6 SOUVENEZ-VOUS D'ISAAC

Loussa m'écoutait sans broncher. Nous en étions à notre quatrième théière. Ali avait tiré le rideau de L'Homme bleu. Youcef et lui s'étaient assis à notre table. Le restaurant sentait la menthe.

— Ta mère l'a sauvé comme ça, l'Américain ? Rien qu'en le faisant téter ? Décidément, les femmes sont belles !

J'ai réfléchi un peu :

— Non, en vérité, elle l'a sauvé autrement.

Selon maman, nous avions fait une erreur de diagnostic, tous autant que nous étions. D'après elle, le Shérif ne mourait pas des tortures subies. Le Shérif ne mourait pas dévoré par son ver, non plus. Elle n'était même pas certaine que les fioles de Planche à Voile l'eussent achevé… Les dealers, les coups, les balles de revolver, les poisons et le ténia étaient son ordinaire, il était homme à supporter beaucoup plus que cela. Non, c'était le remords qui l'emportait. « Il ne se pardonnait pas la mort de Manfred », nous expliqua maman. « Mais qui est donc ce Manfred ? » avait demandé Thérèse. « Un fantôme roulé dans sa conscience, avait répondu maman. Bien plus terrible que son ténia ! »

Et maman avait passé un marché avec le Shérif. Elle s'était offerte à ressusciter Manfred, tout simplement. « C'est ce que je lui ai tout de suite proposé : un Manfred pour ton Manfred, une vie pour une vie, fais-moi un petit Manfred et le tien te fichera la paix, parole de femme ! »

— Alors, votre Shérif a ressuscité Manfred et il est parti comme ça ? demanda Loussa de Casamance, sans un au revoir, sans un remerciement, sans rien ?

— Il a laissé un mot.

— Qui disait ?

— « Souvenez-vous d'Isaac. »

— « Remember Isaac ? » C'est bien ce que je craignais.

J'ai levé les yeux sur Loussa. Il secouait une tête qui n'en revenait pas.

— Qu'est-ce qui se passe, Loussa ?

— Je n'ose pas te le dire.

— Loussa…

— Tu ne me croiras pas.

— Allez…

— Je connais ce type.

— Quel type ?

— Ton shérif, mon garçon, le père du Petit, je le connais.

— Tu le connais ?

— Enfin, je sais qui c'est. Je suppose… bien que ce soit…

J'ai regardé Loussa dans le blanc des yeux, j'ai posé mes mains sur les siennes, et je me suis mis à lui parler à petits coups de marteau bien précis, comme on plante les points sur les i…

— Tu le connais ou tu ne le connais pas ? Fais pas le con, Loussa, je te rappelle que le Petit se laisse mourir de faim à la maison… si tu connais son père, amène-le-nous vite fait… mais si tu ne le connais pas… si tu supposes… je ne pense pas que le Petit soit d'humeur à se nourrir de suppositions…

Loussa a hésité un long moment, puis il s'est levé, tout songeur.

— Tu es chez toi, ce soir ?

— Où veux-tu que je sois ?

— Alors, attends-moi, je viendrai.

— Avec le père du Petit ?

Il a fait un geste évasif de la main et s'est dirigé vers la porte de L'Homme bleu.

*

En arrivant à la maison, j'ai trouvé que le Petit devenait transparent. Je l'ai flanqué devant une lampe de bureau. Pas de doute, quelques jours de jeûne encore et on pourrait lire au travers.

— Quand vas-tu te décider à faire quelque chose ? m'a demandé Thérèse.

J'ai regardé le Petit dans les yeux :

— Tu ne voudrais pas manger ? Un petit peu ? Pour me faire plaisir ? Non ? Un petit quelque chose ? Yaourt ? Sandwich ? Trois frites ?

Le Petit a répondu :

— Je préférerais mon papa.

Et il n'a pas touché à son dîner.

J'allais coucher les enfants (le Petit pénétrait le ventre vide dans un tunnel qui ouvrirait sur son troisième jour de jeûne), lorsque Loussa a sonné.

Je suis allé lui ouvrir. Il était seul.

— Tu es seul ?

— Oui et non, répondit-il en entrant.

Vu les circonstances, fallait-il vraiment que je supporte le côté chinois de ce Sénégalais ?

— Loussa…

Il m'a fait, signe de la fermer et de m'asseoir.

Lui-même a pris place en face de moi.

– Écoule, petit con, ce que j'ai à le dire est difficile à avaler.

J'ai préparé ma salive en conséquence.

— J'ai vérifié mes sources. Je connais le père de ton petit frère à lunettes roses, aucun doute là-dessus.

— Et tu ne l'as pas amené ?

— Si.

Il m'a regardé longuement, a poussé un gros soupir, a déboutonné son manteau et en a sorti quatre bouquins qu'il a déposés sur la table de la salle à manger, là, en pile, devant moi.

— C'est le personnage principal de ces quatre romans.

— Pardon ?

Loussa a pris une bonne bouffée d'air et a lâché toutes ses informations d'un coup.

— Il s'appelle Isaac Sidel, il est américain, il est juif, il est le père d'une fille, Marylin, qui se marie et divorce à la chaîne, il est le flic en chef de la ville de New York, il se croit responsable de la mort de Manfred Coen, qui était son subalterne préféré, Joyce et le cappuccino sont ses péchés mignons, il se nourrit de chrétiens et de Maures, il est increvable, et se bagarre contre tous les types qu'il maudissait chez toi, dans son délire : Rupert, Stanley, Zorro, Cowboy, Mac Neil, Dermott et les autres… Vérifie, truands ou flics pourris, ils sont tous dans ces quatre volumes !

