à ma femme et à ma famille ?

— Oui, je te le promets.

— Et remettras-tu nos corps à nos familles pour que nous ayons des funérailles ?

— Oui, je le ferai.

(Marc Antoine assurera par la suite que Cicéron avait refusé cette dernière requête, ce qui est encore un de ses innombrables mensonges.)

— Ce n’était pas censé être mon destin. Les augures étaient très clairs.

— Tu t’es laissé suborner par des gens néfastes.

Quelques instants plus tard, Sura fut entravé et regarda autour de lui.

— Je meurs en aristocrate romain ! cria-t-il dans une attitude de défi. Et en patriote !

C’en fut trop pour Cicéron.

— Non, dit-il brièvement en adressant un signe de tête au carnifex, tu meurs en traître.

Sur ces mots, Sura fut entraîné vers le grand trou noir qui occupait le centre de la pièce et qui était le seul accès à la salle d’exécution, sous nos pieds. Deux hommes robustes le firent descendre dans ce trou, et j’eus une dernière vision de son beau visage effaré et hébété dans la lumière des torches. Puis d’autres mains puissantes durent le réceptionner car il disparut brusquement. Le corps prostré de Statilius fut descendu juste après Sura ; vint ensuite rapidement le tour de Capito, qui tremblait tant que ses dents s’entrechoquaient, puis de Caeparius, comme évanoui de terreur ; et enfin de Cethegus, qui hurla, sanglota et se débattit tant que deux hommes durent le faire asseoir pendant qu’un troisième lui attachait les jambes — ils finirent par le pousser tête la première dans le trou, et il atterrit avec un bruit sourd. Puis on n’entendit plus rien sinon quelques bruits de lutte, mais ceux-ci ne tardèrent pas à cesser, eux aussi. J’appris par la suite qu’ils avaient été pendus les uns après les autres à des crochets fixés au plafond. Au bout de ce qui parut une éternité, le carnifex cria que le travail était terminé, et Cicéron s’approcha à contrecœur du trou pour regarder en bas. On passa une torche au-dessus des victimes. Les cinq hommes étranglés gisaient les uns à côté des autres, levant vers nous leurs yeux aveugles exorbités. Je n’éprouvai aucune pitié : je pensais au corps mutilé du garçon qu’ils avaient sacrifié pour sceller leur pacte. Caton avait raison, me dis-je. Ils avaient mérité de mourir. Et c’est encore ce que je pense aujourd’hui.

Une fois qu’il se fut assuré de la mort des conjurés, Cicéron eut hâte de sortir de cette « antichambre de l’enfer », comme il l’appela lui-même par la suite. Nous nous engouffrâmes à nouveau dans l’étroit tunnel d’accès avant d’émerger dans l’air glacé de la nuit — découvrant alors un spectacle des plus inattendus. Dans l’obscurité, le forum tout entier était éclairé par des torches formant un immense tapis de petites lueurs jaunes et vacillantes. À perte de vue, la foule attendait, immobile et silencieuse, bordée par l’assemblée des sénateurs, tout juste sortis du temple de la Concorde, juste à côté de la prison. Tous les regards étaient tournés vers Cicéron. De toute évidence, il lui fallait annoncer ce qui venait de se passer bien qu’il n’eût pas la moindre idée de ce que serait la réaction générale. De plus, il se trouvait confronté à une autre difficulté qui montrait bien le caractère sans précédent des événements : la superstition voulait à l’époque qu’un magistrat ne prononce jamais le mot « mort » dans le forum, de crainte qu’il ne porte malheur à la cité. Cicéron réfléchit donc un instant, s’éclaircit la gorge pour éliminer les miasmes accumulés dans le carcer, rejeta les épaules en arrière et clama d’une voix forte :

Ils ont vécu !

Sa voix se répercuta contre les édifices et fut suivie d’un silence si profond que je craignis une hostilité soudaine et grégaire, et que nous ne fussions les prochains à être exécutés. Mais sans doute les gens cherchaient-ils simplement à comprendre les propos de Cicéron. Quelques sénateurs commencèrent à applaudir. D’autres se joignirent à eux et les applaudissements se muèrent en acclamations. Pour peu à peu, se répandre dans la multitude. « Vive Cicéron ! » crièrent-ils. « Vive Cicéron ! », « Loués soient les dieux de nous avoir donné Cicéron ! »

Me tenant tout près de lui, je vis les larmes lui monter aux yeux. On eût dit qu’une digue venait de céder en lui et que toutes les émotions accumulées, non seulement durant ces dernières heures mais pendant tout son consulat, affluaient soudain à la surface. Il essaya de dire quelque chose mais n’y parvint pas, ce qui ne fit qu’augmenter le volume des acclamations. Il ne lui restait plus qu’à descendre les marches et, le temps qu’il arrive au niveau du forum sous les vivats de ses amis comme de ses adversaires, il pleurait à chaudes larmes. Derrière nous, les corps des prisonniers étaient sortis par des crochets.


