DEUXIÈME PARTIE PATER PATRIAE 62-58 av. J.-C

Nam Catonem nostrum non tu amas plus quam ego ;

sed tamen ille optimo animo utens

et summa fide nocet interdum rei publicae ;

dicit enim tamquam in Platonis politeia,

non tamquam in Romuli faece, sententiam.

« Certes je n’ai pas moins d’amitié que toi pour Caton,

mais, avec ses excellentes intentions, sa loyauté imperturbable,

il gâte souvent les affaires. Il s’exprime au sénat

comme s’il vivait dans la République de Platon,

et non dans le cloaque de Romulus. »

Cicéron, lettre à Atticus, 3 juin, 60 av. J.-C.

XII

Durant les premières semaines qui suivirent la fin de son consulat, tout le monde voulut entendre comment Cicéron avait déjoué la conjuration de Catilina. Il n’y avait pas une table chic à Rome qui ne lui fût ouverte. Il sortait beaucoup ; la solitude lui pesait affreusement. Souvent, je l’accompagnais, me tenant avec d’autres membres de sa suite derrière son lit de repas tandis qu’il abreuvait les convives d’extraits de ses discours, ou du récit de ses manœuvres pour échapper à l’assassinat le jour des élections sur le Champ de Mars ou encore du piège qu’il avait tendu à Lentulus Sura sur le pont Mulvius. Il illustrait ses propos en déplaçant assiettes et coupes, comme Pompée lorsqu’il décrivait d’anciennes batailles. Si quelqu’un l’interrompait ou cherchait à introduire un autre sujet de conversation, il attendait le premier silence, foudroyait l’importun du regard et reprenait le fil de son récit : « Comme je le disais… » Le matin, les plus illustres parmi les grandes familles se pressaient à ses salutations, et il leur montrait l’endroit exact où Catilina s’était tenu lorsqu’il lui avait proposé d’être son prisonnier, ou les meubles dont nous nous étions servis pour barricader la porte quand les conjurés avaient assiégé la maison. Au sénat, chaque fois qu’il se levait pour parler, un silence respectueux tombait sur l’assemblée, et il ne manquait pas une occasion de leur rappeler que, s’ils se trouvaient réunis là, c’était uniquement parce qu’il avait sauvé la république. Bref, il devint — et qui aurait cru que l’on pourrait un jour dire cela de Cicéron — un vrai casse-pieds.

Il aurait bien mieux valu pour lui qu’il quittât Rome pendant un an ou deux pour gouverner une province : le mythe aurait grandi durant son absence et il serait devenu une légende. Mais il avait cédé ses provinces à Hybrida et à Celer, et il ne lui restait rien d’autre à faire que de demeurer en ville et reprendre son métier d’avocat. La familiarité fait perdre tout attrait aux personnages les plus fascinants : on trouverait probablement ennuyeux Jupiter lui-même si on le croisait tous les jours dans la rue. Peu à peu, l’éclat de Cicéron se ternit. Pendant plusieurs semaines, il s’occupa à me dicter un énorme compte-rendu de ce qu’il avait accompli durant son consulat dans l’intention de le remettre à Pompée. Le rapport avait la taille d’un livre et justifiait chacune de ses actions dans ses moindres détails. Je savais que c’était une erreur et j’essayais toutes les tactiques possibles et imaginables pour en différer l’envoi — en vain. Il partit par courrier spécial en Orient et, en attendant la réaction du grand homme, Cicéron entreprit de mettre en forme et de publier les discours qu’il avait prononcés pendant les événements. Il y inséra de nombreux morceaux de bravoure sur lui-même, en particulier dans le discours public donné aux rostres le jour de l’arrestation des conjurés. J’étais tellement inquiet qu’un matin, alors qu’Atticus partait, je le pris à part et lui en lus un ou deux extraits.

— « Le jour où la vie nous fut conservée n’est pour nous ni moins heureux ni moins solennel que le jour qui nous vit naître ; et puisque la reconnaissance de nos pères a placé parmi les dieux immortels le fondateur de cette ville, vous garderez sans doute aussi, et transmettrez à vos descendants, le souvenir du magistrat, qui, la trouvant fondée et agrandie, la sauva de la ruine. »

— Quoi ? s’exclama Atticus. Je ne me souviens pas de l’avoir entendu dire une chose pareille.

— Il n’a rien dit de tel, répondis-je. Se comparer à Romulus en un tel moment lui aurait paru absurde. Et écoute ceci…

Je baissai la voix et regardai autour de moi pour m’assurer que Cicéron ne se trouvait pas à proximité.

— « Pour prix de si grands services, je ne vous demande, Romains, aucune récompense, aucune distinction, aucun monument de gloire sinon un souvenir impérissable de cette grande journée. L’avenir saura que, dans un seul et même temps, deux hommes se rencontrèrent, dont l’un reculait par-delà des bornes connues de la terre les limites de l’empire, tandis que l’autre lui conservait sa capitale, le siège même de sa vaste puissance… »

— Laisse-moi voir ça, demanda Atticus.

Il me prit le texte des mains et le lut en entier, secouant la tête avec incrédulité.

— Se mettre au même niveau que Romulus, c’est une chose, mais se comparer à Pompée en est une autre. Ce serait déjà assez dangereux si c’était quelqu’un d’autre qui le disait sur lui, mais qu’il le clame lui-même… ? Espérons que Pompée n’en aura jamais vent.

— Il le saura.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai reçu l’ordre de lui en envoyer un exemplaire.

Une fois encore, je vérifiai que personne n’écoutait.

— Pardonne-moi si je parle sans en être prié, m’excusai-je, mais il me donne bien du souci. Il n’est plus le même depuis les exécutions. Il ne dort pas bien, il n’écoute personne et pourtant il ne supporte plus de rester seul ne serait-ce qu’une heure. Je crois que la vision de ces morts l’a affecté — tu sais comme il est délicat.

— Le problème ne vient pas de sa nature trop sensible mais de sa conscience. S’il était absolument certain de la justesse de son action, il n’éprouverait pas le besoin de se justifier sans cesse.

La remarque était très pertinente et, avec le recul, je plains davantage Cicéron aujourd’hui que je ne le fis à l’époque, car il devait se sentir très seul à essayer de s’ériger en monument public. Cependant, sa plus grande folie ne fut pas son rapport vaniteux envoyé à Pompée ni ses vantardises incessantes, ni son discours revu et corrigé : ce fut une maison.

Cicéron n’était pas le premier homme politique, et je suis certain qu’il ne sera pas le dernier, à convoiter une maison au-dessus de ses moyens. Dans son cas, la maison en question était la grande demeure condamnée voisine de celle de Celer, qui se trouvait dans Clivus Victoriae, sur le Palatin, et qu’il avait remarquée lorsqu’il était allé convaincre le préteur de prendre le commandement de l’armée contre Catilina. Elle appartenait alors à Crassus mais avait auparavant été la propriété du tribun immensément riche M. Livius Drusus. On raconte que l’architecte qui l’avait conçue avait promis à Drusus qu’il lui construirait une maison d’où il pourrait voir tout autour de lui et où il serait à l’abri de tous les indiscrets, sans qu’aucun voisin y pût plonger ses regards. « Au contraire, aurait répliqué Drusus, dispose ma maison pour que tout ce que je ferai puisse être aperçu de tout le monde. » Et c’était effectivement ce genre de bâtisse : perchée sur la colline, massive, vaste, prétentieuse, visible de tous les coins du Capitole et du forum. Elle jouxtait d’un côté la maison de Celer et de l’autre un grand jardin public et un portique érigé par le père de Catulus. Je ne sais pas qui lui mit en tête d’en faire l’acquisition, j’imagine que ce devait être Clodia. En tout cas, elle mentionna lors d’un dîner que la maison était toujours à vendre et que ce serait « merveilleusement amusant » de l’avoir pour voisin. Naturellement, cela poussa Terentia à s’opposer à cette idée dès le début.

— Elle est trop moderne et elle est vulgaire, décréta-t-elle. C’est exactement l’idée qu’un parvenu se fait de l’endroit où doit vivre un homme respectable.

— Je suis le Père de la Patrie. Les gens aimeront l’idée que je les contemple avec un regard paternel. Et c’est là que nous méritons de vivre, parmi les Claudii, les Aemilii Scauri, les Metelli — les Cicéron sont une grande famille à présent. Et puis je croyais que tu détestais être ici.

— Je ne m’oppose pas à l’idée de déménager, mon époux, mais à l’idée de déménager là-bas. Et où trouverais-tu les moyens ? C’est l’une des plus grandes maisons de Rome. Elle doit valoir au moins dix millions.

— Je vais aller voir Crassus. Il me fera peut-être un prix.

La maison de Crassus, située elle aussi sur le Palatin, paraissait trompeusement modeste vue de l’extérieur, surtout pour quelqu’un dont on disait qu’il possédait huit mille amphores remplies de pièces d’argent. Il recevait chez lui avec son boulier et ses livres de comptes, entouré d’une équipe d’esclaves et d’affranchis qui s’occupaient de ses affaires. J’accompagnai Cicéron lorsqu’il s’y rendit et, après quelques remarques préliminaires concernant la situation politique, Cicéron aborda la question de la maison de Drusus.

— Tu veux l’acheter ? demanda Crassus, soudain intéressé.

— C’est possible. Combien coûte-t-elle ?

— Quatorze millions.

— Aïe ! C’est beaucoup trop cher pour moi, désolé.

— Je te la laisse pour dix.

— C’est très généreux, malheureusement c’est encore hors de ma portée.

— Huit ?

— Non, vraiment Crassus — c’est très gentil, mais je n’aurais jamais dû aborder la question, dit Cicéron en commençant à se lever.

— Six ? proposa Crassus. Quatre ?

Cicéron se rassit.

— Je pourrais arriver à t’en offrir trois.

— Pourrait-on se mettre d’accord sur trois et demi ?

Pendant le trajet du retour, j’essayai prudemment de suggérer que faire l’acquisition d’une telle demeure pour le quart de sa valeur réelle ne ferait pas bonne impression sur ses électeurs. Ils trouveraient sûrement ça louche.

— Qui se soucie des électeurs ? répliqua Cicéron. Quoi que je fasse, je ne pourrai pas me représenter au consulat avant dix ans. Et de toute façon, ils n’ont pas besoin de savoir combien je l’ai payée.

— Ça ressortira à un moment ou à un autre, l’avertis-je.

— Par tous les dieux du ciel, vas-tu cesser de me faire la leçon sur ma façon de vivre ? C’est déjà assez pénible d’avoir à le supporter de la part de ma femme sans avoir à l’accepter de mon secrétaire ! N’ai-je pas enfin gagné le droit à un peu de luxe ? Sans moi, la moitié de cette ville ne serait plus qu’un tas de cendres et de briques calcinées ! Ce qui me fait penser… avons-nous reçu des nouvelles de Pompée ?

— Non, répondis-je en baissant la tête.

Je n’insistai pas davantage, mais je continuai d’être inquiet. J’étais absolument certain que Crassus voudrait quelque chose en échange de son manque à gagner ; sinon, cela voulait dire qu’il détestait tant Cicéron qu’il était prêt à sacrifier dix millions dans le simple but de faire que les gens le jalousent et lui en veuillent. J’espérais secrètement que Cicéron recouvrerait la raison dans les jours qui suivraient, ne fût-ce que parce que je savais qu’il n’avait pas les trois millions et demi de sesterces, loin s’en fallait. Néanmoins Cicéron était toujours d’avis que les revenus devaient s’ajuster aux dépenses plutôt que l’inverse. Il s’était mis en tête de s’installer dans Clivus Victoriae pour vivre dans le panthéon des grands noms de la république, et était bien décidé à se procurer l’argent nécessaire, d’une façon ou d’une autre. Il ne tarda pas à trouver un moyen.

À cette époque, il ne se passait pratiquement pas un jour sans qu’un conjuré survivant soit jugé sur le forum. Autronius Paetus, Cassius Longinus, Marcus Laeca, les deux assassins potentiels, Vargunteius et Cornélius, ainsi que beaucoup d’autres, défilèrent devant les tribunaux en une lugubre procession. Dans chaque affaire, Cicéron était témoin pour le compte du ministère public, et son prestige était tel qu’un mot de lui suffisait invariablement à faire pencher la cour. Les uns après les autres, tous les conjurés furent jugés coupables — même si, heureusement pour eux, le temps n’était plus à l’urgence et aucun ne fut condamné à mort. Ils furent en revanche déchus de leur citoyenneté et de leurs biens puis exilés dans le dénuement le plus complet. Cicéron était presque plus redouté et détesté que jamais par les conspirateurs et leurs familles, et il dut continuer à s’entourer d’une garde pour sortir.

Le procès le plus attendu de tous fut peut-être celui de Publius Cornélius Sylla, qui avait été plongé jusqu’à son noble cou dans la conjuration. Alors que la date en approchait, son avocat — c’était inévitablement Hortensius — vint trouver Cicéron.

— Mon client a une faveur à te demander, annonça-t-il.

— N’en dis pas plus : il voudrait que je refuse de témoigner contre lui ?

— C’est exact. Il est totalement innocent et a toujours eu la plus grande considération…

— Oh, épargne-moi toute cette hypocrisie. Il est coupable et tu le sais aussi bien que moi.

Cicéron sonda le visage impassible d’Hortensius pour essayer de l’évaluer.

— En fait, tu peux lui dire que je suis prêt à me taire sur cette affaire, mais à une condition.

— Qui est ?

— Qu’il me donne un million de sesterces.

Je prenais comme d’habitude cette conversation en notes, mais je dois dire qu’à ces mots ma main se figea. Même Hortensius qui, après trente années de barreau romain, n’était pas choqué par grand-chose, parut interloqué. Il partit cependant consulter Sylla et revint un peu plus tard ce même jour.

— Mon client voudrait te faire une contre-proposition. Si tu es prêt à prononcer le plaidoyer de clôture pour sa défense, il te paiera deux millions.

— D’accord, répondit Cicéron sans la moindre hésitation.

Il ne fait guère de doute que, si Cicéron n’avait pas conclu ce marché, Sylla aurait été condamné à l’exil, comme les autres ; on disait même qu’il avait déjà fait transférer une grande partie de sa fortune à l’étranger. Aussi, quand, le jour d’ouverture du procès, Cicéron alla s’asseoir sur le banc réservé à la défense, Torquatus, qui représentait le ministère public, put difficilement contenir sa fureur et sa déception. Au cours de son résumé des faits, il attaqua amèrement Cicéron, l’accusant d’avoir été un tyran, de se poser en juge et en juré et d’avoir été, après Tarquin et Numa, le troisième roi de Rome d’origine étrangère. C’était déjà pénible à entendre et, pis que tout, ces piques suscitèrent quelques applaudissements parmi les spectateurs du forum. Cette expression de l’opinion populaire parvint même à percer la carapace d’amour-propre qu’avait érigée Cicéron et, quand vint son tour de prononcer son plaidoyer de clôture, il tenta même de s’excuser.

— Oui, dit-il, j’imagine que mes réussites m’ont rendu trop fier et m’ont conféré une sorte d’arrogance. Toutefois, de ces réussites glorieuses sans effusion de sang, je ne vous dirai que ceci : je serai amplement récompensé d’avoir sauvé cette ville et la vie de tous ces citoyens si aucun danger ne m’échoit pour prix de ce grand service à toute l’humanité. Romains, le forum est plein de ces hommes que j’ai écartés de votre gorge, mais pas de la mienne.

Le discours était efficace et Sylla fut dûment acquitté. Néanmoins, Cicéron aurait mieux fait de prêter attention à ces signes avant-coureurs d’orage. Au lieu de cela, il était si heureux à l’idée de rassembler une bonne partie de l’argent dont il avait besoin pour acheter sa nouvelle maison qu’il en oublia bien vite l’incident. Il ne lui manquait plus à présent qu’un million et demi de sesterces pour obtenir la somme demandée, et il décida de s’adresser aux prêteurs sur gages. Ils exigeaient des garanties, et il confia à au moins deux d’entre eux, sous le sceau du secret, son accord avec Hybrida et la part qu’il comptait toucher des revenus de Macédoine. Cela suffit à emporter l’affaire, et nous emménageâmes dans Clivus Victoriae avant la fin de l’année.

La maison était aussi imposante dedans que dehors. Le plafond de la salle à manger était en bois orné de chevrons dorés. Il y avait dans l’entrée des statues dorées de jeunes gens aux mains tendues, conçues pour faire office de torchères. Cicéron troqua son bureau exigu, où il avait passé tant d’heures mémorables, contre une bibliothèque spacieuse. Moi-même, j’héritai d’une plus grande chambre qui, quoique en sous-sol, n’était pas humide du tout et était dotée d’un soupirail qui me permettait de respirer les fleurs du jardin et d’entendre le chant des oiseaux tôt le matin. J’aurais préféré être affranchi, bien entendu, et avoir un endroit à moi, mais Cicéron n’en parlait jamais et j’étais trop timide — et, curieusement, trop fier — pour réclamer.

Lorsque j’eus rangé mes quelques affaires et trouvé une cachette pour les économies de toute ma vie, je rejoignis Cicéron qui faisait le tour du propriétaire. Les colonnades nous menèrent à une fontaine et à une maison d’été, sous une pergola puis dans une roseraie. Les quelques fleurs qui subsistaient étaient charnues et délavées ; à peine Cicéron en effleura-t-il une que les pétales tombèrent. J’avais le sentiment d’être observé par toute la ville et cela me mit mal à l’aise, mais c’était le prix à payer pour avoir une belle vue, et celle-ci était prodigieuse. Au-delà du temple de Castor, on distinguait très nettement les rostres, et la curie encore au-delà. Et si l’on regardait de l’autre côté, on parvenait tout juste à distinguer l’arrière de la résidence officielle de César.

— J’y suis enfin arrivé, dit Cicéron en la regardant avec un petit sourire. J’ai une plus belle maison que lui.


Les mystères de la Bonne Déesse tombaient comme d’habitude le 4 décembre. Un an tout juste s’était écoulé depuis l’arrestation des conjurés, et une semaine depuis notre déménagement. Cicéron n’avait rien à faire au tribunal, et l’ordre du jour du sénat était inintéressant. Il me dit donc que, pour une fois, nous ne descendrions pas en ville et passerions plutôt la journée à travailler à ses mémoires.

Il avait décidé de rédiger une version de son autobiographie en latin, pour le lecteur ordinaire, et une version en grec pour un lectorat plus limité. Il essaya aussi de persuader un poète d’écrire sur son consulat un poème épique en vers. Son premier choix, Archias, qui avait exécuté une œuvre similaire pour Lucullus, hésita à s’engager ; il prétendit qu’il était trop vieux, à soixante ans, pour rendre justice à un thème aussi immense. L’autre choix favori de Cicéron, Thyillus, très en vogue à l’époque, répondit humblement que ses pauvres talents de versificateur ne seraient tout simplement pas à la hauteur de la tâche.

— Ah, ces poètes ! grommela Cicéron. Je ne sais pas ce qui leur prend. L’histoire de mon consulat est un vrai cadeau pour quiconque a la moindre étincelle d’imagination. On dirait bien, poursuivit-il sombrement, instillant soudain la peur au plus profond de mon cœur, que je devrai écrire ce poème moi-même.

— Serait-ce vraiment sage ? objectai-je.

— Que veux-tu dire ?

Je commençais à transpirer.

— Eh bien, après tout, même Achille a eu besoin de son Homère. Son histoire n’aurait peut-être pas eu la même… comment dire… ? la même résonnance épique s’il l’avait racontée de son point de vue.

— J’ai résolu ce problème hier soir, dans mon lit. Mon projet est de faire raconter mon histoire par la voix des dieux, chacun d’eux me rappelant à son tour des épisodes de ma carrière pour m’accueillir tel un immortel sur le mont Olympe.

Il se redressa d’un bond et s’éclaircit la gorge.

— Je vais te montrer ce que ça donne :

Toi-même tu suivais les préceptes des sages,

Quand Rome t’appela pour braver les orages ;

Mais cette étude encore a pour toi des plaisirs,

Et nos doctes leçons remplissent tes loisirs.

Par tous les cieux, quels vers épouvantables ! Les dieux durent verser des larmes en les entendant. Quand l’envie lui en prenait, Cicéron pouvait empiler les hexamètres avec la même facilité qu’un maçon empilait les briques : trois, quatre ou même cinq cents lignes par jour n’étaient rien pour lui. Il arpentait sa grande bibliothèque, interprétant tour à tour les rôles de Jupiter, Minerve, et Uranie, les mots jaillissant avec tant de facilité que j’avais peine à le suivre, même avec mon système de notes. Quand Sositheus finit par entrer sur la pointe des pieds pour annoncer que Clodius attendait dehors, je dois avouer que je fus profondément soulagé. La matinée était déjà bien avancée — nous étions au moins dans la sixième heure — et Cicéron était tellement en veine qu’il faillit envoyer son visiteur paître. Cependant, il savait que Clodius rapportait sûrement un potin de choix, et la curiosité l’emporta. Il demanda à Sositheus de le faire entrer, et Clodius ne tarda pas à arriver dans la bibliothèque, ses boucles dorées coiffées avec élégance, le bouc soigneusement taillé et ses membres bronzés exhalant un parfum d’huile de crocus. Il avait trente ans à présent et était un homme marié puisqu’il avait épousé la riche héritière de quinze ans, Fulvia, pendant l’été, en même temps qu’il était élu magistrat. Non que la vie maritale le retînt beaucoup chez lui. La dot de la jeune fille leur avait permis d’acquérir une grande maison sur le Palatin, et elle y restait presque toujours seule le soir pendant qu’il continuait à faire la fête dans les tavernes de Subura.

— J’ai du croustillant, annonça Clodius avant de lever un doigt à l’ongle brillant. Mais tu ne dois en parler à personne.

Cicéron lui fit signe de s’asseoir.

— Tu connais ma discrétion.

— Tu va adorer ça, assura Clodius en prenant un siège. Ça va éclairer ta journée.

— J’espère que ton histoire sera à la hauteur de l’annonce.

— Aucun doute, fit Clodius en tirant sur sa petite barbe avec un sourire réjoui. Le Gardien de la Terre et de la Mer divorce.

Cicéron se tenait renversé sur sa chaise, un demi-sourire aux lèvres, soit sa pose habituelle lorsqu’il bavardait avec Clodius. Soudain, il se redressa lentement.

— Tu en es tout à fait sûr ?

— Je viens de l’apprendre par ta voisine, ma charmante sœur — qui, au fait, t’envoie toute son affection —, qui a reçu la nouvelle par messager spécial de son cher mari Celer, la nuit dernière. Apparemment, Pompée aurait écrit à Mucia pour lui demander de ne plus être dans sa maison lorsqu’il serait rentré à Rome.

— C’est-à-dire quand ?

— Dans quelques semaines. Sa flotte se trouve devant Brundisium. Il a peut-être même déjà débarqué.

Cicéron émit un sifflement.

— Alors, il rentre enfin. Après ces six années, je commençais à croire que je ne le reverrais jamais.

— Dis plutôt que tu espérais ne jamais le revoir.

C’était une remarque impertinente, mais Cicéron était trop préoccupé par le retour imminent de Pompée pour y prêter attention.

— S’il divorce, cela signifie sûrement qu’il se remarie. Clodia a une idée de qui il a en vue ?

— Non, tout ce qu’elle sait, c’est que Mucia se fait joliment mettre à la porte et que les enfants restent avec Pompée, bien qu’il ne les connaisse pratiquement pas. Les frères de Mucia sont tous les deux très remontés, comme tu peux t’en douter. Celer jure qu’il a été trahi. Nepos le proclame plus encore. Naturellement, Clodia trouve tout cela très drôle. Tout de même, quelle insulte, hein, après tout ce qu’ils ont fait pour lui — de voir leur sœur répudiée publiquement pour adultère ?

— Et a-t-elle été infidèle ?

A-t-elle été infidèle ? répéta Clodius en émettant un rire de gorge curieusement aigu. Mon cher Cicéron, cette garce passe son temps les jambes en l’air depuis qu’il est parti ! Ne me dis pas que tu ne lui es pas passé dessus ? Si c’est vrai, tu dois être le seul homme de Rome à ne pas l’avoir fait !

— Serais-tu ivre ? demanda Cicéron.

Il se pencha vers Clodius et le renifla en faisant la grimace.

— Mais oui, tu es ivre. Je te suggère de rentrer dessoûler et de surveiller ton langage à l’avenir.

Je crus un instant que Clodius allait le frapper. Pourtant, alors, il eut un petit sourire narquois et se mit à agiter exagérément la tête d’un côté puis de l’autre en se lamentant :

— Oh, je suis un affreux personnage ! Un affreux, affreux personnage…

Il était tellement comique que Cicéron oublia sa colère et se mit à rire.

— Allez, file, dit-il. Va donc faire tes bêtises ailleurs.

Tel était Clodius avant qu’il ne se mette à changer : un jeune homme fantasque — fantasque, gâté et charmant tout à la fois.

— Ce garçon m’amuse, remarqua Cicéron après le départ du jeune patricien, mais je ne peux pas dire qu’il me plaise beaucoup. Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il, je suis prêt à pardonner n’importe quelle grossièreté à quelqu’un qui m’apporte des nouvelles aussi intrigantes.

À partir de là, il fut trop occupé à chercher à déterminer toutes les implications du retour de Pompée et de son éventuel remariage pour continuer à me dicter son poème. J’en fus reconnaissant à Clodius et ne pensai plus à sa visite pendant le reste de la journée.


Quelques heures plus tard, Terentia vint dire au revoir à son mari dans la bibliothèque. Elle partait célébrer les rites nocturnes des mystères de la Bonne Déesse et ne serait de retour qu’au matin. Les relations entre eux étaient assez tendues. Malgré l’élégance de ses appartements personnels au premier étage, elle détestait toujours la maison, surtout les allées et venues tardives dues aux réceptions louches que donnait leur voisine, Clodia, et la proximité de la foule bruyante du forum qui la suivait d’un regard insistant dès qu’elle sortait sur sa terrasse avec ses servantes. Cicéron ne ménageait pas ses efforts pour se montrer aimable et tenter de l’apaiser.

— Et où la Bonne Déesse sera-t-elle célébrée, cette nuit ? Si, ajouta-t-il avec un sourire, une information aussi sacrée peut être confiée à un simple représentant de la gent masculine ?

(La cérémonie se tenait toujours dans la maison d’un grand magistrat, dont l’épouse en supervisait alors l’organisation : elles s’en chargeaient à tour de rôle.)

— Chez César.

— C’est Aurélia qui présidera ?

— Pompeia.

— Je me demande si Mucia sera là.

— Je pense. Pourquoi ne viendrait-elle pas ?

— Elle pourrait avoir trop honte pour se montrer.

— Pourquoi ?

— On dirait bien que Pompée divorce.

— Non ?

Terentia était intéressée malgré elle et incapable de le cacher.

— D’où tiens-tu ça ?

— Clodius est venu me le dire.

Immédiatement, les lèvres minces de Terentia se serrèrent en une ligne désapprobatrice.

— Alors c’est sûrement faux. Tu devrais vraiment faire plus attention aux amis que tu fréquentes.

— Je fréquente qui je veux.

— Bien sûr, mais faut-il vraiment que tu nous les infliges aussi ? C’est déjà assez pénible de vivre si près de la sœur sans avoir à supporter le frère sous notre toit.

Elle se retourna et s’éloigna sur le sol de marbre blanc sans même dire au revoir. Cicéron adressa une grimace à son dos étroit.

— D’abord, l’ancienne maison était trop éloignée de tout le monde, et maintenant la nouvelle est trop proche. Tu as de la chance de ne pas être marié, Tiron.

Je fus tenté de répondre qu’on ne m’avait guère donné le choix en la matière.

Il avait été invité à passer cette soirée chez Atticus des semaines auparavant. Quintus avait lui aussi été invité et, plus curieusement, moi également : le projet de notre hôte était que nous soyons rassemblés tous les quatre au même endroit et à la même heure exactement qu’un an plus tôt pour boire au fait que nous tous et Rome avions survécu. Cicéron et moi parvînmes chez lui à la tombée de la nuit. Quintus se trouvait déjà là-bas. Mais, en dépit de la qualité de la nourriture et du vin, malgré la bibliothèque propice à la conversation et le sujet tout trouvé de Pompée, la soirée ne fut pas une réussite. Personne ne semblait en forme. Son entrevue avec Terentia avait mis Cicéron de mauvaise humeur et la perspective du retour de Pompée le perturbait. Quintus arrivait au terme de son mandat de préteur, se trouvait très endetté et redoutait de savoir quelle province allait lui échoir au tirage au sort imminent. Atticus lui-même, dont la sensibilité épicurienne ne se laissait habituellement pas atteindre par le monde extérieur, paraissait préoccupé. Comme d’habitude, mon état d’esprit reflétait le leur et je ne parlai que lorsqu’on m’adressait la parole. Nous bûmes à la gloire du 4 décembre, pourtant, pour une fois, Cicéron lui-même ne se sentait guère le cœur à commémorer l’événement. Il ne paraissait soudain plus très approprié de fêter la mort de cinq hommes, aussi scélérats eussent-ils été. Le passé s’abattit sur nous comme une ombre pesante, gelant toutes les conversations. Finalement, Atticus finit par annoncer :

— Je pense retourner en Épire.

Pendant un instant, personne ne parla.

— Quand ? finit par s’enquérir Cicéron à voix basse.

— Juste après les saturnales.

— Tu ne penses pas y aller, commenta Quintus avec un accent désagréable dans la voix, tu es déjà décidé. Tu nous mets devant le fait accompli.

— Pourquoi veux-tu partir maintenant ? questionna Cicéron.

Atticus joua un instant avec le pied de sa coupe.

— Je suis rentré à Rome il y a deux ans pour t’aider à remporter les élections. Je suis resté depuis pour te soutenir. Mais les choses semblent s’être calmées. Je ne crois pas que tu aies encore besoin de moi.

— J’ai terriblement besoin de toi, insista Cicéron.

— Il faut aussi que je m’occupe de mes affaires là-bas.

— Ah, marmonna Quintus dans son verre, tes affaires. Maintenant, nous avons la vraie raison.

— Qu’est-ce que tu entends par là ? demanda Atticus.

— Rien.

— Non, je t’en prie : dis ce que tu as à l’esprit.

— Cela suffit, Quintus, avertit Cicéron.

— C’est seulement, expliqua Quintus, que visiblement, Marcus et moi supportons tous les risques de la vie publique et prenons en charge tout le travail pendant que tu te balades d’une propriété à une autre et que tu peux t’occuper de tes affaires comme ça te chante. Tu prospères grâce à nos relations tandis que nous sommes perpétuellement à court d’argent. C’est tout.

— Tu apprécies néanmoins les avantages de la carrière publique. Tu as la célébrité et le pouvoir alors que je ne suis personne.

— Personne ! Tu n’es personne mais tu connais tout le monde !

Quintus se resservit à boire.

— J’imagine qu’il n’y a aucune chance pour que tu emmènes ta sœur avec toi en Épire, si ?

— Quintus ! s’écria Cicéron.

— Si ton mariage est malheureux, répliqua Atticus avec douceur, tu m’en vois désolé. Ce n’est guère ma faute.

— Et voilà, c’est toujours la même histoire grogna Quintus. Tu as même réussi à échapper au mariage. Je vous jure que ce type détient le secret d’une vie réussie ! Pourquoi n’assumes-tu pas ta part de problèmes domestiques, comme le reste d’entre nous ?

— Ça suffit, dit Cicéron en se levant. Nous allons te laisser, Atticus, avant que ne soient prononcés des mots qui dépassent la pensée. Quintus ?

Il tendit la main à son frère, qui se rembrunit et détourna les yeux.

— Quintus ! répéta-t-il avec emportement en lui tendant de nouveau la main.

Quintus se retourna à contrecœur et leva vers son aîné un regard où je lus fugitivement une telle haine que j’en eus le souffle coupé. Alors, il jeta sa serviette et se leva. Il vacillait et faillit tomber sur la table, mais je le saisis par le bras et il recouvra son équilibre. Il sortit en titubant de la bibliothèque, et nous le suivîmes dans l’atrium.

Cicéron avait fait venir une litière pour nous ramener chez nous, il insista cependant pour que ce soit Quintus qui la prenne.

— Tu rentres à la maison, frère. Nous irons à pied.

Nous l’aidâmes à s’installer, puis Cicéron dit aux porteurs de le conduire à notre ancienne adresse sur l’Esquilin, à côté du temple de Tellus, où Quintus s’était installé après le déménagement de Cicéron. Quintus dormait déjà quand les porteurs se mirent en route. En le regardant partir, je me dis qu’il n’était pas facile d’être le cadet d’un génie, et que tous les choix qui s’étaient présentés dans la vie de Quintus — sa carrière, sa maison, et même sa femme — avaient été faits pour répondre aux exigences de son aîné brillant et ambitieux, qui arrivait toujours à le convaincre de n’importe quoi.

— Il ne pense pas à mal, dit Cicéron à Atticus. Il s’inquiète pour l’avenir, c’est tout. Quand le sénat aura décidé quelles provinces entreront dans le tirage au sort de cette année et qu’il saura où il ira, il se sentira mieux.

— Je suis sûr que tu as raison. Je crains pourtant qu’il ne pense au moins une partie de ce qu’il a dit, et j’espère que cela n’exprime pas ta pensée aussi.

— Mon très cher ami, j’ai parfaitement conscience que notre relation t’a coûté bien plus qu’elle ne t’a rapporté. Nous avons simplement choisi d’aller par des chemins différents, c’est tout. J’ai opté pour la carrière publique tandis que tu aspires à une indépendance honorable, et qui pourrait dire lequel d’entre nous a raison ? Mais pour toutes les qualités qui comptent vraiment, je ne connais personne qui te surpasse, moi y compris. Voilà… Nous sommes bien d’accord ?

— Nous sommes parfaitement d’accord.

— Et promets-tu de venir me voir avant de partir et de m’écrire souvent pendant ton absence ?

— Je te le promets.

Cicéron l’embrassa alors sur la joue et les deux amis se séparèrent. Atticus se retira dans sa belle maison avec ses trésors et ses livres pendant que l’ancien consul descendait la colline en direction du forum avec ses gardes du corps. Pour ce qui est de la définition d’une vie réussie et des moyens d’y parvenir — question dans mon cas purement théorique évidemment —, mes affinités allaient entièrement à Atticus. Il me semblait à l’époque — et encore aujourd’hui, mais avec d’autant plus d’acuité — que c’était pure folie pour un homme de chercher le pouvoir quand il pouvait rester au soleil à lire un livre. Même si j’avais été un homme libre, jamais je n’aurais été mû par cette force d’ambition sans laquelle aucune ville n’est conçue, ni aucune ville détruite.

Le hasard voulut que notre chemin suivît tous les lieux, étape par étape, des triomphes de Cicéron, et il devint très silencieux en marchant, méditant certainement sur sa conversation avec Atticus. Nous passâmes devant la curie déserte et fermée où il avait prononcé tant de discours mémorables ; devant le mur courbe des rostres, surmonté par sa multitude de statues héroïques et du haut duquel il s’était adressé aux milliers de Romains rassemblés là ; puis nous longeâmes enfin le temple de Castor, où il avait exposé son cas devant le tribunal dans la longue bataille juridique qui allait l’opposer à Verres et avait lancé sa carrière. Les grands édifices et monuments publics, tellement impressionnants et silencieux dans l’obscurité, me parurent cette nuit-là aussi insaisissables que l’air que nous respirons. Nous entendîmes des voix dans le lointain et des frottements occasionnels plus proches, mais ce n’étaient que des rats sur des tas d’ordures.

Nous quittâmes le forum et découvrîmes devant nous une myriade de lumières sur le Palatin, qui suivaient la forme de la colline — la lueur jaune et vacillante des torches et des braseros sur les terrasses, les points lumineux des chandelles et des lampes par les fenêtres, entre les arbres. Soudain, Cicéron s’immobilisa.

— N’est-ce pas notre maison ? demanda-t-il en désignant un gros rassemblement de lumières.

Je suivis la direction de son bras tendu et répondis qu’en effet, ce devait être la sienne.

— C’est très étrange, ajouta-t-il. La plupart des pièces semblent éclairées. On dirait que Terentia est rentrée.

Nous nous dépêchâmes de gravir la côte.

— Si Terentia a quitté la cérémonie plus tôt, lança Cicéron essoufflé, par-dessus son épaule, ce n’est pas de sa volonté. Il s’est sûrement passé quelque chose.

Il fit presque en courant le reste du chemin jusqu’à la maison et tambourina contre la porte. À l’intérieur, nous trouvâmes Terentia dans l’atrium, entourée par tout un groupe de femmes et de jeunes filles qui semblèrent s’éparpiller en pépiant comme des oiseaux à l’approche de Cicéron. Cette fois encore, elle portait un manteau serré sur sa gorge pour dissimuler sa tenue sacrée.

— Terentia ? s’enquit-il en s’avançant vers elle. Que se passe-t-il ? Tu vas bien ?

— Aussi bien que possible, répondit-elle d’une voix glacée et vibrante de fureur. C’est Rome qui ne va pas bien !


Les générations futures trouveront sans doute absurde que tant de catastrophes aient pu découler d’un épisode aussi grotesque. En fait, cela paraissait déjà grotesque à l’époque : c’est généralement ce qu’on pense des excès de la morale publique. Mais l’existence humaine est étrange et imprévisible. Un plaisantin casse un œuf, et il en sort une tragédie.

Les faits sont simples. Terentia les raconta à Cicéron ce soir-là et l’histoire ne fut jamais réellement mise en doute. Elle était arrivée chez César et avait été accueillie par la servante de Pompeia, Abra — une fille aux mœurs notoirement dissolues, bien assortie, en la matière, au caractère de sa maîtresse et, en l’occurrence, de son maître aussi, quoiqu’il ne se trouvât évidemment pas sur les lieux. Abra conduisit Terentia dans la salle principale de la maison où Pompeia, hôtesse de la soirée, et les vierges vestales attendaient déjà avec la mère de César, Aurélia.

Moins d’une heure plus tard, toutes les matrones des milieux dirigeants de Rome étaient réunies et les rites commencèrent. Ce qu’elles faisaient exactement, Terentia ne nous le dit pas, sinon que la plus grande partie de la maison était plongée dans l’obscurité quand, soudain, elles avaient été interrompues par des hurlements. Elles se précipitèrent pour en découvrir la source et tombèrent aussitôt sur une des affranchies d’Aurelia qui faisait une crise d’hystérie. Entre deux sanglots, elle cria qu’il y avait un intrus dans la maison ! Elle s’était approchée de ce qu’elle avait pris pour une musicienne et s’était aperçue qu’il s’agissait en fait d’un homme déguisé ! C’est à ce moment que Terentia s’aperçut que Pompeia avait disparu.

Aurélia prit aussitôt la situation en main et ordonna de recouvrir tous les objets sacrés, puis de verrouiller les portes et de poster des sentinelles. Ensuite, avec les femmes les plus courageuses, dont Terentia, elles fouillèrent systématiquement l’énorme maison. Elles finirent par trouver, dans la chambre de Pompeia, un personnage voilé, habillé en femme, qui tenait une lyre et tentait de se dissimuler derrière un rideau. Elles le pourchassèrent dans l’escalier puis dans la salle à manger. Il tomba sur un lit de repas et elles lui arrachèrent son voile. Elles le reconnurent presque toutes. Il avait rasé son mince collier de barbe et mis du fard à ses joues, du noir sur ses yeux et du rouge à lèvres, mais cela ne suffisait pas à dissimuler le joli visage du célèbre Publius Clodius Pulcher — « Ton ami Clodius », comme le rappela amèrement Terentia à Cicéron.

Clodius, qui était complètement ivre, comprit qu’il était découvert et sauta sur la table du triclinium, souleva sa robe en s’exposant à toute l’assemblée, y compris aux vierges vestales, et profita de la panique et des évanouissements pour quitter la pièce et s’enfuir de la maison par la fenêtre ouverte de la cuisine. Ce ne fut qu’à ce moment que Pompeia réapparut avec Abra, s’attirant aussitôt les foudres d’Aurelia, qui accusa sa belle-fille et sa servante de collusion avec l’auteur du sacrilège. Toutes deux nièrent avec force larmes mais la grande vestale annonça que leurs protestations importaient peu : une profanation avait eu lieu, les rites sacrés devaient être abandonnés et les femmes devaient toutes rentrer chez elles sur-le-champ.

Tel fut le récit de Terentia, et Cicéron l’écouta avec un mélange d’incrédulité, de dégoût et d’amusement douloureusement réprimé. Il lui faudrait de toute évidence défendre une ligne morale très stricte en public et devant Terentia — c’était proprement scandaleux, il était bien d’accord avec elle — mais en secret, il trouvait aussi que c’était l’une des histoires les plus hilarantes qu’il eût jamais entendues. En particulier l’image de Clodius agitant sa virilité devant le visage horrifié des matrones les plus guindées de Rome le fit pleurer de rire. Il garda cependant ses larmes pour l’intimité de sa bibliothèque. Sur le plan politique, il estimait que Clodius s’était révélé un parfait idiot — « Il a trente ans, pour l’amour du ciel, pas vingt ! » — et que, du coup, sa carrière de magistrat était terminée avant même d’avoir commencé. Il soupçonna aussi, non sans plaisir, que César pourrait en pâtir également : le scandale s’était produit dans sa maison et avait impliqué sa femme. Cela ne ferait pas bon effet.

Ce fut dans cet état d’esprit que Cicéron se rendit au sénat le lendemain matin, un an et un jour après le débat sur le destin des conjurés. La plupart des principaux sénateurs savaient par leur épouse ce qui s’était passé et, tandis qu’ils attendaient dans le senaculum que les auspices fussent pris, il n’y avait parmi eux qu’un sujet de discussion, ou du moins n’y en eut-il plus qu’un après la tournée de Cicéron. Le Père de la Patrie passait solennellement d’un groupe à un autre en affichant une expression de piété et de gravité, les bras croisés dans les plis de la toge et secouant la tête, et il propageait à contrecœur la nouvelle du scandale auprès de ceux qui ne la connaissaient pas encore.

— Oh, regardez, disait-il pour conclure, voilà ce pauvre César — tout cela doit être terriblement gênant pour lui.

César, le jeune grand pontife, n’avait effectivement pas bonne mine alors qu’il se tenait seul dans le matin grisâtre de décembre, sa fortune au plus bas. Sa préture, qui touchait maintenant à sa fin, n’avait pas été une réussite : à un moment, il avait même été suspendu et avait eu de la chance de ne pas être traîné devant la justice avec les autres partisans de Catilina. Il attendait avec inquiétude de savoir quelle province lui serait allouée. Etant donné ses dettes auprès des prêteurs sur gages, il faudrait qu’il obtienne un gouvernement très lucratif. Et voilà que cette histoire ridicule impliquant Clodius et Pompeia menaçait de faire de lui un bouffon. On aurait presque été tenté de le plaindre à voir ses yeux meurtriers posés sur Cicéron faisant le tour du sénat pour propager l’anecdote. Le plus grand fornicateur de Rome, cocu à son tour ! Un homme de moindre trempe aurait passé la journée à l’écart du sénat, mais ce n’était pas le genre de César. Une fois les auspices lus, il entra dans la curie et s’assit sur le banc des préteurs, à deux places de Quintus, pendant que Cicéron allait rejoindre les anciens consuls de l’autre côté de l’allée centrale.

La séance venait à peine de commencer quand l’ancien préteur Cornificius, qui se considérait comme le gardien de la probité religieuse, profita d’une question de procédure pour demander un débat d’urgence sur les événements « honteux et immoraux » qui s’étaient, semblait-il, déroulés pendant la nuit dans la résidence officielle du grand pontife. En y réfléchissant, cela aurait pu signifier la fin pure et simple de Clodius. Il n’était même pas encore éligible pour siéger au sénat. Heureusement pour lui, le consul qui présidait en décembre n’était autre que son beau-père par alliance, Murena, et, quels que fussent ses sentiments personnels sur la question, il n’avait aucune intention d’aggraver encore les ennuis de la famille.

— Ce n’est pas au sénat d’en débattre, décida Murena. S’il s’est effectivement passé quelque chose, l’enquête relève de la compétence des autorités religieuses.

Caton s’empressa de se lever, les yeux enflammés à la simple idée d’une telle décadence.

— Alors je propose que cette chambre demande au collège des pontifes de mener une enquête, déclara-t-il, puis de nous en communiquer les conclusions dès que possible.

Murena n’eut d’autre choix que de soumettre la motion au vote, et elle passa sans discussion. Cicéron m’avait confié plus tôt qu’il n’avait pas l’intention d’intervenir (« Je vais laisser Caton et les autres faire un esclandre s’ils en ont envie ; moi, je resterai en dehors de ça. Ce sera plus digne »). Cependant, le moment venu, il ne put résister à la tentation. Il se dressa, l’air grave, et se tourna vers César.

— Comme le scandale présumé s’est produit sous le propre toit du grand pontife, peut-être pourrait-il nous épargner l’attente des résultats d’une enquête en nous disant tout de suite si un outrage a été commis ou non ?

César avait le visage tellement crispé que, même depuis mon ancien poste d’observation près de la porte — que j’avais dû reprendre maintenant que Cicéron n’était plus consul —, je pouvais voir les muscles de sa mâchoire palpiter lorsqu’il se leva pour répondre.

— Les mystères de la Bonne Déesse ne dépendent pas du grand pontife puisqu’il n’a même pas le droit d’être présent pendant leur célébration, dit-il avant de se rasseoir.

Cicéron prit une expression perplexe et se releva.

— Mais n’était-ce pas la propre épouse du grand pontife qui présidait la cérémonie, cette fois-ci ? Il doit au moins avoir une idée de ce qui s’est passé.

Il reprit sa place.

César hésita une fraction de seconde, puis se leva et annonça tranquillement :

— Cette femme n’est plus mon épouse.

Un murmure excité fit le tour de la chambre. Cicéron se leva de nouveau et, cette fois, sa perplexité ne parut pas feinte.

— Nous pouvons donc en conclure qu’il y a bien eu outrage.

— Pas nécessairement, répliqua César avant de se rasseoir.

— Mais si rien de scandaleux ne s’est produit, pourquoi le grand pontife divorce-t-il ?

— Parce que l’épouse du grand pontife se doit d’être au-dessus de tout soupçon.

Le détachement de la réponse suscita un certain amusement et Cicéron se garda de se relever, faisant signe à Murena qu’il ne désirait pas approfondir la question. Plus tard, sur le chemin de la maison, il me confia, non sans une note d’admiration :

— C’est la chose la plus impitoyable que j’aie jamais vue au sénat. Depuis combien de temps dirais-tu que César et Pompeia sont mariés ?

— Cela doit faire six ou sept ans.

— Et pourtant, je suis certain qu’il n’a décidé le divorce que pendant que je l’interrogeais. Il a pris conscience que c’était la meilleure façon de se sortir de ce mauvais pas. Il faut lui reconnaître ça : la plupart des hommes ne seraient pas prêts à abandonner leur chien aussi facilement.

Je pensai tristement à la belle Pompeia et me demandai si elle savait que son mari venait de mettre publiquement fin à leur mariage. Connaissant la promptitude habituelle de César, je soupçonnais qu’elle serait à la rue avant la tombée de la nuit.

Lorsque nous arrivâmes à la maison, Cicéron se rendit directement dans sa bibliothèque pour éviter de tomber sur Terentia et s’allongea sur un divan.

— J’ai besoin d’entendre du grec le plus pur pour laver la saleté de toute cette politique, commenta-t-il.

