32

Mathias frottait sa masse d’épais cheveux blonds et les emmêlait plus encore qu’il n’était possible. Les autres venaient de le mettre au courant et il était abasourdi. Il n’en avait pas même retiré sa tenue de serveur. Lucien, qui estimait qu’il avait fait plus que sa part, et avec brio, avait décidé de laisser les autres se dépêtrer avec tout ça et de passer à autre chose. En attendant de retrouver son photographe à six heures, avec les tirages du premier carnet qu’il lui avait promis, il avait décidé de passer la grande table de bois à l’encaustique. Cette grande table du réfectoire, c’est lui qui l’avait apportée, et il entendait qu’elle ne soit pas salopée par des primitifs comme Mathias ou des négligents comme Marc. Il la couvrait donc de cire, soulevant alternativement les coudes de Vandoosler, de Marc et de Mathias pour y passer, dessous, un gros chiffon. Personne ne protestait, conscient que cela aurait été tout à fait inutile. Hormis le bruit de ce chiffon qui frottait le bois, le silence pesait dans le réfectoire, chacun triant et triturant les récents événements dans sa tête.

— Si je comprends bien, dit enfin Mathias, Georges Gosselin aurait attaqué et tenté de violer Sophia dans sa loge, il y a quinze ans. Ensuite il se serait barré et Daniel Dompierre l’aurait vu. Sophia n’aurait rien dit, pensant qu’il s’agissait de Julien, c’est ça ? Plus d’un an après, le critique croise et reconnaît Gosselin qui, du coup, l’abat avec son ami Frémonville. À moi, ça me paraît plus grave de descendre deux gars que d’être inculpé pour coups et viol. Ce double meurtre est con et démesuré.

— À tes yeux, dit Vandoosler. Mais pour un type faible et dissimulé, être entôlé pour coups et viol pouvait paraître insurmontable. Perte de son image, de son honorabilité, de son travail, de sa tranquillité. Et s’il ne pouvait pas supporter qu’on le regarde tel qu’il était, comme une brute, un violeur ? Alors, c’est le sauve-qui-peut, la panique, et il descend les deux gars.

— Depuis quand est-il installé rue Chasle ? demanda Marc. On le sait ?

— Ça doit faire dix ans, je crois, dit Mathias, depuis que le grand-père aux betteraves leur a laissé son fric. En tout cas, Juliette a Le Tonneau depuis environ dix ans. Je suppose qu’ils ont acheté la maison en même temps.

— C’est-à-dire cinq ans après Elektra et l’agression, dit Marc, et quatre ans après l’assassinat des deux critiques. Et pourquoi, après tout ce temps, se serait-il installé près de chez Sophia ? Pourquoi venir se coller près d’elle ?

— Obsession, je suppose, dit Vandoosler. Obsession. Revenir près de celle qu’il avait voulu battre et violer. Revenir près de la cause de sa pulsion, appelle ça comme tu voudras. Revenir, surveiller, guetter. Dix ans de guet, de pensées tumultueuses et secrètes. Et un beau jour, la tuer. Ou bien réessayer, puis la tuer. Un cinglé sous une allure discrète et bonasse.

— Ça s’est déjà vu ? demanda Mathias.

— Bien sûr, dit Vandoosler. J’ai épingle au moins cinq gars de ce gabarit. Le tueur lent, la frustration remâchée, l’impulsion différée, l’extérieur calme.

— Pardon, dit Lucien en soulevant les grands bras de Mathias.

Maintenant, Lucien faisait briller la table avec une brosse et s’agitait beaucoup, indifférent à la conversation. Marc pensa que, décidément, il n’arriverait jamais à comprendre ce type, ils étaient tous graves, le meurtrier était à quelques pas d’eux, et lui ne pensait qu’à briquer sa table en bois. Alors que sans lui, toute l’affaire serait restée bloquée. C’était presque son œuvre et il s’en foutait.

— Maintenant, je comprends mieux, dit Mathias.

— Quoi ? demanda Marc.

— Rien. Le chaud. Je comprends mieux.

— Qu’est-ce qu’on doit faire ? demanda Marc au parrain. Prévenir Leguennec ? S’il se produit un autre pépin et qu’on n’a rien lâché, on sera bons pour complicité ce coup-ci.

— Et recel d’informations ayant pu contribuer à aider la justice, ajouta Vandoosler en soupirant. On va affranchir Leguennec, mais pas tout de suite. Une petite scorie me trouble dans ce mécanisme. Il me manque un détail. Saint Matthieu, veux-tu aller me chercher Juliette ? Même si elle est en cuisine pour ce soir, dis-lui de s’amener. Ça urge. Quant à vous tous, dit-il en haussant le ton, pas un traître mot à quiconque, compris ? Pas même à Alexandra. Si une bribe de tout cela arrive aux oreilles de Gosselin, je ne donne pas cher de votre peau. Alors, vos gueules, jusqu’à nouvel ordre.

