Mathias fut alerté dans son sommeil par des appels répétés. Mathias était un dormeur aux aguets. Il sortit de son lit et vit par la fenêtre Lucien qui gesticulait dans la rue en criant leurs noms. Il s’était juché sur une grande poubelle, on ne sait pourquoi au juste, peut-être pour mieux se faire entendre, et son équilibre paraissait précaire. Mathias prit un manche de balai sans balai et frappa deux coups au plafond pour réveiller Marc. Il n’entendit rien bouger et décida de se passer de son aide. Il rejoignit Lucien dans la rue au moment où celui-ci tombait de son perchoir.
— Tu es complètement ivre, dit Mathias. Ça ne va pas de gueuler comme ça dans la rue à deux heures du matin ?
— J’ai perdu mes clefs, mon vieux, bafouilla Lucien. Je les ai sorties de ma poche pour ouvrir la grille et elles m’ont glissé des mains. Toutes seules, je te jure, toutes seules. Elles sont tombées quand je passais devant le front Est. Impossible de les retrouver dans tout ce noir.
— C’est toi qui es noir. Rentre, on cherchera tes clefs demain.
— Non, je veux mes clefs ! cria Lucien, avec l’insistance infantile et butée de ceux qui en ont un sérieux coup dans l’aile.
Il échappa à l’étreinte de Mathias et se mit à fureter, la tête baissée, la démarche incertaine, devant la grille de Juliette.
Mathias aperçut Marc, qui, réveillé à son tour, s’approchait d’eux.
— Ce n’est pas trop tôt, dit Mathias.
— Je ne suis pas chasseur, moi, dit Marc. Je ne sursaute pas au premier cri d’une bête sauvage. En attendant, grouillez-vous. Lucien va ameuter tous les voisins, réveiller Cyrille, et toi, Mathias, tu es complètement à poil. Je ne te le reproche pas, je te le signale, c’est tout.
— Et alors ? dit Mathias. Cet imbécile n’avait qu’à pas me faire lever en pleine nuit.
— En attendant, tu vas te geler.
Au contraire, Mathias ressentait une douce tiédeur dans le creux du dos. Il ne comprenait pas comment Marc pouvait être aussi frileux.
— Ça va, dit Mathias. Je sens du chaud.
— Eh bien pas moi, dit Marc. Allez, chacun un bras, on le rentre.
— Non ! cria Lucien, je veux mes clefs ! Mathias soupira et arpenta les quelques mètres de la rue pavée. Si ça se trouve, cet imbécile les avait perdues bien plus tôt. Non, il les aperçut entre deux pavés. Les clefs de Lucien étaient faciles à repérer : il y avait suspendu un petit soldat de plomb d’époque, avec sa culotte rouge, sa capote bleue aux pans relevés. Bien qu’insensible à ce genre de futilité, Mathias comprenait que Lucien y tienne.
— Je les ai, dit Mathias. On peut le rentrer dans sa cagna.
— Je ne veux pas qu’on me tienne, dit Lucien.
— Avance, dit Marc sans le lâcher. Dire qu’il faut encore qu’on le tire jusqu’à son troisième étage. C’est sans fin.
— « La connerie militaire et l’immensité des flots sont les deux seules choses qui puissent donner une idée de l’infini », dit Mathias.
Lucien stoppa net au milieu du jardin.
— D’où tiens-tu ça ? demanda-t-il.
— D’un journal de tranchées qui s’intitule « On progresse ». C’est dans un de tes bouquins.
— Je ne savais pas que tu me lisais, dit Lucien.
— Il est prudent de savoir avec qui on vit, dit Mathias. En attendant, progressons, je commence à sentir le froid maintenant.
Ah, tout de même, dit Marc.