Sositheus, qui lui faisait habituellement la lecture, était malade, aussi me demanda-t-il si je voulais bien me charger de cet office et, à sa requête, j’allai chercher un exemplaire d’Euripide dans son compartiment et le déroulai devant la lampe. Il voulait que je lise Les Suppliantes, sans doute parce que, en ce jour, l’exécution des conjurés était particulièrement présente à son esprit et qu’il espérait au moins qu’ayant remis les corps de ses ennemis à leur famille pour qu’ils soient inhumés avec les honneurs, il avait joué le rôle de Thésée. Je venais d’arriver à ses vers préférés — C’est chose dangereuse que la témérité chez un chef ; chez un capitaine, garder son sang-froid quand il convient est d’un sage. Pour moi, le vrai courage, c’est la prudence — quand un esclave vint annoncer que Clodius était dans l’atrium.

Cicéron jura.

— Dis-lui de sortir de chez moi. Je ne peux pas me permettre d’avoir quoi que ce soit à faire avec lui.

Ce n’était pas une mission très plaisante, mais je posai Euripide et partis dans l’atrium. Je m’étais attendu à trouver Clodius dans une certaine affliction, il affichait plutôt un sourire contrit.

— Bonjour, Tiron. Je me suis dit qu’il valait mieux venir voir mon mentor tout de suite pour en finir une fois pour toutes avec ma punition.

— Je crains que mon maître ne soit pas là.

Le sourire de Clodius s’altéra dans la mesure où il se doutait bien que je mentais.

— Mais j’ai tout préparé dans le but de lui raconter une histoire fabuleuse. Il lui suffira d’écouter. Non, c’est ridicule. Je ne vais quand même pas me faire renvoyer.

Il me passa devant et traversa l’immense vestibule avant d’entrer dans la bibliothèque. Je le suivis en me tordant les mains. Cependant, à sa surprise et à la mienne, la pièce était vide. Il y avait une petite porte à l’usage des esclaves dans le coin opposé, et elle se referma doucement alors même que nous regardions. La tragédie d’Euripide gisait là où je l’avais posée.

— Bon, fit Clodius, soudain mal à l’aise. N’oublie pas de lui dire que je suis passé.

— Je n’y manquerai pas, assurai-je.

XIII

C’est à ce moment, exactement comme l’avait prédit Clodius, que Pompée le Grand rentra en Italie et débarqua dans le port de Brundisium, à trois cents milles de Rome. Les messagers du sénat se relayèrent alors pour apporter au plus vite la nouvelle. D’après leurs dépêches, vingt mille légionnaires avaient débarqué avec lui et, dès le lendemain, il s’adressa à eux dans le forum de la ville.

— Soldats, est-il censé leur avoir dit, je vous remercie de vos services. Nous en avons fini de Mithridate, le plus grand ennemi de la république depuis Hannibal, et nous avons accompli ensemble des exploits héroïques dont le monde se souviendra encore dans mille ans. Le jour est amer où nous devons nous séparer. Mais nous sommes une nation de droit, et je ne suis habilité ni par le sénat ni par le peuple à entretenir une armée en Italie. Que chacun regagne sa ville natale. Rentrez chez vous. Je vous promets que vos services seront récompensés comme il se doit. Il y aura de l’argent et de la terre pour vous tous. Vous avez ma parole. Et en attendant, tenez-vous prêts à me rejoindre à Rome, où vous recevrez votre part du butin et où nous célébrerons le plus grand triomphe que la mère patrie de notre empire nouvellement agrandi ait jamais vu !

Puis il se mit en route en direction de Rome, accompagné par sa seule escorte de licteurs et quelques amis proches. La nouvelle se répandit bientôt qu’il avançait sans son armée, et cela eut un effet admirable. Les gens avaient craint qu’il ne parte vers le nord en laissant derrière lui une campagne ravagée comme par une nuée de sauterelles. Et voilà que le Gardien de la Terre et de la Mer se contentait d’avancer discrètement, s’arrêtant pour dormir dans des auberges comme s’il n’était qu’un touriste revenant de vacances à l’étranger. Dans toutes les villes sur son trajet — à Tarentum et à Venusia, dans les montagnes puis dans la plaine de Campanie, à Capoue et à Minturnae —, il fut acclamé par la foule. Des centaines de personnes décidèrent de quitter leur foyer pour le suivre, et le sénat ne tarda pas à recevoir des rapports annonçant l’arrivée d’au moins cinq mille citoyens marchant avec lui vers Rome.

Cicéron lut tout cela avec une inquiétude croissante. Il n’avait jamais reçu de réponse à la longue lettre qu’il avait adressée à Pompée, et lui-même commençait à sentir que la suffisance avec laquelle il s’était vanté de son consulat avait pu lui causer du tort. Pis encore, il avait appris par diverses sources que Pompée avait, lors de son voyage de retour en Italie, conçu un préjugé défavorable à l’encontre d’Hybrida en traversant la Macédoine où régnaient l’incompétence et la corruption, et qu’il comptait demander le rappel immédiat du gouverneur dès qu’il serait à Rome. Une telle mesure pourrait signifier la ruine financière de Cicéron, d’autant plus qu’il n’avait pas encore touché un seul sesterce de la part d’Hybrida. Il m’appela dans la bibliothèque pour me dicter une longue lettre à son ancien collègue. « Je vais faire tout mon possible pour protéger tes arrières, à condition que je ne me donne pas cette peine pour rien. Et si je découvre que cela ne me vaut aucun remerciement, je ne me laisserai pas prendre pour un imbécile… même par toi. » Quelques jours après les saturnales, il y eut un dîner d’adieu en l’honneur d’Atticus, au terme duquel Cicéron lui confia la lettre et lui demanda de la remettre à Hybrida en personne. Atticus promit de s’acquitter de sa tâche dès qu’il arriverait en Macédoine, puis, dans les effusions et les larmes, les deux amis se séparèrent. Les deux hommes étaient profondément tristes que Quintus n’eût pas pris la peine de venir lui dire au revoir.

Après le départ d’Atticus, les problèmes semblèrent affluer de tous côtés. Cicéron était très inquiet, et je l’étais plus encore, pour la santé déclinante de son deuxième secrétaire, Sositheus. C’était un garçon que j’avais formé moi-même, lui ayant appris la grammaire latine, le grec et mon système de notes abrégées, et il était devenu un membre très apprécié de la maisonnée. Il avait une voix mélodieuse, et Cicéron en avait fait son lecteur attitré. Il avait dans les vingt-six ans et dormait dans une petite chambre au sous-sol, voisine de la mienne. Ce qui commença par une toux sèche se mua bientôt en fièvre, et Cicéron fit venir son médecin personnel pour l’examiner. Une série de saignées ne lui fit aucun bien, pas plus que les sangsues. Cicéron était très affecté et, presque tous les jours, venait s’asseoir un instant près de la couche du jeune homme pour poser un linge mouillé d’eau fraîche sur le front brûlant du malade. Pendant toute une semaine, je passai chaque nuit au chevet de Sositheus, à l’écouter délirer et essayer de le calmer et de le convaincre de boire un peu d’eau.

Il arrive souvent avec ces terribles fièvres que la dernière crise soit précédée d’une accalmie. C’est ce qui se passa avec Sositheus. Je m’en souviens parfaitement. Il était bien après minuit, j’étais étendu sur une paillasse à côté de sa couche, recroquevillé sous une couverture et une peau de mouton pour ne pas avoir trop froid. Sositheus s’était calmé et, dans le silence et la faible lueur jaune de la lampe, je m’assoupis à mon tour. Quelque chose me réveilla et je vis en me retournant qu’il s’était assis et me regardait avec une expression de terreur absolue.

— Les lettres, dit-il.

Cela lui ressemblait tellement de se préoccuper de son travail en un pareil moment que je faillis pleurer.

— Nous nous sommes occupés du courrier, lui assurai-je. Tout est à jour. Rendors-toi, maintenant.

— J’ai copié les lettres.

— Oui, oui, tu as copié toutes les lettres. Dors à présent.

J’essayai de le remettre doucement en position allongée, mais il se débattit. Il n’avait déjà plus que la peau sur les os et n’avait pas plus de forces qu’un moineau, pourtant, il refusa de rester tranquille. Il cherchait désespérément à me dire quelque chose.

— Crassus sait.

— Crassus le sait, bien sûr, répétai-je d’une voix conciliante, puis je sentis alors comme un frisson d’effroi me parcourir. Crassus sait quoi ?

— Les lettres.

— Quelles lettres ?

Sositheus ne répondit pas.

— Tu parles des lettres anonymes ? Celles qui avertissaient des violences à Rome ? C’est toi qui les as copiées ?

Il hocha la tête.

— Comment Crassus le sait-il ? murmurai-je.

— C’est moi qui le lui ai dit.

Sa pauvre main osseuse chercha à me prendre le bras.

— Ne te fâche pas.

— Je ne suis pas fâché, assurai-je en épongeant la sueur sur son front. Il a dû te faire peur.

— Il a dit qu’il savait déjà.

— Tu veux dire qu’il t’a piégé ?

— Je regrette tellement…

Il s’interrompit, poussa une plainte terrible — un cri formidable pour quelqu’un d’aussi frêle — et se mit à trembler de tout son corps. Ses paupières retombèrent, puis s’ouvrirent en grand une dernière fois et il m’adressa un regard tel que je ne l’ai jamais oublié — tout un abîme s’ouvrait au fond de ces yeux écarquillés — avant de tomber, inconscient, dans mes bras. J’étais horrifié par ce que je venais d’entrevoir, sans doute parce que c’était un peu comme de regarder dans le plus sombre des miroirs — sans rien d’autre à offrir que l’oubli — et je pris conscience à cet instant que ma mort serait pareille à celle de Sositheus, sans descendance et ne laissant derrière moi aucune trace de mon existence. À partir de ce moment, j’affermis ma résolution de noter tous les faits dont j’étais le témoin, afin de donner au moins un sens, aussi modeste fût-il, à ma vie.

Sositheus résista encore toute la nuit puis la journée du lendemain, et il mourut au dernier soir de l’année. J’allai aussitôt en informer Cicéron.

— Pauvre garçon, soupira-t-il. Sa mort m’émeut plus que ne devrait le faire la mort d’un esclave. Veille à ce que ses funérailles témoignent de mon attachement à lui.

Il se replongea dans son livre, puis remarqua que je me trouvais toujours dans la pièce.

— Oui ?

J’étais confronté à un dilemme. Je sentais instinctivement que Sositheus m’avait confié un grand secret, mais je ne pouvais savoir avec certitude si c’était la vérité ou les délires de la fièvre. J’étais également déchiré entre ma responsabilité envers le défunt et mes devoirs envers les vivants — respecter la confession de mon ami ou avertir Cicéron ? Je finis par choisir la deuxième option.

— Il y a quelque chose qu’il faut que tu saches, commençai-je.

Puis je sortis mes tablettes et lui lus les derniers mots de Sositheus, que j’avais pris soin de noter.

Cicéron m’observait pendant que je parlais, le menton dans sa main, et, lorsque j’eus terminé, il me dit :

— Je savais que j’aurais dû te demander de faire ce travail.

Je n’avais pas vraiment pu me forcer à y croire jusqu’à cet instant. Je luttai pour dissimuler mon saisissement.

— Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?

Il me gratifia d’un nouveau regard évaluateur.

— Tu es vexé ?

— Un peu.

— Eh bien, tu ne devrais pas. C’est un hommage à ta probité. Tu as parfois trop de scrupules pour le sale boulot de la politique, Tiron, et j’aurais trouvé trop difficile de monter un tel stratagème sous ton regard accusateur. Alors je t’ai bien eu, n’est-ce pas ?

Il avait l’air assez fier de lui.

— Oui, répondis-je. Complètement.

Et c’était vrai : quand je me rappelai sa surprise manifeste la nuit où Crassus était venu apporter les lettres avec Scipion et Marcellus, je fus contraint d’admirer au moins ses talents de comédien.

— Bon, je regrette d’avoir dû te jouer ce tour. On dirait que je n’ai pas aussi bien réussi avec le Vieux Chauve — ou alors il a compris depuis le temps, dit-il en poussant un nouveau soupir. Pauvre Sositheus. En fait, je crois que je sais quand Crassus a dû lui extorquer la vérité. Ce devait être le jour où je l’ai envoyé récupérer l’acte de propriété de cette maison.

— Tu aurais dû m’envoyer, moi !

— C’est ce que je voulais faire, mais tu étais sorti et il n’y avait personne d’autre en qui j’avais confiance. Il a dû être complètement terrifié quand il est tombé dans le piège de ce vieux renard et a tout avoué ! Si seulement il m’avait dit ce qu’il avait fait, j’aurais pu apaiser sa conscience.

— Ce que Crassus pourrait faire ne t’inquiète pas ?

— Pourquoi m’inquiéterais-je ? Il a eu ce qu’il voulait, tout sauf le commandement de l’armée qui a détruit Catilina — le simple fait qu’il ait même pensé à le demander m’a d’ailleurs stupéfié ! Pour le reste — en ce qui le concernait, ces lettres que Sositheus a écrites sous ma dictée et laissées devant sa porte étaient un véritable don des dieux —, il s’est dégagé de la conjuration et m’a laissé faire le sale travail en empêchant Pompée d’intervenir. Je dirais que toute cette affaire a profité beaucoup plus à Crassus qu’à moi. Les seuls qui en ont souffert ont été les coupables.

— Et s’il ébruite l’histoire ?

— S’il s’y risque, je nierai tout — il n’a pas de preuves. Mais il ne le fera pas. La dernière chose dont il a envie serait de rouvrir ce cloaque putride.

Il reprit son livre.

— Va mettre une pièce dans la bouche de notre cher ami défunt et espérons qu’il trouvera plus d’honnêteté de son côté du fleuve éternel qu’il n’en existe du nôtre.

Je suivis ses instructions, et, le lendemain matin, la dépouille de Sositheus fut brûlée sur l’Esquilin. Pratiquement tous les membres de la maisonnée étaient là pour lui rendre un dernier hommage, et je dépensai sans compter l’argent de Cicéron en fleurs, flûtistes et encens. Ce fut une cérémonie aussi belle que possible : on aurait pu croire que nous faisions nos adieux à un affranchi, ou même à un citoyen. En réfléchissant à ce que j’avais appris, je ne me serais pas permis de juger Cicéron sur la moralité de ses actes, et ne me sentais pas vraiment blessé par son manque de confiance en moi. Je craignais pourtant que Crassus ne cherche à se venger et, tandis que l’épaisse fumée noire montait du bûcher pour se mêler aux nuages bas qui affluaient de l’est, l’appréhension m’envahissait peu à peu.


Pompée atteignit les abords de la ville aux Ides de janvier. La veille de son arrivée, Cicéron reçut une invitation à accueillir l’imperator à la Villa Publica, qui servait de résidence aux invités officiels. C’était une invitation en bonne et due forme. Cicéron ne trouva aucune raison de ne pas accepter. Un refus serait d’ailleurs passé pour une rebuffade.

— Néanmoins, me confia-t-il le lendemain matin pendant que son valet l’habillait, je ne peux pas m’empêcher de me sentir comme un sujet que l’on somme de recevoir un conquérant plutôt que comme un partenaire des affaires de l’État qui doit en rencontrer un autre sur un pied d’égalité.

Lorsque nous arrivâmes au Champ de Mars, des milliers de citoyens cherchaient déjà à entrevoir leur héros, qui n’était plus, disait-on, qu’à un mille ou deux de là. Je me rendis compte que Cicéron était légèrement contrarié par le fait que, pour une fois, la foule lui tournait le dos et ne lui prêtait aucune attention, puis, quand nous entrâmes dans la Villa Publica, son amour-propre reçut un autre coup. Il s’était attendu à rencontrer Pompée en privé mais découvrit que d’autres sénateurs, dont Pupius Pison et Valerius Messalla, les deux nouveaux consuls, et leur suite attendaient déjà. La salle était sombre et froide, comme le sont souvent les bâtiments publics peu utilisés, et, bien qu’il y régnât une forte odeur d’humidité, nul n’avait pris la peine d’allumer du feu. Cicéron fut contraint d’attendre assis sur une chaise dorée inconfortable, en échangeant quelques propos guindés avec Pupius, lieutenant taciturne de Pompée qu’il connaissait depuis longtemps et n’aimait guère.

Au bout d’une heure environ, le bruit de la foule s’intensifia dehors, et je compris que Pompée avait dû apparaître. Bientôt, le vacarme fut tel que les sénateurs cessèrent toute tentative de conversation et demeurèrent muets, pareils à des étrangers rassemblés là par hasard, cherchant à s’abriter d’un orage. Dehors, les gens couraient de tous côtés, les cris et les acclamations résonnaient partout. Une trompette sonna. Nous finîmes par entendre un bruit de bottes dans l’antichambre attenante, et la voix d’un homme :

— Eh bien, on ne peut pas dire que les Romains ne t’aiment pas, imperator !

Puis la voix tonnante de Pompée répondit clairement :

— Oui, tout s’est bien passé. Tout s’est très bien passé.

Cicéron se leva avec les autres sénateurs et, l’instant d’après, l’imposant général entra dans la pièce en grand uniforme : cape rouge et cuirasse de bronze rutilant ornée d’un soleil dardant ses rayons. Il remit son casque à aigrette à un aide de camp tandis que ses officiers et ses licteurs entraient à sa suite. Il passa ses doigts charnus dans sa chevelure toujours aussi invraisemblablement fournie, la rejetant en arrière pour former cette vague familière qui surmontait son visage large et buriné. Il avait peu changé en six ans sinon qu’il était devenu — si une telle chose était possible — encore plus imposant du point de vue physique. Son torse paraissait immense. Il serra la main des consuls et des autres sénateurs et échangea quelques mots avec chacun d’eux tandis que Cicéron observait la scène, mal à l’aise. Enfin, il s’approcha de mon maître.

— Marcus Tullius ! s’exclama-t-il.

Il fit un pas en arrière et l’examina attentivement, s’arrêtant avec un émerveillement feint sur les souliers cirés rouges de Cicéron puis sur les plis impeccables de sa toge bordée de pourpre et enfin sur ses cheveux soigneusement coupés.

— Tu as l’air en forme. Viens donc ici, dit-il en lui faisant signe d’approcher. Laisse-moi étreindre l’homme sans qui je n’aurais plus eu de patrie où revenir !

Il serra Cicéron dans ses bras, l’écrasant contre sa cuirasse, et nous adressa un clin d’œil par-dessus son épaule.

— Je sais que ce doit être vrai puisqu’il n’arrête pas de me le répéter !

Tout le monde éclata de rire, et Cicéron essaya de faire de même. Mais l’accolade de Pompée lui avait coupé le souffle et il ne parvint à émettre qu’un sifflement sans joie.

— Bien, sénateurs, reprit Pompée en souriant à tous, asseyons-nous.

On apporta un grand fauteuil pour l’imperator, qui s’y installa. On lui mit une baguette d’ivoire dans la main. Puis on déroula à ses pieds un tapis qui représentait une carte d’Orient et, tandis que les sénateurs baissaient les yeux dessus, il entreprit de désigner avec la baguette les régions où il avait accompli ses exploits. Je pris des notes pendant qu’il parlait, et Cicéron put ensuite les étudier à loisir, une expression d’incrédulité sur le visage. Durant sa campagne, Pompée avait, disait-on, pris mille forteresses, neuf cents villes et quatorze pays, dont la Syrie, la Palestine, l’Arabie, la Mésopotamie et la Judée. La baguette se remit à voltiger. Il avait restauré pas moins de trente-neuf villes, et n’en avait autorisé que trois à prendre pour nom Pompeiopolis. Il avait levé en Orient un impôt sur la propriété qui augmentait d’un tiers les revenus annuels de Rome. Et il se proposait de faire sur sa fortune personnelle une donation immédiate de deux cent millions de sesterces au Trésor public.

— Pères conscrits, j’ai multiplié par deux la taille de notre empire. Les frontières de Rome s’étendent désormais jusqu’à la mer Rouge.

Alors même que je copiais ses propos, je fus frappé par le ton singulier que prit Pompée pour faire son compte rendu. Il ne cessa de parler de « mon » ceci et « mon » cela. Mais tous ces États, toutes ces villes et tous ces monceaux de richesses appartenaient-ils de fait à Pompée ou bien étaient-ils la propriété de Rome ?

— Je demanderai une loi rétrospective afin de légaliser tout cela, bien entendu, conclut-il.

Il y eut un silence. Cicéron, qui venait juste de retrouver sa respiration, haussa un sourcil.

— Vraiment, une seule loi ?

— Une loi, insista Pompée en remettant sa baguette d’ivoire à son aide de camp, qui ne dépassera pas une phrase : « Le sénat et le peuple de Rome approuvent par la présente toutes les décisions prises par Pompée le Grand pour la colonisation de l’Orient. » Évidemment, vous pouvez y ajouter quelques lignes de félicitations si vous le souhaitez, mais ce sera l’essentiel.

Cicéron jeta un regard vers les autres sénateurs. Tous regardaient ailleurs. Ils étaient trop heureux de le laisser parler.

— Désires-tu autre chose ?

— Le consulat.

— Quand ?

— L’année prochaine. Dix ans après mon premier. Parfaitement légal.

— Mais pour te présenter aux élections, il va falloir que tu entres dans la cité, ce qui implique d’abandonner ton imperium. Et tu n’es sans doute pas prêt à renoncer à ton triomphe ?

— Bien sûr que non. Mon triomphe aura lieu pour mon anniversaire, en septembre.

— Comment procéder, alors ?

— C’est simple. Une autre loi. Une phrase encore : « Le sénat et le peuple de Rome autorisent par la présente Pompée le Grand à se porter candidat à l’élection au poste de consul in absentia. » Je pense que je n’ai guère besoin de faire campagne pour ce poste. Les gens savent qui je suis !

Il sourit et regarda autour de lui.

— Et ton armée ?

— Dissoute et dispersée. Il faudra récompenser les soldats bien sûr. Je leur ai donné ma parole.

Le consul, Messalla, intervint :

— On nous a rapporté que tu leur avais promis des terres.

— C’est exact.

Pompée lui-même détecta l’hostilité dans le silence qui suivit.

— Ecoutez, dit-il en se penchant en avant sur son siège pareil à un trône, parlons sans détours. Vous savez que j’aurais pu marcher jusqu’aux portes de Rome avec mon armée de légionnaires et exiger tout ce que je voulais. Mais mon intention est de servir le sénat et non de lui dicter mes volontés, et c’est exactement ce que j’ai voulu démontrer en traversant l’Italie dans la plus grande humilité. Et c’est ce que je veux continuer à démontrer. Vous savez tous que j’ai divorcé ?

Les sénateurs acquiescèrent d’un hochement de tête.

— Qu’en serait-il si je faisais un mariage qui me liait à tout jamais au parti des sénateurs ?

— Je crois que je parlerai au nom de tous, répondit prudemment Cicéron, qui surveillait les autres du regard, en disant que le sénat ne désire rien d’autre que de travailler avec toi, et qu’une telle alliance serait d’une grande utilité. Tu penses à quelqu’un ?

— En fait, oui. On me dit que Caton est quelqu’un d’influent au sénat en ce moment, et Caton a des nièces et des filles en âge de se marier. Mon projet est d’en prendre une et de faire épouser l’autre par mon fils aîné. Voilà, dit-il en se calant avec satisfaction dans son siège. Qu’est-ce que vous en dites ?

— Nous en disons que ce serait une très bonne chose, répliqua Cicéron après un nouveau coup d’œil à ses collègues. Une alliance entre les maisons de Pompée et de Caton assurerait la paix pendant une génération. Les populares en resteront tous prostrés par le choc, et les hommes de bien se réjouiront, dit-il avec un sourire. Je te félicite pour ce coup de maître. Qu’en dit Caton ?

— Oh, il n’est pas encore au courant.

Le sourire de Cicéron se figea.

— Tu as divorcé d’avec Mucia et coupé tes relations avec les Metelli dans le simple but d’épouser une parente de Caton, et tu n’as même pas cherché à savoir quelle sera la réaction de Caton ?

— J’imagine qu’on peut présenter les choses comme ça. Pourquoi ? Tu crois que ça pose un problème ?

— Avec la plupart des gens, je dirais non, mais Caton… eh bien, on ne sait jamais où la flèche inflexible de sa logique peut le conduire. As-tu parlé à beaucoup de monde de tes intentions ?

— À quelques personnes.

— Dans ce cas, puis-je suggérer, imperator, de suspendre momentanément cette discussion pendant que tu envoies le plus tôt possible un émissaire à Caton ?

Un nuage sombre passa sur le visage jusque-là affable de Pompée — il ne lui était visiblement jamais venu à l’esprit que Caton pourrait refuser : si tel était le cas, cela impliquerait pour Pompée de perdre gravement la face — et c’est sur un ton distrait qu’il accepta la suggestion de Cicéron. Lorsque nous partîmes, il s’entretenait déjà avec Lucius Afranius, son plus proche confident. Dehors, la foule était plus dense que jamais et, bien que les gardes de Pompée n’entrouvrissent les portes que juste assez pour nous laisser passer, ils furent presque submergés par le nombre qui se pressait pour entrer. Alors qu’ils se frayaient un chemin vers la cité, Cicéron et les consuls furent la cible de questions incessantes : « Vous lui avez parlé ? », « Que dit-il ? », « Est-il vrai que c’est devenu un dieu ? »

— Ce n’était pas un dieu la dernière fois que j’ai regardé, répondit Cicéron d’un ton enjoué, même s’il n’en est pas très loin ! Il est impatient de nous rejoindre au sénat. Quelle farce, glissa-t-il du coin des lèvres à mon intention. Plaute n’aurait pas trouvé argument plus absurde.

Les choses tournèrent exactement comme Cicéron l’avait redouté. Pompée convoqua le jour même l’ami de Caton, Munatius, qu’il dépêcha chez Caton pour faire de la part du grand homme une proposition de double mariage. La famille de Caton se trouvait justement tout entière rassemblée autour d’un festin. Les femmes furent transportées à la perspective d’une union avec celui qui passait pour le plus grand héros des guerriers romains et était, disait-on, bâti comme un dieu.

Caton, lui, entra aussitôt dans une colère formidable et, sans même prendre le temps de réfléchir ou de consulter quiconque, donna la réponse suivante :

— Va, Munatius, va dire à Pompée que Caton n’est pas à prendre par les femmes, qu’il se réjouit cependant de ses bonnes dispositions et que, si Pompée se conduit en homme juste, il lui donnera une amitié plus sûre que toutes les alliances de famille. Mais il ne livrera pas d’otages à la gloire de Pompée contre la patrie !

Pompée fut, aux dires de tous, abasourdi par la grossièreté de la réponse (« si Pompée se conduit en homme juste » !), et quitta sur-le-champ la Villa Publica de très mauvaise humeur pour se rendre dans sa maison des Monts Albains. Néanmoins, là encore, il fut poursuivi par des démons bien déterminés à s’en prendre à sa dignité. Sa fille, qui n’avait pas plus de neuf ans et qu’il n’avait pas vue depuis qu’elle était en âge de parler, avait appris du célèbre grammairien Aristodème de Nyssa des passages d’Homère pour accueillir son père. Malheureusement, le premier vers qu’elle cita lorsqu’il franchit la porte fut celui qu’adresse Hélène à Pâris : « Te voici revenu du combat. Que n’y restais-tu, mort… », et il y avait trop de monde présent ce jour-là pour que l’anecdote ne s’ébruite pas. Je crains d’ailleurs que Cicéron ne la trouvât si drôle qu’il contribua largement à la répandre dans tout Rome.


Au milieu de tout ce tumulte, on aurait pu croire que l’affaire des mystères de la Bonne Déesse serait oubliée. Plus d’un mois s’était écoulé depuis le scandale, et Clodius avait pris soin de se faire discret. Les gens commençaient à parler d’autre chose. Cependant, un jour ou deux après le retour de Pompée, le collège des pontifes rendit enfin son jugement sur l’incident devant le sénat. Pupius, qui était le premier consul, était aussi un ami de Clodius et désirait étouffer le scandale. Il fut néanmoins bien obligé de lire le rapport des pontifes, et leur verdict était sans appel. La conduite de Clodius répondait indubitablement aux critères du nef as — un sacrilège, un péché, un crime contre la déesse, une abomination.

Le premier sénateur à se lever fut Lucullus, et comme il dut lui être agréable d’annoncer avec la plus grande solennité que son ancien beau-frère avait entaché les traditions de la république et risqué d’attirer la colère des dieux sur la cité !

— Leur colère ne pourra être apaisée qu’en punissant sévèrement le coupable, déclara-t-il.

Et il proposa officiellement que Clodius soit accusé d’avoir violé le caractère sacré des vierges vestales — crime pour lequel la peine prévue était d’être battu à mort. Caton soutint la motion. Les deux dirigeants patriciens, Hortensius et Catulus, se levèrent pour l’appuyer, et il paraissait évident que la majorité de la curie allait dans leur sens. Les sénateurs demandèrent que le plus haut magistrat de Rome après les consuls, le prêteur urbain, réunisse un tribunal spécial, nomme un jury trié sur le volet parmi les sénateurs et traite l’affaire le plus rapidement possible. Avec de tels hommes aux commandes, le résultat était joué d’avance. Pupius accepta à contrecœur de prendre une résolution à cet effet et, à la fin de la séance, Clodius pouvait déjà être considéré comme un homme mort.

Tard cette nuit-là, quand j’entendis frapper à la porte de Cicéron, je sus avec une certitude toute viscérale que ce devait être Clodius. Malgré sa rebuffade au lendemain du fiasco de la Bonne Déesse, le jeune homme avait continué de revenir régulièrement dans l’espoir de voir Cicéron. Mais j’avais pour strictes instructions de lui refuser l’entrée de la maison. À sa grande irritation, il n’avait jamais pu dépasser l’atrium. Aussi me préparais-je en traversant le vestibule à une nouvelle scène désagréable. Pourtant, après avoir déverrouillé la porte, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir Clodia sur le pas de la porte. Elle ne se déplaçait en général qu’au milieu d’une flottille de servantes, or, cette nuit-là, elle était sans escorte. Elle demanda d’une voix glacée si mon maître était là, et je lui répondis que j’allais voir. Je la fis entrer dans le vestibule et l’invitai à attendre, puis je courus presque à la bibliothèque où Cicéron travaillait. Quand je lui annonçai qui venait le voir, il posa son style et réfléchit un instant.

— Terentia est-elle montée dans sa chambre ?

— Je crois, oui.

— Alors fais-la entrer.

Je fus stupéfait qu’il puisse prendre un tel risque. Il dut se rendre compte du danger, lui aussi, car il ajouta, juste avant que je sorte :

— Et prends garde de ne pas me laisser seul avec elle.

J’allai la chercher. À peine eut-elle pénétré dans la bibliothèque qu’elle se dirigea vers Cicéron et s’agenouilla à ses pieds.

— Je suis venue te supplier de nous accorder ton soutien, dit-elle en baissant la tête. Mon pauvre garçon est pétri de peur et de remords, et cependant il est trop fier pour tenter de nouveau de te demander de l’aide, aussi suis-je venue seule.

Elle saisit entre ses mains le bord de la toge de Cicéron et le baisa.

— Mon cher ami, il en faut beaucoup pour que les Claudii se mettent à genoux, mais je te demande ton aide.

— Lève-toi, Clodia, répliqua Cicéron en jetant des coups d’œil nerveux vers la porte. Quelqu’un pourrait te voir et cette histoire ferait le tour de Rome.

Comme elle ne réagissait pas, il ajouta, plus gentiment :

— Je ne te parlerai même pas, si tu ne te relèves pas tout de suite !

Clodia se releva, tête baissée.

— Maintenant, écoute-moi, reprit Cicéron. Je te le dirai une fois et, ensuite, tu partiras. Tu veux que j’aide ton frère, oui ?

Clodia acquiesça.

— Alors dis-lui de faire exactement ce que je lui conseille. Il faut qu’il écrive une lettre à chacune des femmes dont l’honneur a été outragé. Il doit leur dire qu’il est désolé, qu’il s’agissait d’un accès de folie, qu’il n’est plus digne de respirer le même air qu’elles et leurs filles, etc. — crois-moi, il ne sera jamais trop obséquieux. Ensuite, il devra renoncer à la questure. Quitter Rome, partir en exil. Rester à l’écart de la cité pendant quelques années. Quand les choses se seront calmées, il pourra revenir et tout recommencer. C’est le meilleur conseil que je puisse lui donner. Au revoir.

Il se détourna, mais elle lui prit le bras.

— Quitter Rome le tuerait !

— Non, Clodia, c’est rester à Rome qui le tuera. Il y aura sûrement un procès et il sera jugé coupable. Lucullus y veillera. Néanmoins, Lucullus est vieux et paresseux tandis que ton frère est jeune et plein d’énergie. Le temps est le meilleur des alliés. Répète-lui ce que je viens de te dire et que je lui souhaite bonne chance, et dis-lui de partir demain.

— S’il reste à Rome, te joindras-tu aux attaques menées contre lui ?

— Je ferai mon possible pour rester en dehors de ça.

— Et s’il y a un procès, demanda-t-elle sans lâcher son bras, accepteras-tu de le défendre ?

— Non, c’est absolument impossible.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? fit Cicéron avec un rire incrédule. Pour un millier de raisons.

— Est-ce parce que tu crois qu’il est coupable ?

— Ma chère Clodia, le monde entier sait qu’il est coupable.

— Tu as pourtant défendu Cornélius Sylla alors que le monde entier savait qu’il était coupable, lui aussi.

— Cela n’a rien à voir.

— Pourquoi ?

— Ma femme, tout d’abord… souffla Cicéron avec un autre regard en direction de la porte. Ma femme était présente. Elle a été témoin de toute la scène.

— Tu dis que ta femme demanderait le divorce si tu défendais mon frère ?

— Oui, je pense.

— Alors prends une autre femme, dit Clodia, qui, reculant d’un pas sans quitter Cicéron des yeux, dénoua prestement son manteau et le laissa tomber de ses épaules.

Elle était nue en dessous. Sa peau huilée, sombre et lisse, brillait à la lueur des bougies. Je me tenais juste derrière elle. Elle savait que je la regardais mais ne se souciait pas plus de ma présence que si j’avais été une table ou un tabouret. L’atmosphère s’alourdit. En y réfléchissant, cela me rappelle cet instant au sénat, au milieu du chaos qui suivit le débat sur les conspirateurs, où il eût suffi d’un seul mot ou d’un seul geste de Cicéron pour que César fût tué et le monde — notre monde — totalement changé. C’était la même chose. Après un long silence, il eut un mouvement de tête presque imperceptible puis se baissa, ramassa le manteau et le lui tendit.

— Remets ça, dit-il à voix basse.

Elle l’ignora et posa les mains sur ses hanches.

— Tu préfères vraiment ta vieille bigote desséchée à moi ?

— Oui, répliqua-t-il, visiblement surpris par sa propre réponse. Tout compte fait, je crois que oui.

— Alors, tu fais un bel imbécile, commenta-t-elle en se retournant pour qu’il puisse draper le manteau sur ses épaules.

Son attitude était aussi naturelle que si elle prenait congé après un dîner entre amis. Elle me surprit en train de loucher sur elle et me foudroya d’un tel regard que je baissai bien vite les yeux.

— Tu repenseras à ce moment, assura-t-elle en resserrant son manteau d’un mouvement brusque, et tu le regretteras jusqu’à la fin de tes jours.

— Certainement pas, parce que je vais l’effacer de mon esprit, et je te suggère d’en faire autant.

— Pourquoi voudrais-je l’oublier ?

Elle sourit en secouant la tête.

— Qu’est-ce que mon frère va rire quand il va apprendre ça !

— Tu vas lui raconter ?

— Bien sûr. C’était son idée.


— Pas un mot, m’intima Cicéron après le départ de Clodia.

Il leva la main en signe d’avertissement. Il ne voulait pas en discuter et n’en parla jamais. Le bruit courut pendant des années qu’il y avait eu une aventure entre eux, mais je me refusai à faire le moindre commentaire. J’ai conservé ce secret pendant plus d’un demi-siècle.

L’ambition et la luxure vont souvent de pair. Chez certains hommes, tels César ou Clodius, elles sont indissociables. Avec Cicéron, c’était exactement l’inverse. Je crois qu’il était d’une nature passionnée, mais que cela l’effrayait. De même que son bégaiement, sa faible constitution lorsqu’il était jeune ou ses nerfs instables, il considérait la passion comme un handicap à surmonter par la discipline. Il apprit donc à isoler ce trait de sa nature, et à l’éviter. Pourtant, les dieux sont implacables, et malgré sa résolution de ne plus rien avoir à faire avec Clodia ou son frère, il ne tarda pas à se retrouver aspiré par le tourbillon du scandale.

Difficile, après toutes ces années, d’imaginer à quel point l’affaire des mystères de la Bonne Déesse monopolisa la vie publique de Rome, si bien que tous les travaux du gouvernement finirent par s’interrompre. En apparence, la cause de Clodius semblait désespérée. Il avait de toute évidence commis cette offense ridicule, et le sénat était pratiquement tout entier décidé à le punir. Or il arrive, en politique, qu’une grande faiblesse soit transformée en une grande force et, à l’instant où la motion de Lucullus avait été votée, le peuple de Rome commença à protester. Quel crime ce jeune homme avait-il commis en fin de compte, sinon pécher par excès d’enjouement ? Fallait-il vraiment battre quelqu’un à mort pour une simple farce ? Lorsque Clodius s’aventura dans le forum, il découvrit qu’au lieu de vouloir le bombarder d’ordures, les citoyens avaient plutôt envie de lui serrer la main.

Il y avait encore à Rome des centaines de plébéiens à qui l’autorité renforcée du sénat déplaisait et qui repensaient avec nostalgie au temps où Catilina régnait sur la rue. Clodius attirait massivement ces mécontents, qui se rassemblaient autour de lui. Il prit l’habitude de sauter sur une charrette ou sur l’étal d’un commerçant pour fulminer contre le sénat. Il avait retenu les leçons de stratégies des campagnes politiques de Cicéron : toujours faire court, se souvenir du nom de chacun, raconter des anecdotes amusantes, faire le spectacle, et surtout, que chaque question, aussi complexe fût-elle, soit présentée comme une histoire accessible à tous. Le récit de Clodius était on ne peut plus simple : il incarnait le citoyen solitaire injustement persécuté par l’oligarchie.

— Prenez garde, mes amis ! criait-il. Si cela peut m’arriver à moi, qui suis patricien, cela peut arriver à n’importe lequel d’entre vous !

Il organisa bientôt des réunions publiques quotidiennes où le service d’ordre était assuré par ses amis des tavernes et des maisons de jeu qui avaient été pour la plupart des partisans de Catilina.

Clodius s’en prenait nommément à Lucullus, Hortensius et Catulus, mais dès qu’il s’agissait de Cicéron, il se limitait à répéter la vieille plaisanterie selon laquelle l’ancien consul se tenait « bien informé ». Cicéron fut souvent tenté de répondre, comme Terentia l’en pressait ; il tint pourtant la promesse faite à Clodia et parvint à se retenir. Néanmoins, la controverse ne cessa d’enfler en dépit de son silence. Je me trouvais avec lui le jour où la décision du sénat d’organiser un tribunal spécial fut déposée devant le peuple en assemblée populaire. La bande de brutes de Clodius prit le contrôle du rassemblement, occupa les allées et s’empara des urnes. Leurs cris perturbèrent tant le consul, Pupius, qu’il finit par voter contre son propre texte, en particulier la clause qui permettait au préteur urbain de choisir le jury. De nombreux sénateurs se tournèrent vers Cicéron en espérant qu’il prendrait le contrôle de la situation, mais il resta à sa place, rouge de fureur et de confusion, et ce fut à Caton de prononcer une attaque cinglante contre le consul. On renonça au rassemblement. Les sénateurs regagnèrent promptement leur curie et votèrent à quatre cents contre quinze la poursuite du projet de loi malgré les dangers de troubles civils. Un tribun, Fufius, qui partageait les vues de Clodius, annonça qu’il s’opposerait à la législation. L’affaire commençait à échapper aux sénateurs pour de bon, et Cicéron quitta la chambre en hâte pour rentrer chez lui, le visage en feu.

Le moment décisif arriva quand Fufius décida de convoquer une assemblée publique hors les murs de la cité afin de pouvoir y faire venir Pompée pour lui demander son avis. Non sans protester fortement devant ce qu’il considérait comme une atteinte à son emploi du temps et à sa dignité, le Gardien de la Terre et de la Mer n’eut d’autre choix que de se traîner des monts Albains au cirque de Flaminius pour se soumettre à une série de questions insolentes de la part du tribun, sous les yeux de la foule immense d’un jour de marché qui, délaissant momentanément ses marchandages, s’était rassemblée autour de lui pour l’observer, bouche ouverte.

— As-tu connaissance du prétendu sacrilège commis contre la Bonne Déesse ? questionna Fufius.

— Oui.

— Soutiens-tu la proposition du sénat de faire passer Clodius devant un tribunal ?

— Oui.

— Même si le préteur urbain doit en être le juge ?

— Je suppose que oui, si telle est la procédure décidée par le sénat.

— Mais où est la justice dans tout ça ?

Pompée regarda Fufius comme s’il était un insecte bourdonnant qui refusait de le laisser tranquille.

— Je considère l’autorité du sénat comme souveraine, déclara-t-il avant de délivrer sur la constitution romaine un exposé digne d’un enfant de quatorze ans.

Je me tenais avec Cicéron à l’avant de cette foule immense et sentis l’attention du public se dissiper à mesure que Pompée poursuivait. Bientôt, les gens s’agitèrent et se mirent à discuter. Les vendeurs de saucisses chaudes et de pâtisseries qui se trouvaient à la périphérie ne tardèrent pas à être assaillis. Pompée était, dans le meilleur des cas, un orateur ennuyeux et, tandis qu’il parlait à cette tribune, il dut se dire qu’il vivait un mauvais rêve. Il avait imaginé tant de visions d’un retour triomphant lorsqu’il était couché, la nuit, sous les étoiles brûlantes d’Arabie… et voilà donc ce qui l’attendait ? Un sénat et une plèbe obsédés non par ses exploits mais par les frasques d’un jeune homme déguisé en femme !

L’assemblée publique enfin terminée, Cicéron conduisit Pompée de l’autre côté du cirque de Flaminius, au temple de Bellone, où le sénat avait décidé de le recevoir. Accueilli là-bas par une ovation respectueuse, il prit place près de Cicéron, au premier rang, et attendit que les éloges commencent. Au lieu de quoi, il dut répondre à de nouvelles questions de la part cette fois du consul, sur ce qu’il pensait du sacrilège. Il répéta ce qu’il venait de déclarer dehors et, lorsqu’il eut regagné sa place, je le vis se tourner pour chuchoter des propos irrités à l’oreille de Cicéron. (Cicéron me rapporta ensuite que ses paroles exactes avaient été : « J’espère que nous allons à présent pouvoir parler d’autre chose. ») Pendant toute la scène, j’avais gardé un œil sur Crassus, assis au bord de son banc, prêt à bondir dès que l’occasion se présenterait. Il y avait quelque chose dans sa volonté de parler, et dans la fourberie satisfaite de son expression, qui ne me plaisait guère.

— Pères conscrits, commença-t-il, comme il est merveilleux d’avoir sous ce même toit sacré l’homme qui a étendu notre empire et, assis près de lui, l’homme qui a sauvé notre république ! Bénis soient les dieux qui ont permis que cela s’accomplisse. Pompée, je le sais, se tenait prêt à accourir avec son armée à l’aide de la patrie si cela s’était révélé nécessaire — mais, loués soient les cieux, cette peine lui fut épargnée par la sagesse et la clairvoyance de notre consul de l’époque. J’espère ne rien retirer à Pompée quand je dis que, si je suis sénateur, citoyen, homme libre, si je vis encore, c’est à Cicéron que je suis redevable. Chaque fois que je regarde ma femme, mes enfants, ma maison ou la cité de ma naissance, je vois autant de témoignages des bienfaits de Cicéron…

Il fut un temps où Cicéron aurait flairé un piège aussi grossier à des milles de distance. Je crains cependant qu’il n’y ait en chaque homme qui parvient à accomplir l’ambition de sa vie une frontière bien mince entre la dignité et la vanité, la confiance et l’aveuglement, la gloire et l’autodestruction. Au lieu de rester assis et de réfuter modestement toutes ces louanges, Cicéron se leva et prononça un long discours pour corroborer chaque mot de la péroraison de Crassus, pendant qu’à côté de lui Pompée bouillait de jalousie et de ressentiment. Tandis que je l’observais depuis la porte, j’avais envie de courir vers Cicéron en lui criant de se taire, surtout quand Crassus se leva pour lui demander si, en tant que Père de la Patrie, il voyait en Clodius un second Catilina.

— Comment pourrait-il en être autrement, rétorqua Cicéron, incapable de résister à cette occasion de faire revivre les jours glorieux de son consulat devant Pompée, alors que les mêmes débauchés qui suivaient le premier s’amassent derrière le second et que les mêmes stratégies sont à l’œuvre ? L’unité, citoyens, est notre seul espoir de salut, maintenant comme alors — l’unité entre le sénat et l’ordre équestre ; l’unité entre toutes les classes ; l’unité de par toute l’Italie. Tant que nous ravivons cette concorde glorieuse qui existait sous mon consulat, nous n’avons rien à craindre, car l’esprit qui a eu raison de Sergius Catilina aura assurément raison de son bâtard !

Le sénat l’acclama et Crassus se rassit à sa place, visiblement satisfait de sa prestation dans la mesure où, évidemment, les propos de Cicéron firent immédiatement le tour de Rome et ne tardèrent pas à arriver aux oreilles de Clodius. À la fin de la séance, alors que Cicéron rentrait avec sa suite, Clodius l’attendait au forum, entouré par sa bande de partisans. Ils nous barraient la route et j’étais certain qu’il allait y avoir des crânes fracassés, mais Cicéron ne perdit pas son calme. Il arrêta sa procession.

— Ne les provoquez surtout pas ! recommanda-t-il. Ne leur donnez aucune excuse pour déclencher une émeute.

Se tournant vers Clodius, il déclara :

— Tu aurais mieux fait de suivre mon conseil et de partir en exil. Le chemin que tu as choisi ne peut mener qu’à un seul endroit.

— Et où donc ? demanda Clodius sur un ton sarcastique.

— Là-haut, répondit Cicéron en désignant le carcer, au bout d’une corde.

— Certainement pas, répliqua Clodius qui montra les rostres dans l’autre sens, avec ses rangées de statues grandeur nature. Un jour, je serai là-haut, parmi les héros du peuple romain.

— Vraiment ? Alors, dis-moi, te représentera-t-on vêtu en femme et une lyre à la main ?

Un éclat de rire parcourut notre assemblée.

— P. Clodius Pulcher : premier héros de l’ordre des travestis ? J’en doute. Ôte-toi de mon chemin.

— Avec plaisir, dit Clodius avec un sourire.

Quand il s’écarta pour laisser passer Cicéron, je fus frappé de voir à quel point il avait changé. Ce n’était pas seulement qu’il semblait physiquement plus grand et plus fort : il avait à présent dans le regard une lueur résolue qui ne s’y trouvait pas auparavant. Je pris conscience qu’il se nourrissait de sa notoriété — qu’il tirait son énergie de la foule qui le soutenait.

— La femme de César est l’une des meilleures que j’ai jamais eue, souffla-t-il à Cicéron au passage. Elle est presque aussi bonne que Clodia.

Puis il lui prit le coude et ajouta à voix haute :

— Je voulais être ton ami. Tu aurais pu être le mien.

— Les Claudii ne sont pas des amis très fiables, répliqua Cicéron en se libérant.

— Certes, mais nous sommes des ennemis très sûrs.

Et il ne se désavoua jamais. À partir de ce jour, chaque fois qu’il prit la parole dans le forum, il montra systématiquement la nouvelle maison de Cicéron sur le Palatin, bien au-dessus de la tête de la foule, comme le symbole même de la dictature.

