Dissimulé derrière un écran de palmiers poussiéreux, par-delà une place de terre battue et un entrepôt des douanes tout neuf, le Cercle militaire de Sousse donne sur la mer. Le reflet du golfe d’Hammamet est particulièrement violent cet après-midi, comme si le soleil se réfléchissait sur une plaque de métal, et je dois m’abriter les yeux. Un garçon en longue tunique brune mène une chèvre par une corde, et l’éclat de la lumière réduit les deux silhouettes à deux taches d’un noir de goudron.
À l’intérieur des épais murs de briques du Cercle militaire, le décor ne fait aucune concession à l’Afrique du Nord. Les lambris, les fauteuils capitonnés et les lampadaires aux abat-jour à franges pourraient tout aussi bien se trouver dans n’importe quelle ville de garnison en France. Suivant mon habitude, après déjeuner, je m’assois seul près de la fenêtre pendant que mes compagnons d’armes du 4e tirailleurs tunisiens jouent aux cartes, somnolent ou lisent les journaux français vieux de quatre jours. Personne ne s’approche de moi. Même s’ils prennent garde de me traiter avec la déférence due à mon grade, ils gardent leurs distances — et qui pourrait le leur reprocher ? Il doit bien y avoir quelque chose qui ne va pas, une disgrâce innommable qui a ruiné ma carrière, sinon, comment expliquer que le plus jeune lieutenant-colonel de l’armée ait été transféré dans un trou pareil ? Sur la tunique bleu ciel de mon nouveau régiment, le ruban rouge de ma Légion d’honneur attire leur regard fasciné comme une blessure par balle.
Comme toujours, vers trois heures, un jeune planton franchit la haute porte vitrée avec le courrier de l’après-midi. C’est un assez joli garçon, pour qui aime le genre gamin des rues mal dégrossi, musicien dans l’orchestre du régiment et qui a pour nom Flavien-Ubald Savignaud. Il est arrivé à Sousse quelques jours après moi, envoyé, j’en suis pratiquement sûr, par la section de statistique, avec ordre d’Henry ou de Gonse de me surveiller. Je ne lui en veux pas tant de m’espionner que de le faire avec une telle incompétence. J’ai envie de lui dire : « Écoutez, si vous voulez fouiller mes affaires, arrangez-vous pour les remettre en place convenablement : essayez de mémoriser la disposition des choses avant de commencer. Et si vous avez pour tâche de faire en sorte que mon courrier soit intercepté, faites au moins semblant de le mettre à la boîte normalement au lieu de le remettre directement au préposé des postes — je vous ai déjà suivi deux fois et ai observé votre négligence à chaque occasion. »
Il s’immobilise près de mon fauteuil et salue.
— Votre courrier, mon colonel. Avez-vous quelque chose à envoyer ?
— Pas encore, merci.
— Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous, mon colonel ?
La question n’est pas exempte de sous-entendus.
— Non, vous pouvez disposer.
Il s’éloigne en ondulant légèrement des hanches. L’un des jeunes capitaines pose son journal pour le regarder passer. Voilà encore quelque chose qui me pèse : pas tant le fait qu’Henry et Gonse s’imaginent que je pourrais avoir envie de coucher avec un homme, mais que je puisse avoir envie de coucher avec un homme comme Savignaud.
J’examine mon courrier : une lettre de ma sœur, et une autre de mon cousin Edmond. Les deux ont été ouvertes par la section de statistique et refermées à la colle, ce qui donne un excès de rigidité caractéristique. Comme Dreyfus, camarade dans l’exil, je souffre de cette intrusion dans ma correspondance — quoique, contrairement à lui, la mienne ne soit pas censurée. Il y a aussi deux rapports d’agents que l’on persiste à m’envoyer afin de maintenir la fiction que je ne suis que provisoirement détaché de mon poste ; ceux-là aussi ont été ouverts. Puis il y a une lettre d’Henry. Son écriture d’écolier m’est familière — nous avons échangé pas mal de messages depuis mon départ de Paris, il y a plus de six mois.
Jusqu’à récemment, le ton de notre correspondance était amical (Ici, le ciel est bleu, et la chaleur est parfois intenable l’après-midi : ce n’est certainement pas comme à Paris.) Puis, en mai, je reçus l’ordre du haut commandement de Tunis de conduire le régiment à Sidi el-Hani pour trois semaines d’exercices de tir. Cela supposait une journée de marche vers le sud-ouest afin d’établir un camp dans le désert. Il n’était pas facile d’instruire les troupes indigènes, et la chaleur, l’ennui du paysage rocheux et monotone qui s’étirait dans toutes les directions, ajoutés à la présence constante de Savignaud, tout cela combiné finit par me tirer un dernier cri de protestation : Mon cher Henry. Que l’on dise donc une bonne fois aux gens que j’ai été relevé de mes fonctions. Je n’ai aucune raison d’en rougir ; ce dont je rougis, c’est des mensonges et des mystères auxquels ma situation donne lieu depuis six mois.
Je suppose que Savignaud m’a apporté la réponse d’Henry. Je l’ouvre avec désinvolture, m’attendant aux paroles de réconfort habituelles comme quoi je vais bientôt rentrer à Paris. Au lieu de cela, je trouve une lettre dont le ton ne pourrait être plus froid. Il a l’honneur de m’informer qu’une « enquête » a été menée à la section de statistique, et que les seuls « mystères » auxquels je puisse faire référence sont les trois que j’ai moi-même initiés, à savoir : (1) conduite d’une opération illicite « pour des motifs étrangers au service » : (2) tentative de suborner des officiers du service pour leur faire dire que l’écriture d’une « pièce classée au service était d’une personne déterminée, et que cette pièce a été saisie à la poste » ; et (3) ouverture d’un dossier secret et examen des pièces contenues, « au sujet desquelles des indiscrétions se produisirent ». Henry terminait, non sans une pointe de sarcasme : Quant au mot « mensonge », l’enquête n’a pas encore déterminé où, comment et à qui ce mot devait être appliqué. Veuillez, etc., Henry.
Et dire que cet homme est censé être mon subordonné ! La lettre est datée d’il y a une semaine, du lundi 31 mai. Je vérifie le cachet de la poste sur l’enveloppe. Jeudi 3 juin. Je devine tout de suite ce qui a dû se passer : Henry aura écrit cette lettre puis l’aura transmise au ministère pour avoir l’aval de Gonse avant de l’expédier. Sa menace maladroite est donc très certainement soutenue par toute la force de l’état-major de l’armée. Un frisson glacé me parcourt malgré la chaleur africaine. Je relis la lettre. Puis mon angoisse se mue peu à peu en un formidable sentiment de colère (il a l’honneur de m’informer ?), qui atteint bientôt une telle intensité que je ne peux que me retenir de hurler en détruisant le mobilier. Je fourre mon courrier dans la poche de mon pantalon, visse mon képi sur mon crâne et me dirige vers la porte avec une telle fureur que le silence se fait soudain tandis que toutes les têtes se tournent vers moi.
Je traverse la terrasse en bois d’un pas lourd et manque de renverser deux commandants qui fument le cigare, dévale l’escalier du Cercle, me hâte devant les drapeaux tricolores qui pendent mollement, traverse le boulevard et m’engouffre dans le jardin de la Marine, où, chaque dimanche après-midi, l’orchestre du régiment interprète des mélodies familières pour la communauté des expatriés français en une parodie de France désaccordée. Là, je m’arrête pour me ressaisir. Les deux commandants me fixent toujours depuis la terrasse d’un regard éberlué. Je leur tourne le dos et traverse le jardin public en direction de la mer, dépassant le kiosque à musique et la fontaine cassée pour longer le port.
Il y a des mois que je vais au Cercle militaire à l’heure du déjeuner pour scruter les journaux périmés dans l’espoir d’y découvrir de nouvelles révélations sur l’affaire Dreyfus. Je comptais surtout sur la probabilité que quelqu’un finirait tôt ou tard par reconnaître l’écriture d’Esterhazy sur le bordereau et en informerait directement la famille Dreyfus. Mais rien ne vient. On ne parle même plus de l’affaire. Tandis que je m’avance devant les bateaux de pêche, tête baissée, mains nouées derrière le dos, je me reproche furieusement ma lâcheté. J’ai laissé à d’autres le soin de faire mon devoir. Et maintenant, Henry et Gonse me croient tellement abattu par l’exil, tellement brisé par leur férocité, qu’ils pensent pouvoir me réduire à la plus complète soumission.
Il y a un marché aux poissons sur le port, à l’extrémité sud du quai, près des remparts de la vieille ville arabe, et je m’arrête un instant pour regarder arriver la dernière pêche, que l’on renverse sur un comptoir : rougets, daurades, merlus, maquereaux. À côté, dans un enclos, il y a une demi-douzaine de tortues, toujours vivantes, dont on a fermé les mâchoires avec de la ficelle et qu’on a aveuglées pour les empêcher de s’échapper. Elles font un bruit de cailloux qu’on cogne les uns contre les autres alors qu’elles se grimpent dessus, cherchant désespérément à regagner la mer qu’elles sentent mais ne peuvent plus voir.
Mes quartiers se trouvent dans le camp militaire, de l’autre côté de la médina — une simple baraque de plain-pied en briques, au bord du terrain de manœuvres : deux pièces aux fenêtres voilées par des moustiquaires, et une terrasse couverte avec deux chaises, une table et une lampe à pétrole. Dans la chaleur lénifiante de cette fin d’après-midi, le terrain de manœuvres est désert et nul ne m’observe. Rassuré, je tire la table au bord de la terrasse, monte dessus et lève les bras pour pousser un chevron descellé. Le gros avantage d’être espionné par un agent incompétent, et la raison pour laquelle je n’ai pas demandé le renvoi de Savignaud, c’est que ce genre de détail lui échappe. Je fouille à tâtons l’espace vide jusqu’à ce que mes doigts rencontrent le métal d’une vieille boîte à cigarettes.
Je tire la boîte, replace le chevron, remets la table en place et pénètre dans mon logement. La plus grande pièce sert de salon et de bureau ; les rideaux sont tirés afin d’empêcher le soleil d’entrer. Je la traverse pour gagner ma chambre, m’assois au bord de l’étroit lit de fer et ouvre la boîte. Elle contient une photographie de Pauline prise il y a cinq ans, et une liasse de ses lettres : Georges chéri… Mon très cher Georges… Je me languis de toi… Tu me manques… Je me demande par combien de mains elles sont passées. Pas autant que la correspondance des Dreyfus, mais certainement pas mal.
Je suis allée plusieurs fois à ton appartement. Tout va bien. Mme Guerault me dit que tu es en mission secrète ! Il m’arrive de m’allonger sur ton lit. Ton odeur imprègne encore l’oreiller, et je t’imagine là où tu es et ce que tu y fais. C’est dans ces moments-là que tu me manques le plus. Dans la lumière de l’après-midi, je pourrais crier de désir. C’est une douleur physique…
Je n’ai pas besoin de les lire ; je les connais toutes par cœur.
Il y a aussi dans la boîte une photo de ma mère, sept cents francs en argent liquide et une enveloppe sur laquelle j’ai écrit : En cas de décès du soussigné, remettre ce pli au président de la République, qui seul devra en prendre connaissance. G. PICQUART. Il y a à l’intérieur un rapport de seize paragraphes, écrit en avril, concernant mon enquête sur Esterhazy. Il passe en revue toutes les preuves en détail, relate les tentatives de Boisdeffre, de Gonse et de Billot pour mettre fin à mes recherches, et aboutit à trois conclusions :
1. Esterhazy est un agent à la solde de l’Allemagne.
2. Les seuls faits tangibles reprochés à Dreyfus sont attribuables à Esterhazy.
3. Le procès de Dreyfus a été conduit avec une légèreté sans précédent, en partant de l’idée préconçue que Dreyfus était coupable et au mépris de la légalité la plus élémentaire.
Des minarets de la ville arabe se fait entendre la plainte des muezzins qui appellent les fidèles à la prière. C’est al-Asr, l’heure où l’ombre d’un homme atteint deux fois sa hauteur. Je glisse la lettre dans la poche intérieure de ma tunique et réémerge dans la chaleur.
Tôt le lendemain matin, Savignaud m’apporte comme d’habitude de l’eau chaude dans ma chambre afin que je puisse me raser. Torse nu, je me penche vers le miroir et me savonne les joues. Au lieu de partir, Savignaud s’attarde derrière moi et m’observe.
Je le regarde dans le miroir.
— Oui, soldat ? Qu’y a-t-il ?
— Il me semble que vous avez pris rendez-vous avec le général Leclerc, à Tunis, mon colonel.
— Ai-je besoin de votre permission ?
— Je me demandais si vous vouliez que je vous accompagne.
— Ce ne sera pas nécessaire.
— Serez-vous rentré pour dîner ?
— Rompez, Savignaud.
Il hésite, salue et quitte furtivement la pièce. Je reprends mon rasage, mais en pressant le mouvement. Je ne doute pas qu’il est allé télégraphier à Paris que je me rends à Tunis.
Une heure plus tard, une valise à la main, j’attends près de la ligne de chemin de fer, sur la grand-place. Une compagnie minière a récemment fait installer les voies entre Sousse et Tunis. Il n’y a pas encore de gare. Le train passe simplement dans la rue. Le premier signe de l’approche de la locomotive est un panache de fumée noire qui s’élève au loin contre le ciel bleu vif, au-dessus des toits en terrasse. Un sifflet de bateau à vapeur pousse son cri dans le port tandis qu’une meute d’enfants surgit au coin de la rue et s’éparpille dans tous les sens avec des hurlements d’excitation, poursuivie par un train de deux wagons à plate-forme et trois voitures. La locomotive ralentit au point d’aller au pas, puis s’immobilise tout à fait dans un jet de vapeur sonore. Je hisse ma valise dans la voiture et grimpe à l’échelle pour y monter à mon tour, jetant un coup d’œil derrière moi pour vérifier que je ne suis pas suivi. Mais il n’y a aucun signe du moindre uniforme, rien que des Arabes, des Juifs et tout un tas d’animaux — des poulets dans des caisses, un mouton, et une petite chèvre dont le propriétaire a entravé les sabots pour la fourrer sous son siège.
Nous démarrons et prenons peu à peu de la vitesse, laissant bientôt derrière nous notre escorte d’enfants excités. La poussière s’engouffre par les pans ouverts de la voiture tandis que nous traversons dans un bruit de ferraille le paysage monotone — oliveraies et montagnes grises plongées dans la brume à notre gauche, l’éclat étal de la Méditerranée à droite. Tous les quarts d’heure ou à peu près, nous nous arrêtons pour prendre des silhouettes, toujours accompagnées d’animaux, qui semblent avoir surgi de nulle part et attendent dans un miroitement, le long de la voie. Je glisse la main dans ma tunique pour palper le bord rigide de ma lettre posthume au Président.
Lorsque nous arrivons enfin à Tunis, vers le milieu de l’après-midi, je me fraye un chemin sur le quai bondé jusqu’à la file de fiacres. La touffeur de la ville est presque palpable, et l’humidité ambiante garde en suspension les senteurs de suie, d’épices — cumin, coriandre, paprika —, de tabac et de crottin de cheval. Près des fiacres, un gamin vend La Dépêche tunisienne qui, pour cinq centimes, offre une compilation des nouvelles de la veille télégraphiées de Paris. Je le parcours pendant le trajet jusqu’à l’état-major de l’armée. Il n’y a toujours rien sur Dreyfus. Mais il est en mon pouvoir d’y remédier. Pour la vingtième fois, je touche ma lettre, tel un anarchiste qui vérifie sa charge de dynamite.
Leclerc est trop occupé pour me recevoir, et l’on me laisse transpirer dans une antichambre pendant une demi-heure. Puis une ordonnance s’approche :
— Le général voudrait savoir de quoi il s’agit.
— C’est une affaire personnelle.
Il se retire et revient deux minutes plus tard.
— Le général suggère que vous discutiez de toute question personnelle avec le général de Chizelle.
Chizelle est l’officier en charge du 4e tirailleurs tunisiens, soit mon supérieur direct.
— Pardon, mais il s’agit d’une affaire personnelle dont je ne peux m’entretenir qu’avec le commandant en chef.
Il se retire une fois encore, mais revient cette fois aussitôt.
— Le général va vous recevoir maintenant.
Je laisse ma valise et le suis.
Jérôme Leclerc se tient sur la terrasse couverte de son cabinet, en manches de chemise, installé devant une table de jeu pliante, et il traite une pile de courrier. Le ventilateur fixé au plafond soulève le bord des pages, qu’il a calées avec son revolver. Il a dans les soixante-cinq ans, la mâchoire carrée et les épaules larges : il est en Afrique depuis si longtemps que sa peau a pratiquement pris la couleur caramel des indigènes.
— Ah ! s’exclame-t-il, voici donc l’exotique colonel Picquart : l’homme drapé de mystère qu’on nous a envoyé à la faveur de la nuit !
Son sarcasme n’a cependant rien d’hostile. Il reprend :
— Alors, dites-moi, colonel, quel est donc ce dernier secret que vous ne pouvez divulguer à votre supérieur ?
— Je voudrais que vous me permettiez d’aller en permission à Paris.
— Et pourquoi ne pouvez-vous pas faire cette demande au général de Chizelle ?
— Parce qu’il me la refuserait.
— Qu’en savez-vous ?
— J’ai toute raison de croire que le ministère de la Guerre a donné pour instruction de m’empêcher de quitter la Tunisie.
— Mais, si cela était — et je ne confirme pas que cela soit le cas —, pourquoi vous adresser à moi ?
— Parce que je pense que vous êtes plus à même que le général de Chizelle d’ignorer un ordre de l’état-major général.
Leclerc cille en me dévisageant, et je me demande s’il va me faire jeter dehors, puis il se met soudain à rire.
— Oui, eh bien, c’est probablement vrai. Je ne suis plus à ça près. Mais, croyez-moi, il va me falloir une sacrément bonne raison. Ça ne pourra pas être juste une femme que vous voulez retrouver à Paris.
— J’ai une affaire à terminer là-bas.
— Vous m’en direz tant !
Il croise les bras, se renverse sur son siège et me jauge ouvertement.
— Vous êtes un drôle de zèbre, colonel Picquart. Je ne sais quoi penser de vous. J’avais entendu dire que vous étiez très bien placé sur la liste des prochains chefs de l’état-major, et voilà que tout à coup, vous vous retrouvez ici, dans notre petit trou perdu. Dites-moi, qu’avez-vous fait ? Vous avez détourné des fonds ?
— Non, mon général.
— Baisé la femme du ministre ?
— Certainement pas.
— Eh bien quoi, alors ?
— Je ne peux pas vous le dire.
— Alors, je ne peux pas vous aider.
Il se redresse et prend une liasse de papiers. Le désespoir m’envahit.
— Je suis comme un prisonnier, ici, mon général. Ma correspondance est lue. Je suis filé. Je n’ai pas le droit de partir. Ce n’est pas une vue de l’esprit. Si je me rebiffe, on m’a bien fait comprendre que l’on me punirait sur de fausses accusations. À part la désertion, je ne vois pas par quel autre moyen je pourrais m’échapper. Et évidemment, si je déserte, ce sera la fin de tout.
— Oh, non, n’y pensez pas ! Si vous désertez, je devrai vous abattre.
Il se lève afin de se dégourdir les jambes — il est encore grand et souple pour son âge. C’est un homme de terrain, je pense, pas un bureaucrate. Il arpente la terrasse, le front plissé, puis s’arrête pour contempler le jardin. Je ne connais pas toutes les fleurs — le jasmin oui, les cyclamens et les œillets. Il remarque mon regard.
— Ça vous plaît ?
— C’est très beau.
— C’est moi qui l’ai planté. Curieusement, je préfère ce pays à la France, maintenant. Je ne crois pas que je retournerai là-bas après ma retraite.
Il se tait un instant puis relance avec emportement :
— Vous savez ce que je ne supporte pas, colonel ? Je ne tolère pas que l’état-major nous considère comme une décharge. Ne le prenez pas pour vous, mais on m’envoie tous les râleurs, les déviants et les crétins bon teint de l’armée, et je peux vous dire que j’en ai plus qu’assez ! dit-il avant de s’interrompre pour réfléchir, en battant le plancher du bout du pied. Pouvez-vous me donner votre parole que vous n’avez rien fait de criminel ni d’immoral — que vous vous êtes simplement mis à dos ces généraux de salon de la rue Saint-Dominique ?
— Ma parole d’honneur.
Il se rassoit à sa table et se met à écrire.
— Une semaine vous suffira ?
— Une semaine est tout ce qu’il me faut.
— Je ne veux pas savoir ce que vous préparez, dit-il sans cesser d’écrire, aussi ne m’en parlez pas. Je n’informerai pas le ministère que vous avez quitté la Tunisie. Si jamais ils le découvrent, je propose de leur répondre que je suis un soldat et pas un geôlier. Mais je ne mentirai pas, vous comprenez ?
Il finit sa lettre, souffle sur l’encre et me la tend. C’est une autorisation officielle pour le lieutenant-colonel Picquart, du 4e tirailleurs tunisiens, de quitter le pays en permission exceptionnelle, signée par le commandant des troupes d’occupation en Tunisie. C’est la première aide officielle que l’on m’offre. J’en ai les larmes aux yeux, mais Leclerc feint de ne rien remarquer.
Le paquebot de Tunis à destination de Marseille doit lever l’ancre le lendemain à midi. Au guichet de la compagnie maritime, un employé m’informe (« avec mes profonds regrets, mon colonel ») que la liste est déjà complète : je dois le soudoyer deux fois — la première pour qu’il m’octroie une minuscule cabine à deux couchettes pour moi seul, et la seconde pour qu’il ne mette pas mon nom sur le manifeste des passagers. Je passe la nuit dans une pension près du port et monte à bord de bonne heure, habillé en civil. Malgré la chaleur de l’été africain, je ne peux me permettre de m’attarder sur le pont au risque d’être reconnu. Je descends, verrouille la porte de ma cabine, me déshabille complètement et m’allonge, dégoulinant de sueur, sur la couchette inférieure. Cela me rappelle la description que fit Dreyfus du mouillage en rade des îles du Salut : J’ai dû supporter quatre jours de chaleur tropicale, toujours enfermé dans ma cellule, sans même pouvoir sortir sur le pont du navire. Lorsque les moteurs démarrent enfin, ma propre cellule de fer est aussi étouffante qu’un bain turc. Les parois vibrent alors que nous quittons le mouillage. Je regarde la côte africaine s’éloigner par le hublot.
J’attends que nous soyons en mer, et de ne plus rien voir sinon le bleu de la Méditerranée, avant de me nouer une serviette autour de la taille et d’appeler le steward pour lui commander à boire et à manger.
J’ai emporté un dictionnaire russe-français et un exemplaire des Carnets du sous-sol, de Dostoïevski, que j’entreprends de traduire assis sur ma couchette, les deux livres en équilibre sur mes genoux, du papier et un crayon posés à côté de moi. Le travail absorbe le temps qui passe et même la chaleur. Je dirais qu’il est inconvenant de n’aimer que le bien-être. Que ce soit bien ou mal, il peut être parfois très agréable de casser quelque chose…
À minuit, quand tout paraît calme sur le navire, je m’aventure dans l’escalier métallique et sors prudemment sur le pont. La vitesse de croisière du vapeur qui fait route vers le nord donne une douce brise de treize nœuds. Je m’avance vers la proue et lève mon visage pour aspirer le courant d’air. L’obscurité règne devant moi comme sur les côtés. La seule clarté provient du ciel : un afflux d’étoiles et de lune qui filent à travers les nuages et semblent nous poursuivre. Un passager se tient non loin de moi, penché par-dessus la rambarde, et il parle à voix basse avec un membre d’équipage. J’entends des pas derrière moi, me retourne et vois approcher le bout incandescent d’un cigare. Je m’empresse de passer de l’autre côté du pont pour gagner l’arrière du navire, où j’observe un moment le sillage qui scintille telle une queue de comète. Mais le cigare réapparaît, paraissant flotter tout seul dans le noir, et je préfère redescendre et suivre la coursive jusqu’à ma cabine, où je reste confiné jusqu’à la fin de la traversée.
Le lendemain après-midi, nous accostons à Marseille sous une pluie d’été battante. Cela ne présage rien de bon. Je file directement à la gare Saint-Charles et prends un billet pour le prochain train à destination de Paris, conscient que je suis là particulièrement vulnérable. Je dois supposer que Savignaud a signalé mon départ pour Tunis, et aussi, maintenant, le fait que je ne sois pas rentré à Sousse. Il est donc possible que Gonse et Henry en aient déduit que je revenais à Paris. Il leur suffit de poser la question à Leclerc. À la place d’Henry, j’aurais télégraphié à la préfecture de police de Marseille pour leur demander de surveiller la gare, au cas où.
Je patiente sous l’horloge de la gare, le nez enfoui dans un journal, jusqu’à juste avant sept heures, puis, quand j’entends le coup de sifflet et vois le train de Paris s’ébranler, je saisis ma valise et me mets à courir, franchis le portillon d’accès au quai, lève le bras en direction du gardien qui tente de m’arrêter, et fonce vers le train. J’ouvre à la volée la dernière portière de la voiture de queue, sentant mon épaule forcer tandis que la locomotive prend de la vitesse, lance ma valise à l’intérieur, accélère l’allure et parviens tout juste à me hisser à bord et à claquer la portière derrière moi. Je me penche par la fenêtre et regarde en arrière. À une cinquantaine de mètres, sur le quai, un homme trapu, en costume marron et nu-tête, vient juste de rater le train et se tient plié en deux, les mains appuyées sur les cuisses, pour essayer de reprendre sa respiration tandis qu’il se fait tancer par le gardien. Quant à savoir s’il s’agit d’un simple passager qui est arrivé en retard, ou d’un agent de la Sûreté qui me filait, je n’ai aucun moyen de le vérifier.
Les voitures sont bondées. Je dois remonter la quasi-totalité du train avant de trouver un compartiment où je peux me glisser dans une place d’angle. Mes compagnons de voyage sont principalement des hommes d’affaires, un prêtre et un commandant de l’armée qui ne cesse de jeter des coups d’œil dans ma direction bien que je ne porte pas l’uniforme, comme s’il reconnaissait le soldat en moi. Je ne range pas ma valise sur le porte-bagages mais préfère la garder sur mes genoux, au cas où je m’endormirais. Et de fait, malgré ma tension nerveuse, bercé par le roulis du train dans le jour qui décline, je m’assoupis pour me réveiller en sursaut dès que nous entrons dans une gare éclairée par des becs de gaz ou dès que quelqu’un pénètre dans le compartiment ou en sort. C’est enfin l’aube grise et morne de ce mois de juin, pareille à une pellicule de cendre répandue sur les banlieues sud de la capitale, qui me tire de mon sommeil agité.
Je m’avance tout à l’avant du train, de sorte qu’à cinq heures du matin, lorsque nous nous immobilisons gare de Lyon, je suis le premier à descendre. Je traverse la gare déserte en lançant des regards partout autour de moi, mais ne remarque que quelques ramasseurs de mégots *, ces hommes en haillons qui cherchent ensuite à vendre les brins de tabac récupérés. Je donne pour adresse le 16, rue Cassette au cocher et m’enfonce sur le siège. Un quart d’heure plus tard, nous contournons le jardin du Luxembourg et nous nous engageons dans la rue étroite. En payant le cocher, je vérifie les deux côtés : personne alentour.
Au deuxième étage, je frappe à la porte de l’appartement, assez fort pour en réveiller les occupants, mais pas suffisamment, je l’espère, pour les effrayer. Malheureusement, nul ne peut être tiré du lit à cinq heures et demie du matin sans ressentir de peur. Je la lis dans les yeux de ma sœur à l’instant où elle ouvre la porte, resserrant sa chemise de nuit contre sa gorge, et me découvre là, épuisé et couvert de la poussière et de l’odeur de l’Afrique.
Jules Gay, mon beau-frère, met une bouilloire sur le feu pour préparer du café pendant qu’Anna s’agite dans l’ancienne chambre des enfants pour que je puisse y dormir. À près de soixante ans, ils sont seuls à présent, et je vois bien qu’ils sont contents de m’accueillir et d’avoir quelqu’un sur qui veiller.
— Je préférerais que personne ne sache que je suis ici, si ça ne vous dérange pas, leur dis-je devant ma tasse de café.
Ils échangent un regard. Jules répond :
— Bien sûr. Nous savons nous montrer discrets.
— Si quelqu’un se présente et veut me voir, il faut lui dire que vous ne savez pas où je suis.
— Seigneur ! s’écrie Anna, ne plaisantant qu’à moitié. Tu n’as pas déserté, au moins, Georges ?
— La seule personne que je dois voir absolument est Louis Leblois. Vous voudrez bien avoir la gentillesse de lui transmettre un message pour lui demander de passer ici le plus vite possible ? Mais dites-lui de ne parler à personne de ma présence à Paris.
— Alors, tu veux simplement consulter ton avocat ? commente Jules en riant. Ce n’est pas bon signe.
C’est ce qui se rapprochera le plus, venant de lui, d’une manifestation de curiosité.
Après le petit déjeuner, Jules part travailler, puis, plus tard, Anna va chercher Louis. J’arpente l’appartement et en examine le contenu : le crucifix au-dessus du lit conjugal, la bible familiale, les figurines en porcelaine de Saxe qui appartenaient à ma grand-mère, à Strasbourg, et ont réussi à survivre au siège. Je jette un coup d’œil par une fenêtre de l’appartement qui ouvre sur la rue Cassette, puis par une autre qui donne, à l’arrière de l’immeuble, sur un jardin public. Si je devais surveiller la maison, c’est là que je posterais un homme — avec une lunette de poche, il pourrait observer le moindre mouvement. Je n’arrive pas à rester en place. Le moindre bruit quotidien de la vie parisienne — des enfants qui jouent dans le jardin, les sabots des chevaux contre le pavé, le cri d’un colporteur — me semble chargé de menace.
Anna rentre et m’informe que Louis viendra dès qu’il pourra quitter le tribunal. Elle me prépare une omelette pour le déjeuner, et je lui raconte la vie à Sousse comme si je revenais d’un grand voyage touristique en contrée lointaine — les étroites ruelles pavées de la médina, qui n’ont guère bougé depuis le temps des Phéniciens, l’odeur forte des moutons attachés au coin des rues dans l’attente d’être égorgés, les petites manies de la minuscule communauté française de huit cents âmes sur un ensemble de dix-neuf mille habitants. Je gémis :
— Aucune culture ! Personne à qui parler. Rien d’alsacien à manger. Mon Dieu, comme je déteste ça !
Elle s’esclaffe.
— Et je suppose que tu vas me dire qu’ils n’ont jamais entendu parler de Wagner !
Mais elle ne me demande pas comment je me suis retrouvé là-bas.
Louis arrive à quatre heures. Il franchit le tapis sur ses pieds délicats pour venir m’embrasser. Le simple fait de le voir contribue à m’apaiser. Sa silhouette et sa barbe impeccables, son apparence soignée, sa voix tranquille et son économie de gestes… tout contribue à lui donner un air de compétence extrême. « Laissez-moi faire, semble dire son personnage. J’ai déjà étudié tout ce que le monde peut présenter de difficultés, je les ai maîtrisées et je suis maintenant prêt à mettre mes compétences à votre service suivant des honoraires appropriés. » J’ai cependant, me semble-t-il, le devoir de l’informer de ce dans quoi il s’engage. Je vais donc chercher ma valise dans la chambre des enfants et, une fois qu’Anna s’est discrètement éclipsée du salon après nous avoir servi le thé, je m’assois, la valise sur les genoux et les pouces posés sur les fermetures, et lui dis :
— Écoute, Louis, avant d’aller plus loin, il faut que tu saches que le simple fait de tenir cette conversation pourrait te mettre en danger.
— Physiquement en danger ?
— Non, je ne crois pas… je suis sûr que non. Mais professionnellement, oui — politiquement aussi. Et ça pourrait devenir très destructeur.
Louis me regarde, sourcils froncés. Je reprends :
— Ce que j’essaie de te dire, c’est qu’une fois que tu auras commencé, je ne peux pas te promettre quand cela pourra finir. Et tu dois en être bien conscient dès à présent.
— Oh, vas-y, Georges, et dis-moi de quoi il est question.
— Bon, si tu en es sûr.
J’appuie les pouces sur les fermoirs et ouvre la valise.
— C’est difficile de savoir par où commencer. Tu te souviens de la dernière fois que je suis passé te voir, à la mi-novembre, pour t’annoncer que je partais ?
— Oui, pour quelques jours, enfin, c’est ce que tu as dit.
— C’était un piège. D’abord, commencé-je en sortant un tas de papiers du double fond de la valise, l’état-major m’a envoyé inspecter les procédures de renseignements au 6e corps. Puis on m’a prié de me rendre directement à Nancy pour rédiger un rapport sur le 7e. Naturellement, j’ai demandé l’autorisation de rentrer à Paris, ne fût-ce que pour quelques heures, afin de prendre du linge propre. Mais cela m’a été refusé par télégramme — tu vois ? dis-je en le lui remettant. Toutes ces lettres que j’ai conservées sont de mon supérieur hiérarchique direct, le général Charles-Arthur Gonse, qui a commandé chacun de mes déplacements — il y en a quatorze. De Nancy, je suis allé à Besançon. Puis à Marseille. Puis à Lyon, ensuite à Briançon, puis de nouveau à Lyon, où je suis tombé malade. Voici la lettre que j’ai reçue de Gonse pendant que je me trouvais là-bas : Je suis au regret de vous savoir souffrant ; mais j’espère qu’avec du repos à Lyon, vous allez vous remettre assez vite… Vous pouvez vous tenir prêt à partir pour Marseille et Nice…
— Et pendant tout ce temps, tu n’as pas été autorisé à rentrer à Paris, pas même pour une journée ?
— Vois par toi-même.
Louis prend la poignée de lettres et les parcourt, le front plissé.
— C’est complètement ridicule…
— On m’avait dit que je verrais le ministre de la Guerre à Marseille pendant les fêtes de Noël, mais il n’est pas venu. Et à la place, on m’a donné l’ordre de prendre directement le premier paquebot pour l’Algérie — c’était à la fin de l’année dernière — afin d’organiser le service des renseignements dans ce pays. Ensuite, un mois après mon arrivée à Constantine, on m’a envoyé en Tunisie. Une fois à Tunis, on m’a transféré de régiment pour prendre l’uniforme d’un corps indigène. Tout à coup, il ne s’agissait plus d’une mission d’inspection, mais d’une affectation permanente dans les colonies.
— Tu as dû protester, je suppose ?
— Bien sûr. Mais Gonse m’a simplement répondu de cesser de lui écrire aussi souvent : Vous n’avez donc qu’à laisser aller les choses et, en dehors de la satisfaction que vous aurez à servir dans un régiment d’Afrique, vous êtes certain de travailler pour votre avenir… J’avais bien été exilé.
— T’ont-ils donné une raison ?
— C’était inutile. Je savais pourquoi ils le faisaient. On voulait me punir.
— Mais te punir de quoi ?
Je prends une profonde inspiration. J’ai encore l’impression de prononcer un sacrilège en le disant tout haut :
— D’avoir découvert que le capitaine Dreyfus est innocent.
— Ah !
Louis me regarde, et, pour la première fois, son masque de détachement professionnel semble se fissurer imperceptiblement. Il concède :
— Ah, oui, je vois ce que tu veux dire.
Je donne à Louis le pli qui doit être remis au président de la République si jamais je mourais. Il fait la grimace en lisant le libellé sur l’enveloppe. J’imagine qu’il le juge un peu mélodramatique, le genre de procédé que l’on trouve dans les romans policiers de gare. J’aurais pensé la même chose jusqu’à il y a un an. À présent, j’en suis venu à considérer que les romans policiers contiennent plus de vérités que tout le naturalisme social de M. Zola. Je l’encourage :
— Vas-y.
Puis j’allume une cigarette et regarde son expression tandis qu’il sort la lettre. Il lit à voix haute le paragraphe d’introduction : Je soussigné Marie-Georges Picquart, lieutenant-colonel au 4e d’infanterie coloniale, anciennement chef des services secrets du ministère de la Guerre, certifie sur l’honneur la véracité de l’information suivante, que, dans l’intérêt de la justice et de la vérité, il est impossible d’« étouffer » ainsi que l’on a tenté de…
Sa voix se perd. Il fronce les sourcils, puis lève les yeux vers moi.
— Il est encore temps d’arrêter, si tu ne veux pas être impliqué, lui rappelé-je. Je ne te le reprocherai pas le moins du monde. Mais je te préviens : si tu poursuis au-delà de ce paragraphe, tu te retrouveras devant les mêmes problèmes que moi.
— Voilà que tu rends les choses encore plus irrésistibles.
Et il reprend sa lecture, mais silencieusement cette fois, ses yeux suivant rapidement chaque ligne. Lorsqu’il a terminé, il gonfle les joues et pousse un gros soupir, puis il se carre contre le dossier de son siège et ferme les yeux.
— Combien de copies existe-t-il de cette lettre ?
— Il n’y a que celle-ci.
— Bon Dieu ! Un seul exemplaire ? Et tu l’as gardé sur toi depuis la Tunisie ? s’écrie-t-il en secouant la tête avec consternation. Bon, avant toute chose, il faut commencer par en faire au moins deux copies. Nous avons besoin au minimum de trois exemplaires. Qu’est-ce que tu as d’autre, dans ta vieille valise ?
— Il y a ça, réponds-je en lui remettant l’original de mon rapport à Boisdeffre : « Note du service de renseignements sur le commandant Esterhazy, 74e d’infanterie. » Et puis il y a ça…
Il s’agit de mes premiers échanges de lettres avec Gonse, après que je suis allé le voir à la campagne, où il me presse de ne pas étendre mon enquête d’Esterhazy à Dreyfus.
— Et il y a encore ça, dis-je en lui remettant la lettre d’Henry qui révèle l’existence d’une enquête sur mon comportement en tant que chef de la section de statistique.
Louis les lit rapidement et avec la plus complète concentration. Lorsqu’il a terminé, il les range de côté et me regarde avec la plus grande gravité.
— La question que je pose à tous mes clients dès le début, Georges — car, au fait, c’est bien ce que tu es maintenant, même si Dieu seul sait si je serai payé un jour —, la question que je pose toujours à mes clients est : Qu’est-ce que vous cherchez à obtenir ?
— Je veux que justice soit faite — et surtout, je tiens à ce que l’armée sorte de ce scandale avec le moins de dommages possibles : j’aime toujours l’armée. Et, en ce qui me concerne plus directement, je voudrais qu’on me rende ma carrière.
— Ah ! Tu pourrais sans doute obtenir gain de cause sur un point, ou, par miracle, sur deux, mais sur les trois, c’est impossible ! Je présume qu’il n’y a personne dans la hiérarchie militaire qui soit prêt à se battre à tes côtés ?
— Ce n’est pas comme ça que l’armée fonctionne. Malheureusement, nous avons affaire à quatre des plus hauts officiers du pays — le ministre de la Guerre, le chef de l’état-major, le chef des services de renseignements militaires et le commandant du 4e corps de l’armée (c’est le poste qu’occupe actuellement Mercier) — et tous les quatre sont plus ou moins impliqués dans cette histoire, sans parler de l’ensemble de la section de statistique. Ne me comprends pas mal, Louis. L’armée n’est pas complètement pourrie. Il y a plein de gens honnêtes et honorables dans le haut commandement. Mais s’il fallait en arriver là, ils feraient tous passer l’intérêt de l’armée d’abord. Aucun d’eux ne sera prêt à laisser le temple s’effondrer autour d’eux pour sauver un…
J’hésite sur le mot.
— Un Juif ? suggère Louis, et je ne réponds pas. Bon, reprend-il, si nous ne pouvons nous adresser à personne dans l’armée, alors à qui d’autre pouvons-nous confier les faits ?
Je m’apprête à répliquer quand on cogne violemment à la porte. La force des coups, le bon droit implicite, m’avertit qu’il s’agit d’une autorité officielle : la police. Louis ouvre la bouche pour parler, mais je lève la main pour lui intimer le silence. Je m’approche discrètement de la porte du salon, qui est vitrée et ornée de rideaux de dentelle, et regarde par l’interstice au moment où Anna émerge en lissant sa jupe du couloir qui mène à la cuisine. Elle croise mon regard, hoche la tête pour m’indiquer qu’elle sait quoi faire puis ouvre la porte d’entrée.
Je ne vois pas qui se tient derrière, mais je l’entends — une grosse voix masculine :
— Excusez-moi, madame, le colonel Picquart est-il ici ?
— Non, pourquoi voudriez-vous qu’il y soit ? Ce n’est pas chez lui.
— Sauriez-vous où il est, par hasard ?
— La dernière lettre que j’ai reçue de lui avait été postée en Tunisie. Mais puis-je vous demander qui vous êtes ?
— Pardonnez-moi, madame. Je suis juste un vieil ami de l’armée.
— Vous avez bien un nom ?
— Tenons-nous-en là, vous voulez bien ? Vous n’avez qu’à lui dire qu’un « vieux camarade de l’armée » le cherchait. Au revoir.
Anna ferme la porte et met le verrou. Elle me regarde, et je lui souris. Elle s’en est bien sortie. Je me tourne vers Louis.
— Ils savent que je suis à Paris.
Louis s’en va peu après en emportant avec lui tous mes documents sauf ma lettre au président de la République, dont il me recommande de faire deux copies. Je veille bien après que Jules et Anna sont partis se coucher, assis à la table de la cuisine avec une plume et de l’encre — de nouveau l’anarchiste qui assemble sa bombe. Le procès de Dreyfus a été conduit avec une légèreté sans précédent, en partant de l’idée préconçue que Dreyfus était coupable et au mépris de la légalité la plus élémentaire…
Louis revient le lendemain à la même heure, tard dans l’après-midi. Anna l’introduit dans le salon. Je l’embrasse, puis vais à la fenêtre et scrute la rue.
— Tu crois qu’on a pu te suivre ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
Je tends le cou pour vérifier les deux côtés de la rue Cassette.
— Je ne vois personne qui surveille l’immeuble. Mais ces gens sont forts, malheureusement. Je crois qu’il serait plus sage de faire comme si tu l’étais.
— Je suis d’accord. Et maintenant, mon ami, as-tu copié ta lettre ? Parfait, dit-il en prenant les exemplaires pour les ranger dans sa serviette. Je peux en garder un dans mon coffre et en envoyer un autre dans un coffre de banque à Genève. Réjouis-toi, mon cher Georges ! ajoute-t-il avec un sourire. Comme ça, même si tu te fais tuer et qu’ils me tuent ensuite, il faudra encore qu’ils envahissent la Suisse !
Mais une nouvelle journée passée cloîtré dans l’appartement de ma sœur ne m’a pas mis d’humeur à rire.
— Je ne sais pas, Louis. Je me demande s’il ne serait pas moins risqué de tout livrer aux journaux et d’en rester là.
— Oh non, non, non ! proteste Louis, très inquiet. Ce serait fatal — à la fois pour toi et pour Dreyfus. J’ai beaucoup réfléchi à toute la question. Cette lettre du commandant Henry, dit-il en la sortant, est vraiment très intéressante, tu sais — très rusée en fait. Ils ont visiblement préparé des plans d’urgence au cas où tu divulguerais tes informations, mais ça ne s’arrête pas là : ils veulent que tu comprennes pleinement en quoi consistent ces plans d’urgence.
— Pour me faire peur ?
— Oui, et c’est parfaitement logique, quand on y réfléchit. Leur premier objectif, c’est que tu ne fasses rien. Ils veulent donc te montrer à quel point ils peuvent te pourrir la vie si tu essaies de faire quoi que ce soit.
Il examine la lettre et poursuit :
— D’après ce que je comprends, en réalité, le commandant Henry prétend ici que tu as tenté de faire porter le chapeau à Esterhazy : d’abord en montant une opération contre lui, ensuite en essayant de soutirer de faux témoignages à tes collègues au sujet de pièces à conviction, et enfin en laissant filtrer des informations secrètes pour saper le résultat du procès Dreyfus. De toute évidence, ce sera leur ligne de défense si jamais tu allais voir la presse : ils diront que tu travaillais pour les Juifs depuis le début.
— C’est ridicule !
— C’est ridicule, j’en conviens. Mais beaucoup de gens seront tout à fait prêts à le croire.
Je vois bien qu’il a raison.
— Bon, alors si je ne m’adresse pas directement aux journaux, je devrais peut-être joindre de mon côté la famille Dreyfus pour au moins leur donner le nom d’Esterhazy ?
— J’y ai réfléchi aussi. Manifestement, la famille fait preuve d’une loyauté admirable envers leur malheureux capitaine. Mais en tant qu’avocat représentant tes intérêts, je dois me demander s’ils se montreront aussi loyaux envers toi ? Le nom d’Esterhazy apporterait bien entendu une aide précieuse à leur cause. Mais il aurait infiniment plus de prix si l’on savait que cette information venait de toi — le chef du service des renseignements en personne.
— Tu penses qu’ils me désigneraient comme étant leur source ?
— Si leur objectif est de libérer Dreyfus, ils y seront pratiquement obligés. Et je ne pourrais pas leur reprocher de le faire, si ? De toute façon, même s’ils ne livraient pas eux-mêmes ton nom, je suis certain qu’il ne faudrait pas plus d’un jour ou deux pour qu’il circule. Tu es surveillé, et eux aussi. Et, malheureusement, une fois que ton nom sera dévoilé, cela donnera à l’état-major toutes les preuves nécessaires pour convaincre la plupart que tu conspirais pour faire libérer Dreyfus depuis le début. C’est pour ça que je dis que cette lettre d’Henry est très rusée.
— Donc, je suis coincé ?
— Pas tout à fait. Nous devons réfléchir d’un point de vue tactique. Comment appelez-vous ça, vous les soldats, quand vous contournez l’ennemi plutôt que de l’attaquer de front ?
— Un débordement ?
— Un débordement, oui, c’est cela — il faut qu’on les déborde. Tu ne dois parler à personne : ça ne jouerait qu’en leur faveur. Tu dois me laisser faire. Je vais transmettre ton information, mais au lieu de le faire aux journaux ou au camp Dreyfus, je la remettrai à un personnage public d’une intégrité irréprochable.
— Et qui pourrait être ce parangon de probité ?
— J’ai passé la majeure partie de la nuit dernière à me creuser la tête, et, ce matin, ça m’est venu pendant que je me rasais. Avec ta permission, je m’adresserai au vice-président du Sénat, Auguste Scheurer-Kestner.
— Pourquoi lui ?
