San-Antonio Descendez-le a la prochaine

PREMIÈRE PARTIE LE MEURTRE DE SAN-ANTONIO

CHAPITRE PREMIER AU RAYON DES MACCHABÉES EN TOUT GENRE

Le gars qui pourrait me prouver par a + b qu’il a, au cours de son existence, exécuté une besogne plus débecquetante que celle à laquelle je me livre depuis une huitaine de jours aurait droit, selon moi, au salut militaire, au salut éternel et à une place assise dans les chemins de fer.

Faut vraiment avoir le palpitant arrimé avec du gros filin pour tenir le choc. Et je le tiens, moi, le choc, parce que mon job, c’est justement de ne pas faire la fine bouche.

Voilà une semaine que je visite les morgues de France à la recherche d’un cadavre… Non pas du cadavre d’un mec disparu et que je suis chargé de retrouver, mais du cadavre dont nos services entendent faire l’emplette.

Car c’est la vraie vérité du Bon Dieu ; aussi ahurissant que cela paraisse, nous cherchons à nous rendre acquéreurs d’un mort. Et c’est moi qui suis chargé de dégauchir le cané idéal ! C’est duraille.

C’est duraille parce que le mort que nous voulons doit répondre à un signalement très rigoureux. D’abord ce doit être un homme. Ensuite, il doit mesurer un mètre quatre-vingt-quatre et être âgé d’une trentaine d’années, être blond, posséder toutes ses dents à l’exception d’une prémolaire qui doit être en argent… Vous le voyez, c’est assez compliqué.

Ça l’est même tellement que, jusqu’ici, après avoir visité les morgues de Paris, de Lille, de Rouen, de Reims, de Strasbourg, où l’on nous signalait des macchabées dont la description avoisinait notre prototype idéal, je n’ai pu dénicher l’oiseau rare !

A Lille, j’ai eu un espoir assez sérieux… Il y avait un type blond, d’un mètre quatre-vingt-deux : mais il lui manquait la moitié des chailles et il avait deux doigts sectionnés… c’était pas de pot ! Avec un peu de bonne volonté on serait arrivé à l’arranger…

C’est donc de guerre lasse, comme dit l’autre, que je pousse la lourde de la morgue d’Orléans…

« Qu’est-ce qu’on irait faire à Orléans à dix heures du soir ! » s’exclamait la femme du paysan qui voulait s’acheter une bagnole…

Il est justement dix heures, mais dix heures du matin ! Et si je disais aux gens qui me regardent passer l’objet de ma visite, probable qu’ils feraient une drôle de tirelire !

Un type un peu myope affublé d’un uniforme trop étroit pour lui vient à ma rencontre dans le couloir dallé.

— C’est pourquoi ? demande-t-il…

— C’est au sujet d’un cousin à moi qui a disparu… On m’a signalé à la police que vous aviez parmi vos pensionnaires un homme correspondant à son signalement, puis-je le reconnaître ?

Il est d’accord.

— Venez, dit-il…

Une affreuse odeur de mort et de désinfectant flotte dans la bâtisse.

Nous arpentons un bon métrage de couloirs, et il me conduit au sous-sol par le truchement d’un ascenseur plus long que haut.

En bas, l’odeur de mort se complique de relents d’humidité. J’en ai des picotements dans la moelle épinière…

— Entrez ! invite le maître de ce domaine du canage, et il pousse une lourde épaisse comme la couennerie d’une cliente de tireuse de cartes.

La pièce où je pénètre ressemble à toutes celles que j’ai déjà vues dans ces sortes d’endroits. Elle est nue, glacée, blanche et vous n’avez pas besoin de vous raconter des choses tristes pour garder votre sérieux.

— A quoi il ressemble, votre cousin ? demande le mec.

Je lui fais une brève description…

— Je vois, dit-il, c’est sûrement le pauvre gars qu’on m’a amené jeudi dernier…

— Que lui est-il arrivé ?

— Suicide au gaz…

Je hausse les épaules.

Vous avouerez qu’il faut en tenir une drôle de couche pour renifler du gaz de ville au prix où en est le mètre cube !

Le gnome en uniforme tire sur une manette, il y a comme un bruit de billes roulant dans un tube de métal, et le tiroir s’ouvre.

A l’intérieur est allongé un pégreleux qui est ce que j’ai vu de mieux jusqu’à présent comme article maison. Apparemment, c’est pile ce qu’il me faut…

On lui donne la trentaine, il est blond et, si j’en crois mon coup d’œil, il fait son mètre quatre-vingt-quatre, comme un grand !