— Voyez quel profit le tyran qui a massacré des citoyens sans même un procès a tiré de ses agissements — pas étonnant qu’il soit encore aussi assoiffé de sang frais !

Cicéron répondait sur le même ton. Les insultes se firent de plus en plus violentes. Il nous arrivait, à Cicéron et à moi, de nous installer sur la terrasse pour observer l’apprenti démagogue au travail et, bien que nous fussions trop loin pour entendre exactement ses propos, les applaudissements de la foule nous parvenaient assez pour nous indiquer ce à quoi nous assistions : le monstre que Cicéron pensait avoir tué avait commencé à revenir à la vie.

XIV

Vers la mi-mars, Hortensius vint voir Cicéron. Il traînait Catulus avec lui, et quand le vieux patricien entra à pas lents, il évoquait plus que jamais une tortue qui aurait perdu sa carapace. Catulus avait dû récemment se faire arracher ses dernières dents, et le traumatisme de l’extraction, les longs mois d’agonie qui l’avaient précédée, ainsi que la distorsion de la bouche qui en résultait, tout cela se combinait et son apparence trahissait chacune de ses soixante années. Il semblait incapable de s’arrêter de baver et tenait à la main un grand mouchoir trempé et jaunâtre. Il me rappela quelqu’un : je ne trouvai pas tout de suite qui, mais cela finit par me revenir — Rabirius. Cicéron bondit pour l’aider à s’asseoir, mais Catulus l’écarta d’un geste, marmonnant qu’il allait très bien.

— Nous ne pouvons pas laisser s’éterniser plus longtemps cette sale affaire avec Clodius, commença Hortensius.

— Je suis d’accord avec toi, dit Cicéron qui, je le savais, commençait à se trouver dans une position très inconfortable du fait de cette préjudiciable joute oratoire dans laquelle il s’était engagé contre Clodius. Notre gouvernement est dans une impasse. Nos ennemis nous rient au nez.

— Il faut constituer un tribunal dès que possible. Je propose que nous renoncions au fait de vouloir absolument que les membres du jury soient choisis par le préteur urbain.

— Comment seraient-ils sélectionnés, alors ?

— Comme d’habitude. Par tirage au sort.

— Ne risque-t-on pas de se retrouver avec quelques indécis dans le jury ? Il ne faudrait pas que ce vaurien soit acquitté. Ce serait un vrai désastre.

— L’acquittement est absolument impossible. Devant le poids des preuves qui l’accablent, n’importe quel jury le condamnera. Nous n’avons besoin que d’une simple majorité. Nous devons avoir foi dans le bon sens du peuple romain.

— Il faut que les faits l’accablent, intervint Catulus en portant son mouchoir maculé à sa bouche, et le plus tôt sera le mieux.

— Fufius acceptera-t-il de renoncer à son veto si nous abandonnons la clause concernant le jury ?

— Il assure que oui, à la condition que nous réduisions la peine encourue de la mort à l’exil.

— Qu’en dit Lucullus ?

— Tout ce qu’il veut, c’est un procès, quels qu’en soient les termes. Tu sais qu’il se prépare à ce jour depuis des années. Il a rassemblé tous les témoins possibles prêts à jurer de l’immoralité de Clodius — y compris les petites esclaves qui changeaient les draps de son lit à Misène, quand Clodius avait eu des rapports avec ses sœurs.

— Par tous les dieux ! Est-il bien sage de faire étalage de ce genre de détails en public ?

— Je n’ai jamais entendu parler d’une conduite aussi répugnante, bava Catulus. Il faut carrément faire le grand nettoyage, ou ce sera notre perte à tous.

— Tout de même…

Cicéron fronça les sourcils et laissa sa phrase en suspens. Je voyais bien qu’il n’était pas convaincu et, pour la première fois, je crois qu’il sentit le danger que cela représentait pour lui. Il n’aurait su dire lequel exactement, mais simplement qu’il émanait de toute cette affaire comme une sourde menace. Il souleva encore quelques objections — » Ne vaudrait-il pas mieux tout laisser tomber ? Nous avons fait connaître notre position, non ? Ne risquons-nous pas de faire de ce jeune imbécile un martyr ? » — avant de finir par donner à contrecœur son accord à Hortensius.

— Eh bien, je suppose que tu devras faire ce qui te semble juste. C’est toi qui as pris la direction de cette affaire depuis le début. Il faut néanmoins qu’une chose soit bien claire : je ne veux aucune participation dans cette histoire.

Je fus profondément soulagé de l’entendre prononcer ces mots : il me semblait presque que c’était la première décision censée qu’il prenait depuis qu’il avait quitté le consulat. Ayant sans doute espéré que Cicéron mènerait l’accusation, Hortensius parut déçu. Il n’essaya cependant pas de discuter et s’en fut conclure l’arrangement avec Fufius. La constitution d’un tribunal fut donc votée et le peuple de Rome se lécha les babines en se préparant à ce qui promettait d’être le procès le plus scandaleux de l’histoire de la république.


Le gouvernement de la république put donc reprendre son cours normal, à commencer par le tirage au sort des provinces par les préteurs. Quelques jours avant la cérémonie, Cicéron alla voir Pompée dans les monts Albains pour lui demander comme une faveur de ne pas réclamer le retour d’Hybrida.

— Cet homme est une honte pour notre empire, objecta Pompée. Je n’ai jamais entendu parler d’autant de malhonnêteté et d’incompétence réunies.

— Je suis sûr que ce ne doit pas être aussi terrible.

— Douterais-tu de ma parole ?

— Non. Mais je te serais reconnaissant de me rendre ce service. Je lui ai promis que je le soutiendrais.

— Ah, et j’imagine qu’il te reverse une part ? fit Pompée avec un clin d’œil tout en frottant son pouce contre son index.

— Pas du tout. J’ai simplement l’impression qu’il est de mon devoir de le protéger, pour le remercier de l’aide qu’il m’a apportée à sauver la république.

Pompée ne parut pas convaincu. Il se fendit quand même d’un grand sourire et gratifia Cicéron d’une claque sur l’épaule. Qu’était la Macédoine, en fin de compte ? Un simple lopin à légumes pour le Gardien de la Terre et de la Mer !

— Très bien, qu’il la garde encore un an. En échange, j’attends de toi que tu fasses tout ce qui est en ton pouvoir pour faire passer mes trois lois au sénat.

Cicéron accepta, ainsi, lorsque le tirage au sort eut lieu dans la curie, la Macédoine, lot convoité entre tous, n’était pas sur la table. Il n’y avait là que cinq provinces à répartir entre les huit anciens préteurs. Les rivaux s’assirent en rang sur le premier banc, César à un bout et Quintus à l’autre. Vergilius commença, si je me souviens bien, et tira la Sicile, puis ce fut au tour de César de tenter sa chance. C’était pour lui un moment important. À cause de son divorce, il avait dû rendre la dot de Pompeia et était poursuivi par ses créanciers. On disait qu’il n’était plus solvable et risquait même de devoir quitter le sénat. Il posa la main sur l’urne et donna le jeton au consul. Quand le résultat fut proclamé — « César tire l’Hispanie ultérieure ! » —, il fit la grimace. Malheureusement pour lui, il n’y avait pas de guerre à mener en ces terres lointaines, et il aurait de loin préféré l’Afrique ou même l’Asie, bien plus susceptibles de l’enrichir. Cicéron parvint à réprimer un sourire de triomphe, pendant un moment seulement puisque, quelques instants plus tard, l’Asie échut à Quintus et que Cicéron fut le premier debout pour aller féliciter son frère. Cette fois encore, il donna libre cours à ses larmes de soulagement. Quintus semblait à présent avoir toutes les chances de pouvoir devenir consul à son tour lorsqu’il rentrerait de sa province. Ils étaient bien en voie d’établir leur propre dynastie, et ce soir-là la famille célébra joyeusement l’événement par des réjouissances auxquelles je fus cette fois encore convié. Cicéron et César se trouvaient dorénavant sur les bords opposés de la roue de la Fortune, Cicéron trônant au sommet tandis que César demeurait fermement tout en bas.

En temps normal, les deux propréteurs auraient dû partir aussitôt pour leurs provinces ; en fait, ils auraient même dû y être depuis plusieurs mois. Mais cette fois, le sénat refusa de les laisser quitter Rome avant la fin du procès de Clodius, au cas où l’on aurait besoin d’eux pour rétablir l’ordre.

Le tribunal se réunit au mois de mai, et ce furent trois jeunes membres de la famille des Cornelii Lentulii — Crus, Marcellinus et Niger, ce dernier étant également grand flamine de Mars — qui se chargèrent de l’accusation. C’étaient de grands rivaux de la gens Claudia et ils en voulaient tout particulièrement à Clodius d’avoir séduit plusieurs de leurs femmes. Pour le défendre, Clodius s’en remettait d’abord à un ancien consul, Scribonius Curion, qui était le père d’un de ses plus proches amis. Curion avait fait fortune en combattant en Orient sous Sylla, mais il était assez lent d’esprit et n’avait pas très bonne mémoire. En tant qu’orateur, on l’avait surnommé « tapette à mouches » parce qu’il avait l’habitude d’agiter les bras en tous sens lorsqu’il parlait. Pour examiner les preuves, il y avait un jury de cinquante-six citoyens tirés au sort. Ils étaient de toutes sortes et de toutes conditions, depuis les sénateurs patriciens jusqu’à des êtres aussi notoirement méprisables que Talna et Spongia. Quatre-vingts jurés avaient au départ été retenus, mais la défense et l’accusation avaient le droit de récuser douze jurés chacune, ce qu’elles s’empressèrent de faire aussitôt ; la défense rejetant les plus respectables, et l’accusation les plus vulgaires. Les rescapés de ce filtrage siégeaient donc ensemble, assez mal à l’aise.

Un scandale à caractère sexuel attire toujours les foules ; un scandale à caractère sexuel impliquant la haute société est incommensurablement excitant. Afin de permettre à tous ceux qui le souhaitaient d’assister au procès, celui-ci fut organisé devant le temple de Castor. Une partie des sièges fut réservée au sénat, et c’est là que Cicéron prit place le jour de l’ouverture du procès, juste à côté d’Hortensius. L’ex-femme de César avait prudemment quitté Rome pour éviter de témoigner, en revanche la mère du grand pontife, Aurélia, et sa sœur, Julia, s’avancèrent pour faire leur déposition, et identifièrent Clodius comme celui qui avait violé les mystères sacrés. Aurélia produisit une impression particulièrement forte lorsqu’elle tendit son doigt pareil à une griffe vers l’accusé, assis à moins de dix pieds d’elle, et insista de sa voix implacable pour que la Bonne Déesse soit apaisée par l’exil du coupable si l’on ne voulait pas que le désastre s’abattît sur Rome. Ce fut le premier jour.

Le deuxième jour, César lui succéda à la barre des témoins, et je fus cette fois encore frappé par les similitudes entre la mère et le fils — tous les deux étaient durs et nerveux, d’une assurance qui dépassait la simple arrogance, au point que tous les hommes, aristocrates ou plébéiens, subissaient le même sort sous leur regard. (C’est, je crois, la raison qui le rendit si populaire auprès du peuple : il était bien trop supérieur pour être poseur.) Soumis à un contre-interrogatoire, il répondit qu’il ne pouvait rien dire sur ce qui s’était produit cette nuit-là puisqu’il n’était pas présent. Il ajouta, très froidement, qu’il n’en voulait en rien à Clodius — vers lequel il ne tourna cependant pas une fois le regard — puisqu’il ne savait absolument pas s’il était coupable ou non ; de toute évidence, il le détestait.

Pour ce qui était de son divorce, il ne pouvait que répéter la réponse qu’il avait faite à Cicéron au sénat : s’il avait répudié Pompeia, ce n’était pas nécessairement parce qu’elle était coupable, mais parce que l’épouse du grand pontife se devait d’être au-dessus de tout soupçon. Comme tout le monde à Rome connaissait la réputation de César, et avait au moins entendu parler de sa conquête de la femme de Pompée, ce bel exemple de casuistique déclencha de longs rires moqueurs qu’il dut subir sous son masque habituel d’indifférence suprême.

Il termina son témoignage et, par le plus grand des hasards, quitta le tribunal au moment même où Cicéron se levait pour partir, lui aussi. Ils faillirent se rentrer dedans et il leur fut impossible d’éviter ne fût-ce qu’un bref échange.

— Alors, César, tu dois être heureux que ce soit terminé.

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Je présume que c’était un peu gênant pour toi.

— Rien n’est jamais gênant pour moi. Mais oui, tu as raison, je suis ravi de pouvoir mettre cette histoire ridicule derrière moi parce que, maintenant, je peux partir en Hispanie.

— Quand penses-tu t’en aller ?

— Ce soir.

— Je croyais que le sénat avait interdit aux nouveaux propréteurs de se rendre dans leurs provinces avant la fin du procès ?

— C’est vrai, mais je n’ai pas un moment à perdre. Les créanciers sont à mes trousses. Il semblerait que je doive trouver dans les vingt-cinq millions de sesterces avant de pouvoir acquérir quoi que ce soit.

Il eut un haussement d’épaules — un geste de joueur : je me souviens qu’il semblait tout à fait détaché — et se retira d’une démarche nonchalante vers sa résidence de fonction. Une heure plus tard, flanqué d’une suite réduite, il était parti, et il échut à Crassus de se porter garant de ses dettes.

Le témoignage de César avait été assez distrayant, pourtant le clou du procès de Clodius fit son apparition au troisième jour, sous les traits de Lucullus. On dit qu’à l’entrée du temple d’Apollon, à Delphes, il est écrit trois choses : « Connais-toi toi-même », « De la mesure en tout » et « Ne saisis jamais la loi ». Un homme a-t-il jamais ignoré ces préceptes plus que Lucullus en cette affaire ? Oubliant qu’il était censé être un héros militaire, il monta sur l’estrade tremblant du désir de mener Clodius à sa perte et entreprit très vite de raconter comment il avait surpris sa femme au lit avec son propre frère pendant des vacances où celui-ci était leur invité dans leur maison de la baie de Naples, plus de dix ans auparavant. Cela faisait des semaines qu’il les observait l’un avec l’autre, poursuivit Lucullus — oh oui, la façon dont ils se touchaient, dont ils se parlaient à voix basse dès qu’ils pensaient qu’il avait le dos tourné : ils l’avaient pris pour un imbécile. Alors il avait ordonné aux servantes de sa femme de venir lui montrer ses draps chaque matin et de lui faire un rapport sur tout ce qu’elles avaient vu. Ces esclaves, six en tout, furent appelées à témoigner, et, comme elles arrivaient les unes derrière les autres, les yeux baissés et visiblement nerveuses, je reconnus parmi elles mon Agathe bien-aimée, dont l’image ne m’avait guère quitté depuis notre rencontre, deux ans plus tôt.

Elles attendirent timidement pendant qu’on lisait leurs dépositions, et je souhaitai de toutes mes forces qu’Agathe levât les yeux dans ma direction. J’agitai la main. J’allai même jusqu’à siffler. Les gens qui m’entouraient durent croire que j’étais devenu fou. Je finis par mettre mes mains en porte-voix pour crier son nom. Elle tressaillit, cependant il y avait tant de milliers de spectateurs entassés dans le forum, le vacarme était tel et l’éclat du soleil si intense qu’il était peu probable qu’elle puisse me voir. Je voulus me frayer un passage dans la foule immense, mais les gens qui se trouvaient devant moi avaient fait des heures de queue pour avoir leur place, et ils refusèrent de me laisser passer. J’entendis avec angoisse l’avocat de Clodius annoncer qu’ils ne désiraient pas interroger ces témoins dans la mesure où leur déposition n’avait rien à voir avec l’affaire, et les servantes furent renvoyées du tribunal. Je vis Agathe se détourner avec les autres et descendre de l’estrade, hors de vue.

Lucullus reprit sa déposition et je sentis une véritable haine enfler en moi à la vue de ce ploutocrate vieillissant qui possédait sans en être conscient un trésor pour lequel j’aurais à ce moment donné ma vie. J’étais si préoccupé que je perdis brièvement le fil de ce qu’il disait, et ce ne fut qu’en entendant la foule pousser des exclamations et rire de bon cœur que je prêtai à nouveau attention à son témoignage. Il racontait comment il s’était caché dans la chambre de sa femme et les avait observés, elle et son frère, en pleine fornication, « un chien sur une chienne », pour reprendre ses propres termes. Et Clodius ne limitait pas ses vils appétits à une seule sœur, poursuivit Lucullus, ignorant le bruit de la foule, il se vantait aussi d’avoir conquis les deux autres. Sachant que le mari de Clodia, Celer, venait juste de rentrer de Gaule cisalpine pour se présenter au consulat, cette allégation fit particulièrement sensation. Clodius ne cessa de sourire pendant toute la déposition de son ancien beau-frère, visiblement conscient que, quel que fût le mal qu’il croyait lui infliger, c’était sa propre réputation que Lucullus était en train de ternir. C’était le troisième jour et, en fin de journée, l’accusation conclut sa plaidoirie. Je m’attardai après l’ajournement du procès dans l’espoir d’apercevoir de nouveau Agathe, mais on avait dû l’emmener.

Le quatrième jour, la défense entreprit de sortir Clodius de cette fange. Cela semblait une tâche désespérée car personne, pas même Curion, ne doutait vraiment de la culpabilité de son client. Il fit néanmoins de son mieux. Toute sa défense reposait sur une simple confusion d’identité. Il faisait sombre, les femmes étaient hystériques et l’intrus déguisé — comment pouvait-on être certain qu’il s’agissait bien de Clodius ? Ce n’était guère convaincant. Mais alors, tandis que la matinée touchait à sa fin, le parti de Clodius produisit un témoin surprise. Un homme qui s’appelait C. Causinius Schola, citoyen apparemment respectable de la ville d’Interamna, à quelque quatre-vingt-dix milles de Rome, vint assurer que, la nuit en question, Clodius se trouvait là-bas avec lui. Malgré un interrogatoire serré, il ne voulut pas en démordre, et bien que ses déclarations allassent à l’encontre d’une douzaine d’autres, dont celles de la propre mère de César, son témoignage inspirait curieusement confiance.

Cicéron, qui assistait à la scène depuis les rangs réservés aux sénateurs, me fit signe d’approcher.

— Soit cet homme ment, soit il est fou, me chuchota-t-il. C’est bien le jour des mystères de la Bonne Déesse que Clodius est passé me voir, non ?

Maintenant qu’il m’en parlait, je me le rappelais aussi et le lui confirmai.

— De quoi s’agit-il ? s’enquit Hortensius, qui était, comme d’habitude, assis à côté de Cicéron et essayait d’écouter notre conversation.

Cicéron se tourna vers lui.

— Je disais juste que Clodius était venu chez moi ce jour-là, alors comment pouvait-il être à Interamna avant la tombée de la nuit ? Son alibi ne tient pas.

Il parlait sans préméditation : s’il avait réfléchi aux implications de ce qu’il disait, il se serait montré plus prudent.

— Tu dois témoigner, répliqua aussitôt Hortensius. Il faut anéantir les déclarations de cet homme.

— Oh non, fit tout net Cicéron. Je te l’ai dit depuis le début, je ne veux pas me mêler de cette affaire.

Puis, me faisant signe de le suivre, il se leva et quitta le forum sans attendre, accompagné par les deux esclaves musclés qui lui servaient à présent de gardes du corps.

— C’était stupide de ma part, me confia-t-il tandis que nous gravissions la côte qui nous menait chez lui. Je vieillis.

Derrière nous, j’entendais la foule rire à une réflexion d’un partisan de Clodius : les témoignages étaient peut-être contre lui, mais il avait la foule de son côté. Je sentais que Cicéron n’aimait pas beaucoup la façon dont les choses tournaient. De façon tout à fait inattendue, la défense semblait prendre la direction des opérations.

Une fois la séance suspendue pour le reste de la journée, les trois avocats de l’accusation se présentèrent chez Cicéron avec Hortensius. À l’instant où je les vis, je sus ce qu’ils voulaient, et je maudis intérieurement Hortensius de mettre Cicéron dans cette situation. Je les introduisis dans le jardin, où il se tenait avec Terentia et regardait le petit Marcus jouer au ballon. C’était une superbe fin d’après-midi d’été naissant. Il flottait dans l’air un parfum de fleurs, et les sons qui s’élevaient du forum semblaient aussi indistincts et soporifiques que des bourdonnements d’insectes dans une prairie.

— Il faut que tu témoignes, commença Crus, l’avocat principal.

— Je m’attendais à ce que tu me dises ça, répliqua Cicéron avec un regard furieux vers Hortensius. Et je pense que tu devines quelle sera ma réponse. Il doit y avoir au moins cent autres personnes qui ont vu Clodius à Rome ce jour-là.

— Aucune que nous puissions trouver, assura Crus. Et en tout cas aucune qui veuille témoigner.

— Clodius leur a fait peur, expliqua Hortensius.

— Et de toute façon, aucune qui aurait ton autorité, ajouta Marcellinus, qui avait toujours été un fervent partisan de Cicéron, déjà au temps du procès contre Verres. Si tu pouvais nous rendre ce service, demain, et confirmer que Clodius était avec toi, le jury n’aurait d’autre choix que de le condamner. Cet alibi est la seule chose qui le sépare encore de l’exil.

Cicéron les dévisagea avec incrédulité.

— Un instant, sénateurs. Seriez-vous en train de me dire que, sans mon témoignage, vous pensez qu’il pourrait s’en sortir ?

Ils baissèrent la tête.

— Comment a-t-on pu en arriver là ? Jamais on n’a vu accusé plus coupable passer en jugement.

Il s’en prit alors à Hortensius :

— Tu avais assuré que l’acquittement était « absolument impossible ». « Nous devons avoir foi dans le bon sens du peuple romain », n’était-ce pas ce que tu avais dit aussi ?

— Il est devenu très populaire. Et ceux qui n’aiment pas vraiment l’homme ont pour le moins peur de ses partisans.

— Lucullus nous a fait beaucoup de mal, précisa Crus. Toute cette histoire de draps et de paravents nous a ridiculisés. Il y en a même dans le jury qui disent que Clodius n’est décidément pas plus pervers que ceux qui le poursuivent.

— Et maintenant, ce serait à moi de réparer les pots cassés ? s’écria Cicéron en levant les mains avec exaspération.

Terentia était occupée à câliner le petit Marcus sur ses genoux. Soudain, elle le posa par terre et lui demanda d’aller jouer dans la maison. Puis, se tournant vers son mari, elle déclara :

— Ça ne te plaît peut-être pas, mais tu dois le faire — si ce n’est pas pour la république, fais-le au moins pour toi-même.

— Je l’ai déjà dit : je ne veux pas me mêler de ça.

— Personne n’a autant à gagner que toi à envoyer Clodius en exil. Il est devenu ton plus grand ennemi.

— Oui, effectivement ! Et la faute de qui ?

— La tienne, pour avoir encouragé sa carrière au départ !

Ils se disputèrent encore ainsi un moment, sous le regard perplexe de leurs visiteurs ; on savait déjà à Rome que Terentia n’était pas vraiment une épouse humble et obéissante, et cette scène ne manquerait pas de faire le tour de la ville. Si Cicéron pouvait lui en vouloir de le contredire devant ses collègues, je savais qu’il finirait par reconnaître qu’elle avait raison. Sa colère venait du fait qu’il avait conscience de ne pas avoir le choix : il était coincé.

— Très bien, dit-il enfin, je ferai mon devoir pour Rome, comme toujours, même si ma sécurité personnelle doit en pâtir. Mais j’imagine que je devrais y être habitué. À demain matin, sénateurs.

Et il les congédia d’un mouvement irrité de la main.

Ils s’en allèrent et il resta à réfléchir un moment, la mine sombre.

— Vous vous rendez compte que c’est un piège ?

— Un piège pour qui ? demandai-je.

— Pour moi, bien sûr. Réfléchis, dit-il en se tournant vers Terentia. Dans toute l’Italie, faut-il qu’il n’y ait qu’un seul homme en position de contrer l’alibi de Clodius… et cet homme est Cicéron. Tu crois que c’est une coïncidence ?

Terentia ne répondit pas ; et cela ne m’était pas non plus venu à l’esprit avant qu’il n’en parle. Il me demanda :

— Leur témoin d’Interamna — ce Causinius Schola ou je ne sais qui —, il faut que nous en apprenions davantage sur son compte. Qui connaissons-nous à Interamna ?

Je réfléchis un instant puis, avec un mauvais pressentiment au cœur, je répondis :

— Caelius Rufus.

— Caelius Rufus, répéta Cicéron en frappant le bord de sa chaise, bien sûr !

— Encore un que tu n’aurais jamais dû ramener chez nous, commenta Terentia.

— Quand l’avons-nous vu pour la dernière fois ?

— Cela remonte à plusieurs mois, répondis-je.

— Caelius Rufus ! À l’époque où il est devenu mon élève, il écumait les bouges et les bordels en compagnie de Clodius.

Plus Cicéron y réfléchissait, plus il en était convaincu.

— D’abord, il soutient Catilina, puis il s’acoquine avec Clodius. Ce garçon n’a décidément pas cessé de me faire des sales coups ! Ce fichu témoin d’Interamna sera comme par hasard un client de son père, vous pouvez en être sûrs.

— Alors tu penses que Rufus et Clodius ont pu manigancer de te tendre un piège ?

— Tu doutes qu’ils en soient capables ?

— Non, mais je me demande pourquoi ils se seraient donné tant de peine pour créer un faux alibi dans le seul but de te forcer à venir témoigner. Clodius veut que son alibi tienne, non ?

— Alors tu crois qu’il y a quelqu’un d’autre derrière tout ça ?

J’hésitai.

— Qui ? s’enquit Terentia.

— Crassus.

— Pourtant Crassus et moi sommes totalement réconciliés, protesta Cicéron. Tu as entendu la façon dont il m’a encensé devant Pompée. Et puis il m’a laissé cette maison pour si peu…

Il allait ajouter quelque chose, et s’interrompit soudain.

Terentia reporta sur moi toute l’intensité de son regard scrutateur.

— Pourquoi Crassus se donnerait-il tant de mal pour causer des problèmes à ton maître ?

— Je ne sais pas, répondis-je en sentant mon visage virer à l’écarlate.

— Tu pourrais tout aussi bien demander pourquoi le scorpion pique. Tout simplement parce qu’il ne peut pas faire autrement.

La conversation prit fin peu après. Terentia partit s’occuper de Marcus et je me retirai dans la bibliothèque pour me charger de la correspondance du sénateur. Cicéron resta seul sur la terrasse, contemplant pensivement le Capitole, de l’autre côté du forum, alors que les ombres du soir commençaient à l’allonger.


Le lendemain matin, tellement tendu qu’il en était pâle et silencieux — il ne savait que trop bien quel genre d’accueil l’attendait —, Cicéron descendit au forum, escorté par le même nombre de gardes du corps qu’il avait avec lui au temps de Catilina. Le bruit s’était répandu que l’accusation lui avait brusquement demandé de venir témoigner et, à l’instant où les partisans de Clodius le virent se diriger vers l’estrade, ils déclenchèrent une tempête de huées et d’insultes. Pendant qu’il gravissait les marches du temple afin de gagner le tribunal, on jeta même des œufs et du crottin, ce qui suscita un mouvement remarquable. Pratiquement tous les membres du jury se levèrent pour former un cordon de protection. Certains se tournèrent vers la foule hostile, en baissant leur col pour montrer leur gorge nue, comme pour dire aux alliés déchaînés de Clodius : « Si vous voulez le tuer, il faudra nous tuer avant. »

Cicéron avait l’habitude de témoigner. Il l’avait fait au moins une dizaine de fois contre les conjurés de Catilina au cours de la seule année précédente. Mais jamais il n’avait eu à affronter une telle arène, et le préteur urbain dut suspendre l’audience jusqu’à ce que l’ordre pût être rétabli. Clodius l’observait, les bras croisés et la mine sombre : il avait dû trouver le comportement des jurés profondément troublant. Sa femme, Fulvia, était assise à ses côtés pour la première fois depuis le début du procès. C’était assez malin de la part de la défense de la montrer, car elle n’avait que seize ans et semblait davantage être sa fille qu’une femme mariée — tout à fait le genre de jeune fille vulnérable susceptible de faire fondre le cœur d’un jury. Elle descendait en outre de la famille des Gracques, qui jouissait d’une popularité immense auprès du peuple. Elle avait un visage dur et vicieux, mais le fait d’être mariée à Clodius aurait certainement suffi à endurcir la nature la plus douce.

Lorsque, enfin, le premier avocat de la partie plaignante, Lentulus Crus, fut prié d’interroger les témoins, un silence attentif s’installa. Il traversa l’estrade pour rejoindre Cicéron.

— Bien que le monde entier sache qui tu es, serais-tu assez aimable pour décliner ton identité.

— Marcus Tullius Cicéron.

— Jures-tu par tous les dieux de dire la vérité ?

— Je le jure.

— Connais-tu l’accusé ?

— Oui.

— Où se trouvait-il l’année dernière, entre la sixième et la septième heure, le jour des mystères de la Bonne Déesse ? Peux-tu donner cette information à la cour ?

— Oui, je me le rappelle très bien, dit Cicéron avant de se détourner de l’avocat pour faire face au jury. Il était chez moi.

Un murmure d’excitation parcourut l’assistance et le jury.

— Menteur ! lança très distinctement Clodius, et sa claque déclencha une nouvelle salve de railleries.

Le préteur, qui s’appelait Voconius, rappela le public à l’ordre. Il fit signe à l’avocat de continuer.

— Il n’y a aucun doute là-dessus ? questionna Crus.

— Absolument aucun. D’autres chez moi l’ont vu aussi.

— Quel était le but de sa visite ?

— Une simple visite de courtoisie.

— Serait-il possible, à ton avis, que l’accusé ait pu, après être passé chez toi, se rendre à Interamna avant la tombée de la nuit ?

— Pas à moins d’avoir mis des ailes à son costume de femme.

Les rires fusèrent. Clodius lui-même sourit.

— Fulvia, épouse de l’accusé, qui est également présente, assure qu’elle se trouvait à Interamna avec son mari le soir en question. Qu’as-tu à répondre ?

— Je réponds que les délices de la vie maritale ont de toute évidence tant altéré son jugement qu’elle ne sait même plus quel jour de la semaine on est.

Les rires furent encore plus prolongés et, une nouvelle fois, Clodius y mêla le sien tandis que Fulvia regardait droit devant elle, son visage évoquant le poing d’un enfant, petit, blanc et serré : c’était déjà une terreur à l’époque.

Crus n’avait pas d’autres questions, et il retourna s’asseoir sur le banc des plaignants, cédant sa place à l’avocat de Clodius, Curion. C’était sans aucun doute un vrai brave sur le champ de bataille, mais les tribunaux n’étaient pas son terrain de prédilection, et il s’approcha du grand orateur à la façon d’un gosse apeuré qui tâte un serpent avec un bâton.

— Mon client compte depuis longtemps au nombre de tes ennemis, j’imagine ?

— Pas du tout. Jusqu’à ce qu’il commette cet acte sacrilège, nous entretenions des relations très amicales.

— Mais alors, il a été accusé de ce crime et tu l’as abandonné ?

— Non, sa raison l’a abandonné, et alors il a commis le crime.

Il y eut encore des rires. L’avocat de la défense parut ennuyé.

— Tu dis que mon client est passé te voir le 4 décembre dernier ?

— Effectivement.

— N’est-il pas louche que tu se souviennes aussi commodément que Clodius est venu te voir précisément ce jour-là ?

— Je dirais que ce qui est louche en matière de dates s’appliquerait plutôt à son côté.

— Qu’entends-tu par là ?

— Eh bien, je doute qu’il passe souvent la nuit à Interamna. Or il se trouve que, par une incroyable coïncidence, la seule nuit où il dormit justement en ce lieu reculé correspond aussi à la nuit où une douzaine de témoins jurent l’avoir vu folâtrer à Rome en vêtements de femme.

L’hilarité devenait générale, et Clodius cessa de sourire. De toute évidence, il en avait assez de voir son avocat se faire malmener et il lui fit signe d’approcher pour discuter. Curion, qui avait près de soixante ans et était peu habitué à se faire ridiculiser, perdait son calme et commençait à gesticuler.

— Certains imbéciles trouveront certainement tes plaisanteries très spirituelles, mais je puis t’assurer que tu te trompes, et que mon client est venu te voir un tout autre jour.

— Je n’ai aucun doute concernant la date… et cela pour une excellente raison. C’était le premier anniversaire du jour où j’ai sauvé la république. Crois-moi, j’aurai toujours une raison particulière de me souvenir du 4 décembre.

— Comme les femmes et les enfants des hommes que tu as assassinés ! cria Clodius.

Il se leva d’un bond. Voconius réclama le retour au calme, toutefois Clodius refusa de s’asseoir et continua de hurler des insultes.

— Tu t’es conduit en tyran à l’époque et c’est encore ce que tu fais aujourd’hui !

Puis il se tourna vers ses partisans dans le forum et leur fit signe de le soutenir. Ils n’eurent pas besoin de beaucoup d’encouragements. Presque comme un seul homme, ils se précipitèrent en avant dans une clameur générale. Une nouvelle volée de projectiles bombarda l’estrade. Pour la deuxième fois de la matinée, le jury vint à la défense de Cicéron et l’entoura en s’efforçant de protéger sa tête. Le préteur urbain s’adressa d’une voix forte à Curion pour savoir s’il avait d’autres questions à poser au témoin. Curion, qui paraissait totalement consterné par la façon dont le jury se rangeait de nouveau aux côtés de Cicéron, indiqua qu’il avait fini, et la séance fut hâtivement levée. Un mélange de jurés, de gardes du corps et de clients dégagea un chemin pour Cicéron à travers le forum puis sur le Palatin afin qu’il rentre sans encombre chez lui.

Je m’étais attendu à retrouver Cicéron très affecté par l’expérience, et certes, il semblait avoir été bousculé. Ses cheveux se dressaient en épis sur son crâne et sa toge était maculée de saleté. À part ça, il était indemne. En fait, il exultait en arpentant sa bibliothèque tout en revivant les moments forts de sa déposition. Il avait l’impression d’avoir vaincu Catilina une deuxième fois.

— Tu as vu comme les jurés ont resserré les rangs autour de moi ? Si jamais tu voulais un symbole de ce que la justice romaine fait de mieux, tu l’as vu ce matin.

Pourtant, il décida de s’abstenir de retourner au tribunal pour écouter les plaidoiries, et il attendit pas moins de deux jours, soit le moment où le verdict devait être rendu, pour s’aventurer jusqu’au temple de Castor et assister à la condamnation de Clodius.

Le jury avait alors réclamé une protection armée au sénat, et une centurie de soldats gardait l’escalier conduisant à l’estrade. Lorsqu’il approcha de la partie des sièges réservée aux sénateurs, Cicéron leva le bras pour saluer le jury, et quelques jurés lui rendirent son salut tandis que beaucoup d’autres regardaient nerveusement de l’autre côté.

— Je suppose qu’ils ont peur de montrer leurs sentiments devant la foule des partisans de Clodius, me glissa Cicéron. Quand ils auront voté, tu crois que je devrais aller les rejoindre, pour leur prouver mon soutien ? Il y aura sûrement des problèmes, même avec une garde en armes.

Je n’étais pas du tout certain que ce fût très sage, mais je n’eus pas le temps de répondre car le préteur sortait déjà du temple. Je laissai Cicéron prendre place sur le banc et allai rejoindre la foule.

La partie plaignante et la défense ayant terminé leurs plaidoiries, il ne restait plus à Voconius qu’à résumer leurs arguments et à indiquer au jury quelques points de droit. Clodius était de nouveau assis auprès de Fulvia. Il se tournait vers elle et lui chuchotait parfois quelques mots tandis qu’elle gardait les yeux rivés sur les hommes qui s’apprêtaient à décider du sort de son mari. Dans un tribunal, tout prend toujours beaucoup plus de temps que prévu — il faut répondre à des questions, consulter des statuts, trouver des documents — et l’on ne commença enfin à distribuer aux jurés les jetons de vote en cire qu’une bonne heure plus tard. D’un côté, on avait tracé un A pour acquitté, et de l’autre un C pour condamné. Le système était conçu pour garantir un secret maximum : il suffisait d’un instant pour effacer une lettre d’un mouvement du pouce avant de laisser tomber le jeton dans l’urne qu’on vous présentait. Lorsque tous les jetons furent collectés, l’urne fut vidée sur la table devant le préteur. Autour de moi, l’assistance se dressait sur la pointe des pieds pour essayer de voir de qui se passait. Pour certains, la tension du silence était trop pénible à supporter et ils se mirent à lancer des banalités pour le combler — « Vas-y, Clodius ! », « Longue vie à Clodius ! » —, autant de cris qui déclenchaient de petites vagues d’applaudissements parmi la multitude. On avait tendu un vélum au-dessus de la cour afin de protéger ses membres, et je me souviens de la toile qui claquait comme une voile dans la forte brise du mois de mai. Enfin, le comptage fut terminé et l’on remit le total au préteur. Il se leva et toute la cour l’imita. Fulvia étreignit le bras de Clodius. Je fermai résolument les yeux et priai. Il ne nous fallait que vingt-neuf voix pour que Clodius passe le reste de ses jours en exil.

— Vingt-cinq voix sont en faveur de la condamnation, et trente et une en faveur de l’acquittement. Le tribunal déclare donc Publius Clodius Pulcher non coupable des charges portées contre lui, et l’affaire…

Les derniers mots du préteur se perdirent dans un tonnerre d’acclamations. J’eus soudain l’impression que la terre s’écroulait sous mes pieds. Je me sentis vaciller et, quand j’ouvris les yeux, aveuglé par l’éclat du soleil, Clodius s’était levé et allait serrer la main des jurés. Les légionnaires se tenaient par les bras afin d’empêcher les gens de se précipiter sur l’estrade. La foule poussait des cris de joie et dansait. J’étais entouré par des partisans de Clodius qui insistèrent pour me serrer la main, et je m’exécutai en me forçant à sourire de crainte de me faire rosser, ou pis encore. Au milieu de cette jubilation exubérante, les sénateurs restaient figés, aussi blancs et immobiles qu’un champ de neige immaculée. J’arrivais à voir certains visages — Hortensius abattu, Lucullus incrédule, Catulus la bouche rendue molle par la consternation. Cicéron affichait son masque professionnel et contemplait, de son regard d’homme d’État, le lointain.

Au bout d’un moment, Clodius s’avança vers le devant de l’estrade. Il ignora les cris du préteur qui protestait qu’il s’agissait d’un tribunal et pas d’une assemblée publique, et il leva les mains pour réclamer le silence. La clameur se tut aussitôt.

— Mes chers concitoyens, commença-t-il, ce n’est pas une victoire pour moi. C’en est une pour vous, le peuple.

Une nouvelle salve d’applaudissements vint s’abattre contre le temple à l’instant où Clodius se retournait pour lui faire face, tel Narcisse devant son miroir. Cette fois, il laissa les témoignages d’adulation durer longtemps.

— Je suis né patricien, finit-il par reprendre, or les membres de ma propre classe se sont retournés contre moi. C’est vous qui m’avez soutenu et encouragé. C’est à vous que je dois la vie. Je suis l’un des vôtres. Je veux appartenir à la plèbe. Aussi, à partir de maintenant, vais-je me consacrer à vous. Qu’il soit donc reconnu qu’en ce jour de grande victoire, je choisis de renier l’héritage du sang qui fait de moi un patricien pour chercher à me faire adopter en tant que plébéien.

Je glissai un regard vers Cicéron. L’expression impassible avait disparu, et il contemplait Clodius avec une surprise non dissimulée.

— Et si je réussis, je choisirai une voie des honneurs qui ne passera pas par le sénat — trop peuplé de bouffis et de corrompus — mais devra tout à la reconnaissance du peuple en tant que l’un des vôtres… en tant que tribun !

Des applaudissements toujours plus nourris retentirent, qu’il fit à nouveau taire d’un geste de la main.

— Et si vous, le peuple, me choisissez comme tribun, je vous fais cet engagement et cette promesse, mes amis : ceux qui ont ôté sans jugement la vie de citoyens romains vont goûter au plus vite la justice de la plèbe !

Cicéron se retira ensuite dans sa bibliothèque pour discuter de ce verdict avec Hortensius, Catulus et Lucullus pendant que Quintus essayait de voir s’il pouvait découvrir ce qui s’était passé. Les sénateurs accusaient encore le choc et Cicéron me demanda d’aller chercher du vin.

— Quatre voix, murmura-t-il. Il s’en est fallu de quatre voix que ce dépravé irresponsable ne soit déjà en train de quitter l’Italie à tout jamais. Quatre voix ! ne pouvait-il s’empêcher de répéter.

— Eh bien, je dois vous dire que pour moi, c’est la fin, annonça Lucullus. Je me retire de la vie publique.

De loin, il semblait aussi froid et maître de lui que jamais, mais lorsqu’on se rapprochait, comme je le fis pour lui donner une coupe, on s’apercevait qu’il clignait de yeux de manière incontrôlable. Il but le vin aussitôt et tendit sa coupe à nouveau.

— Nos collègues vont paniquer, observa Hortensius.

— Je me sens faible, avoua Catulus.

— Quatre voix !

— Je vais m’occuper de mes poissons, étudier la philosophie et me préparer à la mort. Il n’y a plus de place pour moi dans cette république.

Sur ces entrefaites, Quintus arriva avec des nouvelles du tribunal. Il avait parlé avec certains membres de la partie plaignante, et avec trois des jurés qui avaient voté la condamnation.

— Il semble qu’il n’y a jamais eu autant de pots-de-vin versés dans toute l’histoire de la justice romaine. On dit que certaines personnalités essentielles ont reçu jusqu’à quatre cent mille sesterces pour s’assurer que le verdict soit favorable à Clodius.

Quatre cent mille ? répéta Hortensius, incrédule.

— Où Clodius a-t-il été trouvé des sommes pareilles ? questionna Lucullus. La petite garce qu’il a épousée est riche, mais même comme ça…

— D’après la rumeur, l’argent viendrait de Crassus.

Pour la deuxième fois de la journée, j’eus l’impression que le sol se dérobait sous mes pieds. Cicéron m’adressa un bref regard.

— J’ai du mal à y croire, commenta Hortensius. Pourquoi Crassus voudrait-il dépenser une fortune pour secourir Clodius en particulier ?

— Je ne peux que te répéter ce que j’ai entendu dire, répondit Quintus. Crassus a fait venir vingt des jurés chez lui la nuit dernière, les uns après les autres, et a demandé à chacun d’eux ce qu’ils voulaient. Il a réglé les dettes de certains et signé des contrats avec d’autres. Les jurés restants ont pris de l’argent liquide.

— Cela ne fait toujours pas la majorité du jury, fit remarquer Cicéron.

— Non, mais on dit que Clodius et Fulvia ne sont pas restés les bras croisés, poursuivit Quintus, et qu’ils ne s’en sont pas tenus à leur or. Les lits ont grincé dans certaines grandes maisons romaines la nuit dernière, car certains jurés ont préféré recevoir leur paiement en nature — garçon ou fille. Il paraît que Clodia elle-même n’a pas chômé pour obtenir plusieurs votes.

— Caton a raison sur toute la ligne ! s’exclama Lucullus. Notre république est pourrie jusqu’à l’os. Nous sommes finis. Et Clodius est l’asticot qui nous détruira tous.

— Non, mais vous imaginez, un patricien qui passe du côté de la plèbe ? demanda Hortensius d’un ton incrédule. Vous imaginez qu’on puisse vouloir une telle chose ?

— Allons, allons, fit Cicéron, nous avons perdu un procès, rien de plus… ne nous affolons pas. Clodius n’est pas le premier coupable à sortir libre d’un tribunal.

— Il ne va pas te lâcher, frère, avertit Quintus. S’il devient plébéien, tu peux être sûr qu’il sera élu tribun — il est maintenant trop populaire pour qu’on puisse l’empêcher — et une fois qu’il aura tous les pouvoirs qui vont avec cette charge, il pourra te causer beaucoup d’ennuis.

— Cela n’arrivera pas, assura Cicéron. Les autorités de l’État ne le laisseront jamais faire. Et si, par quelque malchance extraordinaire, cela se faisait, tu crois vraiment qu’après tout ce que j’ai accompli dans cette ville, en partant de rien, tu crois sincèrement que je ne serai pas capable de me charger d’un petit pervers puéril et ricanant comme notre jeune Reine de Beauté ? Je pourrais lui briser les reins d’un seul discours !

— Tu as raison, intervint Hortensius, et je veux que tu saches que nous ne t’abandonnerons jamais. S’il ose s’attaquer à toi, tu pourras toujours compter sur notre soutien entier et total. N’est-ce pas, Lucullus ?

— Bien entendu.

— Tu es d’accord, Catulus ?

Catulus ne répondit pas.

— Catulus ?

Toujours pas de réponse. Hortensius soupira.

— Je crois qu’il a vraiment vieilli, ces derniers temps. Tu veux bien le réveiller, Tiron ?

Je posai la main sur l’épaule de Catulus et le secouai doucement. Sa tête roula de côté et je dus le retenir pour l’empêcher de glisser tout entier sur le sol. Sa tête retomba en arrière de sorte que son vieux visage parcheminé se retrouva soudain juste en face du mien. Il avait les yeux écarquillés. Sa bouche était entrouverte, ses lèvres molles et baveuses. Épouvanté, j’écartai vivement ma main et ce fut Quintus qui dut s’avancer pour tâter son cou et le déclarer mort.


C’est donc ainsi que Quintus Lutatius Catulus quitta ce monde dans la soixante et unième année de sa vie : consul, pontife et farouche défenseur des prérogatives du sénat. Il était d’une tout autre époque et, avec le recul, je vois sa mort, de même que celle de Metellus Pius, comme un jalon dans le déclin de la république. Hortensius, qui était le beau-frère de Catulus, prit à Cicéron une bougie et l’approcha du visage du vieil homme en essayant doucement de le rappeler à la vie. Jamais je ne compris plus clairement la raison de cette ancienne tradition qu’à ce moment, car on aurait vraiment dit que l’esprit de Catulus venait juste de quitter la pièce et aurait pu revenir facilement, pourvu qu’il fût convenablement invoqué. Nous attendîmes de voir s’il allait revivre, évidemment en vain, et, au bout d’un moment, Hortensius lui baisa le front et lui ferma les yeux. Il pleura un peu, et Cicéron lui-même eut les yeux rouges — si Catulus et lui avaient été ennemis au départ, ils avaient en effet fini par faire cause commune et Cicéron en était venu à respecter le vieil homme pour son intégrité. Seul Lucullus ne semblait ressentir aucune émotion, mais je crois qu’il avait déjà atteint un stade où il préférait les poissons aux êtres humains.

Naturellement, ce fut la fin de toute discussion concernant le procès. On fit venir les esclaves de Catulus afin qu’ils portent le corps de leur maître dans sa maison toute proche, puis, cela fait, Hortensius rentra chez lui pour annoncer la nouvelle à sa propre famille tandis que Lucullus se retirait dans sa grande demeure où il dînerait seul, sans doute d’ailes d’alouettes et de langues de rossignols, dans sa vaste salle d’Apollon. Quant à Quintus, il annonça qu’il partait le lendemain à l’aube pour son long voyage vers l’Asie. Cicéron savait qu’il était tenu de prendre la route dès que le jury aurait rendu son verdict ; je me rendis compte que ce fut malgré tout le coup le plus dur de tous ceux qu’il avait endurés ce jour-là. Il appela Terentia et le petit Marcus pour qu’ils fassent leurs adieux, puis se retira brusquement dans sa bibliothèque, seul, me laissant le soin de raccompagner Quintus à la porte.

