Marc regarda sa montre quand Leguennec quitta les combles de Vandoosler. Il était minuit dix. Ils avaient joué aux cartes. Incapable de dormir, il entendit Alexandra rentrer vers trois heures du matin. Il avait laissé toutes les portes ouvertes pour pouvoir guetter Cyrille s’il se réveillait. Marc se dit qu’il serait incorrect de descendre pour écouter. Il descendit néanmoins et prêta l’oreille depuis la septième marche de l’escalier. La jeune femme se déplaçait sans bruit pour ne réveiller personne. Marc l’entendit boire un verre d’eau. C’était bien ce qu’il pensait. On file droit devant soi, on s’égare avec fermeté dans l’inconnu, on prend quelques solides résolutions contradictoires, mais en fait on méandre et puis on revient.
Marc s’assit sur cette septième marche. Ses pensées se cognaient, s’entassaient ou bien s’écartaient les unes des autres. Comme les plaques de l’écorce terrestre qui s’ingénient à déraper sur le machin glissant et chaud qu’il y a en dessous. Sur le manteau en fusion. C’est terrible cette histoire de plaques qui déconnent dans tous les sens à la surface de la Terre. Impossible de tenir en place. La tectonique des plaques, voilà comment ça s’appelle. Eh bien lui, c’était la tectonique des pensées. Les glissades perpétuelles et parfois, inévitablement, la bousculade. Avec les emmerdements qu’on sait. Quand les plaques s’écartent, éruption volcanique. Quand les plaques se heurtent, éruption volcanique aussi. Qu’est-ce qu’avait Alexandra Haufman ? Comment allaient se dérouler les interrogatoires de Leguennec, pourquoi Sophia avait-elle brûlé à Maisons-Alfort, est-ce qu’Alexandra avait aimé ce type, le père de Cyrille ? Est-ce qu’il devrait aussi mettre des bagues sur sa main droite, à quoi ça sert d’avoir un caillou de basalte pour chanter ? Ah, le basalte. Quand les plaques s’écartent, c’est du basalte qui sort, et quand les plaques se chevauchent, c’est encore autre chose. Du ?… De ?… De l’andésite. Exactement, de l’andésite. Et pourquoi cette différence ? Mystère, il ne s’en souvenait plus. Il entendit Alexandra, qui se préparait à se coucher. Et lui, assis à plus de trois heures du matin sur une marche en bois, il attendait que la tectonique se tasse. Pourquoi avait-il engueulé le parrain comme ça ? Est-ce que Juliette leur ferait une île flottante demain comme souvent le vendredi, est-ce que Relivaux allait cracher le morceau à propos de sa maîtresse ? Qui héritait de Sophia, est-ce que sa conclusion sur le commerce villageois n’était pas trop audacieuse, pourquoi Mathias ne voulait-il jamais s’habiller ?
Marc passa ses mains sur ses yeux. Il arrivait au moment où le réseau des pensées devient un foutoir si intense qu’on ne peut plus y passer une seule aiguille. Il n’y a plus qu’à tout laisser tomber et tenter de s’endormir. Repli vers l’arrière, aurait dit Lucien, loin des zones de feu. Et Lucien, il éruptionnait, lui ? Ça n’existe pas, éruptionner. Érupter ? Non plus. Lucien était plutôt à ranger dans l’activité sismique fumante chronique. Et Mathias ? Pas du tout tectonique, Mathias. Mathias, c’était l’eau, la flotte. Mais la vaste flotte, l’océan. L’océan qui refroidit les laves. N’empêche qu’au fond de l’océan, ce n’est pas si calme qu’on croit. Il y en a des merdes aussi là-dedans, il n’y a pas de raison. Des fosses, des fractures… Et peut-être même, tout au fond, de dégueulasses espèces animales inconnues. Alexandra s’était couchée. Il n’y avait plus de bruit en bas, tout était noir. Marc s’engourdissait mais il n’avait pas froid. La lumière revint dans l’escalier et il entendit le parrain descendre doucement les marches et s’arrêter à sa hauteur.
— Tu devrais aller dormir, Marc, vraiment, chuchota Vandoosler.
Et le vieux s’éloigna avec sa lampe de poche. Pisser dehors, sûrement. Action nette, simple et salutaire. Vandoosler le Vieux ne s’était jamais intéressé à la tectonique des plaques et pourtant Marc lui en avait souvent parlé. Marc n’eut pas envie d’être sur sa marche à son retour. Il monta rapidement, ouvrit sa fenêtre pour se faire du frais et se coucha. Pourquoi le parrain emportait-il un sac en plastique pour aller pisser dehors ?