Vandoosler s’interrompit et attrapa par le bras Lucien qui, étant passé de la brosse au chiffon doux, polissait le bois à grands gestes, l’œil collé près de la surface pour voir si ça brillait bien.

— Tu m’entends, Saint Luc ? dit Vandoosler. Ça vaut pour toi aussi. Pas un mot ! Tu n’as rien dit à ton photographe au moins ?

— Mais non, dit Lucien. Je ne suis pas idiot. Je fais ma table mais j’entends quand même ce qui se dit.

— C’est heureux pour toi, dit Vandoosler. Parfois, on penserait vraiment que tu es moitié génial, moitié crétin. C’est pénible, crois-moi.

Mathias se changea avant d’aller chercher Juliette. Marc regarda la table en silence. C’est vrai qu’elle brillait bien maintenant. Il passa son doigt dessus.

— C’est doux, hein ? dit Lucien.

Marc secoua la tête. Il n’avait vraiment pas envie de parler de ça. Il se demandait ce que Vandoosler réservait à Juliette et comment elle allait réagir. Le parrain pouvait facilement faire de la casse, ça, il le savait par cœur. Il broyait toujours les coques des noix avec ses mains, répugnant à employer le casse-noix. Même quand les noix étaient fraîches, ce qui est plus ardu. Mais ça n’avait rien à voir là-dedans.

Mathias ramena Juliette et sembla la déposer sur le banc. Juliette n’avait pas l’air rassurée. C’était la première fois que le vieux commissaire la faisait demander de manière si formelle. Elle vit les trois évangélistes rassemblés autour de la table, les yeux braqués sur elle, et cela ne la mit pas plus à l’aise. Seule la vue de Lucien qui pliait avec soin un chiffon à cire la décontractait.

Vandoosler alluma une de ses cigarettes informes, qui traînaient toujours à même ses poches, sans paquet, on ne sait pas pourquoi.

— Marc t’a mise au courant pour Dourdan ? demanda Vandoosler en fixant Juliette. L’Elektra en 78 à Toulouse, l’agression contre Sophia ?

— Oui, dit Juliette. Il a dit que ça se compliquait sans s’éclaircir.

— Eh bien ça s’éclaircit justement. Saint Luc, passe-moi cette photo.

Lucien grommela, alla fouiller dans son sac et tendit la photo au commissaire. Vandoosler la plaça devant les yeux de Juliette.

— Le quatrième en partant de la gauche, cinquième rangée, ça te dit quelque chose ?

Marc se crispa. Jamais il n’aurait eu des gestes de ce genre, lui.

Juliette regarda la photo, les yeux fuyants.

— Non, dit-elle. Comment voulez-vous que ça me dise ? C’est un opéra avec Sophia, c’est ça ? Je n’en ai jamais vu un de ma vie.

— C’est ton petit frère, dit Vandoosler. Tu le sais aussi bien que nous.

Le coup de la noix, pensa Marc. D’une seule main. Il vit les larmes monter aux yeux de Juliette.

— Très bien, dit-elle en tremblant de la voix et des mains. C’est Georges. Et puis après ? Quel mal à ça ?

— Tellement de mal que si j’appelle Leguennec, il le met en garde à vue dans une heure. Alors raconte, Juliette. Tu sais que ça vaut mieux. Ça évitera peut-être des idées toutes faites.

Juliette essuya ses yeux, aspira une grande bouffée d’air et resta silencieuse. Comme l’autre jour au Tonneau, pour l’affaire d’Alexandra, Mathias s’approcha d’elle, lui posa la main sur l’épaule et lui dit quelque chose à l’oreille. Et comme l’autre jour, Juliette se décida à parler. Marc se promit d’oser demander un jour à Mathias quel sésame il utilisait. Ça pouvait rendre de précieux services en tous domaines.

— Il n’y a rien de mal, répéta Juliette. Quand je suis descendue à Paris, Georges m’a suivie. Il m’a toujours suivie. Moi, j’ai commencé à faire des ménages et lui, rien. Il avait dans la tête de faire du théâtre. Ça peut vous faire rigoler, mais il était assez beau garçon et il avait eu des succès sur scène dans la troupe de son collège.

— Et avec les filles ? dit Vandoosler.

— Moins, dit Juliette. Il a cherché un peu dans tous les sens et il a trouvé des petites figurations à faire. Il disait qu’il fallait commencer par là. De toute façon, on n’avait pas de quoi payer une école de théâtre. Une fois dans la figuration, on connaît assez vite les filières. Georges se débrouillait pas mal. Il a été pris plusieurs fois dans des opéras où Sophia tenait le premier rôle.