— Au revoir, Tiron, dit celui-ci en prenant ma main entre les siennes.

Il avait des paumes dures et calleuses, contrairement à Cicéron, dont les mains de juriste étaient lisses et douces.

— Tes conseils me manqueront, ajouta-t-il. Tu veux bien m’écrire souvent pour me dire comment va mon frère ?

— Avec plaisir.

Il semblait sur le point de sortir, il se ravisa pourtant et se retourna vers moi en disant :

— Il aurait dû t’accorder ta liberté à la fin de son consulat. C’était son intention. Tu le savais ?

Je fus abasourdi par la révélation.

— Il avait cessé d’en parler, bredouillai-je. J’ai supposé qu’il avait changé d’avis.

— Il prétend qu’il a peur que tu en saches trop.

— Mais je ne répéterai jamais à quiconque un seul mot de ce qu’on m’a révélé en confidence !

— Je le sais bien et, au fond de lui, il le sait aussi. Ne te fais pas de souci. Ce n’est qu’une excuse. La vérité, c’est qu’il redoute l’idée même que tu puisses le quitter aussi, comme Atticus, et comme moi. Il se fie à toi bien plus que tu ne le penses.

J’étais trop saisi pour parler.

— Tu auras ta liberté quand je rentrerai d’Asie, je te le promets, poursuivit-il. Tu appartiens à la famille et pas seulement à mon frère. En attendant, veille bien sur lui, Tiron. Je sens venir à Rome quelque chose qui ne me plaît pas du tout.

Il leva la main en signe d’adieu puis s’éloigna dans la rue accompagné de sa suite. Je restai sur le perron et regardai la silhouette trapue et familière, avec ses larges épaules, descendre la côte de son pas régulier jusqu’à ce qu’elle soit hors de vue.

XV

Clodius était censé partir aussitôt effectuer sa questure en Sicile. Mais il préféra prolonger son séjour à Rome pour savourer sa victoire. Il eut même l’impudence de venir prendre au sénat le siège auquel il avait maintenant droit. C’était les Ides de mai, soit deux jours après le procès, et la chambre débattait de la situation politique au lendemain du désastre. Clodius entra dans la curie au moment même où Cicéron parlait. Accueilli par des sifflets sonores, il prit un air satisfait, comme s’il trouvait cette hostilité amusante, et voyant qu’aucun sénateur ne s’écartait pour lui faire de la place sur un banc, il s’adossa au mur et croisa les bras en considérant l’orateur avec un sourire narquois. Crassus, qui siégeait à sa place habituelle, au premier rang, parut manifestement mal à l’aise et feignit d’examiner une éraflure sur sa chaussure de cuir rouge. Cicéron se contenta d’ignorer Clodius et poursuivit son discours.

— Pères conscrits, dit-il, un simple coup ne nous fera ni faiblir ni chanceler. Certes, nous devons reconnaître que notre autorité a été affaiblie, mais cela ne signifie pas que nous devions céder à l’affolement. Nous serions insensés de faire comme si rien ne s’était passé, mais nous serions couards de nous laisser impressionner. Le jury a peut-être laissé en liberté un ennemi qui en veut à l’État…

— J’ai été acquitté parce que je ne suis pas un ennemi de l’État mais celui qui doit nettoyer Rome !

— Tu te trompes, Clodius, répliqua calmement Cicéron sans même daigner lui accorder un regard. Les jurés ne t’ont pas épargné pour que tu fasses le ménage mais pour que tu connaisses la cellule des condamnés à mort. Ils ne veulent pas te garder avec nous mais plutôt te priver de toute chance d’obtenir l’exil.

Puis, reprenant son discours :

— Ainsi donc, père conscrits, reprenez courage et gardez votre dignité…

— Et toi, ta dignité, parlons-en ! cria Clodius. Tu t’es laissé corrompre !

— Le consensus politique des hommes honnêtes tient encore…

— Tu as accepté un pot-de-vin pour acheter ta maison !

Cicéron se tourna alors pour lui faire face.

— Moi au moins, je n’ai pas acheté de jury, rétorqua-t-il.

Le sénat tout entier éclata de rire et cela me fit penser à un vieux lion corrigeant un petit turbulent. Clodius insista :

— Je vais te dire pourquoi j’ai été acquitté — parce que ta preuve n’était qu’un mensonge et que le jury n’y a pas cru.

— Au contraire, lui répondit Cicéron, vingt-cinq membres du jury m’ont cru, puisqu’ils t’ont condamné ; et trente et un n’ont pas voulu te croire, puisqu’ils ne t’ont absous qu’après avoir reçu ton argent.

Cela ne paraît peut-être pas si drôle aujourd’hui ; à l’époque, on aurait pu croire que Cicéron venait de faire la remarque la plus spirituelle de l’Histoire. Je suppose que si les sénateurs riaient aussi fort, c’était pour lui montrer leur soutien, et chaque fois que Clodius essayait de répliquer, ils riaient encore plus fort, de sorte qu’il finit par y renoncer et quitta la chambre avec irritation. Cette boutade fut considérée comme un grand succès pour Cicéron, surtout lorsque, deux jours plus tard, Clodius quitta Rome pour la Sicile et que l’orateur put alors sortir « la petite Reine de Beauté » de son esprit.


On fit clairement comprendre à Pompée que, s’il voulait se présenter à nouveau à l’élection consulaire, il devrait renoncer à ses espoirs de triomphe. Mais il ne parvenait pas à s’y résoudre car, s’il appréciait l’essence du pouvoir, il en aimait encore plus l’apparence — les costumes flamboyants, les sonneries de trompettes, les rugissements et la puanteur des bêtes sauvages en cage, les bruits de bottes et les acclamations tapageuses de ses soldats, l’adulation de la foule.

Il abandonna donc l’idée de devenir consul et, à sa demande, on fit en sorte que la date de son entrée triomphale dans la cité coïncidât avec son quarante-cinquième anniversaire, à la fin du mois de septembre. L’ampleur de sa victoire était cependant telle que la parade — qui s’étirerait, estimait-on, sur au moins une vingtaine de milles — devrait durer deux journées pleines. Ce fut donc en fait à la veille de l’anniversaire de l’imperator que Cicéron et l’ensemble du sénat se rendirent sur le Champ de Mars pour accueillir officiellement le conquérant. Pompée s’était non seulement peint le visage en rouge pour l’occasion, mais il avait aussi revêtu une fabuleuse armure dorée et portait une somptueuse casaque qui avait appartenu à Alexandre le Grand. Massés autour de lui, des milliers de vétérans gardaient des centaines de chariots chargés de butin.

Jusque-là, Cicéron n’avait pas réellement saisi toute l’importance des richesses de Pompée. Comme il me le fit remarquer lui-même :

— Un million, dix millions, cent millions… qu’est-ce que c’est ? Rien que des mots. L’imagination ne peut pas en concevoir le sens.

Toutefois Pompée avait rassemblé ces richesses en un seul lieu et avait, ce faisant, montré l’étendue de son pouvoir. Ainsi, à Rome, un homme qualifié pouvait à cette époque travailler toute une journée et s’estimer heureux s’il avait fini par gagner une seule drachme d’argent. Pompée avait, ce matin-là, disposé des coffres ouverts sur un contenu rutilant censé atteindre soixante-quinze millions de drachmes d’argent : plus que le revenu annuel des impôts prélevés dans l’ensemble du monde romain. Et ce n’étaient là que les pièces. Dominant la parade et exigeant un attelage de quatre bœufs pour la tirer, il y avait une solide statue de Mithridate en or de huit coudées de haut. Puis, le trône de Mithridate et son sceptre, en or aussi. Trente-trois couronnes de perles et trois statues en or figurant Apollon, Minerve et Mars. Et encore une montagne d’or en forme de pyramide, avec des cerfs, des lions et des fruits de tous genres, entourée d’une vigne d’or. Suivie d’un échiquier à jouer constitué de deux pierres précieuses, l’une verte et l’autre bleue, long de quatre pieds et large de trois et portant une lune d’or d’un poids de trente livres. Et un cadran solaire en perles. Il fallut encore cinq autres chariots pour porter les livres les plus précieux de la bibliothèque royale. Cicéron en fut profondément impressionné, car il savait bien que de telles richesses ne pourraient qu’avoir des répercussions imprévisibles sur Rome et sa politique. Il prit grand plaisir à aller voir Crassus pour le tourmenter.

— Alors, Crassus, tu as porté le titre d’homme le plus riche de Rome. Mais j’ai bien peur que ce ne soit terminé. Après cela, même toi, tu devras t’adresser à Pompée pour demander un prêt !

Crassus eut un sourire crispé : on voyait bien que le spectacle passait mal.

Pompée envoya toutes ces richesses défiler dans la ville le premier jour, mais lui-même resta hors les murs. Au deuxième jour, pour son anniversaire, la parade triomphale proprement dite commença avec les prisonniers qu’il avait ramenés d’Orient : d’abord les chefs militaires, puis les dignitaires de la maison de Mithridate, puis les chefs des pirates capturés, et le roi des Juifs suivi par le roi d’Arménie, sa femme et son fils, et enfin, comme clou de cette partie de la procession, sept des enfants de Mithridate et l’une de ses sœurs. Les milliers de spectateurs du forum Boarium et du circus Maximus les huèrent et leur jetèrent des poignées de terre et de fumier, de sorte que lorsqu’ils arrivèrent enfin en titubant dans la via Sacra pour gagner le carcer, ils évoquaient des figures d’argile auxquelles on aurait donné vie. On les fit alors attendre sous le regard du carnifex et de ses assistants, tremblants à l’idée du destin qui serait le leur, pendant que les clameurs lointaines en provenance de la porte Triomphale annonçaient que leur vainqueur était enfin entré dans la cité.

Cicéron attendait lui aussi, avec les autres sénateurs, juste devant la curie. Je me trouvais de l’autre côté du forum et, avec la parade qui défilait entre nous, je ne cessais de le perdre de vue au milieu de ce torrent de gloire. Il y avait des chars portant des scènes bariolées représentant les nations conquises par Pompée — l’Albanie, la Syrie, la Palestine, l’Arabie et tant d’autres —, suivis par les quelque huit cents lourds éperons de bronze des bateaux pirates qu’il avait capturés, et par les monceaux rutilants des armures, des boucliers et des épées qu’il avait pris aux soldats de Mithridate. Au milieu de tout cela marchaient les légionnaires de Pompée, qui beuglaient des chants paillards inspirés par ses exploits, puis ce fut enfin Pompée lui-même qui pénétra dans le forum sur son char incrusté de pierreries, revêtu d’une toge pourpre brodée d’étoiles dorées et, bien entendu, de la casaque d’Alexandre. Se tenant derrière lui, l’esclave de rigueur lui répétait, selon la tradition, qu’il était mortel. Je n’enviais guère le malheureux de devoir se charger d’une telle mission, et il commençait visiblement à porter sur les nerfs de Pompée car à peine son char arrêté devant le carcer et le défilé immobilisé, le triomphateur le poussa rudement de son poste avant de tourner sa large figure peinte au minium pour s’adresser aux silhouettes boueuses des prisonniers.

— Moi, Pompée le Grand, conquérant de trois cent vingt-quatre nations et disposant de par le sénat et le peuple romain du droit de vie et de mort, déclare qu’en tant que vassaux de l’Empire romain vous soyez immédiatement…

Il s’interrompit.

— … pardonnés et libres de retourner sur la terre de votre naissance. Allez donc proclamer ma clémence de par le monde !

C’était d’autant plus magnifique que c’était inattendu, surtout de la part de Pompée, connu dans sa jeunesse sous le surnom de « Petit Boucher », et qui avait rarement montré beaucoup de pitié pour qui que ce fût. La foule parut d’abord déçue, puis se mit à applaudir tandis que les prisonniers, quand on leur eut traduit ce qu’il venait de dire, tendirent les mains et crièrent leurs louanges à Pompée dans le charabia de leur langue étrangère. Pompée accueillit leur gratitude d’un mouvement virevoltant de la main puis sauta à bas de son char et marcha jusqu’au Capitole où il devait faire un sacrifice à Jupiter. Le sénat, dont Cicéron, lui emboîta le pas, et je m’apprêtais à les suivre lorsque je fis une découverte des plus remarquables.

Maintenant que le défilé avait pris fin, les chariots remplis d’armes et d’armures s’apprêtaient à quitter le forum et je pus voir pour la première fois les épées et les poignards de près. Je n’étais pas un spécialiste en matière d’équipement militaire, néanmoins je reconnus sans peine que ces nouvelles sortes d’armes, avec leur lame orientale courbe et de mystérieux signes gravés sur le manche, étaient exactement les mêmes que celles trouvées chez Cethegus et dont j’avais dû faire l’inventaire à la veille de son exécution. Je voulus en prendre une pour aller la montrer à Cicéron, mais le légionnaire qui gardait le chariot me conseilla rudement de garder mes distances. J’allais lui signifier qui j’étais et pourquoi il me fallait ce poignard quand le bon sens m’arrêta. Je me retournai donc sans un mot et m’éloignai rapidement. Lorsque je regardai derrière moi, le légionnaire me surveillait toujours d’un air soupçonneux.

Cicéron avait été contraint d’assister au grand banquet officiel qui suivait le sacrifice, et il ne rentra chez lui que tard dans la soirée — de mauvaise humeur, comme presque chaque fois qu’il passait du temps avec Pompée. Il fut surpris de me trouver debout à son retour et écouta attentivement le récit de ma découverte. J’étais excessivement fier de ma perspicacité et m’attendais à des félicitations. Au lieu de cela, je sentis son irritation s’envenimer.

— Chercherais-tu à me dire, demanda-t-il après m’avoir écouté jusqu’au bout, que Pompée a envoyé des armes prises aux troupes de Mithridate dans le but d’armer la conspiration de Catilina ?

— Tout ce que je sais, c’est que la forme et les inscriptions sont identiques…

Cicéron m’interrompit :

— Cela relève de la trahison ! Je ne peux pas te laisser avancer des choses pareilles ! Tu as vu la puissance de Pompée. Ne parle plus jamais de ça, tu m’entends ?

— Je regrette, bredouillai-je, confus. Pardonne-moi.

— Et puis, comment Pompée aurait-il pu les acheminer jusqu’à Rome ? Il se trouvait à mille milles de là.

— Je me demandais si elles n’avaient pas pu arriver avec Metellus Nepos.

— Va te coucher, m’ordonna-t-il avec emportement. Ce que tu dis n’a pas de sens.

Il dut visiblement y réfléchir pendant la nuit parce que, le lendemain matin, son attitude était beaucoup plus aimable.

— Je suppose que tu as peut-être raison et que ces armes viennent bien de Mithridate. Après tout, l’intégralité de l’arsenal royal a été saisi, et il est possible que Nepos en ait apporté une cargaison avec lui à Rome. Mais cela ne revient pas à dire que Pompée a soutenu activement Catilina.

— Non, bien sûr, acquiesçai-je.

— Ce serait trop épouvantable à envisager. Ces lames devaient tout de même me trancher la gorge.

— Pompée n’aurait jamais rien fait qui puisse te nuire ou nuire à l’État, assurai-je.

Le lendemain, Pompée pria Cicéron de venir le voir.


Le Gardien de la Terre et de la Mer avait retrouvé sa vieille demeure sur l’Esquilin. Elle avait subi un certain nombre de modifications durant l’été. Des dizaines d’éperons provenant des navires de guerre pirates en hérissaient à présent les murs. Certains, en bronze, avaient été façonnés en forme de tête de gorgone, d’autres avaient un museau et des cornes d’animaux. Cicéron ne les avait pas vus auparavant, et il les contempla avec un dégoût manifeste.

— Tu imagines devoir dormir ici toutes les nuits, remarqua-t-il pendant que nous attendions que le portier vienne nous ouvrir. On dirait la chambre mortuaire d’un pharaon.

Et, à partir de ce moment, il lui arriva souvent, en privé, de parler de Pompée en l’appelant « le Pharaon », ou parfois « le Sultan ».

Une grande foule se tenait devant et admirait la maison. À l’intérieur, les salles ouvertes au public grouillaient de quémandeurs qui espéraient pouvoir manger aux frais de Pompée. Il y avait là des sénateurs ruinés qui cherchaient à vendre leur voix. Des hommes d’affaires qui espéraient convaincre Pompée d’investir dans leurs projets. Des armateurs de navires, des entraîneurs de chevaux, des fabricants de meubles et de bijoux, et d’autres qui n’étaient visiblement que des mendiants cherchant à s’attirer la sympathie du grand homme avec l’histoire de leur infortune. Sous le regard envieux de ces mendiants, nous fûmes introduits dans un vaste salon privé. Dans un coin, un mannequin de tailleur était revêtu de la toge triomphale de Pompée et de la casaque d’Alexandre, et un autre avait été affublé d’une grande tête de Pompée toute en perles que j’avais déjà vue lors du défilé. Au milieu, posée sur deux tréteaux, il y avait la maquette d’un immense ensemble de bâtiments devant lequel se tenait Pompée, un temple en bois miniature dans chaque main. Un groupe d’hommes semblait attendre anxieusement sa décision derrière lui.

— Ah ! fit-il en levant les yeux, voilà Cicéron. Il est intelligent. Il aura un avis. Qu’en penses-tu, Cicéron ? Devrais-je faire construire quatre temples ici, ou bien trois ?

— Je fais toujours construire mes temples par quatre, répliqua Cicéron, pourvu que j’aie assez de place.

— Excellent conseil ! s’exclama Pompée. Ce sera donc quatre.

Il posa les temples en rangs, sous les applaudissements de son public.

Nous déciderons plus tard à quel dieu chaque temple sera consacré. Eh bien ? dit-il à l’adresse de Cicéron en lui montrant la maquette. Qu’en penses-tu ?

Cicéron baissa les yeux sur cette construction complexe.

— Très impressionnant. Qu’est-ce que c’est ? Un palais ?

— Un théâtre, avec dix mille places assises. Là, il y aura les jardins publics entourés d’un portique. Et là, les temples.

Il se tourna vers l’un des hommes qui se trouvaient derrière lui, et je compris alors qu’il s’agissait des architectes.

— Redites-le-moi, ça va être gros comment, déjà ?

— L’ensemble va couvrir un quart de mille, excellence.

Pompée eut un grand sourire et se frotta les mains.

— Un édifice d’un quart de mille de longueur, tu imagines !

— Et où va-t-on le construire ? demanda Cicéron.

— Sur le Champ de Mars.

— Mais où les gens vont-ils voter ?

— Oh, par là, quelque part, répondit Pompée en agitant vaguement la main, ou là, près du Tibre. Il restera plein de place. Architectes, emportez ça, ordonna-t-il. Emportez-le et commencez à creuser les fondations, et ne vous préoccupez pas de la dépense.

Après leur départ, Cicéron hasarda :

— Je ne voudrais pas paraître pessimiste, Pompée, néanmoins j’ai peur que tu n’aies quelques problèmes avec les censeurs.

— Pourquoi ça ?

— Ils ont toujours interdit la construction d’un théâtre permanent à Rome, pour des questions de moralité.

— J’y ai pensé. Je leur dirai que je construis un temple à Vénus. Il sera inclus dans le projet quelque part… ces architectes savent ce qu’ils font.

— Et tu penses que les censeurs vont te croire ?

— Pourquoi pas ?

— Un temple à Vénus d’un quart de mille de long ? Ils vont se dire que tu pousses la piété un peu loin.

Pompée n’était pas d’humeur à plaisanter, surtout avec Cicéron. Brusquement, sa bouche généreuse se crispa en une moue de mécontentement. Ses lèvres tremblèrent. Il était célèbre pour ses emportements et, pour la première fois, j’étais témoin de la soudaineté de ses colères.

— Cette ville ! s’écria-t-il. Elle est remplie d’hommes étriqués… Des hommes étriqués et jaloux ! Me voilà, prêt à proposer de faire don au peuple romain du plus formidable édifice de l’histoire du monde, et qu’est-ce que je récolte comme remerciements ? Aucun, aucun !

Il donna un coup de pied sur l’un des tréteaux et me fit penser au petit Marcus quand on le forçait à ranger ses jouets dans sa chambre.

— Et en parlant d’hommes étriqués, poursuivit-il d’un air menaçant, pourquoi le sénat n’a-t-il voté aucune des lois que j’avais demandées ? Où est la loi censée ratifier mes colonies en Orient ? Et la terre pour mes soldats… qu’en est-il ?

— Ces choses prennent du temps…

— Je croyais que nous avions un accord : je te soutenais sur la question d’Hybrida et tu assurais le vote de mes lois au sénat. Bon, j’ai fait ma part. Qu’en est-il de la tienne ?

— Ce n’est pas si simple. Je peux difficilement promulguer des lois tout seul. Je ne suis qu’un sénateur parmi six cents et, malheureusement, tu as beaucoup d’opposants parmi eux.

— Qui ? Nomme-les !

— Tu sais mieux que moi de qui il s’agit. Celer ne te pardonne pas d’avoir répudié sa sœur, Lucullus t’en veut encore de l’avoir remplacé en Orient. Crassus a toujours été ton rival. Caton estime que tu te conduis en roi…

— Caton ! Ne prononce pas ce nom en ma présence ! C’est entièrement la faute de Caton si je n’ai plus de femme !

Le rugissement de la voix de Pompée devait s’entendre par toute la maison, et je remarquai que certains de ses courtisans s’étaient approchés de la porte pour observer la scène.

— J’ai attendu la fin de mon triomphe pour en discuter avec toi en espérant que tu aurais avancé un peu. Mais maintenant, je suis de retour à Rome et j’exige de recevoir le respect qui m’est dû. Tu m’entends ? Je l’exige !

— Évidemment que je t’entends. J’imagine que les morts doivent t’entendre. Et je vais faire au mieux pour servir tes intérêts, comme je l’ai toujours fait.

— Toujours ? Tu en es bien sûr ?

— Cite-moi une seule occasion où je n’ai pas été loyal à tes intérêts.

— Qu’en a-t-il été de Catilina ? Tu aurais pu me faire rentrer pour défendre la république.

— Et tu devrais me remercier de ne pas l’avoir fait. Car je t’ai épargné l’abomination d’avoir à répandre le sang romain.

— J’aurais réglé le problème comme ça ! assura Pompée en claquant des doigts.

— Mais seulement une fois qu’il aurait assassiné toute la direction du sénat, moi y compris. Ou peut-être aurais-tu préféré cette solution ?

— Bien sûr que non.

— Parce que tu sais que telle était son intention, n’est-ce pas ? Nous avons retrouvé des armes stockées justement pour cela dans la cité.

Pompée le foudroya du regard et, cette fois, Cicéron ne baissa pas les yeux. Ce fut Pompée qui détourna les siens le premier.

— Ah, je ne savais rien de ces armes, marmonna-t-il. Je ne peux pas discuter avec toi, Cicéron. Je n’ai jamais pu. Tu as toujours eu l’esprit trop vif pour moi. La vérité, c’est que je suis davantage habitué à la vie militaire qu’à la politique.

Il se força à sourire.

— J’imagine que je dois apprendre qu’il ne me suffit plus d’émettre un ordre pour que le monde entier y obéisse. « Que les armes le cèdent à la toge, et les lauriers à l’éloquence »… c’est bien de toi, non ? « Oh, heureuse Rome, née sous mon consulat »… Là, tu vois ? En voilà un autre vers. Tu vois comme j’ai bien retenu ton œuvre.

Pompée n’était pas en règle générale très féru de poésie, et il m’apparut aussitôt que le fait qu’il pût citer ces vers de l’épopée consulaire de Cicéron — que l’on commençait tout juste à lire dans tout Rome — prouvait qu’il était en proie à une jalousie maladive. Il parvint cependant à se forcer à tapoter Cicéron sur le bras, et ses courtisans poussèrent un soupir de soulagement. Ils s’éloignèrent de la porte et, peu à peu, les bruits de la maison reprirent, tandis que Pompée — dont la bonhomie pouvait être aussi abrupte et déconcertante que ses colères — déclarait soudain qu’ils devaient boire un peu de vin. Celui-ci fut apporté par une très belle femme qui s’appelait, je l’appris plus tard, Flora. C’était l’une des plus célèbres courtisanes de Rome et elle vivait sous le toit de Pompée pendant qu’il était entre deux épouses. Elle portait toujours une écharpe autour du cou, pour dissimuler, disait-elle, les marques de morsure que Pompée lui infligeait lorsqu’il lui faisait l’amour. Elle servit le vin avec modestie puis se retira alors que Pompée nous montrait la casaque d’Alexandre qu’il avait, nous dit-il, trouvée dans les appartements privés de Mithridate. Elle me parut bien neuve, et je vis que Cicéron avait du mal à conserver son sérieux.

— C’est incroyable, commenta-t-il d’une voix contenue en tâtant le tissu avec révérence. Elle a trois cents ans et semble en avoir moins de dix.

— Elle a des propriétés magiques, assura Pompée. Tant que je la garde avec moi, il ne peut rien m’arriver de mal.

Il prit un air très grave en raccompagnant Cicéron à la porte.

— Tu veux bien plaider ma cause auprès de Celer et des autres ? J’ai promis à mes soldats que je leur donnerais des terres, et Pompée le Grand ne peut pas faillir à sa parole.

— Je vais faire tout ce que je peux.

— Je préférerais obtenir les choses par le sénat, mais s’il faut que je me trouve des amis ailleurs, je le ferai. Tu peux leur répéter que j’ai dit cela.

Pendant le trajet de retour, Cicéron me prit à témoin :

— Non, mais tu as entendu ça ? « Je ne savais rien de ces armes ! » Notre Pharaon est peut-être un grand général, mais c’est un très mauvais menteur.

— Que vas-tu faire ?

— Ai-je le choix ? Le soutenir, bien sûr. Ça ne me plaît pas beaucoup quand il menace de se trouver des amis ailleurs. Je dois à tout prix essayer d’empêcher qu’il ne tombe dans les bras de César.


Cicéron mit donc de côté ses réticences et ses soupçons et partit en campagne pour le compte de Pompée, comme il l’avait fait quelques années plus tôt lorsqu’il n’était qu’un sénateur plein d’avenir. Cela m’enseigna une autre leçon en matière de politique : c’est un domaine qui, si l’on veut arriver à ses fins, exige des réserves extraordinaires d’autodiscipline — qualité que le naïf confond souvent avec l’hypocrisie.

Tout d’abord, Cicéron convia Lucullus à dîner et passa en vain plusieurs heures à tenter de le convaincre de renoncer à s’opposer aux lois de Pompée. Mais Lucullus ne pardonnerait jamais au Pharaon de s’être attribué tout le mérite de la défaite de Mithridate, et refusa tout net de coopérer. Cicéron essaya ensuite auprès d’Hortensius, et reçut la même réponse. Il alla même voir Crassus, qui, bien qu’il eût visiblement envie d’anéantir son visiteur, le reçut de façon fort civile. Il se carra sur son siège, le bout des doigts pressés les uns contre les autres et les yeux mi-clos, écoutant la requête de Cicéron et en appréciant chaque mot.

— Ainsi, résuma-t-il, Pompée craint de perdre la face si ses lois ne passent pas, et il me demande de faire table rase de nos différends et lui accorder mon soutien pour le salut de la république ?

— C’est cela.

— Eh bien, je n’ai pas oublié la façon dont il a cherché à s’attribuer la défaite de Spartacus — victoire qui me revenait entièrement — et tu pourras lui dire que je ne lèverais pas le petit doigt pour l’aider, même si ma vie en dépendait. Au fait, comment cela se passe-t-il avec ta nouvelle maison ?

— Très bien, merci.

Cicéron décida ensuite de s’adresser à Metellus Celer, qui était à présent consul désigné. Il lui fallut un moment pour rassembler le courage d’aller frapper à la porte voisine : ce serait la première fois qu’il en franchirait le seuil depuis le sacrilège commis pas Clodius durant les rites de la Bonne Déesse. En fait, à l’instar de Crassus, Celer n’aurait pu se montrer plus amical. La perspective du pouvoir lui seyait bien — il avait été élevé pour ça, comme un cheval de course — et lui aussi prêta une oreille attentive aux propos de Cicéron.

— L’outrecuidance de Pompée ne me plaît pas plus qu’à toi, conclut Cicéron, mais le fait est qu’il est de loin l’homme le plus puissant du monde, et que ce serait un désastre s’il finissait par être écarté du sénat. C’est tout de même ce qui va arriver si nous n’essayons pas de faire promulguer ses lois.

— Tu crois qu’il va se venger ?

— Il dit qu’il n’aura d’autre choix que de se trouver des amis ailleurs, ce qui implique vraisemblablement les tribuns ou, pis encore, César. Et s’il poursuit dans cette voie, nous auront droit à des assemblées populaires, des vetos, des émeutes, des paralysies générales, la foire d’empoigne entre la plèbe et le sénat… bref, une catastrophe.

— C’est un tableau bien sombre, commenta Celer, je crains pourtant de ne pouvoir t’aider.

— Pas même pour le salut de la patrie ?

— En répudiant ma sœur de façon aussi grossière, Pompée l’a humiliée. Il m’a également insulté, moi, mon frère et toute ma famille. J’ai appris quelle sorte d’homme il est : il est impossible de lui faire confiance et il ne se préoccupe que de lui-même. Tu devrais te méfier de lui, Cicéron.

— Tu as de quoi lui en vouloir, c’est indubitable, néanmoins pense de quelle magnanimité tu ferais preuve si tu pouvais dire dans ton discours d’entrée en charge qu’il faut accéder aux demandes de Pompée pour le bien de la nation.

— Cela n’apparaîtra pas comme de la magnanimité mais comme de la faiblesse. Les Metelli ne sont peut-être pas la plus ancienne famille de Rome, ni la plus noble, nous sommes cependant ceux qui connaissons le plus de réussite, et nous y sommes parvenus en ne concédant jamais un pouce de terrain à nos ennemis. Sais-tu quelle créature orne le blason des Metelli ?

— L’éléphant ?

— L’éléphant, oui. Nous l’avons choisi parce que nos ancêtres ont battu les Carthaginois, mais aussi parce que l’éléphant est l’animal auquel notre famille ressemble le plus. Il est massif, il avance lentement, il n’oublie jamais et il a toujours le dessus.

— Oui, et il est aussi assez stupide pour se faire souvent prendre.

— Peut-être, concéda Celer avec une pointe d’agacement. Mais je suis d’avis que tu accordes trop d’importance à l’intelligence.

Puis il se leva pour signaler que l’entretien était terminé.

Il nous conduisit dans l’atrium, où s’exposait une collection impressionnante de masques mortuaires consulaires, et il montra ses ancêtres d’un geste du bras, comme si tous ces visages morts et inexpressifs réunis illustraient son propos avec plus d’éloquence que n’importe quels mots. Nous arrivions dans le vestibule quand Clodia apparut avec ses servantes. Je ne sais s’il s’agissait d’une rencontre fortuite ou préméditée, je pencherais plutôt pour la deuxième solution car elle était coiffée et maquillée avec beaucoup de recherche si l’on considère l’heure de la matinée : « en tenue de combat de nuit », comme le dira plus tard Cicéron. Il inclina la tête pour la saluer.

— Cicéron, répondit-elle, tu ne viens plus me voir.

— C’est vrai, hélas, mais ce n’est pas un choix.

— J’ai appris que vous étiez devenus grands amis pendant mon absence, commenta Celer. Je suis content de voir que vous vous parlez de nouveau.

En entendant ces mots, et en voyant avec quel naturel il les avait prononcés, je compris soudain qu’il ne se doutait pas le moins du monde de la réputation de sa femme. Il abordait le monde civil avec cette curieuse innocence que j’ai remarquée chez de nombreux soldats de métier.

— J’espère que tu te portes bien, Clodia ? s’enquit poliment Cicéron.

— Tout me réussit, répondit-elle en le regardant par-dessous ses cils interminables. De même qu’à mon frère en Sicile — en dépit de tous tes efforts.

Elle lui décocha un sourire aussi chaleureux qu’un coup de lame et poursuivit son chemin, laissant dans son sillage une bouffée de parfum subtil. Celer haussa les épaules.

— Eh bien, tant pis. J’aurais aimé qu’elle te parle autant qu’à ce fichu poète qui lui court sans cesse après. Mais elle reste très loyale envers Clodius.

— Conçoit-il toujours le projet de devenir plébéien ? demanda Cicéron. Je n’aurais pas cru que l’idée d’avoir un plébéien dans la famille puisse être bien accueillie avec tous tes illustres ancêtres.

— Ça n’arrivera jamais, répondit Celer en s’assurant que Clodia n’était plus à portée de voix. Entre nous, je trouve que ce garçon est une véritable honte pour les miens.

Au moins cette confidence rasséréna-t-elle quelque peu Cicéron car, par ailleurs, toutes ses manœuvres politiques n’avaient abouti à rien et, le lendemain, en dernier recours, il alla voir Caton. Le stoïque vivait sur l’Aventin, dans une belle maison artistiquement négligée qui sentait la nourriture avariée et le linge sale, et n’avait rien d’autre à offrir pour s’asseoir que de dures chaises en bois. Les murs étaient nus. Il n’y avait pas de tapis. J’entrevis par une porte ouverte deux jeunes filles graves et ordinaires occupées à coudre, et je me demandai s’il s’agissait des filles ou des nièces que Pompée avait désiré épouser. Comme Rome eût tourné différemment si seulement Caton avait consenti à ce mariage ! Nous fûmes introduits par un portier boiteux dans une petite pièce sombre où Caton s’acquittait de ses tâches officielles sous le buste de Zénon. Cette fois encore, Cicéron exposa ses raisons de vouloir trouver un compromis avec Pompée, mais Caton, comme les autres, ne voulut pas en entendre parler.

— Il a déjà trop de pouvoir, assura-t-il, reprenant son refrain habituel. Si nous laissons ses soldats constituer des colonies dans toute l’Italie, il aura une armée toute prête à sa disposition et, au nom du ciel, pourquoi devrions-nous confirmer tous ses traités sans les étudier un par un ? Sommes-nous le gouvernement suprême de la République romaine ou de petites filles censées obéir aux ordres ?

— C’est vrai, convint Cicéron, nous devons toutefois affronter la réalité. Quand je suis allé le voir, il n’aurait pu se montrer plus clair sur ses intentions : si nous ne travaillons pas avec lui, il trouvera un tribun qui soumettra ses lois à une assemblée populaire, et cela impliquera des conflits sans fin. Ou pis, il tentera sa chance auprès de César dès que celui-ci sera rentré d’Espagne.

— De quoi as-tu peur ? Les conflits peuvent se révéler salutaires. Les bonnes choses ne s’obtiennent que de haute lutte.

— Je ne vois pas quel bien pourrait résulter d’un affrontement entre le peuple et le sénat, crois-moi. Ce sera comme le procès de Clodius, mais en pis.

— Ah ! s’exclama Caton en écarquillant ses grands yeux fanatiques, tu mélanges des problèmes qui n’ont rien à voir. Clodius n’a pas été acquitté à cause du peuple, mais parce que le jury a été acheté. Et il existe un remède évident contre la corruption des jurés, que j’ai bien l’intention de faire appliquer.

— Qu’entends-tu pas là ?

— J’ai l’intention de déposer une loi devant le sénat proposant de retirer à tous les jurés qui ne sont pas sénateurs l’immunité qui les empêche traditionnellement d’être poursuivis pour corruption.

— Tu ne peux pas faire ça ! s’écria Cicéron en s’arrachant les cheveux.

— Pourquoi pas ?

— Parce que ça aura l’air d’une attaque menée par le sénat contre la plèbe !

— Ça n’a rien à voir. C’est une attaque menée par le sénat contre la malhonnêteté et la corruption.

— C’est possible, cependant en politique, l’apparence compte parfois plus que la réalité des choses.

— Alors il faut que la politique change.

— Je te supplie de ne pas le faire maintenant… pas avec tout ce qui se passe déjà.

— Il n’est jamais trop tôt pour mener une action juste.

— Ecoute-moi, maintenant, Caton. Ton intégrité est peut-être inégalable, mais elle te fait perdre tout sens commun, et si tu continues de la sorte avec tes nobles intentions, tu vas détruire notre pays.

— Mieux vaut être détruits que réduits à une monarchie corrompue.

— Pompée ne veut pas être monarque ! Il a démantelé son armée. Tout ce qu’il veut, c’est travailler avec le sénat, et tout ce qu’il reçoit, ce sont des refus. Et, loin de corrompre Rome, il a fait plus que n’importe qui au monde pour étendre la puissance de notre république !

— Non, protesta Caton en secouant énergiquement la tête, tu te trompes. Pompée a soumis des peuples avec lesquels nous n’étions pas en conflit, il est entré sur des territoires où nous n’avions rien à faire et il a rapporté des richesses que nous n’avons pas gagnées. Il va nous détruire. Mon devoir est de l’en empêcher.


Pour sortir d’une telle impasse, le cerveau agile de Cicéron lui-même ne parvint pas à trouver d’issue. Il retourna voir Pompée plus tard dans l’après-midi pour lui faire part de son échec et le trouva dans la pénombre, broyant du noir devant la maquette de son théâtre. L’entrevue fut trop courte pour que je puisse prendre la moindre note. Pompée écouta les nouvelles, émit un grognement et, alors que nous partions, lança à Cicéron :

— Je veux qu’Hybrida soit rappelé tout de suite de Macédoine.

Cicéron risquait alors de connaître de graves problèmes personnels car il était déjà harcelé par les créanciers. Non seulement il devait encore une somme considérable pour la maison du Palatin, mais il avait aussi fait l’acquisition de plusieurs autres propriétés, et si Hybrida cessait de lui envoyer sa part des bénéfices sur la Macédoine — qu’il avait enfin commencé à lui verser —, il se retrouverait dans une situation périlleuse. Sa solution fut de faire en sorte que le gouvernement de Quintus en Asie soit prolongé d’une année supplémentaire. Il put alors toucher du Trésor les fonds qui auraient dû servir à défrayer son frère de ses dépenses (il avait les pleins pouvoirs en tant qu’administrateur de ses biens) et remit toute la somme à ses créanciers pour les calmer.

— Ne me regarde pas avec cet air de reproche, Tiron, me prévint-il alors que nous sortions du temple de Saturne avec un bon du Trésor d’un demi-million de sesterces soigneusement rangé dans ma cassette à documents. Sans moi, il ne serait pas gouverneur du tout, et puis je le rembourserai.

Malgré tout, je plaignis beaucoup Quintus, qui n’appréciait guère son séjour dans cette immense et lointaine province étrangère, et qui aspirait à rentrer chez lui.


Au cours des quelques mois qui suivirent, tout se déroula comme Cicéron l’avait prédit. Crassus, Lucullus, Caton et Celer firent obstruction aux projets de loi de Pompée au sénat, et Pompée s’en remit à un tribun de ses amis appelé Fulvius, qui présenta un nouveau projet de loi agraire devant l’assemblée populaire. Celer s’opposa alors à cette proposition avec une telle violence que Fulvius le fit incarcérer. Le consul réagit en faisant démonter le mur du fond de la prison, de sorte qu’il put continuer à attaquer la loi depuis sa cellule. Une telle fermeté affichée réjouit tellement le peuple et discrédita tant Fulvius que Pompée finit par renoncer à son projet de loi. Caton parvint ensuite à éloigner l’ordre équestre du sénat en privant les chevaliers de l’immunité juridique et en refusant également d’annuler les dettes que beaucoup avaient contractées pour faire de la spéculation financière peu avisée en Orient. Si ces deux actions étaient parfaitement justifiées d’un point de vue moral, elles étaient désastreuses d’un point de vue politique.

Pendant cette période, Cicéron s’exprima très peu en public et se limita strictement à ses activités juridiques. Il se sentait très isolé sans Quintus ni Atticus, et je le surprenais souvent à soupirer et marmonner quand il se croyait seul. Il dormait mal, se réveillait au milieu de la nuit et restait allongé, l’esprit en ébullition, incapable de se rendormir avant l’aube. Il me confia que, durant ces insomnies, pour la première fois de sa vie, il était hanté par des pensées de mort, comme le sont souvent les hommes de cet âge — il avait quarante-six ans. « Je me sens tellement abandonné, écrivit-il à Atticus, que les seuls moments qui me reposent sont ceux que je passe avec ma femme, avec ma fille chérie, avec mon charmant petit Marcus. J’ai des amitiés politiques, toutes extérieures, toutes fardées, bonnes seulement pour le relief de la vie publique, mais nulles au sein du foyer privé. Aussi lorsqu’à l’heure matinale, ma maison regorge de clients, lorsque je descends au forum, pressé par les nombreux amis qui m’escortent, je cherche en vain dans cette foule avec qui rire en liberté, ou gémir sans contrainte. »

Bien qu’il fût trop fier pour l’admettre, le spectre de Clodius contribuait également à troubler son repos. À l’ouverture de la nouvelle session, un tribun du nom de Herennius voulut proposer au vote populaire, en assemblée sur le Champ de Mars, une loi permettant de faire agréger Clodius parmi les plébéiens. Cicéron ne s’en inquiéta pas : il savait que d’autres tribuns s’opposeraient aussitôt à cette mesure. Ce qui le troubla en revanche fut que Celer se déclara en faveur de cette loi et, après la levée de la séance, il alla le voir.

— Je croyais que tu étais opposé à ce que Clodius devienne plébéien ?

— Je le suis, mais Clodia ne cesse de me harceler jour et nuit avec cette histoire. De toute façon, le texte ne passera pas, alors j’espère simplement obtenir quelques semaines de répit. Ne t’inquiète pas, ajouta-t-il à voix basse. Si jamais les choses devaient dégénérer, je dirai ce que je pense vraiment.

Cette réponse ne rassura pas totalement Cicéron, et il chercha un moyen de pousser Celer à s’exprimer plus clairement. Le hasard voulut qu’une crise éclata en Gaule transalpine. Un grand nombre de Germains — cent vingt mille, rapportait-on — avaient franchi le Rhin et s’étaient installés sur la terre des Helvètes, une tribu guerrière dont la réaction fut de se déplacer à son tour vers l’ouest, à l’intérieur de la Gaule, pour y trouver de nouveaux territoires. Cette situation plaçait le sénat devant une situation difficile, et il fut décidé que les consuls devraient procéder aussitôt au tirage au sort pour l’attribution de la Gaule transalpine au cas où une action militaire se révélerait nécessaire. Ce gouvernement promettait d’être des plus fructueux, riche en possibilités de gloire et de fortune. Comme les deux consuls postulaient à l’obtention de cette province — l’homme de paille de Pompée, Afranius, était le collègue de Celer —, il incomba à Cicéron de procéder au tirage, et même si je n’irai pas jusqu’à dire qu’il le truqua — comme il l’avait déjà fait une fois pour Celer —, ce fut néanmoins Celer qui, cette fois encore, tira le jeton gagnant. Il s’empressa de le remercier. Quelques semaines plus tard en effet, lorsque Clodius rentra à Rome après la fin de sa questure en Sicile, il se présenta au sénat pour demander le droit de se ranger dans la plèbe, et ce fut Celer qui s’y opposa avec le plus de violence.

— Tu es né patricien, déclara-t-il, et si tu rejettes les droits que te confère ta naissance, tu vas détruire tous les codes du sang, de la famille et des traditions sur lesquels repose cette république !

Je me tenais à la porte du sénat lorsqu’il effectua cette volte-face, et le visage de Clodius afficha alors une expression de surprise et d’horreur totales.

— J’ai beau être né patricien, protesta-t-il, je ne veux pas mourir comme tel.

— Tu vas sans nul doute mourir patricien, rétorqua Celer, et si tu continues à suivre ce chemin, je te préviens franchement que cela t’arrivera inévitablement plus tôt que tu ne penses.

Le sénat émit un murmure d’étonnement en entendant cette menace, et même si Clodius fit mine de s’écarter d’un geste, il devait savoir que ses chances de devenir plébéien, et donc tribun, étaient en train de s’écrouler devant lui.

Cicéron était ravi. Il cessa dès lors de craindre Clodius et saisit imprudemment toutes les occasions de le tourmenter et le tourner en dérision. Je me souviens tout particulièrement d’une fois où, peu après cette scène, lui et Clodius se retrouvèrent ensemble à l’entrée du forum où ils accompagnaient des candidats aux élections. Inconsidérément, car il y avait du monde qui écoutait, Clodius saisit l’occasion de se vanter de ce qu’il était à présent le nouveau patron des Siciliens et comptait désormais leur réserver des places aux jeux.

— Je ne crois pas que tu aies jamais été en situation de faire cela, railla-t-il.

— Non, en effet, concéda Cicéron.

— C’est qu’il est plutôt difficile de se procurer de l’espace. Ma sœur, pourtant femme de consul et qui a tant à sa disposition, me donne tout au plus un pied.

— Allons, répliqua Cicéron, ne te plains pas ; tu sauras bien, quand tu le voudras, lui en faire lever deux.

C’était la première fois que j’entendais Cicéron faire une plaisanterie grivoise, et il la regretta par la suite comme n’étant « pas très consulaire ». Sur le moment, il fut assez satisfait car elle suscita des explosions de rire de la part de toute l’assistance, et fit prendre à Clodius une superbe nuance de pourpre sénatoriale. La réplique devint célèbre et fit le tour de la ville même si, heureusement, personne n’eut le courage de la répéter directement à Celer.


Puis, du jour au lendemain, tout changea et, comme d’habitude, le responsable en fut César — qui, bien qu’éloigné de Rome depuis bientôt un an, n’avait jamais vraiment quitté les pensées de Cicéron.

Un après-midi, vers la fin du mois de mai, Cicéron se tenait au premier rang de la curie, près de Pompée. Je ne sais plus pourquoi, il était arrivé tard, sinon, je suis certain qu’il aurait eu vent de ce qui se préparait. Là, il apprit la nouvelle en même temps que tout le monde. Une fois les augures pris, Celer se leva et annonça qu’une dépêche de César venait d’arriver d’Hispanie ultérieure, et qu’il se proposait de la lire.

— « Au sénat et au peuple romain, de Gaius Julius César, imperator »

Au mot « imperator », un frisson d’excitation parcourut la chambre, et je vis Cicéron se redresser brusquement et échanger un regard avec Pompée.

— « De Gaius Julius César, imperator, répéta Celer avec plus d’emphase encore, salutations. L’armée va bien. J’ai mené une légion et trois cohortes de l’autre côté des montagnes d’Herminius et pacifié des territoires situés de part et d’autre du fleuve Durius. Depuis Gades, j’ai dépêché une flottille et pris Brigantium, à sept cents milles au nord. J’ai soumis les Caléciens et les Lusitaniens et j’ai été salué comme imperator par mes soldats sur le champ de bataille. J’ai conclu des traités qui rapporteront un revenu annuel de vingt millions de sesterces au Trésor. La domination de Rome s’étend maintenant jusqu’aux côtes les plus lointaines de la mer Atlantique. Longue vie à la république. »

César s’exprimait toujours de manière assez laconique et il fallut un moment au sénat pour saisir l’ampleur de ce qu’il venait d’entendre. César n’avait été chargé que de gouverner l’Hispanie ultérieure, province jugée plus ou moins pacifiée, mais il s’était débrouillé pour conquérir le pays voisin ! Son vieil allié Crassus se leva aussitôt et proposa que les victoires de César soient accueillies par trois jours de grâces nationales. Pour une fois, Caton lui-même fut trop hébété pour protester, et la motion fut adoptée à l’unanimité. Puis les sénateurs s’éparpillèrent dans le chaud soleil. La plupart discutaient avec excitation de cet exploit formidable. À l’exception de Cicéron : au milieu de cette foule animée, il marchait avec la lenteur et les yeux baissés de quelqu’un qui suit une procession funèbre.

— Après avoir été tant de fois au cœur du scandale et au bord de la ruine, je le croyais fini, me glissa-t-il alors que nous arrivions à la porte, du moins pour une année ou deux.