— Pour commencer, c’est un vieil ami de la famille — mon père lui donnait des cours de mathématiques — et donc, je le connais. C’est un Alsacien, ce qui est toujours rassurant. Il est riche, ce qui lui donne de l’indépendance. Mais surtout, c’est un patriote. Il n’a jamais rien fait de sordide ni d’intéressé de sa vie. Ton ami le commandant Henry pourra toujours essayer de faire passer ce vieil Auguste pour un traître !
Je me détends un peu et envisage l’option. L’autre avantage que présente Scheurer-Kestner est de faire partie de la gauche modérée, mais avec plein d’amis à droite. Il est d’un tempérament à la fois conciliant et déterminé.
— Et que fera le sénateur de cette information ?
— Ce sera à lui d’en décider. Connaissant son sens du compromis, je suppose qu’il va d’abord s’adresser au gouvernement pour essayer de régler les choses de cette façon. Il n’ira voir la presse que si les autorités ne veulent rien entendre. Mais, avant toute chose, j’établirai clairement que ton nom ne doit en aucun cas être mentionné comme étant la source de l’information. Nul doute que l’état-major saura que tu es derrière, mais ils auront beaucoup de mal à le prouver.
— Et moi, qu’est-ce que je deviens ? Qu’est-ce que je fais pendant toute la procédure ?
— Rien. Tu retournes en Tunisie et tu mènes une existence irréprochable — ils pourront te suivre autant qu’ils voudront ! Ils ne trouveront rien de fâcheux. Rien que ça, ça les rendra fous ! En bref, mon cher Georges, tu te contentes de rester dans le désert et d’attendre qu’il se passe quelque chose.
Le dernier jour de ma permission, alors que Jules est parti travailler et que ma valise est déjà prête pour le train du soir, on frappe encore à la porte — des coups plus doux cette fois, presque hésitants. Je pose mon livre et écoute Anna faire entrer le visiteur. Un instant plus tard, la porte du salon s’ouvre sur Pauline. Elle me regarde sans un mot. Derrière elle, Anna met son chapeau.
— Je dois sortir pour une heure, annonce-t-elle d’un ton bref avant d’ajouter, avec un mélange de tendresse et de désapprobation : mais attention, seulement pour une heure.
Nous faisons l’amour dans la chambre des enfants, sous l’œil vigilant d’une rangée des anciens petits soldats de mon neveu. Après, couchée dans mes bras, Pauline me dit :
— Tu allais vraiment retourner en Afrique sans même essayer de me voir ?
— Pas par choix, mon amour.
— Sans même m’envoyer un mot ?
— J’ai peur de te nuire, si nous continuons comme ça.
— Je m’en moque.
— Je te promets que tu ne t’en moqueras pas, parce que tu ne seras pas la seule à en pâtir. Il y a les filles aussi.
Elle se redresse soudain. Elle est tellement en colère qu’elle ne se donne pas la peine de se couvrir avec un drap comme elle le fait habituellement. Ses cheveux sont lâchés, emmêlés, et, pour la première fois, je remarque quelques fils gris parmi le blond. Sa peau est rose après l’amour, et elle a de la sueur entre les seins. Elle est magnifique.
— Tu n’as pas le droit, proteste-t-elle, après toutes ces années, de prendre des décisions qui nous concernent tous les deux sans même m’en parler. Et ne te sers pas de mes filles comme excuse !
— Chérie, attends…
— Non ! Ça suffit !
Elle fait mine de se lever, mais je la retiens par les épaules. Elle tente de se dégager. Je la plaque contre le lit et l’empêche de bouger. Elle halète et se débat sous moi, mais elle est moins forte qu’elle ne le paraît malgré sa rage, et je n’ai aucune peine à l’immobiliser.
— Pauline, écoute-moi, la pressé-je à voix basse. Il ne s’agit pas de simples ragots — les gens parlent déjà derrière notre dos dans notre entourage, et je ne serais pas surpris que Philippe sache déjà pour nous depuis des années — même quelqu’un qui travaille au ministère des Affaires étrangères ne peut pas être aveugle à ce point.
— Ne parle pas de lui ! Tu ne sais rien de lui !
Incapable de me repousser, elle cogne sa tête contre l’oreiller avec emportement. Je continue.
— Les commérages, c’est une chose — si ça se limite aux commérages, on peut les ignorer. Mais je te parle de dénonciation publique et d’humiliation. Je te parle de la puissance de l’État mise en œuvre pour nous écraser, pour nous donner en pâture aux journaux et aux tribunaux, pour inventer les pires mensonges sur nous et les présenter comme la vérité. Rien ne pourra résister à ça. Tu crois que je suis loin de chez moi depuis sept mois par choix ? Et ce n’est qu’un tout petit aperçu de ce qu’ils peuvent nous faire subir.
Je la lâche et m’assois au bord du lit en lui tournant le dos. Elle ne bouge pas. Après un silence, elle lance :
— J’imagine qu’il est inutile de te demander ce qui a pu gangrener nos vies de la sorte ?
— Je ne peux en parler à personne d’autre qu’à Louis. Et je ne l’ai fait que parce qu’il est mon avocat. S’il se passe quoi que ce soit, c’est vers lui que tu dois te tourner. Il est sage.
— Et combien de temps ça va durer ? Jusqu’à la fin de nos jours ?
— Non, encore quelques semaines — peut-être un mois ou deux. Et puis la tempête va éclater, et tu sauras de quoi il retourne.
Elle garde le silence un instant, puis s’enquiert :
— Pouvons-nous au moins nous écrire ?
— Oui, mais il faudra prendre des précautions.
Je me lève et, toujours nu, vais chercher un crayon et du papier au salon. C’est un soulagement de faire quelque chose de concret. Lorsque je reviens, elle s’est assise sur le lit et serre ses genoux dans ses bras.
— Je me suis arrangé avec Louis pour monter une boîte à lettres chez un ami, avenue de la Motte-Picquet — voici l’adresse. Je t’enverrai mes lettres là-bas. Arrange-toi pour que ce soit quelqu’un d’autre que toi qui aille les récupérer. Je ne mettrai pas ton nom sur l’enveloppe ni même dans les lettres. Et je ne les signerai pas. Et tu ne devras pas signer tes lettres non plus, ni mettre quoi que ce soit dedans qui puisse laisser deviner qui tu es.
— Les gens du gouvernement vont-ils vraiment s’amuser à lire nos lettres ?
— Oui, c’est pratiquement certain, beaucoup de gens — des ministres, des officiers de l’armée, des policiers. Il y a une précaution que tu peux prendre, aussi, même si cela pourrait avoir pour conséquence que je ne reçoive jamais la lettre. Sers-toi de deux enveloppes, et enduis entièrement la première de gomme avant de la glisser dans la seconde, afin qu’elle y adhère complètement. De cette façon, on ne pourra pas l’ouvrir et la recacheter ensuite, ce qui veut dire que, s’ils essaient de lire la lettre, ils seront obligés de la garder, et ils ne voudront peut-être pas être aussi peu discrets que ça. Je ne sais pas… ça vaut la peine d’essayer.
Elle penche la tête de côté et m’observe avec stupéfaction, comme si elle me voyait réellement pour la première fois.
— Comment sais-tu toutes ces choses ?
Je la prends dans mes bras.
— Je m’excuse, lui dis-je. C’était mon travail.
Quatre mois s’écoulent.
Par-delà la place de terre battue, dissimulé derrière son écran de palmiers poussiéreux, le Cercle militaire de Sousse donne toujours sur la mer. Le reflet de la Méditerranée reste plus violemment métallique que jamais, et le même garçon en longue tunique brune mène à la même heure, en fin d’après-midi, une chèvre par une corde. La seule différence, c’est que maintenant, le garçon me fait un signe de la main et que je le salue en retour, car je suis devenu une vision familière. Comme toujours, après déjeuner, je m’assois seul près de la fenêtre pendant que mes compagnons d’armes continuent de jouer aux cartes, de somnoler ou de lire les journaux français vieux de quatre jours. Nul ne m’approche.
Nous sommes le vendredi 29 octobre 1897, et j’ai vérifié tous ces journaux périmés chaque jour depuis mon retour de Paris sans tomber une seule fois sur le nom de Dreyfus. Je commence à avoir peur qu’il ne soit arrivé quelque chose à Louis.
Suivant la tradition, vers trois heures, un jeune planton franchit la haute porte vitrée avec le courrier du jour. Ce n’est plus Savignaud — celui-ci est parti, arrêté pour conduite immorale avec un marchand d’huile d’olive local, condamné à neuf jours d’arrêts avant d’être envoyé Dieu sait où. Son remplaçant est un jeune Arabe, Jamel, et si c’est un espion, ce qui est certainement le cas, il est trop doué pour que j’arrive à le démasquer. Du coup, je regrette presque Savignaud et sa maladresse familière.
Jamel s’approche discrètement de mon fauteuil et salue.
— Vous avez un télégramme, mon colonel.
Il vient de l’état-major de Tunis : Le ministre de la Guerre enjoint aujourd’hui au colonel Picquart de se rendre immédiatement à El-Ouatia afin d’enquêter et si possible de vérifier les rumeurs de rassemblements de cavaliers bédouins hostiles sur la frontière tripolitaine. Présentez-vous au rapport pour que nous discutions des implications de votre mission avant votre départ. Cordialement. Leclerc.
— Y a-t-il une réponse, mon colonel ? s’enquiert Jamel.
Je suis tout d’abord trop surpris pour parler. Je relis le télégramme, juste pour m’assurer qu’il ne s‘agit pas d’une hallucination.
— Oui, finis-je par répondre. Vous voulez bien télégraphier au général Leclerc que je viens au rapport dès demain ?
— Bien sûr, mon colonel.
Lorsque Jamel s’est enfoncé de sa démarche ondulante dans la chaleur du dehors, je me replonge dans le télégramme. El-Ouatia ?
Le lendemain matin, je prends le train de Tunis. J’ai un dossier dans ma serviette : « Rapport des services de renseignements sur l’assassinat du marquis de Morès ». Je le connais bien : c’est moi qui l’ai rédigé — l’une des rares missions effectives dont j’ai pu m’acquitter pendant mon séjour en Afrique.
Morès, antisémite fanatique et l’un des duellistes les plus en vue du moment, débarqua en Tunisie deux ans plus tôt avec le projet insensé de mener une révolte arabe contre les intérêts britanniques, en commençant par une expédition dans le Sahara tunisien — région au-delà des lois et de la civilisation, que des caravanes de bédouins traversent encore en traînant des colonnes d’esclaves noirs enchaînés par le cou. Néanmoins, ignorant tous les avertissements, il se mit en route avec une escorte de trente chameliers et suivit la côte jusqu’à Gabès avant de s’enfoncer vers le sud en plein désert.
Chevauchant un chameau et entouré de six Touaregs qu’il considérait comme le cœur de son armée personnelle, Morès leva le camp au matin du 8 juin de l’année dernière. Il devançait le reste de son expédition de près de deux kilomètres lorsque des guerriers bédouins surgirent autour de lui. À cet instant, les Touaregs de son escorte rapprochée se jetèrent sur lui et tentèrent de s’emparer de sa Winchester et de son revolver. Morès tua deux de ses assaillants avec son revolver, en blessa mortellement un troisième et courut sur une quarantaine de mètres jusqu’à l’arbre le plus proche, tuant au passage deux autres de ses poursuivants. Il se jeta alors à genoux, rechargea ses armes et attendit le renfort des hommes restés en arrière. Or ceux-ci, trop effrayés ou trop perfides pour agir, s’étaient arrêtés à un kilomètre de là. La chaleur du soleil fut bientôt intolérable. Un Touareg s’avança sous prétexte de vouloir parlementer avec le marquis — en réalité pour déterminer combien de munitions il lui restait. Désespéré, Morès le saisit à la gorge et le garda en otage. L’homme parvint à se libérer peu après, et Morès le tua d’un coup de feu. Mais la distraction avait suffi à ses assassins pour se rapprocher. Le marquis fut touché par une balle de fusil dans la nuque. On découpa sa ceinture et prit les cent quatre-vingts pièces d’or qu’elle contenait. Son cadavre fut déshabillé et mutilé.
Le 2e Bureau voulait savoir si les services secrets britanniques étaient derrière ce meurtre. Je pus leur assurer que ce n’était pas le cas. Cependant, la véritable leçon à tirer de ce déplorable épisode était claire : s’aventurer aussi loin au sud sans une brigade d’infanterie complète encadrée d’artilleurs et de cavaliers serait suicidaire. Le nom du lieu où Morès s’est fait tuer n’est autre qu’El-Ouatia.
Le train arrive à Tunis en début d’après-midi. Comme d’habitude, je dois me frayer un chemin à travers la foule des quais pour atteindre la file des fiacres : comme d’habitude il y a un gamin à côté qui vend La Dépêche tunisienne. Je lui donne cinq centimes, m’installe dans le fiacre, et retiens soudain mon souffle, car elle est là — la justification de ma mission suicide — en plein milieu de la première page. J’aurais dû le deviner :
L’AFFAIRE DREYFUS : Paris, 8 h 35 m. — Le vice-président du Sénat, M. Scheurer-Kestner, a fait hier soir sensation en informant L’Agence nationale : « Je viens d’acquérir la conviction que le capitaine Dreyfus est innocent et je ferai tout pour le prouver, en obtenant non seulement un verdict d’acquittement à la révision de son procès, mais aussi que pleine justice lui soit rendue et sa complète réhabilitation. » 10 h 15 m. Le Matin donne d’autres commentaires de M. Scheurer-Kestner : « Quelles méthodes vais-je employer pour révéler la vérité ? Et quand vais-je les mettre en œuvre ? Pour l’instant, cela demeure mon secret. Je n’ai transmis le dossier qui se trouve en ma possession à personne, pas même, comme on a pu le suggérer, au président de la République. »
Un seul paragraphe, rien de plus. A fait hier soir sensation… c’est un peu comme de ressentir l’onde de choc atténuée d’une explosion puissante, mais lointaine. Tandis que le fiacre remonte l’avenue de France dans un bruit de sabots, je contemple les façades des bâtiments officiels et des immeubles d’habitation dont l’ocre et le blanc rutilent sous le soleil de l’après-midi, et je n’en reviens pas de leur trouver une apparence si normale. Je n’arrive pas à assimiler ce qui s’est produit. J’ai l’impression d’être détaché de mon environnement, comme si je me trouvais dans un rêve.
À l’état-major, l’aide de camp de Leclerc vient me chercher. Je le suis dans un vaste corridor puis devant un bureau ou un sergent se tient courbé au-dessus d’une machine à écrire et tape chaque lettre avec une lenteur insupportable. Leclerc lui-même ne paraît pas se rendre compte de l’énormité de ce qui vient de se produire à Paris. De toute évidence, il ne lit pas La Dépêche — ou s’il la lit, il n’a pas établi le rapport avec moi. Pourquoi l’aurait-il fait ?
Il m’accueille avec bonne humeur. Je lui remets mon rapport sur l’assassinat de Morès. Il y jette un coup d’œil rapide et hausse les sourcils.
— Ne vous en faites pas, Picquart, me dit-il en me le rendant. Je m’assurerai que vous ayez de belles funérailles. Vous pouvez déjà choisir les hymnes avant de partir.
— Merci, mon général. J’apprécie.
Il s’approche de la carte du protectorat français fixée au mur de son cabinet.
— Ça fait une sacrée expédition, je dois dire. Ils n’ont donc pas de cartes, de nos jours, à Paris ?
Il suit le trajet qui part de Tunis, tout au nord, suit la côte en passant par Sousse, Sfax et Gabès, puis continue de descendre vers le sud à travers l’immensité du désert jusqu’à la frontière tripolitaine, où la carte ne présente plus ni route ni colonie.
— Cela doit bien faire dans les huit cents kilomètres, constate-t-il. Et, tout au bout, c’est une région qui grouille de bédouins hostiles.
— Ce n’est guère encourageant. Puis-je vous demander d’où sont venus les ordres ?
— Oui, j’imagine que vous pouvez — ils sont venus du général Billot lui-même.
Leclerc remarque mon expression sinistre, et cela ne fait qu’accroître son amusement.
— Je me dis que vous avez au moins dû coucher avec sa femme ! plaisante-t-il encore, puis, voyant que je ne souris pas, il prend une expression grave. Écoutez, ne vous inquiétez pas, mon cher colonel. Il s’agit certainement d’une erreur. Je lui ai déjà envoyé un télégramme pour lui rappeler que c’est justement l’endroit où Morès s’est fait tuer il n’y a pas un an.
— Et il a répondu ?
— Pas encore, non.
— Mon général, je ne pense pas que ce soit une erreur.
Il redresse la tête et me dévisage, interloqué. Je reprends :
— Lorsque j’étais à Paris, je dirigeais la section des renseignements secrets de l’état-major. C’est à ce titre que j’ai fait certaines découvertes révélant qu’il y avait un traître dans l’armée, et que c’était lui qui avait commis les crimes pour lesquels le capitaine Dreyfus a été condamné.
— Bon Dieu, c’est vrai ?
— J’en ai averti mes supérieurs, y compris le général Billot, en recommandant de faire arrêter le véritable espion. Ils ont refusé.
— Même si vous aviez des preuves ?
— Cela aurait impliqué d’admettre que Dreyfus est innocent. Et cela aurait aussi mis en évidence… eh bien, disons, certaines irrégularités dans la conduite de cette affaire.
Leclerc lève l’index pour m’arrêter.
— Attendez — je suis un peu lent — trop d’années passées sous le soleil. Soyons clairs. Seriez-vous en train de me suggérer que le ministre veut vous envoyer dans cette mission périlleuse parce qu’il souhaite se débarrasser de vous ?
Pour toute réponse, je lui tends La Dépêche tunisienne. Leclerc regarde longuement l’article, puis il demande :
— C’est donc vous qui avez informé M. Scheurer-Kestner, si je comprends bien ?
Je lui sers la formule mise au point avec Louis :
— Je ne lui ai pas donné la moindre information moi-même, mon général.
— Et je présume que c’est pour cela que vous étiez si pressé de vous rendre à Paris, cet été ?
Je me réfugie de nouveau dans un commentaire évasif :
— Je regrette sincèrement si je vous ai causé le moindre embarras. On me menaçait d’une action disciplinaire si j’osais protester contre le traitement dont je fais l’objet. J’ai éprouvé la nécessité de rentrer à Paris pour m’entretenir avec mon avocat.
— C’est tout à fait inacceptable, colonel.
— Je comprends, mon général, et je m’en excuse. Je ne savais pas quoi faire d’autre.
— Non, je ne parle pas de vous — c’est le comportement de Billot qui est inacceptable. Et ces gens ont le culot de se croire supérieurs aux Africains ! Malheureusement, ajoute-t-il en me rendant mon journal, je ne peux pas contrevenir à un ordre direct du chef de l’armée. Mais je peux l’entraver. Retournez à Sousse et faites comme si vous vous prépariez à partir dans le Sud. Pendant ce temps, je vais voir ce que je peux faire. De toute façon, si ce que vous dites de Billot est vrai, il ne va pas rester ministre très longtemps.
Le lendemain, dimanche, le planton qui s’occupe du Cercle militaire de Sousse apporte les journaux peu après onze heures. Le reste de la garnison est à l’église. J’ai l’endroit pour moi seul. Je commande un cognac, prends l’un des deux exemplaires du Cercle de La Dépêche tunisienne et vais m’installer à ma place habituelle, près de la fenêtre.
L’AFFAIRE DREYFUS. Paris, 8 h 35 m. — Les journaux gardent la conviction que M. Scheurer-Kestner a été circonvenu par la famille de l’ex-capitaine Dreyfus, mais ils réclament maintenant une prompte et complète lumière. Un rédacteur du Figaro a interviewé M. Scheurer-Kestner, qui renouvelle l’expression de sa conviction. Pour lui, Dreyfus est innocent, mais il a déclaré qu’il ne révélerait rien avant d’avoir saisi de l’affaire les ministres compétents. Le Figaro ajoute que c’est aujourd’hui que M. Scheurer-Kestner verra le président du Conseil et les ministres de la Guerre et de la Justice.
C’est un cauchemar de devoir rester ici sans savoir ce qui se passe. Je décide d’envoyer un télégramme à Louis. Je termine mon cognac et me rends à pied jusqu’au nouveau bureau de poste, près du port. Mais alors, le courage me manque et je traîne dix minutes au Bar de la Poste, à fumer une cigarette et regarder une dizaine d’autres expatriés jouer aux boules sur la place poussiéreuse. La vérité, c’est que le moindre message que je pourrais envoyer ou recevoir serait certainement intercepté, et tous les codes que je pourrais inventer ne tiendraient pas plus de quelques minutes entre les mains des spécialistes.
Mardi, les journaux de Paris sortis le vendredi précédent arrivent enfin à Sousse. Ils contiennent les premiers articles sur l’intervention de Scheurer-Kestner dans l’affaire Dreyfus. Le Figaro, Le Matin, La Libre Parole, Le Petit Parisien et les autres circulent dans le Cercle et suscitent l’indignation de mes compagnons. De mon poste près de la fenêtre, je les entends parler. « Tu crois que ce type, Scheurer-Kestner, est aussi un Juif ? — Oh, avec un nom pareil, s’il n’est pas juif, il doit être allemand… — C’est une insulte qui salit l’armée — espérons que quelqu’un va lui demander réparation… — Oui, on pouvait dire ce qu’on voulait de Morès, mais il aurait su s’occuper de cette crapule… »
— Qu’est-ce que vous pensez de tout ça, mon colonel, si on peut vous poser la question ?
J’ai tellement peu l’habitude que l’on s’adresse à moi au Cercle qu’il me faut un moment pour comprendre qu’ils me parlent. Je pose mon roman et me tourne sur mon siège. Une demi-douzaine de visages hâlés et moustachus me regardent.
— Pardon, dis-je. Qu’est-ce que je pense de… ?
— De ce bobard comme quoi Dreyfus est innocent ?
— Oh, ça ? Sale affaire, n’est-ce pas ? Très sale affaire.
Ce petit commentaire semble les satisfaire, et je retourne à mon livre.
Le mercredi est calme. Puis, le jeudi, La Dépêche annonce du nouveau :
L’AFFAIRE DREYFUS. Paris, 8 h 25 m. — L’affaire Dreyfus vient d’entrer dans une phase décisive. M. Scheurer-Kestner s’est rendu hier soir au ministère de la Guerre pour communiquer au général Billot les documents qu’il possède sur le cas de l’ex-capitaine. La conférence a été longue et le secret le plus absolu est gardé… 9 h 10 m. — Le Figaro indique que M. Scheurer a vu hier M. Méline au sujet de l’affaire Dreyfus.
Cette nuit-là, je reste éveillé dans mon lit, ma porte verrouillée et mon revolver sous mon oreiller, à écouter l’appel à la prière d’avant l’aube du minaret voisin. Je m’amuse à m’imaginer les réunions de crise dans le cabinet de Billot : le ministre qui tempête, Gonse qui fait tomber nerveusement de la cendre de cigarette sur sa tunique, Boisdeffre figé, Henry ivre ; je pense à Gribelin courant d’un fichier à l’autre pour tenter d’exhumer des bouts de preuve contre Dreyfus, et à Lauth ouvrant mes lettres à la vapeur et essayant de déchiffrer le code caché par lequel j’arrive à contrôler les événements. Cet anéantissement imaginaire de mes ennemis me fait exulter.
Et c’est alors que mes ennemis commencent à riposter.
Le premier coup est un télégramme. Jamel me l’apporte à la première heure à mon bureau. Il a été expédié la veille à la poste de la Bourse, à Paris : On a des preuves que le bleu a été fabriqué par Georges. Blanche.
Blanche ?
C’est comme une menace chuchotée à l’oreille par un inconnu au milieu d’une foule, lequel disparaît avant qu’on ait le temps de se retourner. J’ai conscience que Jamel étudie ma réaction. Le message, bien qu’il n’ait aucun sens, a quelque chose de sinistre, en particulier l’usage du prénom de Blanche.
— Je n’y comprends rien, dis-je à Jamel. Il y a peut-être eu un problème de transmission. Vous voulez bien retourner au bureau du télégraphe pour leur demander confirmation ?
Il revient plus tard dans la matinée.
— Il n’y a pas de doute, mon colonel. Ils ont vérifié à Paris, et le texte est correct. Et il y a ça qui vient d’arriver pour vous, en courrier réadressé par Tunis.
Il me remet une lettre. Sur l’enveloppe, qui porte la mention « urgent », mon nom est orthographié Piquart. Je reconnais vaguement l’écriture. Et voilà : le second coup.
— Merci, Jamel.
J’attends qu’il soit sorti avant d’ouvrir la lettre.
Mon colonel
J’ai reçu ces jours-ci une lettre dans laquelle vous êtes formellement accusé d’avoir ourdi contre moi la plus abominable machination pour me substituer à Dreyfus. Dans cette lettre, il est dit, entre autres choses, que vous avez soudoyé des sous-officiers pour avoir des spécimens de mon écriture. Le fait est exact, je l’ai vérifié. Il est dit aussi que vous avez détourné du ministère de la Guerre des documents confiés à votre honneur, pour en composer un dossier clandestin que vous avez livré aux amis du traître. Le fait du dossier clandestin est exact, puisque j’ai aujourd’hui en ma possession une des pièces soustraites à ce dossier.
Devant une aussi monstrueuse accusation, et malgré les preuves qui m’ont été données, j’hésite à croire qu’un officier supérieur de l’armée française ait pu trafiquer des secrets de son service, pour tâcher de substituer un de ses camarades au misérable, du crime duquel il avait les preuves. Il est impossible que vous vous dérobiez à une explication franche et nette.
Une lettre de protestation du traître, écrite de la même main que le bordereau — on est presque obligé d’admirer l’impudence du personnage ! Puis les questions m’assaillent bientôt : comment connaît-il mon nom ? Comment sait-il que je suis en Tunisie ? Ou que j’ai obtenu des échantillons de son écriture ? Sans soute par l’auteur de cette « lettre anonyme ». Mais qui pouvait être l’auteur d’une telle lettre ? Henry ? Est-ce à cela que la logique de la position de l’état-major les a conduits — à aider le coupable à fuir la justice pour s’assurer que l’innocent resterait bien en prison ? Je sors le télégramme. On a des preuves que le bleu a été fabriqué par Georges. Blanche. Qu’est-ce qu’ils préparent ?
Le lendemain, Jamel m’apporte un autre télégramme, une nouvelle énigme menaçante : Arrêtez le Demi-Dieu, tout est découvert. Affaire très grave. Speranza. Ce message a été envoyé de la poste de la rue Lafayette, à Paris, et le même jour, en fait, que le télégramme Blanche, mais il lui a fallu vingt-quatre heures de plus pour me parvenir parce que, comme la lettre d’Esterhazy, elle m’a été par erreur envoyée à Tunis.
Je n’ai jamais rencontré personne prénommé Speranza — je sais seulement que cela signifie « espoir » en italien — mais « le Demi-Dieu » est le surnom que Blanche donne à notre camarade wagnérien et ami commun le capitaine William Lallemand. Et la seule personne ayant un lien avec la section de statistique et qui soit susceptible de connaître ce détail obscur de notre petit cercle est l’ancien amant de Blanche, du Paty.
Du Paty. Oui — bien sûr — à peine le nom me vient-il à l’esprit que c’est évident : on a engagé du Paty pour aider à concevoir cette sinistre production ; son style gothique décadent, mi-Dumas, mi-Fleurs du Mal, est inimitable. Mais s’il y a un an ou deux la menace d’un personnage aussi ridicule aurait pu me faire rire, je pense désormais autrement. J’ai vu maintenant de quoi il est capable. Et c’est là que je prends conscience que l’on me fait entrer dans le même costume de condamné que Dreyfus.
L’écho de la détonation suivante, le mercredi 17 novembre, a de quoi ébranler jusqu’aux palmiers endormis du Cercle militaire de Sousse :
LETTRE DU FRÈRE DE DREYFUS : Paris, 2 h. s. — Voici le texte d’une lettre que le frère de Dreyfus vient d’adresser au ministre de la Guerre : « Monsieur le ministre, la seule base de l’accusation dirigée, en 1894, contre mon malheureux frère est une missive non signée, non datée, établissant que des documents militaires confidentiels ont été livrés à l’agence d’une puissance étrangère. J’ai l’honneur de vous faire connaître que l’auteur de cette pièce est le comte Walsin Esterhazy, commandant d’infanterie, mis en non-activité pour infirmités temporaires au printemps dernier. L’écriture du commandant Walsin Esterhazy est identique à celle de cette pièce. Je ne puis douter, monsieur le ministre, que connaissant l’auteur de la trahison pour laquelle mon frère a été condamné, vous ne fassiez prompte justice. Veuillez agréer, monsieur le ministre, l’hommage de mon profond respect. Mathieu Dreyfus. »
Je le lis après déjeuner, puis bats en retraite près de la fenêtre, où je feins d’être plongé dans un roman. Derrière moi, La Dépêche passe de mains en mains. « Eh bien, dit un officier, ça y est — c’est bien des Juifs, ça… ils se serrent les coudes et ne lâchent jamais. — Moi, fait un autre, je me sens vraiment désolé pour cet Esterhazy. » Puis un troisième, le capitaine qui regardait Savignaud avec convoitise, ajoute : « Regardez, là, ils disent qu’Esterhazy a écrit au général Billot : “Je lis dans les journaux de ce matin l’infâme accusation qui est portée contre moi. Je vous demande de faire une enquête et me tiens prêt à répondre à toutes les accusations.” — Bravo à lui, renchérit le premier, mais quelles chances aura-t-il contre l’or des Juifs ? » Et le capitaine de répondre : « C’est bien vrai — on devait peut-être lancer une souscription pour ce pauvre vieil Esterhazy ? Je suis prêt à donner vingt francs. »
Le lendemain, je vais faire une longue promenade à cheval le long de la côte pour m’éclaircir les idées. Au large, d’énormes nuages se bousculent vers le nord, traînant derrière eux des rideaux d’un crachin funèbre. C’est le début de la saison des pluies. J’éperonne ma monture et galope vers la tour de guet du Ribat, la forteresse-couvent vieille de plus de mille ans et distante d’une quinzaine de kilomètres. Tandis que je me rapproche, elle se dresse, pâle contre la mer sombre. J’envisage de gagner le petit port de pêche, mais le ciel est maintenant aussi noir que de l’encre de seiche et, au moment où je m’apprête à rentrer au camp, le nuage le plus proche crève comme un sac éventré, déversant une pluie froide et drue.
Lorsque je parviens au camp, je file directement chez moi me changer. La porte, que je suis certain d’avoir verrouillée, est ouverte, et je trouve Jamel, qui se tient au milieu de mon salon avec un air coupable. Quelques secondes plus tôt, je l’aurais surpris en pleine fouille, mais à présent, j’ai beau regarder autour de moi, je ne vois rien de dérangé.
— Allez me chercher de l’eau, ordonné-je d’un ton sec. J’ai besoin d’un bain.
— Oui, mon colonel.
Quand j’arrive au Cercle militaire, il est trop tard pour déjeuner, et je sens à l’instant où j’entre qu’il s’est passé quelque chose d’important. Les conversations cessent tandis que je gagne ma place habituelle. Plusieurs officiers s’empressent de vider leur verre et s’en vont. La Dépêche d’aujourd’hui a été soigneusement, délibérément placée sur mon fauteuil, pliée pour mettre en avant un article en première page.
ESTERHAZY ACCUSE LE COLONEL PICQUART. Paris 10 h 35 m. — Dans une interview donnée au Matin, Esterhazy dit : « Tout ce qui s’est passé est de la responsabilité du colonel Picquart. C’est un ami de la famille Dreyfus. Il a ouvert une enquête sur moi il y a quinze mois, alors qu’il était au ministère de la Guerre. Il voulait me détruire. M. Scheurer-Kestner a reçu toutes ses informations de l’avocat de Picquart, Maître Leblois, qui est allé dans le cabinet du colonel et a eu accès à des dossiers secrets. La conduite du colonel a été jugée tellement effroyable par ses supérieurs qu’ils l’ont envoyé en disgrâce en Tunisie. »
C’est la première fois de ma vie que je vois mon nom imprimé dans un journal. Je me représente tous les gens que je connais, mes amis et ma famille en France, qui le découvrent à l’improviste. Que vont-ils penser ? Je suis censé être un espion, un homme de l’ombre. Et voilà que je suis pris dans un faisceau de lumière.
Il y a davantage.
CHEZ MAÎTRE LEBLOIS. Suivant Le Matin : « À minuit, après notre interview du commandant Esterhazy, nous nous présentons à la porte de Maître Leblois, avocat à la cour d’appel — au 96, rue de l’Université — mais la porte reste close. Nous sonnons de nouveau. La porte ne s’ouvre pas. Mais une voix se fait entendre à l’intérieur : « Qui est là ? Qu’est-ce que vous voulez ? » Nous donnons la raison de notre visite : le commandant Esterhazy a déclaré que c’était lui, Maître Leblois, qui avait livré à M. Scheurer-Kestner le dossier fondé sur des documents fournis par le colonel Picquart. La voix se fait plus menaçante : « Que puis-je vous dire ? Je suis lié par le secret professionnel. Je n’ai rien à dire, absolument rien. Mais je vous recommande de ne pas citer le colonel Picquart. Et maintenant, bonne nuit à vous et ne revenez pas ! »
Le temps que je termine ma lecture et que je me retourne, le cercle est désert.
Ce soir-là, je reçois un autre télégramme : je le trouve glissé sous ma porte. Mais celui-ci est sans ambiguïté. Quittez immédiatement vos quartiers de Sousse en supposant que vous n’y retournerez pas, et présentez-vous au rapport à l’état-major. Signé Leclerc.
À Tunis, on me donne une petite chambre au deuxième étage de la caserne. Je suis allongé sur le lit et j’écoute la symphonie de la mâle vie militaire : les cris et les coups de sifflet, les claquements de portes et les pas pesants. Je songe à Pauline. Elle s’est faite très discrète au cours de ces dernières semaines. Je me demande ce qu’elle aura pensé de ce qu’on dit de moi dans la presse : que je suis à la solde des Juifs, qu’on m’a expédié en Tunisie « en disgrâce ». Je lui écris une lettre.
Tunis
20 novembre 1897
Ma chérie,
Avec toutes mes allées et venues entre ici et Sousse, je ne reçois guère de courrier. Mais peut-être y a-t-il d’autres raisons à cela. Quoi qu’il en soit, c’est très ennuyeux, et triste, de n’avoir pas de nouvelles de toi. N’aie pas peur de m’écrire, ne serait-ce qu’un mot. Je vais bien, mais je dois m’assurer que ta vie n’est pas compromise. Ma pauvre petite — me voilà pour la première fois de ma vie exposé dans les journaux ! J’ai le désavantage d’être attaqué sans avoir le droit ni la volonté de me défendre par la même voie. Cela finira bien par se résoudre. Je ne t’écrirai plus maintenant, mais je te garde dans mon cœur avec tout mon amour.
Je pose ma plume et relis la lettre. Elle me paraît très guindée, mais c’est plutôt inhibant de savoir que ses lettres d’amour vont être ouvertes à la vapeur, lues par des hommes dans des bureaux, copiées et rangées dans des dossiers.
PS : Je suis très serein et n’en sortirai pas blessé. Tu vois que la gravité de la situation ne m’effraie pas. La seule chose qui me touche, c’est ton émotion lorsque tu liras ceci.
Je ne signe pas ni n’écris son nom sur l’enveloppe, et je donne un franc à un soldat pour qu’il la poste à ma place.
Leclerc me reçoit dans son cabinet en fin de journée. Son jardin est plongé dans l’obscurité. Le général semble fatigué. Il a une pile de télégrammes posés d’un côté de son bureau, et de l’autre une pile de journaux. Il m’invite à m’asseoir.
— J’ai une liste de questions que l’on m’a prié de vous poser, colonel, et qui m’a été envoyée par le ministre de la Guerre. Par exemple : Avez-vous jamais livré des informations secrètes à une personne ou des personnes extérieures à l’armée ?
— Non, mon général.
Il note.
— Avez-vous jamais fabriqué ou modifié un document confidentiel ?
— Non, mon général.
— Avez-vous jamais demandé à un subordonné, ou à des subordonnés, de fabriquer ou modifier des documents confidentiels ?
— Non, mon général.
— Avez-vous jamais montré des documents secrets à une femme ?
— Une femme ?
— Oui. Il semblerait que ce commandant Esterhazy ait assuré qu’une inconnue voilée lui aurait remis des documents secrets.
Une dame voilée ! Encore la marque de Du Paty…
— Non, mon général, je n’ai montré aucun document à aucune femme, voilée ou pas.
— Bien. Je vais télégraphier à Paris dans ce sens. Entre-temps, je dois vous informer que le ministre de la Guerre a ordonné une enquête interne sur toute cette affaire, instruite par le général de Pellieux, commandant militaire du département de la Seine. Vous avez ordre de rentrer en France pour témoigner. Vous serez escorté par quelqu’un du ministère des Colonies. Et je crois, dit-il en refermant le dossier, que cela met fin à notre collaboration, colonel.
Il se lève. Je l’imite.
— Je ne dirais pas exactement que cela a été un plaisir de vous avoir sous mes ordres, ajoute-t-il, mais cela a sans aucun doute été intéressant.
Nous nous serrons la main. Puis il passe son bras autour de mes épaules et m’escorte à la porte. Il sent fort l’eau de Cologne.
— Je parlais avec le colonel Dubuch, l’autre soir. Il m’a raconté que cet Esterhazy est une vraie crapule. Il était ici en 82 et a été accusé de malversations à Sfax. Il y a eu une commission d’enquête, mais il a réussi à s’en tirer.
— Cela ne m’étonne pas, mon général.
— Vous devez avoir contre vous des gens désespérés, Picquart, pour en être réduits à s’associer à un tel personnage. Puis-je vous donner un conseil ?
— Faites.
— Ne vous approchez pas trop près du bastingage, sur le navire qui vous ramènera en France.
La traversée de la Méditerranée est beaucoup plus rude en novembre qu’en juin. Le hublot montre alternativement du ciel gris et des vagues grises. Mes livres russes glissent de la tablette et s’étalent, grands ouverts, sur le plancher. Comme à l’aller, je reste la plupart du temps dans ma cabine. Je reçois quelquefois la visite de mon escorte, M. Périer, du ministère des Colonies, mais il est en permanence verdâtre et préfère le plus souvent garder la chambre. Lors de mes rares excursions sur le pont, je suis le conseil de Leclerc et ne m’approche pas du bord. J’apprécie les embruns qui me fouettent le visage, d’odeur de fumée de charbon mêlée au sel marin. J’ai parfois conscience du regard des autres passagers fixé sur moi, mais je ne sais trop s’il s’agit d’agents de la police ou s’ils ont simplement entendu qu’une personne dont on parle dans la presse est à bord.
Nous quittons l’Afrique le mardi. Les côtes françaises surgissent à l’horizon jeudi après-midi — ligne à peine visible dans la brume. Je finis tout juste de ranger mes affaires quand on frappe à ma porte. Je prends mon arme et lance :
— Qui est là ?
— C’est le capitaine, colonel Picquart, répond une voix.
— Un instant, dis-je en glissant le revolver dans ma poche avant d’ouvrir.
C’est un homme d’une cinquantaine d’années, d’allure morose et qui doit boire, à en juger par le filigrane de petits vaisseaux qui rougit ses yeux. J’imagine que faire trois fois par semaine la navette entre Tunis et Marseille peut à la longue devenir lassant. Nous échangeons un salut. Il m’annonce :
— Des dispositions ont été prises pour vous débarquer du navire avant que nous accostions.
— Est-ce vraiment nécessaire ?
— Il y aurait apparemment une foule de reporters sur le quai, et des manifestants aussi. Le ministère de la Guerre estime qu’il serait plus sage de vous transférer sur un remorqueur pendant que nous sommes encore en mer, et de vous faire débarquer en avance dans une autre partie du port.
— Quelle idée absurde.
— Peut-être, réplique le capitaine avec un haussement d’épaules, mais ce sont les ordres.
Une demi-heure plus tard, le ronronnement des moteurs s’interrompt et nous mettons en panne. Je grimpe sur le pont avec ma valise. Nous sommes à environ un demi-mille de l’entrée du port et un remorqueur nous a accostés. Il fait froid, et le vent souffle en bourrasques, mais cela n’empêche pas quelques dizaines de passagers de se presser contre le bastingage dans un silence maussade pour me regarder partir. C’est ma première expérience de ma célébrité toute neuve, et je la trouve singulièrement désagréable. Il y a une forte houle, et les flancs des deux navires se heurtent, leurs ponts se soulevant en un mouvement contraire. On me prend ma valise, on la jette dans le remorqueur où quelqu’un la rattrape, puis on me fait descendre juste après. Des bras solides se tendent pour m’attirer à bord. Derrière moi, j’entends quelqu’un crier une insulte : le mot « Juif » claque dans le vent. M. Périer est descendu à son tour avec son bagage. Il titube vers l’autre bord du remorqueur et vomit. Les amarres sont larguées et nous appareillons.
Nous passons derrière la digue, puis virons de bord et nous glissons entre les coques immenses de deux cuirassés à l’ancre pour atteindre la partie occidentale du port. Par l’arrière du remorqueur, j’aperçois une foule de cent à deux cents personnes, rassemblées devant le débarcadère du paquebot. C’est alors que je prends conscience de l’emprise que l’affaire Dreyfus commence à avoir sur l’imagination de mes compatriotes. Le remorqueur se range le long d’un quai militaire où un fiacre nous attend. Un jeune officier est posté devant. Pendant que l’équipage met pied à terre pour amarrer le bateau, il s’avance pour prendre ma valise et la donne au cocher, puis il me tend la main pour m’aider à débarquer.
Il salue. Son attitude est froide, mais irréprochable. À l’arrière du fiacre, alors qu’il nous fait face, à Périer et à moi, il me dit :
— Si je peux me permettre une suggestion, mon colonel, il serait peut-être judicieux de vous baisser le plus possible, du moins jusqu’à ce que nous soyons à distance respectable du port.
Je suis son conseil. Et c’est donc comme un criminel pourchassé que je rentre en France.
À la gare de chemin de fer, on nous a réservé à l’arrière du train tout un compartiment de première classe pour notre usage exclusif. Périer baisse les stores de la porte et des fenêtres et refuse de me laisser sortir pour acheter le journal. Quand je dois ne serait-ce qu’aller aux lavabos, il insiste pour m’accompagner et se plante devant la porte jusqu’à ce que j’aie terminé. Il m’arrive de me demander ce qu’il ferait si je désobéissais à ses ordres, qu’il me donne invariablement sur un ton gêné et nerveux, presque suppliant. Mais je suis en vérité submergé par un curieux fatalisme. Je me soumets aux événements et me laisse bercer par le mouvement apaisant de notre voyage, qui commence à cinq heures de l’après-midi, dans l’obscurité marseillaise, et s’achève à cinq heures du matin, dans l’obscurité parisienne.
Je me suis endormi lorsque nous arrivons en gare de Lyon. Le sursaut de la voiture me réveille, et, lorsque j’ouvre les yeux, je vois Périer couler un regarde derrière le store.
— Si ça ne vous dérange pas, mon colonel, nous allons devoir attendre ici que tous les passagers soient descendus, m’informe-t-il.
Dix minutes plus tard, nous descendons sur le quai désert. Un porteur pousse nos bagages devant nous sur un chariot et nous remontons le quai sur toute la longueur du train jusqu’au portillon où une dizaine d’hommes munis de calepins nous assaillent.
— Ne dites rien, m’avertit Périer.
Et nous nous courbons en avant, accrochés à nos chapeaux, comme si nous affrontions une tempête. Ils crient tous leurs questions en même temps, de sorte que l’on n’en perçoit que quelques bribes : « Esterhazy… ? Dreyfus… ? Dame voilée ? Perquisition… ? » L’éclair d’un flash nous aveugle avant même que nous n’entendions le bruit du magnésium qui s’enflamme sur le plateau ; mais je suis certain que nous avançons trop vite pour que la moindre photo soit utilisable. Devant nous, deux employés des chemins de fer tendent les bras et nous orientent vers une salle d’attente vide dont ils ferment la porte. À l’intérieur, je retrouve mon vieil ami Armand Mercier-Milon, devenu colonel, qui me salue avec raideur.
— Armand, m’exclamé-je, je ne saurais vous dire à quel point je suis heureux de vous voir.
Et je lui tends la main, mais au lieu de m’offrir la sienne, il se contente d’indiquer la porte.
— Une automobile nous attend, prévient-il. Il faut qu’on parte avant qu’ils ne se précipitent devant la gare.
Un grand véhicule moderne aux couleurs de la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée est garé dehors. On me coince sur la banquette arrière, entre Périer et Mercier-Milon, les bagages sont chargés, et la voiture démarre au moment où les reporters surgissent de la gare et se précipitent vers nous.
— J’ai une lettre du chef de l’état-major pour vous.
Le manque d’espace rend malaisé l’ouverture de l’enveloppe. Colonel Picquart, je vous donne pour ordre très strict de ne communiquer avec personne avant d’avoir témoigné devant le général de Pellieux dans le cadre de son enquête.
Nous traversons rapidement et en silence les rues sombres et pluvieuses. Il n’y a pas de circulation, à cette heure, pratiquement personne dehors. Nous prenons le boulevard Saint-Martin en direction de l’ouest et je me demande s’ils ne me conduisent pas chez moi quand nous tournons soudain vers le nord et nous arrêtons rue Saint-Lazare, devant le gigantesque hôtel Terminus. Un portier ouvre la portière, et Périer descend en premier.
— Je vais nous inscrire, annonce-t-il.
— Suis-je censé rester ici ?
— Pour le moment.
Il disparaît à l’intérieur. Je m’extirpe de la voiture et contemple la façade impressionnante. Elle occupe tout le pâté de maisons — cinq cents chambres : un temple à la modernité. Ses lumières électriques brillent sous la pluie. Mercier-Milon me rejoint. Alors qu’enfin personne ne peut l’entendre, il me glisse :
— Vous êtes complètement fou, Georges. Qu’est-ce qui vous a pris ?
Il s’exprime à voix basse, mais avec force, et je vois qu’il brûlait de parler depuis que nous avons quitté la gare.
— Bon, poursuit-il, c’est vraiment regrettable pour Dreyfus — et je fais partie des rares qui étaient prêts à le défendre à ce simulacre de conseil de guerre. Mais vous ? Transmettre des informations secrètes à quelqu’un d’extérieur pour qu’il s’en serve contre vos supérieurs ? Selon moi, c’est un crime. Et je doute que vous trouviez dans toute la France un soldat qui défendra ce que vous avez fait.
Sa véhémence me perturbe et me met en colère. Je demande d’une voix froide :
— Que se passe-t-il ensuite ?
