3 LA MÉMOIRE DU TÉNIA

Se souvenir, c'est soustraire. Nous n'étions que cinq à l'époque. Manquaient le Petit, bien sûr, et Verdun, et C'Est Un Ange, et Monsieur Malaussène, et Julie, que je n'avais pas encore rencontrée. Julius le Chien lui-même attendait de naître pour nous choisir. Restaient Louna, Thérèse, Clara, Jérémy et moi. Plus maman, quand elle était là.

Dans l'ensemble, notre supplicié fut bien accepté.

— On va le soigner, a dit Jérémy. On va le soigner et on va le garder.

— Le garder ? a demandé Thérèse. Pourquoi le garderait-on ? Nous ne le connaissons même pas !

— J'ai pas dit « se le garder », a répondu Jérémy, j'ai dit « le garder ».

Et, comme Thérèse s'évertuait à ne pas comprendre :

— Le garder, quoi ! Bien le garder ! Faire les sentinelles ! Pas se le garder ! Le garder ! Que personne vienne lui faire du mal ! Tu comprends ou tu es trop conne ?

Thérèse et Jérémy cultivent depuis toujours cet art du quiproquo qui fait le sel de leurs relations. D'accord sur tout, ils ne s'entendent sur rien. Leur façon de supporter le bail perpétuel de la fraternité.

— Le protéger, tu veux dire.

Thérèse vivait déjà à cheval sur les mots. Elle produisait des petites phrases électriques et bien structurées où le vocabulaire avait rarement la permission de minuit.

— C'est ça, le garder.

Le fait est que notre pensionnaire fut bien « gardé ». Hadouch était une pieuvre. Ses bras droits avaient des bras droits. Mo le Mossi et Simon le Kabyle régnaient sur une armée de lieutenants qui eux-mêmes ne comptaient plus leurs soldats… S'approcher de notre quincaillerie à moins de huit cents mètres sans être repéré relevait de l'exploit. Le mastard à l'oreille coupée en fit les frais. Il avait cru pouvoir s'offrir une petite reconnaissance à Belleville, le bonnet enfoncé et le groin anodin, mais s'en était retourné plus vite que prévu, trop heureux de ne pas y laisser sa deuxième oreille.

— Convaincu ? me demanda Hadouch.

Belleville s'était refermé sur nous. Nos anges gardiens avaient déployé leurs ailes. La tribu pouvait sortir les yeux fermés. Nous étions provisoirement immortels. La pluie elle-même hésitait à nous mouiller.

Quant à notre mourant, il avait troqué un hôpital contre une forteresse où chacun se vouait à sa résurrection.

— Qu'est-ce qu'il a, au juste ?

Louna décrivit le désastre anatomique devant un amphithéâtre bourré à craquer. Il y avait la tribu Malaussène au complet, bien sûr, mais il y avait les Ben Tayeb, aussi, le vieil Amar et Yasmina, plus Hadouch, Mo et Simon, flanqués de leur état-major. Ça se passait là-haut dans ma chambre, où gisait l'écorché dans un parfum d'éther. (Maman, elle, s'obstinait à pleurer dans son lit la mort d'un être qui n'était pas né.)

Louna professait en blouse blanche. Atmosphère aseptique et studieuse.

— Aucune blessure létale, mais un état de déshydratation et de cachexie tel que sa vie ne tient plus qu'à un fil.

Hadouch traduisait à ses troupes :

– Ça veut dire qu'il a rien de mortel. Il crève juste de soif et de faim. À part ça ?

Louna égrenait le chapelet du martyre.

— Ongles arrachés, dents cassées, brûlures diverses…

— On dirait qu'on a voulu le plumer comme un poulet, fit observer le vieil Amar. Regardez la peau, sur la poitrine…

— Un chalumeau, fit Simon. Ils étaient pressés. C'est comme peindre au rouleau…

Les connaissances de Hadouch en matière de brûlures prospectives affinèrent le diagnostic.

— Les petits ronds, là, sur les bras, c'est les cigarettes des soldats. Des blondes à la braise pointue. Mais les cratères, sur la plante des pieds, c'est du cigare. Il s'est fait interviewer par le patron de la bande. Un grossium qui donne dans le double corona. Un imprudent, il laisse des traces.