Il me fit signe de le suivre, et me conduisit dans un coin ombragé du senaculum où nous ne tardâmes pas à être rejoints par Hortensius, Lucullus et Caton. Ils affichaient tous les trois une mine d’enterrement.

— Alors, quelle sera la prochaine étape pour César ? demanda sombrement Hortensius. Va-t-il se présenter au consulat ?

— Je dirais que cela ne fait aucun doute, non ? répondit Cicéron. Il peut sans problème se payer la campagne — s’il est prêt à donner vingt millions au Trésor, vous pouvez être sûrs qu’il en a gardé autant pour lui-même.

À cet instant, Pompée passa près d’eux, la mine pensive, et le petit groupe se tut jusqu’à ce qu’il soit assez loin pour ne plus les entendre.

— Voilà le Pharaon, commenta Cicéron à voix basse. Son grand esprit pesant va tourner comme une meule. En tout cas, je sais à quelle conclusion j’arriverais si j’étais à sa place.

— Qu’est-ce que tu ferais ? demanda Caton.

— Je proposerais un marché à César.

Les autres secouèrent tous la tête pour marquer leur désaccord.

— Cela ne se produira pas, assura Hortensius. Pompée ne supporte pas de voir quelqu’un d’autre lui prendre une part de sa gloire.

— Cette fois, il s’y fera, assura Cicéron. Vous n’avez pas voulu l’aider à faire ratifier ses lois alors que César va lui promettre la lune — n’importe quoi, pourvu que Pompée le soutienne aux élections.

— Pas cet été, en tout cas, décréta fermement Lucullus. Il y a trop de fleuves et de montagnes entre ici et l’Atlantique. César ne sera pas rentré à temps pour mettre son nom sur les listes.

— Et puis il y a autre chose, intervint Caton. César va vouloir un triomphe, et il devra rester hors les murs jusque-là.

— Et nous pourrons le maintenir là pendant des années, renchérit Lucullus, tout comme il m’a fait attendre pendant cinq ans. Ma vengeance pour cette insulte vaudra tous les délices.

Cicéron n’avait toujours pas l’air convaincu.

— Eh bien, peut-être. Mais l’expérience m’a appris à ne jamais sous-estimer notre ami Gaius.

C’était une remarque judicieuse : une semaine plus tard, une seconde dépêche d’Hispanie ultérieure arrivait au sénat. Cette fois encore, Celer la lut à l’assemblée des sénateurs : du fait que les territoires nouvellement conquis étaient désormais entièrement soumis, César annonçait qu’il rentrait à Rome.

Caton se leva pour protester.

— Les propréteurs des provinces doivent rester en poste jusqu’à ce que le sénat leur donne la permission de les quitter, énonça-t-il. Je propose que nous sommions César de rester où il est.

— C’est un peu tard ! cria quelqu’un près de la porte. Je viens de le voir sur le Champ de Mars !

— C’est impossible, insista Caton, visiblement troublé. Aux dernières nouvelles, il se vantait de se trouver sur la côte atlantique.

Celer prit néanmoins la précaution d’envoyer un esclave au Champ de Mars pour vérifier la rumeur, et celui-ci revint une heure plus tard en annonçant que c’était vrai : César avait devancé son propre messager et séjournait chez un ami, à l’extérieur de la cité.

La nouvelle plongea Rome dans une idolâtrie frénétique. Le lendemain, César envoya un émissaire au sénat pour demander qu’on lui accorde son triomphe en septembre et que, en attendant, on l’autorise à se présenter au consulat in absentia. Ils furent nombreux au sénat à vouloir accéder à sa requête car ils se rendaient bien compte que sa renommée, associée à sa richesse nouvelle, rendait la candidature de César quasi impossible à enrayer. Si l’on avait appelé au vote, ses partisans l’auraient sans aucun doute emporté. Par conséquent, jour après jour, dès que la motion était présentée devant le sénat, Caton prenait la parole et parlait jusqu’à ce qu’il fût trop tard pour voter. Il fit un long discours sur la chute des rois de Rome. Il disserta interminablement sur les lois ancestrales. Il lassa tout le monde avec l’importance d’assurer un contrôle sénatorial sur les légions. Il réitéra ses avertissements concernant le dangereux précédent que constituerait le fait d’autoriser un candidat à postuler pour un mandat tout en détenant l’imperium militaire.

— Aujourd’hui, César demande le consulat, demain, il pourrait bien l’exiger.

Cicéron ne prit pas part directement au débat, mais montra son soutien à Caton en venant à la chambre chaque fois qu’il s’exprimait et en s’asseyant au premier rang le plus proche de lui. Le temps allait manquer à César, et il paraissait certain qu’il ne pourrait pas soumettre sa candidature dans les délais requis. Naturellement, tout le monde pensait qu’il préférerait le triomphe à la candidature. C’est ce que Pompée avait fait. C’est ce que tous les généraux victorieux de l’histoire romaine avaient toujours fait. Rien en effet ne pouvait rivaliser avec la gloire d’un triomphe. Toutefois, César n’avait jamais été homme à confondre l’apparence du pouvoir avec son essence. Tard dans l’après-midi du quatrième jour d’obstruction parlementaire de Caton, alors que la curie était presque vide et que les longues ombres vertes de l’été commençaient à envahir les rangs déserts, César franchit le seuil de l’édifice. La vingtaine de sénateurs présents n’en crurent pas leurs yeux. Il avait retiré son uniforme et revêtu la toge.

César s’inclina devant la chaise et gagna sa place au premier rang, en face de Cicéron. Il salua poliment mon maître d’un signe de tête et s’assit pour écouter Caton. Pour une fois, le grand stoïcien fut à court de mots. N’ayant plus de raison de parler, il s’assit brusquement et, le mois suivant, César fut élu consul à l’unanimité des votes de toutes les centuries, et il fut le premier candidat à réussir cet exploit depuis Cicéron.

XVI

Rome tout entière était à présent impatiente de voir ce que César allait faire.

— La seule chose à laquelle on peut s’attendre, dit Cicéron, c’est à quelque chose d’inattendu.

Et il ne se trompait pas. Cela lui prit cinq mois, mais quand César se décida à agir, ce fut un coup de maître.

Vers la fin de l’année, un jour de décembre — soit peu de temps avant que César n’entre en charge —, Cicéron reçut la visite de Lucius Cornélius Balbus, personnage éminent venu d’Hispanie.

Ce personnage remarquable avait alors quarante ans. Né à Gades, d’origine phénicienne, c’était un négociant et il était très riche. Il avait le teint bistre, la barbe et les cheveux d’un noir de jais et les dents ainsi que le blanc des yeux aussi éclatants que de l’ivoire poli. Il s’exprimait avec vivacité et riait beaucoup, rejetant avec bonheur sa petite tête bien nette en arrière de sorte que les hommes les plus ennuyeux de Rome s’imaginaient pleins d’esprit après un moment passé en sa compagnie. Il avait le don particulier de s’attacher aux puissants de ce monde — d’abord Pompée, sous les ordres duquel il servit en Hispanie et qui s’arrangea pour lui faire obtenir la citoyenneté romaine, puis César, qui le repéra à Gades quand il était propréteur, le nomma préfet du génie pendant sa conquête de la Lusitanie, puis l’emmena avec lui à Rome pour être son chargé de mission. Balbus connaissait tout le monde, même si, au début, les gens ne voyaient pas qui il était, et, en cette matinée de décembre, il se précipita sur Cicéron, les mains tendues, comme s’il retrouvait son meilleur ami.

— Mon cher Cicéron, dit-il en latin avec un fort accent. Comment vas-tu ? Je ne t’ai jamais vu plus belle mine — et pourtant, tu as toujours bonne mine à chaque fois que je te vois !

— Alors je suppose que je ne change pas beaucoup, commenta Cicéron en lui faisant signe de s’asseoir. Et comment se porte César ?

— Il va merveilleusement bien, répondit Balbus, tout à fait merveilleusement. Il m’a prié de te transmettre ses amitiés, et l’assurance absolue qu’il est ton ami le plus dévoué et le plus sincère au monde.

— Alors nous ferions mieux de commencer à compter les cuillers, Tiron, dit Cicéron, sur quoi Balbus applaudit et se tordit littéralement de rire.

— Ah ! elle est bien bonne — « compter les cuillers », vraiment ! Je le lui répéterai et ça va l’amuser. Les cuillers !

Il s’essuya les yeux et reprit son souffle.

— Mais sérieusement, Cicéron, quand César offre son amitié à quelqu’un, ce ne sont pas des paroles en l’air. Il considère que ce sont les actes, et non les mots, qui comptent en ce monde.

Cicéron avait encore une montagne de documents juridiques à lire.

— Balbus, dit-il avec lassitude, tu es de toute évidence venu me dire quelque chose… alors pourrais-tu avoir l’obligeance de simplement le dire ?

— Bien sûr. Tu es très occupé. Je m’en rends bien compte. Pardonne-moi, ajouta-t-il en pressant la main sur son cœur. César veut que je t’informe que Pompée et lui sont arrivés à un accord. Ils ont l’intention de régler une fois pour toutes cette question de réforme agraire.

Cicéron me coula un coup d’œil rapide : tout se passait exactement comme il l’avait prédit. S’adressant à Balbus, il demanda :

— Et quels sont les termes de cet accord ?

— Les terres publiques de Campanie seront réparties entre les légionnaires démobilisés de Pompée et les Romains pauvres qui désirent devenir agriculteurs. Une assemblée de vingt commissaires se chargera de procéder à la distribution. César souhaite tout particulièrement avoir ton soutien.

Cicéron émit un rire d’incrédulité.

— Mais c’est exactement le projet de loi qu’il a voulu faire passer au début de mon consulat et auquel je me suis opposé !

— Il y aura une grande différence, assura Balbus avec un sourire éclatant. Cela reste entre nous, d’accord ?

Ses sourcils dansèrent de plaisir. Il fit courir sa petite langue rose sur le bord de ses larges dents blanches.

— La commission officielle comptera vingt membres, mais il y aura un petit comité limité à cinq commissaires qui prendront toutes les décisions. César serait très honoré — vraiment très honoré — si tu acceptais d’en faire partie.

La proposition prit Cicéron au dépourvu.

— Ah oui vraiment ? Et qui seraient les quatre autres ?

— À part toi, il y aurait César, Pompée, un autre qui reste encore à choisir, et…

Balbus s’interrompit pour ménager son effet, pareil à un magicien s’apprêtant à faire surgir un oiseau exotique d’un panier vide.

— … et Crassus.

Jusque-là, Cicéron avait traité le négociant avec une sorte de condescendance amicale — un peu comme un personnage de farce, un de ces intermédiaires suffisants qui surgissent souvent en politique. Mais il le considérait à présent avec étonnement.

Crassus ? répéta-t-il. Mais Crassus tolère à peine de se trouver dans la même ville que Pompée. Comment va-t-il faire pour siéger avec lui dans une commission de cinq membres ?

— Crassus est un très bon ami de César. Et Pompée est aussi un très bon ami de César. César joue donc les marieuses, dans l’intérêt de l’État.

— Dans leur intérêt à eux, tu veux dire ! Ça ne marchera jamais.

— Cela marchera très certainement. Ils se sont rencontrés tous les trois et se sont mis d’accord. Et contre une telle alliance, rien d’autre à Rome ne pourra se dresser.

— Si tout est déjà réglé, en quoi serais-je utile ?

— En tant que Père de la Patrie, tu disposes d’une autorité unique.

— On me fait donc venir au dernier moment pour donner au tout une apparence de respectabilité ?

— Pas du tout, pas du tout. Tu serais un partenaire à part entière, absolument. César m’autorise à te dire qu’aucune grande décision concernant la direction de l’Empire ne serait prise sans que tu ne sois consulté avant.

— Donc, cette commission restreinte agira en fait comme le gouvernement exécutif de l’État ?

— Exactement.

— Et combien de temps durera-t-elle ?

— Pardon ?

— Quand sera-t-elle dissoute ?

— Elle ne sera jamais dissoute. Elle sera permanente.

— Mais c’est scandaleux ! Nous n’avons pas de précédent dans l’Histoire. Ce serait le premier pas en direction de la dictature !

— Mon cher Cicéron, vraiment !

— Nos élections annuelles perdraient tout leur sens. Les consuls deviendraient de simples marionnettes, le sénat pourrait aussi bien ne plus exister. Ce comité restreint contrôlerait l’attribution de toutes les terres et les impôts…

— Elle apporterait la stabilité…

— Ça deviendrait une kleptocracie.

— Serais-tu en train de repousser la proposition de César ?

— Dis à ton maître que j’apprécie sa considération et que je n’ai nul désir d’être autre chose que son ami, mais il ne s’agit pas là de quelque chose que je puisse accepter.

— Bon, dit Balbus, manifestement consterné, il sera très déçu — en fait, cela va le peiner —, et il en sera de même pour Crassus et Pompée. Évidemment, ils veulent l’assurance que tu ne feras pas opposition.

— Je n’en doute pas !

— Oui, ils y tiennent. Ils ne cherchent pas la dissension, mais si elle doit survenir, tu dois comprendre qu’ils sont prêts à y faire face.

Cicéron fit un gros effort pour se contrôler.

— Tu peux leur dire que je me suis battu pendant plus d’une année pour le compte de Pompée afin d’assurer un règlement équitable à ses soldats — en dépit, dois-je ajouter, de l’opposition acharnée de Crassus. Tu peux leur dire que je ne reviendrai pas là-dessus. Mais je ne veux pas participer à un accord secret visant à établir un gouvernement par le biais d’une cabale. Cela reviendrait à ridiculiser tout ce que j’ai toujours défendu au cours de ma carrière. Je crois que tu trouveras la sortie tout seul.

Après le départ de Balbus, Cicéron resta un moment silencieux dans sa bibliothèque tandis que, sur la pointe des pieds, je remettais de l’ordre dans sa correspondance.

— Non mais tu imagines ? finit-il par me dire. M’envoyer ce marchand de tapis de Gades pour me proposer au rabais un cinquième de la république ! Notre César se figure qu’il est d’une grande noblesse alors qu’en réalité, c’est un escroc de la pire vulgarité.

— Il risque d’y avoir des problèmes, l’avertis-je.

— Eh bien, qu’il y ait des problèmes. Ça ne me fait pas peur.

Mais de toute évidence, il était mort de peur, et, à nouveau, cette qualité que j’appréciais le plus chez lui reprit soudain le dessus — sa détermination, quelles que fussent ses craintes et ses réticences, à faire au bout du compte ce qu’il estimait juste. Dès cet instant en effet, il avait dû comprendre que sa position à Rome allait devenir intenable. Il réfléchit encore un long moment puis me confia :

— Pendant tout le temps que ce maquereau d’Hispanie me parlait, je n’arrêtais pas de penser à ce que Calliope me dit dans mon poème autobiographique. Tu te souviens de ses paroles ?

Il ferma les yeux et me les récita :

« Sois rival de toi-même et fidèle à ta gloire ;

De tes illustres faits ne garde la mémoire,

Que pour les relever par un nouvel éclat,

Et que tes derniers ans passent ton consulat. »

— J’ai commis des erreurs, Tiron — tu les connais mieux que personne, inutile de les relever —, mais je ne suis ni comme Pompée, César ou Crassus. Quoi que j’aie fait, quelles que soient les erreurs que j’ai commises, je l’ai fait pour mon pays alors qu’ils n’agissent que par intérêt personnel, même si cela implique d’aider un traître comme Catilina.

Il poussa un long soupir. Il paraissait presque surpris de se trouver des principes si fermes.

— Eh bien, voici pour moi la fin de tout ceci, je suppose : vieillesse tranquille, réconciliation avec mes ennemis, pouvoir, richesse, paix avec tout le monde…

Il croisa les bras et contempla ses pieds.

— C’est renoncer à beaucoup de choses, commentai-je.

— Beaucoup de choses, oui. Tu devrais peut-être courir après Balbus pour lui dire qu’en fin de compte, j’ai changé d’avis.

— Vraiment ?

Mon ton était plein d’espoir — j’aspirais désespérément à une vie plus tranquille — mais Cicéron ne parut pas m’entendre. Il poursuivit sa méditation sur le sens de l’Histoire et l’héroïsme et, au bout d’un moment, je me remis à trier sa correspondance.


Je pensais que « la Bête à Trois têtes », comme on allait surnommer le triumvirat de César, Pompée et Crassus, allait réitérer son offre, mais Cicéron n’en entendit plus parler. La semaine suivante, César fut élu consul et déposa rapidement son projet de loi agraire devant le sénat. J’observais la scène depuis l’entrée avec une foule de spectateurs agités lorsqu’il entreprit de demander aux sénateurs les plus importants leur opinion sur la proposition de loi. Il commença par Pompée. Naturellement, le grand homme approuva aussitôt et Crassus fit de même. Cicéron, appelé ensuite, émit de nombreuses réserves mais donna, sous l’œil attentif de César, son assentiment. Hortensius rejeta la loi. Lucullus rejeta la loi. Celer la rejeta aussi. Et quand, suivant la liste du gratin du sénat, César finit par arriver à Caton, celui-ci annonça son opposition. Mais au lieu de donner simplement son avis puis de se rasseoir, Caton poursuivit sa dénonciation, remontant jusqu’à la plus haute antiquité pour attester que les terres publiques devaient servir à la nation tout entière et ne devaient en aucun cas être morcelées par des politiciens de passage sans scrupule pour servir leurs propres intérêts. Au bout d’une heure, il apparut clairement qu’il n’avait aucunement l’intention de reprendre sa place et entendait, selon sa vieille habitude, parler jusqu’à la clôture de la séance.

César s’énerva de plus en plus et frappa du pied avec impatience. Il finit par se lever.

— Nous en avons assez entendu, dit-il, interrompant Caton au milieu d’une phrase. Assieds-toi, espèce de moulin à paroles moralisateur, et laisse les autres parler.

— Tout sénateur a le droit de parler autant qu’il le désire, répliqua Caton. Tu devrais vérifier les lois de cette chambre si tu entends la présider, ajouta-t-il avant de reprendre le fil de son discours.

— Assieds-toi ! hurla César.

— Je ne me laisserai pas intimider par toi, décréta Caton, qui refusa de céder la parole.

Avez-vous déjà vu un rapace agiter la tête d’un côté puis de l’autre lorsqu’il détecte une proie potentielle ? Eh bien, c’est tout à fait ce qu’évoquait César en cet instant précis. Son profil d’aigle se pencha d’abord vers la gauche puis vers la droite, avant qu’il ne tende un long doigt pour faire signe à son licteur de tête. Il désigna Caton.

— Emmenez-le, ordonna-t-il d’une voix rauque.

Le licteur proxime paraissait hésiter.

— J’ai dit, répéta César d’une voix terrible, emmenez-le !

Le garde affolé ne se le fit pas dire deux fois. Il rassembla une demi-douzaine de ses collègues et descendit l’allée en direction de Caton, qui continua de parler alors même que les licteurs montaient sur les bancs pour s’emparer de lui. Deux hommes le saisirent chacun par un bras et le traînèrent vers la porte pendant qu’un autre rassemblait tous ses comptes du Trésor sous les yeux horrifiés des sénateurs.

— Que devons-nous faire de lui ? s’enquit le licteur proxime.

— Enfermez-le dans le carcer, décréta César, et qu’il fasse profiter les rats de sa sagesse.

Tandis qu’on poussait Caton hors de la curie, certains sénateurs commencèrent à s’élever contre un tel traitement. Le grand stoïque passa juste devant moi, sans résister mais sans cesser de vociférer au sujet d’un point obscur concernant les forêts campaniennes. Celer se leva de son banc et se précipita à sa suite, suivi de près par Lucullus puis par le propre collègue consulaire de César, Marcus Bibulus. Il me semble qu’une trentaine ou une quarantaine de sénateurs durent se joindre à la procession. César descendit de son estrade et tenta d’intercepter certains de ceux qui sortaient. Je me souviens de l’avoir vu attraper le bras du vieux Petreius, le commandant qui avait défait l’armée de Catilina à Pise.

— Petreius ! lança-t-il. Tu es un soldat, comme moi. Pourquoi pars-tu ?

— Parce que, répondit Petreius en se dégageant, je préférerais être en prison avec Caton qu’ici avec toi !

— Alors vas-y ! cria César dans son dos. Allez-y tous ! Mais souvenez-vous de ceci : tant que je serai consul, la volonté du peuple ne sera pas éludée par des subterfuges de procédure ou des coutumes ancestrales. Cette loi sera présentée au peuple, et, que cela vous plaise ou non, elle sera votée avant la fin du mois.

Il regagna sa chaise à grands pas et foudroya la chambre du regard, défiant quiconque de remettre en cause son autorité.

Cicéron, très mal à l’aise, resta à sa place tandis que l’appel reprenait et, après la séance, fut arrêté devant la curie par Hortensius, qui lui demanda sur un ton de reproche pourquoi il ne les avait pas suivis.

— Ne me fais pas grief d’une situation dans laquelle tu nous as mis, rétorqua Cicéron. Je vous ai tous avertis de ce qui se passerait si vous continuiez à traiter Pompée avec autant de mépris.

Je savais néanmoins qu’il était très gêné et, dès qu’il le put, il s’empressa de rentrer à la maison.

— J’ai réussi à me mettre tout le monde à dos, se plaignit-il pendant que nous gravissions la côte. Je ne tire aucun bénéfice de mon soutien à César, et ses ennemis m’accusent d’être un renégat. Décidément, je suis devenu un vrai génie de la politique !


En temps normal, César n’aurait jamais pu faire passer sa loi agraire ou aurait pour le moins dû faire des compromis. Il trouva d’abord et surtout une opposition de la part de son collègue au consulat, M. Bibulus, patricien fier et irascible qui avait eu le malheur de suivre la carrière des honneurs en même temps que César et avait donc été tellement éclipsé par lui que l’on ne se souvenait jamais de son nom.

— Je suis las de jouer les Pollux auprès de ce Castor, déclara-t-il un jour, plein de ressentiment, en jurant que maintenant qu’il était consul, ce serait différent.

César avait également contre lui pas moins de trois tribuns, Ancharius, Calvinus et Fannius, qui exercèrent chacun leur veto. Mais César était bien décidé à obtenir gain de cause, quel qu’en fût le prix, et il entama rien moins que la destruction délibérée de la constitution romaine — j’espère qu’il sera pour cela maudit à jamais par l’humanité tout entière.

D’abord, il intégra dans son projet de loi une clause exigeant que chaque sénateur prêtât serment — sous peine de mort — de ne jamais tenter d’abroger la loi une fois qu’elle serait promulguée. Puis il convoqua une assemblée publique à laquelle participèrent Pompée et Crassus. Cicéron se tenait avec les autres sénateurs et regarda Pompée se laisser convaincre de proférer, pour la première fois de sa longue carrière, une menace directe.

— Cette loi est juste, affirma-t-il. Mes hommes ont versé leur sang pour la terre romaine, et il n’est que justice qu’à leur retour, une partie de cette terre leur revienne en récompense.

— Soutiendrais-tu cette loi, lui demanda César non sans fourberie, au cas où ses adversaires emploieraient la violence pour empêcher qu’elle ne soit reçue ?

— Si l’on vient avec l’épée s’opposer à cette loi, répondit Pompée, je viendrai pour la soutenir en apportant même, avec l’épée, le bouclier.

La foule poussa un rugissement de plaisir. Cicéron ne toléra pas d’en entendre davantage. Il se détourna et se fraya un chemin parmi les sénateurs pour quitter l’assemblée.

Les paroles de Pompée étaient en effet un appel aux armes. Quelques jours plus tard, il commença à remplir Rome de ses soldats. Il paya pour les faire venir de toute l’Italie et les installa dans des tentes à l’extérieur de la ville ou dans des logements bon marché dans la cité même. Ils firent entrer en fraude des armes illégales qu’ils dissimulèrent en attendant le dernier jour de janvier, date à laquelle la loi devait être votée par le peuple. Les sénateurs notoirement opposés à cette loi se faisaient insulter dans la rue, et leurs maisons recevaient des pierres.

L’homme qui orchestra cette campagne d’intimidation pour le compte de la Bête à Trois Têtes était le tribun P. Vatinius, qui passait pour être l’homme le plus laid de Rome. Il avait attrapé la scrofule lorsqu’il était enfant et avait la figure et le cou couverts d’écrouelles bleuâtres. Il avait également le cheveu rare et les jambes torses, de sorte qu’il marchait les genoux écartés, comme s’il venait de faire une longue course à cheval ou bien s’était souillé. Curieusement, il était doté d’un charme certain et se moquait bien de ce qu’on pouvait dire de lui : il accueillait toujours les plaisanteries de ses ennemis concernant son physique par d’autres, bien plus drôles, de son cru. Les hommes de Pompée lui étaient fidèles, et le peuple aussi. Il organisa de nombreux rassemblements publics en faveur de la loi de César et fit même venir le consul Bibulus pour être interrogé à la tribune aux harangues. Bibulus était pour le moins d’un caractère emporté, et Vatinius le savait, aussi fit-il lier ensemble par ses gens des bancs de bois, pour constituer un pont reliant les rostres au carcer. Et lorsque, comme prévu, Bibulus dénonça la loi agraire en termes des plus violents — « Ta loi ne passera pas cette année, pas même si vous voulez tous l’adopter ! » —, Vatinius le fit arrêter et emmener par le pont jusqu’à la prison, comme un otage des pirates contraint de subir le supplice de la planche.

Cicéron assista à la plus grande partie de ces événements depuis son jardin, emmitouflé dans un manteau pour se garder du froid de janvier. Il se sentait très déprimé et s’efforça de rester en dehors de tout cela. De toute façon, il ne tarda pas à avoir des problèmes plus pressants à régler.

Un matin, au milieu de tout ce tumulte, j’ouvris la porte et trouvai Antonius Hybrida en train d’attendre dans la rue. Cela faisait plus de trois ans que je ne l’avais pas vu, et je ne le reconnus pas tout de suite. La bonne chère et le vin de Macédoine l’avaient fait beaucoup grossir tout en lui donnant le teint plus fleuri encore, produisant l’impression qu’il avait été tout entier recouvert d’une couche de graisse d’un rouge brouillé. Je le conduisis dans la bibliothèque, et Cicéron sursauta comme s’il avait vu un fantôme, ce qui, d’une certaine façon, n’était pas faux car c’était bien son passé qui revenait le hanter — et lui réclamer vengeance. Au début de son consulat, alors que les deux hommes venaient d’arriver à une entente, Cicéron avait donné à Hybrida son accord écrit que, si jamais il était poursuivi, il lui servirait d’avocat, et maintenant son ancien collègue venait réclamer son dû. Il avait amené avec lui un esclave qui portait l’acte d’accusation, et Hybrida le remit à Cicéron d’une main qui tremblait si violemment que je craignis qu’il ne nous fît une attaque. Cicéron présenta le document à la lumière pour l’étudier.

— Quand cela a-t-il été délivré ?

— Aujourd’hui.

— Tu sais de quoi il s’agit, n’est-ce pas ?

— Non. C’est pour ça que je t’ai apporté cette saloperie tout de suite. Je n’ai jamais compris un traître mot à tout ce charabia juridique.

— C’est une assignation pour trahison, dit Cicéron en examinant le document avec un étonnement grandissant. C’est étrange. J’aurais cru qu’ils te poursuivraient pour corruption.

— Dis donc, Cicéron, il n’y aurait pas moyen d’avoir un peu de vin, par hasard ?

— Attends un peu. Essayons d’avoir les idées claires pendant un petit moment pour démêler tout ça. Il est écrit ici que tu as perdu une armée en Histria.

— Seulement l’infanterie.

— Seulement l’infanterie ! s’esclaffa Cicéron. Quand cela s’est-il passé ?

— Il y a un an.

— Qui se charge de la partie plaignante ? A-t-on désigné quelqu’un ?

— Oui. Il a prêté serment hier. C’est ton petit protégé — tu sais, ce jeune freluquet de Caelius Rufus.

Cicéron reçut la nouvelle comme un coup. Il était de notoriété publique que Rufus s’était brouillé avec son ancien mentor. Mais qu’il choisît pour sa première véritable incursion dans la vie publique de poursuivre le collègue consulaire de Cicéron — ce n’était ni plus ni moins qu’un acte de trahison. Cicéron fut tellement pris de court qu’il dut s’asseoir.

— Je croyais que c’était Pompée qui était le plus décidé à te faire passer en procès ?

— C’est le cas.

— Alors pourquoi laisse-t-il Rufus se faire les dents sur une affaire aussi importante ?

— Je ne sais pas. Et ce vin, maintenant ?

— Oublie cette saleté de vin pendant une minute.

Cicéron roula l’assignation et s’assit un instant, la tapotant contre la paume de sa main.

— Ça ne me plaît pas. Rufus sait beaucoup de choses sur moi. Il pourrait mentionner toutes sortes de détails.

Il lâcha le rouleau sur les genoux d’Hybrida.

— Je crois que tu devrais trouver quelqu’un d’autre pour te défendre.

— Mais c’est toi que je veux ! Tu es le meilleur. Nous avions un accord, tu te rappelles ? Je te donnais une partie des revenus et tu me protégeais des poursuites.

— J’ai accepté de te défendre si jamais tu étais poursuivi pour corruption. Je n’ai jamais parlé de trahison.

— Ce n’est pas vrai. Tu manques à ta parole.

— Écoute, Hybrida, je témoignerai en ta faveur, mais tout cela pourrait bien être un piège — tendu par César, probablement, ou par Crassus — et je serais stupide de m’y précipiter.

Les yeux d’Hybrida, bien qu’ils fussent à présent profondément enfoncés dans la graisse, étaient toujours aussi bleus, pareils à des saphirs sertis dans la glaise rouge.

— Il paraît que tu as fait ton chemin. Des maisons partout.

— Ne cherche pas à me menacer, l’avertit Cicéron avec un geste las.

— Très joli tout ça, poursuivit Hybrida en désignant la bibliothèque. Les gens savent comment tu as obtenu l’argent pour te le payer ?

— Je te préviens : je pourrais tout aussi bien témoigner contre toi que pour ta défense.

Mais sa menace sonnait creux et Cicéron dut le sentir car il se passa soudain la main sur le visage, comme s’il essayait de dissiper une vision inquiétante.

— Je crois que tu devrais prendre un verre avec moi, commenta Hybrida avec un profond soulagement. Les choses semblent toujours aller mieux après une coupe de vin.


Le soir précédent le vote sur la loi agraire de César, nous entendîmes beaucoup de bruit en provenance du forum — des coups de marteau et des frottements de scie, des chants d’ivrognes, des acclamations, des cris, des bris de vaisselle. À l’aube, un voile de fumée brune flottait au-dessus de la zone située derrière le temple de Castor, où devait avoir lieu le vote.

Cicéron s’habilla avec soin et descendit au forum, accompagné par deux gardes, deux membres de son personnel — moi-même et un autre secrétaire — et une demi-douzaine de clients qui désiraient être vus avec lui. Les rues et les ruelles conduisant à l’aire de vote grouillaient de monde. Nombre de citoyens s’écartaient en reconnaissant Cicéron pour le laisser passer. Mais il y en avait tout autant qui bloquaient délibérément le passage et devaient être repoussés par les gardes. Nous eûmes beaucoup de mal à avancer et, le temps que nous trouvions un endroit qui donnait sur les marches du temple, César avait commencé à parler. Il nous fut impossible de saisir plus de quelques mots. Une véritable multitude, des milliers de personnes, nous séparaient de lui. La majorité semblait être d’anciens soldats qui avaient passé la nuit là et avaient allumé du feu pour se faire à manger et se tenir chaud.

— Ces hommes n’assistent pas à cette assemblée, commenta Cicéron, ils l’occupent.

Au bout d’un moment, nous commençâmes à entendre du mouvement en provenance de la via Sacra, de l’autre côté de l’endroit où nous nous tenions dans la foule, et le bruit courut bientôt que Bibulus venait d’arriver avec les trois tribuns qui avaient l’intention de s’opposer au vote. C’était une action d’une bravoure formidable de leur part. Partout autour de nous, des hommes tiraient des poignards, voire des glaives de sous leurs vêtements. Bibulus et ses partisans avaient de toute évidence des difficultés à atteindre les marches du temple. Nous ne pouvions pas les voir mais suivions leur progression en repérant l’origine des cris et les rangées de poings qui volaient en tous sens. Les tribuns furent bientôt assommés et évacués, mais Bibulus et, derrière lui, Caton — qui avait été libéré de prison —, finirent enfin par arriver à destination.

Écartant les mains qui tentaient de le retenir, il monta sur l’estrade. Sa toge, déchirée, lui découvrait les épaules et il avait du sang qui lui coulait sur le visage. César lui jeta un bref coup d’œil et continua de parler. La fureur de la foule était assourdissante. Bibulus désigna les cieux puis fit le geste de se trancher la gorge. Il répéta son manège plusieurs fois, jusqu’à ce que son message fût clair : au titre de consul, il avait observé les cieux et déclarait que les auspices étant défavorables, aucune affaire publique ne pouvait être traitée. César continua cependant de l’ignorer. Deux personnages massifs montèrent alors sur l’estrade avec un grand baquet, de ceux qu’on utilise pour collecter l’eau de pluie. Ils le soulevèrent alors au-dessus de sa tête et le renversèrent. Je suppose que la foule avait dû s’en servir toute la nuit pour se soulager car le récipient était rempli d’une fange brunâtre et nauséabonde, et Bibulus en fut complètement trempé. Il voulut reculer, dérapa et, ses jambes glissant sous lui, tomba lourdement sur son postérieur. Pendant un moment, il demeura trop étourdi pour bouger. Mais il vit alors qu’on apportait un autre baquet sur l’estrade et détala — je ne peux pas le lui reprocher — sous les rires moqueurs de milliers de citoyens. Ses partisans et lui fuirent le forum et trouvèrent refuge dans le temple de Jupiter Stator — celui-là même d’où Cicéron avait chassé Catilina par ses paroles virulentes.

Ce fut donc dans les circonstances les plus méprisables que fut promulguée la grande loi de réforme agraire proposée par César, qui attribuait des fermes aux vingt mille soldats de Pompée et, par la suite, à tous les citadins nécessiteux qui pouvaient prouver qu’ils étaient pères d’au moins trois enfants. Cicéron ne resta pas pour le vote, qui était joué d’avance, mais rentra furtivement chez lui et se sentit tellement déprimé qu’il évita toute compagnie, y compris celle de Terentia.

Le lendemain, les soldats de Pompée occupaient à nouveau la rue. Ils avaient passé la nuit à fêter l’événement et concentraient maintenant toute leur attention sur le sénat, se rassemblant au forum pour voir si la curie allait oser remettre en cause la légalité des opérations de la veille. Ils laissaient entre leurs rangs un passage étroit, juste assez large pour permettre à trois ou quatre hommes de marcher de front, et je trouvai très intimidant de circuler aussi près d’eux au côté de Cicéron, même si leurs apostrophes étaient plutôt amicales : « Vas-y, Cicéron ! », « Cicéron, ne nous oublie pas ! » Dans la curie, je n’avais jamais vu une assemblée aussi abattue. C’était le premier jour du mois, et Bibulus, qui avait un bandage autour de la tête, occupait la chaise curule. Il se leva aussitôt et demanda que la chambre condamne les violences honteuses de la veille. Puis il insista pour que la loi fût déclarée invalide du fait que les auspices avaient été déclarés défavorables. Mais personne ne voulait aller jusque-là — pas avec plusieurs milliers d’hommes armés dehors. Confronté à leur silence, Bibulus s’emporta.

— Le gouvernement de cette république n’est plus qu’un simulacre, hurla-t-il, et je ne veux plus y prendre la moindre part ! Vous vous êtes montrés indignes du nom du sénat romain. Je ne vous convoquerai plus à la moindre séance les jours où je serai consul en exercice. Restez chez vous, pères conscrits, comme je vais le faire, et consultez votre âme pour vous demander si vous avez joué votre rôle avec honneur.

Nombre de ses auditeurs courbèrent la tête, remplis de honte. Mais César, qui était assis entre Crassus et Pompée et écoutait son discours avec un petit sourire, se leva aussitôt et déclara :

— Avant que Marcus Bibulus et son âme ne quittent cette salle, et que cette séance ne soit close pour un mois, je vous rappellerai, pères conscrits, que la loi nous oblige à prêter serment de la faire respecter. Je propose donc que nous allions tous ensemble, comme un seul corps, sur le Capitole, pour prêter serment et montrer ainsi publiquement notre unité avec le peuple.

Caton bondit. Il avait un bras en écharpe.

— C’est une honte ! protesta-t-il, sans doute piqué d’avoir été temporairement devancé par Bibulus sur le terrain de la morale. Je ne validerai pas ta loi illégale !

— Ni moi non plus, renchérit Celer, qui avait retardé son départ pour la Gaule transalpine dans le seul but de s’opposer à César.

Plusieurs autres joignirent leurs voix aux réfractaires, parmi lesquels je repérai le jeune Marcus Favonius, qui était un disciple de Caton, et l’ancien consul Lucius Gellius, qui avait largement dépassé les soixante-dix ans.

— Alors ce sera à vos risques et périls, commenta César en haussant les épaules. Mais souvenez-vous : la peine prévue pour qui refuse de se soumettre à la loi peut être la mort.

Je ne pensais pas que Cicéron allait s’exprimer, mais il se leva très lentement et, comme un hommage rendu à son autorité, l’assemblée tout entière fit aussitôt silence.

— Je ne déplore ni ne condamne pas tant la loi de cet homme, déclara-t-il en regardant directement César, que les méthodes par lesquelles il nous l’a imposée. Néanmoins, poursuivit-il en se tournant vers le reste des sénateurs, c’est la loi, le peuple y est favorable et elle exige de nous que nous prêtions serment. Je préviens donc Caton et Celer, et tous ceux de mes amis qui envisagent de devenir des héros morts, que le peuple ne comprendra pas votre action car on ne peut contrer l’illégalité par l’illégalité et espérer inspirer le respect. Une époque difficile nous attend, pères conscrits, et même si vous avez l’impression de ne plus avoir besoin de Rome, Rome a besoin de vous. Gardez-vous pour les combats à venir au lieu de vous sacrifier inutilement pour une cause déjà perdue.

Ce fut un discours très efficace, et lorsque les sénateurs sortirent en rang de la curie, ils suivirent presque tous le Père de la Patrie au Capitole, où ils devaient jurer devant Jupiter. Lorsque les légionnaires de Pompée virent ce que le sénat s’apprêtait à faire, ils l’acclamèrent bien haut (Bibulus, Caton et Celer s’y rendirent plus tard, quand personne ne regardait). La pierre sacrée de Jupiter, tombée des cieux bien des siècles auparavant, fut sortie du grand temple, et les sénateurs posèrent les uns après les autres la main dessus en jurant d’obéir à la loi. Cependant, César, bien qu’il eût obtenu ce qu’il désirait, était visiblement troublé. Je le vis même s’approcher de Cicéron et le prendre à part pour lui parler avec la plus grande gravité. Je demandai par la suite à Cicéron ce qu’il lui avait dit.

— Il m’a remercié pour mon intervention au sénat, me répondit Cicéron, mais il a ajouté qu’il n’avait guère apprécié le ton de mes remarques et qu’il espérait que je ne projetais pas de lui nuire, ni à lui ni à Pompée, parce qu’il serait alors contraint de riposter et que cela lui ferait beaucoup de peine. Il a précisé qu’il m’avait donné ma chance de faire partie de son administration et que je l’avais refusée. Je dois donc à présent en supporter les conséquences. Que penses-tu de cette impudence ?

Il jura copieusement, ce qui ne lui ressemblait guère, et ajouta :

— Catulus avait raison : j’aurais dû trancher la tête de ce serpent quand j’en ai eu l’occasion.

XVII

Malgré sa rancœur, Cicéron demeura en dehors de la politique pendant le reste du mois — ce qui lui fut facilité par l’annulation des séances de la chambre. Bibulus s’enferma en effet chez lui et refusa de sortir. César réagit en annonçant qu’il gouvernerait par le biais d’assemblées populaires que Vatinius convoquerait pour lui en qualité de tribun. Bibulus riposta en faisant savoir qu’il passait tout son temps sur son toit à examiner les augures, et qu’ils étaient constamment défavorables, impliquant par là qu’aucune affaire officielle ne pouvait être traitée. César répliqua en organisant des manifestations intempestives dans la rue, devant la maison de Bibulus, et en continuant de faire voter ses lois par des assemblées populaires sans tenir compte des avertissements de son collègue. (Cicéron fit remarquer non sans esprit que Rome semblait vivre sous le consulat de Jules et de César.) Dit comme cela, un tel gouvernement pourrait paraître légitime — se soumettre à la volonté populaire : quoi de plus juste ? — , mais en réalité, « le peuple » se résumait à la populace contrôlée par Vatinius, et tous ceux qui s’opposaient à la volonté de César étaient rapidement réduits au silence. Bien qu’elle n’en portât pas le nom, Rome était bel et bien devenue une dictature, et les sénateurs les plus respectables étaient épouvantés. Mais comme Pompée et Crassus soutenaient tous les deux César, personne n’osait s’élever contre lui.

Cicéron aurait préféré se confiner dans sa bibliothèque et continuer d’éviter les ennuis, mais, vers la fin du mois de mars, au milieu de toute cette agitation, il fut obligé de se rendre au forum pour défendre Hybrida, accusé de trahison. À son grand embarras, le procès devait se dérouler dans le comitium, juste devant la curie. Les gradins incurvés des rostres, qui s’élevaient tels les sièges d’un amphithéâtre, avaient été fermés par un cordon pour servir de tribunal, et une grande foule s’était déjà rassemblée tout autour, impatiente de découvrir quelle défense le célèbre orateur allait bien pouvoir trouver pour un client aussi manifestement coupable.

— Alors, Tiron, me souffla-t-il tandis que j’ouvrais ma cassette à documents pour lui donner ses notes, voilà la preuve que les dieux ont le sens de l’humour : me faire venir justement ici, pour servir d’avocat à cette crapule !

Il se retourna et adressa un sourire à Hybrida, qui se hissait péniblement sur l’estrade.

— Salut à toi, Hybrida. J’espère que tu as évité le vin au petit déjeuner, comme tu me l’as promis ? Nous avons besoin de toutes nos facultés, aujourd’hui.

— Bien sûr, répliqua Hybrida, mais il paraissait manifeste à la façon dont il trébuchait sur les marches et à sa voix pâteuse qu’il n’avait pas été aussi sobre qu’il le prétendait.

À part moi et son équipe de secrétaires habituels, Cicéron avait aussi amené avec lui son gendre, Frugi, pour le seconder. Rufus, au contraire, se présenta seul, et à l’instant où je le vis traverser le comitium dans notre direction, le peu de confiance que j’avais encore s’évanouit. Il n’avait pas encore vingt-trois ans et venait de passer un an en Afrique au service du gouverneur. Ce n’était encore qu’un garçon quand il était parti, mais c’était un homme qui était revenu, et je songeai que le contraste entre ce grand accusateur bronzé et le gros Hybrida décati valait bien une dizaine de jurés avant même que le procès n’ait commencé. Et Cicéron non plus ne soutenait guère la comparaison. Il avait deux fois l’âge de Rufus et, lorsqu’il s’approcha de son adversaire pour lui serrer la main et lui souhaiter bonne chance, il parut voûté et accablé par les soucis. On aurait dit une scène sur un mur des bains : Juventus contre Senex, avec, derrière eux, soixante jurés répartis par tiers dans les gradins et le préteur, le hautain Cornélius Lentulus Clodianus, siégeant entre eux en tant que juge.

Rufus fut prié de présenter en premier son réquisitoire, et il apparut bientôt évident qu’il avait étudié auprès de Cicéron beaucoup plus attentivement qu’aucun de nous ne l’aurions cru. Son accusation s’articulait en cinq parties : primo, qu’Hybrida avait consacré toute son énergie à extorquer le plus d’argent possible de la Macédoine ; secundo, que les revenus qui auraient dû aller à son armée avaient été détournés pour atterrir dans sa poche ; tertio, qu’il avait négligé ses devoirs de commandant militaire durant une expédition sur la mer Noire visant à punir des tribus rebelles ; quarto, qu’il avait fait preuve de poltronnerie sur le champ de bataille en fuyant devant l’ennemi ; et enfin quinto, qu’en raison de son incompétence, l’empire avait perdu la région autour d’Histria, dans le Bas-Danube. Il exposa ces chefs d’accusation avec un mélange d’outrage moralisateur et d’humour malicieux qui était digne du meilleur de son maître. Je me souviens tout particulièrement de son compte rendu imagé du manquement à son devoir d’Hybrida au matin de la bataille contre les rebelles.

— Ils trouvèrent l’homme étendu, ivre mort, dit-il en passant derrière Hybrida et en le montrant comme une pièce d’exposition, ronflant de toute la force de ses poumons et rotant à l’envi tandis que les dames distinguées qui partageaient ses appartements étaient vautrées sur tous les lits, d’autres dames gisant un peu partout par terre. À moitié morts de terreur et sachant maintenant que l’ennemi approchait, ils tentèrent de réveiller Hybrida. Ils crièrent son nom et cherchèrent en vain à le soulever par le cou. Certains lui susurrèrent des flatteries à l’oreille, un ou deux essayèrent les gifles. Il reconnut leurs voix et leurs mains et tenta de mettre ses bras autour du cou de qui passait à sa portée. Il était trop excité pour dormir, et trop ivre pour rester éveillé : hébété, à moitié assoupi, il passa alternativement des bras de ses centurions à ceux de ses concubines.

Et tout cela, remarquez, sans une seule note. C’était déjà en soi un véritable désastre pour la défense. Mais les principaux témoins appelés par la partie plaignante — dont plusieurs commandants de l’armée d’Hybrida, deux de ses maîtresses et son intendant — se révélèrent encore plus dévastateurs. À la fin de la journée, Cicéron félicita Rufus pour sa performance et conseilla le soir même à son client déprimé de vendre sa propriété à Rome au meilleur prix qu’il pourrait en tirer et de convertir la somme en bijoux ou autres valeurs qu’il pourrait emporter facilement avec lui en exil.

— Tu dois te préparer au pire.

Je ne vous donnerai pas tous les détails du procès. Il suffit de dire que Cicéron eut beau tenter tous les stratagèmes qu’il connaissait pour discréditer les arguments de Rufus, il ne les égratigna même pas, et les témoins qu’Hybrida fit venir pour sa défense s’avérèrent uniformément peu convaincants — il s’agissait principalement de vieux compagnons de beuverie, ou de fonctionnaires qu’il avait payés pour mentir. À la fin du quatrième jour, la seule question qui se posait était : Cicéron devait-il appeler Hybrida à témoigner, dans l’espoir au moins de lui attirer la sympathie de certains membres du jury, ou Hybrida devait-il sauver les meubles, quitter Rome discrètement avant le verdict et s’épargner ainsi l’humiliation d’être raillé par toute la ville ? Cicéron emmena Hybrida dans la bibliothèque pour prendre une décision.

— Qu’est-ce que je devrais faire, d’après toi ? demanda Hybrida.

— Je partirais, répondit Cicéron, qui cherchait désespérément à mettre fin à cette épreuve. Il est possible que ton témoignage empire encore les choses. Pourquoi donner cette satisfaction à Rufus ?

Hybrida s’effondra.

— Mais qu’est-ce que j’ai fait à ce jeune homme pour qu’il cherche à me détruire comme ça ?

Des larmes d’apitoiement sur lui-même coulèrent sur ses joues rebondies.

— Allons, Hybrida, reprends-toi et pense à tes illustres ancêtres, dit Cicéron en se penchant pour lui tapoter le genou. Et puis, il ne t’en veut pas personnellement. C’est simplement un jeune provincial intelligent et ambitieux qui cherche à faire son chemin. Par bien des côtés, il me fait penser à moi au même âge. Malheureusement, il se trouve que tu pouvais lui fournir le meilleur moyen de se faire un nom — comme ça a été le cas pour moi avec Verrès.