— Il connaissait Julien Moreaux, le beau-fils de Siméonidis ?

— Forcément oui. Il le fréquentait même beaucoup en espérant que ça le pistonnerait. En 78, Georges a fait sa dernière figuration. Ça faisait quatre ans qu’il était là-dedans et ça ne débouchait sur rien. Il s’est découragé. Par un copain d’une des troupes, je ne sais plus laquelle, il a trouvé une place de coursier pour une maison d’édition. Il y est resté et il est devenu représentant commercial. C’est tout.

— Ce n’est pas tout, dit Vandoosler. Pourquoi s’est-il installé rue Chasle ? Ne me dis pas que c’est un merveilleux hasard, je ne te croirai pas.

— Si vous pensez que Georges est pour quelque chose dans l’agression de Sophia, dit Juliette en s’énervant, vous vous gourez complètement. Ça l’avait écœuré, secoué, je m’en souviens très bien. Georges est un doux, un craintif. Au village, il fallait que je le pousse pour qu’il aille parler aux filles.

— Secoué ? Pourquoi secoué ?

Juliette soupira, le visage malheureux, hésitant à franchir le cap.

— Dis-moi la suite avant que Leguennec ne te l’arrache, dit doucement Vandoosler. Aux flics, on peut donner des morceaux choisis. Mais à moi, lâche tout et on leur fera un tri après.

Juliette jeta un regard vers Mathias.

— Très bien, dit-elle. Georges était tombé dingue de Sophia. Il ne me racontait rien mais je n’étais pas assez idiote pour ne pas me rendre compte. Ça se voyait gros comme une montagne. Il aurait refusé n’importe quelle figuration mieux payée pour ne pas risquer de rater la saison de Sophia. Il en était dingue, vraiment dingue. Un soir, j’ai réussi à lui en faire parler.

— Et elle ? demanda Marc.

— Elle ? Elle était mariée, heureuse, et à vingt lieues de se douter que Georges était à ses genoux. Et même si elle l’avait su, je n’imagine pas qu’elle aurait pu aimer Georges, pataud comme il était, bourru, emprunté. Il n’avait pas beaucoup de succès, non. Je ne sais pas comment il se débrouillait pour que les femmes ne s’aperçoivent même pas qu’il était assez beau, en fait. Il tenait toujours la tête baissée. De toute façon, Sophia était amoureuse de Pierre et elle l’était encore avant sa mort, quoi qu’elle en dise.

— Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda Vandoosler.

— Georges ? Mais rien, dit Juliette. Qu’est-ce qu’il aurait pu faire ? Il souffrait en silence, comme on dit, et voilà tout.

— Mais la maison ?

Juliette se renfrogna.

— Quand il a quitté la figuration, je me suis dit qu’il allait oublier cette cantatrice, qu’il rencontrerait d’autres femmes. J’étais soulagée. Mais je me trompais. Il achetait ses disques, il allait la voir à l’Opéra quand elle passait, même en province. Je ne peux pas dire que ça me faisait plaisir.

— Pourquoi ?

— Ça le rendait triste et ça ne le menait à rien. Et puis un jour, grand-père est tombé malade. Il est mort plusieurs mois plus tard et on a touché cet héritage. Georges est venu me trouver, les yeux rivés au sol. Il m’a dit que depuis trois mois, il y avait une maison à vendre avec un jardin en plein Paris. Qu’il passait souvent devant pendant ses courses à mobylette. Moi, le jardin, ça me tentait. Quand on est né à la campagne, on a du mal à se passer d’herbe. J’ai été voir la maison avec lui et on s’est décidés. J’étais emballée, surtout que j’avais repéré tout près un local où je pourrais faire restaurant. Emballée… jusqu’au jour où j’ai appris le nom de notre voisine.

Juliette demanda une cigarette à Vandoosler. Elle ne fumait presque jamais. Son visage était fatigué, triste. Mathias lui apporta un grand verre de sirop.

— Bien sûr, j’ai eu une explication avec Georges, reprit Juliette. On s’est engueulés. Je voulais tout revendre. Mais ce n’était pas possible. Avec les travaux déjà engagés à la maison et au Tonneau, on n’avait pas les moyens de reculer. Il m’a juré qu’il ne l’aimait plus, enfin presque plus, qu’il voulait juste pouvoir l’apercevoir de temps en temps, devenir son ami peut-être. J’ai cédé. De toute façon, je n’avais pas le choix. Il m’a fait promettre de n’en parler à personne, de ne surtout pas le dire à Sophia.