Mo le Mossi émit une hypothèse :

— Ils se foutaient des traces. Ils voulaient le faire parler et le buter après.

— Sur un cadavre, des traces, ça devient des indices, objecta Hadouch.

L'assistance prenait mentalement note.

Louna poursuivait son cours d'anatomie déglinguée.

— Une épaule démise, hémarthrose du genou, deux côtes cassées…

MO : Des côtes pétées ? Il a les soufflets troués ?

LOUNA : Pas de perforation pulmonaire, non, il ne crache pas de sang. Il en vomit. Il a dû en avaler beaucoup.

MO : Ça, c'est quand ils se sont occupés de ses dents ! (À ses hommes) : Faut toujours faire cracher, quand on travaille les dents ! Sinon, ils avalent, ils avalent, et, au moment où on s'y attend le moins, ils en foutent partout.

LOUNA : Plaies infectées, ulcérations des chevilles et des poignets…

SIMON : Ça fait combien de temps qu'il a disparu de ton hosto ?

LOUNA : Dix jours, à peu près.

SIMON (à ses hommes) : Ils l'ont gardé attaché pendant dix jours.

HADOUCH : Encore un indice. Ça donne quoi, si on fait le total ?

Louna secoua une tête pessimiste :

— Constantes catastrophiques : la tension est tombée à 6, l'urée est au plafond… ionogramme lamentable, fièvre permanente…

— Il a une chance de s'en tirer ?

Une voix nouvelle trancha :

— Il ne mourra pas.

Tout le monde se tut. Thérèse fendit l'assemblée, raide comme un verdict, écarta Louna par la seule autorité de ses yeux, prit la main du martyr qu'elle retourna comme une limande, en lissa la paume, longuement, et se plongea dans une lecture silencieuse au terme de laquelle elle répéta :

— Il ne mourra pas.

Puis elle précisa :

— Ce n'est pas n'importe qui !

Et encore :

— Il ira très loin.

JÉRÉMY : Arrête de faire ton intéressante ! Dis-nous plutôt qui c'est.

THÉRÈSE : Les lignes de la main ne sont pas une carte d'identité.

JÉRÉMY : À quoi ça sert, alors, tes conneries ?

THÉRÈSE : À vous annoncer qu'il ne mourra pas,

JÉRÉMY : Évidemment, puisqu'on va le soigner !

Controverse interrompue par Clara qui s'était glissée au pied du lit, avec sa discrétion de photographe, son art si doux de la transparence, l'œil tombé dans son vieux Rollei, bras levé, le pouce sur le déclencheur, et :

Flash !

— Nooooo ! Manfred, I did'nt kill you !

Fut-ce la lueur du flash ? Le blessé se redressa à l'équerre, et d'une voix étonnamment puissante pour un demi-mort, il gueula cette phrase, en anglais :

— Nooooo ! Manfred, I did'nt kill you !

Ça venait de si profond, ça charriait une telle douleur, c'était une affirmation d'une telle violence, un malheur si destructeur, et cela passait par des yeux à ce point écarquillés que ma peau se retourna tout entière.

— Qu'est-ce qu'il dit ? demanda Jérémy.

— Il s'adresse à un certain Manfred, traduisit Thérèse. Il lui affirme qu'il ne l'a pas tué.

— Ah bon, dit Hadouch, c'est un gars du métier…

*

Tout compte fait, il tombait bien, le gars du métier. Les cloches de Pâques venaient de sonner l'entracte scolaire. Or, si les vacances de Thérèse ou de Clara ne posaient jamais problème — chacune s'occupait muettement à ses passions respectives — , Jérémy, lui, n'était pas le genre de gosse à s'oublier dans l'aéromodélisme. Quant à l'envoyer en colo, c'était courir le risque d'une guerre de décolonisation.

Non, notre pensionnaire tombait à pic. Il fixait les troupes de Hadouch, consolait Louna, jugulait Jérémy, passionnait Thérèse, et je ne crois pas me tromper en affirmant que si Clara est devenue un cordon-bleu, c'est grâce à son passage dans la famille. Il manquait de tout à son arrivée — glucides, protides, lipides, la collection complète des vitamines et beaucoup d'eau pour faire le liant — , il fallut, le nourrir juste, et en quantité. D'autant qu'il faisait part égale avec son ténia. Une nourriture équilibrée, donc, mais copieuse.