J'ai regardé le visage de Loussa. Rien que le visage de Loussa. Il a parfaitement compris ce qu'il y avait dans mon regard, parce qu'il a dit, en reprenant son souffle :

— Je sais… je t'avais prévenu… difficile à avaler… mais dois-je te rappeler…

Un drôle d'ange est passé.

— Dois-je te rappeler que, ce matin, tu comparais toi-même ton petit frère au Bartleby de Melville ?

— Rien à voir. Bartleby était une métaphore ! Ma mère ne s'est pas fait engrosser par une métaphore !

Loussa a hoché la tête :

— La plupart des enfants naissent d'une métaphore… C'est après que ça se gâte.

J'ai tenté une autre sortie :

— Si ma mère avait fait un truc aussi irrationnel — s'envoyer un personnage de roman

— Thérèse le saurait !

Loussa n'a pas relevé. Il a juste ajouté :

— J'ai oublié de te dire le principal, petit con. L'Isaac de ces quatre romans…

Il tapotait la pile de livres sur la table :

— Il a le ver solitaire.

Et de conclure, fataliste :

— Maintenant, tu peux me foutre à la porte si tu veux, mais les faits sont les faits : le Juif américain que ta mère a ressuscité, le père de ton petit frère aux lunettes roses, est le personnage principal de ces quatre romans. Je te les laisse. Ils sont à toi. Cadeau. Une belle lecture au demeurant, tu verras… magnifique. L'auteur s'appelle Charyn. Jerome. Jerome Charyn. C'est un Américain. Juif new-yorkais, comme son Isaac.

Sur quoi, Loussa m'a laissé là.

J'ai battu des ailes deux secondes, puis j'ai baissé les yeux sur les quatre romans : Zyeux-bleus, Marylin la Dingue, Kermesse à Manhattan, Isaac le Mystérieux… C'était leurs titres.

*

« Il y avait une fois un vieil homme avec un ver dans le ventre. Le ver aimait grignoter. Le vieil homme devait s'empoigner comme s'il voulait s'arracher les entrailles. Il vivait dans un répugnant hôtel de la Quarante-septième Rue Ouest. L'hôtel n'avait même pas de nom. À deux pas de l'Allée Réservée. Les maquereaux l'évitaient, le vieux. Ils louaient dans cet hôtel des appartements à toutes les “fiancées” qu'ils avaient ou qu'ils surveillaient. Les fiancées étaient toutes des Noires au-dessous de dix-neuf ans. L'une d'elles au moins était enceinte. Elles aimaient bien le vieux. Il ne les engueulait pas, il ne regardait pas sous leur blouse d'été. Les mamelons en sueur d'une pute n'étaient pas faits pour le surprendre.

Elles parlaient donc à ce vieux clochard, partageaient avec lui leurs boissons à l'orange »

J'ai lu tard dans la nuit. Assis en tailleur au pied d'un auditoire en charentaises et pyjama, les yeux de Julius le Chien suivant les lignes par-dessus mon épaule, je nous ai plongés à haute voix dans la saga d'Isaac Sidel et de son ver solitaire. C'est ainsi qu'Isaac est entré une deuxième fois dans la maison. Thérèse prenait des notes qui lui rappelaient quelque chose. Le Petit avait mis ses lunettes pour mieux entendre. Jérémy poussait les oh ! les ah ! les putain ! les vache ! les dis don' ! les bordel ! de son admiration. Et si Clara avait pu photographier des mots… Je lisais à voix haute la saga d'Isaac Sidel, « Isaac le chef », « Isaac le pur », « Isaac le grand rabbin du Q.G. », « Isaac, le papa de Marilyn, la dingue aux sept maris », « Isaac le psychopathe », « Isaac le schmuck », « Isaac la merde », « Saint Isaac », « Isaac le mystérieux », selon les points de vue des autres personnages, et je les reconnaissais au passage, tous autant qu'ils étaient, ces noms qui avaient hanté les délires de notre Shérif : Annie Powell, la petite pute balafrée de la Quarante — troisième Rue, Dermott son maquereau lecteur de Joyce, Coot Mac Neil l'Irlandais pourri qui remontait des rivières de sang… je lisais encore vers les premières heures de l'aube (Isaac Sidel semblait installé dans la chambre des enfants comme s'il ne nous avait jamais quittés), quand la voix du Petit, tout à coup, m'a stoppé net dans mon élan.

— J'ai faim.

Ce qui a suivi était beaucoup plus que du silence.

— J'ai faim, a répété le Petit.

Jérémy a réagi le premier.

Il a bondi hors de son lit et a foncé vers la cuisine, Clara sur ses talons.

— Tu as faim, le Petit ! Formidable ! Qu'est-ce qu'on te fait ? Une omelette aux morilles ? Des spaghetti aux aubergines ? Un sandwich au Jabugo ? On ouvre une boîte de foie gras ?

Sourcils froncés, le Petit récusait.

— Non ? Un dessert ? a proposé Clara. Tu veux passer directement au dessert ? Une crème brûlée ? Un petit gratiné de fruits rouges ?

Non, faisait la tête du Petit.

Il a ôté ses lunettes roses pour mieux réfléchir, son visage s'est enfin épanoui, et il a dit :

— Cristianos y Moros !

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