— Vous montez vous mettre en uniforme dans votre chambre. Vous ne parlez à personne. Vous n’écrivez à personne. Vous n’ouvrez aucune lettre. Je vais attendre dans le hall. À neuf heures, je viendrai vous chercher et vous escorterai place Vendôme.
Périer apparaît à la porte.
— Colonel Picquart ? Notre chambre est prête.
— Notre chambre ? Vous voulez dire que nous devons en partager une ?
— Je le crains, oui.
J’essaie de tourner cette disposition humiliante à la plaisanterie :
— Votre dévotion à votre travail est vraiment exemplaire, monsieur Périer.
Mais c’est alors que je comprends : bien sûr, il n’appartient pas du tout au ministère des Colonies — c’est un agent de la Sûreté.
Le seul moment où il me laisse hors de sa vue est lorsque je prends un bain. Allongé dans la baignoire, je l’écoute se déplacer dans la chambre. On frappe à la porte du couloir, et il va ouvrir. Je perçois des voix masculines étouffées, et je songe que je suis très vulnérable si jamais deux hommes entraient brusquement et me saisissaient aux chevilles. Noyé dans mon bain : cela ne nécessiterait qu’une minute et ne laisserait quasi pas de marque.
Périer — si tel est vraiment son nom — m’appelle à travers la porte :
— Votre petit déjeuner est servi, mon colonel.
Je sors du bain, me sèche et revêts la tunique bleu ciel et le pantalon rouge à liséré gris du 4e tirailleurs tunisiens. J’ai l’impression de projeter dans le miroir une image incongrue — les couleurs de l’Afrique du Nord en plein hiver d’Europe du Nord. Ils se sont même arrangés pour que j’aie l’air d’un bouffon. Je doute que vous trouviez dans toute la France un soldat qui défendra ce que vous avez fait. Eh bien alors, qu’il en soit ainsi.
Je bois mon café noir. Je mange une tartine. Je traduis une nouvelle page de Dostoïevski. Qu’est-ce qui fait le héros ? Le courage, la force, la moralité, la capacité de résister à l’adversité ? Ces traits de caractère sont-ils réellement ce qui désigne et crée le héros ? À neuf heures, Mercier-Milon vient me chercher et nous prenons l’ascenseur pour descendre dans le hall sans échanger un mot. Dehors, sur le trottoir, une meute de journalistes se rue sur nous.
— Merde, grommelle Mercier-Milon, ils ont dû nous suivre depuis la gare.
— Si seulement nos soldats étaient aussi ingénieux.
— Cela n’a rien de drôle, Georges.
Le même chœur de questions : « Dreyfus… ? Esterhazy… ? Perquisition… ? Dame voilée… ? »
Mercier-Milon les écarte sans ménagement et ouvre la portière de notre automobile.
— Bande de chacals ! marmonne-t-il.
Par-dessus mon épaule, je vois des reporters sauter dans des fiacres pour se lancer à notre poursuite. Notre trajet est court, guère plus de cinq cents mètres. À notre arrivée, ils sont déjà une douzaine à nous guetter au coin de la place Vendôme. Ils bloquent l’énorme porte de bois mangée aux vers de l’état-major du gouverneur militaire de Paris. Il faut que Mercier-Milon tire son épée et qu’ils entendent le grattement de l’acier pour enfin reculer et nous laisser passer. Nous pénétrons dans une salle voûtée glaciale, semblable à la nef d’une église abandonnée, et gravissons un escalier bordé de statues de plâtre. Dans ce lieu quasi religieux, je sens que je suis devenu bien plus qu’un fléau dangereux pour mes maîtres : je suis un hérétique. Nous patientons en silence un quart d’heure dans la salle d’attente, jusqu’à ce que l’aide de camp de Pellieux vienne me chercher. Lorsque je me lève pour le suivre, le visage de Mercier-Milon exprime un mélange de pitié et de crainte.
— Bonne chance, Georges, me glisse-t-il tout bas.
Tout ce que je sais de Pellieux, c’est que c’est un monarchiste et un catholique convaincu. Je le soupçonne de me détester d’emblée. En réponse à mon salut, il se contente de me désigner un siège. Il a dans les cinquante-cinq ans, portant beau, vaniteux : ses cheveux bruns, assortis au noir de sa tunique, sont soigneusement peignés en arrière pour former un V sévère au milieu du front. Ses moustaches, fournies, sont une vraie splendeur. Il siège à une table, flanqué d’un commandant et d’un capitaine qu’il ne me présente pas. Un secrétaire en uniforme se tient à un bureau voisin pour prendre des notes.
— L’objet de cette enquête, colonel, commence Pellieux, est d’établir les faits concernant votre investigation sur le commandant Esterhazy. À cet effet, j’ai déjà interrogé le commandant Esterhazy lui-même, M. Mathieu Dreyfus, le sénateur Auguste Scheurer-Kestner et Maître Louis Leblois. À la fin de mon enquête, je recommanderai, s’il y a lieu, au ministre les sanctions qui devront être prises. Vous comprenez ?
— Oui, mon général.
Je sais maintenant pourquoi ils ne voulaient surtout pas que je parle à quiconque : ils ont déjà interrogé Louis et ne tiennent pas à ce que j’apprenne ce qu’il leur a dit.
— Fort bien, commençons donc par le commencement, fait Pellieux d’une voix froide et précise. Quand le commandant Esterhazy a-t-il été porté à votre attention ?
— Quand la section de statistique a intercepté un petit bleu qui lui était adressé de l’ambassade d’Allemagne.
— Ce qui était quand ?
— Au printemps de l’année dernière.
— Soyez plus précis.
— Je ne suis pas sûr de la date précise.
— Vous avez dit au général Gonse que c’était fin avril.
— Alors ce devait être à ce moment-là.
— Non, en fait, cela s’est passé début mars.
— Vraiment ? m’étonné-je, hésitant.
— Allons, colonel, vous savez parfaitement que c’était en mars. Le commandant Henry était en permission exceptionnelle, au chevet de sa mère mourante. Il se rappelle la date. Il est rentré à Paris lors d’une visite éclair, a rencontré l’agent Auguste et en a reçu un cornet de documents qu’il vous a remis. Donc, pourquoi avez-vous falsifié les dates dans votre rapport ?
Son agressivité et la précision de ses détails me prennent au dépourvu. Tout ce dont je me souviens, c’est que, lorsque j’ai présenté mon rapport, j’enquêtais sur Esterhazy depuis près de six mois sans que Gonse le sache et que, pour atténuer cet acte d’insubordination, j’avais cru préférable d’avouer n’avoir entamé mes recherches que quatre mois plus tôt. À l’époque, ce mensonge ne semblait pas prêter à conséquence — il n’en a d’ailleurs aucune — mais soudain, maintenant, dans cette pièce, sous le regard hostile de ce Grand Inquisiteur, cela paraît inexplicablement suspect.
— Prenez tout votre temps, colonel, intervient Pellieux sur un ton sarcastique.
Après un long silence, je réponds :
— J’ai dû m’embrouiller dans les dates.
— Vous vous êtes embrouillé dans les dates ? répète Pellieux, qui se tourne d’un air moqueur vers ses assistants. Mais je croyais que vous étiez censé être un soldat d’une précision scientifique, colonel, que vous faisiez partie de cette génération moderniste prête à remplacer les vieux fossiles réactionnaires comme moi !
— J’ai bien peur que les scientifiques eux-mêmes ne soient pas à l’abri de l’erreur, mon général. Mais au bout du compte, cette date importe peu.
— Bien au contraire, les dates sont toujours d’une grande importance. La trahison, comme l’on dit, c’est une affaire de dates. D’abord, vous prétendez ne vous être intéressé au commandant qu’en avril. Nous avons à présent établi que c’était au moins en mars. Mais il y a une pièce dans votre dossier sur Esterhazy qui montre que cela remonte à encore avant.
Il remet au capitaine une coupure de presse, et celui-ci fait consciencieusement le tour de la table pour me l’apporter. Il s’agit de l’annonce de la mort du marquis de Nettancourt, beau-père d’Esterhazy, datée du 6 janvier 1896.
— C’est la première fois que je vois cela.
Pellieux feint l’étonnement.
— Bon, mais alors, d’où cela sort-il ?
— Je suppose qu’on l’aura ajouté au dossier après mon départ.
— Mais vous conviendrez que, de prime abord, cela suggère que vous vous intéressiez à Esterhazy deux mois avant l’arrivée du petit bleu ?
— De prime abord, oui. Et je pense que c’est justement pour cette raison que quelqu’un l’aura mis dans le dossier.
Pellieux note quelque chose.
— Revenons au petit bleu. Décrivez-moi son arrivée.
— Le commandant Henry l’a apporté au milieu de toute une livraison, un jour, en fin d’après-midi.
— Sous quelle forme se présentait cette livraison ?
— Les pièces arrivaient toujours dans de petits cornets de papier brun. Ce cornet-ci était plus rempli que d’habitude, parce que Henry avait manqué un rendez-vous avec notre agent du fait de la maladie de sa mère.
— En avez-vous examiné le contenu avec lui ?
— Non, comme je l’ai déjà dit, il avait un train à prendre. Je l’ai rangé tout de suite dans mon coffre et l’ai remis au capitaine Lauth le lendemain matin.
— Est-il possible que quelqu’un ait pu toucher au cornet entre le moment où Henry vous l’a remis et celui où vous l’avez confié à Lauth ?
— Non, il était sous clef.
— Mais vous pouviez très bien y toucher. En fait, vous avez pu y ajouter les fragments du petit bleu.
Je sens le rouge me monter au visage.
— C’est une accusation scandaleuse.
— Votre indignation est hors de propos. Répondez à la question.
— Très bien, la réponse est oui. Oui, j’aurais pu, théoriquement, ajouter le petit bleu à la livraison. Mais ce n’est pas le cas.
— Est-ce bien le petit bleu ? demande Pellieux en le levant vers moi.
Il ne fait pas très clair, et je dois me pencher en avant et me lever à demi pour essayer de voir. Il me paraît plus usé que dans mon souvenir. Je suppose qu’il a été maintes fois manipulé au cours de l’année écoulée.
— Oui, cela y ressemble.
— Êtes-vous conscient que, sous le microscope, il est possible de voir que l’adresse originale a été grattée et celle du commandant Esterhazy inscrite par-dessus ? Et aussi que l’analyse chimique a révélé que l’encre utilisée au dos de la carte télégramme est différente de celle utilisée sur le recto ? L’une est une encre ferro-gallique simple, l’autre est une encre au bois de campêche.
La surprise me fait redresser vivement la tête.
— C’est donc qu’on l’a falsifié.
— Je ne vous le fais pas dire. C’est un faux.
— Non, mon général, il aura été falsifié après mon départ de Paris. Lorsque j’étais encore à la section, je jure qu’il était authentique — j’ai dû l’avoir une centaine de fois entre les mains. Puis-je l’examiner de plus près ? Peut-être est-il légèrement différent…
— Non, vous l’avez déjà identifié. Je ne voudrais pas que vous l’abîmiez davantage. Le petit bleu est un faux. Et j’avance que vous êtes le plus susceptible d’avoir commis cette falsification.
— Sauf votre respect, mon général, c’est une allégation grotesque.
— Ah, vraiment ? Alors, pourquoi avoir demandé au capitaine Lauth son assistance pour que le petit bleu paraisse plus authentique ?
— Absolument pas.
— Mais si. Vous lui avez demandé d’y faire apposer un timbre de poste afin de donner l’impression qu’il avait effectivement été délivré — niez-le si vous l’osez !
Les mensonges et les accusations pleuvent si dru que j’ai du mal à suivre. J’agrippe les bras de mon siège et réponds aussi calmement que je le peux.
— J’ai demandé à Lauth s’il pouvait photographier le petit bleu afin qu’il apparaisse comme d’une seule pièce au lieu d’avoir été déchiré — suivant la technique qu’il avait déjà employée pour le bordereau. Et mon motif était le même : obtenir une version que je pourrais faire circuler au sein du ministère sans compromettre notre source. Lauth a fait remarquer, avec raison, que le côté de l’adresse n’avait pas été oblitéré, et que quiconque le verrait en déduirait que le carton avait été intercepté avant d’être posté. C’est à ce moment que j’ai émis la possibilité d’y faire apposer un timbre. Mais ce n’était qu’une suggestion, et l’idée a été abandonnée.
— Le capitaine Lauth donne une autre version.
— C’est possible. Mais pourquoi me serais-je donné tant de mal pour impliquer un homme que je ne connaissais même pas ?
— À vous de nous le dire.
— Cette idée est absurde. Je n’avais pas besoin de fabriquer la moindre preuve. Le bordereau prouve à lui seul la culpabilité d’Esterhazy, et nul ne peut prétendre que je l’ai falsifié !
— Ah oui, le bordereau, dit Pellieux en fouillant dans ses documents. Merci de m’en parler. Avez-vous, directement ou indirectement, transmis un fac-similé du bordereau au Matin, au mois de novembre de l’année dernière ?
— Non, mon général.
— Avez-vous, directement ou indirectement, transmis à L’Éclair des détails de ce qu’il est convenu d’appeler le « dossier secret », en septembre de cette même année ?
— Non.
— Avez-vous, directement ou indirectement, transmis des informations au sénateur Scheurer-Kestner ?
La question est inévitable ; la réponse l’est tout autant.
— Oui, indirectement.
— Et l’intermédiaire a été votre avocat, Maître Leblois ?
— Oui.
— Et vous saviez, lorsque vous avez remis ces informations à Maître Leblois, qu’elles seraient transmises au sénateur ?
— Je voulais que les faits soient remis entre les mains d’une personne responsable qui pourrait en parler en toute confidentialité avec le gouvernement. Je n’ai jamais voulu que les détails soient divulgués dans la presse.
— Ce que vous vouliez importe peu, colonel. Le fait est que vous avez agi derrière le dos de vos supérieurs.
— Seulement lorsqu’il est devenu évident que je n’avais pas d’autre solution, que mes supérieurs refuseraient de faire la lumière sur toute cette affaire.
— Vous avez montré à Maître Leblois des lettres qui vous ont été adressées par le général Gonse ?
— Oui.
— Tout comme l’année dernière, vous avez montré à Maître Leblois le dossier secret dont il a ensuite révélé l’existence à L’Éclair ?
— Non.
— Il y a pourtant un témoin qui vous a vu montrer le dossier secret à Maître Leblois.
— Je lui ai montré un dossier un jour, mais il n’avait rien de secret. Il y était question, vous ne devinerez jamais, de pigeons voyageurs. Le commandant Henry l’a vu.
— Le colonel Henry, me corrige Pellieux. Il vient d’être promu. Et je ne vous parle pas de pigeons mais du dossier secret concernant Dreyfus. Vous l’avez montré à votre avocat en septembre dernier, et celui-ci l’a divulgué soit à la famille Dreyfus soit à L’Éclair, dans le but de mettre l’armée dans l’embarras. C’est votre mode opératoire.
— Je le nie absolument.
— Qui est Blanche ?
Une fois encore, ce brusque changement d’angle d’attaque me désarçonne. Je réponds lentement :
— La seule Blanche que je connaisse est Mlle Blanche de Comminges, qui est la sœur du comte de Comminges.
— C’est une amie à vous ?
— Oui.
— Une amie intime ?
— Je la connais depuis longtemps, si c’est ce que vous voulez dire ; elle tient un salon de musique fréquenté par beaucoup d’officiers.
— Elle vous a envoyé ce télégramme en Tunisie : On a des preuves que le bleu a été fabriqué par Georges. Blanche. Qu’est-ce que nous devons en penser ?
— J’ai effectivement reçu un télégramme de cette substance, mais je suis certain qu’il n’était pas d’elle.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle ne sait rien des détails secrets de l’affaire Dreyfus ni de mon implication dans cette affaire.
— Même si elle fait depuis quelques années maintenant le tour de Paris en proclamant ouvertement qu’elle croit à l’innocence de Dreyfus ?
— Elle a ses opinions. Cela n’a rien à voir avec moi.
— Ce salon, qu’elle tient — est-ce qu’il y a des Juifs qui y participent ?
— Quelques-uns, peut-être, parmi les musiciens.
Pellieux prend une nouvelle note, comme si je venais d’avouer quelque chose de capital. Il fouille dans son dossier.
— Voici un autre télégramme codé qui vous a été envoyé en Tunisie. Arrêtez le Demi-Dieu, tout est découvert. Affaire très grave. Speranza. Qui est Speranza ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Et pourtant, cette personne vous a déjà écrit il y a un an, peu après que vous avez quitté la section de statistique.
— Non.
— Mais si. J’ai la lettre ici.
Pellieux la donne au capitaine, qui fait de nouveau le tour de la table pour me la porter.
Je sors de la maison. Nos amis sont dans la consternation. Votre malheureux départ a tout dérangé. Hâtez votre retour ici. Hâtez-le vite… vite… le moment des fêtes étant très favorable pour la cause, nous comptons sur vous le 20… Elle est prête, mais elle ne peut ni ne veut agir qu’après vous avoir causé. Le Demi-Dieu ayant parlé, on agira.
— Qu’est-ce que vous avez à répondre de ça ? me demande Pellieux, les yeux fixés sur moi.
— Je ne sais pas quoi dire. Je n’ai jamais vu cette lettre.
— Non, effectivement. Elle a été interceptée par la section de statistique en décembre dernier, et décision a été prise de ne pas vous la faire suivre en raison de la nature hautement suspecte de ses termes. Mais vous maintenez que rien de tout cela n’a de sens pour vous ?
— Oui.
— Alors que dites-vous de celle-ci, que vous avez bien reçue après votre départ de Paris, mais avant de vous rendre en Tunisie ?
Mon très honoré monsieur,
Jamais je ne l’aurais cru, si moi-même je ne l’avais vu : le chef-d’œuvre est accompli depuis aujourd’hui. Nous devons appeler Cagliostro Robert Houdin. La comtesse parle toujours de vous et me dit chaque jour que le Demi-Dieu demande quand il sera possible de voir le Bon Dieu.
Son dévoué serviteur qui vous baise les mains.
La copie a été exécutée par Lauth et porte la mention « secret », ainsi qu’une série de chiffres apposés par Gribelin. Je me souviens d’avoir lu l’original l’hiver dernier, alors que je me trouvais coincé dans une ville de garnison perdue. Dans ma sinistre caserne, cette lettre m’avait semblé comme une bouffée de parfum du boulevard Saint-germain.
— Elle est d’un de mes agents, Germain Ducasse. Il me signalait la clôture d’une opération que j’avais menée contre l’ambassade d’Allemagne. Quand il écrit « le chef-d’œuvre est accompli », il veut dire que nous avons vidé avez succès l’appartement que nous avions loué. « Robert Houdin » est le nom de code d’un agent de police, Jean-Alfred Desvernine, qui a travaillé pour moi dans l’enquête sur Esterhazy.
— Ah ! s’exclame Pellieux, comme s’il venait de me prendre en flagrant délit. Alors « J » est un homme ?
— Oui.
— Et il vous baise les mains ?
Je songe à combien Ducasse serait amusé s’il pouvait voir l’expression d’incrédulité dégoûtée sur le visage du général.
— Ne ricanez pas, colonel !
— Pardon, mon général. C’est un jeune homme assez maniéré, je le reconnais, et parfois un peu ridicule. Mais il a très bien fait son travail et il est parfaitement digne de confiance. C’est une simple plaisanterie.
— Et « Cagliostro » ?
— Une autre plaisanterie.
— Veuillez m’excuser, colonel, mais je suis un homme simple, et je ne comprends pas ces « plaisanteries ».
— Cagliostro était un occultiste italien — Strauss lui a consacré une opérette, Cagliostro à Vienne —, et on ne pourrait pas espérer trouver quelqu’un de plus fermé à l’occultisme que Desvernine. Voilà donc toute l’ironie. C’est très innocent, mon général, je vous assure. Mais, de toute évidence, des esprits soupçonneux de la section de statistique s’en seront servis pour monter une accusation contre moi. J’espère qu’à un moment de votre enquête vous vous pencherez sur ces autres faux qui ont manifestement été conçus pour salir mon nom.
— Au contraire, je crois que c’est vous-même qui avez commencé par salir votre nom en vous compromettant avec ce cercle d’homosexuels et de spirites névrosés ! Je comprends donc que la « comtesse » mentionnée doit être Mlle Blanche de Comminges ?
— Oui. Elle n’est pas exactement comtesse mais se conduit parfois comme telle.
— Et ce « Demi-Dieu » et ce « Bon Dieu » ?
— Ce sont des surnoms inventés par Mlle de Comminges. Un de nos amis mutuels, le capitaine Lallemand, est le Demi-Dieu : et j’ai bien peur d’avouer que je suis le Bon Dieu.
Pellieux me regarde avec mépris : à mes autres péchés, on peut maintenant ajouter le blasphème.
— Et pourquoi le capitaine Lallemand est-il le Demi-Dieu ?
— C’est parce qu’il aime Wagner.
— Encore un de la bande des Juifs ?
— Wagner ? J’en doute fort.
C’est une erreur, bien sûr. On ne devrait jamais tenter de faire de l’esprit dans ces circonstances. Je le sais à l’instant où les mots franchissent mes lèvres. Le commandant, le capitaine et même le secrétaire sourient. Mais le visage de Pellieux se durcit.
— Il n’y a rigoureusement rien d’amusant dans votre situation, colonel. Les lettres et télégrammes sont plus que compromettants.
Il revient vers le début de son dossier.
— Revenons maintenant aux incohérences de votre témoignage. Pourquoi avez-vous soutenu être entré en possession du petit bleu à la fin du mois d’avril de l’année dernière alors qu’en vérité il a été reconstitué début mars ?
L’interrogatoire se poursuit toute la journée — les mêmes questions, encore et encore, visant à me surprendre en plein mensonge. Je connais la technique. Pellieux l’applique sans pitié. À la fin de la séance de l’après-midi, il consulte une montre de gousset ancienne et annonce :
— Nous reprendrons demain matin. D’ici là, colonel, vous ne devez communiquer avec personne ni quitter, ne serait-ce qu’une minute, la surveillance de ceux qui auront été désignés par cette commission d’enquête.
Je me lève et salue.
Il fait sombre dehors. Dans la salle d’attente, Mercier-Milon écarte le bord d’un rideau et contemple la foule des reporters massés place Vendôme.
— Nous devrions essayer une autre sortie.
Nous descendons au sous-sol et traversons une cuisine déserte pour gagner une porte de service donnant sur une cour. Il a commencé à pleuvoir. Dans la pénombre, les tas d’ordure semblent remuer et émettre des bruits de créatures vivantes, et, lorsque nous passons à côté, je distingue le dos brun et mouillé de rats qui se glissent parmi les débris de nourriture pourrissants. Mercier-Milon trouve dans le mur un portail qui donne sur l’arrière du jardin du ministère de la Justice. Nous traversons une pelouse boueuse et sortons dans la rue Cambon. Deux journalistes en faction nous voient surgir du mur, près d’un bec de gaz, et nous devons faire au pas de course les deux cents mètres jusqu’à la station de fiacre de la rue Saint-Honoré pour louer la seule voiture disponible. Notre fiacre s’ébranle à l’instant où nos poursuivants nous rattrapent. Une secousse nous projette, trempés et essoufflés, contre le dossier de nos sièges, et Mercier-Milon se met à rire.
— Bon Dieu, Georges, on n’est vraiment plus si jeunes !
Il sort un grand mouchoir de coton blanc, s’éponge le visage et me regarde avec un grand sourire. Pendant un instant, il semble oublier que je suis sous sa garde. Il ouvre la fenêtre et crie au cocher « Hôtel Terminus ! » avant de la refermer d’un coup.
Il passe la majeure partie du trajet bras croisés, le regard tourné vers la rue. Ce n’est que lorsque nous arrivons rue Saint-Lazare qu’il lâche soudain, sans se retourner :
— Vous savez, c’est drôle, mais le général de Pellieux m’a demandé hier si j’avais témoigné pour la défense de Dreyfus.
— Que lui avez-vous répondu ?
— Je lui ai dit qu’on ne pouvait parler que de ce qu’on avait vu, et qu’en ce qui me concernait, il avait toujours été un bon soldat loyal.
— Comment il a réagi ?
— Il a assuré qu’il avait essayé de garder l’esprit ouvert sur la question. Mais que la semaine dernière, quand on lui a demandé de conduire cette enquête, le général Gonse lui a présenté la preuve indiscutable que Dreyfus était un traître. Et qu’à partir de cet instant, il n’avait plus eu aucun doute sur la fausseté de vos allégations concernant Esterhazy — pour lui, la seule question qui reste désormais à déterminer est de savoir si vous avez été dupé par le syndicat juif, ou payé par lui.
Il se tourne enfin vers moi pour me regarder avant d’ajouter :
— J’ai pensé qu’il fallait que vous le sachiez.
Le fiacre s’immobilise alors et, avant même d’avoir ouvert la portière, nous sommes entourés par les reporters. Mercier-Milon descend avec peine de voiture et s’enfonce dans la mêlée, se servant de ses coudes pour se frayer un passage. Je le suis et, une fois que je suis dans le hall, le concierge fait barrage à l’entrée en écartant les bras. Périer m’attend déjà sur le sol de marbre, sous la lumière crue des lustres de strass. Je me retourne pour remercier Mercier-Milon de m’avoir averti, mais il a déjà disparu.
Je ne suis pas autorisé à manger en bas en public. Je ne proteste pas. On nous monte un repas dans la chambre, et je pignoche le veau dans mon assiette jusqu’à ce que, écœuré, j’y renonce complètement. Juste après neuf heures, un chasseur m’apporte une lettre qu’on a laissée pour moi à la réception. Je reconnais l’écriture de Louis sur l’enveloppe et je brûle d’envie de savoir ce qu’il a à me dire. Je soupçonne qu’il veut m’avertir de quelque chose avant l’audition de demain. Mais je ne veux pas donner à Pellieux le moindre prétexte pour porter de nouvelles accusations disciplinaires contre moi, aussi je la brûle sans l’ouvrir dans la cheminée, sous les yeux de Périer.
Cette nuit-là, je reste éveillé dans mon lit, à écouter Périer ronfler dans le lit voisin et à essayer d’évaluer la faiblesse de ma position. Elle me paraît précaire quel que soit l’angle sous lequel je l’examine. J’ai été livré à mes ennemis pieds et poings liés par les fils à peine visibles de centaines de mensonges et de sous-entendus soigneusement distillés au cours de l’année passée. La plupart des gens ne seront que trop satisfaits de croire que je travaille pour le syndicat juif. Et tant que l’armée sera seule autorisée à enquêter sur ses propres forfaits, je ne vois aucun espoir de m’en sortir. Henry et Gonse peuvent tout simplement inventer toutes les « preuves irréfutables » qu’il leur faut, puis les montrer en privé aux semblables de Pellieux, certains que ces loyaux officiers de l’état-major feront toujours ce qu’on attend d’eux.
Dehors, dans la rue Saint-Lazare, il y a, même à minuit, une profusion d’automobiles comme je n’en ai jamais entendu auparavant. Le son des pneumatiques sur l’asphalte mouillé est nouveau pour moi, semblable à du papier que l’on déchirerait en continu, et il finit par m’endormir.
Le lendemain matin, lorsqu’il vient me chercher, Mercier-Milon affecte à nouveau un mutisme brusque. Son seul commentaire est pour me dire de prendre ma valise : je ne reviendrai pas à l’hôtel.
Place Vendôme, dans la salle réservée à l’enquête, Pellieux et ses acolytes sont assis exactement dans la même position que quand je les ai laissés, comme s’ils avaient passé la nuit sous une housse, et le général reprend où il en était, comme s’il n’y avait pas eu d’interruption.
— Redites-nous, s’il vous, plaît, dans quelles circonstances vous êtes entré en possession du petit bleu…
Cela dure ainsi une bonne heure, puis il me dit, sans le moindre changement de ton :
— Mme Monnier… que lui avez-vous confié de votre travail, exactement ?
Ma gorge se serre instantanément.
— Mme Monnier ?
— Oui, la femme de M. Philippe Monnier, du ministère des Affaires étrangères. Que lui avez-vous dit ?
— Mon général, protesté-je d’une voix tendue, je vous en prie — j’insiste —, elle n’a rien à voir là-dedans.
— Ce sera à nous d’en décider.
Il se tourne vers le secrétaire pour demander :
— Les documents de M. Picquart, s’il vous plaît.
Et pendant que le secrétaire ouvre sa serviette, Pellieux reporte son attention sur moi.
— Comme vous étiez en mer, colonel, vous n’êtes probablement pas au courant du fait qu’il y a eu mardi une perquisition officielle à votre appartement à la suite d’une déclaration du commandant Esterhazy comme quoi vous conserviez là-bas des documents officiels.
Pendant un instant, je ne peux que le dévisager, bouche bée.
— Non, je n’étais certainement pas au courant de cela, mon général. Et si cela avait été le cas, j’aurais protesté avec la plus grande véhémence. Qui a autorisé cette descente ?
— Je l’ai autorisée, sur la requête du colonel Henry. Le commandant Esterhazy affirme avoir reçu des informations d’une femme dont il ne connaît pas le nom mais qui jure être de vos relations. Cette femme, qu’il n’a vue que recouverte d’un voile, assure que vous gardiez des documents secrets liés à son affaire à votre adresse privée.
C’est une idée tellement absurde, Pauline et Esterhazy côte à côte, que je ne peux m’empêcher d’émettre un hoquet de rire. Mais alors, le secrétaire dépose plusieurs paquets de lettres devant Pellieux, et je reconnais ma correspondance privée : de vieilles lettres de ma mère et de mon frère défunt ; du courrier de ma famille et de mes amis ; des lettres d’affaires et des lettres d’amour ; des invitations et des télégrammes conservés pour leur valeur sentimentale.
— C’est un scandale !
— Allons, colonel… pourquoi tant d’émotivité ? Je ne crois pas que nous ayons pris contre vous aucune mesure que vous n’ayez prise contre le commandant Esterhazy. Donc, poursuit-il en saisissant une liasse de lettres de Pauline nouées par un ruban de soie bleue, il apparaît à la lecture de ces lettres que vous entretenez une relation intime avec Mme Monnier — une liaison dont je suppose que son mari ne sait rien ?
— Je refuse absolument de répondre à cette question, répliqué-je, le visage en feu.
— À quel titre ?
— Au motif que ma relation avec Mme Monnier n’a rigoureusement rien à voir avec cette enquête.
— Le lien est pourtant évident si vous lui avez confié des informations secrètes ou si elle est cette fameuse « dame voilée » qui a joint le commandant Esterhazy. Et il est manifeste si vous vous êtes exposé au chantage.
— Mais rien de tout cela n’est vrai ! m’écrié-je, sachant maintenant de quoi Louis cherchait à me prévenir la veille au soir. Dites-moi, mon général, va-t-on, à un moment ou à un autre, finir par m’interroger sur les faits réellement centraux de cette affaire ?
— Il est inutile de vous montrer impertinent, colonel.
— Par exemple, sur le fait qu’Esterhazy a visiblement écrit le bordereau — à tel point que même le principal expert du gouvernement est convenu que son écriture correspondait exactement ?
— Cela n’est pas du ressort de cette enquête.
— Ou sur l’utilisation de pièces falsifiées dans le dossier qui a servi à faire condamner Dreyfus ?
— L’affaire Dreyfus relève de l’autorité de la chose jugée.
— Ou sur la conspiration au sein de l’état-major pour me garder en Afrique du Nord — ou même pour m’envoyer à une mort certaine — dans le seul but de m’empêcher de révéler ce qui s’est passé ?
— Cela dépasse le cadre de cette enquête.
— Alors, pardonnez-moi, mon général, mais je crois que votre enquête est une imposture et que vos conclusions ont été rédigées avant même que je puisse témoigner, aussi je cesse à partir de maintenant toute coopération dans cette procédure.
Là-dessus je me lève, salue, tourne les talons et sors de la salle. Je m’attends à entendre Pellieux me hurler de rester où je suis. Mais il ne dit rien, que ce soit parce qu’il est trop surpris pour réagir, ou parce qu’il estime avoir fait sa démonstration et est trop content de me voir partir, je n’en sais rien et, sur le moment, je m’en moque. Je récupère ma valise dans la salle d’attente déserte et descends l’escalier. Je croise quelques officiers, qui me jettent des regards obliques. Aucun ne cherche à m’arrêter. Je franchis la porte semblable à celle d’une cathédrale et débouche sur la place Vendôme. Ma sortie est tellement inattendue que la plupart des journalistes ne remarquent même pas que je leur passe devant, et ce n’est que lorsque j’atteins le coin de la rue que je les entends crier : « Le voilà ! » et me courir après sur le pavé. Je baisse la tête et presse le pas, ignorant leurs questions. Deux d’entre eux parviennent à se glisser devant moi et cherchent à me barrer le passage, mais je les écarte. Rue de Rivoli, je repère un fiacre et monte dedans. Les reporters s’éparpillent pour trouver une voiture et me prendre en chasse ; un garçon athlétique essaie même de me suivre à pied. Mais le cocher fait claquer son fouet et, quand je me retourne, le garçon a abandonné sa poursuite.
La rue Yvon-Villarceau part de la rue Boissière au sud et donne au nord sur la rue Copernic. Juste en face de chez moi, dans la partie nord de la rue, on creuse les fondations d’un nouveau groupe d’immeubles. Alors que nous passons devant ma porte, je scrute la rue pour voir si je repère des reporters ou des policiers, mais je ne distingue que des ouvriers. Je demande au cocher de m’arrêter au carrefour, lui règle sa course et retourne à pied jusqu’à chez moi. La double porte est vitrée et munie de barreaux. Je colle mes mains contre le verre poussiéreux pour examiner du regard le hall désert. La boue et les gravats ont transformé la chaussée en chemin de campagne. L’odeur de la terre fraîchement retournée parfume la pluie glacée. J’ai l’impression d’être un visiteur qui revient sur les lieux de sa vie passée après un très long intervalle. J’ouvre la porte et me dirige vers l’escalier quand j’entends le déclic familier d’un verrou. Mais la concierge, qui se précipitait toujours hors de son repaire pour échanger deux mots, garde cette fois ses distances et se contente de m’observer par l’interstice de sa porte entrouverte. Je feins de ne pas la voir et, ma valise à la main, gravis les marches jusqu’au quatrième. Sur le palier, je ne remarque aucun signe de porte forcée. Mme Guerault a dû remettre sa clef aux autorités.
À peine ma porte ouverte, je suis effaré par la façon dont mon appartement à été entièrement retourné. Le tapis a été roulé. Tous les livres ont été sortis de la bibliothèque, secoués et remis en désordre sur les étagères. Le sol est jonché de signets. La commode dans laquelle je conservais mes lettres a été forcée et vidée, de même que les tiroirs de mon secrétaire ; mes partitions elles-mêmes ont été sorties du banc de piano et épluchées. La couvercle du piano a été retiré et posé contre le mur. J’allume la lampe de bureau et ramasse une photo de ma mère, qui est tombée par terre. Le verre en est fêlé. Je me représente soudain Henry se tenant à cet endroit même — le colonel Henry, comme je dois désormais m’habituer à l’appeler — en train de lécher ses gros doigts de boucher pour tourner les pages de ma correspondance et d’en lire à voix haute certains mots tendres pour amuser les hommes de la Sûreté.
Cette image est intolérable.
Un son étouffé me parvient de l’autre pièce — un craquement, un souffle, un gémissement. Lentement, je sors mon revolver. Je fais deux pas sur le plancher nu et pousse prudemment la porte. Pauline se tient recroquevillée sur mon lit et me regarde de ses yeux rougis et gonflés par les pleurs. Elle est emmitouflée dans son manteau, les cheveux en désordre et le visage blême, comme si elle venait de s’évanouir ou d’avoir un accident.
— Ils l’ont dit à Philippe, m’annonce-t-elle.
Elle est restée ici toute la nuit. Elle a lu dans les journaux qu’on m’avait fait revenir à Paris, et elle a débarqué ici à minuit en pensant m’y trouver. Elle est restée et m’a attendu. Elle ne savait pas où aller.
Je m’agenouille près du lit et lui prends la main.
— Que s’est-il passé exactement ?
— Philippe m’a jetée dehors. Il ne veut pas me laisser voir les filles.
Je serre ses doigts entre les miens, incapable de dire un mot. Puis je parviens à articuler :
— As-tu dormi ?
— Non.
— Retire au moins ton manteau, ma chérie.
Je me relève et traverse mon salon dévasté. Dans la cuisine, je fais chauffer de l’eau dans une casserole, sur le gaz, et lui prépare un grog à base de cognac et de miel tout en m’efforçant de comprendre ce qui arrive. Leurs méthodes me désarçonnent — leur rapidité, leur grossièreté. Quand j’apporte le verre à Pauline, elle a retiré son manteau et sa robe, et s’est mise en combinaison dans mon lit, appuyée contre les oreillers et le drap remonté jusqu’au cou. Elle me regarde avec méfiance.
— Tiens, bois ça.
— Mon Dieu, mais c’est répugnant. Qu’est-ce que c’est ?
— Du cognac. Le remède universel de l’armée. Bois.
Je m’assois au bout du lit, allume une cigarette et attends qu’elle soit suffisamment remise pour me raconter ce qui est arrivé. Le vendredi après-midi, elle sortit prendre le thé avec une amie — tout était normal. Lorsqu’elle retourna chez elle, Philippe était rentré tôt du bureau. Il n’y avait pas trace des filles.
— Il avait l’air bizarre, furieux… Alors j’ai deviné ce qui avait dû se passer. J’en étais malade d’inquiétude.
Elle lui demanda calmement où elles se trouvaient. Il répondit qu’il les avait envoyées ailleurs.
— Il a dit que je n’étais pas moralement apte à être la mère de ses enfants… qu’il ne me dirait pas où elles étaient, pas tant que je ne lui aurais pas dit toute la vérité sur ma liaison avec toi. Je n’avais pas le choix. Je suis désolée.
— Elles sont en sécurité ?
Elle acquiesce, gardant le verre entre ses deux mains pour se réchauffer.
— Elles sont chez sa sœur. Mais il ne veut pas que je les voie, ajoute-t-elle en se remettant à pleurer. Il a dit qu’il ne me laisserait pas en avoir la garde après le divorce.
— C’est n’importe quoi. Ne t’inquiète pas. Il ne peut pas faire ça. Il va se calmer. Il est simplement choqué et fâché d’avoir découvert que tu entretenais une liaison.
— Oh, ça, il le savait déjà, réplique-t-elle avec amertume. Il s’en est toujours douté. Il a dit qu’il pouvait le tolérer tant que personne d’autre n’était au courant. C’était le fait d’être convoqué et de l’apprendre de ses supérieurs — c’est cela qu’il ne peut pas pardonner.
— Il a dit qui avait mis les Affaires étrangères au courant ?
— L’armée.
— Incroyable !
— Il a dit que l’armée était sûre que j’étais cette « dame voilée » dont n’arrêtent pas de parler les journaux. Il a ajouté que ça pourrait détruire sa carrière d’être marié à une femme mêlée à tout ça. Il a dit que les filles…
Elle se remet à pleurer.
— Bon Dieu, mais quel gâchis ! commenté-je en enfouissant la tête dans mes mains. Je regrette tellement de t’avoir entraînée dans tout ça.
Pendant un moment, nous ne parlons ni l’un ni l’autre, puis, comme toujours quand je suis confronté à un chambardement émotionnel, j’essaie de me réfugier dans les détails pratiques.
— La première chose à faire est de te trouver un bon avocat. Je suis sûr que Louis pourra s’en charger, ou du moins qu’il connaîtra quelqu’un de compétent qui le fera. Il te faut un avocat pour te représenter auprès de l’armée et pour tenter d’empêcher que ton nom n’apparaisse dans les journaux. Et pour s’occuper du divorce aussi — tu es sûre que Philippe va vouloir divorcer ?
— Oh oui, si c’est pour protéger sa carrière, ça ne fait aucun doute.
Là encore, je fais mon possible pour envisager un angle positif :
— Eh bien, au moins, ce sera dans son intérêt que les choses ne s’ébruitent pas. Et tu pourras peut-être utiliser cet argument pour négocier la garde des enfants…
Ma voix se perd. Je ne sais pas quoi dire d’autre, à part répéter :
— Je suis tellement désolé…
Elle tend les bras vers moi et, tels les survivants d’un naufrage, nous nous raccrochons l’un à l’autre sur mon lit étroit. C’est à ce moment-là que je me fais la promesse d’exercer ma vengeance.
Quelques jours plus tard, juste avant minuit, on glisse un message sous ma porte. Le temps que je sorte pour vérifier le palier, celui qui l’a apporté n’est plus là. Le message dit : 11, rue de Grenelle — si tu es sûr.
Je l’approche du feu, le regarde s’enflammer, puis le laisse tomber dans le foyer. Plus tard, à l’aide d’un tisonnier, je réduis les cendres en fine poudre. Si ma femme de ménage est un informateur, ce que je soupçonne fortement, ce serait vraiment pousser la plaisanterie un peu loin que de lui permettre d’emmener le contenu de ma corbeille à la section de statistique pour qu’ils reconstituent mes messages. J’ai tout fait pour convaincre Louis de la nécessité de prendre ces précautions. Je ne cesse de lui répéter :
— Sers-toi d’intermédiaire dès que c’est possible. Paye un inconnu pour porter tes messages. Ne confie rien aux services de la poste. Évite les comportements routiniers. Laisse de fausses pistes chaque fois que tu le peux — va voir des gens dont les opinions peuvent passer pour suspectes dans le simple but d’égarer ceux qui te surveillent. Fais des détours et change de fiacre en cours de route. Souviens-toi qu’ils disposent de ressources considérables, mais pas inépuisables : on peut les mettre sur la paille, si on s’y prend bien…
Je ne me couche jamais sans mon arme près de moi.
La concierge m’apporte les journaux du matin et les dépose devant ma porte. J’attends qu’elle soit partie avant d’aller les chercher, puis je les lis au lit, en robe de chambre. Je n’ai rien d’autre à faire. Comme d’habitude, l’affaire Dreyfus constitue le sujet principal. On la dévoile chaque jour à la façon d’un feuilleton peuplé par toute une galerie de personnages exotiques que je reconnais à peine, y compris moi-même (l’ambitieux chef des services secrets, célibataire de quarante-trois ans qui a trahi ses anciens maîtres). Parmi les derniers rebondissements, il y a des lettres qu’Esterhazy envoya treize ans plus tôt à sa maîtresse d’alors, Mme de Boulancy, et qui se retrouvent dans Le Figaro (Et si, ce soir, on venait me dire que je serais tué demain comme capitaine de uhlans en sabrant des Français, je serais parfaitement heureux. Je ne ferais pas de mal à un petit chien, mais je ferais tuer cent mille Français avec plaisir.) Esterhazy proteste que ce sont des faux de la juiverie et réclame, par l’intermédiaire de son avocat, le conseil de guerre pour laver son nom — requête à laquelle l’armée se dit prête à accéder. Émile Zola a écrit une nouvelle évocation passionnée du calvaire de Dreyfus : un être qu’on a séparé des humains. Non seulement la grande mer l’isole, mais onze gardiens l’enferment nuit et jour d’une muraille vivante…
Pendant ce temps, à la Chambre des députés, l’affaire a fait débat, et le président du Conseil s’est abrité derrière le rempart du respect de la chose jugée : « Qu’on me permette de dire tout de suite ce qui sera la parole décisive dans ce débat : il n’y a pas d’affaire Dreyfus ! [Applaudissements] Il n’y a pas en ce moment, et il ne peut pas y avoir d’affaire Dreyfus ! [Applaudissements prolongés] » et pour qu’il ne subsiste aucun doute sur la question, le général Billot, convoqué à la tribune depuis son ministère de la Guerre, a répété la position du gouvernement avec plus de vigueur encore : « L’affaire Dreyfus a été justement et régulièrement jugée. Pour moi, en mon âme et conscience, comme chef de l’armée, je considère le jugement comme bien rendu et Dreyfus comme coupable. »
Je repose les journaux. Vraiment, tout cela dépasse l’hypocrisie ; tout cela dépasse même le mensonge : c’est devenu une psychose.
Mon uniforme est accroché dans mon armoire telle une mue d’une autre vie. Je n’ai pas encore été réformé de l’armée. Techniquement, je suis en permission indéfinie jusqu’au verdict de l’enquête de Pellieux et à la décision du ministre. Mais je préfère m’habiller en civil pour ne pas attirer l’attention. Juste avant midi, j’enfile un bon gros pardessus, me coiffe d’un melon, prends mon parapluie sur le porte-manteau et sors pour la journée.
Extérieurement, j’affiche, je l’espère, mon masque habituel de détachement, voire d’ironie, car je n’ai jamais vécu de situation, aussi désastreuse qu’elle puisse être, même celle-ci, qui ne présente pas au moins quelques éléments de la comédie humaine. Mais alors, je pense à Pauline quand je l’ai découverte sur mon lit, qui ne pouvait que répéter, encore et encore : « Il ne veut pas me laisser voir les filles… » Elle a fait une déposition devant Pellieux, a fui la presse et est allée se réfugier chez son frère, officier de la marine, et sa belle-sœur, près de Toulon. Louis a accepté de s’occuper de son cas. Il nous a conseillé de ne pas avoir le moindre contact jusqu’à ce que le divorce soit prononcé. Nous nous sommes quittés sous une averse, dans le bois de Boulogne, sous l’œil d’un agent de la Sûreté. Et c’est à cause de ce qu’ils lui ont fait, plus encore que de ce qu’ils ont fait subir à Dreyfus, que je ne peux pardonner à l’état-major de l’armée. Pour la première fois de ma vie, je connais la haine, et c’est quelque chose de presque physique, comme un couteau caché. Parfois, lorsque je suis seul, il me plaît de le sortir et de passer le pouce sur sa lame, froide et acérée.
Ma sentinelle est à sa place coutumière, de l’autre côté de la rue, appuyée contre la palissade de bois qui entoure le chantier, en train de fumer une cigarette : elle aura sans aucun doute un comparse quelque part. J’ai déjà repéré ce pékin-là — maigre, la barbe rousse, vêtu d’une grosse veste marron et coiffé d’une casquette. Il ne fait même plus semblant de ne pas être un agent de la police. Il jette sa cigarette et m’emboîte le pas, les mains dans les poches, restant à une quinzaine de mètres en arrière. Tel un capitaine de compagnie mal luné, je décide de faire faire à ce fainéant une vraie séance d’entraînement, et je presse l’allure au point de presque courir — je franchis l’avenue Montaigne, file à la place de la Concorde puis traverse la Seine pour gagner le boulevard Saint-Germain. Je jette un coup d’œil derrière moi. Je transpire malgré le froid de décembre, mais vu sa mine, je ne souffre pas moitié moins que l’agent qui me file : il a maintenant la figure aussi rouge que sa barbe.