— El de la qualité, surtout, de la qualité française ! C'est un Américain, faut pas qu'il reparte déçu.

Jérémy était intraitable sur ce point.

Du tournedos Rossini au filet de sole sauce Mornay, en passant par la blanquette de veau et le bœuf bourguignon, il eut droit à une vraie culture, que complétaient, par intermittence, le couscous de Yasmina et l'épaule d'agneau à la Montalban. Déjeuners et dîners royaux. Des siècles de gastronomie dressés contre la barbarie hamburger. Clara cuisinait au millimètre et Jérémy se chargeait de la présentation. Il était devenu orfèvre en papillotes. Ce que Thérèse jugeait superflu puisque chaque mets, si élaboré fût-il, devait être broyé au mixeur pour finir dans une vessie que Louna branchait à la sonde gastrique.

— C'est pas parce qu'il ne peut bouffer que de la bouillie qu'on doit négliger la déco, expliquait Jérémy à Thérèse. Regarde, moi : quand j'ai rien à dire dans une rédac, je soigne mon écriture. Question de principe.

— Tu n'as pas oublié son pansement gastrique ? demandait Louna.

— Phosphalugel envoyé ! annonçait Jérémy comme on répond à l'officier de quart : vous pouvez mettre la pression !

Louna malaxait alors la vessie de caoutchouc. Les yeux de la famille suivaient la progression de la nourriture dans les anneaux de la sonde, puis l'attention générale se portait sur le visage du malade :

— On dirait qu'il aime.

Momentanément emplâtré par le pansement gastrique, le ver solitaire se recroquevillait sur lui-même et laissait manger son hôte dont le visage rosissait.

— Oui, il a l'air d'apprécier.

— Il peut ! C'est rien que du premier choix. Je suis allé faire le marché place des Fêtes.

Toutes paroles destinées à nous rassurer, parce qu'à la vérité, si ces repas se passaient bien, la plupart finissaient mal. Le peu de force que notre malade y gagnait s'épuisait, quelques minutes après le gavage, en un hurlement — toujours le même — poussé au comble de la rage :

Cristianos y Moros !

Et il retombait, exsangue sur son oreiller, comme s'il n'avait rien mangé.

La première fois, Jérémy demanda :

— Qu'est-ce que ça veut dire ?

— Des chrétiens et des Maures ! traduisit Thérèse.

— Des « Maures » ?

— Des Arabes, précisa Thérèse.

— C'est de l'anglais ?

— De l'espagnol, corrigea Thérèse.

Cristianos y Moros ! répéta l'autre.

— Faudrait savoir, gronda Jérémy en lançant un regard suspicieux à Thérèse, il parle anglais ou espagnol ?

Après ce hurlement, notre malade retombait généralement dans un coma si profond que Louna y perdait son latin.

C'est alors que le ténia se mettait à table. Le ténia ronronnait. Ce n'est qu'une image, certes, une image sonore, mais cela ne faisait de doute pour aucun d'entre nous : quelque chose se nourrissait à l'intérieur de notre patient, quelque chose d'immonde s'envoyait goulûment les chefs-d'œuvre de Clara, une voracité souterraine et satisfaite d'elle-même vidait ce corps de sa substance. Et ce pillage ravivait la douleur de l'esprit :

« No, Manfred, no, it's not me ! »

Il délirait. Des borborygmes plus que des phrases. Des bulles, à la surface d'une conscience morte. La fermentation du désespoir.

« Ta mort, Manfred, c'est Papa ! »

Ou des protestations de fureur :

« Ton fils est mal élevé, Philip ! Il me pose des bombes sous le cul ! »

Thérèse prenait des notes, un calepin ouvert sur ses genoux aigus.

« Saint Patrick ! Où as-tu caché Jérónimo ? »

Thérèse cherchait le fil de la cohérence. Elle traquait le sens et traduisait au plus près.

« Papa, je ne veux pas de tes bonbons ! Manfred est mort ! Je suis venu te faire manger tes garçons. »

Et après chaque repas, toujours ce leitmotiv, au volume sonore incomparable :

« Cristianos y Moros ! »

Un vrai cri de guerre. Ce fut Hadouch qui s'en inquiéta le premier.