Je m’approche, je tire sur ses lèvres pour les écarter, et je gaffe son clavier. Il lui manque pas une touche. M’est avis que j’ai déniché l’oiseau rare…

— Vous le connaissez ? me demande l’employé…

— Oui, je dis, c’est bien lui.

Je demande :

— Comment ça s’est passé ?

— Il était, paraît-il, dans un petit meublé depuis quelque temps. Et il s’est suicidé…

— Une femme ?

Il hausse les épaules pour signifier qu’il n’en sait rien, mais que ça ne l’étonnerait pas le moins du monde.

— Pourquoi n’a-t-on pas prévenu la famille ? je m’exclame.

— Ah ! ça… Voyez la police…

Je le remercie, j’écrase une larme imaginaire au coin de mon œil et je mets les voiles en lui disant que je vais prendre mes dispositions pour faire enlever le corps de mon malheureux parent auquel j’entends donner une sépulture décente.

En quittant la morgue, je passe à la Sûreté. Je demande Ribot, le divisionnaire ; un vieux pote à mézigue avec qui j’ai fait la java lorsque j’usais des fonds de slips dans les claques de Paris… Il est devenu gras comme un pain de saindoux et ses yeux se diluent derrière ses pommettes bouffies comme des comprimés de saccharine dans un bol d’eau chaude.

— Salut, l’obèse ! je fais…

Il fronce les sourcils, ce qui escamote tout à fait ses châsses…

— Mais c’est San-Antonio ! fait-il enfin.

— En chair, en os, mais moins en graisse que toi ! je réponds.

Il se rembrunit. Tous les gros se rembrunissent lorsqu’on les charrie.

— Appuie un peu sur ta valve, je dis… Je voudrais voir comment ça se passe quand tu dégonfles ta baudruche !

— Monsieur est toujours aussi futé, ronchonne Ribot. Monsieur a toujours son almanach Vermot dans sa poche revolver…

— Juste ! je réponds… Ça tue le temps… On tue assez de braves gens pour s’offrir ce petit supplément…

J’en fais le tour après avoir serré les cinq saucisses de Savoie plantées dans un camembert trop fait composant sa dextre.

— Alors, quoi de neuf ? demande-t-il.

— J’ai soif…

— Allons au troquet du coin. J’ai ma bouteille de pastis personnelle.

— Ce qu’on sait s’organiser en province ! je m’écrie…

Il boude…

— Te fous pas de la province, elle a du bon…

Nous descendons à son bistrot. Il me demande des détails sur ma vie privée…

— Comment va Lulu ?

— Quelle Lulu ? je demande…

— Mais… la souris avec qui tu étais lorsque je suis parti de Paris !

Je pars d’un grand éclat de rire…

— Qu’est devenue ta chemise verte à rayures ? je fais…

— Quelle chemise ? grommelle Ribot.

— Celle que tu portais lorsque tu as quitté Paris… Mon pauvre gros, Lulu ! Je ne sais même plus de laquelle tu veux parler…

— Bref, fait-il, tu n’as pas changé !

— Si, j’ai changé de poulettes, et je continue d’en changer… C’est une habitude qui relève presque plus de l’hygiène que du sentiment, mais ça n’est ni pour parler de mes conquêtes, ni pour mesurer ton tour de taille que je suis ici.

— Boulot ?

— Y a de ça…

— T’es sur une piste ?

— Pour ainsi dire, oui !

— Quelqu’un de dangereux ?

— Pas dangereux du tout ! Moins dangereux que l’enfant qui vient de naître… Il s’agit d’un mort…

— Un mort ?

— Oui…

— Qui ?

— Je ne le connais pas… Ça n’est du reste pas son identité qui m’intéresse… ou si peu ! J’ai besoin d’un mort et il fait l’affaire.

Ribot est à deux doigts de l’apoplexie.

— Tu as besoin d’un mort ?

— Je viens de te le dire.

— Pour… pour quoi faire ? juge-t-il bon de bégayer…

— Oh, pas pour passer la paille de fer, évidemment… Il n’y a pas grand-chose qu’on puisse demander à un type cané. Alors, ce mort-là, je ne lui demande pas autre chose que de continuer à être mort. Je ne peux pas t’expliquer ça, comme dit le Vieux : secret professionnel. Je t’en ai déjà trop dit !

Ribot, il est peut-être pointilleux, mais il a le respect du boulot. Du moment qu’un collègue lui dit n’avoir pas le droit de l’ouvrir, il n’insiste pas.

— Bon… En quoi puis-je t’être utile ?