Ce qu’il me faut, à présent, c’est un gardien de la paix, et je sais exactement où en trouver un : près du commissariat de police de Saint-Thomas-d’Aquin, en patrouille au coin du boulevard Raspail.
— Monsieur ! appelé-je en m’approchant de lui. Je suis colonel de l’armée française, et cet homme me suit. Je vous demande de l’arrêter et de nous conduire tous les deux à votre supérieur afin que je puisse porter plainte.
Il réagit avec un empressement qui fait plaisir à voir.
— Vous voulez parler de ce monsieur, mon colonel ? s’assure-t-il en prenant l’agent hors d’haleine par le coude.
— Lâchez… moi, espèce… d’idiot ! hoquette le rouquin.
Voyant ce qui se passe, le second agent de la Sûreté — celui-ci déguisé en commis voyageur, muni d’une serviette en carton — se découvre pour venir à la rescousse de son partenaire. Lui aussi transpire, fulmine et insulte l’intelligence des policiers en uniforme en général, ce qui ne tarde pas à énerver le gardien de la paix, qui les arrête tous les deux.
Dix minutes plus tard, je laisse mon nom et mon adresse à l’agent de service au commissariat et m’éclipse sans escorte.
La rue de Grenelle est à deux pas. Le numéro 11 est une imposante et vénérable demeure. Je vérifie les deux côtés de la rue pour m’assurer de n’être pas observé, et je sonne. Presque aussitôt, la porte s’ouvre et une servante me fait entrer. Derrière elle, Louis attend nerveusement dans le vestibule. Il jette un regard par-dessus mon épaule.
— As-tu été suivi ?
— Plus maintenant.
Je donne mon parapluie et mon chapeau à la domestique. Un ronronnement de voix masculines provient de derrière une porte fermée.
Louis m’aide à retirer mon manteau.
— Tu es sûr que tu veux aller jusque-là ?
— Où sont-ils ? Là-dedans ?
J’ouvre moi-même la porte. Six hommes en jaquette, ni jeunes ni vieux, se tiennent devant un feu ardent et cessent de parler pour se tourner vers moi. Cela m’évoque un portrait de groupe de Fantin-Latour — l’Hommage à Delacroix, peut-être.
— Messieurs, annonce Louis, voici le colonel Picquart.
Il y a un instant de silence, puis l’un des hommes — chauve, avec une grosse moustache tombante, et que je reconnais comme étant Georges Clemenceau, homme politique de gauche et éditorialiste au journal radical L’Aurore — lance une salve d’applaudissements à laquelle se joignent tous les autres. Pendant que Louis m’introduit dans la pièce, un autre homme, fringant et séduisant, lance un joyeux « Bravo Picquart ! Vive Picquart ! », et je le reconnais, grâce aux photos de surveillance qui passaient sur mon bureau, comme étant Mathieu Dreyfus. En fait, lorsque je m’avance pour serrer la main de chacun, je m’aperçois que je connais tous ces gens de vue ou de réputation : l’éditeur Georges Charpentier, qui est le maître des lieux ; Arthur Ranc, sénateur à la barbe fournie et doyen de notre assemblée ; Joseph Reinach, député juif de la gauche modérée à la Chambre : et bien sûr, le personnage massif au pince-nez que l’on me présente en dernier, Émile Zola.
Un déjeuner copieux est servi dans la salle à manger, mais je passe trop de temps à parler pour avaler grand-chose. J’explique aux autres convives que je dois dire ce que j’ai à dire, puis partir au plus vite : chaque minute que nous passons ensemble augmente le risque que notre réunion soit découverte.
— M. Charpentier croit certainement que ses domestiques ne s’abaisseraient pas à jouer les informateurs pour la Sûreté, mais mon expérience m’a malheureusement enseigné le contraire.
— Je l’ai moi aussi appris à mes dépens, intervient Mathieu Dreyfus.
— Toutes mes excuses pour cela, dis-je en inclinant brièvement la tête.
Il y a, juste en face de moi, un grand portrait de Mme Charpentier et ses enfants peint par Renoir et, alors que je raconte mon histoire, mon regard ne cesse de dériver vers lui, et j’éprouve ce curieux sentiment d’être coupé de la réalité que je ressens parfois lorsque je parle à tout un groupe de personnes. Je leur conseille de bien chercher du côté d’un certain colonel Armand du Paty de Clam, qui a été le premier officier à interroger Dreyfus, et dont l’imagination scabreuse a façonné en grande partie le tour pris par l’affaire. Je décris les méthodes d’interrogatoire qu’il a employées, lesquelles frisaient la torture. Puis je parle de mon prédécesseur, le colonel Sandherr, ce malade absolument convaincu, à tort, que l’espion devait être de l’état-major. Je leur explique que la plus grande erreur a été de laisser entendre que ce qui avait été livré aux Allemands était d’une importance militaire capitale alors qu’il ne s’agissait que de détails sans importance. Cependant, le traitement infligé à Dreyfus — le huis clos, la dégradation, la déportation sur l’île du Diable — avait été si extrême que le monde avait fini par se convaincre que l’existence même de la France avait été mise en péril.
— Les gens se disent qu’il doit y avoir bien davantage que ce qu’il paraît, alors qu’en fait, il y a bien moins. Et plus le scandale s’éternise, plus l’écart entre le crime d’origine et les efforts monumentaux consentis pour dissimuler l’erreur judiciaire devient incommensurable et absurde.
Tout au bout de la table, je vois que Zola prend des notes. Je m’interromps pour avaler une gorgée de vin. L’un des enfants du tableau de Renoir est assis sur un gros chien. La robe du chien renvoie aux couleurs de celle de Mme Charpentier et, donc, ce qui apparaît comme une pose naturelle est en fait soigneusement combiné.
Je poursuis. Sans révéler la moindre information confidentielle, je leur raconte comment j’ai découvert le véritable traître, Esterhazy, il y a plus de vingt mois, et comment Boisdeffre et surtout Billot ont au départ soutenu mon enquête, puis ont brusquement changé leur fusil d’épaule en comprenant qu’elle impliquerait de rouvrir l’affaire Dreyfus.
— Nous arrivons maintenant, messieurs, à cette situation ridicule où l’armée est tellement déterminée à garder un innocent au bagne qu’elle est prête à aider activement le coupable à échapper à la justice et à m’écarter moi aussi… pour de bon si nécessaire.
— C’est fantastique ! commente Zola. L’histoire la plus incroyable qu’on puisse imaginer.
— On en a honte d’être français, renchérit Ranc.
Clemenceau, qui prend lui aussi des notes, demande sans lever les yeux :
— Qui sont, d’après vous, les officiers supérieurs de la hiérarchie militaire les plus impliqués, colonel Picquart ?
— Dans le commandement, je citerais les cinq généraux : Mercier, Boisdeffre, Gonse, Billot et Pellieux, qui mène une parodie d’enquête pour tenter d’étouffer l’affaire.
— Et que pensez-vous qu’il va vous arriver, maintenant, colonel ? s’enquiert Mathieu Dreyfus.
J’allume une cigarette.
— J’imagine, réponds-je en secouant l’allumette et en l’éteignant avec toute la nonchalance que je peux affecter, que lorsque Esterhazy aura été officiellement blanchi de toutes les accusations, je serai réformé et ils me jetteront en prison.
Un murmure incrédule parcourt la tablée.
— L’état-major ne peut tout de même pas se montrer aussi stupide ? remarque Clemenceau.
— Je crains qu’ils ne se soient acculés eux-mêmes à une position où leur logique ne leur laisse guère d’autre choix. Si Esterhazy est innocent — comme ils sont bien déterminés à le juger afin d’éviter de rouvrir l’affaire Dreyfus — il s’ensuit que la campagne menée contre lui n’est qu’une infâme conspiration ; et comme je porte au bout du compte la responsabilité de cette campagne, je dois être puni.
— Alors, questionne Reinach, que voulez-vous que nous fassions, colonel ?
— Ce n’est pas vraiment à moi de le dire. Je vous ai exposé tout ce que je pouvais sans trahir de secrets d’État. Je ne peux moi-même ni écrire d’articles ni publier de livre — je suis encore soumis à la discipline de l’armée. Ce que je crois, c’est que, d’une façon ou d’une autre, il faudrait que cette affaire soit retirée de la juridiction militaire pour être portée à un niveau supérieur — il faudrait rassembler les détails en un tout narratif cohérent, afin que tout puisse être vu pour la première fois clairement.
Je désigne le Renoir d’un petit signe de tête, puis me tourne vers Zola :
— Il faut faire de la réalité une œuvre d’art, si vous voulez.
— Colonel, c’est déjà une œuvre d’art, rétorque-t-il. Il ne manque plus que l’angle d’attaque.
Une heure ne s’est pas écoulée que j’écrase ma cigarette et me mets debout.
— Veuillez m’excuser, messieurs, mais je dois être le premier à partir. Il vaudrait mieux que chacun de vous s’en aille séparément, en laissant un intervalle d’une dizaine de minutes entre chaque. Je vous en prie, restez assis. Y a-t-il une sortie de service ? demandé-je à Charpentier.
— Oui, il existe une porte de jardin. On peut y accéder par la cuisine. Je vous y conduis.
— Je vais chercher tes affaires, me dit Louis.
Je fais le tour de la table pour serrer la main de chacun. Mathieu enferme la mienne entre les siennes.
— Ma famille et moi ne saurions vous exprimer toute notre gratitude, colonel.
Il y a dans sa chaleur quelque chose de possessif qui me rend maladroit, voire glacial.
— Vous n’avez aucune raison de me remercier, assuré-je. J’ai simplement obéi à ma conscience.
Nul ne m’attend visiblement dans la rue, et je profite du fait d’avoir momentanément semé la police pour remonter rapidement le boulevard Saint-Germain jusque chez les Comminges. Je donne ma carte au valet de pied, qui m’introduit dans la bibliothèque pour aller m’annoncer. Une minute plus tard, la porte s’ouvre en coup de vent, et Blanche se précipite pour me prendre dans ses bras.
— Georges chéri ! s’écrie-t-elle. Vous vous rendez compte que vous êtes devenu la personne la plus célèbre que je connaisse ? Nous sommes tous en train de prendre le thé au salon. Joignez-vous à nous — je vais pouvoir vous exhiber !
Puis elle cherche à m’entraîner à sa suite, mais je résiste.
— Aimery est-il là ?
— Oui, et il sera ravi de vous voir. Montez, je vous en prie, insiste-t-elle en me tirant de nouveau par la main. Nous voulons tout savoir !
— Blanche, dis-je doucement en détachant sa main de mon bras, il faut que nous parlions en privé, et je crois qu’Aimery devrait être présent. Vous voulez bien aller le chercher ?
Pour la première fois, elle comprend que je ne plaisante pas. Elle rit nerveusement.
— Oh, Georges, dit-elle, c’est trop sinistre !
Mais elle va chercher son frère.
Aimery arrive d’un pas nonchalant, plus juvénile que jamais, vêtu d’un costume bien coupé et porteur de deux tasses de thé.
— Bonjour, Georges. Puisque tu ne viens pas au samovar, c’est le thé qui vient à toi.
Nous nous asseyons tous les trois près du feu, et pendant qu’Aimery boit son thé, Blanche fume une de ses cigarettes turques aux couleurs vives. Je leur raconte que le nom de Blanche a été utilisé dans un faux télégramme, très certainement l’œuvre de Du Paty, et qu’on m’a envoyé en Tunisie. Elle a les yeux brillants et s’imagine certainement vivre une aventure excitante. Aimery, lui, flaire aussitôt le danger.
— Pourquoi du Paty utiliserait-il le nom de Blanche ?
— Parce qu’elle connaît Germain Ducasse, et que Ducasse a travaillé pour moi comme agent dans une opération montée contre Esterhazy. Il semble donc que nous fassions tous partie de ce « syndicat juif » imaginaire qui travaille à faire libérer Dreyfus.
— C’est absolument ridicule, commente Blanche en exhalant un nuage de fumée. Personne ne croira cela un instant.
— Mais pourquoi utiliser le nom de Blanche ? questionne Aimery. Pourquoi pas le mien ?
Il semble réellement perplexe. Puis il me dévisage, et dévisage sa sœur. Aucun de nous deux ne peut se résoudre à le regarder dans les yeux. Quelques secondes gênées s’écoulent. Aimery n’est pas un imbécile.
— Ah, fait-il à voix basse en hochant lentement la tête. Je vois.
— Oh, pour l’amour du ciel, s’exclame Blanche avec irritation. Tu es pire que Père ! Quelle importance ?
Aimery, soudain très tendu et silencieux, croise les bras et garde résolument les yeux rivés au tapis, me laissant le soin d’expliquer la situation.
— Je crains que cela ne soit important, Blanche, parce que vous risquez d’être interrogée au sujet des télégrammes, et qu’on en parlera certainement dans les journaux, et que cela fera un scandale.
— Eh bien, qu’il y…
Aimery l’interrompt avec fureur :
— Tais-toi, Blanche… pour une fois ! Cela ne concerne pas que toi. C’est toute la famille qui va être éclaboussée. Pense à ta mère. Et n’oublie pas que je suis un militaire en service !
Il se tourne vers moi.
— Il va falloir que nous parlions à nos avocats.
— Bien sûr.
— En attendant, je crois qu’il serait préférable que vous ne reveniez pas ici ni n’essayiez de revoir ma sœur.
— Aimery… le supplie Blanche.
— Je comprends, dis-je en me levant.
— Je regrette, Georges, commente Aimery. Il ne peut pas en être autrement.
Noël et le Nouvel An s’écoulent ; le premier passé avec les Gast à Ville-d’Avray, le second avec Anna et Jules, rue Cassette ; Pauline reste dans le Sud. Je vends mon piano Érard à un marchand pour cinq mille francs et lui envoie l’argent.
Le conseil de guerre d’Esterhazy est fixé au lundi 10 janvier 1898. Je suis convoqué en tant que témoin. Louis aussi. Or, le vendredi qui précède l’audience, son père finit par succomber à sa longue maladie et meurt à Strasbourg. Louis est excusé, afin de se rendre auprès de sa famille.
— Je ne sais pas ce que je dois faire, me confie-t-il.
— Mon cher ami, lui assuré-je, il n’y a pas de doute. Ta place est auprès de ta famille.
— Mais le procès… tu seras seul…
— Franchement, que tu sois là ou pas, cela ne fera aucune différence quant à l’issue du procès. Vas-y.
Le lundi, je me lève tôt et, dans l’obscurité d’avant l’aube, revêts la tunique bleu pâle du 4e tirailleurs tunisiens et épingle le ruban de la Légion d’honneur. Puis, suivi par deux policiers en civil, je fais à travers les rues de Paris le trajet familier jusqu’au tribunal militaire de la rue du Cherche-Midi.
La journée est hostile dès le début : froide, grise, pluvieuse. Dans la rue, entre la prison et le tribunal, une dizaine de gendarmes en cape et képi ruissellent sous la pluie, bien qu’il n’y ait aucune foule à contenir. Je franchis les pavés glissants de la cour pour pénétrer dans ce même ancien couvent sinistre où Dreyfus fut condamné il y a plus de trois ans. Un capitaine de la garde républicaine me fait entrer dans une salle d’attente réservée aux témoins. Je suis le premier arrivé. C’est une petite pièce aux murs blanchis à la chaux, dotée d’une seule fenêtre percée dans la partie supérieure du mur et munie de barreaux, d’un sol dallé et de chaises en bois rangées le long des murs. Le petit poêle à charbon allumé dans un coin suffit à peine à adoucir le froid glacial. Juste au-dessus, il y a une représentation du Christ qui lève un index rougi en signe de bénédiction.
Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvre, et je vois apparaître la tête blonde de Lauth. Son uniforme m’indique qu’il a été promu commandant. Il m’aperçoit et bat précipitamment en retraite. Cinq minutes plus tard, il revient en compagnie de Gribelin, et ils vont s’asseoir le plus loin possible de moi. Ils ne regardent pas une fois dans ma direction. Pourquoi sont-ils ici ? Puis deux autres de mes anciens officiers arrivent. C’est la même procédure : ils me passent devant et vont se serrer tout au fond. Du Paty franchit la porte comme s’il s’attendait à être accueilli par une fanfare, tandis que Gonse entre furtivement, une inévitable cigarette aux lèvres. Tous me tournent le dos à l’exception d’Henry, qui fait une entrée tonitruante, claque la porte et m’adresse un signe de tête.
— Vous avez bonne mine, mon colonel, lance-t-il joyeusement. Ce doit être le soleil africain !
— La vôtre doit être due à l’excès de cognac.
Il s’esclaffe bruyamment et va s’asseoir avec les autres.
La pièce se remplit peu à peu de témoins. Mon vieil ami le commandant Curé, du 74e régiment d’infanterie, prend soin de m’ignorer. Je reconnais le vice-président du Sénat, Auguste Scheurer-Kestner, qui me tend la main et murmure simplement : « Bravo. » Mathieu Dreyfus arrive avec, à son bras, une mince jeune femme brune vêtue entièrement de noir. Elle paraît si jeune et discrète que je la prends pour sa fille, mais alors, il me la présente :
— Voici Mme Lucie Dreyfus, la femme d’Alfred. Lucie, je te présente le colonel Picquart.
Elle m’adresse un léger sourire de reconnaissance, mais ne dit rien, et je ne parle pas non plus. Je me sens gêné au souvenir de ses lettres intimes et passionnées. Vis pour moi, je t’en conjure… De l’autre côté de la pièce, du Paty l’examine attentivement à travers son monocle, et glisse quelques mots à Lauth : le bruit a couru qu’il avait fait des avances à Mme Dreyfus lors de la perquisition de son appartement, juste après l’arrestation de son mari ; cela ne m’étonnerait pas.
Nous sommes donc assis là, les militaires d’un côté, et moi avec les civils, en train d’écouter les sons de la séance qui se déroule au-dessus de nous : les bruits de pas dans l’escalier, le cri de « Présentez armes ! » à l’arrivée des juges, puis un long intervalle de silence durant lequel nous attendons les nouvelles. Enfin, l’huissier du tribunal apparaît pour annoncer que les constitutions de parties civiles réclamées par la famille Dreyfus ont été rejetées, et qu’il n’y aura donc pas de révision du verdict de la cour martiale, qui est maintenu. De plus, les juges ont également voté à la majorité pour que toutes les pièces données par le personnel militaire soient examinées à huis clos. Nous avons donc perdu la bataille avant même qu’elle ne commence. Avec un stoïcisme éprouvé, Lucie se lève, impassible, embrasse Mathieu et s’en va.
Une nouvelle heure s’écoule, durant laquelle on peut supposer qu’Esterhazy est interrogé. Puis l’huissier revient et appelle : « Monsieur Mathieu Dreyfus ! » En tant que premier plaignant à avoir porté plainte contre Esterhazy devant le ministère de la Justice, il a le privilège d’entrer en premier. Il ne revient pas. Quarante-cinq minutes plus tard, Scheurer-Kestner est appelé. Il ne revient pas non plus. La salle se vide ainsi peu à peu de ses divers officiers et experts en graphologie jusqu’à ce qu’enfin, au milieu de l’après-midi, Gonse et tous ceux de la section de statistique soient convoqués en bloc. Ils passent en rang devant moi, évitant soigneusement de croiser mon regard, sauf Gonse, qui, à la dernière minute, s’arrête sur le seuil pour me dévisager. Je n’arrive pas à sonder son expression. Est-ce de la haine, de la pitié, de la confusion, du regret, ou tout cela à la fois ? À moins qu’il ne tienne juste à emporter une dernière image de moi avant que je ne disparaisse à tout jamais ? Il me fixe des yeux pendant plusieurs secondes, puis tourne les talons, et la porte se referme, me laissant seul.
J’attends encore pendant plusieurs heures, me levant de temps en temps pour arpenter la pièce afin de ne pas geler sur place. Je regrette plus que jamais que Louis ne soit pas avec moi. Si j’ai eu le moindre doute auparavant, je n’en ai plus : ce n’est pas le procès d’Esterhazy — c’est le mien.
Lorsque l’huissier vient enfin me chercher, il fait sombre. À l’étage, tous les civils ont été évacués à part les avocats. Il ne reste personne d’étranger à l’affaire. Contrairement à la salle d’attente, il règne ici, du fait de la promiscuité masculine, une chaleur de cercle, et il flotte une forte odeur de tabac. Gonse, Henry, Lauth et les autres officiers de la section de statistique me regardent me diriger vers la cour. Derrière le général Luxer, qui préside le tribunal, je remarque Pellieux : et puis, sur ma gauche, il y a Esterhazy, qui se tient vautré dans une position similaire à celle qu’il affectait la seule autre fois où je l’ai vu, les jambes étendues devant lui et les bras pendant le long du corps, aussi détendu que s’il se trouvait encore dans le cabaret de Rouen. Je n’ai le temps que de couler un bref regard dans sa direction, mais je suis frappé encore par la singularité de son apparence. La tête chauve et curieusement délicate se tend pour m’examiner ; son œil brillant, qui n’est pas sans rappeler celui d’un faucon, se pose sur moi un instant, puis passe à autre chose. Il semble s’ennuyer.
— Veuillez donner vos noms et prénoms, commence Luxer.
— Marie-Georges Picquart.
— Lieu de naissance ?
— Strasbourg.
— Âge ?
— Quarante-trois ans.
— Quand l’accusé a-t-il pour la première fois été porté à votre attention ?
— Environ neuf mois après avoir été nommé à la tête de la section des services secrets de l’état-major…
En tout, je dois témoigner pendant quatre bonnes heures — une heure dans la pénombre de cette fin d’après-midi de janvier, et trois heures le lendemain matin. Inutile de le relater en détail, c’est du Pellieux nouvelle formule. D’ailleurs, Pellieux en personne, au mépris de toutes les règles de procédure, semble diriger lui-même le conseil de guerre. Il se penche en avant pour chuchoter ses avis au président du tribunal. Il me pose des questions sur un ton d’inquisiteur. Et chaque fois que je tente d’amener les noms de Mercier, Boisdeffre et Billot, il m’interrompt et m’ordonne de me taire.
— Ces officiers distingués n’ont rigoureusement aucun rapport avec l’affaire du commandant Esterhazy !
Ses méthodes sont si lourdes qu’au milieu de la séance du mardi matin l’un des juges demande au président d’intervenir :
— Je constate que c’est le colonel Picquart qui est le véritable accusé, ici. Je requiers qu’il lui soit permis de présenter toutes les explications nécessaires à sa défense.
Pellieux se rembrunit et se tait un moment, mais le jeune avocat retors d’Esterhazy, Maurice Tézenas, reprend aussitôt l’attaque :
— Colonel Picquart, vous avez cherché dès le début à substituer mon client à Dreyfus.
— Cela n’est pas vrai.
— Vous avez fabriqué le petit bleu.
— Non.
— Vous avez conspiré avec votre avocat, Maître Leblois, pour salir le nom de mon client.
— Non.
— Vous lui avez montré le dossier secret lié à la condamnation de Dreyfus dans le but de comploter pour susciter le doute du public par rapport au verdict rendu.
— Absolument pas.
— Allons, colonel, plusieurs témoins ont déclaré hier devant cette même cour vous avoir vu faire !
— Cela est impossible. De quels témoins s’agit-il ?
— Du colonel Henry, du commandant Lauth et de M. Gribelin.
Je jette un coup d’œil vers l’endroit de la salle où ils se tiennent, impassibles.
— Eh bien, ils se seront trompés.
— Je demande que ces officiers s’avancent pour être confrontés avec le témoin, dit alors Tézenas.
— Messieurs, s’il vous plaît.
Luxer leur fait signe d’approcher. Esterhazy observe toute la scène avec une expression de totale indifférence, comme s’il assistait à une pièce de théâtre particulièrement ennuyeuse dont il connaîtrait déjà la fin.
— Colonel Henry, dit Luxer, y a-t-il le moindre doute dans votre esprit quant au fait que vous avez vu le colonel Picquart montrer des documents de ce que l’on appelle le dossier secret à Maître Leblois ?
— Non, mon général. Je suis allé à son cabinet un jour, en fin d’après-midi, pour une question de service, et le dossier était sur son bureau. Je l’ai reconnu tout de suite parce que l’enveloppe portait la lettre « D », et que je l’y avais inscrite dessus moi-même. Le colonel l’avait ouverte et montrait à son ami M. Leblois le document portant la mention « ce canaille de D ». Je l’ai vu comme je vous vois, mon général.
Je le regarde sans y croire : comment peut-il mentir aussi effrontément ? Il me rend mon regard, pas gêné le moins du monde.
Si vous m’ordonnez de tirer sur un homme, je tire…
— Donc, colonel Henry, reprend Luxer, d’après votre témoignage, vous êtes sorti et avez aussitôt rapporté ce que vous veniez de voir au commandant Lauth et à M. Gribelin ?
— Tout à fait. J’en étais profondément choqué.
— Et vous jurez tous les deux que cette conversation a effectivement eu lieu ?
— Oui, mon général, répond Lauth avec ferveur.
— Absolument, mon général, confirme Gribelin, qui jette un regard dans ma direction. Je dois ajouter que j’ai, moi aussi, vu le colonel Picquart montrer ce dossier à un ami.
Je prends conscience qu’ils en sont venus à me haïr bien plus qu’ils n’ont jamais haï Dreyfus. Je garde mon sang-froid.
— Puis-je demander, monsieur le président, que Maître Leblois soit autorisé à donner son opinion sur tout cela ?
— Je crains, monsieur le président, que Maître Leblois ne soit à Strasbourg, intervient Tézenas.
— Non, précisé-je, il est revenu cette nuit même pour accompagner la dépouille de son père. Il attend en bas.
— Vraiment ? fait Tézenas avec un mouvement d’épaules. Mes excuses, je ne savais pas.
On va chercher Louis. Pour un homme en deuil, il paraît étonnamment serein. Interrogé sur la réunion et le dossier, il confirme qu’il n’y a eu ni l’une ni l’autre.
— Sauf sur un ridicule problème de pigeons, ajoute-t-il avant de se tourner vers les juges. La cour pourrait-elle demander au colonel Henry quand cet épisode est censé s’être déroulé ?
Luxer fait signe à Henry, qui répond :
— Oui, c’était en septembre 96.
— Eh bien, cela est rigoureusement impossible, réplique Louis. Parce que mon père est tombé malade en 96 et que je suis resté à Strasbourg du mois d’août au mois de novembre de cette année. Je suis catégorique là-dessus — et je peux le prouver, parce que la condition de mon visa était que je me présente chaque jour aux autorités allemandes pendant toute la durée de mon séjour.
— Est-il possible que vous vous soyez trompé de date, colonel Henry ? interroge Luxer.
Henry fait mine de réfléchir, inclinant la tête d’un côté, puis de l’autre.
— Oui, je suppose que c’est possible. C’était peut-être avant. Ou peut-être bien après.
— Ou peut-être que cela ne s’est jamais passé, déclaré-je, vu que je ne suis entré en possession du dossier secret qu’au mois d’août, comme peut l’attester M. Gribelin. C’est lui qui l’a cherché pour moi dans le bureau d’Henry. Et ensuite, le général Gonse, là-bas, dis-je en le désignant, m’a repris le dossier en octobre. Il est donc impossible qu’une telle scène ait pu avoir lieu.
Pour la première fois, Henry bronche et se trouble :
— En fait, je ne suis pas sûr… je ne répète que ce que j’ai vu…
Pellieux se porte à son secours :
— Si je peux faire une observation, monsieur le président, c’est qu’à plus d’un an de distance, il est difficile de donner une date précise…
Luxer en convient et la séance se poursuit. À l’heure du déjeuner, on me permet de quitter la barre.
Il faut à l’avocat d’Esterhazy cinq heures pour prononcer sa plaidoirie. La séance continue jusqu’à huit heures du soir. À un moment, pendant le monologue de son avocat, Esterhazy paraît s’assoupir, et son crâne chauve retombe en arrière. Lorsque les juges se lèvent enfin pour délibérer, on l’emmène, et il me fait en passant devant moi un salut raide ouvertement moqueur. Mathieu Dreyfus, qui est revenu pour le verdict et s’est assis à côté de moi, grommelle :
— Quel gredin !
Je me lève avec Louis pour me dégourdir les jambes. J’imagine que nous allons devoir attendre plusieurs heures. Mais, moins de cinq minutes plus tard, l’ordre « Présentez armes ! » retentit de nouveau, et les portes se rouvrent. Le conseil rentre en séance et le président lit le verdict :
— « Au nom du peuple français… le commandant Walsin Esterhazy est reconnu non coupable à l’unanimité… le président ordonne qu’il soit mis en liberté s’il n’est retenu pour une autre cause… »
Le reste se perd dans le tonnerre d’applaudissements qui secoue les murs de pierre. Mes frères d’armes tapent des pieds. Ils frappent dans leurs mains et ils crient « Vive l’armée ! », « Vive la France ! », et même : « Mort aux Juifs ! » L’issue était annoncée d’avance et ne devrait donc pas me surprendre. Il y a cependant des limites à la façon dont l’imagination vous prépare à la catastrophe. Tandis que Mathieu et moi quittons le prétoire sous les quolibets et les insultes — « Mort au syndicat ! » « Mort à Picquart ! » —, j’ai l’impression d’avoir basculé au fond d’un puits de mine d’où il m’est impossible de sortir. Il n’y a plus que ténèbres et, de fait, Dreyfus est en plus mauvaise posture encore qu’il y a six mois, car il est à présent deux fois condamné : il est inconcevable de penser que l’armée puisse consentir un jour à un troisième procès.
Dehors, derrière la cour faiblement éclairée, une foule de plus d’un millier de personnes s’est rassemblée malgré le froid. Tous applaudissent en rythme et scandent le nom de leur héros : « Es-ter-hazy ! Es-ter-hazy ! » Je n’aspire plus qu’à m’en aller et me dirige vers la porte, mais Louis et Mathieu me retiennent.
— Tu ne peux pas sortir, pas encore, Georges, me dit Louis. Ton portrait est dans les journaux. Tu vas te faire écharper.
C’est alors qu’Esterhazy émerge du tribunal, flanqué de son avocat, d’Henry et de Du Paty, et suivi par une escorte de soldats enthousiastes en uniforme noir. Le capitaine est transfiguré, son visage presque illuminé par le triomphe. Il porte une cape dont il ramène un pan sur son épaule en un geste de gloire impériale, puis il s’avance dans la rue. Une formidable acclamation l’accueille. Les mains se tendent pour lui donner des tapes dans le dos. Quelqu’un crie : « Hourra pour le martyr des Juifs ! »
Mathieu me touche le bras.
— Maintenant, on peut y aller.
Il retire son manteau et m’aide à l’enfiler par-dessus ma tunique très reconnaissable. Tête baissée, encadré par Mathieu d’un côté et Louis de l’autre, je sors dans la rue du Cherche-Midi et prends la direction opposée à celle d’Esterhazy, marchant d’un pas rapide sur le pavé mouillé en direction de la circulation lointaine.
Les funérailles du père de Louis, Georges-Louis Leblois, ont lieu le lendemain. Pasteur luthérien, croyant au progrès scientifique, penseur libéral radical qui niait la divinité du Christ, le vieil homme souhaitait être incinéré. Mais comme il n’existe pas d’équipement de ce type à Strasbourg, la cérémonie doit donc se tenir à Paris, au nouveau crématorium du Père-Lachaise. Le silence du gigantesque cimetière, avec ses allées ombragées et la ville grise qui s’étend en contrebas vers les collines bleues de l’horizon, produit sur moi une forte impression. Les parents et amis de Louis viennent me voir pour se désoler du verdict de la veille, me serrant la main et parlant à voix basse, ce qui me donne un peu le sentiment d’être celui qui est mort, et d’assister à mes propres obsèques.
J’apprendrai plus tard que c’est pendant la cérémonie que le général Billot signe mon mandat d’arrêt, et je trouve en rentrant à mon appartement une notification m’annonçant ma mise aux arrêts pour le lendemain.
On vient me chercher juste avant l’aube. Je suis déjà en tenue civile, et ma valise est prête.
Un colonel d’un certain âge, accompagné d’un simple soldat, frappe à ma porte et me présente une copie du mandat d’amener du général Billot : Le lieutenant-colonel Picquart a fait l’objet d’une enquête pour manquements graves à ses devoirs professionnels. Il a commis des fautes graves dans le service et contre la discipline. J’ai donc décidé qu’il serait mis aux arrêts de forteresse, au Mont-Valérien, jusqu’à nouvel ordre.
— Pardon de venir aussi tôt, s’excuse le colonel, mais j’ai pensé qu’il valait mieux tenter d’éviter ces horribles journalistes. Puis-je prendre votre revolver de service, je vous prie ?
Le gérant de l’immeuble, M. Reigneau, qui vit dans la même rue, à quelques numéros de là, vient s’enquérir de cette agitation. Je le croise dans l’escalier avec mon escorte. Il révélera ensuite au Figaro les paroles d’adieu que je lui adresse :
— Vous voyez ce qui m’arrive. Mais je suis bien tranquille. Vous avez lu ce qu’on dit de moi dans les journaux. Soyez certain, néanmoins, que je suis un honnête homme.
Une grande voiture militaire attelée à deux chevaux blancs attend devant la porte. Il a gelé pendant la nuit et il fait encore sombre. Du chantier d’en face, une lanterne rouge brille faiblement sur les flaques durcies. Le soldat me prend ma valise et monte à côté du cocher tandis que le colonel m’ouvre poliment la portière et me laisse monter en premier. Hormis Reigneau, il n’y a personne dans la rue pour assister à mon déshonneur. Nous tournons à gauche dans la rue Copernic et nous dirigeons vers la place Victor-Hugo. Quelques matinaux font déjà la queue pour acheter le journal au carrefour, et d’autres encore attendent devant le kiosque de la place de l’Étoile. J’entrevois en passant une énorme manchette, « J’accuse… ! » et m’empresse de dire au colonel :
— Si le condamné a droit à une dernière requête, pensez-vous que nous pourrions nous arrêter pour un journal ?
— Un journal ? répète le colonel comme si j’étais fou. Eh bien, pourquoi pas, si vous voulez.
Il signale au cocher de faire halte. Je descends de voiture et reviens vers le vendeur, suivi à distance respectueuse par le soldat. Le sommet des arbres dénudés se découpe contre le ciel qui commence tout juste à pâlir au-dessus de l’avenue du Bois-de-Boulogne. Le journal que chacun vient acheter est L’Aurore de Clemenceau, et la une, qui s’étale sur six colonnes, clame :
Je fais la queue pour en acheter un exemplaire et reviens lentement vers la voiture. Les becs de gaz donnent juste assez de lumière pour me permettre de déchiffrer l’article. Celui-ci occupe l’intégralité de la première page, réquisitoire de plusieurs milliers de mots présenté sous la forme d’une lettre à M. Félix Faure, président de la République (Pour votre honneur, je suis convaincu que vous ignorez la vérité…). Je le parcours avec une stupéfaction croissante.
Voici un an que le général Billot, que les généraux de Boisdeffre et Gonse savent que Dreyfus est innocent, et ils ont gardé pour eux cette effroyable chose ! Et ces gens-là dorment, et ils ont des femmes et des enfants qu’ils aiment !
Le colonel Picquart avait rempli son devoir d’honnête homme. Il insistait auprès de ses supérieurs, au nom de la justice. Il les suppliait même, il leur disait combien leurs délais étaient impolitiques, devant le terrible orage qui s’amoncelait, qui devait éclater, lorsque la vérité serait connue. Non ! Le crime était commis, l’état-major ne pouvait plus avouer son crime. Et le lieutenant-colonel Picquart fut envoyé en mission, on l’éloigna de plus en plus loin, jusqu’en Tunisie, où l’on voulut même un jour honorer sa bravoure, en le chargeant d’une mission qui l’aurait sûrement fait massacrer.
Je m’immobilise au milieu du trottoir.
Et le beau résultat de cette situation prodigieuse est que l’honnête homme, là-dedans, le lieutenant-colonel Picquart, qui seul a fait son devoir, va être la victime, celui qu’on bafouera et qu’on punira. Ô justice, quelle affreuse désespérance serre le cœur ! On va jusqu’à dire que c’est lui le faussaire, qu’il a fabriqué la carte-télégramme pour perdre Esterhazy. Oui ! Nous assistons à ce spectacle infâme, des hommes perdus de dettes et de crimes dont on proclame l’innocence, tandis qu’on frappe l’honneur même, un homme à la vie sans tache ! Quand une société en est là, elle tombe en décomposition.
Derrière moi, le soldat me dit :
— Nous devrions vraiment y aller, mon colonel, si cela ne vous dérange pas.
— Oui, bien sûr. Laissez-moi juste finir ceci.
Je parcours l’article jusqu’à la fin.
J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire…
J’accuse le général Mercier de s’être rendu complice, tout au moins par faiblesse d’esprit, d’une des plus grandes iniquités du siècle.
J’accuse le général Billot d’avoir eu entre les mains les preuves certaines de l’innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s’être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice…
J’accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s’être rendus complices du même crime…
J’accuse le général de Pellieux d’avoir fait une enquête scélérate…
J’accuse les trois experts en écritures…
J’accuse les bureaux de la Guerre…
J’accuse enfin le premier conseil de guerre d’avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j’accuse le second conseil de guerre d’avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable…
En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup de la loi sur la presse, qui punit les délits de diffamation…
Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour !
J’attends.
Veuillez agréer, monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect.
Je replie le journal et remonte dans la voiture.
— Quelque chose d’intéressant ? demande le vieux colonel.
Puis, sans attendre la réponse, il ajoute :
— Ça m’étonnerait. Il n’y a jamais rien.
Il frappe contre le plafond de la voiture.
— En route !
Le Mont-Valérien, énorme forteresse rectiligne située à l’ouest de Paris, fait partie du réseau de défense militaire qui entoure la capitale. Je suis conduit par un escalier tournant au troisième étage d’une aile réservée aux officiers. Je suis le seul prisonnier. De jour comme de nuit, il n’y a en hiver pas grand-chose à entendre à l’exception de la plainte du vent sur les remparts. Ma porte est verrouillée en permanence, et une sentinelle monte la garde en bas de l’escalier. Je dispose d’un petit salon, d’une chambre à coucher et d’un cabinet de toilette. Les fenêtres à barreaux offrent une vue panoramique sur la Seine et le bois de Boulogne, jusqu’à la tour Eiffel, à huit kilomètres de là en direction de l’est.
Si mes ennemis de l’état-major s’imaginent me faire vivre une épreuve, ils se trompent. J’ai un lit, une chaise, une plume, du papier et des livres à profusion — Goethe, Heine, Ibsen. Proust a eu la bonté de me faire envoyer son recueil, Les Plaisirs et les Jours, et ma sœur m’a procuré un nouveau dictionnaire russe-français. Que désirer de plus ? Je suis emprisonné et je suis libéré, enfin délivré du fardeau du secret que je portais depuis tant de mois.
Deux jours après mon arrivée, le gouvernement se voit contraint de relever le défi que lui a lancé Zola et l’assigne pour diffamation. Au lieu d’un huis clos, dans la petite salle obscure d’un tribunal militaire, le procès aura lieu en public, devant les assises du Palais de justice. L’affaire est avancée en haut de la liste d’attente afin que le procès puisse commencer dès que possible. Le commandant de la forteresse refuse de laisser entrer d’autres visiteurs que des militaires en service, mais lui-même ne peut m’empêcher de voir mon avocat. Louis m’apporte la citation à comparaître. Je suis convoqué comme témoin le vendredi 11 février.
J’examine le document.
— Qu’adviendra-t-il si Zola est condamné ?
Nous nous trouvons dans la salle des visites : des barreaux aux fenêtres, deux chaises de bois et une table rudimentaire ; un soldat monte la garde devant la porte et feint de ne pas écouter.
— Il passera un an en prison, répond Louis.
— C’était très courageux de sa part de faire ça.
— C’était sacrément courageux, convient Louis. J’aurais seulement préféré qu’il ait tempéré son courage par un petit peu de prudence. Mais il s’est laissé emporter et n’a pas pu résister à l’envie de mettre cette phrase, à la fin, sur le conseil de guerre d’Esterhazy — j’accuse le second conseil de guerre d’avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable — et c’est là-dessus que le gouvernement l’attaque.
— Pas pour ses accusations contre Boisdeffre et les autres ?
— Non, ils n’en font pas mention. Leur intention est de limiter le procès à cette toute petite question sur laquelle ils sont certains de gagner. Cela signifie aussi que tout ce qui aura un lien avec Dreyfus sera jugé irrecevable à moins de se rapporter très strictement au conseil de guerre d’Esterhazy.
— Donc, nous allons perdre encore ?
— Il y a des cas ou perdre peut être une victoire, tant que le combat persiste.
Au ministère de la Guerre, on s’inquiète visiblement de ce que je pourrais dire. Quelques jours avant le procès, un de mes vieux camarades, le colonel Bailloud, vient me voir au Mont-Valérien pour « essayer de me faire entendre raison ». Il attend que nous soyons dans la cour, où je suis autorisé à faire deux heures d’exercice chaque jour, pour me transmettre son message.
— On m’a donné pouvoir au plus haut niveau de vous assurer, dit-il sur un ton pompeux, que si vous faites preuve de discrétion, votre carrière ne sera pas brisée.
— Vous voulez dire, si je me tais ?
— C’est le terme « discrétion » qui a été utilisé.
Ma première réaction est d’éclater de rire.
— C’est Gonse, si je ne m’abuse ?
— Je préfère ne pas répondre.
— Eh bien, vous pourrez lui dire de ma part que je n’ai pas oublié que je suis encore un soldat et que je ferai mon possible pour concilier mon devoir de confidentialité avec mes obligations de témoin. Cela vous suffit-il ? Soyez gentil, maintenant, retournez à Paris et laissez-moi marcher en paix.
Le jour dit, on me conduit en voiture militaire au Palais de justice de l’île de la Cité. Je porte mon uniforme de tirailleur tunisien. J’ai donné ma parole que je ne tenterai pas de quitter l’enceinte du Palais et retournerai au Mont-Valérien avec mes gardiens à la fin de la séance. En contrepartie, je suis autorisé à entrer au tribunal libre, sans escorte. Boulevard du Palais, il y a une manifestation antisémite. « Mort aux Juifs ! » « Mort aux vendus ! » « À bas les youpins ! » On reconnaît mon visage, sans doute à cause des ignobles caricatures publiées dans La Libre Parole et autres torchons du même acabit, et quelques vandales se détachent de la masse pour se lancer à ma poursuite jusqu’aux marches du Palais, où ils sont interceptés par les gendarmes. Je comprends pourquoi Mathieu Dreyfus a annoncé qu’il n’assisterait pas au procès.
La grande salle des pas perdus du Palais, dont les hautes voûtes sont éclairées, en cette morne journée de février, par des lumières électriques, est aussi bondée et bruyante qu’un hall de gare surnaturel : huissiers et greffiers porteurs de documents juridiques qui se pressent en tous sens, avocats en robes noires qui s’entretiennent avec leurs clients, accusés et plaignants inquiets, témoins, gendarmes, reporters, militaires, pauvres cherchant à s’abriter des rigueurs de l’hiver, dames et messieurs élégants qui ont réussi à obtenir un billet pour la dernière pièce de Zola — c’est toute la société qui se presse ici et dans l’interminable galerie des prisonniers. Des sonneries retentissent, les cris et les pas résonnent sur le marbre. Je passe plus ou moins inaperçu, hormis certains coups de coudes et regard entendus. Je finis par trouver la salle des témoins et donne mon nom à l’huissier. On m’appelle une demi-heure plus tard.
Premières impressions de la cour d’assises : espace, grandeur, immenses boiseries et cuivres rutilants, la densité de la foule, le bourdonnement des conversations, le silence qui s’abat lorsque je remonte l’allée, mes bottes claquant contre le plancher, le portillon de bois s’ouvre dans la barrière qui sépare le juge et les jurés du public, et je marche jusqu’à la barre des témoins, qui trône en demi-cercle au milieu du parquet.
— Le témoin peut-il donner ses noms et prénoms ?
— Marie-Georges Picquart.
— Domicile ?
— Au Mont-Valérien.
Cela suscite un rire, et me donne un moment pour trouver mes repères : d’un côté, j’ai le banc des douze jurés, tous commerçants ou ouvriers ordinaires ; haut perché sur son siège, il y a le juge Delegorgue, au gros visage rond et en robe rouge ; en contrebas, une douzaine de juristes en robe noire qui rappelle la soutane des prêtres, avec, parmi eux, l’avocat général, Van Cassel, qui défend les intérêts du gouvernement ; assis derrière une table, il y a Zola, qui m’adresse de la tête un petit signe d’encouragement, de même que son coaccusé, Perrenx, le gérant de L’Aurore ; leurs avocats — Fernand Labori pour Zola et Albert Clemenceau pour Perrenx — ainsi que Georges Clemenceau, qui a obtenu le droit de se tenir auprès de son frère bien qu’il ne soit pas du parquet, sont assis avec eux ; et derrière moi, telle la congrégation d’une église, se tient le public, avec au milieu une forte concentration d’officiers en uniforme noir, dont Gonse, Pellieux, Henry et Lauth, accompagnés de Gribelin.
Labori se lève. C’est un jeune géant, grand et large d’épaules, à la barbe et aux cheveux blonds — un vrai pirate, le « Viking » comme on l’appelle, célèbre pour son approche combative.
— Le colonel Picquart pourrait-il nous dire ce qu’il sait sur l’affaire Esterhazy, quelle en a été la genèse, comment il s’en est occupé au début, puis quels ont été les détails qui ont accompagné ou suivi son départ des bureaux de la Guerre ?
Il s’assoit.
J’agrippe la barre des témoins pour empêcher mes mains de trembler et prends ma respiration.
— Au commencement du mois de mai 1896, les fragments d’une carte-télégramme sont tombés entre mes mains…
Je parle en continu pendant plus d’une heure, ne m’interrompant qu’occasionnellement pour boire un peu d’eau.
Je puise dans mon expérience de professeur à l’École de guerre. J’essaie de m’imaginer que j’explique une leçon particulièrement compliquée de topographie. Je ne m’appuie sur aucune note. Je suis décidé aussi à garder mon sang-froid — à me montrer poli, précis, neutre —, à ne trahir aucun secret et à ne m’abaisser à aucune attaque personnelle. Je m’en tiens aux preuves écrasantes qui pèsent sur Esterhazy : le petit bleu, l’immoralité notoire du capitaine, son besoin d’argent, son intérêt suspect pour les questions d’artillerie, le fait que son écriture corresponde à celle du bordereau. Je raconte que je suis allé parler de mes soupçons à mes supérieurs, et que j’ai fini par être envoyé en Afrique du Nord, et j’évoque les machinations dont j’ai fait l’objet depuis. La salle bondée m’écoute dans un silence complet. Je sens que mes paroles font mouche. Lorsque je me tourne vers eux, les officiers de l’état-major font de plus en plus grise mine.