— Qu’il aille se faire voir ! déclara brusquement Hybrida en se redressant. Je vais témoigner.

— Tu es certain que tu es en état ? Ce genre d’interrogatoire pourrait se révéler assez brutal.

— Tu as entrepris de me défendre, répondit Hybrida, retrouvant enfin un peu de son courage d’antan, alors je veux me battre pour me défendre, même si je dois perdre.

— Très bien, commenta Cicéron en faisant de son mieux pour dissimuler sa déception. Dans ce cas, nous devons préparer ton témoignage, et cela va nous prendre un moment. Tiron, tu ferais mieux d’aller chercher du vin pour le sénateur.

— Non, décréta fermement Hybrida. Pas de vin ce soir. J’ai passé toute ma carrière ivre, au moins la terminerai-je sobre.

Nous travaillâmes donc tard à répéter les questions que Cicéron lui poserait et les réponses qu’Hybrida devrait donner. Cicéron joua ensuite le rôle de Rufus et posa à son ancien collègue les questions les plus déplaisantes qui lui venaient à l’esprit, l’aidant à concevoir les réponses les moins compromettantes. Je fus surpris de constater qu’Hybrida pouvait avoir l’esprit très vif quand il le voulait. Les deux hommes se couchèrent à minuit — Hybrida dormit sous le toit de Cicéron — et se levèrent à l’aube pour reprendre leur entraînement. Plus tard, alors que nous nous rendions au tribunal derrière Hybrida et sa suite, Cicéron me glissa :

— Je commence à comprendre comment il a pu s’élever si haut au départ. Si seulement il avait pu se ressaisir plus tôt, il ne serait pas aussi près de la ruine à présent.

Lorsque nous arrivâmes au comitium, Hybrida lança joyeusement :

— Ça me rappelle l’époque de notre consulat, Cicéron, quand nous nous serrions les coudes pour sauver la république !

Les deux hommes montèrent alors sur l’estrade où la cour les attendait, et quand Cicéron annonça qu’il appelait Hybrida à témoigner, un mouvement d’excitation parcourut le jury. Je vis Rufus s’avancer sur son siège et chuchoter quelque chose à l’oreille de son secrétaire, qui se munit alors de son style.

Hybrida prêta serment rapidement, et Cicéron lui posa les questions qu’ils avaient préparées. Il commença par l’interroger sur sa carrière militaire sous Sylla, un quart de siècle plus tôt, et insista principalement sur sa loyauté envers l’État au moment de la conspiration de Catilina.

— Tu as mis de côté toute considération d’amitié passée, n’est-ce pas, demanda Cicéron, pour prendre le commandement des légions du sénat et finir par écraser le traître ?

— Absolument.

— Et tu as fait parvenir la tête du monstre au sénat pour attester de ta victoire ?

— Oui.

— Écoutez bien, citoyens, dit Cicéron en s’adressant au jury. Est-ce là l’acte d’un traître ? Le jeune Rufus ici présent a soutenu Catilina — qu’il ose le nier — et a fui Rome pour éviter d’avoir à partager son sort. Et pourtant, il a aujourd’hui l’outrecuidance de revenir subrepticement dans la cité et d’accuser de trahison celui-là même qui nous a sauvés du désastre !

Il se retourna vers Hybrida.

— Après avoir vaincu Catilina, tu m’as déchargé du fardeau d’avoir à gouverner la Macédoine afin que je puisse me consacrer à finir d’éteindre les dernières braises de la conspiration, c’est bien cela ?

— Tout à fait.

L’interrogatoire se poursuivit ainsi, Cicéron conduisant son client tout au long de son témoignage, tel un père conduit son enfant par la main. Il lui fit décrire comment il avait tiré des recettes de la Macédoine par des moyens parfaitement légaux, justifiés jusqu’au moindre sou, levé et équipé deux légions qu’il avait menées dans une expédition périlleuse à l’est, dans les montagnes de la mer Noire. Il dressa un tableau terrifiant de tribus guerrières — Gètes, Bastarnes, Histriens — harcelant les colonnes romaines qui suivaient la vallée du Danube.

— La partie plaignante prétend que lorsque tu as appris qu’il y avait une grande armée ennemie devant, tu as séparé tes forces en deux et emmené la cavalerie se mettre en sûreté avec toi pendant que tu laissais l’infanterie sans défense. Est-ce vrai ?

— Pas du tout.

— Tu poursuivais en réalité l’armée histrienne, c’est bien cela ?

— C’est exact.

— Et pendant que tu étais entraîné au loin, l’armée bastarne a franchi le Danube et attaqué l’infanterie par l’arrière ?

— C’est vrai.

— Et il n’y a rien que tu pouvais faire ?

— J’ai bien peur que non.

Hybrida baissa la tête et s’essuya les yeux, comme Cicéron le lui avait indiqué.

— Tu dois avoir perdu beaucoup de camarades et d’amis entre les mains de ces barbares ?

— Oui, beaucoup.

Après une longue pause durant laquelle le silence fut absolu dans le tribunal, Cicéron se tourna vers le jury.

— Romains, les aléas de la guerre peuvent se révéler cruels et capricieux. Mais cela n’a rien à voir avec de la trahison.

Lorsqu’il alla se rasseoir, il y eut des applaudissements nourris, non seulement dans la foule, mais de la part du jury lui-même, et, pour la première fois, je me laissai aller à espérer que le savoir-faire de Cicéron en tant qu’avocat allait une fois encore sauver la situation. Rufus sourit et prit une gorgée de vin coupé d’eau avant de se lever. Il avait, tel un athlète, l’habitude de détendre les épaules en liant ses mains derrière sa nuque pour faire pivoter la partie supérieure de son torse d’un côté puis de l’autre. En le voyant faire ce mouvement juste avant de procéder à l’interrogatoire, j’eus l’impression que les années se dissolvaient soudain et me rappelai quand Cicéron l’envoyait faire des courses en ville ou le taquinait sur ses vêtements trop lâches et ses cheveux trop longs. Je repensai à ce sale gosse qui me dérobait de l’argent et passait la nuit dehors à boire et à jouer, et au fait qu’on n’arrivait jamais à se fâcher très longtemps contre lui. Sur quels chemins tortueux l’ambition avait-elle poussé chacun d’entre nous pour nous amener ici ?

Rufus s’approcha du témoin d’un pas nonchalant. Il semblait parfaitement détendu. Il aurait tout aussi bien pu aborder un ami dans une taverne.

— As-tu bonne mémoire, Antonius Hybrida ?

— Oui.

— Fort bien. Je suppose alors que tu te rappelles ton esclave qui a été assassiné à la veille de ton consulat ?

Une expression de grande perplexité passa sur le visage d’Hybrida, qui jeta un coup d’œil interrogateur à Cicéron.

— Je ne suis pas sûr. Il y a tant d’esclaves qui vont et viennent…

— Mais tu te rappelles sûrement cet esclave-là ? insista Rufus. Smyrniote ? Une douzaine d’années ? On a jeté son corps dans le Tibre. Cicéron était là quand on a retrouvé sa dépouille. On lui avait tranché la gorge et on l’avait éviscéré.

Un cri d’horreur parcourut le tribunal et j’eus soudain la bouche sèche, non seulement en repensant à ce pauvre gosse, mais aussi en comprenant où cette suite de questions pouvait conduire. Cicéron le comprit aussi. Il bondit au secours de son client.

— Cela est totalement hors de propos, n’est-ce pas ? La mort d’un esclave remontant à plus de quatre ans n’a aucun rapport avec une bataille perdue sur les bords de la mer Noire.

— Que l’accusation pose sa question, décréta Clodianus, qui ajouta sentencieusement : L’expérience m’a montré que toutes sortes de choses peuvent être liées.

— Je crois en effet me souvenir de quelque chose de ce genre, répondit Hybrida sans cesser de jeter des coups d’œil désespérés vers Cicéron.

— Je l’espère bien, répliqua Rufus. Ce n’est pas tous les jours qu’on procède devant nous à un sacrifice humain ! Même pour toi, malgré toutes tes abominations, j’aurais cru que c’était exceptionnel !

— Je n’ai jamais entendu parler de sacrifice humain, marmonna Hybrida.

— C’est Catilina qui s’est chargé de l’exécution, puis il a exigé de toi et de toutes les autres personnes présentes que vous prêtiez serment.

— Vraiment ? dit Hybrida en plissant tout le visage comme s’il cherchait à retrouver le nom d’une relation depuis longtemps oubliée. Non, je ne crois pas. Non, tu te trompes.

— Si, absolument. Tu as prêté serment sur le sang de cet enfant sacrifié d’assassiner ton propre collègue au consulat — l’homme qui t’assiste en ce moment même comme avocat !

Ces paroles soulevèrent un nouveau tollé et, lorsque les cris se furent tus, Cicéron se leva.

— C’est vraiment dommage, dit-il en secouant la tête, comme à regret, très dommage, parce que mon jeune ami se débrouillait très bien dans son accusation jusqu’à présent — comme il a été autrefois mon élève, je me flatte tout autant que lui en le concédant. Malheureusement, voilà qu’il vient de tout gâcher avec ses allégations insensées. J’ai bien peur de devoir lui redonner des cours.

— Je sais que c’est vrai, lui rétorqua Rufus avec un sourire encore plus large, parce que c’est toi-même qui me l’as dit.

Cicéron hésita pendant à peine une fraction de seconde, et je m’aperçus avec horreur qu’il avait complètement oublié sa conversation avec Rufus, plusieurs années auparavant.

— Misérable petit ingrat, bredouilla-t-il. Je n’ai rien fait de tel.

— Lors de la première semaine de ton consulat, assura Rufus, deux jours après les fériés latines, tu m’as fait venir chez toi pour me demander si Catilina avait jamais parlé de te tuer en ma présence. Tu m’as confié qu’Hybrida avait avoué avoir avec Catilina prêté serment de t’assassiner sur le corps d’un enfant sacrifié. Tu m’as demandé d’ouvrir grand mes oreilles.

— C’est un mensonge absolu ! s’écria Cicéron, mais son éclat fut loin de dissiper l’effet du souvenir froid et précis évoqué par Rufus.

— Voici l’homme à qui tu as fait confiance quand tu étais consul, poursuivit Rufus avec un calme implacable tout en désignant Hybrida. Voici l’homme que tu as imposé comme gouverneur au peuple macédonien — un homme dont tu savais qu’il avait pris part à un meurtre bestial et qui avait voulu ta propre mort. Et cependant, c’est bien l’homme que tu défends aujourd’hui. Pourquoi ?

— Je n’ai pas à répondre à tes questions, mon garçon.

Rufus s’avança à grandes enjambées vers le jury.

— Voilà bien la question, citoyens : pourquoi Cicéron, entre tous, qui a construit sa réputation en s’attaquant à des gouverneurs de province corrompus, salit maintenant son nom en défendant celui-ci ?

Cette fois encore, Cicéron tendit la main vers le préteur.

— Clodianus, pour l’amour du ciel, je te demande de contrôler ton tribunal. Le plaignant est censé interroger mon client, et non faire un discours à mon sujet.

— C’est vrai, Rufus, convint le préteur. Tes questions doivent avoir un rapport avec l’affaire en cours.

— Mais c’est le cas. Mon propos est de dire que Cicéron et Hybrida sont arrivés à un arrangement.

— Il y a aucune preuve de cela, assura Cicéron.

— Au contraire, rétorqua Rufus. Moins d’un an après avoir envoyé Hybrida au peuple si patient de Macédoine, tu t’es acheté une nouvelle maison. Là, dit Rufus en désignant la demeure qui étincelait au soleil de printemps sur le Palatin, et tous les jurés tournèrent la tête pour la regarder. Une demeure semblable s’est vendue peu après pour quatorze millions de sesterces. Quatorze millions ! Interrogez-vous, citoyens ! Où Cicéron, qui se targue de ses origines modestes, s’est-il procuré une telle fortune, sinon par l’intermédiaire de l’homme qu’il a à la fois protégé et fait chanter, Antonius Hybrida ? N’est-il pas vrai, questionna-t-il en se retournant vers l’accusé, que tu as détourné une partie de l’argent que tu as extorqué à ta province pour ton associé dans le crime, à Rome ?

— Non, non, protesta Hybrida. J’ai pu envoyer un cadeau de temps en temps à Cicéron, mais rien de plus.

(C’était l’explication qu’ils avaient mise au point la veille au soir, au cas où Rufus aurait des preuves qu’il y avait eu transfert d’argent entre les deux hommes.)

Un cadeau ? répéta Rufus.

Avec une lenteur exagérée, il contempla à nouveau la maison de Cicéron en levant la main pour se protéger du soleil. Une femme tenant une ombrelle arpentait la terrasse, et je pris conscience qu’il devait s’agir de Terentia.

— C’est un beau cadeau !

Cicéron restait immobile. Il observait attentivement Rufus. Plusieurs membres du jury secouaient la tête. Des huées se faisaient entendre dans le public du comitium.

— Citoyens, reprit Rufus, je crois que j’ai présenté tous mes arguments. J’ai démontré comment Hybrida avait perdu toute une région de notre empire de par sa négligence scélérate. J’ai montré sa lâcheté et son incompétence. J’ai révélé que l’argent qui aurait dû aller à l’armée se retrouvait dans ses coffres personnels. Les fantômes de ses légionnaires abandonnés par leur chef et cruellement massacrés par les barbares nous réclament justice. Ce monstre n’aurait jamais dû être en position d’occuper d’aussi hautes fonctions, et il n’y serait jamais parvenu sans cette collusion avec son collègue consulaire. Sa carrière est imprégnée de sang et de dépravation — le meurtre de cet enfant n’en est qu’une part infime. Il est trop tard pour ramener les morts à la vie, mais débarrassons au moins Rome de cet homme et de sa puanteur. Condamnons-le à l’exil dès ce soir.

Rufus s’assit sous des applaudissements prolongés. Le préteur paraissait quelque peu surpris et demanda si telle était la conclusion de l’accusation. Rufus indiqua que oui.

— Bon, bon. Je croyais que nous aurions encore au moins une autre journée de procès, déclara Clodianus. Il se tourna vers Cicéron. Souhaites-tu clore ta plaidoirie maintenant ou bien préfères-tu que la séance du tribunal soit ajournée jusqu’à demain pour te permettre de préparer tes commentaires ?

Cicéron était très empourpré, et je sus aussitôt qu’il commettrait une grave erreur en s’exprimant avant d’avoir l’occasion de se calmer. Je me trouvais dans l’espace réservé aux secrétaires, juste sous l’estrade. Je me levai et gravis deux marches dans l’espoir de pouvoir le supplier d’accepter le renvoi au lendemain. Mais il me congédia d’un geste avant même que je pusse proférer un seul mot. Il avait une lueur étrange dans le regard, je ne suis même pas certain qu’il m’ait vu.

— De tels mensonges…, cracha-t-il avec un extrême dégoût avant de se lever. De tels mensonges doivent être écrasés tout de suite, comme autant de cafards, afin d’éviter qu’ils ne pullulent pendant la nuit.

L’espace situé devant la cour était déjà bien rempli auparavant, mais les gens se mirent à affluer de tout le forum vers le comitium. Les plaidoiries de Cicéron constituaient l’un des grands spectacles de Rome, et personne ne voulait manquer ça. Aucune des Trois Têtes de la Bête n’était présente, mais je repérai leurs représentants éparpillés dans la foule : Balbus pour César, Afranius pour Pompée et Arrius pour Crassus. Je n’eus pas le temps d’en chercher d’autres : Cicéron s’était mis à parler et je devais prendre ce qu’il disait en notes.

— Je dois avouer, commença-t-il, que la perspective de venir à ce tribunal pour défendre mon vieil ami et collègue Antonius Hybrida ne m’enchantait guère, car ce genre d’engagements ne manquent pas et pèsent lourdement sur quelqu’un qui est dans la vie politique depuis aussi longtemps que moi. Oui, Rufus, des « engagements » — c’est un mot que tu ne dois pas comprendre, sans quoi tu ne te serais pas adressé à moi de cette manière ! Mais à présent, je suis content de m’acquitter de mon devoir — je l’apprécie et j’en suis heureux — parce que cela me permet de préciser certaines choses qui auraient dû être dites depuis des années. Oui, citoyens, j’ai fait cause commune avec Hybrida — je ne le nie pas. Je suis passé outre nos différences de style de vie et d’opinions. J’ai en fait fermé les yeux sur beaucoup de choses parce que je n’avais pas le choix. Pour sauver la république, j’avais besoin d’alliés, et je ne pouvais pas me montrer trop difficile sur leurs origines.

« Replongez-vous dans cette époque terrible. Croyez-vous vraiment que Catilina ait agi seul ? Pensez-vous qu’un seul homme, aussi énergique et inspiré dans ses dépravations fût-il, aurait pu aller aussi loin que Catilina — aurait pu mener cette cité et notre république au bord de l’anéantissement — s’il n’avait pas eu des soutiens puissants ? Et je ne parle pas de ce ramassis de nobles ruinés, de joueurs, d’ivrognes, de jeunes parfumés et autres fainéants qui gravitaient autour de lui — et au nombre desquels compta d’ailleurs à une époque notre jeune plaignant ambitieux.

« Non, je parle de personnages importants de notre État — d’hommes qui ont vu en Catilina l’opportunité de faire avancer leurs propres ambitions dangereuses et bercées d’illusions. Ces hommes n’ont pas été justement exécutés sur ordre du sénat au cinquième jour de décembre, et ils ne sont pas morts non plus sur le champ de bataille de la main des légions commandées par Hybrida. Ils n’ont pas été envoyés en exil à la suite de mon témoignage. Ils sont libres aujourd’hui. Non, plus encore : ils contrôlent cette république !

Jusque-là, Cicéron avait été écouté en silence. Mais maintenant, beaucoup de gens reprenaient leur souffle ou se tournaient vers leurs voisins pour exprimer leur stupéfaction. Balbus avait commencé à prendre des notes sur une tablette de cire. Je me suis demandé : Sait-il ce qu’il est en train de faire ? Et je risquai un coup d’œil vers Cicéron. Il semblait à peine savoir où il se trouvait — ne plus avoir conscience de la cour, de son auditoire, de moi ni du moindre calcul politique : plus rien ne comptait sauf trouver les mots.

— Ces hommes ont fait de Catilina ce qu’il est devenu. Sans eux, il n’aurait pas même existé. Ils lui ont accordé leurs votes, leur fortune, leur soutien et leur protection. Ils le défendaient au sénat, dans les cours de justice et dans les assemblées populaires. Ils l’ont protégé, ils l’ont nourri et lui ont même fourni les armes dont il avait besoin pour massacrer le gouvernement. (Ici, mes notes enregistrent d’autres exclamations sonores en provenance du public.) Jusqu’ici, citoyens, je ne m’étais pas rendu compte que je devais combattre non pas une, mais deux conspirations. Il y avait la conspiration que j’ai anéantie, et puis il y avait la conspiration derrière cette conspiration — et celle-ci, plus secrète, continue de prospérer. Regardez autour de vous, Romains, et vous verrez combien elle prospère ! Dirigée par un comité secret et par la terreur imposée dans la rué. Dirigée pas des méthodes illégales et par la brigue à grande échelle — par tous les dieux, tu accuses Hybrida de corruption ? Il est aussi innocent et sans défense que l’enfant qui vient de naître comparé à César et à ses amis !

« Ce procès lui-même en est la preuve. Pensez-vous vraiment que Rufus soit le seul auteur de cette accusation ? Ce néophyte qui commence tout juste à avoir de la barbe au menton ? C’est absurde ! Ces attaques — ces prétendues preuves — ne sont pas conçues pour discréditer seulement Hybrida, mais pour me discréditer aussi — ma réputation, mon consulat et les politiques que j’ai poursuivies. Les hommes qui sont derrière Rufus cherchent à détruire les traditions de notre république à des fins personnelles et vicieuses, et pour y parvenir — pardonnez-moi si je me flatte : ce ne sera pas la première fois, je le sais —, pour atteindre cet objectif, ils ont besoin de me détruire d’abord.

« Eh bien, citoyens, ici même, dans ce tribunal, à ce jour et à cette heure, vous avez l’occasion de vous élever à une gloire immortelle. Qu’hybrida ait commis des erreurs, je n’en doute pas. Qu’il se soit attribué plus de largesses que la sagesse l’aurait exigé, je le concède avec tristesse. Mais regardez au-delà de ses péchés et vous verrez ce même homme qui s’est dressé avec moi contre le monstre qui, il y a quatre ans, menaçait cette ville. Sans son assistance, j’aurais été terrassé par un assassin dès le début de mon mandat. Il ne m’a pas abandonné alors, et je ne l’abandonnerai pas aujourd’hui. Votez l’acquittement, je vous en conjure : gardez-le ici, à Rome, et, par la grâce de nos dieux immémoriaux, nous ferons revivre la lumière de la liberté sur la cité de nos ancêtres.

Ainsi parla Cicéron, mais, quand il se rassit, il n’y eut que peu d’applaudissements, plutôt un brouhaha de stupéfaction parcourant le tribunal devant la teneur de ses propos. Ceux qui étaient d’accord avec lui étaient trop effrayés pour le soutenir ouvertement. Ceux qui n’étaient pas d’accord se sentaient trop intimidés par la puissance de sa rhétorique pour protester. Les autres — la majorité, me semble-t-il — ne savaient tout simplement que penser. Je cherchai Balbus dans la foule, mais il s’était éclipsé. Je rejoignis Cicéron avec mon polyptyque et le félicitai pour la force de ses remarques.

— Tu as tout noté ? demanda-t-il.

Je lui répondis que oui et il me pria de tout recopier au net dès que nous serions rentrés à la maison et de dissimuler le tout dans un endroit sûr.

— Je pense que César ne va pas tarder à en avoir une version, ajouta-t-il. J’ai vu ce reptile de Balbus écrire presque aussi vite que je pouvais parler. Nous devons nous assurer d’avoir une transcription précise au cas où l’affaire serait portée devant le sénat.

Je ne pus m’attarder plus longtemps pour lui parler car le préteur ordonnait que le jury votât sur-le-champ. Je contemplai le ciel. Je me souviens qu’on était en milieu de journée et que le soleil était haut et chaud. Je regagnai ma place et regardai l’urne passer de main en main et se remplir de jetons. Cicéron et Hybrida regardaient aussi, assis côte à côte, trop nerveux pour parler, et je repensai à tous ces procès que j’avais suivis et qui se terminaient tous exactement de la même façon, par cette horrible période d’attente. Puis les commis terminèrent enfin leur décompte et portèrent le résultat au préteur. Il se leva et nous l’imitâmes tous.

— La question posée devant cette cour est de savoir si Gaius Antonius Hybrida doit être condamné pour trahison en relation avec son gouvernement de la province de Macédoine. En faveur de la condamnation, quarante-sept voix, et en faveur de l’acquittement, douze voix.

Il y eut une explosion de joie de la part de la foule. Hybrida baissa la tête. Le préteur attendit que le bruit se fût apaisé.

— Gaius Antonius Hybrida est donc déchu à perpétuité de tous ses droits de propriété et de citoyenneté, et se verra à partir de minuit interdit de l’eau et du feu sur toutes les terres, provinces et colonies d’Italie, et quiconque cherchera à lui porter assistance sera soumis au même châtiment. La séance est levée.

Cicéron n’a pas perdu beaucoup d’affaires, mais à chaque fois que ce fut le cas, il mit un point d’honneur à féliciter son adversaire. Pas cette fois. Lorsque Rufus s’approcha avec sur le visage une expression de commisération, Cicéron lui tourna ostensiblement le dos, et je fus content de voir cette fripouille rester stupidement la main tendue. Il finit par hausser les épaules et tourna les talons. Quant à Hybrida, il fit preuve de philosophie.

— Eh bien, dit-il à Cicéron alors que je me trouvais à proximité et qu’il se préparait à être emmené par les licteurs, tu m’avais prévenu et, heureusement, j’ai un peu d’argent de côté pour voir venir pendant ma retraite. Il paraît en outre que la côte au sud de la Gaule ressemble beaucoup à la baie de Naples. Alors ne te fais pas de souci pour moi, Cicéron. Après ce discours, c’est pour toi-même que tu devrais t’inquiéter.


Environ deux heures plus tard — certainement pas plus —, la porte de Cicéron s’ouvrit brusquement et Metellus Celer apparut, visiblement très agité et demandant à voir mon maître. Cicéron dînait avec Terentia, et j’étais encore occupé à transcrire son discours. Mais je vis que c’était d’une extrême urgence, aussi le conduisis-je aussitôt à Cicéron.

Celui-ci était allongé sur un lit de repas et décrivait la fin du procès d’Hybrida quand Celer fit irruption dans la pièce et l’interrompit.

— Qu’as-tu dit à propos de César au tribunal, ce matin ?

— Bonjour à toi, Celer. J’ai lâché quelques vérités, c’est tout. Tu veux te joindre à nous ?

— Eh bien, ce devaient être des vérités plutôt dangereuses parce que Caius est en train de préparer une riposte d’envergure.

— Vraiment ? répliqua Cicéron avec un sang-froid affiché. Et quelle sera ma punition ?

— Au moment où nous parlons, il est au sénat et fait en sorte que mon porc de beau-frère puisse devenir plébéien !

Le calme étudié de Cicéron l’abandonna. Il se redressa avec une inquiétude si vive qu’il renversa son verre.

— Non, non, s’exclama-t-il, c’est impensable ! César ne lèverait pas le petit doigt pour aider Clodius — pas après ce qu’il a fait à sa femme.

— Tu te trompes. C’est exactement ce qu’il est en train de faire.

— Comment le sais-tu ?

— Ma tendre et chère épouse vient juste de prendre le plus grand plaisir à me l’annoncer.

— Mais comment est-ce possible ?

— Tu oublies qu’il est grand pontife. Il a convoqué une réunion d’urgence de la curie.

— Et ils sont en train d’approuver une adoption ?

— Tu as tout compris.

— Est-ce légal ? intervint Terentia.

— Depuis quand la légalité compterait-elle pour César ? commenta Cicéron avec amertume.

Il semblait terrassé et entreprit de se frotter vigoureusement le front, comme s’il allait faire apparaître comme par magie une solution miracle.

— Et si l’on demandait à Bibulus de déclarer les augures défavorables ?

— César y a pensé. Il a fait venir Pompée avec lui…

— Pompée ? Mais c’est à chaque instant plus désastreux !

Pompée est augure. Il a observé les cieux et décrété que les auspices étaient bons.

— Mais tu es augure. Ta parole ne peut-elle annuler la sienne ?

— Je peux essayer. En tout cas, nous devrions au moins descendre là-bas pour dénoncer cette mascarade.

Cicéron ne se le fit pas dire deux fois. Toujours chaussé de ses pantoufles, il se dépêcha de sortir de la maison à la suite de Celer pendant que je haletai dans leur dos avec leur suite. Les rues étaient calmes : César avait réagi si vite que rien de ce qui se passait n’avait filtré jusqu’au peuple. Malheureusement, le temps que traversions le forum au pas de course et ouvrions à la volée les portes de la curie, la cérémonie venait de s’achever — et quelle scène pitoyable nous attendait ! César se trouvait sur l’estrade à l’autre bout de la curie, vêtu de ses robes de grand pontife et entouré de ses licteurs. Pompée se trouvait près de lui, ridicule avec sa coiffe d’augure et sa baguette de devin. Plusieurs autres pontifes se tenaient près d’eux, et parmi eux Crassus, qui venait d’être coopté au collège sur ordre de César pour remplacer Catulus. Puis, rassemblés sur les bancs de bois tels des moutons parqués, il y avait les trente curions, qui étaient les chefs très âgés des tribus de Rome. Et enfin, pour compléter le tableau, Clodius aux boucles blondes se tenait agenouillé dans l’allée à côté d’un autre homme. Tout le monde se retourna au bruit que nous fîmes en entrant, et jamais je n’oublierai le petit sourire de triomphe sur le visage de Claudius lorsque le jeune homme s’aperçut que Cicéron le regardait — on aurait presque dit une expression de malice enfantine —, même si ce sourire fut presque aussitôt remplacé par un rictus de terreur en voyant son beau-frère s’avancer vers lui, suivi par Cicéron.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? cria Celer.

— Metellus Celer, répliqua César d’une voix ferme, c’est une cérémonie religieuse. Ne la profane pas.

— C’est à moi que tu oses dire ça ? Une cérémonie religieuse ! Avec le plus grand profanateur de Rome agenouillé ici — celui qui a baisé ta propre femme !

Il donna un coup de pied en direction de Clodius, qui battit en retraite vers les jambes de César.

— Et qui est ce garçon ? demanda encore Celer en se penchant au-dessus de l’autre homme agenouillé. Voyons donc qui vient rejoindre la famille !

Il le releva par la peau du cou et le fit se retourner pour nous le montrer — un gamin d’une vingtaine d’années, tremblant et boutonneux.

— Montre donc un peu de respect pour mon père adoptif, intervient Clodius qui, malgré sa peur, ne pouvait s’empêcher de rire.

— Sale petite… fit Celer en lâchant le garçon pour se concentrer à nouveau sur Clodius.

Il serra son énorme poing et s’apprêta à le frapper, mais Cicéron le retint par le bras.

— Non, Celer, ne leur donne pas cette excuse pour te faire arrêter.

— Sage conseil, commenta César.

Celer finit par abaisser la main à contrecœur.

— Ainsi ton « père » est plus jeune que toi ? Qu’est-ce que c’est que cette farce ?

— Vu le peu de temps dont on disposait, c’est ce qu’on a trouvé de mieux, répondit Clodius avec un sourire narquois.

Je ne peux imaginer ce que pensèrent les vieux chefs des tribus — dont aucun ne pouvait de par la loi avoir moins de cinquante ans — de ce spectacle. Beaucoup d’entre eux étaient des amis de longue date de Cicéron. Nous apprîmes par la suite que les hommes de main de César étaient venus les chercher chez eux ou sur leur lieu de travail, puis les avaient forcés à les accompagner au sénat où on les avait plus ou moins obligés d’approuver l’adoption de Clodius.

— En avons-nous terminé ? s’enquit Pompée, qui avait non seulement l’air ridicule dans sa tenue d’augure, mais se sentait visiblement très embarrassé.

— Oui, nous avons terminé, dit César avant de lever la main comme pour donner sa bénédiction lors d’un mariage. Publius Clodius Pulcher, de par les pouvoirs de ma charge de pontifex maximus, je te déclare maintenant fils adoptif de Publius Fonteius, et tu apparaîtras dans les registres de l’État à l’ordre des plébéiens. Ton changement de statut prend effet immédiatement, et tu peux donc te présenter à l’élection du tribunat si tel est ton désir. Merci, citoyens.

César les congédia d’un signe de tête. Les curions se levèrent, puis le premier consul et grand pontife de Rome souleva légèrement ses robes et, son travail de l’après-midi accompli, descendit de son estrade. Il détourna la tête avec dégoût devant Clodius, comme on se détourne d’un cadavre dans la rue.

— Tu aurais dû écouter mes avertissements, glissa-t-il à Cicéron au passage. Regarde ce que tu m’as obligé à faire, maintenant.

Il se dirigea ensuite vers la porte avec ses licteurs, suivi par Pompée, qui ne pouvait toujours pas se résoudre à croiser le regard de Cicéron ; seul Crassus se permit un sourire fugitif.

— Allons, père, viens, dit Clodius en entourant du bras les épaules de Fonteius. Laisse-moi t’aider à rentrer.

Il éclata de son rire féminin si irritant et, après une courbette en direction de son beau-frère et de Cicéron, partit avec le jeune Fonteius rejoindre la queue du cortège.

Toi, tu as peut-être terminé, César, leur lança Celer, mais pas moi ! Je suis gouverneur de Gaule transalpine — tu te rappelles ? — et j’ai des légions sous mes ordres, alors que tu n’en as aucune ! Je n’ai même pas encore commencé !

Il parlait fort. On avait dû l’entendre jusqu’au milieu du forum. Pourtant, César sortit de la curie dans la lumière du soleil sans manifester le moindre signe qu’il avait entendu. Lorsqu’il eut disparu avec sa troupe et que nous nous retrouvâmes seuls, Cicéron se laissa tomber lourdement sur le banc le plus proche et mit la tête dans ses mains. Tout en haut, dans les chevrons du toit, les pigeons roucoulaient et battaient des ailes — aujourd’hui encore, je ne peux entendre ces sales volatiles sans penser à l’ancienne curie — tandis que les bruits de la rue me paraissaient curieusement étrangers, irréels, comme si je me trouvais déjà en prison.

— Ne te désespère pas, Cicéron, finit par dire Celer au bout d’un moment. Il n’est même pas encore tribun… et, si je peux l’empêcher, il ne le sera jamais.

— Je peux battre Crassus, commenta Cicéron. Je peux me montrer plus malin que Pompée. Et j’ai même réussi à tenir César en échec par le passé. Mais les trois ensemble, avec Clodius pour arme ?

Il secoua la tête avec lassitude.

— Comment vais-je pouvoir vivre ?


Ce soir-là, Cicéron alla voir Pompée et il m’emmena avec lui, en partie pour montrer qu’il s’agissait d’une visite de travail qui ne devait rien à la simple courtoisie, et en partie, je le soupçonne, pour se donner du courage. Nous trouvâmes le grand homme en train de boire dans son repaire de célibataire en compagnie de son vieux camarade de l’armée, originaire lui aussi du Picenum, Aulus Gabinius. Ils étaient en train d’examiner la maquette du complexe théâtral de Pompée lorsque nous fûmes introduits, et Gabinius débordait d’enthousiasme. C’était lui qui, alors tribun plein d’ambition, avait proposé les lois qui avaient assuré à Pompée une puissance militaire sans précédent, et il avait été dûment récompensé en se voyant accorder une charge de légat sous le gouvernement de Pompée en Orient. Il avait été absent pendant plusieurs années durant lesquelles — sans qu’il le sût — César avait eu une liaison avec sa femme, la dévergondée Pollia (en même temps qu’il en avait une avec la femme de Pompée, si l’on y réfléchit). Mais maintenant, Gabinius était rentré à Rome — tout aussi ambitieux, cent fois plus riche, et bien déterminé à devenir consul.

— Cicéron, mon cher ami, dit Pompée en se levant pour l’embrasser. Tu prendras du vin avec nous ?

— Non, merci, répondit Cicéron avec raideur.

— Oh ! là, là ! fit Pompée à Gabinius, tu entends ce ton ? Il est venu me faire la leçon au sujet de l’affaire de cet après-midi dont je te parlais.

Puis, se retournant vers Cicéron, il ajouta :

— Ai-je vraiment besoin de t’expliquer que c’était l’idée de César ? J’ai essayé de l’en dissuader.

— Vraiment. Pourquoi n’y es-tu pas parvenu alors ?

— Il trouvait — et je dois dire que je suis bien obligé d’être d’accord avec lui — que le ton de tes remarques au tribunal aujourd’hui était carrément insultant pour nous, et méritait une réprimande publique.

— Alors tu permets à Clodius de devenir tribun — en sachant que son intention déclarée est de me faire passer en procès dès qu’il aura été élu ?

— Je ne voulais pas aller jusque-là, mais César était décidé. Tu es sûr de ne pas vouloir te laisser tenter par du vin ?

— Pendant des années, déclara Cicéron avec un calme terrible, je t’ai soutenu dans tous tes désirs. Je ne t’ai rien demandé en échange sinon ton amitié, qui a compté plus que tout pour moi dans ma vie publique. Et maintenant, tu as enfin montré tes véritables sentiments à mon égard au monde entier — en aidant mon pire ennemi à obtenir l’arme dont il avait besoin pour me détruire !

La lèvre de Pompée trembla, et ses yeux couleur d’huître s’emplirent de larmes.

— Cicéron, je suis horrifié. Comment peux-tu dire une chose pareille ? Je ne te regarderai jamais détruire sans rien faire. Ma position n’est pas facile, tu sais — essayer d’exercer une influence apaisante sur César est un sacrifice que je fais pour la république chaque jour de ma vie !

— Mais pas aujourd’hui, visiblement.

— Il a eu le sentiment que ce que tu disais menaçait sa dignité et son autorité.

— Ça ne les menaçait pas moitié moins que ce qui se passera si je dis tout ce que je sais sur cette Bête à Trois Têtes et les arrangements qu’elle a pu avoir avec Catilina !

— Je ne crois pas que tu devrais parler à Pompée le Grand sur ce ton, intervint Gabinius.

— Non, non Aulus, dit tristement Pompée, ce que Cicéron a dit est parfaitement exact. César est allé trop loin. Les dieux seuls savent que j’ai essayé de faire tout ce que je pouvais pour modérer ses actions en coulisses. Quand Caton a été jeté en prison, je l’ai fait relâcher sans attendre. Et ce pauvre Bibulus aurait connu un sort bien plus terrible que de recevoir un baquet de merde sur la tête si je n’avais pas été là. Mais aujourd’hui, j’ai échoué. C’était forcé que ça arrive. Je regrette, mais César est tellement… impitoyable.

Il poussa un soupir et prit le modèle réduit de temple sur sa maquette de théâtre pour le contempler pensivement.

— Peut-être le moment est-il venu de rompre avec lui, dit-il en adressant à Cicéron un regard rusé (je remarquai que ses yeux n’avaient pas mis longtemps à sécher). Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je pense que ce ne sera jamais trop tôt.

— Tu as peut-être raison.

Pompée prit le temple entre son gros pouce et son index et le replaça avec une délicatesse surprenante sur son ancienne position.

— Tu sais quel est son nouveau plan ?

— Non.

— Il veut qu’on lui attribue un commandement militaire.

— Évidemment ! Mais le sénat a déjà décrété qu’il n’y aurait pas de provinces pour les consuls cette année.

— C’est ce que le sénat a décidé, oui. Mais César se fiche du sénat. Il va faire en sorte que Vatinius propose une loi à l’assemblée populaire.

— Quoi ?

— Une loi qui lui accorderait non pas une, mais deux provinces — la Gaule cisalpine et la Bithynie —, avec l’autorisation de lever une armée de deux légions. Et ce ne serait pas non plus un mandat d’un an, mais de cinq ans.

— Par tous les dieux ! s’exclama Cicéron, frappé d’horreur. L’attribution des provinces a toujours été décidée par le sénat et non par le peuple. Et cinq ans ? Il doit savoir que c’est le meilleur moyen de mettre notre constitution en pièces.

— Il prétend que non. Il cite le précédent de la loi qu’Aulus, ici présent, a fait passer en ma faveur et qui m’accordait un commandement exceptionnel pour me charger des pirates.

— Oui, mais un commandement exceptionnel est, par définition, exceptionnel. Alors que retirer au sénat le pouvoir séculaire d’attribuer les provinces pour le donner à l’assemblée populaire, et la laisser en fixer les termes par-dessus le marché… eh bien, ce n’est ni plus ni moins que le commencement de la fin de notre système gouvernemental. Tout son équilibre va être rompu.

— Comme César me le répète : « Et pourquoi ne ferait-on pas confiance au peuple ? »

— Mais ce ne sera pas le peuple ! C’est une clique contrôlée par Vatinius.

— Eh bien, dit Pompée, tu commences peut-être à comprendre pourquoi j’ai accepté d’étudier le ciel pour lui cet après-midi. J’aurais pu refuser, bien sûr. Mais je dois garder à l’esprit une vision plus large.

Cicéron posa la tête dans ses mains et réfléchit un instant.

— Puis-je informer certains de mes amis de tes raisons ? finit-il par demander. Sinon, ils vont croire que je n’ai plus ton soutien.

— S’il le faut, mais sous le sceau de la plus stricte confidence. Et tu peux leur dire — avec Aulus ici comme témoin — que rien ne pourra arriver à Marcus Tullius Cicéron tant que Pompée le Grand respirera à Rome.


Cicéron resta très pensif et silencieux pendant tout le retour à la maison. Au lieu de se rendre directement dans sa bibliothèque, il alla faire un tour dans le jardin obscur pendant que je m’asseyais à proximité, devant une table avec une lampe pour noter rapidement tout ce dont je me souvenais de la conversation avec Pompée. Lorsque j’eus terminé, Cicéron me demanda de venir avec lui et nous allâmes voir Metellus Celer, notre voisin.

Je craignais que Clodia ne fût dans les parages, mais elle demeurait invisible. Celer se trouvait seul dans sa salle à manger éclairée par un unique candélabre, et mastiquait d’un air morose un morceau de poulet froid, un pichet de vin posé à côté de lui. Cicéron refusa de boire pour la deuxième fois de la soirée et me demanda de lire à voix haute les propos de Pompée. Comme on pouvait le prévoir, Celer fut scandalisé.

— Je dois donc avoir la Gaule transalpine — où il va bien falloir combattre — et lui la Gaule cisalpine, et pourtant nous aurons deux légions chacun ?

— Oui, sauf qu’il gouvernera sa province pendant tout un lustre alors que tu devras céder la tienne à la fin de l’année. Tu peux être sûr que s’il y a la moindre gloire à tirer, c’est César qui l’aura.

Celer poussa un mugissement rageur et agita les poings.

— Il faut l’arrêter ! Je me fiche qu’ils soient trois à diriger cette république. Nous sommes des centaines !

Cicéron s’assit à côté de lui sur le lit de repas.

— Nous n’avons pas besoin de les battre tous les trois, dit-il à voix basse. Il suffit d’un seul. Tu as entendu ce que Pompée a dit. Si nous arrivons à nous charger de César, je ne crois pas qu’il interviendra vraiment. Tout ce qui compte pour Pompée, c’est sa propre dignité.

— Et Crassus ?

— Une fois César hors course, Pompée et lui ne resteront pas alliés une heure de plus — ils ne peuvent pas se supporter. Non : César est la pierre qui soutient toute cette arche. Tu l’enlèves et c’est toute la structure qui s’effondre.

— Qu’est-ce que tu proposes alors ?

— Le faire arrêter.

Celer tourna vers Cicéron un regard incisif.

— Mais la personne de César est inviolable, non pas une fois, mais deux — d’abord en tant que grand pontife, ensuite en tant que consul.

— Tu crois vraiment qu’il se soucierait de la loi s’il était à notre place ? Alors que toutes ses décisions en tant que consul sont illégales ? Soit nous l’arrêtons maintenant, pendant qu’il est encore temps, soit nous le laissons faire jusqu’à ce qu’il nous ait tous éliminés un par un et qu’il ne reste plus personne pour s’opposer à lui.

J’étais stupéfié par ce que j’entendais. Je suis sûr que Cicéron n’aurait jamais envisagé un seul instant des mesures aussi désespérées s’il n’y avait eu les événements de l’après-midi. Qu’il puisse s’exprimer de la sorte donnait la mesure de l’abîme qu’il voyait à présent s’ouvrir devant lui.

— Comment faudrait-il procéder ? demanda Celer.

— C’est toi qui es à la tête d’une armée. Tu as combien d’hommes à ta disposition ?

— J’ai deux cohortes cantonnées à l’extérieur de la ville et qui se préparent à m’accompagner en Gaule.

— Tes hommes te sont-ils fidèles ?

— Je réponds de leur loyauté.

— Accepteraient-ils d’arrêter César chez lui après la tombée de la nuit pour le retenir quelque part ?

— Sans aucun doute, pourvu que j’en donne l’ordre. Mais ne vaudrait-il pas mieux le supprimer tout simplement ?

— Non, décréta Cicéron. Il faut qu’il y ait un procès. Là-dessus, je suis formel. Je ne veux pas d’« accident ». Nous devrons déposer une loi pour constituer un tribunal spécial qui le jugera pour tous ses actes illégaux. Je dirigerai l’accusation. Tout devra être clair et transparent.

Celer semblait dubitatif.

— À partir du moment où tu es d’accord pour qu’il ne puisse y avoir qu’un verdict.

— Et il devra être soumis à l’approbation de Pompée — ne t’imagine pas un seul instant que tu pourras revenir à ton ancienne manie de t’opposer à toutes ses volontés. Nous devons garantir à ses hommes qu’ils pourront conserver leurs fermes et confirmer les colonies en Orient… peut-être même lui accorder un second consulat.

— Cela fait beaucoup à avaler d’un seul coup. Ne risquons-nous pas d’échanger un tyran contre un autre ?

— Non, assura Cicéron avec beaucoup de conviction. César appartient à une tout autre catégorie d’hommes. Pompée désire simplement diriger le monde. César n’aspire qu’à le réduire en miettes pour le reconstruire à son image. Et puis il y a encore autre chose…

Il s’interrompit, cherchant ses mots.

— Quoi ? Il est plus intelligent que Pompée, je lui reconnais ça.

— Oh oui, oui, bien sûr, il est cent fois plus intelligent. Mais non, ce n’est pas ça… c’est plus… je ne sais pas… il a comme une sorte de détachement divin — du mépris pour le monde lui-même, si tu veux… comme s’il pensait que tout n’est qu’une vaste plaisanterie. Bref, cela — quel que soit le nom qu’on puisse lui donner — le rend difficile à maîtriser.

— Tout cela est bien philosophique, mais je vais te dire comment on peut le maîtriser. C’est très simple. On lui passe une épée en travers de la gorge et tu verras qu’il meurt comme n’importe qui. En tout cas, il faut procéder avec lui comme il le ferait avec nous : rapidement et impitoyablement, et au moment où il s’y attend le moins.

— Qu’est-ce que tu suggères ?

— Demain soir.

— Non, c’est trop tôt, protesta Cicéron. Nous ne pouvons pas agir seuls. Il faut que nous trouvions des alliés.

— Alors César risque d’en entendre parler. Tu sais combien il a d’informateurs.

— Je ne parle que d’une demi-douzaine d’hommes, tout au plus. Tous de confiance.

— Qui ?

— Lucullus. Hortensius. Isauricus — il a encore beaucoup d’influence et il n’a jamais pardonné à César d’être devenu grand pontife. Et peut-être Caton.

— Caton ! railla Celer. On en sera encore à discuter de l’éthique du problème quand César sera mort de vieillesse !

— Je n’en suis pas certain. Caton a été le plus virulent à demander qu’on agisse contre la clique de Catilina. Et puis le peuple le respecte presque autant qu’il aime César.

Le plancher grinça et Celer posa un doigt sur ses lèvres.

— Qui est là ? appela-t-il.

La porte s’ouvrit. C’était Clodia. Je me demandai depuis combien de temps elle écoutait et ce qu’elle avait pu entendre. Celer se posait visiblement la même question.

— Qu’est-ce que tu fais là ? l’interrogea-t-il.

— J’ai entendu des voix. J’allais sortir.

— Sortir ? dit-il sur un ton suspicieux. À cette heure ? Qu’est-ce que tu vas faire dehors ?

— Qu’est-ce que tu crois ? Voir mon frère, le plébéien. Pour fêter ça !

Celer jura, saisit le pichet de vin et le lança en direction de sa femme. Mais elle était déjà partie et le pichet s’écrasa sans grands dommages contre le mur. Je retins mon souffle pour voir comment elle allait réagir, mais j’entendis simplement la porte d’entrée s’ouvrir et se refermer.

— Quand pourras-tu rassembler les autres ? s’enquit Celer. Demain ?

— Mieux vaut dire le jour d’après, répondit Cicéron, qui n’en revenait toujours pas de l’échange auquel il venait d’assister. Pour ne pas donner à penser que nous agissons dans l’urgence et risquer que César l’apprenne. Retrouvons-nous chez moi, après-demain, après la clôture des affaires publiques.

Le lendemain matin, Cicéron rédigea les invitations lui-même et me chargea de faire le tour de la ville pour les remettre en mains propres à leurs destinataires. Ils furent tous les quatre très intrigués, d’autant plus que tout le monde avait déjà entendu parler de l’agrégation de Clodius à la plèbe. Lucullus me dit même, avec son sourire froid et dédaigneux :

— Qu’est-ce que ton maître veut donc comploter avec moi ? Un meurtre ?