— J’ai trouvé à la morgue d’Orléans le type qu’il me faut. Seulement, avant d’en prendre livraison, je tiens à m’assurer que ce macchabée est disponible, c’est-à-dire que personne ne viendra me le réclamer. Tu vas me fournir quelques détails sur l’identité et la vie de ce mec-là…

Je lui dis de quel zouave il s’agit et il met le cap en direction de la cabine téléphonique.

— Voilà, fait-il lorsqu’il est de retour, j’ai mis sur l’histoire un de mes petits gars. D’ici une demi-heure, tu auras tous les détails ; en attendant, si en se tapait un morceau de fromage de tête ? Ils le réussissent que c’en est une bénédiction dans cette tôle…

— Tu creuses ta tombe avec tes dents, je dis, lugubre.

Il hausse les épaules…

— Possible, admet-il, mais étant donné le volume du bonhomme, j’en ai pour un moment, non ?


On vient de pousser la boustifaille dans notre magasin général à grands renforts de petit Anjou lorsqu’un zig maigre comme le trésor français s’insinue dans l’estanco.

Il s’approche de notre table et salue.

— C’est Dubois, me dit mon collègue, comme si je n’avais vécu jusqu’à ce jour que pour faire la connaissance de Dubois.

Ribot dit à son subordonné :

— Assieds-toi, raconte au commissaire San-Antonio ce que tu as à lui dire, pendant ce temps on va te préparer un sandwich.

La bouffe, c’est son souci majeur à Ribot. Il ne pense qu’à ça… Il doit avoir dans la besace un ver solitaire long comme un rouleau de papier peint.

Dubois, c’est le genre obscur et besogneux… Le type qui s’achète un complet tous les dix ans, qui moud le café et essuie la vaisselle chez lui tout en faisant ponctuellement un lardon à sa grognace. L’agent payeur des allocations doit lui apporter ses prestations dans une valise tellement il en palpe épais ! Pour sa pomme, c’est le gros lot tous les mois ; il s’est construit son capital comme les castors ; vous voyez ce que je veux dire ?

— Alors ? je lui susurre, très engageant.

— Eh bien voilà, attaque-t-il, le mort dont il est question s’appelle Pantowiak…

— Un Polak ?

— Oui. Il est à Orléans depuis une quinzaine. Il ne fréquentait personne, ne recevait aucune visite. S’il a de la famille, celle-ci est restée en Pologne, je suppose… On ignore les motifs de son geste désespéré…

Au style oratoire de Dubois, je reconnais l’influence Ribot… Ses mecs, mon pote les fait jacter comme écrivent les journaleux : à grand renfort d’images toutes faites et de phrases dont on trouve la traduction dans tous les manuels de conversation étrangers.

Il continue…

— C’était un homme d’humeur sombre, ses camarades de travail pensent qu’il est venu dans notre ville à la suite d’un chagrin d’amour… Il regardait les filles d’un air nostalgique et il lui est même arrivé de pleurer…

— O.K., murmuré-je.

Ce que je viens d’apprendre me fortifie dans l’idée que j’ai mis la main sur le mort idéal.

— Ton Polak me botte, je dis à Ribot ; je vais l’adopter… Un fourgon mortuaire piloté par l’un de nos chauffeurs viendra en prendre livraison. Fais préparer les paperasses pour le transfert… Le gars s’en va sur Paris ; officiellement il est réclamé par un cousin, vu ?

— D’accord…

Ribot me considère d’un air flou.

— Tu repars quand ? me demande-t-il.

— Tout de suite…

— Tu ne peux pas disposer d’une petite heure encore ?

— Pourquoi ?

— Parce que je connais un petit coin où on mange le poulet en barbouille, recette berrichonne, c’est une pure merveille de l’art culinaire français. Fermez le ban ! je brame en rigolant…


En fin de journée, le cadavre du Polak est parvenu à destination, c’est-à-dire dans la petite salle des conférences de la maison poulaga où je fonctionne en qualité de gros ponte des services secrets.

Le chef penche sa balise sur le défunt.

— Vous l’avez mesuré ? dit-il au gars du labo qui assiste à la séance.

— Un mètre quatre-vingt-trois, chef !

— Donc, ça peut aller… Il y a la question des dents… Ou plutôt de la dent…

— Nous attendons un chirurgien-dentiste, il fera l’extraction de la prémolaire correspondante et la remplacera par une autre…

— Sur un cadavre, ce sera difficile, je suppose, je fais…

— Il est payé pour ça, tranche le chef qui a horreur d’une foule de trucs, y compris des objections.

