5 RÉSURRECTION

Louna eut trop à faire avec la santé du Shérif pour s'apitoyer sur elle-même. C'est la marque des âmes fortes : chagrins et bonheurs n'y sont que parenthèses sur la route du devoir. Passons.

Il fallut rebrancher le Shérif et mesurer l'ampleur des dégâts. Louna se fit laborantine, cette nuit-là. Les analyses de sang révélèrent une quantité impressionnante de substances toxiques injectées dans les replis secrets du New-Yorkais. Planche à Voile avait joué avec ses côtes, aussi. Le Shérif respirait mal.

— Il a dû souffrir le martyre.

Oui. Et le martyr ne souhaitait pas souffrir davantage. Il levait l'ancre pour de bon, cette fois.

— C'est une question d'heures, maintenant.

Louna lâcha cette phrase fatidique le lendemain, à midi pile, devant un Shérif qui ne tenait plus qu'à un cheveu d'ange.

— Sans cette histoire, je l'aurais sauvé, Ben ! Il était, sauvé.

Louna deux fois trahie, dans son cœur et dans son art… Difficile de dire laquelle des deux Louna souffrait le plus.

— Il était costaud, tu sais.

Elle en parlait déjà au passé.

— El une grande force d'âme.

— Faul-il prévenir Rabbi Razon ?

— Oui.

Rabbi Razon vint avec de la lecture sacrée. Il n'eut qu'un seul commentaire, quand nous lui eûmes raconté le rôle de Planche à Voile :

— Huerco malo ! Pardonne-moi, Louna, mais il ne me plaisait pas ce guevo de rana…

Il traduisit pour les petits :

— Non, il ne me plaisait pas du tout, cet œuf de grenouille…

Jérémy, Thérèse et Clara fleurissaient la chambre, en attendant l'arrivée de Belleville. Ils avaient résolu de donner un air de fête au départ du Shérif. Les banderoles punaisées au plafond faisaient un ciel de gloire au-dessus de son lit. On attendait la tribu Ben Tayeb, bien sûr, mais une délégation des Chinois et des Juifs de Belleville aussi, et des Latinos de toutes origines. Mo le Mossi amena l'Afrique occidentale. À quoi s'ajoutèrent deux ou trois des Américains qui hantent le restaurant La Courtille, rue des Envierges. Il fallait que cet homme seul partît accompagné de tous. C'était la volonté de Jérémy. Et que les femmes poussent les youyous de l'affliction. Et que les cheveux s'arrachent par poignées. Mieux que des funérailles nationales, des obsèques planétaires.

— Comme si on l'enterrait au centre de la terre.

Jérémy déposa une couronne de myrte sur la tête du Shérif.

La chambre s'estompa dans un brouillard d'encens.

— Je peux commencer ? demanda Rabbi Razon.

Il pouvait. Tout était en ordre, sur la terre comme aux cieux.

Mais il ne commença pas.

Un ange venait d'apparaître dans l'embrasure de la porte. Un ange transparent et laiteux qui se tenait debout dans l'immobilité de tous les regards. Un de ces anges de vitrail aux formes pleines, à la peau blanche, au visage rayonnant d'indifférence céleste.

C'était maman.

Elle s'approcha du mourant dans un silence de cathédrale. Elle semblait marcher deux millimètres au-dessus du sol. Elle envahissait les regards et se mouvait dans les esprits. Quand elle se pencha sur le visage du gisant, hommes et femmes sentirent la chaleur de ses lèvres sur leurs bouches.

— Cet homme n'est pas encore mort, dit-elle enfin.

Elle ordonna :

— Couchez-le dans mon lit.

Et elle disparut comme elle était venue.

Il fallut attendre la retombée de l'enchantement pour que Rabbi Razon donnât le feu vert :

— Ce que Dieu ne peut plus faire, une femme, parfois, le peut. Portez-le dans son lit.

*

— Pas de doute, commenta Hadouch quand nous eûmes translité le Shérif, ta mère est vraiment une apparition.

— C'est pour ça qu'on la voit si rarement, répondis-je.

Et, comme nous étions entre nous :

— Qu'est-ce que tu as fait de Planche à Voile ?

— Pas le même genre de funérailles.

— Mais encore ?

— C'était une marionnette. On a logé les salauds qui le manipulaient. Il était à eux, on le leur a rendu.

Ils avaient tout bonnement déposé le corps de Planche à Voile dans le coffre de la Mercedes, avec l'oreille coupée et le 11,43 de son propriétaire. Sur quoi, ils avaient appelé la police et ne s'étaient pas mêlés du reste.

— Par principe, je déplore ce genre de collaboration, expliqua Hadouch, mais il y a des circonstances où la paix sociale exige quelques concessions.