Mais ils acceptèrent tous de venir — même Caton, qui ne se montrait pas en règle générale très sociable — parce qu’il étaient tous très inquiets de ce qui se passait. Le projet de loi de Vatinius proposant d’accorder à César deux provinces et une armée pour une durée de cinq ans venait juste d’être placardé sur le forum. Les patriciens enrageaient, les plébéiens exultaient et l’humeur générale était à l’orage. Hortensius me prit à part et me dit que si je voulais savoir à quel point la situation se détériorait, je n’avais qu’à aller jeter un coup d’œil sur la tombe des Sergii, qui se dresse à la croisée des chemins juste derrière la porte Capène. C’est là qu’on avait enterré la tête de Catilina. Je m’y rendis et trouvai la tombe couverte de fleurs fraîches.

Je décidai de ne pas parler à Cicéron de ces offrandes de fleurs — il était déjà assez tendu comme ça. Le jour de la réunion, il s’enferma dans sa bibliothèque et n’en émergea qu’à l’approche de l’heure dite. Puis il se lava, mit des vêtements propres et s’énerva sur la disposition des sièges dans le tablinum.

— La vérité, c’est que ce ne sont pas là des choses faites pour les avocats, me confia-t-il.

J’acquiesçai à mi-voix, mais en fait, je pense que ce n’était pas vraiment le côté légal de l’opération qui le gênait, plutôt sa répugnance naturelle pour la violence.

Caton fut le premier à arriver, dans son accoutrement nauséabond habituel — toge sale et pieds nus. Il fit la grimace devant le luxe de la maison, mais s’empressa d’accepter du vin car il était gros buveur : c’était son seul vice. Hortensius arriva ensuite, très compatissant pour les soucis que Cicéron pouvait se faire au sujet de Clodius et certain que c’était la raison de leur réunion. Lucullus et Isauricus, les deux vieux généraux, arrivèrent ensemble.

— C’est une vraie conspiration, commenta Isauricus en regardant les autres. Nous attendons encore quelqu’un ?

— Metellus Celer, répondit Cicéron.

— Parfait, commenta Isauricus. Il me plaît bien. Je crois qu’il est notre meilleur espoir pour les temps à venir. Au moins ce garçon sait se battre.

Les cinq hommes étaient assis en cercle. J’étais la seule autre personne présente dans la pièce. J’allai de l’un à l’autre avec un pichet de vin puis me retirai dans un coin. Cicéron m’avait donné pour instructions de ne pas prendre de notes mais d’essayer de retenir au maximum ce qui se dirait pour le noter ensuite. J’avais assisté à tant de réunions avec ces hommes au fil des ans qu’ils ne me remarquaient même plus.

— Pourrions-nous savoir de quoi il s’agit ? demanda Caton.

— Je crois que ça se devine, commenta Lucullus.

— Je suggère que nous attendions l’arrivée de Celer, dit Cicéron. Son rôle sera essentiel.

Le silence s’abattit sur le groupe, jusqu’à ce que Cicéron, n’y tenant plus, me demandât d’aller voir à côté ce qui pouvait retenir Celer.

Je ne prétends pas avoir le moindre pouvoir de divination, mais en m’approchant de la maison de Celer, je sentis tout de suite que quelque chose n’allait pas. Les abords étaient trop calmes ; il n’y avait pas les allées et venues habituelles. Il semblait régner à l’intérieur ce silence horrible qui accompagne toujours les catastrophes. L’intendant de Celer, que je connaissais relativement bien, m’accueillit les larmes aux yeux et m’apprit que son maître avait été pris la veille de douleurs épouvantables, et que si les médecins n’arrivaient pas à s’accorder sur les origines de son mal, ils estimaient tous que cela risquait de lui être fatal. Je me sentis mal en apprenant cette nouvelle et le suppliai d’aller demander à Celer s’il avait un message pour Cicéron, qui l’attendait chez lui. L’intendant partit et revint avec un seul mot, qui était apparemment tout ce qu’avait pu articuler Celer : « Viens ! »

Je retournai chez Cicéron au pas de course et, lorsque j’entrai dans le tablinum, tous les sénateurs se retournèrent en supposant qu’il s’agissait de Celer. Il y eut des grognements d’impatience quand je fis signe à Cicéron que je devais lui parler en privé.

— À quoi tu joues ? me chuchota-t-il, énervé, une fois arrivé dans l’atrium. Où est Celer ? ajouta-t-il, visiblement près d’exploser.

— Il est très malade, répondis-je. Peut-être mourant. Il veut que tu viennes tout de suite.

Pauvre Cicéron. Le coup dut être rude. Il parut littéralement vaciller sous le choc. Sans échanger un mot, nous courûmes chez Celer où l’intendant nous attendait. Il nous conduisit aux appartements privés du sénateur. Je n’oublierai jamais ces couloirs sombres faiblement éclairés par des bougies et l’odeur écœurante de l’encens qu’on faisait brûler pour masquer la puanteur plus puissante encore du vomi et de la corruption du corps. On avait fait appel à tant de médecins qu’ils encombraient l’accès à la chambre de Celer. Ils parlaient à voix basse en grec et nous dûmes les écarter pour nous frayer un passage. Il faisait une chaleur étouffante dans la chambre, et si sombre que Cicéron dut prendre une lampe et la porter près du lit où gisait le sénateur. Celer était nu à l’exception des pansements qui indiquaient où l’on avait pratiqué les saignées. Il avait des dizaines de sangsues collées à ses bras et sur la face interne de ses jambes. Il avait une écume noire aux lèvres, et j’appris par la suite qu’on n’avait rien trouvé de mieux pour le soigner que de lui faire avaler du charbon. La force de ses convulsions était telle qu’il avait fallu l’attacher à son lit.

Cicéron s’agenouilla près de lui.

— Celer, mon cher ami, dit-il avec une grande tendresse dans la voix, qui t’a fait cela ?

Bien plus tard, Cicéron donnera une description de cette scène déplorable où il ne ménagera pas les effets lyriques : « J’ai vu Quintus Metellus sur son lit de mort, alors que deux jours seulement auparavant, il s’était montré avec gloire dans le sénat et sur la tribune ; il était dans la force de l’âge ; il jouissait du tempérament le plus robuste, de la santé la plus brillante. Lorsque son âme affaissée semblait anéantie pour tout le reste, il réserva son dernier sentiment pour la république. Je pleurais à côté de lui ; il leva sur moi ses yeux appesantis, et sa voix défaillante m’annonça les orages et les tempêtes dont Rome et moi-même étions menacés… » Mais j’ai bien peur que ce ne soit là que pure fiction. En réalité, lorsqu’il entendit la voix de Cicéron, Celer tourna la tête vers lui et essaya de parler, mais ne sortirent de ses lèvres qu’un gargouillis inintelligible et une écume noirâtre. Il succomba juste après. Ses yeux se fermèrent pour, selon toutes les sources, ne plus jamais se rouvrir.

Cicéron s’attarda encore un peu et interrogea les médecins. Ils se contredisaient en tout, comme souvent les gens de médecine, mais sur un point cependant se montrèrent unanimes : aucun d’entre eux n’avait jamais vu un corps sain succomber aussi vite à une maladie.

— Une maladie ? demanda Cicéron, incrédule. Il a sans doute été empoisonné, non ?

— Empoisonné ?

Les médecins eurent un mouvement de recul en entendant ce mot. Non, non, il s’agissait d’un mal foudroyant, d’une affection virulente, d’une morsure de serpent : tout sauf du poison, qui représentait une possibilité trop effroyable pour être seulement envisagée. En outre, qui aurait voulu empoisonner le noble Celer ?

Cicéron les laissa. Il ne douta pas un instant que Celer avait bien été assassiné, quoiqu’il ne pût jamais découvrir si César, ou Clodius, ou les deux à la fois y étaient pour quelque chose, et la vérité demeure aujourd’hui encore un mystère. Il n’y avait cependant aucun doute dans son esprit quant à la personne qui avait administré la dose fatale, car lorsque nous quittâmes cette maison funeste, nous croisâmes Clodia, qui rentrait en compagnie de nul autre que du jeune Caelius Rufus, encore auréolé de son triomphe sur Hybrida. Et même s’ils s’empressèrent de prendre tous deux une expression grave, il était manifeste qu’il venaient de rire l’instant d’avant ; et même s’ils s’écartèrent vivement l’un de l’autre, il était manifeste qu’ils étaient amants.

XVIII

Le corps de Celer fut brûlé sur un bûcher funéraire dressé sur le forum en signe de deuil national. Son visage, dans la mort, était apaisé et cette bouche noire de charbon, nettoyée, semblait un bouton de rose. César et tout le sénat étaient présents. Clodia, très belle en vêtements de deuil, versa abondamment les larmes de la veuve. Puis les cendres de Celer furent ensevelies dans le mausolée familial, et Cicéron s’enfonça dans une profonde mélancolie. Il sentait que tous ses espoirs d’arrêter la marche de César étaient morts avec Celer.

Constatant l’état dépressif de son mari, Terentia insista pour changer de décor. Cicéron avait fait l’acquisition d’une nouvelle propriété à Antium, sur la côte, à une journée et demie de Rome, et c’est là que se rendit toute la famille pour commencer les vacances de printemps. En chemin, nous passâmes tout près de Solonium, où les Claudii avaient depuis longtemps une grande propriété de campagne. Derrière ses hauts murs ocre, Clodius et Clodia participaient, disait-on, à une grande réunion familiale avec leurs deux autres frères et deux sœurs.

— Six en tout, commenta Cicéron tandis que nous passions devant en voiture, comme une portée de chiots — la nichée de l’enfer ! Imagine-les là-dedans, en train de s’envoyer en l’air les uns avec les autres tout en manigançant ma destruction.

Je ne le contredis pas, même s’il était difficile d’imaginer les deux frères aînés, plutôt austères, impliqués dans ce genre de polissonneries.

Lorsque nous arrivâmes à Antium, le temps était inclément, avec des bourrasques de pluie en provenance de la mer.

Cicéron s’installa sur la terrasse, malgré la tempête, et contempla les vagues déchaînées contre l’horizon plombé pour essayer de trouver une issue à sa situation. Enfin, après deux jours de ce traitement, la tête beaucoup plus claire, il se retira dans sa bibliothèque.

— Quelles sont les seules armes que je possède, Tiron ? me demanda-t-il avant de répondre lui-même à sa question. Ça, dit-il en désignant ses livres. Les mots. César et Pompée ont leurs soldats, Crassus a sa fortune, Clodius ses gros bras dans la rue. Mes seules légions sont les mots. C’est par le langage que je me suis hissé dans la hiérarchie, et c’est grâce au langage que je survivrai.

Nous commençâmes donc à travailler sur ce qu’il intitula Histoire secrète de mon consulat — la quatrième et dernière version de son autobiographie, de loin la plus conforme à la réalité, dont il entendait se servir pour sa défense si jamais il devait passer en procès, et qui ne fut jamais publiée, mais sur laquelle je me suis appuyé pour rédiger ces mémoires. Il y consigna tous les faits concertant la relation entre César et Catilina, la façon dont Crassus avait défendu Catilina et l’avait soutenu financièrement avant de le trahir, et comment Pompée s’était servi de ses lieutenants pour tenter de prolonger et aggraver la crise afin de pouvoir prendre ce prétexte pour rentrer à Rome avec son armée. Il nous fallut deux semaines pour compiler l’ensemble, et j’en faisais en même temps une copie. Lorsque nous eûmes terminé, j’enveloppai chaque rouleau de l’original dans du lin puis dans de la toile enduite avant de glisser le tout dans une amphore que nous scellâmes à la cire. Puis, un matin, Cicéron et moi nous levâmes de bonne heure alors que le reste de la maisonnée dormait encore, et nous rendîmes dans le bois voisin pour l’enterrer entre un charme et un frêne.

— S’il m’arrive quoi que ce soit, me recommanda Cicéron, déterre-la et donne-la à Terentia en lui disant d’en faire ce qu’elle estimera le plus approprié.

Pour autant que je pouvais m’en rendre compte, il ne lui restait qu’un seul espoir de pouvoir éviter de passer en jugement : que la désillusion de Pompée concernant César finisse par le pousser à la rupture. Etant donné leurs caractères respectifs, cela ne paraissait pas une attente insensée, et Cicéron était à l’affût de la moindre nouvelle encourageante. Toutes les lettres de Rome étaient ouvertes avec empressement. Toutes les connaissances qui passaient par là en descendant vers la baie de Naples subissaient un véritable interrogatoire. Certaines informations paraissaient encourageantes. Pour faire un geste envers Cicéron, Pompée avait demandé à Clodius d’entreprendre une mission en Arménie au lieu de postuler au tribunat. Mais Clodius avait refusé. Pompée l’avait mal pris et s’était brouillé avec Clodius. César s’était rangé au côté de Pompée. Clodius s’était disputé avec César au point de le menacer, lorsqu’il serait tribun, d’abroger les lois du triumvirat. César s’était emporté contre Clodius. Pompée avait reproché à César de leur avoir collé ce plébéien-patricien ingouvernable sur les bras. Certains chuchotaient même que les deux grands hommes ne se parlaient plus. Cicéron était enchanté.

— Souviens-toi, Tiron : tous les régimes, aussi populaires et puissants qu’ils puissent être, finissent par tomber.

Certains signes indiquaient que celui-ci était peut-être déjà en train de s’effondrer. Et c’est peut-être ce qui serait arrivé si Cicéron n’avait pas pris des mesures spectaculaires pour le préserver.

Le coup tomba le premier jour de mai. C’était le soir après dîner, et Cicéron venait de s’assoupir sur son lit de repas quand une lettre d’Atticus arriva. Je dois expliquer que nous nous trouvions à cette époque dans sa villa de Formia, et qu’Atticus avait depuis peu regagné sa maison à Rome, d’où il envoyait à Cicéron plus ou moins quotidiennement toutes les informations qu’il pouvait glaner. Bien sûr, cela ne remplaçait pas la présence effective d’Atticus, mais les deux amis étaient cependant tombés d’accord sur le fait qu’il devait rester là-bas, où il serait plus utile à saisir ce qui se disait plutôt que sur la plage à compter les vagues. Terentia brodait dans un coin de la pièce, tout était paisible et j’hésitai à réveiller ou non Cicéron. Mais il avait déjà entendu le messager arriver, et sa main se tendit impérieusement.

— Donne-la-moi, commanda-t-il.

Je lui remis la lettre et sortis sur la terrasse. J’aperçus un point lumineux sur un bateau, au large, et je me demandais quels poissons se péchaient la nuit ou bien s’il s’agissait de poser des casiers à homards ou ce genre de choses — je n’ai jamais eu le pied marin —, quand j’entendis un rugissement venir du triclinium derrière moi.

Terentia leva vers Cicéron un regard consterné.

— Mais que se passe-t-il ? s’enquit-elle.

Je retournai dans la salle. Cicéron tenait la lettre froissée contre sa poitrine.

— Pompée s’est remarié, annonça-t-il d’une voix sépulcrale. Il a épousé la fille de César !

Contre les manœuvres de l’Histoire, il pouvait déployer tout un attirail : la logique, la ruse, l’ironie, l’esprit, l’éloquence, l’expérience, sa profonde connaissance du droit et des hommes. Mais contre l’alchimie de deux corps nus dans l’obscurité de la chambre à coucher, et contre les désirs, les liens et les engagements complexes qu’une telle intimité peut faire naître, il ne pouvait lutter. Aussi étrange que cela puisse paraître, la possibilité d’un mariage entre les deux ne lui était jamais venue à l’esprit. Pompée avait près de quarante-sept ans. Julia en avait quatorze. Seul César, vitupéra Cicéron, pouvait ainsi prostituer son enfant de façon aussi cynique, répugnante et dépravée. Il tempêta ainsi pendant une heure ou deux — « Vous imaginez : elle et lui, ensemble ! » —, puis, lorsqu’il se fut un peu calmé, il rédigea une lettre de félicitations aux deux jeunes mariés. Dès qu’il fut rentré à Rome, il alla les voir avec un cadeau. Je le portais pour lui dans un coffret en bois de santal, et, dès qu’il eut prononcé le discours qu’il avait préparé sur l’éclat céleste de leur union, je le déposai entre ses mains.

— Et maintenant, qui est chargé de recevoir les présents, dans cette maison ? demanda-t-il avec un sourire en esquissant un pas en direction de Pompée.

Celui-ci, naturellement, s’avança pour prendre le coffret, mais Cicéron se détourna brusquement et donna la boîte à Julia en s’inclinant. Elle rit, et, après un instant d’hésitation, Pompée l’imita tout en agitant le doigt pour le réprimander et le traitant de vilain garçon. Je dois avouer que Julia était devenue une jeune femme des plus charmantes — ravissante, gracieuse et visiblement aimable —, mais le plus étonnant était qu’on retrouvait cependant son père dans tous les traits de son visage et tous les mouvements de son corps. C’était comme si l’on avait vidé César de toute sa gaieté pour l’injecter dans sa fille. Et l’autre chose surprenante était qu’elle semblait sincèrement amoureuse de Pompée. Elle ouvrit le coffret, en sortit le cadeau de Cicéron — il s’agissait, si je me souviens bien, d’un ravissant plat en argent ciselé sur lequel il avait fait graver leurs initiales entremêlées —, et quand elle le montra à son époux, elle lui prit la main et lui caressa la joue au passage. Le visage de Pompée s’éclaira, et il déposa un baiser sur son front. Cicéron contemplait l’heureux couple avec le sourire crispé d’un invité qui vient d’avaler quelque chose qu’il déteste mais ne veut surtout pas que ses hôtes le sachent.

— Il faut absolument que tu reviennes nous voir bientôt, dit Julia. Je voudrais te connaître mieux. Mon père dit que tu es l’homme le plus intelligent de Rome.

— C’est très aimable de sa part, mais c’est, hélas, un titre que je dois lui concéder.

Pompée insista pour raccompagner lui-même Cicéron à la porte.

— N’est-elle pas délicieuse ?

— Absolument.

— Pour te parler franchement, Cicéron, je suis plus heureux avec elle que je ne l’ai jamais été avec aucune femme que j’ai connue. Elle me donne l’impression d’avoir rajeuni de vingt ans. Ou plutôt de trente.

— À ce rythme-là, tu vas bientôt retomber en enfance, plaisanta Cicéron. Encore toutes mes félicitations.

Nous avions atteint l’atrium — d’où je remarquai que la casaque d’Alexandre le Grand et la tête incrustée de perles de Pompée avaient disparu. Cicéron reprit :

— Et je suppose que les relations avec ton nouveau beau-père sont au beau fixe ?

— Oh, César n’est pas un mauvais bougre une fois qu’on sait s’y prendre avec lui.

— Vous êtes complètement réconciliés ?

— Nous n’avons jamais été divisés.

— Et moi, qu’est-ce que je deviens ? éclata Cicéron, incapable de contenir plus longtemps ses véritables sentiments.

On aurait dit un amant délaissé.

— Qu’est-ce que je suis censé faire de ce monstre, Clodius, que vous avez créé tous les deux dans le seul but de me tourmenter ?

— Mon cher ami, ne t’inquiète pas pour ça un seul instant ! Il parle beaucoup mais il ne le pense pas vraiment. Et si jamais les choses s’envenimaient, il devrait me passer sur le corps pour pouvoir t’atteindre.

— Vraiment ?

— Absolument.

— C’est un engagement formel ?

Pompée parut blessé.

— T’ai-je jamais laissé tomber ?


Peu après, le mariage porta son premier fruit. Pompée se leva au sénat et lut une motion : étant donné la perte épouvantable etc., etc., de Metellus Celer, la province qui lui avait été allouée avant sa mort — la Gaule transalpine — serait transférée à Jules César, à qui le vote du peuple avait accordé la Gaule cisalpine ; ce commandement unifié permettrait désormais de réprimer plus facilement toute future rébellion ; et, compte tenu de la nature instable de la région, il conviendrait d’attribuer à César une légion supplémentaire, portant à cinq les forces totales à sa disposition.

César, qui tenait la chaise, demanda s’il y avait des objections. Il tourna la tête à droite et à gauche par deux fois, vérifiant que personne ne voulait intervenir, et s’apprêtait à passer « à un autre sujet » quand Lucullus se leva. Le vieux général patricien frisait alors la soixantaine — dédaigneux, félin, mais encore imposant.

— Pardonne-moi, César, dit-il, mais vas-tu aussi retenir la province de Bithynie ?

— Certainement.

— Tu gouverneras donc trois provinces.

— Oui.

— Mais la Bithynie est à des milliers de milles de la Gaule ! s’exclama Lucullus avec un rire moqueur en cherchant autour de lui quelqu’un qui partageât son amusement.

Personne ne se joignit à lui.

— Nous connaissons tous la géographie, Lucullus, merci, répliqua César à mi-voix. Quelqu’un d’autre veut prendre la parole ?

Mais Lucullus refusa d’en rester là.

— Et la durée de ton mandat, insista-t-il, sera bien de cinq ans ?

— Oui. Le peuple en a décidé. Pourquoi ? Désires-tu t’opposer à la volonté du peuple ?

— Mais c’est absurde ! s’écria Lucullus. Pères conscrits, nous ne pouvons laisser un seul individu, aussi habile fût-il, contrôler vingt-deux mille hommes aux frontières mêmes de l’Italie pendant cinq années. Que se passerait-il s’il devait y avoir des attaques lancées contre Rome ?

Cicéron faisait partie des sénateurs qui s’agitaient, mal à l’aise, sur leurs bancs de bois inconfortables. Mais aucun d’eux, pas même Caton, ne voulut se bagarrer sur ces questions parce qu’ils n’avaient aucune chance de gagner. Lucullus, visiblement surpris par ce manque de soutien, s’assit, l’air maussade, et croisa les bras.

Pompée intervint :

— Je crains que notre ami Lucullus n’ait passé trop de temps avec ses poissons. Les choses ont changé, ces derniers temps à Rome.

— De toute évidence, marmonna Lucullus, assez fort pour que tout le monde entende. Et pas pour le mieux.

À ces mots, César se leva. Il avait une expression froide et résolue, presque aussi inhumaine qu’un masque de Thrace.

— Je pense que Lucius Lucullus a oublié qu’il a commandé plus de légions que moi en son temps, et pendant plus de cinq ans, et pourtant, la tâche d’en finir avec Mithridate a dû être terminée par mon valeureux gendre.

Les partisans de la Bête à trois Têtes poussèrent un rugissement approbateur.

— Je pense qu’une enquête devrait être ouverte sur la période où Lucius Lucullus a été commandant en chef, peut-être dirigée par un tribunal d’exception. Je suis sûr que les finances de Lucius Lucullus supporteront sans problème un examen approfondi. Le peuple aimerait savoir d’où il tient son immense fortune. Et je crois qu’en attendant, Lucius Lucullus devrait présenter des excuses à cette assemblée pour ses insinuations insultantes.

Lucullus jeta un coup d’œil autour de lui. Personne ne croisa son regard. Se faire traîner devant un tribunal d’exception à son âge, en ayant tant à expliquer, serait insupportable. Il se leva en déglutissant avec peine.

— Si mes paroles t’ont offensé, César… commença-t-il.

— À genoux ! hurla César.

Lucullus parut soudain très vieux et dérouté.

— Quoi ? demanda-t-il.

— Il doit présenter des excuses à genoux ! répéta César.

Il m’était insupportable de regarder, et en même temps impossible de détourner les yeux, car la fin d’une grande carrière est un spectacle impressionnant à voir, un peu comme la chute d’un arbre vénérable. Pendant encore un instant, Lucullus resta debout. Puis, avec force craquements de jointures raidies par les années de campagnes militaires, il se plia d’abord sur un genou puis sur l’autre, et baissa la tête devant César pendant que le sénat regardait en silence.


Quelques jours plus tard, Cicéron dut à nouveau mettre la main au porte-monnaie pour acheter un autre cadeau de mariage, cette fois pour César.

Tout le monde avait supposé que si César se remariait, ce serait avec Servilia, qui était sa maîtresse depuis plusieurs années et dont le mari, l’ancien consul Junius Silanus, venait de mourir. Et en fait, vers cette époque, on prétendit même que ce mariage avait eu lieu un soir où Servilia assista à un dîner en arborant une perle qui lui avait été offerte, disait-elle, par le consul et valait six mille pièces d’or. Mais non : la semaine suivante, César prit pour femme la fille de Lucius Calpurnius Pison, une grande fille maigre et sans grâce d’une vingtaine d’années dont personne n’avait jamais entendu parler. Après longue réflexion, Cicéron décida de ne pas envoyer son cadeau à César par courrier mais de le lui porter lui-même. Cette fois encore, c’était un plat d’argent marqué aux initiales des mariés, et cette fois encore, il était rangé dans un coffret de santal et fut confié à ma garde. Comme prévu, j’attendis devant la curie la fin de la séance, et, dès que Cicéron et César en sortirent ensemble, je m’avançai avec le coffret.

— Ce n’est qu’un petit présent de la part de Terentia et de la mienne pour vous souhaiter, à toi et à Calpurnia, un long et heureux mariage, dit Cicéron en me prenant la boîte des mains pour la donner à César.

— Merci, répliqua César, comme c’est gentil à toi, et, sans même y jeter un coup d’œil, il la remit à l’un de ses serviteurs. Peut-être, ajouta-t-il, pendant que tu es en veine de générosité, nous donneras-tu aussi ton vote.

— Mon vote ?

— Oui, le père de ma femme se présente au consulat.

— Ah, fit Cicéron, son visage s’éclairant soudain d’une lueur de compréhension, tout s’explique. Franchement, je me demandais pourquoi tu épousais Calpurnia.

— Au lieu de Servilia ? dit César en souriant avec un haussement d’épaules. C’est de la politique.

— Et comment va Servilia ?

— Elle comprend.

César parut sur le point de s’éloigner puis se ravisa, comme s’il venait de penser à quelque chose.

— À propos, que comptes-tu faire au sujet de notre ami commun, Clodius ?

— Je n’y ai pas du tout réfléchi, répondit Cicéron (ce qui était un mensonge, bien sûr — en vérité, il ne pensait guère à autre chose).

— Tu as bien raison, commenta César. Il ne vaut pas la peine qu’on gaspille ses capacités mentales pour lui. Mais je me demande quand même ce qu’il fera quand il sera tribun.

— Je pense qu’il va engager des poursuites contre moi.

— Il ne faut pas t’en inquiéter. Tu peux le battre devant n’importe quel tribunal de Rome.

— Il doit le savoir aussi. Je suppose donc qu’il se choisira un terrain plus favorable. Un tribunal spécial quelconque — du moment qu’il pourra être certain que je serai jugé par l’ensemble du peuple romain sur le Champ de Mars.

— Cela rendrait les choses plus difficiles pour toi.

— J’ai toutes les preuves nécessaires et je suis prêt à me défendre. Et puis, il me semble bien me souvenir que je t’ai déjà battu sur le Champ de Mars, quand tu as fait passer Rabirius en procès.

— Ne me parle pas de ça ! J’en porte encore les cicatrices !

Le rire bref et sans joie de César s’interrompit aussi brusquement qu’il avait éclaté.

— Ecoute, Cicéron, si jamais il devient une menace, n’oublie jamais que je serai prêt à t’aider.

Visiblement pris de court par une telle proposition, Cicéron demanda :

— Vraiment ? Comment ?

— Avec ce commandement multiple, je serai très pris par mes campagnes militaires. J’aurai besoin d’un légat pour s’occuper de l’administration civile en Gaule. Tu serais parfait pour ce poste. Tu n’aurais pas à passer beaucoup de temps sur place… tu pourrais rentrer à Rome aussi souvent que tu voudras. Et si je te mets sur la liste de mon état-major, cela te donne l’immunité contre toute poursuite. Penses-y. Maintenant, si tu veux bien m’excuser…

Et avec un salut poli de la tête, il se dirigea vers la dizaine de sénateurs qui réclamaient à grands cris un mot avec lui.

Cicéron le regarda partir avec stupéfaction.

— C’est une belle proposition, dit-il, très belle, même. Il faut que nous lui envoyions une lettre pour dire que nous allons y réfléchir, juste pour avoir une trace écrite.

C’est exactement ce que nous fîmes. Et comme César y répondit le jour même pour confirmer que la charge de légat serait pour lui s’il la voulait, Cicéron commença pour la première fois à reprendre confiance.


Cette année-là, les élections eurent lieu plus tard que d’habitude, grâce aux intercessions répétées de Bibulus sous prétexte que les augures étaient défavorables. Mais le jour fatidique ne put être repoussé éternellement et, en octobre, Clodius put assouvir l’ambition si chère à son cœur et remporta haut la main l’élection au tribunat de la plèbe. Cicéron s’épargna le supplice d’aller écouter les résultats sur le Champ de Mars. De toute façon, il n’en eut pas besoin : nous pûmes entendre les clameurs d’excitation sans même avoir à quitter la maison.

Au dixième jour de décembre, Clodius prêta serment et fut investi des pouvoirs de tribun. Cette fois aussi, Cicéron resta confiné dans sa bibliothèque. Mais les acclamations étaient telles qu’il ne put y échapper malgré les portes et volets clos. Un peu plus tard, il apprit que Clodius avait déjà affiché le détail des lois qu’il entendait faire passer sur les murs du temple de Saturne.

— Il ne perd pas de temps, commenta Cicéron, la mine sombre. Très bien, Tiron. Descends voir ce que nous réserve notre petite Reine de Beauté.

Vous devinez mon inquiétude tandis que je descendais les marches conduisant au forum. Le rassemblement avait pris fin, mais de petits groupes s’attardaient encore et discutaient de ce qu’ils venaient d’entendre. L’atmosphère était à l’excitation, comme s’ils venaient d’assister à un événement extraordinaire et éprouvaient le besoin d’échanger leurs impressions. Je gagnai le temple de Saturne et dus jouer des coudes pour arriver à voir de quoi il s’agissait. Quatre projets de loi étaient placardés. Je sortis mon style et ma tablette de cire. La première loi devait empêcher qu’un consul puisse à l’avenir agir comme Bibulus en limitant le droit ancestral de consulter les auspices. La deuxième réduisait les pouvoirs des censeurs de destituer les sénateurs. La troisième rétablissait les réunions de confréries populaires (ces confréries avaient été supprimées par le sénat six ans plus tôt parce qu’elles nuisaient à la tranquillité publique). Et la quatrième — celle qui faisait visiblement parler tout le monde — ordonnait, pour la première fois dans l’histoire romaine, une distribution mensuelle gratuite de blé.

Je résumai chacune des lois et courus à la maison en rapporter la substance à Cicéron. Il avait déroulé l’histoire secrète de son consulat devant lui et s’apprêtait à travailler sur sa défense. Lorsque je lui eus relaté ce que Clodius se proposait de faire, il s’adossa dans son siège, profondément perplexe.

— Alors, pas un mot me concernant ?

— Aucun.

— Ne me dis pas qu’il a l’intention de me laisser tranquille après toutes ses menaces !

— Peut-être qu’il n’est pas aussi sûr de lui qu’il le prétend.

— Relis-moi ces textes.

J’obéis, et il écouta, yeux mi-clos, se concentrant sur chaque mot.

— Tout cela est très populiste, fit-il observer lorsque j’eus terminé. Du pain gratuit à vie. Des fêtes à tous les coins de rue. Pas étonnant qu’il ait été élu avec une telle majorité.

Il réfléchit un instant.

— Tu sais ce qu’il attend de moi, Tiron ?

— Non.

— Il attend que je m’oppose à ses lois, pour le simple fait que c’est lui qui les a proposées. Il veut que je m’y oppose en réalité. Comme ça, il pourra dire à tous : « Regardez Cicéron, l’ami des riches ! Il pense que manger convenablement et s’amuser un peu est bon pour les sénateurs, mais malheur aux pauvres qui réclament un peu de pain et la possibilité de se détendre après une dure journée de travail ! » Tu vois ? Il veut m’inciter à m’opposer à lui avant de me traîner devant la plèbe sur le Champ de Mars pour m’accuser de me comporter en roi. Eh bien, il peut toujours attendre. Je ne lui donnerai pas cette satisfaction. Je vais lui montrer que je peux jouer au plus malin.

Je ne sais pas, si Cicéron s’y était employé, jusqu’où il aurait pu faire capoter les lois de Clodius. Il avait un tribun docile, Ninnius Quadratus, prêt à user de son veto pour son compte. Et les citoyens respectables, tant au sénat que parmi les chevaliers, auraient été nombreux à lui venir en aide. C’étaient des hommes qui pensaient que le blé distribué gratuitement rendrait les pauvres dépendants de l’État et leur ferait perdre tout sens moral. Il en coûterait au trésor cent millions de sesterces par an et rendrait l’État lui-même dépendant de ses revenus de l’étranger. Ils estimaient également que ces confréries de quartier favoriseraient les activités immorales, et qu’il valait mieux laisser aux cultes religieux officiels le soin d’organiser des activités de groupes. Sur ces questions, ils avaient peut-être raison, mais Cicéron était plus souple. Il reconnaissait que les temps avaient changé.

— Pompée a inondé cette république d’argent facile, me dit-il, c’est cela qu’ils oublient. Une centaine de millions n’est rien pour lui. Il faut donc que les pauvres aient leur part ou bien ils auront notre tête — et avec Clodius, ils se sont trouvé un chef.

Cicéron décida donc de ne pas s’élever contre les lois clodiennes, et pendant un bref et dernier instant — semblable à la dernière lueur d’une chandelle crachotante —, il regagna un peu de son ancienne popularité. Il demanda à Quadratus de ne rien faire, se refusa à condamner le projet de Clodius et fut acclamé dans la rue quand il annonça qu’il ne s’opposerait pas aux lois proposées. Le 1er janvier, lorsque le sénat se réunit sous la direction des deux nouveaux consuls, on lui accorda de prendre la parole en troisième après Pompée et Crassus — ce qui était une marque d’honneur. Et lorsque le consul en charge, Calpurnius Pison, beau-père de César, le pria de donner son opinion, il profita de l’occasion pour prononcer l’un de ses grands appels à l’unité et à la réconciliation.

— Je ne m’opposerai ni ne ferai obstruction ni ne chercherai à contrecarrer les lois qui nous ont été présentées par notre collègue Clodius, dit-il, et je prie pour que de ces temps difficiles puisse naître une nouvelle concorde entre le sénat et le peuple.

Ces paroles furent accueillies par une grande ovation, et lorsque ce fut à Clodius de répondre, il fit un discours tout aussi flatteur.

— Il n’y a pas si longtemps, Marcus Cicéron et moi-même entretenions une relation des plus amicales, déclara-t-il, les yeux embués de larmes d’une émotion sincère. Je crois que le mal qui nous a séparés était l’œuvre d’une certaine personne de son entourage (tout le monde comprenait qu’il s’agissait là d’une référence à Terentia, qu’on disait jalouse de Clodia), et j’applaudis à sa position d’homme d’État responsable face aux demandes raisonnables du peuple.

Deux jours plus tard, dès que les lois clodiennes furent promulguées, les confréries populaires se rassemblèrent pour fêter leur rétablissement, faisant résonner d’exaltation les collines et les vallées de Rome. Loin d’être une manifestation spontanée, ces rassemblements furent soigneusement orchestrés par le lieutenant de Clodius, un scribe appelé Clœlius. Pauvres, affranchis et esclaves pourchassèrent des porcs à travers la ville et les sacrifièrent, sans piètre pour superviser les rites, avant de les faire rôtir au coin des rues. Loin d’arrêter les festivités à la tombée de la nuit, ils allumèrent des torches et des feux, et continuèrent de chanter et de danser (il faisait très doux pour la saison, et cela contribue toujours à grossir les foules). Ils burent jusqu’à en vomir. Ils forniquèrent dans les rues. Ils formèrent des bandes rivales et se battirent jusqu’à ce que le sang coule dans les caniveaux. Dans les quartiers les plus huppés, surtout sur le Palatin, les nantis se terrèrent dans leurs maisons et attendirent la fin de cette agitation dionysienne. Cicéron observa tout cela depuis sa terrasse, et je me rendis compte qu’il se demandait déjà s’il n’avait pas commis une erreur. Mais, quand Quadratus vint le prier de rassembler d’autres magistrats en ville pour tenter de disperser la foule, il répondit qu’il était trop tard — l’eau avait largement atteint son point d’ébullition, et le couvercle ne pourrait plus rester en place sur la marmite.

Vers minuit, le vacarme commença à faiblir. Les rues se calmèrent à l’exception de ronflements sonores qui s’élevaient çà et là du forum tels des coassements de crapauds-buffles dans un marais. Je me couchai avec soulagement. Mais, une ou deux heures plus tard, je fus réveillé par un bruit. C’était très distant et, dans la journée, nul n’y aurait prêté attention : seuls l’heure et le silence environnant le rendaient menaçant. C’était un bruit de marteau s’abattant sur des briques.

Je pris une lampe, montai au rez-de-chaussée, ouvris la porte de derrière et gagnai la terrasse. La cité était encore très sombre et l’atmosphère douce. Je ne voyais rien. Mais les coups, qui provenaient de l’est du forum, étaient plus nets au-dehors et, en tendant l’oreille, je pus distinguer des martellements bien distincts — des coups isolés, ou le plus souvent en rafales, du métal contre la pierre, qui résonnaient par toute la cité endormie. Le son était si continu que j’estimais qu’il devait y avoir une bonne dizaine d’équipes travaillant de conserve. Il y avait des cris occasionnels, et soudain un bruit de gravats renversés. C’est alors que je pris conscience que je n’entendais pas un chantier de construction, mais une entreprise de démolition.

Fidèle à son habitude, Cicéron se leva peu après l’aube et je le rejoignis comme de coutume dans la bibliothèque pour voir s’il avait besoin de quelque chose.

— Tu as entendu ces coups de marteau, cette nuit ? me demanda-t-il.

Je lui répondis que oui. Il pencha la tête de côté pour écouter.

— Tout est silencieux maintenant. Je me demande quels dégâts il y a pu avoir. Descendons voir ce que ces vauriens ont fabriqué.

Il était encore trop tôt pour que les clients de Cicéron fussent arrivés, et la rue était déserte. Nous nous rendîmes au forum accompagnés par un serviteur solidement bâti, et, au début, tout nous parut normal hormis les tas de détritus, vestiges des réjouissances de la veille, et les quelques corps étendus, ivres morts. Mais lorsque nous arrivâmes devant le temple de Castor, Cicéron s’immobilisa et poussa un cri d’horreur. L’édifice avait été affreusement défiguré. L’escalier qui permettait d’accéder à la façade à colonnes avait été abattu, de sorte que celui qui voulait pénétrer dans le temple se retrouvait à présent face à un mur dénudé deux fois haut comme un homme. Les mœllons avaient été rassemblés pour former un parapet, et le seul accès au temple se faisait par le biais de deux échelles, chacune gardée par des hommes armés de marteaux de forgeron. Le mur de briques rouges ainsi exposé était horrible à voir, évoquant une plaie à vif après une amputation. De grandes pancartes avaient été clouées dessus, sur lesquelles on pouvait lire : « P. CLODIUS PROMET DE DISTRIBUER DU BLÉ AU PEUPLE ». Une deuxième pancarte proclamait : « MORT AUX ENNEMIS DU PEUPLE ROMAIN ». Une troisième affichait : « PAIN ET LIBERTÉ ». Il y avait d’autres affiches plus détaillées accrochées à hauteur d’homme et qui ressemblaient de loin à des projets de loi. Une quarantaine de citoyens s’amassaient devant pour les lire. Au-dessus de leur tête, sur le parvis du temple, une rangée d’hommes se tenaient immobiles, tels les personnages d’une frise. Nous nous rapprochâmes et je reconnus plusieurs lieutenants de Clodius — Clœlius, Patina, Scaton, Pola Servius : beaucoup des vauriens qui avaient soutenu Catilina en son temps. Un peu plus loin, je repérai Marc Antoine et Caelius Rufus, puis Clodius lui-même.

— C’est monstrueux, commenta Cicéron en secouant la tête avec emportement. C’est un sacrilège, une honte…

Je pris soudain conscience que si nous pouvions voir les coupables de cette abomination, ils pouvaient certainement nous voir aussi. Je touchai le bras de Cicéron.

— Pourquoi n’attendrais-tu pas ici, sénateur, que j’aille voir ce qu’il y a sur ces pancartes ? suggérai-je. Il ne serait peut-être pas très sage que tu t’approches. Ils n’ont pas l’air commodes.

Je me frayai rapidement un chemin jusqu’au mur sous le regard de Clodius et de ses acolytes. De chaque côté, il y avait des hommes aux bras tatoués et cheveux coupés court qui s’appuyaient sur leur gros marteau et me dévisageaient d’un œil vindicatif. Je parcourus rapidement les panneaux du regard. Comme je l’avais deviné, il s’agissait de nouveaux projets de loi, deux projets en fait. L’un touchait à l’allocation des provinces consulaires pour l’année suivante et attribuait la Macédoine à Calpurnius Pison et la Syrie (me semble-t-il me souvenir) à Aulus Gabinius. L’autre était très bref, pas plus d’une ligne : « Il sera considéré comme un crime capital de donner l’eau et le feu à quiconque a mis à mort des citoyens romains sans procès équitable. »

Je fixai le texte d’un regard stupide, sans en saisir tout de suite la signification. Qu’il fût tourné contre Cicéron ne laissait aucun doute ; mais il ne le nommait pas. Il semblait davantage conçu pour effrayer ses partisans que pour le menacer directement. Mais alors, comme si mon cœur se retournait dans ma poitrine, je compris la ruse diabolique derrière les mots, et sentis la bile me monter à la gorge au point que je dus faire effort pour ravaler le fiel et ne pas vomir sur-le-champ. Je reculai loin du mur comme si les mâchoires de Hadès venaient de s’ouvrir devant moi, et ne cessai de trébucher en arrière, incapable de détacher mon regard des mots inscrits, augmentant la distance entre eux et moi en espérant qu’ils allaient disparaître. Je finis par lever les yeux et vis Clodius qui m’examinait, le sourire aux lèvres, appréciant visiblement ce qu’il voyait, puis je fis demi-tour et retournai au plus vite auprès de Cicéron.

Il vit tout de suite à mon expression que la situation était mauvaise.

— Alors ? demanda-t-il anxieusement. Qu’est-ce que c’est ?

— Clodius a sorti une loi concernant Catilina.

— Pour me viser ?

— Oui.

— Cela ne peut être aussi mauvais que ce qu’annonce ta figure ! Mais au nom du ciel, qu’y est-il dit sur moi ?

— Ton nom n’est même pas mentionné.

— Mais de quoi s’agit-il, alors ?

— Selon cette loi, c’est un crime capital de donner l’eau et le feu à quiconque a mis à mort des citoyens romains sans procès équitable.

Sa bouche s’ouvrit. Il avait toujours eu l’esprit plus vif que moi et il comprit immédiatement toutes les implications possibles.

— Alors c’est tout ? Une seule ligne ?

— C’est tout, dis-je en baissant la tête. Je regrette infiniment.

Cicéron me saisit le bras.

— Donc le crime sera en fait de m’aider à rester en vie ? Ils ne m’accorderont même pas un procès ?

Soudain, son regard se porta par-dessus mon épaule, vers le temple défiguré. Je me retournai et vis Clodius qui agitait le bras — un geste lent et moqueur, comme s’il saluait quelqu’un qui partait sur un bateau pour un très long voyage. En même temps, certains des hommes de main du tribun commencèrent à descendre les échelles.

— Je crois que nous ferions mieux de partir d’ici, dis-je.

Cicéron ne broncha pas. Ses lèvres remuaient mais seul en sortait un faible râle. On aurait dit qu’on l’étranglait. Je regardai à nouveau vers le temple. Les hommes étaient descendus et se dirigeaient vers nous.

— Sénateur, appelai-je fermement, nous devons vraiment partir.

Je fis signe à son garde du corps de lui prendre l’autre bras et nous le tirâmes hors du forum et dans l’escalier qui partait à l’ascension du Palatin. La troupe de vauriens nous poursuivit et des débris du temple commencèrent à voler dans notre direction. Un fragment de brique acéré heurta Cicéron sur l’arrière du crâne et le sénateur poussa un cri. La volée de projectiles ne cessa que lorsque nous eûmes gravi la moitié de la côte.

Lorsque nous pûmes enfin nous mettre à l’abri à la maison, nous fûmes accueillis par la foule de ses visiteurs du matin. Ne sachant pas ce qui venait de se passer, ils se précipitèrent comme d’habitude vers Cicéron avec leurs pauvres lettres, leurs pétitions et leurs humbles visages suppliants. Cicéron, encore sous le choc, les contempla d’un regard vide et me dit d’une voix morne de les renvoyer — de « les renvoyer tous » —, avant de monter à sa chambre d’un pas chancelant.


Une fois les clients éconduits, je donnai l’ordre de mettre la barre et le verrou sur la porte d’entrée, puis j’arpentai les salles de réception en me demandant ce qu’il convenait de faire. J’attendis que Cicéron descende me donner des ordres, mais les heures passaient et il n’apparaissait toujours pas. Terentia finit pas me faire venir. Elle triturait un mouchoir entre ses mains, ne cessant de le serrer autour de ses doigts osseux dépourvus de bagues. Elle demanda ce qui se passait. Je lui répondis que je ne savais pas exactement.

— Ne me mens pas, esclave ! Pourquoi ton maître est-il effondré sur son lit et refuse-t-il de bouger ?

Sa colère me poussa à capituler.

— Il a… il a… commis une erreur, bégayai-je.

— Une erreur. Quel genre d’erreur ?

J’hésitai. Je ne savais pas par où commencer. Il y avait eu tant d’erreurs : elles s’étendaient derrière nous comme autant d’îlots sur la mer, tout un archipel de bêtises. Mais peut-être le terme « erreur » ne convenait-il pas. Peut-être aurait-il été plus précis de les appeler des conséquences — les conséquences inéluctables d’un acte commis par un grand homme pour des raisons honorables… n’est-ce pas ainsi, en fait, que les Grecs définissent la tragédie ?

— Il a laissé ses ennemis prendre le contrôle du centre de Rome.

— Et qu’est-ce qu’ils font, exactement ?

— Ils préparent une loi qui va faire de lui un hors-la-loi.

— Alors il faut qu’il se ressaisisse et qu’il les combatte !

— Il serait très dangereux pour lui de s’aventurer hors de la maison.

Au moment même où je parlais, j’entendais la foule dans la rue vociférer « À mort le tyran ! ». Terentia l’entendit aussi. À mesure qu’elle écoutait, je vis la peur crisper son visage.

— Qu’allons-nous faire, alors ?

— Nous pourrions peut-être attendre la nuit et quitter Rome ? suggérai-je.

Elle me dévisagea et, malgré sa crainte, je pus reconnaître pendant un instant dans ses yeux sombres la lueur qui avait animé son ancêtre — celui qui s’était battu à la tête d’une cohorte contre Hannibal.

— Mais au moins, m’empressai-je d’ajouter, nous pourrions reprendre toutes les mesures de précaution que nous avons observées quand Catilina était en vie.

— Envoie un message à ses collègues, ordonna-t-elle. Demande à Hortensius, Lucullus — tous ceux à qui tu peux penser — de venir immédiatement. Va chercher Atticus. Organise le nécessaire pour assurer notre sécurité. Et fais venir les médecins.

J’obéis en tous points. On ferma les volets. On fit venir en toute hâte les frères Sextus. Je fis même revenir le chien de garde, Sargon, de sa retraite dans une ferme à l’extérieur de la ville. En début d’après-midi, la maison avait commencé à se peupler de visages amis, même si la plupart arrivaient traumatisés par l’expérience d’avoir à traverser les huées de la foule. Seuls les médecins refusèrent de venir : ils avaient appris l’affichage de la loi de Clodius et invoquèrent la peur d’être poursuivis.