— Alors, on peut manœuvrer ?

— Allez-y…

Le type du labo s’éloigne. Il revient quelques minutes plus tard, flanqué d’un collègue et d’une valise. Il sort une paire de gants en caoutchouc de sa poche, les enfile et ouvre la valoche.

Dedans, il y a des vêtements d’homme : un complet gris de bonne coupe, à peine fatigué ; une chemise en nylon blanc, une cravate tricotée noire, des chaussettes noires, des mocassins de cuir noir.

Les deux gars se mettent en devoir de déloquer le Polak et de lui passer les fringues qu’ils viennent d’apporter… Ils n’oublient pas le slip…

Le chef assiste à la séance de strip-tease.

— Ça me paraît coller, dit-il.

— Ça colle, reconnaît le copain du laboratoire, ça colle à l’exception des chaussures qui sont trop justes… Ce type a des panards terribles ! Les chaussettes peuvent, à la rigueur, aller en mordant un peu sur le talon, mais les godasses, même en les mettant à la forme, on ne peut espérer les lui passer, car il est raide comme la justice, ce qui ne facilite pas les choses.

Le chef flatte de la main son élégante calvitie.

— Voilà qui est fâcheux, murmure-t-il… Fâcheux… Dites à Blachin de nous apporter toutes les chaussures qu’il aurait pu ramener d’Allemagne, ces temps-ci… Il est tellement coquet que, sans risque de se tromper, on peut penser qu’il en a rapporté douze paires ! Comme il chausse du quarante-six, ce serait bien le diable si on ne trouvait chaussure au pied de ce mort…


Ce qu’il y a de bien, avec le Vieux, c’est qu’il gamberge à tout. Avec lui, c’est comme avec les dentellières de Bruges : tout est fignolé de façon impec. Son idée des godasses de Blachin, c’est une petite merveille dans le genre système D.

Et comme il connaît bien ses zouaves !

Blachin, en toute impartialité, y a pas plus moche que lui sur la planète Terre : il est grand, gros, rouge, chauve, mafflu, plein de verrues avec et sans poils ; et ajoutez, pour couronner le tout, un air gland comme on n’en trouverait que dans une encyclopédie de la connerie à travers les âges !.. Sa qualité dominante : l’intelligence… Son défaut le plus discret : la coquetterie.

Il est coquet comme un pou ! Et il est persuadé que si on le présentait sur un plateau à Miss Univers, à côté de Mastroianni, c’est sa pomme que la donzelle choisirait, sans l’ombre d’une hésitation, pour jouer à papa-maman.

Tout son fric passe en costards et en linge fin. Il est le champion du tweed, du prince de Galles, de la tricotine, de la flanelle… Le roi de la chemise en soie, l’empereur de la cravate et le Zeus de la godasse. Il ramène de chaque expédition des fringues plus extraordinaires les unes que les autres dont il emplit ses armoires avec un ravissement d’Harpagon.

Cette marotte a du bon, puisque, grâce à elle, nous pouvons nous procurer pour notre mort des godasses made in Germany.

Deux jours plus tard, il a sa fausse dent, le Polak, et il est prêt pour sa mission.

Le chef me fait appeler.

— San-Antonio, je pense que, maintenant, la phase la plus importante — ou du moins, la plus délicate — de l’opération va se dérouler. C’est à vous de jouer…

— O.K., ça fait un moment que j’attends ça…

— Ce soir, un avion militaire vous conduira à Strasbourg… avec votre petit ami, le rigide…

J’éclate de rire.

— Le rigide, c’est un chouette blaze à lui refiler, je m’esclaffe.

Il ne daigne pas partager mon hilarité, ni se montrer flatté de l’avoir provoquée.

— Une fois à Strasbourg, une voiture vous chargera l’un et l’autre… Le chauffeur connaît le moyen de pénétrer en Allemagne sans passer par un poste de douane. Lorsque vous ne serez plus qu’à un kilomètre de votre lieu de destination, il vous laissera, et alors vous agirez comme bon vous semblera, compris ?

— Compris…

— Vous savez exactement ce que vous aurez à faire ?

— Je le sais, boss.

