— Le commandant Dreyfus, pour le ministre de la Guerre…
Je l’entends s’annoncer lui-même à mon ordonnance, au pied de l’escalier de marbre, avec cette voix familière teintée d’accent germanique. Je prête l’oreille au claquement de ses bottes lorsqu’il gravit les marches, puis, lentement, je le vois apparaître — le képi, les épaulettes, les boutons dorés, le galon, l’épée, les bandes de pantalon, la tenue complète d’avant la dégradation avec, en plus, le ruban rouge de la Légion d’honneur sur sa tunique noire d’artilleur.
Il s’immobilise sur le palier et salue :
— Général Picquart.
— Commandant Dreyfus, dis-je avec un sourire en lui tendant la main. Je vous attendais. Je vous en prie, par ici.
Le cabinet ministériel n’a pas changé depuis l’époque de Mercier et Billot, et est toujours orné de ses lambris gris-bleu, même si Pauline, qui joue à la châtelaine, se plaît à disposer chaque jour des fleurs fraîches sur la table qui trône entre les grandes fenêtres donnant sur le jardin. Cet après-midi, les arbres sont nus, et les lumières du ministère brillent dans la pénombre de la fin novembre.
— Asseyez-vous, commandant, lui dis-je. Mettez-vous à l’aise. Vous êtes déjà venu ici ?
— Non, monsieur le ministre.
Il s’assoit, très raide, sur une chaise dorée.
Je prends place juste en face. Il a repris du poids et paraît en forme, presque soigné dans son uniforme impeccablement coupé. Les yeux bleu pâle restent prudents derrière le pince-nez familier.
— Alors, dis-je en joignant le bout des doigts et en le fixant longuement du regard. De quoi vouliez-vous me parler ?
— Cela concerne mon grade, dit-il. La promotion qui m’a été accordée, de capitaine à commandant, ne prend pas en compte les années que j’ai passées emprisonné à tort sur l’île du Diable. Tandis que votre promotion — si vous me permettez de le faire remarquer — de lieutenant-colonel à général de brigade, vous crédite de huit années de service alors que vous n’y étiez pas. Je trouve cela injuste — partial en fait.
— Je vois, dis-je, sentant mon sourire se crisper. Et que voudriez-vous que je fasse ?
— Rectifier la chose. Me hisser au grade que j’aurais dû atteindre.
— Qui aurait dû être, selon vous ?
— Lieutenant-colonel.
— Mais, objecté-je après un silence, cela exigerait une législation spéciale, commandant. Le gouvernement devrait passer par la Chambre et déposer une nouvelle motion.
— Il faut le faire. Ce serait juste.
— Non. C’est impossible.
— Puis-je vous demander pourquoi ?
— Parce que, répliqué-je, exaspéré, c’est politiquement impossible. La motion a été votée en juillet, à un moment où l’opinion vous était très majoritairement favorable parce que c’était le jour de votre acquittement. Nous sommes en novembre, et c’est très différent. Et puis ma mission est déjà assez difficile comme ça — et je suis sûr que vous pouvez le comprendre —, alors que je reviens dans les bureaux de la Guerre et que j’essaie de travailler avec tous ces officiers qui sont restés si longtemps mes ennemis déclarés. Je dois chaque jour ravaler ma colère et enterrer les batailles du passé. Comment voulez-vous que je me retrouve devant eux en rouvrant de nouveau toute la controverse ?
— Parce que ce ne serait que justice.
— Je regrette, Dreyfus, c’est tout simplement impossible.
Nous demeurons un instant silencieux. Soudain, ce n’est plus un bout de tapis qui nous sépare, mais un gouffre, et je pourrais compter ces quelques secondes au nombre des plus pénibles de toute ma vie. Je finis par ne plus y tenir et me lève.
— Si c’est tout…
— Oui, c’est tout, répond-il en se levant aussitôt.
Je le raccompagne à la porte. C’est terriblement dommage de terminer sur cette note.
— Je dois vous dire que je regrette, commandant, que nous n’ayons jamais eu l’occasion de nous voir seul à seul avant aujourd’hui, dis-je prudemment.
— Non, pas depuis le matin de mon arrestation, quand vous m’avez conduit dans votre bureau avant de m’emmener voir le colonel du Paty.
Je me sens rougir.
— Oui, je m’excuse pour le rôle que j’ai tenu dans cette lugubre mascarade.
— Oh, je crois que vous vous êtes fait pardonner !
Dreyfus regarde autour de lui et hoche la tête d’un air appréciatif.
— C’est formidable que vous ayez pu faire tout ça et qu’au bout du compte, vous vous retrouviez nommé au cabinet de la République française.
— Mais le plus incroyable, vous savez, c’est que je n’y serais jamais arrivé sans vous.
— Non, mon général, réplique Dreyfus, vous y êtes arrivé parce que vous avez fait votre devoir.