— Qu'est-ce qu'il leur veut, aux roumis et aux Arabes ? Qu'est-ce qu'il nous veut, ce mec ?

« Cristianos y Moros ! »

— Et si c'était un agent du Mossad ?

Hadouch était inquiet. Hadouch nous voyait infiltrés par les Services secrets israéliens, embarqués dans une de ces guerres de religion qui font exploser les poubelles. Il alla chercher le rabbin Razon de la rue Vieille-du-Temple. Le rabbin, qui était homme de paix, passa une nuit auprès du malade. Il fut catégorique. À sa façon ironique et rêveuse, mais catégorique :

— C'est un Juif, oui, il a un sens aigu de la famille. Mais rassurez-vous, sa fille le préoccupe davantage que les chrétiens et les Maures.

— Sa fille ?

— Adonaï, Dios Santo ! Elle se tape du goy à la chaîne. Du goy et du Juif, d'ailleurs. C'est une fille de feu.

— Pute ?

— Non, mon garçon, elle épouse à chaque fois.

— Rabbi, quoi d'autre ?

— C'est un homme puissant.

— Mais encore ?

— Grosse mémoire. Très encombrée.

— Et ?

— Courageux.

— C'est tout ?

— Casher.

Il ajouta :

– À sa façon. C'est un homme de la Loi. Mais il a le ver solitaire. Je passerai prendre de ses nouvelles de temps en temps.

— Rabbi, vous serez toujours le bienvenu.

Un matin, l'endormi à la voix de stentor hurla un mot nouveau :

Cappuccino !

Jérémy, qui était de garde, ne connaissait pas ce mot. Il réveilla Thérèse.

Dammi un cappuccino, stronzino, o ti ammazzo !

— Un cappuccino, sinon il te tue, traduisit Thérèse avec une certaine satisfaction. Elle ajouta : Il parle italien, maintenant. Elle ajouta encore : Anglais, espagnol, italien, ça doit être un Juif new-yorkais. Va réveiller Clara, pour le cappuccino. C'est une espèce de café avec de la crème, ou quelque chose comme ça…

Le cappuccino eut sur le ver solitaire l'effet d'un harpon planté dans le flanc d'une murène. Réveillée en sursaut, la bête bondit dans le ventre du malade. Un anaconda en furie qui donnait de la tête contre toutes les portes. Le New-Yorkais se tordait dans son lu. De douleur et de rire. Ce cappuccino, c'était une blague qu'il faisait à son ver. Hurlements subséquents et réveil de Louna :

— Du café à un ténia ? Vous êtes complètement fous ! Jérémy, vite, des yaourts ! Yaourts et pansements gastriques !

*

Vacances paisibles, donc. Chacun à son poste et moi au chevet de maman. Maman souffrait de n'être pas deux. Nous autres six, présents sous son toit, comptions pour du beurre. Si je lui donnais des nouvelles du malade, c'était pour la distraire, si elle feignait de s'y intéresser, c'était par distraction.

– À propos, comment se porte votre Juif new-yorkais ?

— Il végète, maman.

Oui, il reprenait du poids et des couleurs, il cicatrisait et se ressoudait, tous les indicateurs de son tableau de bord frisaient la norme, mais sa conscience demeurait souterraine. Le fait qu'il eût traité Jérémy de petit con (stronzino) nous avait donné espoir. Mais non, cet accès de lucidité désignait un des stronzini de sa vie antérieure, quelque autre petit con enfoui dans son délire.

— Très préoccupant, concluait Louna.

Elle marmonnait du diagnostic :

— Désorientation temporo-spatiale, délire, confusion, obnubilation…

L'œil songeur sur l'alité…

— S'il reste dans cet état au bout d'une semaine alors que tout redevient normal, on peut craindre une lésion cérébrale, genre hématome sous-dural.

Elle finit par conclure :

— Il faut consulter un spécialiste.

Le spécialiste fut vite trouvé. La roulette désigna le neurologue de Louna, le bourreau de son cœur.

— Il n'y en a vraiment pas d'autre ? demanda Hadouch.

— C'est le meilleur, répondit Louna. Sois gentil avec lui, Hadouch. Il ne s'agit plus que de rapports professionnels.

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