— Alors, n’y revenons plus. Voici les différents objets que vous devez introduire dans les poches du rigide : un briquet, un paquet de cigarettes américaines entamé, dans la poche gauche de la veste, ainsi que ce trousseau de clés ; j’ai dit gauche, n’oubliez pas ce détail, car notre mort doit être gaucher… Voici une boîte d’allumettes allemandes qui va dans la petite poche intérieure de la veste. Voici le portefeuille garni qui va dans la poche intérieure droite ; droite : toujours pour le même motif… Voici un morceau de crayon, un mouchoir, un canif qui va dans la poche gauche du pantalon… Il n’y a rien dans la poche droite. Je préfère vous laisser le soin d’introduire ces objets au dernier moment, car je crains qu’en les y mettant tout de suite, ils n’en sortent au cours des multiples manipulations.

Il glisse les machins énumérés dans un petit sac de toile qu’il ferme au moyen d’un cordon rouge.

— Tenez, prenez…

J’attrape le sac et le mets sous mon bras.

— Maintenant, voyons le reste, poursuit le chef.

Il ouvre un tiroir de son bureau et y puise un soufflant de gros calibre. Un engin pareil mérite qu’on lui retienne une vitrine au musée de l’armée… Ça doit cracher des noyaux gros comme des cigares, ce composteur-là ! Et, pour comble de raffinement, il est muni d’un silencieux…

— Prenez, dit le Vieux, c’est ce que les Allemands fabriquent de plus perfectionné… Il y a un chargeur de dix balles là-dedans, ce sont des balles explosives… Tirées à bout portant, elles font beaucoup de dégâts, beaucoup trop, vous me comprenez ?

Je vous comprends parfaitement, chef !

CHAPITRE II DRÔLE DE TURBIN !

La voiture est une vieille Opel teinte en noir ; le chauffeur un Alsacien entre deux âges aussi loquace qu’une armoire normande.

Il fait une nuit d’encre sur cette belle région de l’Allemagne, et la route sinue dans des bois en décrivant des mouvements de grand-huit.

A mes côtés, sur la banquette, se trouve le rigide. Il est allongé, raide comme un poteau, les talons reposant sur le plancher de la voiture, le crâne coincé par le plafond, le reste de son corps dans le vide. Ça fait un drôle d’effet de se balader avec un compagnon de cette nature. Je vous jure bien que vous avez plus envie de lire les aventures de Bibi Fricotin que du Baudelaire !

Nous longeons sur une certaine distance un cours d’eau dont les jaillissements d’écume scintillent dans l’obscurité. Je sais, pour avoir potassé le trajet sur la carte, qu’il s’agit de la Kinzig, un affluent du Rhin.

J’en déduis donc que Freudenstadt n’est plus très loin.

Donc, ça va être à moi de jouer…

J’allume une cigarette et je me mets à gamberger à la situation. Au fond, mon job n’a rien de tellement déprimant, seulement il est délicat comme tout… C’est du travail d’horloger et comme, soit dit entre nous et la rue de Rivoli, je suis à ma manière une sorte d’orfèvre, c’est bien entendu à moi que le boss a pensé pour l’exécuter…

La tire arrive à l’orée d’un village. Mon chauffeur se range soigneusement en bordure de la route…

— Je descends ici, dit-il…

Il me tend un porte-cartes de mica.

— Les papiers de la voiture…

— Merci…

Il descend de voiture, j’en fais autant afin de prendre sa place au volant… Il a un bref salut, un peu trop raide, un peu trop germanique à mon gré, puis il serre la ceinture de sa gabardine verte et s’éloigne sans se retourner en direction du village. Je lui laisse le temps de prendre du champ ; je me glisse derrière le volant et j’actionne la guinde… Je me mets à rouler doucement. La nuit est toujours très noire, mais, avec quelque chose de velouté et d’émouvant. Elle sent bon la terre fraîche et la nature humide… Je traverse sans encombre le village endormi. Il y a, à l’autre extrémité, un poste militaire français encore éclairé. En passant devant j’ai le temps d’apercevoir quatre soldats qui jouent aux brèmes à une table et un cinquième qui se tape en solitaire un grand coup de Traminer, son flingot entre les jambes…

Puis c’est la route serpentine…

Sur la droite, couronnant une hauteur, se dresse un castel démantelé comme on en représente sur les affiches de voyages conseillant aux touristes de visiter la Forêt-Noire.

Le chef m’a dit : « Lorsque vous verrez les ruines, sur la droite, au sortir du pays, vous continuerez jusqu’à ce que vous aperceviez en bordure de la route un mur écroulé. Vous pourrez vous arrêter à hauteur de ce mur, car la propriété des Bunks n’est distante que d’une centaine de mètres… Vous ne pouvez pas vous tromper : elle se dresse derrière un rideau d’arbres et son toit est orné de deux flèches de métal terminées par une boule de verre… »

J’arrive au mur écroulé et j’arrête le moteur. Je descends de mon bahut pour prendre contact avec le lieu de mes proches exploits.