À la fin, Labori m’interroge :
— Le témoin estime-t-il que les machinations émanent du commandant Esterhazy tout seul ou qu’il a eu des complices ?
Je prends mon temps pour répondre :
— J’estime qu’il a eu des complices.
— Des complices dans les bureaux de la Guerre ?
— Il y a eu certainement un complice qui était au courant de ce qui se passait dans les bureaux de la Guerre.
— Aux yeux de M. le colonel Picquart, quelle était, du bordereau ou du petit bleu, la base la plus solide de l’accusation qui pesait sur Esterhazy ?
— Pour moi, c’était le bordereau.
— Le colonel Picquart en avait-il fait part au général Gonse ?
— Parfaitement.
— Comment alors le général Gonse pouvait-il dire qu’il fallait distinguer l’affaire Dreyfus de l’affaire Esterhazy ?
— Je ne peux que répéter ce qu’il a dit.
— Mais si le commandant Esterhazy avait été reconnu être l’auteur du bordereau, l’accusation portée de ce chef contre Dreyfus ne tombait-elle pas nécessairement ?
— Oui, c’est pour cela que je n’ai jamais bien compris cette disjonction.
Le juge intervient :
— Vous rappelez-vous avoir fait venir M. Leblois dans votre cabinet ?
— Oui, monsieur le président.
— À quelle époque ?
— Il est venu au printemps de 96. Je voulais son conseil sur une affaire de pigeons voyageurs.
Le juge fait appeler M. Gribelin. Je me tourne à demi pour l’observer se lever de sa place parmi l’état-major. Il me rejoint à la barre pour faire face aux juges sans un regard vers moi.
— Qu’avez-vous à répondre au colonel Picquart ? demande le président.
— Je suis dans l’obligation de dire à mon colonel qu’il se trompe, monsieur le président. Je suis rentré, un soir d’octobre 96, dans le bureau du colonel Picquart pour prendre congé. Il était assis à sa table, ayant à sa droite le dossier des pigeons voyageurs et à sa gauche le dossier secret.
Le juge me regarde. Je réponds poliment :
— Je ne crois pas à la mauvaise foi de M. Gribelin, mais à un défaut de mémoire ou une confusion de dossiers.
Gribelin se raidit et réplique :
— Vous pouvez croire que ce que je dis, je l’ai vu.
— Mais moi, je dis que non, rétorqué-je avec un sourire, bien décidé à conserver mon calme.
— Colonel Picquart, intervient le juge, à un moment donné, n’avez-vous pas demandé à M. Gribelin s’il ne pourrait pas obtenir de la poste de timbrer une lettre ?
— De timbrer une lettre ?
— De timbrer une lettre, non pas à la date où elle vous serait parvenue, mais à une date antérieure ?
— Non.
— Mon colonel, fait Gribelin sur un ton sarcastique, je vais préciser vos souvenirs : vous rentriez au bureau, il était deux heures ; vous m’avez fait appeler et, en enlevant votre pardessus, vous m’avez dit : « Gribelin, pourriez-vous obtenir de la poste de faire apposer sur une lettre un timbre ? »
— Non, je ne m’en souviens pas du tout.
Le juge se tourne alors vers moi :
— N’avez-vous pas, à peu près dans les mêmes termes, demandé ce renseignement au commandant Lauth ?
— Moi ? Ah ! Jamais, jamais, jamais !
Le juge fait venir le commandant Lauth à la barre. Celui-ci quitte sa place près d’Henry et s’approche de nous. Les yeux rivés droit devant lui, comme à la parade, il déclare :
— Le colonel Picquart m’a demandé de faire disparaître toutes traces de déchirure sur le petit bleu. Il m’a dit : « Croyez-vous qu’à la poste on y mettrait un cachet ? » Il m’a dit aussi : « Vous seriez là pour certifier que c’est l’écriture d’Untel ou d’Untel, pour certifier que cette écriture est celle de telle personne. » Ce à quoi j’ai répondu : « Cette écriture, je ne l’ai jamais vue. »
Je les regarde alternativement. Toutes ces années à diriger des espions leur ont donné à tous deux l’habitude du mensonge. Je serre les dents.
— Mais ce document était déchiré en soixante morceaux, protesté-je, rassemblés par des lanières de papier transparent sur le côté de l’adresse. Comment aurait-on pu y apposer un timbre ? Cela aurait dénoncé la supercherie.
Ils ne répondent ni l’un ni l’autre.
Labori se relève. Il remonte sa robe et dit à l’adresse de Lauth :
— Le commandant Lauth écrit dans sa déposition que le colonel Picquart aurait eu toute facilité pour ajouter le petit bleu au cornet de pièces non traitées qui attendaient dans son coffre — autrement dit, qu’il s’agit d’un faux.
— C’est la vérité, il aurait pu le faire.
— Mais vous n’en avez pas la preuve ?
— Je crois néanmoins qu’il l’a fait.
— Qu’en dit le colonel Picquart ?
— Le commandant Lauth peut croire ce qu’il veut, mais cela ne rend pas la chose vraie.
— Revenons à l’épisode du dossier secret, décrète le juge, qui fait venir Henry à la barre.
Henry se lève péniblement et s’avance. De près, je me rends compte qu’il est agité, rouge et en sueur. Tous les trois semblent très éprouvés. C’est une chose de répéter des mensonges dans le huis clos d’une petite salle d’un tribunal militaire, et c’en est une autre de le faire ici. Ils ne s’attendaient pas vraiment à cela. Henry commence :
— C’était, je crois, dans le courant d’octobre — je n’ai jamais pu préciser exactement, tout ce que je sais, c’est qu’il y avait du feu dans la cheminée du bureau du colonel. Le colonel était assis : à sa gauche était M. Leblois, et devant eux plusieurs dossiers sur le bureau, entre autres le dossier secret sur lequel j’avais écrit « dossier secret » au crayon bleu. L’enveloppe était ouverte, et de l’enveloppe était sortie la pièce en question — celle sur laquelle il y avait « ce canaille de D ».
— Colonel Picquart, qu’avez-vous à dire ?
— Je répète que ce dossier ne s’est jamais trouvé sur mon bureau en présence de Maître Leblois, ni ouvert, ni fermé. Et de toute façon, il est impossible que cette scène ait eu lieu telle que le colonel Henry la présente puisque Maître Leblois peut prouver qu’il n’est pas rentré à Paris avant le 7 novembre.
— J’ai dit « dans le courant d’octobre ». J’ai toujours dit « dans le courant d’octobre », et je ne puis pas dire autre chose.
Je m’adresse au juge :
— Je demande à ajouter ceci : comment le colonel Henry est-il entré dans mon bureau ? Est-ce par la porte qui était en face du bureau ou par la petite porte latérale ?
— Par la grande porte, répond Henry après une légère hésitation.
— À quelle distance est-il venu dans le bureau, à peu près ?
— Je ne pourrais pas dire si c’était à dix centimètres ou un pas, évidemment.
— Enfin, le colonel Henry était de l’autre côté de mon bureau, c’est-à-dire du côté opposé à celui où j’étais assis ? Comment a-t-il pu voir la pièce ?
— Je l’ai vue parfaitement.
— Mais c’est une photographie très obscure et très brouillée, et, même quand on l’a sous les yeux, l’écriture est difficile à reconnaître. Comment le colonel a-t-il pu l’identifier à une telle distance ?
— Écoutez, mon colonel, reprend-il sans se laisser démonter, je connais cette pièce mieux que personne, et je la reconnaîtrais à dix pas. Cela ne se discute pas. Je le maintiens formellement et je le dis encore. On veut la lumière ? Allons-y. Le colonel Picquart en a menti !
Il donne sa réplique avec exactement le même ton théâtral et le même geste accusateur qu’il avait pris lors du conseil de guerre de Dreyfus : Le traître, le voilà ! L’assistance ne peut retenir une exclamation, et j’oublie mon serment de conserver mon calme. Henry vient de me traiter de menteur. Je me tourne vers lui et lève mon poing pour le faire taire.
— Vous n’avez pas le droit de dire cela. Je demande réparation pour cette remarque !
Il y a maintenant du bruit tout autour de moi — des applaudissements, des huées, alors que l’on se rend compte que je viens de provoquer Henry en duel. Henry me dévisage avec surprise. Le juge réclame l’ordre à coups de marteau, mais j’écoute à peine. Je n’arrive plus à me maîtriser. Toutes les frustrations de l’année et demie passée reviennent avec force.
— Messieurs les jurés, lancé-je avec indignation, vous avez vu ici des hommes comme le colonel Henry, comme le commandant Lauth et comme l’archiviste Gribelin porter contre moi des accusations odieuses. Vous avez entendu le colonel Henry me traiter de menteur. Vous avez entendu le commandant Lauth émettre sans preuve l’allégation selon laquelle c’était moi qui aurais fabriqué le petit bleu. Eh bien ! Messieurs les jurés, savez-vous pourquoi tout cela se fait ? Tous les artisans de l’affaire Dreyfus…
— Colonel ! avertit le juge.
— … à savoir le colonel Henry et l’archiviste Gribelin, aidés du colonel du Paty de Clam, sous la direction du général Gonse, couvrent les erreurs commises à l’époque de mon prédécesseur, le colonel Sandherr. Celui-ci était déjà atteint de la grave maladie dont il est mort depuis, et ils ont continué de défendre, contre toutes les attaques, cette affaire qui était l’honneur du bureau — peut-être par une sorte de loyauté mal placée, peut-être par crainte pour l’existence même de ce service, je ne sais pas. Et dois-je vous dire quel a été véritablement mon crime à leurs yeux ? Cela a été de croire qu’il y avait une meilleure manière de défendre une cause que de se renfermer dans une foi aveugle et souvent peu justifiée. Voilà pourquoi, depuis des mois, je suis abreuvé d’outrages par des journaux qui ont été payés pour répandre des calomnies et des erreurs…
— Parfaitement ! s’écrie Zola.
Le juge abat son marteau pour me faire taire. Je continue quand même :
— Pendant des mois, je suis resté dans la situation la plus horrible pour un officier, car je me trouvais attaqué dans mon honneur, sans pouvoir me défendre ! Demain, peut-être, je serai chassé de cette armée que j’aime, et à laquelle j’ai donné vingt-cinq ans de ma vie ! Cela ne m’a pas arrêté lorsque j’ai pensé que je devais rechercher la vérité et la justice. Je l’ai fait et j’ai cru rendre en cela un plus grand service à mon pays et à l’armée ! C’est ainsi que j’ai cru qu’il fallait faire mon devoir d’honnête homme !
Je me tourne vers le juge et ajoute, radouci :
— Voilà ce que j’avais à dire.
Derrière moi, quelques applaudissements retentissent, et beaucoup de huées. Une seule voix clame « Vive Picquart ! ».
Ce soir-là, pour éviter la foule, on me fait sortir par une porte latérale qui donne sur le quai des Orfèvres. Le ciel est rouge sang au-dessus du palais et parsemé d’étincelles poussées par le vent. Lorsque nous tournons au coin de la rue, nous découvrons sur le quai d’en face, rive droite, une foule de plusieurs centaines de personnes en train de brûler des livres — les livres de Zola, comme je l’apprendrai plus tard, ainsi que tous les journaux favorables à Dreyfus qu’ils peuvent trouver. Il y a quelque chose de païen dans la façon dont ces silhouettes semblent danser autour des flammes, au-dessus des ténèbres de la Seine. Les gendarmes doivent ouvrir un passage pour notre voiture. Les chevaux prennent peur, et le cocher a toutes les peines du monde à les maîtriser. Mais nous franchissons le pont au Change et avons à peine parcouru une centaine de mètres sur le boulevard de Sébastopol quand nous entendons un grand fracas de verre brisé. Une foule dévale en courant le centre de la rue, et un homme vocifère : « À bas les Juifs ! » Quelques instants plus tard, nous passons devant un magasin dont la vitrine a été pulvérisée et l’enseigne, qui affichait Levy & Dreyfus, barbouillée de peinture.
Le lendemain, lorsque je retourne au Palais de justice, on ne me conduit pas dans la salle d’audience des assises, mais dans une autre partie du bâtiment, où je suis interrogé par un magistrat, Paul Bertulus, sur les faux télégrammes que je reçus en Tunisie. C’est un bel homme, grand, charmant, la bonne quarantaine et assigné à cette tâche par le général Billot. Il porte la moustache en croc, un œillet rouge à la boutonnière, et paraîtrait plus à sa place à l’hippodrome de Longchamp qu’assis dans cette pièce. Il a la réputation d’être conservateur, royaliste et ami d’Henry, ce qui explique sans doute pourquoi on lui a confié cette mission. Je ne m’attends donc guère à être impressionné par ses talents d’enquêteur. Cependant, à ma grande surprise, plus je lui décris mon expérience en Afrique du Nord, plus il est manifestement troublé.
— Entendons-nous bien, colonel. Vous êtes tout à fait certain que Mlle Blanche de Comminges ne vous a jamais envoyé ces télégrammes ?
— Il ne fait aucun doute que son nom a simplement été mêlé à cette affaire par le colonel du Paty.
— Pourquoi aurait-il fait une chose pareille ?
Je jette un coup d’œil vers le greffier qui consigne mon témoignage en sténographie.
— Je suis prêt à vous le dire, monsieur Bertulus, mais seulement en confidence.
— Ce n’est pas la procédure régulière, mon colonel.
— Ce n’est pas une question régulière non plus.
Le magistrat réfléchit.
— Très bien, finit-il par dire. Cependant, vous devez être conscient que je vais peut-être devoir agir suivant ce que vous me confierez, que cela vous plaise ou pas.
Je sens instinctivement que je peux lui faire confiance, et j’accepte. Dès que le greffier a quitté la pièce, je lui raconte donc la liaison de Blanche avec du Paty, agrémentant mon récit de l’anecdote de la lettre volée prétendument restituée par une dame voilée.
— C’est ce qui me fait dire que, d’une façon ou d’une autre, du Paty doit très certainement être derrière tout cela. Il a une imagination assez vive, mais limitée. Je suis certain que c’est lui qui a suggéré à Esterhazy le procédé, sorti tout droit de romans sentimentaux, de la « dame voilée » qui me connaîtrait.
— On a du mal à le croire.
— Je suis d’accord. Mais vous comprendrez l’effet désastreux que la révélation de ces détails pourrait avoir sur la réputation de Mlle de Comminges.
— Vous suggérez donc que le colonel du Paty est en lien direct avec les allégations du commandant Esterhazy et une conspiration contre vous impliquant de faux messages approuvée par les autorités ?
— Oui.
— La falsification de documents est-elle une méthode courante dans les services secrets ?
Je réprime un sourire devant sa naïveté.
— Il y a un officier qui travaille à la Sûreté — Jean-Alfred Desvernine. Il m’a amené un jour un faussaire portant le pseudonyme de Lemercier-Picard. Je vous suggère de vous entretenir avec ce Desvernine. Il pourra peut-être vous aider.
Bertulus note le nom, puis rappelle le greffier.
L’après-midi, alors que je fais encore ma déposition, on frappe brièvement à la porte, et Louis passe la tête dans la pièce. Il transpire et est essoufflé.
— Pardonnez mon intrusion, dit-il à Bertulus, mais on demande de toute urgence le colonel Picquart au prétoire.
— Il est malheureusement en train de me livrer son témoignage.
— Je m’en rends bien compte, et Maître Labori vous transmet toutes ses excuses, mais il a réellement besoin de confronter le témoignage du colonel avec celui du témoin actuellement entendu.
— Bon, eh bien, s’il le faut, il le faut.
Alors que nous remontons le couloir d’un pas rapide, Louis me glisse :
— Le général de Pellieux est à la barre, et il essaie de détruire ton témoignage. Il prétend qu’Esterhazy ne peut pas avoir écrit le bordereau parce qu’il n’avait pas accès à ce type d’informations.
— Mais c’est absurde commenté-je. J’ai déjà expliqué tout cela hier. Et de toute façon, en quoi cela concerne-t-il Pellieux ? Pourquoi n’est-ce pas Gonse qui intervient sur ces questions, ou Henry ?
— Tu n’as pas remarqué ? Ils s’arrangent maintenant pour que ce soit Pellieux qui fasse tout. C’est le seul porte-parole valable qu’ils ont, et il n’est pas sali comme les autres.
Lorsque nous arrivons à la porte du tribunal, Louis se retourne vers moi.
— Tu comprends ce que cela signifie, Georges, n’est-ce pas ?
— Quoi ?
— Ils sont en mauvaise posture. C’est la première fois qu’ils commencent à avoir peur de perdre.
Dans le prétoire, Pellieux se tient à la barre des témoins et arrive visiblement à sa péroraison, s’adressant directement aux jurés comme s’il était un avocat. Louis et moi restons derrière pour l’écouter.
— Messieurs, s’écrie-t-il en se frappant la poitrine, j’ai une âme de soldat. Elle se révolte à la fin contre les infamies qu’on a accumulées contre nous ! Je dis qu’on est criminel de chercher à enlever à l’armée la confiance qu’elle a dans ses chefs ! Que voulez-vous donc que devienne cette armée au jour du danger, plus proche peut-être que vous ne le croyez ? Que voulez-vous que fassent ces valeureux soldats qui seront conduits au feu par des chefs qu’on a cherché à déconsidérer auprès d’eux ? C’est à la boucherie qu’on conduirait vos fils, messieurs les jurés ! Mais M. Zola aurait gagné une nouvelle bataille, il écrirait une nouvelle Débâcle[4] ! Il porterait la langue française dans tout l’univers, dans une Europe dont la France aurait été rayée ce jour-là !
La partie de la salle occupée par les militaires l’applaudit à tout rompre. Pellieux lève un doigt pour les faire taire :
— Je n’ai pas fini, messieurs, et je demande encore à dire un mot. Nous aurions été heureux que le conseil de guerre de 1894 eût acquitté Dreyfus. Il aurait prouvé qu’il n’y avait pas de traître dans l’armée française. Mais ce que le conseil de guerre de 1898 n’a pas pu, n’a pas voulu admettre, c’est qu’on mît un innocent à la place de Dreyfus, coupable ou non.
Il quitte la barre sous une nouvelle ovation de l’état-major.
Je m’avance vers le parquet, marche devant Gonse et Henry, qui sont tous les deux debout et applaudissent. Pellieux regagne sa place en se pavanant tel un boxeur qui vient de remporter un combat, et je m’écarte pour le laisser passer. Il a les yeux brillants et ne me remarque qu’au moment où il arrive à mon niveau. Il me glisse alors du coin des lèvres :
— À vous.
Au bout du compte, et au grand agacement de Labori, le juge décide qu’il est trop tard pour m’entendre à la barre et repousse mon témoignage au lendemain. Je retourne au Mont-Valérien et passe une nuit d’insomnie à écouter le vent et contempler jusqu’à l’aube la lumière qui brille en haut de la tour Eiffel telle une planète rouge dans le ciel de Paris.
Au matin, dès que je me tiens à la barre des témoins, Labori commence :
— Hier, le général de Pellieux a déclaré que le commandant Esterhazy n’avait pas pu se procurer les documents qui sont énumérés dans le bordereau. Je prie le lieutenant-colonel Picquart de nous donner une réponse sur ce point.
— Quelques-unes de mes appréciations seront peut-être en contradiction avec celles du général de Pellieux, dis-je prudemment, mais je crois que je suis obligé de dire tout ce que je pense.
Une fois encore, je prends soin de m’exprimer avec une grande précision. Je fais remarquer que cinq documents étaient censés avoir été remis avec le bordereau. Cependant, quatre d’entre eux ne sont que des « notes », qui n’exigent aucune connaissance spécifique de l’état-major : des notes sur le frein hydraulique du canon 120, sur les troupes de couverture, sur une modification aux formations de l’artillerie et sur Madagascar.
— Alors, pourquoi seulement des notes ? Quelqu’un qui aurait fourni quelque chose de sérieux et non pas simplement ce qu’il a recueilli dans la conversation ou vu en passant aurait dit : je vous envoie copie de tel ou tel document. Maintenant, il y a bien eu copie d’un document authentique, la cinquième pièce — le projet de manuel de tir —, et l’on peut difficilement parler de coïncidence quand on sait que le commandant Esterhazy a eu accès à ce document et l’a effectivement fait copier. Mais là encore, l’auteur stipule qu’il ne l’aura que pour un temps limité alors qu’un officier de l’état-major, comme Dreyfus par exemple, l’aurait eu en permanence à sa disposition.
Il y a une grande pendule ouvragée sur ma droite. Chaque fois que je m’interromps dans ma démonstration, je l’entends égrener les secondes dans le silence du tribunal, tant l’attention de mon auditoire est intense. De temps en temps, du coin de l’œil, je vois le doute s’insinuer sur certains visages, non seulement des jurés, mais parmi les militaires aussi. Pellieux, moins confiant à présent, ne cesse de se lever pour me couper la parole, s’aventurant sur un terrain de plus en plus glissant, au point qu’il finit par commettre une erreur de taille. Je suis en train d’exposer que la dernière phrase du bordereau — « Je vais partir en manœuvres » — montre également que son auteur ne pouvait pas travailler aux bureaux de la Guerre puisque les manœuvres de l’état-major ont lieu en automne, et que le bordereau est censé avoir été écrit en avril, quand Pellieux se manifeste de nouveau :
— Mais, le bordereau n’est pas d’avril.
Avant que je puisse répondre, Labori lui tombe dessus :
— On avait toujours dit au ministère qu’il était du mois d’avril.
— Pas du tout, insiste Pellieux, dont la voix trahit cependant un soupçon d’incertitude. J’en appelle au général Gonse.
Gonse s’avance et déclare :
— Le général de Pellieux a tout à fait raison : le bordereau a dû être écrit vers le mois d’août puisqu’il y est question d’une note sur Madagascar, et que cette note est du mois d’août.
Labori tourne maintenant son attaque vers Gonse :
— À quelle date exactement y avait-il une note importante sur Madagascar rédigée au ministère de la Guerre ?
— Dans le courant du mois d’août.
— Attendez, dit Labori, qui fouille dans sa pile de documents et en sort une feuille de papier. Dans l’acte d’accusation contre le capitaine Dreyfus, qui a été lu à son procès, il est stipulé qu’il a copié la note sur Madagascar en février, alors qu’il se trouvait dans le service concerné. Je cite : « Pour ce qui est de la note… le capitaine Dreyfus a pu facilement se la procurer. En effet au mois de février dernier… » Comment pouvez-vous concilier ces deux dates ?
Troublé, Gonse ouvre et ferme la bouche, puis se tourne vers Pellieux.
— Eh bien, cette note a été rédigée au mois d’août. Je ne sais pas s’il y a eu une autre note en février…
— Ah, vous voyez, messieurs, raille Labori, l’importance qu’il y a à se montrer exact ?
Ce n’est qu’une divergence de détail, et l’on peut cependant sentir le changement d’atmosphère à l’intérieur du tribunal, comme une brusque chute de pression au baromètre. Certains rient ouvertement, et le visage de Pellieux se fige en rougissant de colère. C’est un homme orgueilleux et un fat, et il vient de se faire ridiculiser. Pis encore, c’est toute l’argumentation du gouvernement qui paraît soudain fragile. Elle n’a jamais été contestée par un avocat de la trempe de Labori et, sous la pression, elle semble prête à s’effondrer.
Pellieux réclame une courte suspension d’audience et retourne s’asseoir avec raideur. Très vite, les officiers de l’état-major, dont Gonse et Henry, se rassemblent autour de lui. Je le vois brandir son index, et Labori le voit aussi. Il me regarde, le front plissé, et écarte les bras en questionnant :
— De quoi s’agit-il ?
Mais je ne peux répondre que par un haussement d’épaules. Je n’ai aucune idée du sujet de leur discussion.
Cinq minutes plus tard, Pellieux revient vers le juge et demande la parole.
— Messieurs les jurés, j’ai une observation à faire sur ce qui s’est passé tout à l’heure. Jusqu’ici, nous nous sommes tenus dans les termes stricts de la légalité. Nous n’avons parlé aucunement de l’affaire Dreyfus. Et je ne veux pas en parler. Mais la défense a lu tout à l’heure publiquement un passage de l’acte d’accusation qui n’avait été lu en 1894 qu’à huis clos. Alors je répéterai le mot du colonel Henry : « On veut la lumière. Allons-y ! » En novembre 96, on a eu, au ministère de la Guerre, la preuve absolue de la culpabilité de Dreyfus, et cette preuve, je l’ai vue ! C’est un papier dont l’origine ne peut être contestée et qui dit : « Il va se produire une interpellation sur l’affaire Dreyfus. Ne dites jamais les relations que nous avons eues avec ce Juif. » Messieurs, je l’affirme sur mon honneur, et j’en appelle au général de Boisdeffre pour appuyer ma déposition.
Tous retiennent collectivement leur souffle dans le prétoire, puis les respirations reprennent d’un coup, alors que chacun se met à chuchoter avec son voisin sur la portée de la révélation. Déconcerté, Labori me cherche de nouveau du regard. Il me faut quelques secondes pour déterminer que Pellieux doit faire référence à la lettre censément récupérée à l’ambassade d’Allemagne — celle qui est apparue comme par hasard juste avant qu’on m’éloigne de Paris, et que Billot m’a lue mais n’a pas voulu me montrer. Je hoche vigoureusement la tête à l’adresse de Labori et lui fais signe avec mes mains de saisir sa chance. Pellieux vient de commettre une autre bourde, et il convient d’en profiter sans tarder.
Conscient du danger, Gonse s’est déjà levé et s’avance rapidement. Il lance au juge d’une voix pressante :
— Je demande la parole !
Mais Labori est plus rapide :
— Excusez-moi, mais c’est moi qui ai la parole, général. Il vient de se produire à la barre un fait d’une gravité exceptionnelle. Après une pareille chose, il ne s’agit plus de restreindre ni de rétrécir un débat d’assises. Que le général de Pellieux me permette de lui faire observer qu’il n’est pas une pièce, quelle qu’elle soit, qui scientifiquement constitue une preuve avant qu’elle ait été contradictoirement discutée. Que le général de Pellieux s’explique sans réserve, et la pièce, qu’on l’apporte ici !
— Général Gonse, qu’avez-vous à dire ? interroge le président.
— Je confirme complètement la déposition que vient de faire le général de Pellieux, répond Gonse d’une voix étranglée. Il a pris l’initiative, il a bien fait ; je l’aurais prise à sa place.
Il se frotte les mains nerveusement sur les bords de son pantalon. C’est avec l’air proprement décomposé qu’il poursuit :
— L’armée ne craint pas du tout la lumière. Elle ne craint pas du tout, pour sauver son honneur, de dire où est la vérité. Mais il faut de la prudence, et je ne crois pas qu’on puisse apporter publiquement ici des preuves de cette nature, qui existent, qui sont réelles, et qui sont absolues.
— Je demande qu’on appelle le général de Boisdeffre pour confirmer mes paroles, insiste Pellieux avec brusquerie, puis, ignorant à la fois le juge et le malheureux Gonse, il lance à son ordonnance : Commandant Delcassé, voulez-vous aller chercher le général de Boisdeffre, en voiture, tout de suite.
Pendant la suspension d’audience, Labori vient me voir et chuchote :
— De quelle sorte de document parle-t-il ?
— Je ne peux rien vous dire — pas le moindre détail. Ce serait violer le secret professionnel.
— Il faut que vous me donniez quelque chose, colonel — le chef de l’état-major va arriver.
Je coule un regard dans la direction où se tiennent Gonse, Pellieux et Henry, trop absorbés par leur conversation pour me prêter attention.
— Je peux vous dire qu’il s’agit d’une tactique vraiment désespérée. Je ne crois pas que Gonse et Henry soient très heureux d’avoir été mis dans cette situation.
— Quel type de questions dois-je poser à Boisdeffre, d’après vous ?
— Demandez-lui de lire à voix haute le document en entier. Demandez-lui s’il sera permis de le faire examiner par des scientifiques. Demandez-lui comment il se fait que cette « preuve absolue » de la culpabilité de Dreyfus n’ait apparemment été découverte que deux ans après qu’ils eurent envoyé le capitaine à l’île du Diable !
L’arrivée de Boisdeffre devant le tribunal est annoncée par une salve d’applaudissements et d’acclamations. La porte s’ouvre à la volée. Plusieurs ordonnances font irruption dans le prétoire, suivis par le grand homme en personne qui remonte lentement toute la salle en direction de la barrière. C’est la première fois que je le revois depuis quinze mois. Grand et digne, la démarche raide, étroitement sanglé dans son uniforme noir boutonné jusqu’au cou, qui forme un contraste saisissant avec la blancheur de ses cheveux et de sa moustache. Il semble avoir beaucoup vieilli.
— Général, commence le président, merci d’être venu. Il s’est produit un incident auquel nous ne nous attendions pas. Laissez-moi vous lire le compte rendu sténographique de la déclaration du général de Pellieux.
Lorsqu’il en a terminé, Boisdeffre hoche gravement la tête.
— Je serai bref. Je confirme de tous points la déposition du général de Pellieux, comme exacte et authentique. Je n’ai pas un mot de plus à dire. Je n’en ai pas le droit. Et maintenant, messieurs, dit-il en se tournant vers les jurés, permettez-moi en terminant de vous dire une chose : vous êtes le jury, vous êtes la nation. Si la nation n’a pas confiance dans les chefs de son armée, dans ceux qui ont la responsabilité de la défense nationale, ils sont prêts à laisser à d’autres cette lourde tâche ; vous n’avez qu’à parler. Je ne dirai pas un mot de plus. Je vous demande la permission de me retirer, monsieur le président.
— Vous pouvez vous retirer, général. Faites venir le témoin suivant.
Boisdeffre se retourne et commence à se diriger vers la sortie sous les applaudissements qui retentissent de toutes parts. Parvenu à ma hauteur, son regard vacille un instant sur moi et un muscle se crispe légèrement sur sa joue. Derrière lui, Labori lance :
— Pardon, monsieur le président, j’aurais, en ce qui me concerne, des questions à poser.
Le juge lui intime le silence :
— Vous n’avez pas la parole, Maître Labori. L’incident est clos.
Sa mission accomplie, Boisdeffre continue de s’éloigner de la barre des témoins. Plusieurs officiers de l’état-major se lèvent pour le suivre, boutonnant leur cape.
Labori essaie encore de le faire revenir :
— Pardon, monsieur le président…
— Vous n’avez pas la parole, décrète le juge en frappant de son marteau. Faites venir le commandant Esterhazy.
— J’ai des questions à poser au témoin, monsieur le président…
— C’est un incident en dehors du débat actuel. Vous n’avez pas la parole.
— Je vous demande la parole !
C’est trop tard. Du fond du tribunal nous parvient le bruit d’une porte qui se ferme — courtoisement, sans claquer —, et l’intervention de Boisdeffre est terminée.
Après cette péripétie de dernière minute, l’arrivée d’Esterhazy semble bien pâle. On entend Labori et les frères Clemenceau chuchoter pour décider s’ils doivent quitter le tribunal en signe de protestation contre l’intervention extraordinaire de Boisdeffre. Le jury — cet ensemble de drapiers, de commerçants et de maraîchers — n’en revient toujours pas d’avoir été menacé par le chef de l’état-major en personne : s’il se prononce contre l’armée, c’est tout le haut commandement qui le prendra comme un désaveu et démissionnera. Quant à moi, je m’agite sur mon siège, incapable de déterminer ce que ma conscience me dicte de faire.
Esterhazy — tremblant, dardant de tous côtés ses yeux anormalement grands et exorbités — commence par en appeler aux jurés :
— Je ne sais pas si vous vous rendez compte de l’abominable situation qui m’est faite. Sans l’ombre d’une preuve, un misérable, M. Mathieu Dreyfus, a osé m’accuser d’être l’auteur du crime qui a fait punir son frère. Aujourd’hui, au mépris de toutes les règles de la justice, je suis cité devant vous, non pas comme témoin, mais comme accusé. Je proteste de toutes mes forces contre cette manière de me traiter…
Je ne peux pas supporter de l’écouter. Je me lève avec ostentation et sors du prétoire.
Esterhazy crie dans mon dos :
— Depuis dix-huit mois, dans l’ombre, il se trame contre moi la machination la plus épouvantable qui ait jamais accablé un homme. Depuis ce temps, j’ai souffert plus qu’aucun de mes contemporains n’a souffert pendant toute sa vie… !
Je ferme la porte et parcours les couloirs à la recherche de Louis ; je finis par le trouver sur un banc, dans le vestibule de Harlay, les yeux rivés au sol.
Il lève la tête, le visage sombre.
— Tu te rends compte que nous venons d’assister à un coup d’État ? Comment appeler ça autrement, quand on permet à l’état-major de produire une pièce que la défense n’a pas le droit de voir, et que cet état-major menace de déserter en bloc si un tribunal civil ne lui donne pas raison ? C’est au pays tout entier qu’ils essaient maintenant d’appliquer la tactique qu’ils ont utilisée avec Dreyfus !
— C’est mon avis. Et c’est pourquoi je veux être rappelé à la barre.
— Tu en es sûr ?
— Tu le diras à Labori ?
— Fais attention, Georges — et là, c’est ton avocat qui parle. Tu violes le secret professionnel, et ils te coffreront pour dix ans.
Alors que nous revenons vers la salle d’audience, j’ajoute :
— Il y a encore une chose que j’aimerais que tu fasses pour moi, si tu veux bien. Il y a un officier à la Sûreté, Jean-Alfred Desvernine. Tu pourrais tenter de le joindre discrètement et lui dire que je dois le rencontrer dans le plus grand secret ? Dis-lui d’avoir l’œil sur les papiers, et que le lendemain de ma libération, je serai à sept heures du soir à l’endroit habituel.
— L’endroit habituel… répète Louis, qui le note sans faire de commentaire.
Dans le prétoire, le président demande :
— Colonel Picquart, vous vouliez ajouter quelque chose ?
Alors que je me dirige vers la barre, je jette un regard vers Henry, coincé sur son siège entre Pellieux et Gonse. Il a la poitrine si large que ses bras croisés paraissent trop courts, semblables à des ailes qu’on aurait rognées.
Je caresse le bois poli de la barre, en lissant un peu plus la fibre.
— Je voudrais dire quelque chose au sujet de la pièce mentionnée par le général de Pellieux comme la preuve absolue de la culpabilité de Dreyfus. Il a déjà été parlé de cette pièce, sans quoi je n’en dirais pas un mot, mais j’ai maintenant le sentiment qu’il y va de mon devoir.
La pendule égrène ses secondes, une trappe semble s’ouvrir à mes pieds et je me jette enfin dedans.
— C’est un faux.
Le reste ne prend guère de temps. Une fois les huées et les cris apaisés, Pellieux s’avance pour m’attaquer directement :
— Tout est étrange dans cette affaire, mais ce que je trouve encore plus étrange, c’est l’attitude d’un homme qui porte encore l’uniforme de l’armée française, et qui est venu ici à la barre accuser trois officiers généraux d’avoir fait un faux…
Le jour du verdict, une voiture vient me chercher pour la dernière fois au Mont-Valérien. Les rues qui entourent le Palais de justice sont bondées de voyous armés de lourds bâtons, et quand le jury se retire pour délibérer, notre groupe de « dreyfusards », comme on a commencé à nous appeler, se rassemble au milieu du tribunal, ne serait-ce que pour nous protéger mutuellement — Zola, Perrenx, les frères Clemenceau, Louis et Labori, Mme Zola et la superbe jeune épouse australienne de Labori, Marguerite, qui a amené avec elle les deux petits garçons d’un précédent mariage.
— Comme ça, nous serons tous ensemble, dit-elle avec un fort accent.
Par les hautes fenêtres, nous entendons la foule s’agiter au-dehors.
— Si nous gagnons, commente Clemenceau, nous ne sortirons pas vivants d’ici.
Les jurés reviennent au bout de quarante minutes. Le chef du jury, un commerçant musculeux, se lève et se prononce sur la culpabilité des deux accusés.
— Sur mon honneur et ma conscience, dit-il, la déclaration du jury est : En ce qui concerne Perrenx, Oui, à la majorité. En ce qui concerne Zola, Oui, à la majorité.
Le tumulte se déchaîne. Les officiers poussent des hourras. Tout le monde est debout. Les dames élégantes du fond de l’assistance montent sur leurs sièges pour mieux voir.
— Cannibales ! s’écrie Zola.
Le juge annonce à Perrenx, gérant de L’Aurore, qu’il est condamné à quatre mois de prison et trois mille francs d’amende. Zola obtient la peine maximale, soit un an de prison et trois mille francs d’amende. L’exécution des sentences est suspendue dans l’attente de l’appel.
Lorsque nous partons, je passe devant Henry qui se tient avec un groupe d’officiers. Il est en train de dire une plaisanterie quand je lui assène, froidement :
— Mes témoins s’adresseront aux vôtres au cours des prochains jours pour organiser notre duel ; tenez-vous prêt.
J’ai le plaisir de voir, ne serait-ce que fugitivement, son sourire s’effacer de sa figure porcine.
Trois jours plus tard, le samedi 26 février, le commandant du Mont-Valérien me fait venir dans son cabinet et me laisse au garde-à-vous pour me signifier qu’un conseil d’officiers supérieurs m’a reconnu coupable de « fautes graves dans le service » et que je suis désormais mis en réforme de l’armée. Je ne toucherai pas la pension complète d’un colonel à la retraite mais celle d’un commandant : trente francs par semaine. Il est aussi habilité à me dire que si je fais encore le moindre commentaire public concernant mon service à l’état-major, l’armée prendra « les mesures les plus sévères possibles » à mon encontre.
— Avez-vous quelque chose à ajouter ?
— Non, mon colonel.
— Rompez !
À la tombée de la nuit, muni de ma valise, je suis escorté à la grande porte et laissé dehors, sur l’esplanade pavée, pour rentrer chez moi par mes propres moyens. Je n’ai pas connu d’autre vie que l’armée depuis mes dix-huit ans. Mais tout cela est derrière moi à présent, et c’est en tant que simple M. Picquart que je descends la pente qui mène vers la gare pour prendre le train de Paris.
Le lendemain soir, j’occupe la table d’angle familière de la gare Saint-Lazare. C’est dimanche, l’heure est tranquille et l’endroit plutôt vide. Il n’y a pas plus d’une poignée de clients. J’ai pris des précautions pour venir — entrant dans des églises, en sortant par des portes latérales, revenant sur mes pas, plongeant dans des ruelles —, de sorte que je suis pratiquement sûr de ne pas avoir été suivi. Je lis mon journal, fume une cigarette et parviens à faire durer ma bière jusqu’à huit heures moins le quart. Il est à présent manifeste que Desvernine ne viendra pas. Je suis déçu mais pas étonné : étant donné mon changement de statut depuis notre dernière rencontre, je ne peux pas le lui reprocher.
Je prends un omnibus pour rentrer chez moi. Il est bondé et je monte dans l’impériale, où le froid qui s’engouffre par les flancs ouverts suffit à décourager les passagers. Je m’assois vers le milieu du banc central, tête rentrée dans le col et les mains dans mes poches, et contemple les étages assombris des magasins. Je ne suis là que depuis une minute quand je suis rejoint par un homme vêtu d’un grand pardessus et d’une écharpe. Il laisse un espace entre nous.
— Bonsoir, mon colonel, dit-il.
Je me retourne, surpris.
— Monsieur Desvernine.
Il continue de regarder droit devant lui.
— Vous êtes suivi depuis votre appartement.
— J’ai cru les avoir semés.
— Vous en avez semé deux. Le troisième est assis en bas. Heureusement, il travaille pour moi. Je ne crois pas qu’il y en ait un quatrième, mais, de toute façon, je vous conseille d’être bref.
— Oui, bien sûr. C’est déjà très aimable à vous d’être venu.
— Que désirez-vous ?
— J’aimerais parler à Lemercier-Picard.
— Pourquoi ?
— Il y a eu beaucoup de faux dans l’affaire Dreyfus. Je me dis qu’on a pu recourir à ses services pour certains d’entre eux.
— Oh, fait Desvernine d’une voix peinée. Oh, ça ne va pas être facile. Vous pouvez vous montrer plus précis ?
— Oui, je pense plus particulièrement à la pièce dont on a parlé au procès Zola, l’autre jour, la prétendue « preuve absolue » dont le général de Boisdeffre s’est porté garant. Si c’est bien ce que je crois, elle consiste en cinq ou six lignes manuscrites. C’est beaucoup pour un faussaire amateur, et il ne manque pas d’échantillons de l’écriture originale auxquels la comparer. J’imagine donc qu’ils ont fait intervenir un professionnel.
— Quand vous dites « ils », de qui parlez-vous exactement, mon colonel, si vous me permettez cette question ?
— De la section de statistique. Du colonel Henry.
— Henry ? C’est lui, le chef en exercice ?
Cette fois, il s’est tourné vers moi.
— Je suis certain que je pourrai trouver de l’argent, si c’est ce que voudra votre homme.
— C’est ce qu’il voudra, je peux vous le garantir tout de suite — et pas qu’un peu. Quand faudrait-il que vous le voyiez ?
— Le plus tôt possible.
Desvernine se pelotonne dans son manteau pour réfléchir. Je ne vois pas son visage. Enfin, il me glisse :
— Laissez-moi faire, mon colonel. Je vais descendre ici, ajoute-t-il en se levant.
— Je ne suis plus colonel, monsieur Desvernine. Il n’y a plus de raison de m’appeler ainsi. Et vous n’êtes pas obligé de m’aider. C’est risqué pour vous.
— Vous oubliez le temps que j’ai passé à enquêter sur Esterhazy, mon colonel — je connais ce salaud par cœur, et ça me rend malade de le savoir libre. Je vous aiderai, ne serait-ce qu’à cause de lui.
Pour mon duel contre Henry, j’ai besoin de deux témoins qui puissent prendre les dispositions nécessaires et assurer le juste déroulement du combat. Je me rends à Ville-d’Avray pour demander à Edmond Gast d’être l’un d’eux. Nous sommes installés sur sa terrasse, après déjeuner, une couverture sur les genoux, et fumons le cigare.
— Bon, me dit-il, si tu es vraiment décidé, alors bien sûr, j’en serais honoré. Mais je te supplie de reconsidérer la question.
— Je l’ai défié en public, Ed. Je ne peux pas me désister. Et puis, je n’en ai pas envie.
— Quelles armes vas-tu choisir ?
— L’épée.
— Enfin, Georges… tu n’as pas tiré depuis des lustres !
— Lui non plus, de toute évidence. Quoi qu’il en soit, j’ai la tête froide et encore un peu d’agilité physique.
— Mais tu es sûrement meilleure gâchette que fine lame ? Et avec les pistolets, au moins, il est de rigueur de manquer délibérément son adversaire.
— Oui, sauf que si nous prenons le pistolet et qu’il remporte le tirage au sort, il peut choisir de tirer le premier et de ne pas chercher à me manquer. Cela réglerait certainement tous leurs problèmes, s’il me logeait une balle dans le cœur. Non, c’est bien trop risqué.
— Et qui sera ton autre témoin ?
— Je me demandais si tu ne pourrais pas le proposer à ton ami, le sénateur Ranc.
— Pourquoi Ranc ?
Je tire sur mon cigare avant de m’expliquer.
— Quand j’étais en Tunisie, j’ai étudié le cas du marquis de Morès. Il a tué un officier juif en duel en se servant d’une épée plus lourde que ce qui était permis par la législation — il lui a transpercé l’aisselle et sectionné la moelle épinière. Je crois que ce serait pour moi une bonne assurance sur la vie d’avoir un sénateur sous la main. Ça pourrait dissuader Henry de recourir à ce genre de stratagème.
Edmond me regarde avec inquiétude.
— Georges, pardonne-moi, mais c’est de la folie. Tant pis pour toi — tu dois à la cause de Dreyfus de ne rien faire de dangereux.
— Il m’a traité de menteur en plein tribunal. Mon honneur exige un duel.
— Est-ce que c’est ton honneur que tu cherches à venger, ou celui de Pauline ?
Je ne réponds pas.
Le lendemain soir, Edmond et Ranc se rendent de ma part chez Henry, avenue Duquesne, juste en face de l’École militaire, pour lui porter mon cartel. Edmond me raconte :
— Il était manifestement chez lui — ses bottes étaient dans le couloir, et j’ai entendu son petit garçon crier « papa », et une voix d’homme essayer de le faire taire. Mais il a envoyé sa femme nous parler. Elle a pris la lettre et assuré qu’il y répondrait demain. J’ai l’impression qu’il cherche à éviter le combat.
Mercredi s’écoule sans réponse d’Henry. Vers huit heures, le soir, on frappe à ma porte et je me lève pour ouvrir, supposant que ce seront ses témoins qui m’apportent sa réponse. Mais c’est Desvernine que je trouve sur le palier. Il entre brièvement, sans prendre la peine d’ôter son chapeau ni son manteau.
— Tout est réglé, dit-il. Notre homme loge dans une pension, l’hôtel de la Manche, rue de Sèvres. Il y est descendu sous un de ses noms d’emprunt — Robert Dutrieux. Vous avez une arme, mon colonel ?
J’ouvre ma veste pour lui montrer l’étui que je porte à l’épaule. Depuis qu’on m’a pris mon arme de service, je me suis acheté un revolver britannique, un Webley.
— Bien, approuve-t-il. Alors on y va.
— Tout de suite ?
— Il ne reste jamais longtemps au même endroit.
— Et nous ne serons pas suivis ?
— Non, j’ai changé d’équipe et me suis arrangé pour m’occuper de votre surveillance ce soir. Pour ce qui est de la Sûreté, mon colonel, vous ne bougez pas de votre appartement de toute la nuit.
Nous prenons un fiacre pour nous emmener rive gauche, et je paie la course juste au sud de l’École militaire. Nous faisons le reste du trajet à pied. La partie de la rue de Sèvres où se situe l’hôtel est étroite et mal éclairée. L’hôtel de la Manche ne se distingue guère : il occupe un petit immeuble décrépit, coincé entre une boucherie et un bistrot, le genre d’endroit où pourrait descendre un voyageur de commerce pour la nuit, et où l’on peut très certainement prendre une chambre à l’heure. Desvernine entre en premier ; je le suis. Personne à la réception. Par un rideau de perles, j’aperçois des gens qui dînent dans la petite salle à manger. Il n’y a pas d’ascenseur. L’escalier étroit craque à chaque marche. Nous nous arrêtons au troisième étage, et Desvernine frappe à une porte. Pas de réponse. Il essaie la poignée. C’est fermé à clef. Il porte un doigt à ses lèvres et nous tendons l’oreille. Une conversation étouffée provient de la chambre voisine.