— Il avait peur ?

— Il avait honte. Il ne voulait pas que Sophia devine qu’il l’avait suivie jusque-là, ni que tout le quartier s’en mêle et se foute de sa gueule. C’est bien naturel. On était convenus de dire que c’était moi qui avais trouvé la maison, au cas où on nous poserait la question. Personne ne nous l’a posée, d’ailleurs. Quand Sophia a reconnu Georges, on a fait les étonnés, on a ri beaucoup et on a dit que c’était une incroyable coïncidence.

— Elle y a cru ? demanda Vandoosler.

— Il semble, dit Juliette. Sophia n’a jamais paru se douter de quoi que ce soit. En la voyant la première fois, j’ai compris Georges. Elle était magnifique. On tombait sous le charme. Au début, elle n’était pas souvent là, il y avait ses tournées. Mais je tâchais de la rencontrer souvent, de la faire venir au restaurant.

— Pour quoi faire ? demanda Marc.

— En fait, j’espérais aider Georges, faire sa réclame, petit à petit. Faire un peu la marieuse. Ce n’est pas très joli peut-être, mais c’est mon frère. Ça a raté. Sophia saluait gentiment Georges quand elle le croisait et ça se résumait à ça. Il a fini par en prendre son parti. Comme quoi, son idée de la maison n’était pas si bête. Moi, en revanche, c’est comme ça que je suis devenue amie avec Sophia.

Juliette termina son sirop et les regarda tour à tour. Les visages étaient silencieux, préoccupés. Mathias faisait bouger ses doigts de pied dans ses sandales.

— Dis-moi, Juliette, dit Vandoosler. Sais-tu si ton frère était ici ou en voyage le jeudi 3 juin ?

— Le 3 juin ? Le jour de la découverte du corps de Sophia ? Quel intérêt ?

— Aucun. Je voudrais juste savoir.

Juliette haussa les épaules et attrapa son sac. Elle en sortit un petit agenda.

— Je note tous ses voyages, dit-elle. Pour savoir quand il rentre, pour lui préparer son repas. Il est parti le 3 au matin et il est revenu le lendemain pour le déjeuner. Il était à Caen.

— Dans la nuit du 2 au 3, il était là ?

— Oui, dit-elle, et vous le savez comme moi. Je vous ai raconté toute l’histoire à présent. Vous n’allez pas en faire un drame, si ? C’est simplement une malheureuse histoire d’amour de jeune homme qui a duré un peu trop longtemps. Et il n’y a rien à en dire de plus. Et il n’est pour rien dans cette agression. Il n’était pas le seul homme dans la troupe, tout de même !

— Mais il a été le seul à se coller à elle des années après, dit Vandoosler. Et ça, je ne sais pas comment Leguennec va l’apprécier.

Juliette se leva brusquement.

— Il travaillait sous un pseudonyme ! dit-elle en criant. Si vous ne dites rien à Leguennec, il n’a aucun moyen de savoir que Georges était dans le coup cette année-là.

— Les flics trouvent toujours des moyens, dit Vandoosler. Leguennec piochera dans cette liste de figurants.

— Il ne peut pas le retrouver ! cria Juliette. Et Georges n’a rien fait !

— Est-ce qu’il est retourné sur scène après cette agression ? demanda Vandoosler.

Juliette se troubla.

— Je ne me souviens pas, dit-elle.

Vandoosler se leva à son tour. Très tendu, Marc regardait ses genoux et Mathias s’était collé dans une des fenêtres. Lucien avait disparu sans qu’on s’en aperçoive. Parti vers ses carnets de guerre.

— Tu t’en souviens, affirma Vandoosler. Tu sais qu’il n’y est pas retourné. Il est revenu à Paris et il a dû te raconter que cela l’avait trop secoué, n’est-ce pas ?

Juliette eut un regard affolé. Elle se souvenait. Elle partit en courant et claqua la porte.

— Elle va s’écrouler, commenta Vandoosler. Marc avait les mâchoires serrées. Georges était un assassin, il avait tué quatre personnes, et Vandoosler était une brute et un salaud.

— Tu vas en parler à Leguennec ? demanda-t-il tout bas entre ses dents.

— C’est indispensable. À ce soir. Il empocha la photo et sortit.

Marc ne se sentait pas le courage de se retrouver ce soir face au parrain. L’arrestation de Georges Gosselin sauvait Alexandra. Mais il crevait de honte. Merde, on ne casse pas les noix à mains nues.


Trois heures plus tard, Leguennec et deux de ses hommes se présentèrent chez Juliette pour emmener Gosselin en garde à vue. Mais l’homme avait fui et Juliette ne savait pas où.

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