Quelques pas, sur la route, m’amènent à proximité du fameux rideau d’arbres ; derrière lui, effectivement, m’apparaît la masse sombre de la maison aux deux flèches. Je reviens à l’Opel, je remets le moteur en marche et, tout en restant en première, j’aborde le talus.

La bagnole tangue dangereusement et mon copain le rigide bascule. Son crâne pète contre la vitre. Ça fait exactement comme un coup de marteau, mais, dans ce cas, il ne craint plus de se faire de bosse. C’est du solide, comme mort… On peut lui taper dessus ! Et puis, comme disait l’autre, s’il savait où je vais le conduire tout à l’heure, il aurait davantage les chocotes ! Mais les morts ont sur les vivants l’avantage de ne plus rien savoir et de ne plus trembler…

Comme j’ai l’œil d’un acrobate, je fais passer ma tirelire à travers une grande brèche du mur… J’atterris alors dans un pré fortement herbu dans lequel mes roues patinent. Sans arrêter, je décris un cercle, après avoir éteint les phares, de manière à ce que le capot du tréteau se trouve juste en face du trou au cas où j’aurais à m’évacuer rapidos… Puis je casse quelques branches d’arbre, j’en glisse une partie sous les roues de l’auto afin de pouvoir décarrer sans crainte de m’enliser pour le cas où il se mettrait à flotter… L’autre partie me sert à camoufler l’avant de mon engin dont les nickels pourraient attirer l’œil d’un passant.

Cette besogne de camouflage terminée, j’extrais le rigide de la voiture… Je le cramponne par le milieu du corps et je le charge sur mes épaules comme s’il s’agissait d’un tronc d’arbre. C’est vachement tocasson comme turbin, because le Polak commence à décomposer vilain et qu’il fouette terriblement… Dans la voiture, je m’en apercevais moins peut-être à cause du nuage de fumée dont je m’environnais. Mais au grand air, c’est un vrai championnat de puanteur. Le chef tenait à ce que cette décomposition soit commencée pour la réussite de la chose. On voit que c’est pas lui qui s’offre le voyage… Vous parlez d’une croisière ! Bien sûr, ça n’a rien de fatigant de mettre au point des expéditions de ce genre avec une rame de papier et un stylo à bille, seulement, quand on s’envoie le turf, à la bonne vôtre !

Je traverse le pré… J’arrive en bordure de la propriété. Celle-ci est clôturée par un solide grillage à grosses mailles. C’est du Rhinocéros comme marque ! Je dresse mon fardeau contre ledit grillage et je le hisse par-dessus en le prenant par les chevilles. Lorsque la moitié de son corps a dépassé la clôture, je donne une détente et il bascule. Ça fait un bruit de sac de plâtre tombant d’un premier étage… Ouf ! Je crois bien que je n’ai encore jamais accompli une besogne aussi déprimante que celle-ci. Comme un singe, je grimpe le long du grillage et je passe dans la propriété.

Je charge à nouveau mon pensionnaire sur mon dos. Avant de reprendre ma marche, je me repère… La maison est devant moi et la route est à gauche… J’oblique sur la gauche… Je fais environ cent mètres à travers les arbres centenaires et je retrouve la route. Je n’en suis séparé que par la clôture. J’adosse le rigide à un tronc épais… Cela fait, je respire largement pour me remettre de mes efforts…

Le transport s’est effectué dans les meilleures conditions possibles… Il s’agit maintenant de ne pas commettre d’impair. Tout est silencieux. Un instant, j’ai redouté qu’un chien quelconque ne vienne jeter la perturbation dans mon programme, mais rien ne s’est produit. Au loin, entre les frondaisons, la maison semble roupiller. Je suis vergeot, somme toute !

Je prends le petit sac de toile attaché sous mon bras. J’en retire les objets qu’il contient : le briquet et les cigarettes dans la poche gauche de la veste, ainsi que les clés… Bon, voilà qui est fait… Une petite boîte d’aloufs dans la pochette intérieure… Ça y est… Le portefeuille à droite… Bien ! Reste le mouchoir, le morceau de crayon et le canif dans la fouille gauche du grimpant…

En introduisant ces dernières bricoles dans le falzar du mec, mes doigts touchent ses cuisses à travers l’étoffe. J’ai toujours eu de la répulsion pour les cuisses d’homme, ce qui prouve bien l’orthodoxie de mes mœurs, mais alors, pour les cuisses d’homme mort, ce que j’éprouve n’est pas racontable !