Desvernine fouille dans sa poche et en sort une trousse de crochets semblable à celle qu’il m’a confiée. Il s’agenouille et se met au travail. J’ouvre mon manteau et ma veste afin de tâter la forme rassurante du Webley contre ma poitrine. Au bout d’une minute, un déclic se fait entendre. Desvernine se relève, range tranquillement ses outils dans sa trousse, qu’il remet dans sa poche. Il me regarde en ouvrant silencieusement la porte. La chambre est plongée dans l’obscurité. Il cherche à tâtons le commutateur et allume.
Ma première réaction est de penser qu’il s’agit d’un grand mannequin sombre, un de ces bustes de tailleur peut-être, qu’on aurait replié pour le coincer sous la fenêtre. Sans se retourner ni prononcer un mot, Desvernine lève la main gauche pour m’avertir de ne pas bouger ; de l’autre, il tient une arme. Il traverse en trois ou quatre enjambées la chambre jusqu’à la fenêtre, baisse les yeux sur la chose et chuchote :
— Fermez la porte.
Dès que je suis à l’intérieur, je me rends compte que c’est Lemercier-Picard, ou quel que fût son nom. Sa figure, violacée, s’est affaissée contre sa poitrine. Il a les yeux ouverts, sa langue sort de sa bouche et le plastron de sa chemise est maculé de mucosités desséchées. Enfouie profondément dans les plis de son cou, une cordelette tendue comme une corde de harpe remonte derrière sa nuque et s’attache à la croisée. Maintenant que je me suis rapproché, je constate que ses pieds et la partie inférieure de ses jambes, dénudés et tuméfiés, sont en contact avec le sol, mais que ses hanches sont suspendues juste au-dessus. Ses bras retombent le long de ses flancs, poings serrés.
Desvernine porte la main au cou boursouflé et cherche le pouls, puis il s’accroupit devant le corps et le fouille rapidement.
— Quand lui avez-vous parlé pour la dernière fois ? questionné-je.
— Ce matin, il se tenait devant cette même fenêtre, aussi vivant que vous et moi.
— Il était déprimé ? Suicidaire ?
— Non, juste effrayé.
— Il est mort depuis combien de temps ?
— Il est froid, mais pas encore raide — deux heures, peut-être trois.
Il se relève et s’approche du lit. Une valise ouverte est posée dessus. Il la retourne pour en vider le contenu, puis examine le petit tas d’affaires pathétique, triant les crayons, plumes, stylographes et bouteilles d’encre. Une veste de tweed pend au dossier d’une chaise. Desvernine en sort un calepin de la poche intérieure et le feuillette avant de vérifier les autres poches : des pièces de monnaie dans l’une, la clef de la chambre dans l’autre. Je demande :
— Pas de mot ?
— Pas le moindre bout de papier d’aucune sorte. Curieux pour un faussaire, vous ne trouvez pas ?
Il remet tout dans la valise. Puis il soulève le matelas et glisse la main dessous, ouvre le tiroir de la table de chevet, regarde dans le placard défraîchi, soulève la carpette. Enfin, il se relève, mains sur les hanches, vaincu.
— Tout a été fouillé à fond. Il n’y a plus rien. Vous devriez partir maintenant, mon colonel. Vous n’avez vraiment pas besoin d’être surpris dans une chambre avec un cadavre — surtout celui-ci.
— Et vous ?
— Je vais refermer la porte et tout laisser comme on l’a trouvé. Peut-être traîner une heure ou deux dans le coin, pour voir si quelqu’un se présente.
Il regarde le corps.
— Ça va tout de suite être classé en suicide — attendez de voir —, et vous ne trouverez pas un flic ou un escroc à Paris qui vous dira le contraire. Pauvre gars.
Il passe tendrement la main sur le visage contorsionné et lui ferme les yeux.
Le lendemain, deux colonels se présentent à mon appartement : Parès et Boissonnet, tous deux sportsmen notoires et copains de beuverie d’Henry. Ils m’informent solennellement que le colonel Henry décline le combat sous prétexte que je suis un officier réformé et, donc, un « individu peu recommandable » : n’ayant aucun honneur à perdre, je ne puis avoir été insulté.
Parès me regarde avec un mépris affiché.
— Il suggère, monsieur * Picquart, que vous demandiez plutôt réparation au commandant Esterhazy, car il sait que le commandant Esterhazy est impatient de vous défier en duel.
— Je n’en doute pas un instant. Mais vous pouvez informer le colonel Henry — et le commandant Esterhazy aussi — que je n’ai aucunement l’intention de m’abaisser à combattre un traître et un escroc. Le colonel Henry m’a traité publiquement de menteur à une époque où j’étais encore officier en service. Et c’est en tant que tel que je lui ai demandé réparation. Il est donc lié par l’honneur à me donner satisfaction. S’il s’y refuse, le monde notera le fait et en tirera les conclusions qui s’imposent, à savoir qu’il est à la fois un calomniateur et un lâche. Bonjour, messieurs.
À peine ai-je refermé la porte que je constate que je tremble, mais je ne saurais dire si c’est de nervosité ou de colère.
Le soir même, Edmond vient me dire qu’Henry est revenu sur sa décision. Le duel aura bien lieu et il se déroulera après-demain, à dix heures et demie du matin, dans le manège de l’École militaire. L’arme choisie est l’épée de combat.
— Henry disposera automatiquement d’un médecin sur place. Nous devons en nommer un de notre côté pour nous accompagner. Tu en connais un en particulier ?
— Non.
— Alors je trouverai quelqu’un. Maintenant, prends tes affaires.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai ma voiture en bas et que tu viens à la maison pour t’entraîner à tirer contre moi. Je n’ai pas envie d’être témoin de ta mise à mort.
J’hésite à lui parler de Lemercier-Picard et finis par y renoncer. Il est assez inquiet comme ça.
Le vendredi se passe dans la grange d’Edmond, où il me met à l’épreuve des heures durant, me faisant revoir les rudiments de l’attaque composée et de la parade circulaire, de la riposte et de la remise. Le lendemain matin, nous quittons Ville-d’Avray peu après neuf heures, pour rentrer à Paris. Jeanne me couvre avec ferveur le visage de baisers, comme si elle s’attendait à ne plus jamais me revoir.
— Au revoir, mon cher Georges ! Je ne t’oublierai jamais. Adieu !
— Ma chère Jeanne, ce n’est pas bon pour mon moral…
Une heure plus tard, nous pénétrons dans l’avenue de Lowendal et trouvons une assemblée de plusieurs centaines de personnes qui attendent devant l’entrée du manège, la plupart étant des cadets de l’École militaire — ces jeunes gens qui auraient pu être mes élèves et qui me conspuent lorsque je descends de voiture en tenue civile. Un cordon de soldats garde la porte. Edmond frappe, on tire un verrou et on nous introduit dans le lieu familier, sombre et glacé, qui empeste le crottin de cheval, l’ammoniaque et la paille. Des oiseaux prisonniers battent des ailes contre les lucarnes. Au centre du vaste manège, des tréteaux ont été dressés contre lesquels s’appuie le corps massif d’Arthur Ranc. Il vient vers moi, la main tendue. Il doit avoir plus près de soixante-dix ans que de soixante, mais sa barbe est encore noire et fournie, et ses yeux, derrière son pince-nez, brillent de curiosité.
— Je me suis moi-même battu maintes fois en duel, mon jeune ami, dit-il, et ce qu’il faut avoir à l’esprit, c’est que dans deux heures, vous serez assis devant un déjeuner que vous dévorerez avec le meilleur appétit que vous ayez jamais connu de votre vie. Cela vaut la peine de se battre rien que pour le plaisir de faire un bon repas après !
Je suis présenté au directeur de combat, un sergent-major de la garde républicaine à la retraite, et à mon médecin, un chirurgien des hôpitaux. Nous attendons un quart d’heure, et la conversation devient de plus en plus gênée, quand des acclamations dans la rue nous avertissent de l’arrivée d’Henry. Il entre, flanqué de ses deux colonels, nous ignore délibérément et s’avance à grands pas vers la table en retirant ses gants. Là, il pose son képi et entreprend de déboutonner sa tunique, comme s’il se préparait à un examen médical dont il serait pressé de se débarrasser. Je retire moi aussi ma veste et mon gilet, et les tends à Edmond. Le directeur de combat trace du bout du pied une ligne sur la terre, puis compte les pas de chaque côté pour déterminer les positions, qu’il marque d’une croix. Il nous demande ensuite d’approcher.
— Messieurs, dit-il, si vous voulez bien ouvrir votre chemise.
Nous dénudons brièvement notre poitrine pour montrer que nous ne portons aucune protection ; celle d’Henry est rose et glabre comme un ventre de cochon. Pendant toute la procédure, il regarde ses mains, le sol, les combles… tout sauf moi.
Nos armes sont pesées et mesurées. Le sergent-major explique :
— Messieurs, si l’un de vous est blessé, ou si l’un des témoins constate une blessure, le combat sera arrêté, à moins que le blessé ne signifie qu’il veut le poursuivre. Une fois la blessure examinée, si le blessé le souhaite, le combat peut reprendre. Préparez-vous, conclut-il en nous tendant nos armes.
Je plie les genoux, esquisse quelques bottes et parades, et me retourne pour faire face à Henry, qui se tient à environ six pas. Il me regarde enfin, et je lis la haine dans ses yeux. Je comprends aussitôt qu’il cherchera à me tuer s’il le peut.
— En garde *, lance le sergent-major, et nous prenons position.
Il vérifie sa montre, lève sa canne puis l’abaisse.
— Allez *, messieurs !
Henry se précipite aussitôt sur moi et projette son épée avec une telle rapidité et une telle force qu’il s’en faut de peu que je ne lâche la mienne. Je n’ai d’autre choix que de reculer sous l’assaut des coups, parant du mieux que je peux en suivant mon instinct plutôt qu’une méthode. Mes pieds s’emmêlent, je trébuche légèrement, et Henry attaque en visant le cou. Ranc et Edmond poussent en chœur un cri de protestation devant une botte aussi illégale. J’oscille vers l’arrière et sens le mur derrière mon épaule. Henry doit déjà m’avoir fait reculer de vingt pas, et il ne me reste plus qu’à esquiver et louvoyer pour m’élancer vers le côté et trouver une nouvelle position de défense tandis qu’il ne cesse d’attaquer.
J’entends Ranc protester auprès du directeur :
— Monsieur, c’est ridicule !
Et le directeur de lancer :
— Colonel Henry, l’objectif est de régler une dispute entre gentlemen !
Mais je vois aux yeux de mon adversaire qu’il n’entend rien, sinon les battements de son propre sang. Il se fend de nouveau, tenant sa garde haute, et je sens cette fois sa lame sur le tendon de mon cou — je n’ai jamais été si près de la mort depuis le jour de ma naissance.
— Halte ! s’écrie Ranc à l’instant même où la pointe de mon épée touche Henry à l’avant-bras.
Henry regarde l’entaille et abaisse son arme. Je fais de même tandis que témoins et médecins accourent. Le sergent-major consulte sa montre :
— La première reprise a duré deux minutes.
Mon chirurgien m’amène juste sous une lucarne et me fait tourner la tête afin d’inspecter mon cou.
— Tout va bien, constate-t-il. Il vous aura manqué d’un cheveu.
Henry, cependant, a le bras qui saigne. L’entaille n’est pas profonde, guère plus qu’une éraflure, mais c’est suffisant pour que le directeur de combat lui dise :
— Vous pouvez refuser de poursuivre, mon colonel.
— On continue, réplique Henry en secouant la tête.
Pendant qu’il roule sa manche pour essuyer le sang, Edmond me glisse à voix basse :
— Ce type est un fou criminel. Je n’ai jamais vu une telle démonstration.
— S’il tente encore un coup semblable, ajoute Ranc, je fais cesser toute l’affaire.
— Non, le prié-je, ne faites pas cela. Laissez-nous en finir.
— À vos places ! reprend le directeur. Allez, messieurs !
Henry s’efforce de reprendre le combat là où il l’a laissé, avec la même agressivité, et de me repousser contre le mur. Mais son bras est maculé de sang et la poignée devient glissante. Ses bottes perdent de leur conviction — elles sont plus lentes, plus faibles. Il lui faut m’achever rapidement s’il ne veut pas perdre. Il met ses dernières forces dans une fente dirigée vers mon cœur. Je pare le coup, détourne sa lame et me fends à mon tour, l’atteignant au bord du coude. Il hurle de douleur et lâche son épée.
— Halte ! crient ses témoins.
— Non ! proteste-t-il, en grimaçant et s’étreignant le coude. Je peux continuer !
Il se baisse, ramasse son épée de la main gauche et s’efforce d’en remettre la poignée dans sa main droite, mais ses doigts ensanglantés refusent de se fermer. Il essaie à plusieurs reprises, mais chaque fois qu’il veut la soulever, l’épée retombe par terre. Je l’observe sans la moindre pitié.
— Donnez-moi une minute, marmonne-t-il avant de me tourner le dos pour dissimuler sa faiblesse.
Les deux colonels et son médecin finissent par le persuader d’aller à la table et de se laisser examiner. Cinq minutes plus tard, le colonel Parès s’approche de l’endroit où je me tiens avec Edmond et Ranc, et annonce :
— Le nerf cubital est touché, ce qui entraîne un engourdissement des doigts de la main droite qui durera plusieurs jours.
Il salue et s’éloigne.
Je remets mon gilet et ma veste, puis lance un coup d’œil vers Henry qui, affaissé sur une chaise, contemple le sol à ses pieds. Le colonel Parès, debout derrière lui, fait rentrer ses bras dans les manches de sa tunique, et le colonel Boissonnet s’agenouille devant lui pour la boutonner.
— Regardez-le, commente Ranc avec mépris, comme un grand et gros bébé. Il est complètement vidé.
— Oui, conviens-je. Je le crois bien.
Contrairement à la coutume, nous ne nous serrons pas la main après le duel. Alors que la nouvelle se répand avenue de Lowendal que le héros a été blessé, on me fait passer par une petite porte pour éviter la foule hostile. D’après les premières pages du lendemain, Henry sort, le bras en écharpe, sous les acclamations de ses partisans, et on le conduit en landau découvert jusqu’à chez lui, où le général de Boisdeffre l’attend en personne pour lui présenter les vœux de l’armée pour son rétablissement. Je vais déjeuner avec Edmond et Ranc, et constate que le vieux sénateur a dit vrai : je me suis rarement senti un tel appétit, et n’ai jamais autant apprécié un repas.
Cet entrain persiste et, pendant les trois mois qui suivent, je me réveille le matin avec un curieux sentiment d’optimisme. À première vue, ma situation ne pourrait être pire. Je n’ai rien à faire, aucune carrière à mener, des revenus insuffisants et guère de capital sur lequel m’appuyer. Je ne peux toujours pas voir Pauline tant que son divorce est en cours, au cas où nous serions surveillés par la police ou la presse. Blanche est partie ; son frère a dû faire des pieds et des mains pour lui éviter d’être citée comme témoin au procès Zola (y compris en prétendant qu’elle n’était qu’une vieille demoiselle de cinquante-cinq ans au cœur fragile). Je subis les sifflets en public et la calomnie dans divers journaux informés par Henry qu’on m’avait vu rencontrer le colonel von Schwartzkoppen à Karlsruhe. Louis est révoqué de son poste d’adjoint au maire du septième arrondissement et sanctionné par l’Ordre des avocats pour « conduite indécente ». Reinach et d’autres éminents défenseurs de Dreyfus perdent leurs sièges aux élections nationales. Et même si la mort de Lemercier-Picard fait grand bruit, elle est officiellement déclarée comme un suicide, et l’affaire est close.
Les forces de l’ombre sont partout à l’œuvre.
Mais je ne suis pas complètement ostracisé. La société parisienne est divisée, et pour chaque porte qu’on me claque à la figure, une nouvelle s’ouvre. Le dimanche, je commence à aller régulièrement déjeuner chez Mme Geneviève Straus, la veuve de Bizet, rue de Miromesnil, avec mes nouveaux compagnons d’armes, Zola, Clemenceau, Labori, Proust et Anatole France. Le mercredi soir, il n’est pas rare que nous soyons vingt à dîner au salon que tient la maîtresse de M. France, Mme Léontine Arman de Caillavet, « Notre Dame de la révision », avenue Hoche — Léontine est une grande dame extravagante, aux joues carminées et aux cheveux teints en orange qu’elle couronne parfois d’une coiffe ornée de bouvreuils roses empaillés. Le jeudi, il m’arrive de me rendre à pied porte Dauphine, et d’assister aux soirées musicales de Mme Aline Ménard-Dorian, dans les salles de réception aux murs rouges décorés de plumes de paon et d’estampes japonaises, où je tourne les pages des partitions pour Cortot, Casals ou les trois jeunes sœurs ravissantes du trio Chaigneau.
— Ah, vous êtes toujours si plein d’entrain, mon cher Georges, m’assurent ces éminentes hôtesses.
Et elles battent des cils comme de leur éventail à la lueur des chandelles en me touchant le bras avec sollicitude — c’est qu’un récidiviste est toujours un trophée pour une table en vue — et en lançant aux convives de prendre exemple sur ma sérénité.
— Vous êtes incroyable, Picquart ! renchérissent les maris. Ou alors vous êtes insensé. Je suis certain que je ne pourrais pas afficher une si belle humeur devant une telle avalanche de problèmes !
— Eh bien, réponds-je avec un sourire, le masque de la comédie est de rigueur en société…
Mais la vérité, c’est que je ne porte pas de masque. Je me sens réellement confiant dans l’avenir. Je sais au fond de moi que tôt ou tard, même si je ne peux déterminer comment, le grand édifice que l’armée a édifié — cette forteresse qui se désagrège et dont les bois sont rongés aux vers — va tout emporter dans sa chute. Les mensonges sont trop énormes et branlants pour soutenir encore longtemps la pression d’un examen approfondi. Le pauvre Dreyfus, qui entre maintenant dans sa quatrième année sur l’île du Diable, ne vivra peut-être pas assez longtemps pour le voir, et moi non plus d’ailleurs, mais la réhabilitation viendra, j’en suis convaincu.
Et les faits me donnent raison, bien plus tôt que je ne pensais. Cet été-là, il se produit deux événements qui vont tout changer.
D’abord, en mai, je reçois un mot de Labori me priant de me rendre de toute urgence à son appartement de la rue de Bourgogne, non loin du ministère de la Guerre. J’arrive dans l’heure et trouve là-bas un jeune homme nerveux de vingt et un ans, visiblement venu de province, qui attend au salon. Labori me le présente comme étant Christian Esterhazy.
— Ah, dis-je en lui serrant la main, non sans une certaine méfiance, voici un nom tristement célèbre.
— Vous voulez parler de mon cousin ? réplique-t-il. Oui, c’est grâce à lui, et l’on n’a jamais vu pareille ordure !
Il est si véhément que je suis interloqué.
— Asseyez-vous, Picquart, me conseille Labori, et écoutez ce que M. Esterhazy a à nous dire. Vous ne serez pas déçu.
Marguerite nous apporte du thé, puis nous laisse.
— Mon père est mort voici dix-huit mois, commence Christian, chez nous, à Bordeaux, de façon soudaine. La semaine suivant son décès, j’ai reçu une lettre de condoléances d’un homme que je n’avais jamais rencontré : un cousin de mon père, le commandant Walsin Esterhazy, qui m’exprimait toute sa sympathie et demandait s’il pouvait nous aider de quelque façon que ce fût en matière de conseil financier.
J’échange un regard avec Labori, qui n’échappe pas à Christian.
— Je vois, monsieur Picquart, que vous vous doutez de ce qui va suivre ! Mais je vous en prie, gardez à l’esprit que je n’avais aucune expérience de ces questions, et que ma mère est une femme très naïve et religieuse — deux de mes sœurs sont dans les ordres. Pour vous raconter les choses en deux mots, j’ai répondu à mon aimable parent que j’avais un héritage de cinq mille francs et que ma mère en toucherait cent soixante-dix mille par la vente de propriétés — je serais donc très heureux de recevoir son conseil pour m’assurer que ces sommes seraient judicieusement investies. Le commandant m’a répondu, me proposant d’intercéder auprès de son bon ami Edmond de Rothschild, et naturellement, nous avons pensé : « Comment trouver placement plus sûr ? »
Il boit son thé et rassemble ses pensées avant de continuer.
— Pendant quelques mois, tout s’est bien passé, et nous recevions régulièrement des lettres du commandant ainsi que des chèques qui correspondaient, disait-il, aux dividendes de l’argent que les Rothschild avaient investi pour notre compte. Et puis, à la fin du mois de novembre, il m’a écrit pour m’enjoindre de venir à Paris de toute urgence. Il disait qu’il avait des ennuis et avait besoin de mon aide. Naturellement, je suis monté tout de suite. Je l’ai trouvé dans un état d’inquiétude épouvantable. Il m’a appris qu’il était sur le point d’être accusé publiquement d’être un traître, mais que je ne devais surtout pas croire à ces fables. Ce n’était qu’une machination des Juifs pour essayer de lui faire prendre la place de Dreyfus, et il pourrait le prouver parce qu’il avait l’aide d’officiers des bureaux de la Guerre. Il a ajouté qu’il devenait trop dangereux pour lui de rencontrer sa principale relation, et m’a demandé de la voir de sa part pour transmettre des messages.
— Et qui était cette relation ?
— Il s’appelait le colonel du Paty de Clam.
— Vous avez rencontré du Paty ?
— Oui, souvent. La plupart du temps la nuit, dans des lieux publics — des jardins, des ponts, des vespasiennes.
— Des vespasiennes ?
— Oh oui, bien que le colonel prît toujours soin d’être déguisé, portant des verres teintés ou une fausse barbe.
— Et quelle sorte de messages transmettiez-vous entre du Paty et votre cousin ?
— Toutes sortes. Des avertissements sur ce qui risquait d’apparaître dans la presse, des conseils sur comment y répondre. Je me souviens aussi d’une enveloppe du ministère contenant un document secret. Certains messages vous concernaient.
— Moi ?
— Oui. Il y a eu par exemple deux télégrammes. Je les ai gardés à l’esprit parce qu’ils étaient très bizarres.
— Vous vous rappelez ce qu’ils disaient ?
— Je me souviens qu’il y en avait un signé « Blanche », et qui avait été écrit par du Paty. L’autre… un nom étranger…
— Speranza ?
— Speranza… c’est ça ! Celui-là, c’est Mlle Pays qui l’a écrit, sur les instructions du colonel, et qui l’a porté à la poste de la rue Lafayette.
— Ont-ils expliqué pourquoi ils agissaient ainsi ?
— Pour vous compromettre.
— Et vous les avez aidés parce que vous croyiez à l’innocence de votre cousin ?
— Absolument… du moins à l’époque.
— Et maintenant ?
Christian ne répond pas tout de suite. Il termine son thé, et repose tasse et soucoupe sur la table avec des gestes lents et délibérés qui ne dissimulent pas complètement le fait qu’il tremble d’émotion.
— Il y a quelques semaines, comme mon cousin ne versait plus sa pension mensuelle à ma mère, j’ai vérifié auprès des Rothschild. Il n’y a pas de compte en banque. Il n’y en a jamais eu. Elle est ruinée. Il me semble qu’un homme capable de trahir sa famille de cette façon peut trahir son pays sans le moindre scrupule de conscience. C’est pour cela que je suis venu vous voir. Il faut l’empêcher de nuire.
Nous ne doutons pas de ce qu’il convient de faire de l’information lorsqu’elle aura été vérifiée : il faut la transmettre à Bertulus, le fringant magistrat qui porte un œillet rouge à la boutonnière et dont l’enquête minutieuse sur les faux télégrammes n’est pas terminée. Comme je suis à l’origine de la première plainte, il est convenu que c’est moi qui lui écrirai pour lui signaler ce nouveau témoin crucial. Christian accepte de témoigner, puis change d’avis quand son cousin découvre qu’il est allé voir Labori et se ravise encore lorsqu’on lui explique qu’il pourra de toute façon être assigné à comparaître.
Esterhazy, très certainement conscient que l’étau se referme sur lui, me provoque une nouvelle fois en duel. Il fait savoir à la presse qu’il arpente les rues autour de chez moi dans l’espoir de me rencontrer, armé d’une lourde canne peinte en rouge cerise qu’il entend me faire entrer dans le crâne Il prétend être passé maître dans l’art de la savate et finit par m’envoyer une lettre qu’il livre également aux journaux :
À la suite de votre refus de vous battre, dicté uniquement par la peur que vous aviez d’une rencontre sérieuse, je vous ai vainement cherché pendant plusieurs jours, vous le savez, et vous avez fui comme un lâche que vous êtes. Dites-moi où et quel jour vous oserez enfin vous trouver face à face avec moi, pour recevoir la correction que je vous ai promise. Quant à moi, je suivrai, trois jours de suite, à partir de demain sept heures, les rues de Lisbonne et de Naples.
Je ne lui réponds pas personnellement, car je n’ai aucune intention d’entretenir une conversation avec un tel personnage. Mais j’adresse moi-même un communiqué à la presse :
Je m’étonne que M. Esterhazy ne m’ait pas rencontré du moment qu’il me cherchait, car je circule très ouvertement dans les rues. En ce qui concerne les menaces contenues dans sa lettre, je suis parfaitement décidé, si je tombe dans un guet-apens, à user pleinement du droit qu’a tout citoyen en cas de légitime défense. Mais je n’oublierai pas que j’ai le devoir de respecter la vie d’Esterhazy ; cet homme appartient à la justice du pays et je serais coupable de l’y soustraire.
Plusieurs semaines s’écoulent, et je cesse de le guetter. Mais le premier dimanche de juillet, après déjeuner, veille du jour où je dois remettre le témoignage de Christian à Bertulus, je longe l’avenue Bugeaud, quand j’entends un bruit de course derrière moi. Je me retourne et vois la canne d’Esterhazy s’abattre. Je n’ai que le temps d’écarter la tête et de lever le bras pour protéger mon visage : le coup m’atteint à l’épaule. Esterhazy a la figure blême et grimaçante, les yeux plus que jamais en boules de loto. Il vocifère des insultes — « Gredin ! Lâche ! Traître ! » — si près de moi que je respire son haleine chargée d’absinthe. Heureusement, j’ai moi aussi une canne. Mon premier coup fait tomber son chapeau dans le caniveau. Mon second l’atteint à l’abdomen et l’étale à côté. Il roule sur le flanc, puis se redresse, souffle coupé, à quatre pattes sur le pavé. Il doit s’appuyer sur sa ridicule canne rouge cerise pour se mettre debout. Des passants se sont arrêtés pour regarder de quoi il s’agit. Je cravate alors le commandant et crie pour qu’on aille chercher la police. Mais, sans surprise, les promeneurs * du dimanche ont mieux à faire par un si bel après-midi, et poursuivent bien vite leur chemin, me laissant tenir le scélérat à la gorge. Celui-ci, puissant et nerveux, se tortille en tous sens, et je prends conscience que je vais devoir soit sévir pour de bon afin de le calmer, soit le laisser partir. Je le lâche et m’écarte prudemment.
— Gredin ! répète-t-il. Lâche ! Traître !
Il titube en essayant de ramasser son chapeau. Il est ivre. Je le préviens :
— Vous irez en prison, sinon pour trahison, du moins pour faux et escroquerie. Et ne vous approchez plus de moi, ou la prochaine fois, je serai moins clément.
Mon épaule me fait mal, et je suis soulagé de m’éloigner. Il ne cherche pas à me suivre, mais je l’entends encore me crier :
— Gredin ! Lâche ! Traître ! Juif !
Jusqu’à ce qu’il soit hors de vue.
Le second événement qui marque cet été est beaucoup plus significatif et intervient quatre jours plus tard.
Nous sommes le jeudi 7 juillet, le soir commence à tomber et, comme d’habitude ce jour-là, je suis dans la demeure néoclassique d’Aline Ménard-Dorian, ou, pour être plus exact, je me trouve dans le jardin, juste avant le début du concert, et je bois une coupe de champagne en discutant avec Zola, dont le procès en appel se déroule à Versailles. Un nouveau gouvernement vient d’être constitué, et nous nous demandons quel effet cela pourra avoir sur le procès, quand Clemenceau, Labori sur les talons, fait soudain irruption dans le patio avec un journal du soir.
— Vous savez ce qui vient de se passer ?
— Non.
— Mes amis, c’est du sensationnel ! Ce petit donneur de leçons de Cavaignac[5] vient de prononcer son premier discours de ministre de la Guerre devant la Chambre, et il certifie avoir prouvé une fois pour toutes que Dreyfus est un traître !
— Comment cela ?
Clemenceau me fourre le journal dans les mains.
— En citant mot pour mot trois messages interceptés par les services secrets.
— Mais c’est impossible… ! C’est impossible… et pourtant c’est là, noir sur blanc : le nouveau ministre de la Guerre, Godefroy Cavaignac, qui a remplacé Billot il y a moins d’une semaine, assure avoir clos l’affaire Dreyfus avec un coup de théâtre * politique. « Je vais lire trois pièces à la Chambre. Voici la première lettre. Elle a été reçue en mars 1894 et est arrivée aux services de renseignements des bureaux de la Guerre… » N’omettant que le nom de l’expéditeur et l’adresse, il procède de même avec chaque pièce : le tristement célèbre message du dossier secret (Ci-joint douze plans directeurs de Nice que ce canaille de D m’a donnés pour vous), une deuxième lettre que je ne reconnais pas (D m’a apporté beaucoup de choses très intéressantes), et la « preuve absolue » dont il a été question au procès de Zola :
J’ai lu qu’un député va interpeller sur Dreyfus. Si on me demande à Rome nouvelles explications je dirai que jamais j’avais des relations avec ce Juif. C’est entendu ! Si on vous demande, dites comme ça. Car il faut pas que on sache jamais personne ce qui est arrivé avec lui.
Je rends le journal à Zola.
— Il a vraiment lu ces tissus d’âneries à voix haute ? Il a perdu l’esprit.
— Vous auriez pensé autrement si vous aviez été à la Chambre, réplique Clemenceau. Tous les députés se sont levés pour l’acclamer. Ils croient vraiment qu’il a clos une fois pour toutes l’affaire Dreyfus. Ils ont même voté une motion qui ordonne au gouvernement de faire tirer trente-six mille exemplaires de la preuve pour en envoyer à toutes les communes de France !
— Pour nous, c’est une catastrophe, à moins qu’on ne puisse riposter.
— Pouvons-nous riposter ?
Ils me regardent tous les trois.
Ce soir-là, après le concert, qui comprenait les deux grandes sonates pour piano de Wagner, je m’excuse auprès d’Aline et, au lieu de rester pour le dîner, la tête encore remplie de musique, je pars retrouver Pauline. Je sais qu’elle loge chez une vieille cousine, toujours demoiselle, dont l’appartement n’est pas très loin, à proximité du bois de Boulogne. La cousine commence par refuser de la prévenir.
— Ne lui avez-vous pas déjà fait assez de mal comme ça, monsieur ? Ne serait-il pas temps de la laisser tranquille ?
— Je vous en prie, madame, il faut que je la voie.
— Il est très tard.
— Il n’est pas dix heures, et il fait encore jour…
— Bonsoir, monsieur.
Et elle me ferme la porte au nez. Je sonne de nouveau et perçois des chuchotements. Il y a un long silence et, cette fois, quand la porte s’ouvre, Pauline a pris la place de sa cousine. Elle est vêtue très sobrement d’un chemisier blanc sur une jupe sombre, porte ses cheveux tirés en arrière et pas de maquillage. On pourrait presque la croire sortie d’un ordre religieux ; je me demande s’il lui arrive encore de se confesser.
— Je croyais que nous ne devions pas nous voir tant que les choses ne sont pas réglées.
— Il n’y a peut-être plus le temps d’attendre.
Elle serre les lèvres et hoche la tête.
— Je prends mon chapeau.
Pendant qu’elle va dans sa chambre, je vois une machine à écrire posée sur la table du petit salon. C’est bien d’elle : elle a pris l’argent que je lui ai envoyé pour en investir une partie dans l’apprentissage d’une nouvelle discipline — et se procurer, pour la première fois de sa vie, une source de revenus.
Dehors, lorsque nous avons tourné au coin de la rue et sommes hors de vue de l’appartement, Pauline me prend le bras et nous marchons vers le Bois. C’est une belle soirée d’été, calme et lumineuse, la température si parfaitement équilibrée qu’il ne semble y avoir ni atmosphère ni barrière entre la nature et l’esprit. Il n’y a plus que les étoiles, l’odeur des arbres et de l’herbe sèche, et le clapotement occasionnel d’une barque sur le lac, où deux amoureux se laissent dériver au clair de lune. Leurs voix portent plus qu’ils ne l’imaginent dans l’air immobile. Mais il nous suffit de parcourir quelques centaines de pas, de quitter le sentier sableux et de nous enfoncer sous les arbres pour que ces voix, comme le reste de la ville, cessent d’exister.
Nous trouvons un endroit isolé sous un immense cèdre vénérable. Je retire mon frac et l’étale sur le sol, desserre ma cravate blanche, et m’assois près de Pauline. Je la serre contre moi.
— Tu vas salir ta veste, fait-elle remarquer. Tu devras la donner à nettoyer.
— Cela n’a pas d’importance. Je n’en aurai pas besoin pendant un moment.
— Tu t’en vas ?
— On peut dire ça comme ça.
Je lui explique ce que j’ai l’intention de faire. Je me suis décidé en écoutant le concert ; écouter du Wagner a toujours eu un effet grisant sur moi.
— Je vais remettre en cause la version des événements que donne le gouvernement.
Je ne me fais aucune illusion quant aux répercussions — je ne pourrai pas me plaindre de ne pas avoir été prévenu.
— J’imagine que je dois considérer mon mois au Mont-Valérien comme une répétition.
Pour elle, je fais bonne figure, mais j’avoue que je suis au fond de moi nettement moins confiant. Quel est le pire auquel je puisse m’attendre ? Lorsque les portes de la prison se seront refermées sur moi, je serai sans doute en danger, et cela n’est pas à négliger. L’incarcération elle-même n’aura rien d’agréable et pourra se prolonger des semaines, voire des mois, peut-être une année ou davantage, bien que je n’en dise rien à Pauline : le gouvernement aura tout intérêt à essayer de faire durer les procédures légales le plus longtemps possible, ne serait-ce que dans l’espoir que Dreyfus meure entre-temps.
Lorsque j’ai terminé mon explication, elle me dit :
— On dirait que tu as déjà pris ta décision.
— Si je recule maintenant, je ne retrouverai peut-être pas une autre occasion. Je serai obligé de passer le reste de mes jours en sachant que, le moment venu, j’ai manqué de courage. Ça me détruirait — je ne pourrais plus jamais admirer un tableau, lire un livre ou écouter de la musique sans éprouver un sentiment de honte. Mais je regrette tellement de t’avoir entraînée dans tout ça.
— Arrête de t’excuser. Je ne suis plus une enfant. Je suis entrée toute seule dans tout ça quand je suis tombée amoureuse de toi.
— Et comment c’est, de vivre seule ?
— J’ai découvert que je pouvais survivre. C’est même étrangement excitant.
Nous restons allongés en silence, nos mains enlacées, à contempler les étoiles à travers les branches. J’ai l’impression de sentir la terre tourner sous nos corps. La nuit doit tout juste commencer à tomber sous les tropiques sud-américains. Je pense à Dreyfus et tente d’imaginer ce qu’il fait, s’ils continuent de l’enchaîner à son lit. Nos destins sont à présent intimement liés. Je dépends de sa survie tout autant qu’il dépend de la mienne. S’il tient bon, je tiendrai bon ; si je suis libéré, il le sera aussi.
Nous restons longtemps ainsi, Pauline et moi, à savourer ces dernières heures ensemble. Puis les étoiles finissent par se fondre dans la lumière de l’aube. Je ramasse mon frac, en couvre les épaules de Pauline et, bras dessus, bras dessous, nous retournons vers la ville endormie.
Le lendemain, avec l’aide de Labori, j’écris une lettre ouverte au gouvernement. Sur sa suggestion, je ne l’envoie pas au ministre de la Guerre, Brutus de pacotille dévot et inflexible, mais au tout nouveau président du Conseil, l’anticlérical Henry Brisson :
Monsieur le président du Conseil
Il ne m’a pas été donné jusqu’à présent de pouvoir m’exprimer librement au sujet des documents secrets sur lesquels on a prétendu établir la culpabilité de Dreyfus. M. le ministre de la Guerre ayant cité à la tribune de la Chambre des députés trois de ces documents, je considère comme un devoir de vous faire connaître que je suis en état d’établir devant toute juridiction compétente que les deux pièces qui portent la date de 1894 ne sauraient s’appliquer à Dreyfus, et que celle qui porte la date de 1896 a tous les caractères d’un faux. Il apparaîtra alors manifestement que la bonne foi de M. le ministre de la Guerre a été surprise, et qu’il en a été de même, d’ailleurs, pour tous ceux qui ont cru à la valeur des premiers documents et à l’authenticité du dernier.
Veuillez agréer, etc.
La lettre parvient au président du Conseil le lundi. Le mardi, le gouvernement, se fondant sur l’enquête de Pellieux, dépose une plainte contre moi pour communication illégale « d’écrits ou de documents intéressant la défense du territoire ou la sûreté extérieure de l’État ». Un juge d’instruction est nommé. L’après-midi même — bien que je ne sois pas là pour y assister mais en lirai simplement le compte rendu dans la presse le lendemain matin —, on perquisitionne mon appartement sous les yeux d’une foule de plusieurs centaines de curieux qui crient : « Traître ! » Mercredi, je suis convoqué au troisième étage du Palais de justice par Albert Fabre, le juge désigné par le ministère. Deux inspecteurs m’attendent dans la réception de son cabinet, et je suis arrêté, comme ce pauvre Louis Leblois.
— Je t’avais conseillé de bien réfléchir avant de t’engager dans cette affaire, lui dis-je. J’ai gâché bien trop de vies.
— N’y pense pas, mon cher Georges ! Ce sera intéressant d’observer le système judiciaire depuis l’autre côté, pour changer.
Le juge Fabre, qui, reconnaissons-le, paraît un peu gêné par toute la procédure, m’annonce que je serai détenu à la prison de la Santé pendant toute son enquête, alors que Louis sera en liberté sous caution. Dans la cour du Palais, on me fait monter dans le panier à salade devant quelques dizaines de reporters. J’ai la présence d’esprit de remettre ma canne à Louis avant d’être emmené. À mon arrivée à la prison, je dois remplir un formulaire. Dans l’espace prévu pour « religion », j’écris : « Rien. »
La Santé, je le découvre, n’est pas le Mont-Valérien : pas de chambre à coucher avec salon ni de cabinet de toilette, pas de vue sur la tour Eiffel non plus. Je suis enfermé dans une minuscule cellule de quatre mètres sur deux et demi, percée d’une petite fenêtre à barreaux qui donne sur une cour, et n’ai pour tout mobilier qu’un lit et un pot de chambre. C’est le cœur de l’été, et il fait une moyenne de trente-cinq degrés, adoucis seulement par quelques orages. À la chaleur se mêle l’odeur fétide d’un millier de corps mâles — nourriture, excrétions et sueur — qui n’est pas sans rappeler la caserne. Je mange dans ma cellule et reste cloîtré vingt-trois heures par jour pour m’empêcher de communiquer avec les autres prisonniers. Mais je les entends, surtout la nuit, lorsque les lumières sont éteintes et qu’il n’y a rien d’autre à faire que rester allonger et écouter. Leurs hurlements évoquent les cris des bêtes sauvages de la jungle, inhumains, mystérieux et inquiétants. Les plaintes, appels inarticulés à la pitié, sont parfois telles que je m’attends, au matin, à apprendre de mes gardiens qu’un crime épouvantable a été commis pendant la nuit. Mais le jour se lève et tout reprend comme si de rien n’était.
C’est ainsi que l’armée cherche à me briser.
Il y a quand même un peu de variété dans mon quotidien.
En moyenne deux fois par semaine, deux inspecteurs viennent me chercher à la Santé et m’escortent en voiture cellulaire au Palais de justice, où le juge Fabre m’interroge en revenant très lentement sur les faits que j’ai déjà tant de fois relatés.
Quand votre attention a-t-elle été appelée pour la première fois sur le commandant Esterhazy ?
Lorsque Fabre en a terminé, je suis souvent autorisé à voir Labori dans un bureau voisin. Le grand Viking du barreau de Paris est maintenant mon avocat officiel, et je peux grâce à lui suivre la progression de nos combats divers. Les nouvelles sont mitigées. Zola, qui a perdu en appel, s’est exilé à Londres. Mais le magistrat Bertulus a arrêté pour faux Esterhazy et Marguerite Quatre-Doigts. Nous déposons une requête auprès du ministère public pour que du Paty soit arrêté sur les mêmes charges, mais le procureur déclare que cela « dépasse le cadre de l’enquête de M. Bertulus ».
Rappelez-moi dans quelles circonstances vous êtes entré en possession du petit bleu…
Un mois environ après mon arrestation, Fabre, le juge d’instruction, arrive à l’étape de la procédure si chère aux dramaturges frustrés de notre système judiciaire, à savoir la confrontation entre les témoins. Le rituel est toujours le même. D’abord, on m’interroge pour la vingtième fois sur un même point de détail — la reconstitution du petit bleu, la communication du dossier sur les pigeons à Louis, les fuites dans les journaux. Puis le juge appuie sur une sonnette électrique, et l’on introduit un de mes ennemis pour qu’il donne sa version du même événement. Enfin, je suis invité à réagir. Tout au long de la scène, le juge nous surveille attentivement, comme s’il pouvait sonder nos âmes aux rayons X et déterminer qui ment. Je me retrouve ainsi face à Gonse, Lauth, Gribelin, Valdant, Junck et même le concierge Capiaux. Il faut cependant avouer que, pour des hommes qui sont en liberté et censément triomphants, ils ont tous mauvaise mine, pour ne pas dire la mine défaite, surtout Gonse, qui semble à présent affecté d’un tic nerveux sous l’œil gauche.
Le plus grand choc restera néanmoins Henry. Il entre sans me regarder et débite sur un ton monocorde son histoire, comme quoi il nous a vus, Louis et moi, avec le dossier secret. Sa voix ne possède plus sa force d’antan, et je remarque qu’il a perdu tellement de poids que, lorsqu’il commence à transpirer, il arrive à passer toute la main entre son cou et le col de sa tunique. Il termine tout juste son récit quand on frappe à la porte, et l’assistant de Fabre entre pour annoncer qu’il y a un appel téléphonique pour le juge à la réception.
— C’est urgent : le ministre de la Justice.
— Si vous voulez bien m’excuser un instant, messieurs, dit Fabre.
Henry le voit sortir avec inquiétude. La porte se referme, et nous sommes seuls. Je me méfie aussitôt et redoute un piège. Je scrute autour de moi pour voir si quelqu’un écoute, mais ne vois pas de cachette possible et, au bout d’une minute, la curiosité l’emporte.
— Alors, colonel, commencé-je, comment va votre main ?
— Quoi, ça ? dit-il en baissant les yeux et en pliant ses doigts, comme pour vérifier qu’ils sont en état de marche. Ça va.
Il se tourne pour me dévisager. La chair qui a fondu de ses joues et de sa mâchoire semble avoir emporté le rembourrage de ses défenses, creusé sa peau de rides et parsemé de gris ses cheveux noirs.
— Et vous ?
— Ça peut aller.
— Vous dormez ?
La question me surprend.
— Oui. Pas vous ?
Il tousse pour s’éclaircir la gorge.
— Pas trop bien, colonel… monsieur, devrais-je dire. Je ne dors pas beaucoup. J’en ai assez et je suis fatigué de toute cette histoire.
— Pour une fois, je crois que nous sommes d’accord !
— C’est dur, la prison ?
— Disons que ça pue encore plus que nos vieux bureaux.
— Ha ! Pour être franc, me confie-t-il en se rapprochant, j’ai demandé à être déchargé de mes fonctions à la section. Je voudrais retrouver une vie plus saine avec mon régiment.
— Oui, je vois ça. Et votre femme, votre petit garçon, comment se portent-ils ?
Il ouvre la bouche pour répondre, mais s’interrompt, sa gorge se serre et, à ma grande stupéfaction, ses yeux s’emplissent de larmes et il doit se détourner au moment où Fabre revient.
— Donc, messieurs, reprend le juge, le dossier secret…
Deux semaines plus tard, après l’extinction des feux. Je suis couché sur ma paillasse sans plus pouvoir lire et attends que commence la cacophonie de la nuit, quand un bruit de verrou que l’on tire et de clef qu’on tourne se fait entendre. On me braque une lampe sur le visage.
— Prisonnier, suivez-moi.
Obéissant aux derniers principes scientifiques, la Santé est construite suivant un schéma de noyau et de rayons, les cellules des prisonniers formant les rayons, et l’administration — le directeur et son personnel — occupant le noyau. Je suis le gardien tout le long du couloir interminable jusqu’aux bureaux au centre. Il déverrouille une porte, puis me fait emprunter un passage courbe conduisant à un petit parloir sans fenêtre, coupé par une grille d’acier scellée dans le mur. Il reste à l’extérieur, mais laisse la porte ouverte.
— Picquart ? fait une voix derrière la grille.
Il fait sombre et j’ai d’abord du mal à voir de qui il s’agit.
— Labori ? Que se passe-t-il ?
— Henry a été arrêté.
— Mon Dieu, mais sur quel motif ?
— Le ministère vient d’émettre une note officielle. Écoutez : « Aujourd’hui, dans le cabinet du ministre de la Guerre, le lieutenant-colonel Henry a été reconnu et s’est reconnu lui-même l’auteur de la lettre en date d’octobre 1896 où Dreyfus est nommé. Le ministère de la Guerre a ordonné immédiatement l’arrestation du lieutenant-colonel Henry, qui a été conduit à la forteresse du Mont-Valérien. »
Il se tait pour voir ma réaction.
— Picquart ? Vous avez entendu ?
Il me faut un moment pour assimiler la nouvelle.
— Qu’est-ce qui l’a poussé à avouer ?
— Personne ne le sait encore. Cela ne date que de quelques heures seulement. Tout ce que nous avons, c’est cette note.
— Et les autres ? Boisdeffre, Gonse… est-ce qu’on sait ce qui va leur arriver ?
— Non, mais ils sont tous finis. Ils ont tout misé sur cette lettre, dit Labori, qui se rapproche tout près de la grille.