Mo et Simon étaient restés en planque dans le quartier des malfrats. Sur le coup de six heures du matin, une armada de gendarmes encagoulés avaient investi l'immeuble et embarqué l'homme à l'oreille coupée, avec sa Mercedes, le cadavre de Planche à Voile, l'arme du crime, et une perspective de quinze ans de placard.

– À l'heure qu'il est, il a dû balancer tous ses potes. C'est du costaud, mais pas du résistant.

– À moins qu'il ne t'ait balancé toi, Hadouch. Son oreille, c'est toi qui l'as coupée, non ?

Hadouch leva les yeux au ciel comme si, décidément, j'avais tout à apprendre.

— Mon couteau est dans la poche de Planche à Voile. Avec ses empreintes sur le manche.

Un temps.

– Ça nous a d'ailleurs bien fait chier, Simon et moi, d'y laisser notre armurerie.

Un autre temps :

— Mais qu'est-ce que tu veux…

Et, le sourcil civique :

— Il faut savoir faire des sacrifices.

*

Jérémy et moi fûmes interdits de séjour dans la chambre de maman. Apparemment, c'était une affaire de femmes. On ne parlait plus qu'en murmurant, dans la maison. Louna y allait de son rapport quotidien. Le Shérif faisait la planche.

— Il ne bouge pas, Benjamin. Sa peau contre celle de maman, il ne bouge pas. Je n'ai jamais vu un corps si parfaitement immobile. Comme les chats, quand ils luttent contre la mort.

Le chat ne mourait pas. Refermée sur lui, maman le réchauffait de toute la surface de son corps. Dès que flanchait son rythme respiratoire, la bouche de maman lui servait son oxygène.

Les vacances s'achevèrent. Clara, Thérèse et Jérémy retournèrent à leur scolarité. Je ne sais plus trop quel boulot provisoire je faisais à l'époque, mais je sais que je ne le faisais pas : congé de maladie. Oui, un de ces profiteurs qui creusent le gouffre de la Sécu et que pointent les index ministériels… Si le pays sombre un jour, ce sera ma faute, pas celle des ministres. Mais, va savoir pourquoi, il me semblait que ma présence était plus utile sous notre toit que partout ailleurs.

Le Shérif reprit du poil de la bête.

— Il se nourrit, Ben.

— Cristianos y Moros ?

— Non, il n'en a pas encore la force. Il tète.

Maman nourrissait au sein un Juif américain qui revenait d'entre les morts.

— Il profite, Ben ; il se remplume avec le lait du petit frère.

— Je savais bien qu'il ne mourrait pas, lâcha Thérèse en passant près de nous.

Bientôt, Louna et maman purent mener une guerre victorieuse contre le ver solitaire. La bête fut jetée aux égouts.

Et vint la grande nouvelle :

— Il a ouvert les yeux, Benjamin !

— Il a parlé ?

— Non. Il a souri.

À vrai dire, le Shérif ne parla plus et je ne le revis jamais. Au jour d'aujourd'hui, je me souviens très bien de lui, mais plus du tout de sa tête, ni de sa voix. Le Shérif est une certitude, il n'est pas une image.

Un dimanche matin, maman convoqua toutes les tribus de Belleville à son chevet.

— Il est parti, dit-elle.

Elle était seule dans son lit. Elle nous annonça ce départ sans l'ombre d'un regret.

— Il est parti, mais il nous a laissé un souvenir. Je suis enceinte.

*

Neuf mois plus tard, le Petit faisait son apparition entre les cuisses de maman. Le Petit pleura beaucoup en voyant le jour. Cette tristesse nous affligea. Thérèse l'attribua aux mésaventures du Shérif, son père.

Rabbi Razon nous rassura :

— Les premières larmes, dit-il, sont toujours un beau signe : ¡ Niño que no llora no mama !

— Traduction ? demanda Jérémy.

— « Un bébé qui ne pleure pas ne tète pas », traduisit Thérèse.

Rabbi Razon levait le Petit dans la lumière du jour.

— Dios que te page, mon petit !

— « Dieu te rembourse », traduisit Thérèse.

Le Petit était vraiment tout petit. Rabbi Razon dut le lire dans mes yeux, parce qu'il éprouva le besoin de me rassurer :

— N'aie pas peur Benjamin, il est bien assez petit comme ça, je ne vais pas te le raccourcir.

— Pas pour l'instant…, ajouta-t-il, en homme de Dieu.

— C'est vrai qu'il est petit, murmura Clara dont le flash crépita.

— Et c'est comme ça qu'on va l'appeler, déclara Jérémy.

— Petit ? demanda Thérèse.

— Le Petit, corrigea Jérémy.

— Le petit ? demanda Thérèse.

— Le Petit, confirma Jérémy. Avec une majuscule à Le et une autre à Petit.

— Une seule majuscule suffira, intervint maman, mon petit à moi n'est pas un fromage.

— Vive le Petit ! fit Jérémy, qu'on n'a jamais entendu contredire notre sainte mère.

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