Je retiens une envie sincère de dégueuler…

Deux ou trois profondes inspirations pratiquées à une certaine distance du cadavre pestilentiel me retapent.

Je me convoque pour un petit sermon de circonstance.

« San-Antonio, mon trésor, si tu as une nature de midinette, va falloir plaquer le service et te lancer dans la couture… »

Ce serait marrant, dans le fond, de terminer petite main après avoir été un virtuose de la mitraillette et du colt à canon scié !

Je passe d’un œil critique le macchabée en revue.

Debout contre son arbre, il a l’air d’un totem nègre…

Bon… Il est paré… Sapristi ! Mes yeux viennent de tomber sur les pompes de Blachin… Bien cirées, elles luisent dans un rayon de lune ! J’éprouve une petite satisfaction en constatant que le grand boss qui pense à tout n’a pas pensé que ces chaussures brillantes de cire ne pouvaient être celles d’un homme ayant marché à travers la nature… Je vais un peu plus loin ramasser de la terre argileuse et j’en macule ses godasses… J’en cloque sous les semelles, j’en glisse dans les œillets des lacets… De cette manière, il a tout du gros marcheur fourbu, le rigide !

Cette fois, je peux y aller… Je me recule d’une dizaine de pas. J’empoigne la pétoire au silencieux, je vise soigneusement le Polak entre les deux yeux et je presse la détente. Cela ne fait pas davantage de bruit qu’un pet de lapin. Je m’avance pour juger du travail. Dans l’obscurité, on n’est jamais sûr de faire du bon boulot. Mais je peux être content de mon talent de tireur… La valda est entré juste où je voulais et il a la moitié de la calbombe enlevée… De la sorte, il est méconnaissable, mon Polak… Absolument méconnaissable.

Satisfait, je rengaine mon compliment… Bien entendu, il ne saigne pas ; mais je tiens à ce que sa mort paraisse remonter à plusieurs jours, comme il a beaucoup plu ces temps derniers dans la région, personne ne s’étonnera de ne pas trouver de sang.

Je fais basculer le rigide dans l’herbe… Un instant encore je prête l’oreille. Le calme le plus parfait, le plus paradisiaque, règne dans les azimuts. Tout va bien…

Je rebrousse chemin et franchis la clôture au même endroit que précédemment.

Lentement, je me dirige vers l’Opel. Elle est toujours là, bien sage sous ses branchages… J’ôte ceux-ci, je grimpe dans la tire, et je démarre tout doucettement.

Dix minutes plus tard, je trace en direction du village…

En passant devant le poste français, j’aperçois les joueurs de cartes et le buveur de litron. Tous se livrent aux mêmes occupations.

N’était cette tenace odeur de clamsage, je pourrais croire que rien ne s’est passé depuis tout à l’heure…

La nuit est aussi sereine qu’une nuit de crèche. Il y a, maintenant que les nuages qui l’obscurcissaient ont fait la malle, de gentilles petites étoiles qui tremblotent.

Je stoppe devant le poste.

Celui qui ne joue pas aux cartes s’avance.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

Il a des sardines de sergot sur sa manche.

Je biche mon air le plus suave.

— Voilà, j’expose, je viens de Stuttgart et je vais à Fribourg. Entre Freudenstadt et ici, il y a une grande propriété clôturée par un épais grillage…

Le sergent a sommeil, il fait du morse avec ses paupières.

— Et alors ? bougonna-t-il…

— Je me suis arrêté en bordure de cette propriété pour satisfaire un petit besoin et il m’a semblé… Je…

Mon égarement est admirablement joué, car je lis l’intérêt et l’impatience dans les yeux de mon interlocuteur.

— Eh bien ! parlez ! grogne-t-il.

Je baisse le ton.

— Je crois bien qu’il y a…

— Quoi ?

— Un cadavre de l’autre côté du grillage…

— Un cadavre…

— Oui… Je… Cela sentait épouvantablement mauvais… Une odeur de décomposition ! J’ai frotté une allumette. Il m’a semblé voir le corps d’un homme dans l’herbe de la propriété, au pied d’un arbre…

Le soldat se gratte le crâne.

— Il vous a semblé ? insista-t-il.

— C’est façon de parler… J’en suis certain… Un homme grand… avec une partie de la tête arrachée…

Du coup, l’autre se met à siffler.