Je distingue ses yeux bleus brillant d’excitation à travers l’épais maillage. Il demande :
— Henry n’aurait jamais fabriqué un faux de sa propre initiative, si ?
— C’est inconcevable. Et s’ils ne lui ont pas directement ordonné de le faire, ils devaient pour le moins être au courant de ce qu’il préparait.
— Exactement ! Vous vous rendez compte que, maintenant, nous allons pouvoir l’assigner à témoigner ? Attendez que je le fasse venir à la barre ! Quelle perspective ! Je vais lui faire cracher ça et tout ce qu’il sait d’autre… depuis le tout premier conseil de guerre !
— J’adorerais savoir ce qui l’a poussé à avouer, après tout ce temps.
— Nous le découvrirons très certainement demain matin. Quoi qu’il en soit, voilà de merveilleuses nouvelles pour faire de beaux rêves. Je reviendrai demain. Bonne nuit, Picquart.
— Merci. Bonne nuit.
On me raccompagne à ma cellule.
Les bruits d’animaux sont particulièrement vifs cette nuit-là, mais ce qui m’empêche de dormir, c’est la pensée d’Henry, enfermé au Mont-Valérien.
Le lendemain est la pire journée qu’il m’ait été donné de vivre en prison. Je n’arrive même pas à me concentrer pour lire. Énervé, j’arpente ma cellule minuscule, ne cessant d’échafauder, puis d’écarter des scénarios sur ce qui a pu se passer, ce qui se passe et ce qui se passera ensuite.
Les heures s’écoulent lentement. On sert le repas du soir. Le jour décline. Vers neuf heures, le gardien rouvre ma porte et m’ordonne de le suivre. Que ce trajet est long ! Et le plus curieux, c’est qu’arrivé au bout, quand je me retrouve dans le parloir et que Labori se tourne vers la grille, je sais exactement ce qu’il va dire avant même de voir son expression.
— Henry est mort, annonce-t-il.
Je le fixe des yeux, le temps de digérer l’information.
— Comment est-ce arrivé ?
— On l’a retrouvé ce matin dans sa cellule du Mont-Valérien, la gorge tranchée. Naturellement, on dit qu’il s’est tué. C’est étrange, cette série de suicides. Vous êtes sûr que ça va, Picquart ? s’enquiert-il avec inquiétude.
Il faut que je me détourne. Je ne sais pas pourquoi je pleure — à cause de la fatigue, peut-être, ou de la tension, ou peut-être que c’est pour Henry, que je n’ai jamais pu me résoudre à détester complètement, malgré tout, parce que je le comprenais beaucoup trop bien pour ça.
Je pense souvent à Henry. Je n’ai pas grand-chose d’autre à faire.
Assis dans ma cellule, je réfléchis aux circonstances de sa mort telles qu’on nous les présente dans les semaines qui suivent. Si je peux résoudre ce mystère, me dis-je, alors je serai peut-être en mesure de résoudre l’ensemble. Mais je ne peux m’appuyer que sur ce qui est rapporté dans les journaux et sur les rumeurs que Labori saisit par le canal judiciaire, et, à la fin, je dois admettre que je ne saurai sans doute jamais toute la vérité.
Je sais qu’Henry a été forcé d’avouer que la « preuve absolue » était un faux pendant une terrible réunion qui eut lieu le 30 août, dans les bureaux de la Guerre. Il n’a pas pu faire autrement : la preuve était irréfutable. Il semble qu’en réponse à mon accusation de faux, Cavaignac, le nouveau ministre de la Guerre, qui ne doutait pas un instant d’avoir raison en toute chose, ordonna qu’un de ses officiers vérifie l’authenticité de chaque pièce du dossier Dreyfus. La vérification prit longtemps — le dossier comprenait alors pas moins de trois cent soixante pièces —, et elle était en cours la dernière fois que j’ai vu Henry dans le cabinet de Fabre. Je comprends maintenant pourquoi il semblait si abattu : il avait dû deviner ce qui allait arriver. L’assistant de Cavaignac fit alors quelque chose que nul n’avait apparemment pensé à faire avant lui à l’état-major en près de deux ans : il examina la « preuve absolue » à la lampe. Il remarqua aussitôt que l’en-tête de la lettre, Mon cher ami, et la signature, Alexandrine, avaient été rédigés sur du papier au lignage gris bleuté, alors que le corps du texte — J’ai lu qu’un député va interpeller sur Dreyfus… — figurait sur un papier ligné de violet. Il était évident qu’une lettre authentique avait été reconstituée antérieurement — en réalité, en juin 1894 — puis démontée et certaines parties recollées sur une partie centrale fabriquée.
Sommé de s’expliquer en présence de Boisdeffre et de Gonse, Henry tenta d’abord de fanfaronner, à en croire la transcription de son interrogatoire publiée par le gouvernement :
HENRY : J’ai reconstitué les papiers tels que je les ai reçus.
CAVAIGNAC : Je vous rappelle que rien n’est plus grave pour vous que l’absence de toute explication. Dites-nous ce qui s’est passé. Qu’avez-vous fait ?
HENRY : Que voulez-vous que je vous dise ?
CAVAIGNAC : Donnez-nous une explication.
HENRY : Je ne peux pas.
CAVAIGNAC : Le fait est certain ; pesez bien les conséquences de ma question.
HENRY : Que voulez-vous que je vous dise ?
CAVAIGNAC : Ce que vous avez fait.
HENRY : Je n’ai pas fabriqué les papiers.
CAVAIGNAC : Allons : vous avez mis des morceaux de l’une dans l’autre.
HENRY [après un moment d’hésitation] : Eh bien, oui, parce que les deux pièces correspondaient admirablement, j’ai arrangé des phrases.
La transcription est-elle exacte ? Labori ne le pense pas, mais je n’ai guère de doutes. Ce n’est pas parce que le gouvernement ment sur certaines choses qu’il ment forcément sur tout. J’entends la voix d’Henry résonner dans ces pages mieux que n’importe quel auteur de pièce de théâtre ne pourrait l’imiter — grandiloquente, boudeuse, enjôleuse, rusée, stupide.
CAVAIGNAC : Qui vous a donné l’idée de ces arrangements ?
HENRY : Mes chefs étaient très inquiets, je voulais les calmer, faire naître la tranquillité dans les esprits. Je me suis dit : « Ajoutons une phrase. Supposons que nous ayons une preuve, dans la situation où nous sommes. »
CAVAIGNAC : Avez-vous agi seul ?
HENRY : Oui. Gribelin n’en a rien su.
CAVAIGNAC : Personne ne savait ? Personne au monde ?
HENRY : J’ai agi seul dans l’intérêt de mon pays. J’ai eu tort.
CAVAIGNAC : Et les enveloppes ?
HENRY : Je jure que je n’ai pas fait les enveloppes. Comment aurais-je fait ?
CAVAIGNAC : Ainsi, voici ce qui est arrivé : vous avez reçu en 1896 une enveloppe avec une lettre dedans, une lettre insignifiante. Vous avez supprimé la lettre, et vous avez fabriqué l’autre ?
HENRY : Oui.
Dans l’obscurité de ma cellule, je me repasse la scène encore et encore. Je vois Cavaignac derrière son bureau — ce jeune ministre trop ambitieux, ce fanatique qui a eu la témérité de croire qu’il pourrait régler l’affaire une fois pour toutes et qui se retrouve pris au piège de son propre orgueil. Je vois la main de Gonse qui tremble tandis qu’il fume sa cigarette et observe l’interrogatoire. Je vois Boisdeffre, qui se tient près de la fenêtre, les yeux dans le vague, aussi immuablement détaché que les lions de pierre qui gardent certainement l’entrée de son château familial. Et je vois Henry qui se tourne de temps à autre vers ses chefs pour leur adresser une muette prière alors que les questions pleuvent sur lui : Aidez-moi ! Mais, bien sûr, ils se taisent.
Puis je me représente l’expression d’Henry quand Cavaignac — qui n’est pas un soldat mais un civil — ordonne qu’il soit arrêté sur-le-champ et conduit au Mont-Valérien, où on l’enferme dans la chambre même que j’ai occupée cet hiver. Le lendemain, après une nuit sans sommeil, il écrit à Gonse (J’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien venir me voir ici. J’ai absolument besoin de vous parler.). Et à sa femme (Ma Berthe adorée, je vois que sauf toi tout le monde va m’abandonner, et cependant tu sais dans l’intérêt de qui j’ai agi.).
Je me le représente allongé sur son lit, à midi, en train de boire une bouteille de rhum — c’est la dernière fois qu’on l’aura vu vivant —, puis six heures plus tard, quand un lieutenant et un planton pénètrent dans la chambre et le trouvent toujours couché sur ce même lit gorgé de sang, le corps déjà froid et raide, la gorge entaillée par deux fois avec un rasoir qu’il tient (le détail est étrange) serré dans sa main gauche alors qu’il est droitier.
Mais entre ces deux scènes, entre midi et six heures du soir — entre Henry vivant et Henry mort —, mon imagination me fait défaut. Labori croit qu’il a été assassiné, comme Lemercier-Picard, pour le faire taire, et que le meurtre a été mis en scène pour faire croire à un suicide. Il cite des amis médecins qui assurent qu’il est impossible à un homme de se sectionner les deux carotides. Mais je ne suis pas convaincu que le meurtre ait été nécessaire, pas dans le cas d’Henry. Il aura su ce qu’on attendait de lui en constatant que ni Boisdeffre ni Gonse ne se sont portés à sa défense.
Si vous m’ordonnez de tirer sur un homme, je tire.
Ce même après-midi, à l’heure où Henry rend l’âme, Boisdeffre écrit au ministre de la Guerre :
Monsieur le ministre,
Je viens d’acquérir la preuve que ma confiance dans le lieutenant-colonel Henry, chef du service de renseignements, n’était pas justifiée. Cette confiance, qui était absolue, m’a amené à être trompé et à déclarer vraie une pièce qui ne l’était pas, et à vous la présenter comme telle.
Dans ces conditions, monsieur le ministre, j’ai l’honneur de vous demander de bien vouloir me relever de mes fonctions.
Il se retire en Normandie.
Trois jours plus tard, Cavaignac démissionne également, quoique affichant une attitude de défi (Je demeure convaincu de la culpabilité de Dreyfus et aussi résolu que précédemment à combattre la révision du procès.). Pellieux soumet lui aussi sa démission. Gonse est renvoyé à son régiment d’origine avec une demi-solde.
J’imagine, comme la plupart des gens, que tout est terminé : si Henry a pu falsifier une pièce, on conviendra qu’il a pu en falsifier d’autres, et l’accusation contre Dreyfus tombe d’elle-même.
Mais les jours passent, et Dreyfus reste sur l’île du Diable de la même façon que je reste à la Santé. Et il devient peu à peu manifeste que l’armée, même maintenant, persistera à ne pas reconnaître ses erreurs. On me refuse la liberté conditionnelle. Mais on m’informe que Louis et moi nous soumettrons à un procès dans trois semaines devant un tribunal correctionnel pour divulgation de renseignements secrets.
La veille de l’audience, Labori vient me voir en prison. Lui qui se montre habituellement si exubérant, voire agressif, paraît aujourd’hui inquiet.
— Les nouvelles ne sont pas bonnes. L’armée engage de nouvelles poursuites contre vous.
— Quoi encore ?
— Faux et usage de faux.
— C’est moi qu’ils accusent de faux ?
— Oui, d’avoir fabriqué le petit bleu.
Je ne peux qu’en rire :
— On doit au moins leur reconnaître le sens de l’humour.
Mais Labori ne se déride pas.
— Ils vont avancer qu’une enquête militaire pour faux prévaut sur une procédure civile. C’est une tactique pour vous remettre entre les mains des militaires. Et je pressens que le juge va y consentir.
— Eh bien ! fais-je avec un haussement d’épaules, une prison en vaut bien une autre.
— C’est précisément là où vous vous trompez, mon ami. Le régime du Cherche-Midi est beaucoup plus dur qu’ici. Et je n’aime pas l’idée de vous savoir entre les griffes de l’armée — qui sait quel accident pourrait vous arriver ?
Le lendemain, on me conduit au tribunal correctionnel de la Seine, et je demande au juge à faire une déclaration. Le petit tribunal est bondé de journalistes — pas seulement français mais internationaux : je remarque même le crâne chauve et les favoris imposants du plus célèbre correspondant étranger du monde, M. de Blowitz, du Times de Londres. C’est aux reporters que je m’adresse alors :
— J’irai peut-être ce soir à la prison du Cherche-Midi ; c’est probablement la dernière fois, avant cette instruction secrète, que je puis dire un mot en public. Je veux que l’on sache, si l’on trouve dans ma cellule le lacet de Lemercier-Picard ou le rasoir d’Henry, que ce sera un assassinat, car jamais un homme comme moi ne pourra avoir un instant l’idée du suicide. J’irai le front haut devant cette accusation et avec la même sérénité que j’ai apportée devant mes accusateurs. Voilà ce que j’avais à dire.
À ma grande surprise, je suis vivement applaudi par les reporters, et je quitte ensuite le tribunal sous les cris de « Vive Picquart ! », « Vive la vérité ! », « Vive la justice ! ».
La prédiction de Labori se vérifie : l’armée obtient le droit de me juger avant la cour civile, et je suis écroué au Cherche-Midi — dans la même cellule, m’apprend-on avec un plaisir manifeste, où ce pauvre Dreyfus se frappait la tête contre les murs, quatre ans exactement plus tôt.
Je suis maintenu en isolement, pratiquement interdit de visites, et ne suis autorisé à sortir qu’une heure par jour, dans une cour minuscule de six pas de côté, entourée de hauts murs. Je l’arpente de part en part, d’un coin à l’autre par le milieu, en longeant les murs, je tourne en rond comme une souris piégée au fond d’un puits.
On m’accuse d’avoir gratté l’adresse originale de la carte-télégramme et d’y avoir inscrit moi-même le nom d’Esterhazy. Je suis passible d’une peine de cinq ans. Les interrogatoires se prolongent des semaines durant.
Rappelez-nous dans quelles circonstances vous êtes entré en possession du petit bleu…
Heureusement, je n’ai pas oublié que j’ai demandé à Lauth de faire des photographies du petit bleu peu après qu’il a été reconstitué. Ces photos finissent par être produites et montrent clairement que l’adresse n’avait pas été grattée à l’époque ; elle n’a été falsifiée que plus tard, dans le cadre des machinations montées pour me perdre. Je reste cependant détenu au Cherche-Midi. Pauline m’écrit, souhaite me voir. Je refuse — cela pourrait figurer dans les journaux, et puis je ne veux pas qu’elle me voie dans cet état. Il me paraît plus facile de supporter cela tout seul. L’ennui est parfois distrait lorsqu’on me conduit à des interrogatoires. En novembre, je dois recommencer une fois encore toute ma déposition devant les douze magistrats de la chambre criminelle, qui commencent l’examen en cassation du procès Dreyfus.
La poursuite de ma détention en l’absence de procès devient notoire. Clemenceau, qui obtient le droit de venir me voir, propose dans L’Aurore la « nomination de Picquart au poste de grand prisonnier d’État, vacant depuis la mort du Masque de Fer ». La nuit, après l’extinction des feux et alors que je ne peux plus lire, j’entends les manifestations pour et contre moi dans la rue du Cherche-Midi. Ce sont plus de sept cents fantassins et cavaliers qui sont appelés à défendre la prison. Les sabots des chevaux résonnent sur les pavés. Je reçois des milliers de lettres de soutien, dont une de la vieille impératrice Eugénie. Tout cela devient tellement embarrassant pour le gouvernement que l’on conseille à Labori, au ministère de la Justice, de saisir une cour civile pour intervenir et me faire libérer. Je refuse que Labori suive cette voie : je suis plus utile en restant otage. Chaque jour que je reste incarcéré rend l’armée plus désespérée et vindicative.
Les mois passent, puis, le samedi après-midi 3 juin 1899, Labori me rend visite. Le soleil brille au-dehors, ses rayons ardents traversant même la crasse et les barreaux de la petite fenêtre ; j’entends un oiseau chanter. Labori porte une grande main tachée d’encre au grillage métallique et me dit :
— Picquart, je voudrais vous serrer la main.
— Pourquoi donc ?
— Faut-il toujours que vous vous montriez si contrariant ? proteste-t-il en grattant le grillage de ses longs doigts massifs. Allez, pour une fois, faites ce que je demande.
Je plaque ma paume contre la sienne, et il me glisse à voix basse :
— Félicitations, Georges.
— De quoi ?
— La Cour de cassation a ordonné à l’armée de faire revenir Dreyfus pour le rejuger.
J’attends cette nouvelle depuis si longtemps, et pourtant, lorsqu’elle arrive, je n’éprouve rien. Tout ce que je parviens à dire, c’est :
— Quelles raisons ont-ils données ?
— Ils en ont cité deux, et qui découlent chacune de votre déposition : la première, que la lettre « ce canaille de D » ne peut faire référence à Dreyfus et n’aurait jamais dû être montrée aux juges sans que la défense en soit au préalable informée ; et la seconde, que… comment ont-ils dit ça, déjà ? Ah oui, voilà la phrase : « Ces faits, inconnus du conseil de guerre qui a prononcé la condamnation, tendent à démontrer que le bordereau n’aurait pas été écrit par Dreyfus. »
— Quelle drôle de langue vous parlez, vous, les juristes !
Je savoure les termes légaux comme si c’étaient des friandises :
— « Ces faits, inconnus du conseil de guerre qui a prononcé la condamnation, tendent à démontrer… » Et l’armée ne peut pas faire appel contre ça ?
— Non. C’est fait. Un navire militaire est en route pour aller chercher Dreyfus et le ramener ici pour un nouveau conseil de guerre. Et cette fois, ce ne sera pas à huis clos — cette fois, le monde entier regardera.
Je sors de prison le vendredi suivant, le jour même où Dreyfus quitte l’île du Diable pour embarquer à bord du croiseur Sfax et entamer la longue traversée qui le ramènera en France. Compte tenu de la décision de la Cour de cassation, toutes les charges contre moi sont abandonnées. Edmond m’attend avec son dernier jouet, une automobile garée devant les portes de la prison, pour me conduire à Ville-d’Avray. Je refuse de parler aux journalistes qui m’encerclent sur le trottoir.
Ce brusque revirement du destin me désoriente. Les couleurs et les bruits de Paris en ce début d’été, le côté vivant de tout ce qui m’entoure, les visages souriants de mes amis, les déjeuners, les dîners, les réceptions qu’ils ont organisés en mon honneur — tout cela après l’ombre, l’isolement et la puanteur de ma cellule est écrasant. Ce n’est que lorsque je suis au milieu d’autres personnes que je m’aperçois à quel point j’ai été affecté. Je découvre que j’ai du mal à m’entretenir avec plusieurs personnes à la fois ; ma voix sonne aiguë à mes oreilles, et je suis essoufflé. Quand Edmond me conduit à ma chambre, je suis incapable de monter l’escalier sans m’arrêter toutes les trois ou quatre marches ni m’accrocher à la rampe : les muscles qui contrôlent mes genoux et mes chevilles se sont atrophiés. Je me trouve blême et gras dans le miroir, et je repère en me rasant des poils blancs dans ma moustache.
Edmond et Jeanne invitent Pauline à séjourner chez eux et lui donnent avec tact la chambre contiguë à la mienne. Pauline me tient la main sous la table pendant tout le repas, et plus tard, quand toute la maisonnée est endormie, elle me rejoint dans mon lit. La douceur de son corps me paraît à la fois étrange et familière, comme le souvenir de quelque chose qu’on a vécu et que l’on a perdu. Elle est enfin divorcée et Philippe a obtenu, à sa propre demande, un poste à l’étranger. Elle a son appartement, maintenant, et les filles vivent avec elle.
Nous sommes allongés l’un en face de l’autre, à la lueur d’une bougie.
J’écarte ses cheveux de son visage. Il y a des lignes autour des yeux et de la bouche qui n’étaient pas là auparavant. Je prends soudain conscience que je la connais depuis l’enfance. Nous avons vieilli ensemble. Je me sens submergé par une vague de tendresse.
— Te voilà donc une femme libre ?
— Eh oui.
— Tu aimerais que je te demande de m’épouser ?
Un silence.
— Pas particulièrement.
— Pourquoi ?
— Parce que, mon chéri, à partir du moment où tu me poses cette question, je ne crois pas que ce soit vraiment la peine…
— Pardon. J’ai perdu l’habitude de la conversation en général, et je n’ai jamais été très fort pour ce genre-là. Laisse-moi une autre chance. Veux-tu m’épouser ?
— Non.
— Sérieusement, tu me dis non ?
Elle met un certain temps à répondre.
— Tu n’es pas le genre à te marier, Georges. Et maintenant que je suis divorcée, je me rends compte que moi non plus.
Elle m’embrasse la main.
— Tu vois ? Tu m’as appris à vivre seule. Merci.
Je ne sais pas comment je dois réagir.
— Si c’est ce que tu veux…
— Oh oui, je suis parfaitement satisfaite de ce que nous sommes.
Je me vois donc refuser quelque chose que je n’ai jamais vraiment voulu. Pourquoi alors éprouvé-je ce sentiment d’être confusément dépossédé ? Nous demeurons ainsi, sans parler, puis elle m’interroge :
— Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?
— Me remettre en forme, j’espère. Admirer des tableaux. Écouter de la musique.
— Et après ?
— Je voudrais forcer l’armée à me réintégrer.
— Malgré ce qu’ils t’ont fait subir ?
— C’est soit ça, soit les laisser s’en tirer. Et pourquoi le ferais-je ?
— Il y en a donc qui vont devoir payer ?
— Absolument. Si Dreyfus est libéré, c’est toute la direction de l’armée qui apparaîtra comme pourrie. Ça ne m’étonnerait pas qu’il y ait des arrestations. Ce n’est que le début d’une guerre qui pourrait encore durer un moment. Pourquoi ? Tu crois que j’ai tort ?
— Non, mais je me dis que ça risque peut-être de tourner à l’obsession chez toi.
— Si cela n’avait pas déjà tourné à l’obsession, Dreyfus serait encore sur l’île du Diable.
Elle me dévisage. Son expression est impossible à déchiffrer.
— Tu veux bien souffler la bougie, mon chéri. Je suis très fatiguée, tout à coup.
Nous restons tous les deux couchés dans le noir. Je feins de m’endormir. Au bout de quelques minutes, elle se glisse hors du lit et je l’entends enfiler son peignoir. La porte s’ouvre et je vois sa silhouette se découper fugitivement dans la faible lueur du couloir, puis elle disparaît dans l’obscurité. Comme moi, elle s’est habituée à dormir seule.
Dreyfus débarque en pleine nuit et par une mer démontée sur la côte bretonne. On a estimé qu’il serait trop dangereux qu’il soit rejugé à Paris. On le conduit donc, toujours de nuit, à plus de trois cents kilomètres de la capitale, dans la ville de Rennes, où le gouvernement a décidé que se tiendrait le nouveau conseil de guerre. Le premier jour des audiences est fixé au lundi 7 août.
Edmond insiste pour m’accompagner à Rennes, au cas où j’aurais besoin de protection, même si je lui assure que ce ne sera pas nécessaire.
— Le gouvernement m’a informé qu’on me fournirait des gardes du corps.
— Raison de plus pour avoir avec toi quelqu’un de confiance.
Je ne proteste pas. Il règne partout une atmosphère de violence fétide. Au champ de courses de Longchamp, le président de la République a été agressé à coups de canne par un aristocrate antisémite. Zola et Dreyfus sont brûlés en effigie. La Libre Parole offre des remises à ses lecteurs pour les encourager à faire le voyage de Rennes afin de casser « quelques têtes dreyfusardes ». Lorsque, de bonne heure le samedi matin, Edmond et moi nous rendons à la gare de Versailles, nous sommes tous les deux armés, et j’ai le sentiment de partir en mission en territoire ennemi.
À Versailles, nous sommes attendus pas une garde rapprochée de quatre hommes : deux inspecteurs de police et deux gendarmes. Le train de Paris entre en gare peu après neuf heures, bondé de journalistes et de curieux qui vont assister au procès. Les policiers nous ont réservé le compartiment du fond, en première classe, et insistent pour s’asseoir entre moi et la porte. J’ai l’impression d’être de nouveau prisonnier. Des curieux s’approchent pour me dévisager à travers la vitre. Il fait une chaleur étouffante. Quelqu’un cherche à prendre une photographie au flash, et je me raidis. Edmond pose sa main sur la mienne.
— Du calme, Georges, me souffle-t-il.
Le voyage est interminable. L’après-midi touche à sa fin lorsque nous arrivons à Rennes, ville de soixante-dix mille habitants, qui, pour autant que je puisse en juger, paraît dépourvue de banlieue. Nous traversons un paysage de bois et de pâturages humides, et je remarque une péniche tirée par un cheval le long d’une rivière, quand surgissent soudain des cheminées d’usines et des manoirs de pierre grise ou jaune coiffés d’ardoise bleutée frémissant dans la brume de chaleur. Les deux inspecteurs sautent sur le quai devant nous pour s’assurer que tout va bien, puis je descends avec Edmond, et les deux gendarmes ferment la marche. Nous traversons rapidement la gare, devant laquelle deux calèches nous attendent. J’ai vaguement conscience qu’on me reconnaît dans le hall encombré et perçois quelques « Vive Picquart ! » contrés par quelques huées. Puis nous nous retrouvons dans les voitures et suivons une large avenue bordée d’arbres où se touchent hôtels et cafés.
Nous n’avons pas fait trois cents mètres que l’un des inspecteurs, assis près du cocher, se retourne sur son siège pour nous dire :
— C’est ici qu’aura lieu le procès.
On m’a prévenu que le prétoire était transféré dans le lycée de Rennes afin de pouvoir recevoir la presse et le public, et je ne sais pourquoi, mais je m’étais représenté un vieil établissement sinistre. En fait, c’est une belle bâtisse, symbole de la fierté provinciale, presque un château : plusieurs étages, hautes fenêtres, briques roses et pierres claires, surmontées d’un toit pentu. Les gendarmes gardent le périmètre, des ouvriers déchargent une charrette de bois d’œuvre.
Nous tournons au coin de la rue.
— Et ça, ajoute un instant plus tard l’inspecteur, c’est la prison militaire où Dreyfus est retenu.
Elle se trouve juste en face de l’entrée principale du lycée. Le cocher ralentit et j’aperçois une grande porte enfoncée dans un mur épais hérissé de piques, les fenêtres à barreaux d’une forteresse tout juste visibles derrière ; sur la route, la cavalerie et des fantassins se dressent devant un rassemblement de badauds. En connaisseur des prisons, je dirais que celle-ci paraît lugubre. Dreyfus y est depuis un mois.
— C’est curieux de se dire qu’il est si près de nous, le malheureux. Je me demande dans quel état il est.
Question que tout le monde se pose. C’est ce qui a attiré trois cents journalistes de tous les coins du globe dans ce petit coin tranquille de Bretagne ; qui a poussé à engager un bataillon de télégraphistes pour envoyer les quelque six cent mille mots que l’on s’attend à devoir traiter par jour ; qui a contraint les autorités à équiper la bourse du commerce de cent cinquante bureaux à l’intention des journalistes ; qui a posé les caméras du cinématographe sur des trépieds devant la prison militaire dans l’espoir de pouvoir filmer quelques secondes d’images saccadées du prisonnier traversant la cour.
C’est pour cela que la reine Victoria a envoyé le président de la Haute Cour de justice britannique assister à l’ouverture du procès.
Jusqu’à présent il n’a pu voir que quatre visiteurs depuis son retour en France : Lucie et Mathieu ainsi que ses deux avocats, le fidèle Edgar Demange, qui était son défenseur lors du premier conseil de guerre, et Labori, que Mathieu a engagé pour affûter l’attaque contre l’armée. Je ne leur ai pas parlé. Tout ce que je sais de l’état du prisonnier, c’est ce que j’ai lu dans la presse.
Dès l’arrivée de Dreyfus à Rennes, le préfet a fait savoir à Mme Dreyfus qu’elle pourrait le voir au matin. Ainsi, à 8 h 30, son père, sa mère et son frère l’ont escortée à la prison. Elle seule a été admise dans la cellule du prisonnier, au premier étage, et elle y est restée jusqu’à 10 h 15. Un capitaine de la gendarmerie était présent, mais est resté discrètement à l’écart. On dit qu’elle l’a trouvé moins altéré qu’elle ne s’y attendait, mais elle semblait très abattue en quittant la prison.
Edmond a loué des chambres dans une rue résidentielle tranquille, la rue de Fougères, dans une jolie maison aux volets blancs ornée d’une glycine et tenue par une veuve, Mme Aubry. Le jardin minuscule est séparé de la rue par un petit muret. Un gendarme est posté devant. Nous ne sommes qu’à un kilomètre du tribunal et, comme du fait de la chaleur, les audiences doivent commencer à sept heures et se terminer à l’heure du déjeuner, nous avons l’intention de nous y rendre à pied tous les matins.
Lundi, je suis debout à cinq heures. Le soleil ne s’est pas encore levé, mais il y a juste assez de lumière pour que je puisse me raser. Je revêts une redingote noire et fixe ma Légion d’honneur à la boutonnière. Le renflement du Webley est à peine visible dans son étui. Je prends ma canne et un haut-de-forme de soie, frappe à la porte d’Edmond, et nous descendons ensemble la colline vers la rivière, suivis par deux policiers.
Nous passons devant de belles maisons bourgeoises et cossues dont les volets sont soigneusement clos. Tout le monde dort par ici. Tout en bas de la côte, le long des quais de brique, des lavandières en bonnet de dentelle sont déjà occupées à vider leurs corbeilles de linge sale sur les marches tandis que trois hommes équipés de harnais tirent une barge couverte d’échelles et d’échafaudages. Ils se retournent pour nous observer — deux messieurs suivis par deux gendarmes — mais sans curiosité, comme si c’était courant, à cette heure de la matinée.
Le soleil brille ; il fait déjà chaud, et l’eau de la rivière est d’un vert d’algue opaque. Nous traversons le pont et prenons la direction du lycée, où nous sommes accueillis par un double cordon de la police montée, qui ferme la rue. On vérifie nos papiers, et on nous oriente vers un endroit où une petite queue s’est déjà formée, pour franchir une porte étroite. Nous gravissons quelques marches de pierre et arrivons devant une autre porte, dépassons une ligne de fantassins portant baïonnette au canon et nous retrouvons brusquement dans le tribunal.
La salle doit faire une vingtaine de mètres de long sur une quinzaine de large, avec une double hauteur sous plafond. Elle est remplie d’une belle lumière limpide qui entre des deux côtés par les deux rangées de fenêtres superposées. L’espace grouille de plusieurs centaines de personnes. Tout au bout, on a dressé une estrade avec une longue table et sept sièges à dossier écarlate. Un christ de plâtre blanc cloué sur une croix de bois noire est accroché au mur. En contrebas, disposés face à face de part et d’autre du parquet, il y a les chaises et les bureaux de l’accusation et de la défense. Ensuite, sur toute la longueur de la salle, on voit, entassés sur les côtés, les tables étroites et les bancs de la presse qui domine en nombre toute l’assistance. Le public se range au fond de la salle, derrière un autre cordon d’infanterie. La partie centrale est réservée aux témoins, et nous nous retrouvons tous — Boisdeffre, Gonse, Billot, Pellieux, Lauth, Gribelin. Nous évitons soigneusement de nous regarder.
— Excusez-moi, fait dans mon dos une voix rauque, qui me hérisse les cheveux sur la nuque.
Je m’écarte, et Mercier se fraye un passage sans même m’accorder un regard. Il remonte la rangée, prend place entre Gonse et Billot, et aussitôt, les généraux entament un conciliabule à voix basse. Boisdeffre semble anéanti, absent — on dit qu’il vit en reclus ; Gonse opine du chef avec obséquiosité ; Pellieux me tourne à moitié le dos. C’est donc Mercier, maintenant à la retraite, qui agite le poing et redevient soudain le personnage dominant : il a pris la direction de la cause de l’armée. Dans cette affaire, il y a sûrement un coupable, a-t-il déclaré à la presse. Et ce coupable c’est lui ou c’est moi. Comme ce n’est pas moi, c’est Dreyfus. Dreyfus est un traître : je le prouverai. Son visage semblable à un masque de cuir se tourne fugitivement vers moi, ses yeux bridés braqués sur les miens.
Il est près de sept heures. Je m’assois juste derrière Mathieu Dreyfus, qui se retourne pour me serrer la main. Lucie me salue d’un signe de tête, le visage plus livide qu’une lune en plein jour, et parvient à m’adresser un petit sourire contraint. Les avocats entrent, vêtus de leur robe noire et de leur étrange petite toque noire, la silhouette immense de Labori faisant avec une politesse exagérée signe à Maître Demange, plus âgé, de passer devant lui. Un cri retentit au fond du tribunal — « Présentez armes ! » — suivi du fracas de cinquante bottes claquant au garde-à-vous, et les juges arrivent en file indienne, conduits par le tout petit colonel Jouaust. Ce dernier arbore une moustache blanche et broussailleuse, plus grande encore que celle de Billot, qui paraît pourtant si énorme que la partie supérieure de son visage semble regarder par-dessus. Il monte sur l’estrade et prend la chaise du milieu. Sa voix est sèche et dure :
— Introduisez l’accusé !
L’huissier se dirige vers une porte à l’avant du prétoire, son pas résonnant fort dans le brusque silence. Il ouvre la porte, et deux hommes s’avancent. L’un est une escorte militaire, l’autre est Dreyfus. La salle étouffe une exclamation, moi avec elle, car Dreyfus est un vieillard — un petit vieillard à la démarche raide et dont le corps ratatiné peine à remplir la tunique trop ample. Son pantalon lui bat les chevilles. Il s’avance d’une démarche saccadée vers le milieu du tribunal, s’arrête devant les deux marches qui mènent à l’estrade sur laquelle se tiennent ses avocats, comme s’il rassemblait ses forces, puis les gravit avec peine, salue les juges d’une main gantée de blanc et retire son képi, révélant un crâne pratiquement chauve. À l’exception d’une couronne argentée qui retombe sur son col. Il est prié de s’asseoir pendant que le greffier lit l’ordre de mise en jugement. Puis Jouaust déclare :
— Accusez, levez-vous.
Il se relève avec peine.
— Quels sont vos noms et prénoms ?
Dans le silence du tribunal, la réponse est à peine audible.
— Alfred Dreyfus.
— Quel est votre âge ?
— Trente-neuf ans.
— Quel est votre lieu de naissance ?
— Mulhouse.
— Votre grade ?
— Capitaine d’artillerie, breveté d’état-major.
Tout le monde est penché en avant, l’oreille tendue. Le prisonnier est difficile à comprendre : on dirait qu’il a oublié comment formuler ses mots, et les dents qui lui manquent provoquent un son sifflant.
Après lecture d’une interminable procédure, Jouaust finit par annoncer :
— Vous êtes accusé du crime de haute trahison, d’avoir livré à un agent d’une puissance étrangère les pièces énumérées dans un document dit le bordereau. Je vous préviens que la loi vous donne le droit de dire tout ce qui est utile à votre défense. Voici le bordereau.
Il fait un signe à un huissier, qui le présente au prisonnier. Dreyfus l’examine. Il tremble, paraît sur le point de s’effondrer. Enfin, de sa voix étrange — monocorde même lorsqu’elle est chargée d’émotion — il dit :
— J’affirme encore que je suis innocent, je le jure, mon colonel, comme je l’ai déjà affirmé, comme je l’ai crié en 1894.
Il s’interrompt ; l’effort qu’il fait pour conserver son calme est affreux à regarder.
— Je supporte tout depuis cinq ans, mon colonel, mais encore une fois, pour l’honneur de mon nom et celui de mes enfants, je suis innocent.
Durant le reste de la matinée, Jouaust passe en revue avec Dreyfus tout le contenu du bordereau, pièce par pièce. Ses questions sont brusques et accusatrices. Dreyfus y répond à sa façon sèche et détachée, comme s’il était un expert appelé à la barre pour témoigner au procès de quelqu’un d’autre : non, même s’il connaissait le principe du frein hydraulique, il ne connaissait ni sa structure ni sa construction ; oui, il aurait pu avoir des renseignements concernant les troupes de couverture, mais il n’en a jamais demandé ; pareil pour l’étude de l’expédition de Madagascar — il aurait pu l’obtenir, mais ne l’avait pas fait ; non, le colonel se trompe — il n’était pas au 3e Bureau quand on avait introduit des modifications aux formations de l’artillerie ; non, l’officier qui prétendait lui avoir prêté le projet de manuel de tir se trompait aussi — il ne l’avait jamais eu en sa possession ; non, il n’avait jamais dit que la France serait plus heureuse sous la domination de l’Allemagne, certainement pas.
Les deux rangées de fenêtres superposées chauffent la salle comme une serre. Tout le monde transpire à part Dreyfus, peut-être parce qu’il est accoutumé aux tropiques. Le seul moment où il manifeste de nouveau une réelle émotion est quand Jouaust reprend la vieille antienne de ses prétendus aveux au capitaine Lebrun-Renault, le jour de sa dégradation.
— Je n’ai rien avoué.
— Mais il y avait d’autres témoins.
— Je ne m’en souviens pas.
— Quelle conversation avez-vous eue avec lui, alors ?
— Cette conversation a été un monologue haché. On allait me conduire devant tout un peuple ému par l’angoisse patriotique, et j’ai dit au capitaine Lebrun-Renault que j’aurais voulu crier à la face du peuple mon innocence ; j’aurais voulu dire que ce n’était point moi le coupable. Il n’y a pas eu d’aveux.
À onze heures, la séance est close. Jouaust annonce que les audiences des quatre jours suivants auront lieu à huis clos afin que les juges puissent avoir connaissance des dossiers secrets. Le public et la presse ne seront pas admis, et moi non plus. Je ne serai pas appelé à témoigner avant une bonne semaine.
Dreyfus est reconduit par là où il est arrivé sans m’adresser un seul regard, et nous sortons les uns après les autres dans la chaleur lumineuse de ce mois d’août, les journalistes remontant la rue au pas de course pour être les premiers à télégraphier leur description de l’ancien prisonnier de l’île du Diable.
Edmond, toujours attentif à tirer le meilleur parti de la vie, a dégoté un restaurant près de notre lieu de séjour — « un joyau secret, Georges, on se croirait presque en Alsace » —, Les Trois Marches, rue d’Antrain, une auberge rustique en bordure de campagne. Nous y allons à pied pour déjeuner, gravissant la côte sous un soleil brûlant et traînant derrière nous ma garde rapprochée. L’auberge, tenue par un couple, les Jarlet, est en fait une ferme avec jardin, verger, étable, grange et porcherie. Nous nous installons à l’ombre d’un arbre, sur des bancs, pour boire du cidre dans le bourdonnement des guêpes, et discuter des événements de la matinée. Edmond, qui n’a jamais vu Dreyfus avant ce jour, s’étonne de la curieuse capacité du prisonnier à repousser la sympathie — « Pourquoi chaque fois qu’il clame “ Je suis innocent ”, même si l’on sait avec certitude qu’il l’est, ses paroles semblent manquer de conviction ? » — quand je remarque un groupe de gendarmes qui parlent, debout, de l’autre côté de la rue.
Jarlet est en train de poser une assiette de pâté de campagne devant nous. Je lui désigne les gendarmes.
— Deux de ces messieurs sont avec nous, mais qui sont les autres ?
— Ils postent des gardes devant la maison du général de Saint-Germain, monsieur. C’est lui qui commande l’armée, dans la région.
— Et il a vraiment besoin de la protection de la police ?
— Non, monsieur, les gardes ne sont pas pour lui. Ils sont là pour celui qui séjourne chez lui, le général Mercier.
— Tu entends ça, Edmond ? Mercier loge en face !
Edmond éclate de rire.
— C’est magnifique ! On doit absolument établir une tête de pont permanente à proximité de l’ennemi. Jarlet, dit-il en se tournant vers le patron, à partir de maintenant, je vous réserve une table pour dix, midi et soir, pour toute la durée du procès. Est-ce que c’est bon pour vous ?
C’était tout à fait excellent pour M. Jarlet, et c’est à ce moment que naît la « conspiration des Trois Marches », comme les journaux de droite appellent ces réunions des chefs de file dreyfusards autour de la bonne cuisine bourgeoise des Jarlet, qui ont lieu tous les jours à midi et à sept heures du soir — les habitués sont les frères Clemenceau, les socialistes Jean Jaurès et René Viviani, les journalistes Lacroix et Séverine, les « intellectuels » Octave Mirbeau, Gabriel Monod et Victor Basch. Je ne vois pas trop pourquoi Mercier aurait besoin de gardes du corps pour le protéger de pareils voyous — s’imagine-t-il que le professeur Monod va l’agresser avec un exemplaire roulé de la Revue historique ? Mercredi, je demande que l’on renvoie ma propre protection. Non seulement je la juge superflue, mais je soupçonne les agents de transmettre des informations sur moi aux autorités.
Toute la semaine, des gens vont et viennent aux Trois Marches. Mathieu Dreyfus y fait une apparition, mais jamais Lucie, qui loge en ville chez une veuve. Labori, qui a établi sa résidence non loin de la nôtre, monte la colline presque tous les soirs avec Marguerite pour dîner avec nous dès qu’il a terminé ses entretiens avec son client.
— Comment tient-il le coup ? lui demandé-je un soir.
— Étonnamment bien, compte tenu de la situation. Mais, mon Dieu, quel curieux bonhomme, vous ne trouvez pas ? Je le vois presque tous les jours depuis un mois, et je ne crois pas le connaître mieux qu’au bout des dix premières minutes. Il maintient tout à distance. J’imagine que c’est comme ça qu’il a réussi à survivre.
— Et comment se passe le huis clos ? Qu’est-ce que le tribunal pense des dossiers secrets ?
— Ah ! C’est fou ce que les militaires sont friands de ces choses-là ! Il y en a des centaines et des centaines de pages — lettres d’amour, billets doux entre homosexuels, rumeurs, complots, faux et pistes qui ne conduisent nulle part. C’est comme les « Livres sibyllins » : on peut les lire dans n’importe quel ordre et les interpréter comme on veut. Néanmoins, je doute qu’on y trouve plus de vingt lignes se rapportant directement à Dreyfus.
Nous sommes en train de fumer un peu à l’écart des autres. La nuit tombe. Des rires retentissent derrière nous. La voix de Jaurès, que la nature a créée pour parler devant un public de dix mille personnes plutôt que devant une tablée de dix convives, retentit dans tout le jardin.
— Je vois qu’on nous observe, remarque soudain Labori.
De l’autre côté de la rue, dans l’encadrement d’une fenêtre à l’étage, Mercier est bien visible, et il a les yeux rivés sur nous.
— Il vient de recevoir ses vieux camarades à dîner, commenté-je. Boisdeffre, Gonse, Pellieux, Billot — ils n’arrêtent pas d’aller et venir, en face.
— J’ai appris qu’il avait l’intention de se faire élire au Sénat. Ce procès est une formidable tribune pour lui. Sans ses ambitions politiques, ils seraient complètement perdus.
— Sans ses ambitions politiques, rétorqué-je, toute cette affaire n’aurait jamais existé. Il croyait que Dreyfus serait son billet pour la présidence.
— Il le croit toujours.
Mercier doit témoigner samedi — premier jour où la presse et le public pourront revenir dans le prétoire depuis la première audience. Son apparition est attendue avec à peine moins d’impatience que celle de Dreyfus lui-même. Il arrive au tribunal en tenue de général — tunique rouge, pantalon noir, képi rouge et or. La médaille de grand officier de la Légion d’honneur brille sur sa poitrine. Lorsqu’il est appelé à la barre, il quitte sa place au milieu des témoins militaires et s’avance vers les juges avec une serviette de cuir noir. Il se tient à moins de deux pas de l’endroit où Dreyfus est assis, mais ne coule pas même un regard dans sa direction.
— Ma déposition sera forcément un peu longue, dit-il d’une voix basse et rauque.
— Huissier, mettez un siège à la disposition du général, fait Jouaust avec onction.
Mercier parle pendant trois heures, sortant document sur document de sa serviette de cuir — notamment la lettre « ce canaille de D », dont il persiste à affirmer qu’elle fait référence à Dreyfus, et même les faux rapports Guénée, tout en se gardant de mentionner le nom de la source, Val Carlos. Il les transmet à Jouaust, qui les donne à son tour aux juges à ses côtés. Au bout d’un moment, Labori se redresse sur son siège et tend le cou pour me regarder, comme pour dire : « Qu’est-ce que fabrique cet imbécile ? » Je m’efforce de garder un visage neutre, mais je crois qu’il a raison : en présentant des preuves du dossier secret en séance publique, Mercier prête un flanc dangereusement exposé au contre-interrogatoire de Labori.
Et, tel un éditorialiste paranoïaque et illettré de La Libre Parole, Mercier poursuit sa litanie peuplée de conspirations juives. Il prétend que trente-cinq millions de francs ont été levés en Allemagne et en Angleterre pour libérer Dreyfus. Il cite comme véridique la phrase que Dreyfus a toujours nié avoir dite sur l’occupation allemande de l’Alsace-Lorraine : « Pour nous, les Juifs, ce n’est pas la même chose. Notre Dieu est là où nous sommes. » Il ramène le vieux mythe des « aveux » avant la dégradation. Il concocte l’explication la plus fantaisiste imaginable pour expliquer pourquoi il a montré le dossier secret aux juges du conseil de guerre, assurant qu’à cause de la controverse autour de Dreyfus, la France était « à deux doigts d’une guerre » contre l’Allemagne — à tel point qu’il avait ordonné au général de Boisdeffre de se tenir prêt à envoyer le télégramme qui déclencherait la mobilisation générale pendant que lui, Mercier, attendait à l’Élysée avec le président de la République, Casimir-Perier, jusqu’à plus de minuit afin de voir si l’empereur d’Allemagne déciderait de la paix ou de la guerre.
Casimir-Perier, qui est assis avec les témoins, se lève pour protester contre ce mensonge, et comme Jouaust lui refuse le droit d’intervenir, il secoue la tête devant tant d’absurdités, ce qui fait sensation dans le prétoire.
Mercier agit comme si de rien n’était. C’est encore la vieille paranoïa au sujet de l’Allemagne, l’odeur nauséabonde et persistante du défaitisme d’après 1870. Il continue.