Le récit des derniers jours du consulat de Cicéron sera rapide. Jamais civil dans l’histoire de la république ne fut autant loué que lui à cette époque. Après avoir retenu son souffle pendant des mois, la ville semblait pousser un grand soupir de soulagement. La nuit de l’exécution des conjurés, le consul fut escorté chez lui par l’ensemble du sénat en une grande procession aux chandelles et fut acclamé tout au long du chemin depuis le forum. Sa maison était brillamment illuminée pour l’accueillir. L’entrée, où Terentia l’attendait avec ses enfants, était parée de laurier ; ses esclaves se rangèrent pour l’applaudir lorsqu’il gagna l’atrium. Ce fut un étrange retour au bercail. Cicéron était trop épuisé pour dormir, trop affamé pour manger, trop impatient d’oublier cette affreuse affaire d’exécution pour pouvoir parler d’autre chose. Je supposai qu’il lui faudrait un jour ou deux pour retrouver son équilibre. Ce ne fut que plus tard que je compris que quelque chose en lui avait changé définitivement, s’était brisé comme un essieu. Le lendemain matin, le sénat lui décerna le titre de « Père de la patrie ». César préféra ne pas assister à la séance, mais Crassus vint voter avec les autres et le porta aux nues.

Toutes les voix ne s’élevèrent pas pour l’acclamer. Lorsqu’il prit son tribunat, quelques jours plus tard, Metellus Nepos maintint que les exécutions demeuraient illégales. Il prédit que, quand Pompée reviendrait ramener l’ordre en Italie, il se chargerait non seulement de Catilina mais aussi de ce petit tyran qu’était Cicéron. Malgré son immense popularité, le consul fut suffisamment inquiet pour aller voir Clodia et lui demander de dire en privé à son beau-frère que, s’il continuait de la sorte, Cicéron commanderait une enquête pour déterminer ses liens avec Catilina. Les magnifiques yeux bruns de Clodia brillèrent de plaisir à cette possibilité de se mêler des affaires de l’État. Mais Nepos ignora tranquillement l’avertissement, se disant avec raison que Cicéron n’oserait jamais agir contre l’allié politique le plus proche de Pompée. Tout dépendait donc maintenant de la rapidité avec laquelle Catilina serait vaincu.

Quand la nouvelle salutaire de l’exécution de Sura et des autres conjurés parvint au camp de Catilina, ses partisans furent nombreux à déserter sur-le-champ. (Je doute qu’ils eussent agi de la sorte si le sénat avait voté l’emprisonnement à vie.) Comprenant que Rome n’était plus à leur portée, Catilina et Manlius décidèrent alors de mener l’armée rebelle vers le nord, avec l’intention de franchir les Alpes pour gagner la Gaule transalpine et y créer une enclave montagneuse où ils pourraient tenir pendant des années. Mais l’hiver approchait et Metellus Celer bloquait les cols les plus bas avec ses trois légions. Pendant ce temps, l’autre armée du sénat, commandée par Hybrida, était lancée aux trousses des rebelles. Ce fut contre ce dernier adversaire que Catilina décida de se battre, choisissant une plaine étroite à l’est de Pise.

Bien évidemment, il y eut des soupçons, qui persistent encore aujourd’hui, selon lesquels il aurait été, depuis le début, secrètement en contact avec son vieil allié Hybrida. Cicéron avait prévu cela aussi et, lorsqu’il parut clair que la bataille aurait lieu, le lieutenant expérimenté d’Hybrida, Marcus Petreius, ouvrit les ordres cachetés qu’on lui avait remis à Rome. Ceux-ci lui donnaient le commandement effectif des opérations et indiquaient qu’Hybrida devait prétexter une maladie pour ne pas prendre part au combat ; s’il refusait, Petreius avait ordre de l’arrêter. Cependant, dès qu’il fut informé de ces dispositions, Hybrida accepta promptement et annonça qu’il souffrait d’une crise de goutte. Contre toute attente, Catilina se retrouva donc face à l’un des commandants les plus efficaces de l’armée romaine, qui était de surcroît à la tête de troupes beaucoup plus importantes et mieux armées que les siennes.

Au matin de la bataille, Catilina s’adressa à ses soldats, dont beaucoup n’avaient pour armes que des fourches et des lances, dans les termes suivants :

— Soldats, nous luttons pour notre patrie, notre liberté et notre vie alors que nos adversaires combattent pour maintenir une oligarchie corrompue. Ils seront peut-être plus forts par le nombre, mais nous le sommes par l’audace, et nous vaincrons. Mais enfin, si la fortune nous tourne le dos, veillez à ne pas vous laisser prendre et massacrer comme du bétail. Battez-vous en hommes et assurez-vous de ne laisser à vos ennemis qu’une victoire sanglante et endeuillée par les larmes.

Puis les trompettes sonnèrent et les premières lignes avancèrent l’une vers l’autre.

Ce fut un carnage épouvantable, et Catilina fut toute la journée au cœur de la mêlée. Pas un seul de ses lieutenants ne se rendit. Ils combattirent avec l’abandon féroce de ceux qui n’ont rien à perdre. Il fallut attendre que Petreius envoie une cohorte prétorienne d’élite pour que l’armée rebelle finisse par tomber. Tous les partisans de Catilina, y compris Manlius, moururent où ils combattaient. On constata après la bataille qu’ils avaient tous été blessés par-devant et ne portaient aucune blessure au dos. À la nuit tombée, après la fin des affrontements, Catilina fut retrouvé loin à l’intérieur des lignes adverses, entouré par les cadavres des ennemis qu’il avait taillés en pièces. Il respirait encore tout juste mais ne tarda pas à succomber à de terribles blessures. Sur les instructions d’Hybrida, sa tête fut envoyée à Rome dans un tonneau de glace et présentée au sénat. Toutefois, Cicéron, qui avait quitté le consulat quelques jours plus tôt, refusa de la regarder, et ainsi se termina la conjuration de Lucius Sergius Catilina.

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