Atticus monta voir Cicéron et revint très troublé.

Il a le visage tourné contre le mur, me dit-il, et il refuse de parler.

— Ils l’ont privé de sa voix, expliquai-je, et que devient Cicéron sans sa voix ?

Une réunion se tint dans la bibliothèque pour décider de ce qu’il convenait de faire : Terentia, Atticus, Hortensius, Lucullus, Caton. J’ai oublié qui d’autre était présent. Je restais silencieux, abasourdi, dans cette pièce où j’avais passé tant d’heures avec Cicéron. J’écoutais les autres et me demandais comment ils pouvaient discuter ainsi de son avenir en son absence. On aurait dit qu’il était déjà mort. L’étincelle qui animait cette maison — l’esprit, l’intelligence vive, l’ambition motrice — semblait s’être enfuie par la porte, comme lorsque quelqu’un passe de vie à trépas. De toutes les personnes présentes, c’était Terentia qui gardait la tête la plus froide.

— Reste-t-il une chance pour que cette loi ne soit pas votée ? demanda-t-elle à Hortensius.

— Pas vraiment, non, répondit-il. Clodius a reproduit à la perfection la stratégie de César, et il a clairement l’intention de se servir de la foule pour contrôler l’assemblée populaire.

— Qu’en est-il du sénat ?

— Nous pourrions adopter une résolution pour le soutenir. Je suis certain que nous le ferons — je vais moi-même en proposer une — mais Clodius n’en tiendra pas compte. Maintenant, si Pompée ou César devaient s’élever contre cette loi, évidemment, là, cela ferait une différence. César a une armée cantonnée à moins d’un mille du forum. Et l’influence de Pompée est immense.

— Et si cette loi passe, reprit Terentia, qu’est-ce qu’il me reste à faire ?

— Ses propriétés seront toutes saisies — cette maison, ce qu’elle contient, tout. Si tu essayes de l’aider en quelque façon que ce soit, tu seras arrêtée. Je crains que sa seule chance ne soit de quitter Rome sur-le-champ, dès qu’il sera un peu remis, et de s’éloigner de l’Italie avant que la loi ne soit effective.

— Pourrait-il venir chez moi, en Épire ? demanda Atticus.

— Alors tu serais passible de poursuites à Rome. Il faudrait être très courageux pour lui donner asile. Il devra voyager incognito et ne cesser de se déplacer avant qu’on découvre son identité.

— Cela élimine donc toutes mes propriétés, j’en ai bien peur, intervint Lucullus. La plèbe serait trop heureuse de s’en prendre à moi.

Il roula les yeux, comme un cheval affolé. En fait, il ne s’était jamais remis de son humiliation au sénat.

— Puis-je dire quelque chose ? demandai-je.

— Bien sûr, Tiron, répondit Atticus.

— Il y a une autre option, avançai-je en regardant vers le plafond, sans savoir si Cicéron aurait voulu que je révèle cela ou non. Cet été, César a proposé au maître de devenir son légat en Gaule, ce qui lui donnerait l’immunité.

Caton parut horrifié.

— Mais cela ferait de Cicéron son débiteur et le rendrait encore plus puissant qu’il ne l’est déjà ! Dans l’intérêt de l’État, j’espère vraiment que Cicéron va décliner l’offre.

— Dans l’intérêt de l’amitié, j’espère qu’il la saisira, commenta Atticus. Qu’en penses-tu, Terentia ?

— Mon mari décidera, déclara-t-elle simplement.

Lorsqu’ils furent tous partis, en promettant de revenir le lendemain, elle monta voir Cicéron, puis redescendit et m’appela.

— Il refuse de manger, dit-elle.

Elle avait les yeux humides, mais elle pointait son menton étroit dans ma direction tout en parlant.

— Bon, qu’il se laisse aller au désespoir s’il ne peut pas faire autrement, mais je dois veiller aux intérêts de cette famille, et nous n’avons pas beaucoup de temps. Je veux que tu fasses emballer et emporter tout le contenu de cette maison. Nous pourrons en remiser une partie à notre ancien domicile — il y a de la place puisque Quintus n’est pas là —, et Lucullus veut bien prendre le reste en charge. Cet endroit est surveillé, aussi faudra-t-il procéder pièce par pièce pour éviter d’éveiller les soupçons, en commençant par les objets les plus précieux.

C’est donc ce que nous fîmes en nous y mettant le soir même et poursuivant notre tâche au cours des jours et des nuits qui suivirent. C’était un soulagement d’avoir quelque chose à faire pendant que Cicéron demeurait cloîtré dans sa chambre et refusait de voir qui que ce fût. Nous cachions monnaie et bijoux dans des amphores de vin et d’huile d’olive que nous charriions de l’autre côté de la ville. Nous dissimulions la vaisselle d’or et d’argent sous nos vêtements et nous efforcions de marcher le plus normalement possible jusqu’à la maison de l’Esquilin, où nous nous déshabillions avec un bruit métallique. Les bustes anciens étaient emmaillotés dans des linges et portés dans les bras de jeunes esclaves comme si c’étaient des bébés. Certains des meubles les plus encombrants étaient démontés et emportés en chariot comme étant du bois de chauffe. Tapis et tapisseries étaient enveloppés dans des draps et transportés vers les blanchisseurs avant d’être secrètement détournés vers leur cachette, dans la demeure de Lucullus qui se trouvait au-delà de la porte Fontinale, juste au nord de la cité.

Je me chargeai seul de vider la bibliothèque de Cicéron, remplissant des poches de ses documents les plus personnels pour les porter moi-même à la cave de notre ancienne maison. Lors des trajets, je prenais bien soin d’éviter le quartier général de Clodius, au temple de Castor, où ses hommes attendaient en bandes, prêts à pourchasser Cicéron s’il osait montrer le bout de son nez. Une fois cependant, je m’attardai à l’arrière d’un rassemblement pour écouter Clodius en personne dénoncer Cicéron depuis la tribune aux harangues. Il avait la mainmise sur toute la ville. César se trouvait avec son armée sur le Champ de Mars et se préparait à partir en Gaule. Pompée avait déserté la cité et connaissait la félicité conjugale avec Julia dans sa maison des monts Albains. Les consuls dépendaient de Clodius pour leurs provinces. Clodius, de son côté, avait appris à exciter les foules comme un gigolo caresse sa maîtresse. Il les faisait rugir d’extase. Je ne pus supporter d’en regarder davantage.

Nous gardâmes le déménagement du bien le plus précieux de Cicéron pour la toute fin. Il s’agissait d’une table en citronnier qui lui avait été offerte par un client et qui valait, disait-on, un demi-million de sesterces. Nous ne pûmes la démonter, aussi décidâmes-nous de la transporter de nuit chez Lucullus, où elle se glisserait sans problèmes au milieu de ses meubles cossus. Nous la chargeâmes à l’arrière d’un char à bœufs, la recouvrîmes de balles de foin et nous mîmes en route pour le trajet de deux bons milles. Le contremaître de Lucullus nous retrouva à la porte. Il tenait un fouet court à la main et nous dit qu’une esclave nous indiquerait où porter la table. Nous dûmes nous y mettre à quatre pour la soulever, puis l’esclave nous fit traverser des salles immenses et sonores avant de nous désigner un endroit où la déposer. J’avais le cœur qui battait vite, et pas seulement à cause du poids de notre fardeau mais parce que j’avais eu le temps de la reconnaître. Comment aurais-je pu l’oublier ? Je m’endormais presque toutes les nuits avec son visage en tête. Je mourais évidemment d’envie de lui poser un millier de questions, mais je craignais d’attirer l’attention sur elle devant le contremaître. Elle nous fit ensuite reprendre le chemin inverse pour retourner au grand hall d’entrée et je ne pus m’empêcher de remarquer sa maigreur, son épuisement marqué par l’affaissement de ses épaules, et les cheveux gris qui parsemaient déjà sa chevelure sombre. Elle endurait visiblement une existence plus rude que celle à laquelle elle avait été habituée à Misène — c’est une existence capricieuse que celle des esclaves, soumise non tant à son statut lui-même qu’au caractère du maître, et Lucullus ne devait même pas savoir que son esclave existait. La porte d’entrée était ouverte. Mes compagnons la franchirent. Juste avant de les suivre, je murmurai son nom, « Agathe ! ». Elle se retourna avec lassitude et me regarda, visiblement étonnée que quelqu’un pût l’appeler par son nom, mais je ne vis aucun signe qu’elle m’eût reconnu dans ses yeux sans vie.

XIX

Le lendemain matin, je m’entretenais avec l’intendant quand j’aperçus Cicéron qui descendait prudemment l’escalier pour la première fois depuis quinze jours. J’en eus le souffle coupé. On aurait dit un spectre. Au lieu de sa toge habituelle, il portait une vieille tunique noire pour montrer qu’il était en deuil. Il avait les joues creuses, les cheveux emmêlés et un début de barbe blanche qui le faisait ressembler à un vieux clochard. Lorsqu’il arriva en bas, il s’immobilisa. À ce moment, la maison avait été presque entièrement vidée. Il écarquilla ses yeux stupéfaits devant les murs et sols nus de l’atrium. Il se rendit d’un pas traînant dans sa bibliothèque. Je le suivis et le regardai depuis l’embrasure de la porte inspecter les placards vides. On ne lui avait laissé qu’une chaise et une petite table. Sans se retourner, il dit d’une voix d’autant plus terrible qu’elle était très calme :

— Qui a fait cela ?

— La maîtresse a pensé que ce serait une précaution raisonnable, répondis-je.

— Une « précaution raisonnable » ?

Il passa la main sur les niches vides. Toute la bibliothèque était en bois de rose et avait été superbement réalisée suivant ses plans.

— Plutôt un coup de poignard dans le dos, oui !

Il examina la poussière laissée sur le bout de ses doigts.

— Elle n’a jamais aimé cet endroit.

Puis, toujours sans me regarder, il lâcha :

— Fais préparer une voiture.

— Bien sûr, répondis-je, puis j’hésitai. Pourrais-je connaître la destination afin d’indiquer au conducteur où il devra se rendre ?

— Ne t’occupe pas de la destination. Contente-toi de me trouver cette fichue voiture.

Je partis demander au garçon d’écurie d’amener la voiture devant la porte puis allai trouver Terentia pour lui dire que le maître prévoyait de sortir. Elle me regarda avec inquiétude et se rendit précipitamment dans la bibliothèque. Pratiquement toute la maisonnée avait appris que Cicéron s’était enfin levé, et tout le monde s’était regroupé dans l’atrium, fasciné et inquiet, sans même faire semblant de travailler. Je ne pouvais pas le leur reprocher : leur sort, comme le mien, était entièrement lié à celui du maître. Nous entendîmes des éclats de voix, et Terentia sortit bientôt de la bibliothèque en courant, les joues trempées de larmes.

— Va avec lui, me dit-elle avant de s’enfuir à l’étage.

Cicéron apparut quelques instants plus tard, renfrogné mais semblant être plus ou moins redevenu lui-même, comme si le fait de se disputer avec sa femme lui avait insufflé comme une bouffée d’énergie. Il alla à la porte d’entrée et ordonna au portier de l’ouvrir. Celui-ci me regarda comme s’il cherchait confirmation. J’acquiesçai d’un bref signe de tête.

Comme d’habitude, il y avait des manifestants dans la rue, mais beaucoup moins qu’au moment où la loi interdisant à Cicéron l’eau et le feu avait été promulguée. La populace, pareille au chat devant un trou de souris, s’était lassée d’attendre en vain sa victime. Cependant, ce qu’ils avaient perdu en nombre, ils le compensaient en venin ; ils déclenchèrent un grand vacarme de « Tyran ! », « Assassin ! » et « À mort ! », et se précipitèrent en avant dès que Cicéron apparut. Il monta sans attendre dans la voiture et je l’imitai. Un garde du corps était posté sur le toit, avec le cocher, et il se baissa pour me demander où nous nous rendions. J’interrogeai Cicéron du regard.

— Chez Pompée, dit-il.

— Mais Pompée n’est pas à Rome, protestai-je tandis que des poings commençaient à marteler les flancs de la voiture.

— Où est-il donc ?

— Chez lui, dans les Monts Albains.

— Tant mieux, répliqua Cicéron. Il ne s’attendra pas à me voir.

Je criai au cocher d’aller à la porte Capène et, avec un claquement de fouet et une dernière explosion de cris et de coups sur les parois de bois, nous partîmes d’un bond.

Le trajet dut nous prendre au moins deux heures et, pendant tout ce temps, Cicéron ne proféra pas un mot et resta recroquevillé dans un coin de la voiture, ses jambes repliées loin de moi, comme s’il voulait se ramasser dans le moins d’espace possible. Ce ne fut que lorsque nous prîmes la route qui conduisait à la longue allée de gravier de Pompée qu’il se déplia et regarda par la fenêtre les jardins luxuriants peuplés de topiaires et de statues.

— Je vais lui faire honte pour le pousser à m’offrir sa protection, dit-il, et s’il persiste à refuser, je me tuerai à ses pieds et il sera à tout jamais maudit par l’Histoire pour sa lâcheté. Tu crois que ce sont des paroles en l’air ? Je suis tout à fait sérieux.

Il porta la main à la poche de sa tunique et me montra un petit couteau dont la lame n’était pas plus grande que la main. Il me sourit. Il semblait s’être laissé gagner par la folie.

Nous nous arrêtâmes devant une grande villa de campagne, et l’intendant de la maison de Pompée se précipita pour nous ouvrir la portière. Cicéron était venu ici d’innombrables fois. L’esclave le connaissait très bien. Mais son sourire de bienvenue s’éteignit sur son visage lorsqu’il vit l’apparence négligée de Cicéron et sa tunique noire. Affolé, il esquissa un pas en arrière.

— Tu sens ça, Tiron ? demanda Cicéron en me tendant le dos de sa main.

Puis il porta ses doigts à ses narines et renifla.

— C’est l’odeur de la mort !

Il émit un petit rire étrange et descendit de voiture pour entrer directement dans la maison en lançant par-dessus son épaule à l’intendant :

— Va chercher ton maître. Je connais le chemin.

Je le suivis dans un grand salon rempli de tapis, de tapisseries et de meubles anciens. Des souvenirs des nombreuses campagnes de Pompée étaient exposés dans des vitrines — poteries rouges vernissées d’Hispanie, sculptures en ébène d’Afrique, argenterie ciselée d’Orient. Cicéron s’assit sur un sofa à haut dossier recouvert de soie ivoire et je me tins à l’écart, près d’une des portes qui ouvraient sur une terrasse bordée de bustes des grands hommes de l’Antiquité. Derrière la terrasse, un jardinier poussait une brouette remplie de feuilles mortes. Je sentais de loin le parfum d’un feu, hors de vue. Cela m’apparut comme une scène tellement ordonnée et civilisée — une telle oasis de paix dans la folie de toutes nos terreurs — que je ne l’ai jamais oubliée. Puis il y eut un petit bruit de pas, et la femme de Pompée apparut, accompagnée par ses servantes, qui étaient toutes plus âgées qu’elle. Elle ressemblait à une poupée avec ses frisettes sombres et sa robe verte toute simple. Elle avait une écharpe autour du cou. Cicéron se leva et lui baisa la main.

— Je suis très désolée, dit Julia, mais mon mari est sorti.

Elle rougit et regarda vers la porte. Elle n’était visiblement pas habituée à mentir.

Le visage de Cicéron s’affaissa légèrement, mais il se ressaisit.

— Cela ne fait rien, dit-il. Je vais attendre.

Julia jeta un nouveau coup d’œil vers la porte et j’eus soudain le sentiment que Pompée se trouvait juste derrière et lui indiquait par signes ce qu’elle devait dire.

— Je ne sais pas trop quand il reviendra, protesta-t-elle.

— Je suis sûr qu’il va arriver, déclara Cicéron d’une voix forte à l’intention de quiconque pouvait écouter. Pompée le Grand ne saurait revenir sur sa parole.

Il s’assit et, après un instant d’hésitation, Julia fit de même, croisant sagement ses petites mains blanches sur ses genoux. Elle finit par demander :

— Ton voyage a-t-il été agréable ?

— Fort agréable, merci.

Le silence s’installa à nouveau. Cicéron mit la main dans la poche de sa tunique, là où se trouvait le petit poignard. Je vis qu’il le retournait entre ses doigts.

— As-tu vu mon père, récemment ? s’enquit Julia.

— Non, j’ai été souffrant.

— Oh ? Je suis désolé de l’apprendre. Je ne l’ai pas vu non plus depuis longtemps. Il doit partir incessamment pour la Gaule, et alors je ne sais pas quand je le reverrai. J’ai de la chance de ne pas avoir à rester toute seule. C’était affreux quand il était en Hispanie.

— Et la vie d’épouse te convient ?

— Oh, c’est merveilleux ! s’exclama-t-elle avec un ravissement non feint. Nous restons ici tout le temps. Nous n’allons jamais nulle part, c’est notre monde à nous.

— Ce doit être agréable. Comme c’est charmant. Une existence insouciante. Je vous envie.

La voix de Cicéron se brisa et il retira la main de sa poche pour la porter à son front. Il baissa les yeux sur le tapis. Son corps se mit à trembler légèrement et je m’aperçus avec horreur qu’il pleurait. Julia se leva vivement.

— Ce n’est rien, assura-t-il. Vraiment. C’est cette satanée maladie…

Julia hésita, puis elle se pencha et lui toucha l’épaule.

— Je vais lui redire que tu es ici, dit-elle doucement.

Elle quitta la pièce avec ses servantes. Après son départ, Cicéron soupira, s’essuya le nez sur sa manche et regarda devant lui. La fumée aromatique du feu de feuilles mortes envahit la terrasse. L’heure passa. La lumière commença à décliner et le visage de Cicéron, creusé par son jeûne prolongé, donna prise aux ombres. Je finis par lui murmurer à l’oreille que si nous ne partions pas maintenant, nous n’arriverions jamais à Rome avant la nuit. Il hocha la tête et je l’aidai à se lever.

Alors que nous nous éloignions de la villa, je regardai en arrière et, aujourd’hui encore, je suis sûr d’avoir vu la pleine lune pâle du visage de Pompée, qui nous contemplait depuis une fenêtre du premier étage.


Dès que la nouvelle de la trahison de Pompée se sut, Cicéron fut considéré comme fini, et je fis discrètement mes bagages au cas où nous devrions fuir Rome au plus vite. Cela ne signifie pas que tout le monde lui tourna le dos. Ils furent des centaines à prendre le deuil en signe de solidarité, et le sénat faillit voter de revêtir le noir pour montrer son soutien. Une grande manifestation de chevaliers venus de toute l’Italie fut organisée sur le Capitole par Aelius Lamia, et une délégation conduite par Hortensius demanda instamment aux consuls de prendre la défense de Cicéron. Mais Pison et Gabinius refusèrent tous les deux. Ils savaient qu’il était du pouvoir de Clodius de décider quelles provinces leur seraient ou non allouées, et ils cherchaient par dessus tout à s’attirer ses bonnes grâces. Ils allèrent jusqu’a interdire aux sénateurs de porter le deuil et expulsèrent le vaillant Lamia de la cité sous le prétexte qu’il menaçait la paix civile.

À chaque fois que Cicéron cherchait à s’aventurer dehors, il se trouvait entouré d’une foule moqueuse et vindicative, et malgré la protection organisée par Atticus et les frères Sextus, l’expérience demeurait fort déplaisante et risquée. Les partisans de Clodius lui jetaient des pierres et des excréments, le contraignant à battre en retraite dans sa maison pour se laver la tête et nettoyer sa tunique. Il alla chercher le consul, Pison, et finit par le dénicher dans une taverne, où il le supplia d’intercéder en sa faveur, mais en vain. Après cela, il resta confiné chez lui. Mais même là, il ne connut guère de répit. Pendant la journée, les manifestants se rassemblaient sur le forum et scandaient des slogans en direction de la maison, traitant sans cesse Cicéron d’assassin. Nos nuits étaient immanquablement ponctuées de bruits de course dans la rue, de cris d’insulte et de fracas de projectiles s’écrasant sur le toit. Lors d’un immense rassemblement public organisé par les tribuns à l’extérieur de la cité, on demanda à César son avis sur la loi clodienne. Il déclara que bien qu’il se fût opposé à l’exécution des conjurés, il était contre les lois rétroactives. C’était une réponse d’une grande habileté politique, et lorsqu’il en eut connaissance, Cicéron ne put que secouer la tête en signe d’admiration. À partir de ce moment, il sut qu’il n’y avait plus d’espoir, et bien qu’il ne retournât pas se terrer dans son lit, il se laissa envahir par une profonde léthargie et refusa souvent de rencontrer ses visiteurs.

Il y eut cependant une exception d’importance. La veille du jour où la loi de Clodius devait prendre effet, Crassus vint le voir et, à ma surprise, Cicéron accepta de le recevoir. Je suppose qu’il était à ce moment dans un tel état de désespoir qu’il était prêt à accepter de l’aide de qui la proposerait. Le scélérat arriva plein de paroles de commisération à la bouche. Mais pendant tout le temps qu’il disait sa stupeur devant ce qui s’était passé et son dégoût devant la trahison de Pompée, ses yeux scrutaient les murs nus et cherchaient à évaluer les biens qui restaient.

— Si je peux faire quelque chose, assura-t-il, n’importe quoi…

— Je ne crois pas qu’il y ait grand-chose à faire, merci, dit Cicéron, qui regrettait visiblement d’avoir laissé entrer son vieil ennemi. Nous savons tous les deux comment fonctionne la politique. Tôt ou tard, nous finissons tous par connaître l’échec. Mais au moins, ajouta-t-il, j’ai la conscience tranquille. Vraiment, je ne veux pas te faire perdre ton temps davantage.

— Et de l’argent ? L’argent ne peut pas remplacer ce qu’on a de plus cher dans la vie, je sais, mais il peut se révéler utile dans l’exil, et je serais d’accord pour t’avancer une somme considérable.

— C’est très aimable de ta part.

— Je pourrais te donner, disons, deux millions. Cela pourrait-il t’aider ?

— Naturellement. Mais si je suis en exil, comment pourrais-je espérer te rembourser un jour ?

Crassus regarda autour de lui, comme s’il cherchait une solution.

— Tu pourrais me remettre les actes de propriété de cette maison, je suppose.

Cicéron le dévisagea avec incrédulité.

— Tu veux cette maison que je t’ai payée trois millions et demi ?

— Et tu as fait une excellente affaire. Tu ne peux pas le nier.

— Eh bien, justement, c’est une raison de plus pour ne pas te la rendre pour deux millions.

— J’ai bien peur qu’une propriété ne vaille que ce que l’acheteur est prêt à la payer, et cette maison ne vaudra plus rien dans deux jours.

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Parce que Clodius a l’intention de la brûler et de faire élever à sa place un temple à la déesse Liberté, et ni toi ni personne ne pourra faire quoi que ce soit pour l’en empêcher.

Après un moment de silence, Cicéron demanda à mi-voix :

— Comment le sais-tu ?

— C’est mon travail, de savoir ce genre de choses.

— Pourquoi voudrais-tu acheter deux millions de sesterces un bout de terre calcinée avec un temple dessus ?

— Il faut savoir prendre des risques dans les affaires.

— Au revoir, Crassus.

— Réfléchis, Cicéron. Ne sois pas aussi bête et entêté. C’est deux millions ou rien.

— J’ai dit, au revoir, Crassus.

— D’accord, deux millions et demi ?

Cicéron ne répondit pas. Crassus secoua la tête.

— C’est exactement le genre d’arrogance insensée qui t’a amené à cette situation, dit-il en se levant. Je me réchaufferai les mains sur ton incendie.


Le lendemain, une réunion des principaux partisans de Cicéron fut convoquée pour décider de ce qu’il convenait de faire. La réunion devait avoir lieu dans la bibliothèque et je dus fouiller la maison pour trouver assez de sièges afin que chacun pût s’asseoir. J’en dénichai une vingtaine. Atticus arriva le premier, suivi par Caton, puis Lucullus et, après un long moment, Hortensius. Tous eurent beaucoup de mal à franchir la foule qui occupait toutes les rues adjacentes, surtout Hortensius, qui fut particulièrement malmené et arriva le visage égratigné et la toge souillée d’excréments. C’était perturbant de voir un homme à l’apparence d’habitude si soignée arriver dans un tel état physique et nerveux. Nous attendîmes de voir si quelqu’un d’autre se présenterait, mais personne ne vint. Tullia, après des adieux déchirants à Cicéron, avait déjà quitté Rome avec son mari pour se mettre à l’abri à la campagne, aussi le seul membre présent de la famille était-il Terentia. Je pris des notes.

Si Cicéron fut consterné de constater que les vastes foules qu’il drainait autrefois s’étaient réduites à ce petit groupe, il n’en montra rien.

— En ce jour cruel, déclara-t-il, je veux vous remercier, vous tous qui vous êtes battus si vaillamment pour soutenir ma cause. L’adversité fait partie de la vie — même si je ne la recommande pas nécessairement, vous me comprenez (mes notes font état de rires) —, et elle permet au moins de nous montrer la vraie nature des hommes, et de même que j’ai révélé ma faiblesse, j’ai pu découvrir votre force.

Il s’interrompit et s’éclaircit la gorge. Je crus qu’il allait à nouveau céder aux larmes, mais cette fois, il se reprit :

— Alors, cette loi doit donc prendre effet ce soir à minuit ? Il n’y a pas de doute là-dessus, si je comprends bien ?

Il les interrogea du regard. Tous quatre secouèrent la tête.

— Non, répondit Hortensius, pas le moindre doute.

— Dans ce cas, que me reste-t-il comme options ?

— Il me semble que tu en as trois, dit Hortensius. Tu peux faire comme si la loi n’existait pas, rester à Rome et espérer que tes amis continueront de te soutenir, quoique à partir de demain, cela deviendra plus dangereux que cela ne l’est aujourd’hui. Tu peux quitter la ville ce soir, pendant qu’il est encore légal pour les gens de t’aider, et espérer pouvoir quitter l’Italie sans encombre. Ou tu peux aller voir César et lui demander si son offre tient toujours, et revendiquer l’immunité qui va avec la charge de légat.

— Il y a une quatrième option, bien sûr, intervint Caton.

— Oui ?

— Il pourrait se suicider.

Il y eut un profond silence, puis Cicéron demanda :

— Quel en serait le bénéfice ?

— Du point de vue stoïque, le suicide a toujours été considéré comme un acte de défi pour le sage, et c’est aussi un droit naturel de mettre fin à ses angoisses. Et puis, franchement, ce serait un exemple de résistance à la tyrannie qui ferait date dans l’Histoire.

— Tu penses à une méthode en particulier ?

— Oui. À mon avis, tu devrais t’emmurer dans cette maison et te laisser mourir de faim.

— Je ne suis pas d’accord, intervint Lucullus. Si c’est le martyre que tu recherches, Cicéron, pourquoi prendre la peine de te tuer toi-même ? Pourquoi ne pas rester en ville et défier tes ennemis d’essayer ? Tu auras au moins une chance de survivre. Et si tu meurs, l’opprobre du crime retombera sur eux.

— Être assassiné ne nécessite aucun courage, rétorqua Caton avec mépris, alors que le suicide est un acte viril et volontaire.

— Et toi, Hortensius, quel est ton conseil ? questionna Cicéron.

— Quitte la ville, répondit-il aussitôt. Reste en vie.

Il effleura son front du bout des doigts et sentit le trait de sang qui avait séché dessus.

— Je suis allé voir Pison aujourd’hui. En privé, il compatit avec toi pour la façon dont tu as été traité. Donne-nous le temps d’œuvrer pour faire abroger la loi de Clodius pendant que tu seras en exil volontaire. Je suis certain que tu reviendras un jour avec les honneurs.

— Atticus ?

— Tu connais mon point de vue, dit Atticus. Tu te serais épargné bien des malheurs si tu avais commencé par accepter l’offre de César.

— Et toi, Terentia ? Qu’en dis-tu, ma chère ?

Elle avait pris le deuil, comme son mari, et, avec son visage pâle dans ses vêtements noirs, elle était devenue notre Électre. Elle s’exprima avec une grande intensité :

— Notre existence actuelle est intolérable. L’exil volontaire m’apparaît comme une lâcheté. Et tu peux toujours essayer d’expliquer ton suicide à ton fils de six ans. Tu n’as pas le choix. Va voir César.


L’après-midi touchait à sa fin — un soleil rouge sombrait derrière les arbres dénudés et une douce brise printanière apportait du forum la clameur incongrue de « Mort au tyran ! ». Les autres sénateurs et leur suite sortirent par la porte d’entrée pour faire diversion pendant que Cicéron et moi quittions la maison par-derrière. Cicéron avait une vieille couverture brune remontée sur la tête et ressemblait exactement à un mendiant. Nous descendîmes rapidement l’escalier de Cacus pour prendre la route de l’Étrurie et nous glissâmes dans la foule qui sortait de la ville par la porte du fleuve. Personne ne nous importuna ni même ne nous accorda un regard.

J’avais envoyé un esclave en avant avec un message pour César l’informant que Cicéron désirait le voir, et l’un de ses officiers, coiffé d’un casque à plumet rouge, nous attendait à la porte. Il fut très décontenancé par l’apparence de Cicéron, mais se ressaisit assez vite pour esquisser une ébauche de salut avant de nous escorter sur le Champ de Mars. Il y avait là une immense ville de tentes qui avaient été dressées pour loger les nouvelles légions de César, et, alors que nous la traversions, je remarquai partout des signes que l’armée levait le camp et s’apprêtait à partir pour la Gaule : on comblait les fosses à déchets, on rasait les remparts de terre et on chargeait des chariots de fournitures diverses. L’officier expliqua à Cicéron qu’ils avaient ordre de se mettre en route vers le nord avant l’aube du lendemain. Il nous conduisit à une tente nettement plus grande que les autres, érigée sur une petite éminence à l’écart, et arborant pour enseigne de légion un aigle planté au bout d’une hampe. Le soldat nous pria d’attendre puis souleva le rabat et disparut sous la tente, laissant Cicéron, barbu, revêtu de sa vieille tunique et les épaules drapées dans sa couverture élimée, embrasser le camp du regard.

— Il semble que ce soit toujours comme ça avec César, fis-je remarquer pour essayer de rendre le silence moins pesant. Il aime faire attendre ses visiteurs.

— Nous ferions mieux de nous y habituer, répliqua Cicéron d’une voix sombre. Regarde ça, dit-il en faisant un signe de tête en direction du Tibre.

Derrière le camp, dans la lumière poussiéreuse de la plaine, surgissait un grand ensemble d’échafaudages.

— Ce doit être le théâtre du Pharaon.

Il le contempla un long moment tout en se mordillant l’intérieur des lèvres.

Le rabat s’écarta enfin et l’on nous fit entrer sous la tente. L’intérieur était très peu meublé : une mince paillasse à même le sol, recouverte d’une simple couverture ; à côté, un coffre de bois sur lequel était posé un miroir, des brosses à cheveux, un broc à eau et une cuvette ainsi qu’un portrait miniature de femme dans un cadre en or (je suis presque certain qu’il s’agissait de Servilia, mais je n’étais pas assez près pour être catégorique). César était assis devant une table pliante chargée de documents. Il était en train de signer quelque chose. Deux secrétaires se tenaient immobiles derrière lui. Il termina ce qu’il faisait, leva les yeux, se mit debout et s’avança vers Cicéron, la main tendue. C’était la première fois que je le voyais en uniforme militaire. Cela lui allait comme une seconde peau, et je pris conscience que depuis toutes ces années que je l’observais, je ne l’avais jamais vu dans l’arène qui lui convenait le mieux. Cela donnait à réfléchir.

— Mon cher Cicéron, commença-t-il en examinant l’apparence de son visiteur, je suis sincèrement attristé de te voir dans cette misérable situation.

Avec Pompée, c’était toujours force embrassades et claques dans le dos, mais César n’était pas très porté sur ce genre de démonstrations. Après une brève poignée de main, il fit signe à Cicéron de s’asseoir.

— Comment puis-je t’aider ?

— Je suis venu accepter ce poste de légat, répondit Cicéron en se perchant sur le bord de la chaise, si ton offre tient toujours.

— Ah oui, vraiment ? fit César avec une moue de scepticisme. On peut dire que tu as attendu le dernier moment !

— Je reconnais que j’aurais préféré ne pas venir dans ces circonstances.

— La loi de Clodius prend effet à minuit ?

— C’est cela, oui.

— Et, au bout du compte, le choix se réduit à la mort, l’exil ou moi ?

Cicéron semblait mal à l’aise.

— On peut dire ça comme ça.

— Eh bien, ce n’est guère flatteur !

César laissa échapper un de ses petits rires brefs et se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Il étudia Cicéron.

— Cet été, quand je t’ai fait cette proposition, ta situation était infiniment meilleure qu’elle ne l’est à présent.

— Tu m’a dit que si Clodius devait représenter une menace, je pouvais venir te voir. Il est une menace. Je suis là.

— Il y a six mois, il représentait une menace. Maintenant, il est ton maître.

— César, si tu me demandes de te supplier…

— Je ne te demande pas de me supplier. Bien sûr que je ne te demande rien de tel. Je voudrais simplement entendre de ta bouche quel bénéfice tu penses pouvoir représenter pour moi si tu devenais mon légat.

Cicéron déglutit avec peine. J’avais du mal à imaginer à quel point ce devait être douloureux pour lui.

— Si tu veux que je mette les points sur les i, je te dirais que si tu bénéficies de toute évidence d’un immense soutien populaire, tu as nettement moins de partisans au sénat alors que je suis dans une situation exactement inverse : mal vu du peuple pour le moment mais toujours bien considéré parmi nos collègues.

— Tu pourrais donc veiller à mes intérêts au sénat ?

— Je ferais valoir tes positions auprès des sénateurs, oui, et peut-être pourrais-je de temps en temps faire valoir les leurs auprès de toi.

— Mais j’aurais l’assurance que tu seras toujours de mon côté ?

J’entendais presque Cicéron grincer des dents.

— J’espère que je serai, comme je l’ai toujours été, du côté de ma patrie, que je servirai au mieux en conciliant tes intérêts et ceux du sénat.

— Mais je me fiche des intérêts du sénat ! s’exclama César.

Il se redressa soudain sur son siège et, en un mouvement fluide, se leva d’un bond.

— Je vais te dire quelque chose, Cicéron. Laisse-moi t’expliquer une chose. Il y a deux ans, quand je me suis rendu en Hispanie, je devais franchir des montagnes. Alors je suis parti devant avec un groupe d’officiers pour repérer le terrain et nous sommes arrivés dans un tout petit village. Il pleuvait et c’était l’endroit le plus misérable qu’on puisse imaginer. Il n’y avait presque personne pour vivre dans un coin pareil. En fait, c’était un tel trou à rat que c’en était risible. À ce moment, un de mes officiers m’a dit, pour plaisanter : « Tu sais, même ici, il y a probablement des brigues pour les charges, des rivalités pour le premier rang et des jalousies entre les notables. » Et tu sais ce que j’ai répondu ?

— Non.

— J’ai dit qu’en ce qui me concernait, je préférais être le premier ici que le second à Rome. Et je le pensais, Cicéron, je le pensais vraiment ; tu comprends ce que j’essaye de te dire ?

— Je crois que oui, répondit Cicéron en hochant lentement la tête.

— C’est véridique. C’est comme ça que je suis.

— Jusqu’à cette conversation, commenta Cicéron, tu as toujours été une énigme pour moi, César, mais voilà que je commence peut-être à te comprendre pour la première fois, et je te remercie au moins pour ton honnêteté.

Il se mit à rire.

— En fait, c’est carrément drôle.

— Qu’est-ce qui est drôle ?

— Que ce soit moi qu’on chasse de Rome en m’accusant de vouloir être roi !

César se rembrunit un instant, puis se fendit d’un grand sourire.

— Tu as raison, dit-il. C’est amusant !

— Bien, fit Cicéron en se levant, inutile de poursuivre cette conversation. Tu as un pays à conquérir et j’ai d’autres problèmes à régler.

— Ne dis pas cela ! s’écria César. J’exposais simplement les faits. Nous avons besoin de savoir où nous en sommes tous les deux. Tu peux la prendre, cette charge de légat — elle est à toi. Et tu peux t’en acquitter de la façon qui te plaira. Cela m’amuserait de te voir davantage, Cicéron… vraiment.

Il tendit la main.

— Allez, la plupart des hommes politiques sont tellement ennuyeux. Nous qui ne le sommes pas devrions faire équipe.

— Je te remercie pour ta considération, répliqua Cicéron, mais ça ne pourrait pas fonctionner.

— Pourquoi ?

— Parce que dans ton village, moi aussi je voudrais être le premier, et comme je n’y parviendrais pas, j’aspirerais à être un homme libre, et ce qui est pernicieux, chez toi, César — plus pernicieux que Pompée, plus malfaisant que Clodius ou même que Catilina —, c’est que tu n’auras de cesse que tu ne nous aies tous contraints à nous agenouiller devant toi.


Il faisait nuit lorsque nous eûmes regagné la ville. Cicéron ne prit même pas la peine de remettre la couverture sur sa tête. La lumière était trop ténue pour qu’on puisse le reconnaître et les gens se dépêchaient de rentrer chez eux avec autre chose à l’esprit que le destin d’un ancien consul — leur dîner par exemple, et leur toit qui fuyait, et les voleurs qui pullulaient chaque jour davantage dans la cité.

Terentia attendait avec Atticus dans l’atrium, et quand Cicéron lui eut raconté qu’il avait repoussé l’offre de César, elle poussa un hurlement de douleur et se laissa tomber accroupie sur le sol, se couvrant la tête de ses mains. Cicéron s’agenouilla près d’elle et posa son bras sur ses épaules.

— Tu dois partir maintenant, ma chère, et emmener Marcus avec toi, lui dit-il. Vous passerez la nuit chez Atticus, ajouta-t-il en levant les yeux vers son vieil ami, qui acquiesça d’un hochement de tête. Il sera trop dangereux de rester ici après minuit.

— Et toi ? demanda-t-elle amèrement en se dégageant. Qu’est-ce que tu vas faire ? Tu vas te tuer ?

— Si c’est ce que tu veux… si cela peut faciliter les choses.

— Bien sûr, que ce n’est pas ce que je veux ! cria-t-elle. Je veux qu’on me rende ma vie !

— Je crains que ce ne soit pas en mon pouvoir.

Cicéron tendit à nouveau la main vers elle, mais elle le repoussa et se releva. Puis, les mains sur les hanches, elle le foudroya du regard.

— Pourquoi ? l’interrogea-t-elle, pourquoi fais-tu endurer un tel supplice à ta femme et à tes enfants alors que tu pourrais y mettre fin dès demain en t’alliant avec César ?

— Parce qu’en faisant cela, je cesserais d’exister.

— Qu’est-ce que tu entends par « cesser d’exister » ? Qu’est-ce que c’est encore que cette absurdité grandiloquente ?

— Mon corps continuerait de vivre, mais moi, Cicéron — qui que je sois —, je serais mort.

Terentia leva les mains avec désespoir et chercha du regard le soutien d’Atticus.

— Avec tout mon respect, Marcus, intervint Atticus, tu commences à devenir aussi inflexible que Caton. Quel mal y aurait-il à conclure une alliance temporaire avec César ?

— Mais cela n’aurait rien de temporaire ! Il n’y a donc personne qui comprenne dans cette ville ? Cet homme ne s’arrêtera que lorsqu’il sera le maître du monde — il me l’a plus ou moins dit lui-même — et je devrais soit être d’accord avec lui et lui servir de complice, soit rompre avec lui un peu plus tard, et là, je serais fini pour de bon.

— Mais tu es déjà fini pour de bon, rétorqua Terentia d’une voix glacée.


— Alors, Tiron, me dit Cicéron lorsqu’elle fut partie chercher Marcus dans la chambre d’enfants pour qu’il dise au revoir à son père, je voudrais que la dernière action que j’accomplirai dans cette ville soit de te donner ta liberté. J’aurais dû le faire il y a des années — au moins quand j’ai quitté le consulat —, et si je ne l’ai pas fait, ce n’est pas par manque de reconnaissance pour tes services mais au contraire, parce que tu m’étais trop précieux et que je ne supportais pas l’idée de te perdre. Mais puisque je dois renoncer à tout le reste, il n’est que justice que je te dise adieu à toi aussi. Félicitations, mon ami, ajouta-t-il en me serrant les mains, tu l’as mérité.

C’était tellement inattendu que je faillis tomber à la renverse. J’espérais ce moment depuis des années — je l’avais désiré, j’en avais rêvé et j’avais prévu ce que je ferais ensuite — et voilà qu’il arrivait enfin, presque par hasard, semblait-il, du fait de toute cette ruine et cette désolation. Je me sentais trop submergé par mes émotions pour parler. Cicéron me sourit puis m’embrassa tandis que je pleurais à chaudes larmes, me tapotant le dos comme si j’étais un enfant qu’il fallait consoler ; Atticus, qui avait observé toute la scène, me prit la main et la serra chaleureusement.

Je parvins à articuler quelques mots de remerciement et ajoutai que, bien sûr, ma première décision d’homme libre serait de me dévouer entièrement au service de Cicéron, et que, quoi qu’il arrive, je resterais à ses côtés pour partager ses épreuves.

— Malheureusement, cela est impossible, répliqua tristement Cicéron. À partir de maintenant, je ne pourrai avoir que des esclaves pour seule compagnie. Si un homme libre devait m’aider, il serait de par la loi de Clodius coupable d’avoir aidé un meurtrier. À partir de maintenant, Tiron, tu dois rester loin de moi ou tu te feras crucifier. Va chercher tes affaires, à présent. Tu devrais partir avec Terentia et Atticus.

Ma joie intense fut remplacée par un chagrin qui ne l’était pas moins.

— Mais comment vas-tu te débrouiller sans moi ?

— Oh, j’ai d’autres esclaves, répliqua-t-il en faisant de piètres efforts pour paraître insouciant. Ils pourront m’accompagner dans ma fuite.

— Où vas-tu aller ?

— Vers le sud. Sur la côte. À Brundisium, peut-être, pour trouver un bateau. Et après cela, les dieux décideront de mon destin. Va chercher tes affaires, maintenant.

Je descendis à ma chambre et rassemblai mes quelques biens dans un petit sac, puis je tirai les deux briques descellées derrière lesquelles j’avais ménagé une cache. C’était là que je conservais mes économies. J’avais très exactement deux cent vingt-sept pièces d’or cousues dans une ceinture et il m’avait fallu plus de dix ans pour les acquérir. Je mis la ceinture et montai dans l’atrium où Cicéron faisait à présent ses adieux à Marcus en présence d’Atticus et d’une Terentia aux yeux rouges. Il aimait cet enfant — son seul fils, sa joie, son espoir d’avenir — et, afin de ne pas lui faire peur, Cicéron déploya une maîtrise de lui-même absolue pour faire comme si leur séparation n’avait rien de dramatique. Il le prit dans ses bras et le fit tournoyer. L’enfant lui réclama de tourner encore et il s’exécuta, mais lorsque Marcus lui demanda un troisième tour, Cicéron refusa et le pria de retourner auprès de sa mère. Lui-même enlaça Terentia et lui dit :

— Je regrette que ton mariage avec moi t’ait conduite à cette triste situation.

— Mon mariage avec toi a été ma seule raison de vivre, répliqua-t-elle avant de me saluer d’un mouvement de tête puis de quitter la pièce d’un pas ferme.

Cicéron embrassa ensuite Atticus et lui confia sa femme et son fils, puis il s’avança vers moi pour me dire adieu, mais je lui dis que c’était inutile, que ma décision était prise : je resterai à ses côtés, au prix de ma liberté et, si nécessaire, au prix de ma vie. Naturellement, il m’exprima sa gratitude, mais il ne parut pas étonné, et je compris qu’il n’avait pas cru un instant que j’accepterais son offre. Je défis ma ceinture et la remis à Atticus.

— Je me demandais si je pourrais te prier de faire quelque chose pour moi…

— Bien sûr, répondit-il. Tu veux que je te garde ça ?

— Non, répondis-je. Lucullus a une esclave, une jeune femme qui s’appelle Agathe et qui compte beaucoup pour moi, et je te serais très reconnaissant si tu pouvais demander à Lucullus, comme une faveur personnelle, de l’affranchir. Je suis sûr qu’il y a là plus qu’il n’en faut pour acheter sa liberté et lui donner de quoi vivre ensuite.

Atticus parut surpris mais assura que, bien sûr, il se chargerait de cela.

— Eh bien, tu ne m’as certainement jamais parlé de ça, commenta Cicéron en me dévisageant attentivement. Peut-être que je ne te connais pas aussi bien que je le pensais.


Une fois les autres partis, Cicéron et moi-même restâmes seuls à la maison avec ses gardes et quelques membres du personnel. Nous n’entendions plus la moindre huée : la ville tout entière semblait silencieuse. Cicéron monta dans sa chambre se reposer un peu et mettre de grosses chaussures. Lorsqu’il redescendit, il prit un chandelier et passa de pièce en pièce — dans la salle à manger déserte et son plafond à dorures, dans le grand hall avec ses statues de marbre trop lourdes pour être déplacées, et dans la bibliothèque vide —, comme pour mémoriser la maison. Il s’attarda si longtemps que je me demandai s’il n’avait pas en fin de compte décidé de rester, mais alors le vigile du forum annonça minuit, Cicéron souffla les bougies et dit que nous devions partir.

C’était une nuit sans lune et, lorsque nous arrivâmes devant l’escalier, nous distinguâmes en contrebas plus d’une dizaine de torches qui montaient lentement la colline. Quelqu’un lança au loin un cri d’oiseau bien particulier, et un cri similaire lui répondit d’un point situé juste derrière nous. Les battements de mon cœur s’accélérèrent.

— Ils arrivent, souffla Cicéron. Il ne faut pas perdre un instant.

Nous descendîmes rapidement les marches et, au pied du Palatin, prîmes une ruelle étroite. En rasant les murs, nous fîmes un détour par des boutiques fermées et des maisons endormies pour gagner la grand-rue juste avant la porte Capena. Contre monnaie sonnante, le gardien accepta d’ouvrir la porte piétonne et attendit avec impatience que nous finissions d’échanger nos adieux murmurés avec nos gardes du corps. Puis Cicéron franchit la porte étroite, et je le suivis avec trois jeunes esclaves qui portaient les bagages.

Nous ne parlâmes ni ne nous reposâmes avant d’avoir marché au moins deux heures et dépassé les tombes monumentales qui bordent cette portion de route — et étaient connues à cette époque pour abriter des brigands. Puis Cicéron décida que le danger était passé, et il s’assit sur une borne pour contempler Rome. Une faible lueur rouge, trop précoce pour être l’aube, cramoisie en son centre puis partant en filets rosés, envahissait le ciel, soulignant les contours des masses noires formées par les collines basses de la ville. C’était incroyable de penser que l’incendie d’une seule maison pouvait créer un tel phénomène céleste. Pour un peu, j’aurais dit que c’était un présage. En même temps, très ténu dans le silence nocturne, nous parvint un bruit curieux, âpre et intermittent, quelque chose qui se situait entre le hululement et la plainte. Je n’arrivais pas à analyser ce que cela pouvait être quand Cicéron avança qu’il devait s’agir des trompettes sur le Champ de Mars, et que c’était l’armée de César qui s’apprêtait à partir pour la Gaule. Je n’arrivais pas à voir son visage dans l’obscurité, et cela valait peut-être mieux, mais au bout d’un moment, Cicéron se leva, brossa la poussière de sa vieille tunique et reprit son voyage, dans la direction opposée à celle que suivait César.

FIN
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