— Eh bien ! À ce moment-là, devions-nous désirer la guerre ? Devais-je, moi, ministre de la Guerre, par conséquent homme du gouvernement, devais-je désirer, pour mon pays, une guerre entreprise dans ces conditions ? Je n’hésite pas à dire « non ». D’autre part, devais-je laisser les juges du conseil de guerre dans l’ignorance des charges qui pesaient contre Dreyfus ? Ces pièces, dit-il en tapotant sa serviette de cuir sur la barre devant lui, constituaient, à ce moment, ce qu’on appelait le dossier secret, et j’estimais qu’il était indispensable que les juges en prissent connaissance. Pouvais-je recourir au secret relatif du huis clos ? Messieurs, je n’ai pas confiance dans les huis clos. La presse arrive à être en possession de tout ce qu’elle veut, et elle le publie. Ce ne sont pas les menaces du gouvernement qui l’en empêchent. Dans ces conditions, je mis sous pli cacheté les pièces secrètes, et je l’envoyai au président du conseil de guerre.
Dreyfus est assis bien droit sur sa chaise. Il contemple Mercier avec une intense stupéfaction, à laquelle s’ajoute autre chose aussi, quelque chose de plus fort que la stupéfaction : pour la première fois, il brûle d’une violente colère.
Mercier ne le voit pas parce qu’il évite soigneusement de le regarder.
— J’ajouterai seulement un mot. Je ne suis pas arrivé à mon âge sans avoir fait la triste expérience que tout ce qui est humain est sujet à l’erreur. D’ailleurs, si je suis faible d’esprit, comme l’a dit M. Zola, je suis au moins un honnête homme et le fils d’un honnête homme. Si le moindre doute avait effleuré mon esprit, messieurs, je serais le premier à vous le déclarer et, ajoute-t-il en se tournant enfin vers l’accusé, à dire devant vous au capitaine Dreyfus : Je me suis trompé de bonne foi.
Cette dernière ficelle dramatique est plus que Dreyfus n’en peut supporter. Soudain, et sans plus aucune trace de raideur dans les jambes, il bondit sur ses pieds, serre les poings et se tourne vers Mercier comme s’il voulait le frapper pour répliquer d’une voix terrible, mi-hurlement mi-sanglot :
— C’est ce que vous devriez dire !
Toute la salle retient son souffle. Les magistrats sont trop stupéfiés pour réagir. Seul Mercier paraît indifférent. Il ignore la silhouette dressée devant lui.
— Je viendrais dire au capitaine Dreyfus, répète-t-il patiemment, je me suis trompé de bonne foi, je viens, avec la même bonne foi, le reconnaître et je ferai tout ce qui est humainement possible pour réparer une épouvantable erreur.
Dreyfus est toujours debout, les yeux rivés sur lui, le bras levé.
— C’est votre devoir !
Des applaudissements retentissent, surtout de la part des journalistes, et je me joins à eux.
Mercier sourit, comme s’il se trouvait devant des enfants turbulents, et secoue la tête, attendant que les manifestations se calment.
— Eh bien, non, ma conviction, depuis 1894, n’a pas subi la plus légère atteinte. Elle s’est fortifiée par l’étude plus approfondie du dossier, elles s’est fortifiée aussi de l’inanité des résultats obtenus pour prouver l’innocence du condamné de 1894 malgré l’immensité des efforts accumulés, malgré l’énormité des millions follement dépensés. Voilà, j’ai terminé.
Là-dessus, Mercier ferme sa serviette de cuir, se lève, s’incline devant les juges, prend son képi posé devant lui, fourre les documents sous son bras et se tourne pour quitter la barre sous les huées ; lorsqu’il passe devant les bancs de la presse, l’un des reporters — il s’agit de Georges Bourdon, du Figaro — lui siffle :
— Assassin !
Mercier se fige et tend le doigt.
— Cet homme vient de me traiter d’assassin !
Le procureur militaire se lève :
— Monsieur le président, je demande que cet homme soit arrêté pour outrage.
Jouaust appelle l’huissier d’armes :
— Arrêtez cet homme !
Alors que des soldats se dirigent vers Bourdon, Labori se lève.
— Monsieur le président, je vous prie de m’excuser, mais j’aimerais interroger le témoin.
— Bien sûr, Maître Labori, répond Jouaust en vérifiant tranquillement sa montre, mais il est déjà plus de midi, et demain, nous sommes dimanche. Vous devrez donc attendre lundi matin à six heures et demie. Jusque-là, l’audience est levée.
Le témoignage de Mercier est accueilli comme un ratage complet, une grave déception pour son propre camp puisqu’il n’a pas réussi à fournir la « preuve » annoncée de la culpabilité de Dreyfus, et comme une chance à saisir pour le nôtre dans la mesure où Labori — dont les contre-interrogatoires passent pour être les plus agressifs du barreau de Paris — va pouvoir le sommer de s’expliquer sur le dossier secret à la barre des témoins. Tout ce dont Labori a besoin, c’est de munitions, aussi, dimanche matin, je me rends là où il loge pour l’aider à préparer le terrain. Je n’ai aucun scrupule à violer ce qui reste de mon serment au secret professionnel : si Mercier peut disserter sur des questions de sûreté nationale, moi aussi.
— Ce qu’il faut savoir, au sujet de Mercier, commencé-je, bien installé avec Labori dans son bureau de fortune, c’est que, sans lui, il n’y aurait jamais eu d’affaire Dreyfus. C’est lui qui a ordonné que la chasse à l’espion se limite à l’état-major, ce qui a constitué la première erreur fondamentale. C’est lui qui a ordonné de maintenir Dreyfus en isolement pendant des semaines, pour le faire avouer. Et c’est lui qui a ordonné la compilation d’un dossier secret.
— Je lui demanderai de se justifier sur ces trois points, dit Labori en prenant rapidement des notes. Mais on ne dit pas qu’ils savaient dès le début que Dreyfus était innocent ?
— Pas au tout début. Quand Dreyfus a refusé d’avouer et qu’ils se sont rendu compte que tout ce qu’ils avaient contre lui était l’écriture du bordereau, c’est là, me semble-t-il, qu’ils ont commencé à paniquer et à fabriquer des preuves.
— Et vous pensez que Mercier le savait ?
— J’en suis sûr.
— Comment ?
— Parce que, début novembre, le ministère des Affaires étrangères a déchiffré un télégramme italien codé disant que Panizzardi n’avait même jamais entendu parler de Dreyfus.
Labori, sans cesser d’écrire, hausse les sourcils.
— Et Mercier en a eu connaissance ?
— Oui. Le message déchiffré lui a été remis en mains propres.
Labori cesse d’écrire et se redresse contre le dossier de son fauteuil, tapotant son carnet du bout de son crayon.
— Il devait donc savoir plus d’un mois avant le conseil de guerre que la lettre « ce canaille de D » ne pouvait pas s’appliquer à Dreyfus ?
J’acquiesce d’un signe de tête.
— Et ça ne l’a pas empêché, poursuit-il, de la présenter aux juges avec un commentaire soulignant son importance dans la démonstration de la culpabilité de Dreyfus ?
— Et il a maintenu la même position hier. Cet homme est sans scrupules.
— Qu’a fait la section de statistique du télégramme italien ? J’imagine qu’ils se sont contentés de fermer les yeux ?
— Non, pis encore : ils ont détruit l’original du ministère de la Guerre et l’ont remplacé par une version falsifiée qui impliquait le contraire, à savoir que Panizzardi connaissait Dreyfus.
— Et, au bout du compte, c’est Mercier qui est responsable de ça ?
— C’est ce que je pense après y avoir réfléchi pendant des mois. Ils sont nombreux à avoir les mains sales — Sandherr, Gonse, Henry — mais c’est Mercier qui a tout dirigé. C’est lui qui aurait dû arrêter l’action contre Dreyfus dès l’instant où il a vu le télégramme. Mais il savait qu’il aurait à en souffrir au plan politique, alors qu’en sortant vainqueur d’une action en justice, il pourrait être propulsé à l’Élysée. C’était une illusion stupide, mais, fondamentalement, Mercier est un crétin.
Labori se remet à écrire.
— Et qu’en est-il de cette autre pièce du dossier secret qu’il a citée hier — le rapport de Guénée, l’agent de la Sûreté —, est-ce que je peux le coincer là-dessus ?
— C’est un faux, sans aucun doute. Guénée assure que l’attaché militaire espagnol, le marquis de Val Carlos, lui aurait dit que les Allemands avaient un espion à la section du renseignement. Henry a juré que Val Carlos lui avait répété la même histoire trois mois plus tard et qu’il s’en était servi contre Dreyfus lors du premier conseil de guerre. Mais regardez le style : rien ne va. J’en ai parlé avec Guénée peu après avoir découvert ces messages. Je n’ai jamais vu quelqu’un avoir l’air aussi fuyant.
— Devons-nous assigner Val Carlos à comparaître ? Lui demander de confirmer ce qu’il a dit ?
— Vous pouvez essayer, mais je ne doute pas qu’il fera valoir son immunité diplomatique. Pourquoi ne pas faire venir Guénée ?
— Guénée est mort il y a cinq semaines.
Je le dévisage avec stupeur.
— Mort de quoi ?
— De « congestion cérébrale », d’après le certificat médical et pour ce que ça peut recouvrir, répond Labori en secouant sa tête massive. Sandherr, Henry, Lemercier-Picard et Guénée — ce dossier secret ne semble pas autre chose qu’un pacte sanglant.
Lundi matin, je me lève à cinq heures, me rase et m’habille avec soin. Mon arme est posée sur ma table de chevet. Je la prends, la soupèse, m’interroge et finis par la ranger dans la commode.
Un coup discret à ma porte ; la voix d’Edmond :
— Georges, tu es prêt ?
En plus du déjeuner et du dîner, nous nous sommes mis, Edmond et moi, à prendre notre petit déjeuner aux Trois Marches. Nous dévorons des omelettes et des baguettes de pain dans le petit salon. De l’autre côté de la rue, les volets de la maison où séjourne Mercier restent clos. Un gendarme fait en bâillant les cent pas devant.
À six heures moins le quart, nous nous mettons en route. Pour la première fois, le ciel est couvert ; les nuages sombres sont assortis à la pierre grise de la ville endormie. L’air est plus frais, plus transparent. Un peu avant d’arriver au canal, nous entendons une voix derrière nous :
— Bonjour, messieurs !
Je me retourne et vois Labori presser le pas pour nous rattraper. Il est en costume sombre et canotier, et porte à bout de bras une grande serviette de cuir.
— Je crois qu’on va s’amuser aujourd’hui.
Il paraît d’excellente humeur, comme un sportif impatient de descendre dans l’arène. Il nous rejoint et se place entre nous, moi à sa droite, et Edmond à gauche, pour remonter le chemin de terre battue qui longe le canal. Il me demande un détail de dernière minute au sujet de Mercier — « Boisdeffre était-il présent quand le ministre a ordonné à Sandherr de disperser le dossier secret ? » — et je suis sur le point de lui répondre quand j’entends un bruit dans notre dos. Je soupçonne que quelqu’un cherche à écouter notre conversation et me retourne à moitié.
Il y a bien quelqu’un — un grand type plutôt jeune, roux, veste noire, casquette blanche — qui braque un revolver sur nous. Une détonation formidable retentit, qui fait s’éparpiller tous les canards avec des cris de panique à la surface de l’eau.
— Oh, oh, oh… fait Labori sans comprendre, alors qu’il tombe sur un genou, comme à bout de souffle.
Je tends la main vers lui. Il s’effondre, visage en avant, la main serrée sur sa serviette.
Ma première réaction est de m’agenouiller pour essayer de le soutenir. Ses « Oh, oh… » trahissent plus d’étonnement que de douleur. Il y a un trou dans sa veste en plein milieu du dos. Je cherche l’assassin des yeux : il s’enfuit, une centaine de mètres plus loin, courant le long du canal. L’instinct du soldat prend alors le dessus. J’intime à Edmond :
— Reste ici.
Et je me lance à la poursuite du tireur. Au bout de quelques secondes, j’entends Edmond qui court derrière moi.
— Georges, prends garde à toi ! crie-t-il.
— Occupe-toi de Labori ! hurlé-je en allongeant la foulée et tirant sur mes bras.
Edmond court encore un peu, puis abandonne. Je baisse la tête, me poussant à accélérer encore. Je gagne du terrain. Je ne sais pas vraiment ce que je pourrai faire si je le rattrape, étant donné qu’il lui reste cinq balles dans son chargeur et que je n’ai pas d’arme, mais j’aviserai en temps voulu. En attendant, j’aperçois des mariniers un peu plus loin, et leur crie de s’emparer du meurtrier. Ils regardent ce qui se passe, lâchent leur corde et lui bloquent le passage.
Je suis assez proche maintenant — une vingtaine de mètres —, assez proche en tout cas pour le voir pointer son arme sur les mariniers en leur criant :
— Poussez-vous ! J’ai tué Dreyfus !
Que ce soit du fait de l’arme ou de la rodomontade, ils s’écartent, et l’assassin s’échappe. Lorsque j’arrive à leur hauteur, je dois sauter par-dessus un pied tendu pour me faire trébucher.
Brusquement, les maisons et les usines cèdent la place à la campagne bretonne. De l’autre côté du canal, sur ma droite, je distingue la voie de chemin de fer et un train qui arrive en gare dans un panache de fumée ; à ma gauche, s’étendent des prés avec des vaches et, plus loin, des bois. Le tireur quitte soudain le chemin et fonce vers la gauche, en direction des arbres. Il y a un an, je l’aurais rattrapé. Mais tous ces mois de prison ont eu raison de moi. Je suis hors d’haleine, perclus de crampes, et mon cœur donne des signes de fatigue. Je bondis par-dessus un fossé et me reçoit mal. Le temps que j’arrive à l’orée du bois, le fuyard a eu tout le temps de se cacher. Je trouve un bâton robuste et passe une demi-heure à sonder les fourrés, fouetter les fougères et effrayer les faisans, conscient que je fais une cible facile. Puis, enfin, le silence de la forêt me contraint à déclarer forfait et je rebrousse chemin en claudiquant vers le canal.
Je dois parcourir plus de trois kilomètres, et n’assiste donc pas à ce qui a succédé au coup de feu. Edmond me raconte tout plus tard : comment, lorsqu’il retourna auprès de Labori, le grand avocat avait réussi à se hisser sur sa serviette afin d’empêcher qu’on lui dérobât ses notes ; comment Marguerite Labori s’était précipitée sur la scène, vêtue d’une robe d’été noir et blanc, et serrait son mari contre elle en s’efforçant de le rafraîchir à l’aide d’un petit éventail japonais ; comment l’avocat s’était alors tourné sur le côté, son bras passé autour d’elle, et lui avait parlé calmement bien qu’il saignât très peu — signe de mauvais augure qui suggère souvent une hémorragie interne ; comment on apporta un volet sur lequel quatre soldats allongèrent Labori pour porter avec toutes les peines du monde le géant chez lui ; comment un médecin l’examina et annonça que la balle s’était logée entre la cinquième et la sixième vertèbre, à quelques millimètres de la colonne vertébrale, et que la situation était grave, le patient étant incapable de remuer les jambes ; comment le partenaire de Labori, Demange, quitta précipitamment le tribunal avec ses assistants pour savoir ce qui se passait ; comment Labori saisit la main de son confrère et lui dit : « Mon vieux, je vais peut-être mourir, mais Dreyfus est sauvé » ; et comment tout le monde remarqua que Dreyfus avait accueilli au tribunal la nouvelle de l’attentat contre son avocat sans le moindre tressaillement de visage.
Lorsque j’arrive enfin, sans doute près d’une heure après l’attentat, la scène du crime est curieusement déserte, comme si de rien n’était. À la pension de Labori, sa logeuse m’apprend qu’on l’a emmené chez Victor Basch, professeur dreyfusard à l’université locale, qui habite rue d’Antrain, dans la même rue que Les Trois Marches. Je gravis la côte et trouve tout un groupe de journalistes qui attendent devant la maison, et deux gendarmes qui gardent la porte. À l’intérieur, Labori, inconscient maintenant, est allongé sur un matelas dans une chambre du rez-de-chaussée. Marguerite est près de lui et lui tient la main. Il est d’une pâleur mortelle. Le médecin a appelé un chirurgien, qui n’est pas encore là, mais son avis provisoire est qu’il est trop dangereux d’opérer et que mieux vaut laisser la balle où elle est. Les prochaines vingt-quatre heures seront cruciales pour déterminer l’étendue des lésions.
Il y a un inspecteur de police dans le salon, en train d’interroger Edmond. Je lui décris le tireur, la poursuite et les bois dans lesquels il s’est réfugié.
— La forêt de Cesson, dit l’inspecteur. Je vais la faire fouiller.
Et il sort parler à l’un de ses hommes dans le vestibule.
Pendant qu’il est hors de la pièce, Edmond me demande :
— Est-ce que ça va ?
— Dégoûté par ma forme physique, sinon, ça va, réponds-je en frappant le bras de mon fauteuil avec emportement. Si seulement j’avais pris mon revolver — je l’aurais abattu sans problème.
— C’est Labori qu’il visait, ou toi ?
Je n’y avais pas réfléchi.
— Oh, Labori… j’en suis sûr. Ils auront voulu l’empêcher à tout prix d’interroger Mercier. On va devoir trouver un remplaçant pour la reprise du procès.
Edmond se fige.
— Bon Dieu, tu ne le sais pas ? Jouaust n’a consenti qu’à une suspension de quarante-cinq minutes. Demange a dû retourner là-bas pour interroger Mercier.
— Mais Demange n’est pas préparé ! Il ne sait pas quelles questions poser !
C’est une catastrophe. Je me rue dehors, passe devant les journalistes et dévale la côte pour gagner le lycée. Il commence à pleuvoir. D’énormes gouttes tièdes crèvent sur les pavés, emplissant l’air de senteurs de terre mouillée. Plusieurs reporters m’emboîtent le pas. Ils courent à mes côtés et posent des questions en parvenant je ne sais comment à noter mes réponses.
— Donc, l’assassin court toujours ?
— Pour autant que je sache.
— Pensez-vous qu’il sera pris ?
— Il pourrait l’être… mais quant à savoir s’il le sera, c’est une autre question.
— Pensez-vous que l’armée est derrière ce crime ?
— J’espère que non.
— Vous ne l’excluez pas ?
— Mettons que je trouve étrange que dans une ville où circulent pas moins de cinq mille policiers et soldats, un tueur puisse tirer sur l’avocat de Dreyfus et disparaître dans la nature sans la moindre difficulté.
C’est tout ce qu’ils veulent entendre. Arrivés à l’entrée du lycée, ils m’abandonnent pour courir vers la bourse du commerce télégraphier leur article.
Dans le prétoire, Mercier est à la barre et, le temps d’atteindre ma place, je me rends compte que Demange est à la peine dans son interrogatoire du général. Demange est un homme honnête et raffiné de près de soixante ans, aux yeux de chien battu, et représente loyalement son client depuis près de cinq ans. Mais il ne s’est pas préparé à cette séance et, même s’il l’avait fait, il lui manque l’agressivité incisive de Labori. C’est, pour dire les choses franchement, un moulin à parole. Il a coutume de préfacer chacune de ses questions de toute une tirade, donnant ainsi à Mercier tout le temps nécessaire pour réfléchir à ses réponses. Mercier n’a aucun mal à le balayer. Interrogé sur le faux télégramme Panizzardi des archives du ministère de la Guerre, il nie en avoir eu connaissance ; quand on lui demande pourquoi il n’a pas placé le télégramme dans le dossier secret pour le montrer aux juges, il répond que cela n’aurait pas plu au ministère des Affaires étrangères. Après quelques minutes de cette comédie, on lui permet de se retirer. Alors qu’il remonte l’allée, son regard se porte dans ma direction. Il s’arrête et se penche vers moi pour me parler, sachant que toute la salle nous regarde. Il me dit alors avec un ton d’extrême sollicitude, et assez fort pour que la moitié du tribunal entende :
— Monsieur Picquart, c’est affreux, ce qui s’est passé. Comment va Maître Labori ?
— On n’a pas encore pu retirer la balle, mon général. Nous en saurons davantage demain.
— C’est un incident des plus regrettables. Vous voudrez bien transmettre à Mme Labori tous mes vœux pour le rétablissement de son mari ?
— Certainement, mon général.
Ses étranges yeux vert d’eau soutiennent mon regard et, pendant une fraction de seconde, j’entrevois, tel un aileron de requin qui rôde, l’ombre de sa malveillance. Puis il hoche la tête et s’éloigne.
Le lendemain, c’est l’Assomption, jour férié, et la cour ne siège pas. Labori a survécu, et sa fièvre tombe. On peut espérer qu’il se remette. Mercredi, Demange réclame en début de séance un ajournement d’une semaine pour permettre à Labori de revenir, ou mettre un nouvel avocat au courant du dossier — Albert Clemenceau a accepté de reprendre l’affaire. Jouaust rejette la requête : les circonstances sont malheureuses, mais la défense devra s’arranger du mieux qu’elle peut.
La première partie de la séance est consacrée aux détails de la détention de Dreyfus sur l’île du Diable, et alors que l’on nous décrit l’incroyable sévérité du régime appliqué, les témoins de l’accusation eux-mêmes — tant Boisdeffre que Gonse — ont la décence de paraître gênés devant le catalogue des tourments infligés au nom de la justice. Mais lorsque, à la fin, le président Jouaust demande à l’accusé s’il a un commentaire à ajouter, Dreyfus répond avec raideur :
— Je ne viens pas ici, mon colonel, parler des tortures qu’on a fait subir pendant cinq ans à un Français et à un innocent. Je ne suis ici que pour défendre mon honneur, mon colonel, et celui de mes enfants.
Il préfère la haine de l’armée à sa pitié. Je me rends compte que ce qui peut passer pour de la froideur est en partie dû à sa détermination à ne pas être une victime. Je le respecte pour cela.
Le jeudi, je suis appelé à la barre.
Je me dirige vers l’avant du prétoire et gravis les deux marches de l’estrade, conscient du silence qui tombe soudain derrière moi sur l’assistance du tribunal bondé. Je n’éprouve nulle nervosité, juste le désir d’en finir. Devant moi, j’ai la barre surmontée d’une tablette sur laquelle les témoins peuvent poser leurs notes ou leur képi, au-delà, l’estrade et sa rangée de magistrats — deux colonels, trois commandants et deux capitaines —, et à ma gauche, assis à deux mètres à peine, il y a Dreyfus. Comme il est bizarre de se trouver assez près de lui pour lui serrer la main et de ne pas pouvoir lui parler ! J’essaie d’oublier sa présence pour regarder droit devant moi et jurer de dire la vérité, toute la vérité.
Jouaust commence :
— Connaissiez-vous l’accusé avant les faits qui lui sont reprochés ?
— Oui, mon colonel.
— Comment l’avez-vous connu ?
— J’étais professeur à l’École de guerre quand Dreyfus était élève à la même école.
— Vos relations se sont bornées à cela ?
— Absolument.
— Vous n’êtes ni son parent, ni son allié ?
— Non, mon colonel.
— Vous n’êtes pas à son service ni lui au vôtre ?
— Non, mon colonel.
Jouaust note.
C’est seulement alors que je risque un regard vers Dreyfus.
Il est depuis si longtemps au centre de mon existence, il a changé si radicalement mon destin et occupe une telle place dans mon imagination que je me dis qu’il serait impossible à l’homme d’égaler tout ce qu’il représente. Mais même ainsi, il est curieux d’observer cet étranger si placide dont je dirais, si je ne savais pas qui il est, que c’est un petit fonctionnaire à la retraite d’un service colonial, et qui me regarde à travers son pince-nez comme si nous nous trouvions par hasard dans le même compartiment d’un train lors d’un très long voyage.
Je suis rappelé à la réalité par la voix sèche de Jouaust :
— Veuillez nous faire connaître les faits que vous savez…
Et je détourne les yeux.
Mon témoignage prend pratiquement toute la séance du jour et la majeure partie de la suivante. Inutile de raconter encore — le petit bleu, Esterhazy, le bordereau… Je le livre une fois de plus comme un cours, ce qu’il n’est pas loin d’être. Je suis le fondateur de l’école des études dreyfusardes. J’en suis le plus grand spécialiste, le professeur phare — il n’est aucune question sur mon domaine d’étude à laquelle je ne saurais répondre : chaque lettre, chaque télégramme, chaque personnalité, chaque faux, chaque mensonge. De temps à autre, des officiers de l’état-major se lèvent tels des étudiants suants pour me défier sur des points précis. Je les démonte sans peine. Il m’arrive, pendant que je parle, de scruter les visages concentrés des juges de la même façon que je surveillais ceux de mes élèves, et de me demander ce qu’ils comprennent vraiment.
Lorsque Jouaust me prie enfin de quitter la barre et que je me retourne pour regagner ma place, il me semble — mais je peux me tromper — que Dreyfus m’adresse un imperceptible signe de tête, et un demi-sourire de remerciement.
La convalescence de Labori se poursuit. Et, au milieu de la semaine suivante, alors que la balle demeure logée dans les muscles de son épaule, il revient au tribunal. Il entre en compagnie de Marguerite sous un tonnerre d’acclamations. Il remercie l’assistance d’un geste du bras et s’avance vers sa place, où l’on a installé un grand fauteuil confortable. Le seul signe visible de sa blessure, à part une pâleur de craie, est une raideur dans son bras gauche, qu’il peut à peine bouger. Dreyfus se lève à son passage et serre chaleureusement sa main valide.
Je ne suis pas pour ma part convaincu qu’il soit aussi prêt à reprendre son poste qu’il l’assure. Je m’y connais assez en blessures par balle, et je sais qu’il est plus long qu’on ne croit de s’en remettre. Labori aurait dû à mon avis être opéré pour extraire la balle, mais cela aurait signifié quitter définitivement les débats. Il souffre beaucoup et ne dort pas. Et il y a aussi le traumatisme mental qu’il refuse de reconnaître. Je le vois lorsqu’il sort dans la rue, à son léger recul dès qu’un étranger approche, main tendue, ou à son tressaillement quand il entend un pas pressé dans son dos. D’un point de vue professionnel, cela s’exprime par une certaine irritabilité et des sautes d’humeur, en particulier avec le président de la cour, que Labori ne se lasse pas de provoquer :
JOUAUST : Je vous prie de vous exprimer avec modération.
LABORI : Je n’ai pas dit un mot qui ne fût modéré !
JOUAUST : Mais le ton ne l’est pas.
LABORI : Je ne suis pas le maître de mon ton.
JOUAUST : Vous devriez en être le maître. Tout homme est maître de sa personne.
LABORI : Je suis le maître de ma personne ; je ne suis pas le maître de mon ton.
JOUAUST : Je vais vous retirer la parole.
LABORI : Retirez-la-moi…
JOUAUST : Asseyez-vous !
LABORI : Je m’assieds, monsieur le président, mais pas sur votre ordre !
Un jour, lors d’une réunion de stratégie juridique à laquelle je participe avec Mathieu Dreyfus, Demange déclare de son ton légèrement pompeux :
— Nous ne devons jamais perdre de vue notre objectif principal, mon cher Labori, qui n’est pas, avec tout le respect que je vous dois, de fustiger l’armée pour ses erreurs, mais de faire en sorte que notre client soit libéré. Et comme il s’agit d’un procès militaire, dont l’issue sera décidée par des militaires, nous devons nous montrer diplomates.
— Ah oui, rétorque Labori, diplomates ! J’imagine qu’il s’agit de la même diplomatie qui a conduit votre client à passer quatre ans sur l’île du Diable !
Demange, le visage congestionné de fureur, rassemble ses papiers et quitte la pièce.
Mathieu se lève avec lassitude pour le rattraper. À la porte, il lâche :
— Je comprends votre frustration, Labori, mais Edgar soutient fidèlement notre famille depuis cinq ans. Il a mérité le droit de fixer l’orientation générale de notre stratégie.
En l’occurrence, je suis d’accord avec Labori. Je connais l’armée. La diplomatie ne sert à rien avec elle. Elle n’entend que la force. Mais, même pour moi, Labori va trop loin quand il décide de télégraphier — sans consulter Demange — à l’empereur d’Allemagne et au roi d’Italie pour leur demander de permettre à Schwartzkoppen et à Panizzardi (tous deux retournés dans leurs pays respectifs) de venir témoigner à Rennes. Le chancelier allemand, le comte von Bülow, lui répond comme à un aliéné.
Sa Majesté l’empereur et roi, notre maître gracieux entre tous, considère qu’il est naturellement et totalement impossible d’accéder en quelque manière que ce soit à l’étrange suggestion de Maître Labori.
Les rapports entre les deux avocats ne cessent de se détériorer, au point que Labori, livide de douleur, annonce qu’il ne donnera pas sa plaidoirie.
— Je ne peux pas participer à une stratégie à laquelle je ne crois pas. Si ce vieil imbécile pense qu’il peut gagner en se montrant poli avec ces salauds meurtriers, qu’il essaie tout seul.
Alors que la fin du procès approche, le préfet de police d’Ille-et-Vilaine, M. Dureault, vient me voir dans la cour bondée du lycée où chacun se dégourdit les jambes. Il me prend en aparté et me glisse à voix basse :
— Nous savons de source sûre, monsieur Picquart, que les nationalistes projettent d’arriver en force pour le verdict et que, si Dreyfus est acquitté, il y aura de graves violences. Dans ces conditions, je crains que nous ne puissions garantir votre sécurité et je vous conjure de quitter la ville avant. J’espère que vous comprenez ?
— Merci, monsieur Dureault. J’apprécie votre franchise.
— Mon autre conseil, si je puis me permettre, serait que vous preniez le train de nuit afin de ne pas être reconnu.
Il s’éloigne. Je m’appuie contre le mur, au soleil, et fume une cigarette. Je ne regretterai pas de partir. Cela fait près d’un mois que je suis ici. Comme presque tout le monde. Il y a Gonse et Boisdeffre, qui font les cent pas, bras dessus bras dessous, comme s’ils se soutenaient l’un l’autre. Il y a Mercier et Billot, qui sont assis sur un mur et balancent les jambes comme des écoliers. Il y a Mme Henry, la veuve de la nation, voilée de noir de la tête aux pieds, qui flotte à travers la cour tel l’Ange de la Mort au bras du commandant Lauth, avec qui elle entretient, dit-on, une relation intime. Il y a la silhouette courtaude et ébouriffée de M. Bertillon qui tient une valise pleine de diagrammes et persiste à assurer que Dreyfus a déguisé son écriture pour produire le bordereau. Il y a Gribelin, qui s’est trouvé un coin d’ombre où se tapir. Tout le monde n’est pas là, bien sûr. Il y a certaines absences fantomatiques — Sandherr, Henry, Lemercier-Picard, Guénée — et certaines autres qui le sont nettement moins — du Paty, qui a évité de témoigner en prétextant une maladie ; Scheurer-Kestner, qui est réellement malade, lui, et se meurt paraît-il d’un cancer ; et Esterhazy, qui est allé se terrer dans le village anglais de Harpenden. Sinon, nous sommes tous là, pareils aux pensionnaires d’un asile, ou aux passagers d’un Hollandais volant juridique, condamnés à nous tourner autour et à tourner autour du monde, indéfiniment.
Une cloche sonne la fin de la suspension des débats.
Au soir du jeudi 7 septembre, Edmond et moi organisons un dîner d’adieu aux Trois Marches. Labori et Marguerite sont là, mais Mathieu et Demange ne viennent pas. Nous portons un dernier toast à la victoire et levons nos verres dans la direction de la demeure où séjourne Mercier. Puis nous prenons un fiacre pour rejoindre la gare déserte et montons dans le train du soir vers Paris. Personne ne nous voit partir. La ville s’enfonce dans l’obscurité derrière nous.
Le verdict doit être rendu samedi après-midi, et Aline Ménard-Dorian décide que c’est l’occasion rêvée pour donner une grande réception. Elle s’arrange avec son ami le sous-secrétaire d’État aux Postes et Télégraphes pour avoir une ligne téléphonique ouverte entre son salon et la bourse du commerce de Rennes — nous connaîtrons ainsi le résultat presque en temps réel —, et elle invite tous les habitués de son salon ainsi que quelques autres pour un buffet à une heure de l’après-midi, rue de la Faisanderie.
Je n’ai pas très envie d’y aller, mais elle insiste tellement — « Ce serait si merveilleux de vous avoir avec nous, mon cher Georges, afin de partager votre moment de gloire » — que j’aurais l’impression de me montrer grossier en refusant. Et puis, de toute façon, je n’ai rien d’autre à faire.
De retour d’exil, Zola est présent, ainsi que Georges et Albert Clemenceau, Jean Jaurès et Blowitz, du Times de Londres. Nous devons être cinquante ou soixante, y compris Blanche de Comminges accompagnée d’un jeune homme du nom d’Espic de Ginestet, qu’elle nous présente comme son fiancé. Un valet de pied en livrée est posté dans le coin, près du téléphone, et vérifie régulièrement auprès du téléphoniste que la ligne est en état de marche. À trois heures et quart, alors que nous avons fini de manger — ou, en ce qui me concerne, de ne pas manger — il fait signe à notre hôte, Paul Ménard, le mari d’Aline, industriel aux sympathies radicales, et lui tend l’appareil. Ménard écoute, la mine grave, puis annonce :
— Les juges se sont retirés pour délibérer.
Et il remet le récepteur entre les mains gantées de blanc du valet de pied.
Je sors sur la terrasse pour être seul, mais quelques invités me suivent. M. de Blowitz, dont le corps sphérique et les gros traits rougeauds lui donnent l’apparence d’un personnage de Dickens — M. Bumble, peut-être, ou Pickwick —, me demande si je me souviens combien de temps ont pris les délibérations lors du premier conseil de guerre.
— Une demi-heure.
— Et diriez-vous, monsieur, que plus les délibérations sont longues, plus l’issue a de chance d’être favorable à l’accusé, ou le contraire ?
— Je ne saurais vraiment pas répondre. Je vous prie de m’excuser.
Les minutes qui suivent sont une torture. Une église voisine sonne la demie, puis quatre heures. Nous arpentons le carré de pelouse.
— Ils étudient visiblement à fond toutes les charges, commente Zola, et dans ce cas, ils ne peuvent pas faire autrement que d’être de notre côté. C’est bon signe.
— Non, intervient Georges Clemenceau, on pousse les gens à changer d’avis, et ce n’est pas bon pour Dreyfus.
Je retourne dans le salon et me poste près de la fenêtre. Des gens se sont rassemblés dans la rue. Quelqu’un crie pour savoir s’il y a des nouvelles. Je fais non de la tête. À cinq heures moins le quart, le valet de pied prévient Ménard, qui va prendre le téléphone.
Ménard écoute, puis déclare :
— Les juges reviennent dans le prétoire.
Les délibérations auront donc duré une heure et demie. Est-ce long ou court ? Bon ou mauvais ? Je ne sais qu’en penser.
Cinq minutes s’écoulent. Dix minutes. Quelqu’un fait une plaisanterie pour détendre l’atmosphère, et des gens rient. Soudain, Ménard lève la main pour réclamer le silence. Il se passe quelque chose à l’autre bout du fil. Son visage s’assombrit. Lentement, implacablement, son bras retombe.
— Coupable, dit-il d’une voix sourde, à cinq voix contre deux. La peine réduite à dix ans de prison.
Un peu plus d’une semaine plus tard, en fin d’après-midi, Mathieu Dreyfus vient me voir. Je suis surpris de le trouver sur le pas de ma porte. Il n’est jamais venu chez moi. Pour la première fois, il a mauvaise mine et l’air décomposé, même la fleur à sa boutonnière est fanée. Il se perche sur le bord de mon petit canapé, tournant et retournant son chapeau melon entre ses mains. Il désigne d’un signe de tête mon secrétaire jonché de papiers et la lampe allumée.
— Je vous dérange en plein travail, pardonnez-moi.
— Ce n’est rien… je me disais que j’allais mettre tout cela sur le papier pendant que c’est encore frais dans ma mémoire. Mais pas pour la publication, en tout cas pas de mon vivant. Je peux vous offrir un verre ?
— Non, merci. Je ne vais pas rester. Je prends le train de Rennes ce soir.
— Ah. Comment va-t-il ?
— Franchement, Picquart, je crains qu’il ne se prépare à la mort.
— Oh, allons, allons, Dreyfus ! dis-je en m’asseyant en face de lui. Si votre frère a pu survivre à quatre années sur l’île du Diable, il peut supporter quelques mois de plus en prison ! Je suis certain que ça ne prendra pas davantage. Le gouvernement sera bien obligé de le laisser sortir avant l’Exposition universelle s’il ne veut pas de boycott. On ne peut pas se permettre de le laisser mourir en prison.
— Il a demandé à voir ses enfants pour la première fois depuis son arrestation. Vous imaginez l’effet que cela va avoir sur eux — de voir leur père dans un tel état. Il ne leur ferait pas subir une telle épreuve à moins de vouloir leur faire ses adieux.
— Vous êtes certain qu’il va si mal ? Il a été examiné par un médecin ?
— Le gouvernement a envoyé un spécialiste à Rennes. Il a établi qu’Alfred souffre de dénutrition, de la malaria et peut-être d’une tuberculose de la moelle épinière. Son avis est qu’il ne tiendra pas longtemps s’il reste en captivité. C’est pour cette raison, dit-il en me regardant d’un air malheureux, que je suis venu vous prévenir — je suis désolé de le dire — que nous avons décidé d’accepter la grâce qui a été proposée.
Un silence. Je voudrais pouvoir mettre un peu de chaleur dans ma voix.
— Je vois. Il y a un marché dans la balance, je suppose ?
— Le président du Conseil s’inquiète de ce que le pays puisse rester divisé.
— Je n’en doute pas un instant.
— Je sais que c’est un sale coup pour vous, Picquart. Je vois bien que cela vous place dans une position inconfortable…
— Oui. Comment pourrait-il en être autrement ? explosé-je. Accepter la grâce, c’est admettre sa culpabilité !
— Techniquement, oui. Mais Jaurès a rédigé une déclaration qu’Alfred fera dès sa sortie de prison.
Le gouvernement de la République me rend la liberté. Elle n’est rien pour moi sans l’honneur. Dès aujourd’hui, je vais continuer à poursuivre la réparation de l’effroyable erreur judiciaire dont je suis encore victime…
Cela continue encore, mais j’en ai lu assez. Je lui rends la feuille.
— Eh bien, voilà de très nobles paroles, dis-je avec amertume. Cela ne me surprend pas — on peut faire confiance à Jaurès pour les nobles paroles. Mais la réalité, c’est que l’armée a gagné. Et la moindre de leurs conditions va être l’amnistie pour tous ceux qui ont organisé la conspiration contre votre frère.
Et contre moi, ai-je envie d’ajouter.
— Il me sera désormais impossible, continué-je, de maintenir ma plainte contre l’état-major.
— À court terme, peut-être, concède Mathieu. Mais à long terme, dans un climat politique différent, je ne doute pas que nous finissions par obtenir l’acquittement devant un tribunal.
— Je voudrais partager votre confiance dans notre système judiciaire.
Mathieu range la déclaration dans sa poche et se lève. Il y a du défi dans sa façon de se tenir, jambes légèrement écartées.
— Je regrette que vous pensiez ainsi, Picquart. Je comprends que pour défendre votre cause, vous préféreriez que mon frère meure en martyr, s’il fallait en arriver là. Mais sa famille voudrait qu’il rentre vivant chez lui. Pour être franc avec vous, lui-même n’a pas encore accepté cette décision. Je crois que cela l’aiderait si je pouvais lui dire que j’ai votre accord.
— Mon accord ? Pourquoi cela compterait-il pour lui ?
— Je suis certain que si. Quel message dois-je donc lui transmettre de votre part ?
Il est là, implacable.
— Qu’en disent les autres ?
— Zola, Labori et Clemenceau sont contre. Reinach, Lazare, Basch et les autres sont pour, avec divers degrés d’enthousiasme.
— Dites-lui que je suis contre aussi.
Mathieu hoche brièvement la tête, comme s’il ne s’attendait pas à autre chose, puis tourne les talons.
— Mais dites-lui aussi que je comprends.
Dreyfus est libéré le 20 septembre 1899, bien que la nouvelle ne soit rendue publique que le lendemain afin de lui permettre de voyager en paix. J’apprends sa libération par les journaux, comme tout un chacun. Vêtu d’un costume bleu sombre et d’un chapeau mou noir pour passer inaperçu, il est emmené de la prison de Rennes par des agents de la Sûreté, qui le conduisent en automobile à la gare de Nantes où l’attend Mathieu. Là, les deux frères prennent un wagon-lit pour le sud de la France. Il retrouve sa femme et ses enfants dans une maison que la famille possède en Provence. Il va ensuite s’installer en Suisse. Il ne revient pas à Paris de crainte d’être assassiné.
Quant à moi, j’arrive tout juste à gagner ma vie et, avec l’aide de Labori, poursuis quelques journaux pour diffamation. En décembre, je refuse d’accepter la proposition du gouvernement qui offre d’amnistier tous les protagonistes de l’affaire et de me rétablir dans l’armée, à un poste de commandement. Pourquoi revêtirais-je le même uniforme que Mercier, du Paty, Gonse, Lauth et toute cette bande de criminels ?
En janvier, Mercier est élu sénateur nationaliste de Loire-Inférieure.
De Dreyfus, je n’ai pas de nouvelles. Puis, plus d’un an après sa libération, par un jour morne de l’hiver 1900, je descends prendre mon courrier et trouve une lettre portant le timbre de Paris. L’écriture de l’enveloppe ne m’est familière qu’à travers les dossiers secrets et les pièces de tribunal.
Mon colonel,
J’ai l’honneur de vous demander de me fixer le jour et l’heure auxquels je pourrai vous exprimer en personne ma gratitude.
Avec l’expression de mes sentiments respectueux,
Elle vient d’une adresse rue de Châteaudun.
Je la porte à l’appartement. Pauline y a passé la nuit, comme cela lui arrive assez souvent, maintenant que les filles grandissent. Elle préfère, à présent, se faire appeler Mme Romazzotti, de son nom de jeune fille, et les gens la prennent pour une veuve. Je la raille en disant que c’est un nom de spirite du boulevard Saint-Germain.
— Quelque chose d’intéressant ? lance-t-elle depuis la chambre.
Je relis la lettre.
— Non, réponds-je. Rien.
Plus tard, ce matin-là, je prends une de mes cartes de visite et écris au dos : Monsieur, je vous ferai savoir le jour ou je pourrai vous voir. G. Picquart.
Et puis je ne fais rien. Ce n’est pas le genre d’homme qui remercie facilement. Parfait, je ne suis pas le genre d’homme qui reçoit facilement les remerciements. Épargnons-nous donc le désagrément d’une rencontre. On m’accuse plus tard dans les journaux de refuser de voir Dreyfus. Un ami anonyme de la famille — le pamphlétaire sioniste Bernard Lazare — confie à L’Écho de Paris, un journal de droite : Nous ne comprenons pas Picquart, ni son attitude… vous ne savez sans doute pas, comme la plupart, que Picquart est farouchement antisémite.
Que répondre à cela ? Peut-être en faisant observer que si l’on considère, comme Aristote, que le caractère d’un homme se mesure à ses actes, alors le mien aurait difficilement pu être celui d’un ardent antisémite. Il n’y a pourtant rien de tel qu’une bonne accusation d’antisémitisme pour faire renaître tous les vieux préjugés, et j’écris non sans amertume à un ami : « Je savais qu’un jour je serais attaqué par les Juifs, et en particulier par les Dreyfus… »
Notre belle cause s’entache donc de colères, de déceptions, de reproches et d’acrimonie.
Dans la grande cour de l’École militaire, les compagnies de cadets pivotent et défilent sur la terre brune. Je me tiens, comme souvent, derrière les grilles de la place de Fontenoy et les regarde à l’exercice. Ce lieu concentre tellement d’étapes de ma vie. C’est là que j’ai fait mes études d’aspirant officier et c’est là que j’ai enseigné. C’est là que j’ai assisté à la dégradation de Dreyfus. Et c’est dans le manège de cette même école que je me suis battu en duel avec Henry.
— Compagnies, garde-à-vous !
— Compagnies, présentez armes !
Les jeunes gens défilent, le regard fixe, dans un ordre impeccable, et le pire, c’est qu’ils ne me voient même pas. Ou s’ils me voient, ils ne me reconnaissent pas — un de ces civils plus très jeunes en costume noir et chapeau melon, qui les observe d’un air rêveur depuis l’autre côté des grilles.
Et pourtant, à la fin, nous gagnons — pas dans un grand éclair de gloire, comme nous l’avions espéré ; pas dans l’apogée d’un grand procès avec le condamné, enfin innocenté, porté en triomphe vers sa liberté. Nous gagnons tranquillement, sans procès public et alors que les passions se sont apaisées, dans des salles de réunions et d’archives où tous les faits sont de nouveau passés au crible par des juristes scrupuleux.
Tour d’abord, Jaurès, chef des socialistes, prononce devant la Chambre des députés un véritable plaidoyer qui dure un jour et demi et expose l’affaire avec une telle clarté que le nouveau ministre de la Guerre, le général André, accepte de revoir toutes les pièces — cela se passe en 1903. L’enquête d’André conduit alors à l’ouverture d’une instruction par la chambre criminelle, avec la conclusion que l’affaire droit être réexaminée par la Cour de cassation — ce qui occupe la majeure partie de 1904. Un an ensuite se perd dans la tourmente de la séparation des Églises et de l’État — adieu 1905. Mais la Cour de cassation finit par casser le verdict de Rennes et innocente complètement Dreyfus — cela arrive le 12 juillet 1906.
Le 13, une motion est déposée devant la Chambre des députés pour réintégrer Dreyfus dans l’armée au rang de commandant et le décorer de la plus haute distinction possible, la croix de la Légion d’honneur. Elle est adoptée par 432 voix contre 32, et quand Mercier essaie de s’y opposer au Sénat, il se fait huer. Le même jour, une deuxième motion est débattue pour me réintégrer dans l’armée, au rang que j’aurais pu espérer atteindre si je n’avais pas été honteusement mis en réforme en 1898. Cette résolution passe avec une majorité plus confortable encore de 449 voix contre 26. Je suis moi-même surpris de revenir dans la grande cour de l’École militaire pour la cérémonie de remise de médaille de Dreyfus en uniforme de général de brigade.
Le 25 octobre, mon ami Georges Clemenceau devient président du Conseil ; je suis à Vienne à cette époque. Ce soir-là, en queue-de-pie et cravate blanche, Pauline à mon bras, je prends place à l’Opéra de Vienne pour regarder Gustav Mahler diriger Tristan et Iseult. Il y a des semaines que j’attends ce spectacle. Mais juste avant que les lumières ne s’éteignent, je remarque un envoyé de l’ambassade de France qui hésite dans l’allée. Puis un télégramme passe de main en main dans la rangée et finit par atterrir entre celles de Pauline, qui me le remet.
J’ai le plaisir de vous informer que je vous ai nommé aujourd’hui ministre de la Guerre. Rentrez immédiatement à Paris. Clemenceau