— Hé, vous autres ! lance-t-il vers l’intérieur du poste… Vous entendez ce qui se passe ? Il y a là un type qui prétend avoir vu un cadavre dans la propriété des Bunks…

Il entre dans la turne et, d’un signe de tête, m’invite à le suivre. Je cligne des châsses à la lumière. Ça pue la tanière et le tabac, dans le secteur. Et puis, il y a par-dessus le tout une odeur, une odeur de gros rouge qui est l’odeur même de la France.

Les quatre types me regardent, leurs cartons dans les pognes, hésitant entre l’intérêt que provoque ma nouvelle et l’ennui qu’elle leur cause.

— Faut prévenir le lieutenant, émet l’un d’eux.

Le sergent opine.

— Giroud, va le chercher ! ordonne-t-il…

Il se tourne vers moi, me regarde d’un air vaguement réprobateur.

— Si vous vous êtes gouré, va y avoir un drôle de foin ; le lieutenant, il aime pas beaucoup qu’on l’emmerde pour balpeau.

— Je ne me suis pas gouré.

Le lieutenant arrive. C’est pas du tout un jeune et fringant officier tel que le mot lieutenant vous en fait imaginer. Non, il est bas du prose, presque bedonnant et deux paquets de cresson lui sortent des étiquettes.

— Qu’y a-t-il ? aboie-t-il.

Le sergent s’étrangle.

— C’est cet homme qui prétend avoir trouvé un cadavre…

— Ouais, glousse l’officier…

Il m’examine pour voir si je suis bituré. Pour un peu, il me demanderait de lui faire sentir mon haleine afin de vérifier si elle avoue l’alcool.

— Un cadavre de quoi ? demande-t-il.

— D’homme, je réponds.

— De Français ou d’Allemand ?

La rogne me prend, mais je la refoule… J’ai un rôle à jouer, faut pas l’oublier. Et je dois gaffer à mes sautes d’humeur.

— Je l’ignore, dis-je. Un homme mort à qui il manque une partie de la tête ne ressemble plus à grand-chose et, à moins qu’il soit nègre ou chinois, il est difficile de préciser sa race.

— Vous n’êtes pas allemand ? demande l’officier.

— Non, et je m’en voudrais…

Mes paroles ont l’air de lui procurer un ravissement ineffable. Il sourit, ce qui ne doit pas lui arriver souvent.

— Vous êtes français ?

— Non, suisse…

Il se renfrogne un tantinet.

— On fait ce qu’on peut, dis-je, mais j’ai beaucoup d’affinités avec la France.

— Comment vous appelez-vous ?

— Jean Nikaus…

— Vous avez des papiers ?

— Bien entendu…

Je lui tends les faux papelards qu’on m’a remis à Strasbourg. Il les épluche soigneusement.

— Vous êtes représentant ? demande-t-il…

— Oui.

— Où l’avez-vous trouvé, ce cadavre ?

— Dans la propriété des Bunks, dit le sergent.

— Qu’est-ce que vous faisiez à ces heures dans la propriété des Bunks ?

— Je n’étais pas dans la propriété, mais devant ! J’ai été pris d’un besoin que j’avais différé depuis trop longtemps.

Je recommence le récit fait au sergent.

Il m’écoute en tripotant sa fourragère.

— Bizarre, bizarre, fait-il… Qu’est-ce que ce cadavre ferait chez les Bunks…

— Ça, je n’en sais rien, assuré-je… Et je ne sais pas qui sont les Bunks…

— Les Bunks ! Vous ne savez pas qui sont les Bunks !

— Non !

Il me regarde d’un air incrédule…

— Voyons, enchaîne-t-il d’un ton apitoyé. Les Bunks, ce sont les grossiums du charbon… Vous avez dû en entendre parler, non ?

Comme je ne suis pas à un mensonge près, le plus sérieusement du monde, je réponds :

— Non !

CHAPITRE III ÇA SE DÉCLENCHE !

Le lieutenant, après quelques nouvelles questions oiseuses et quelques nouvelles considérations non moins oiseuses, décide d’en référer au capitaine, lequel, sans hésitation, en réfère au commandant. Comme le commandant s’apprête à téléphoner au colonel, je me dis que d’ici qu’on réveille Mon Général, j’ai le temps d’en écraser et je prends congé de ces messieurs en leur certifiant que je me rends à l’hôtel du patelin où ils peuvent venir récolter mon témoignage aux premières heures de la matinée.

L’aubergiste s’apprête à fermer boutique au moment où je m’annonce avec ma tire.

C’est un gros lard à trois mentons qui a le regard aussi expressif qu’une douzaine d’huîtres.

— Une chambre, je lui demande, et, auparavant, un petit casse-graine bien arrosé.

Il s’empresse. C’est exactement le gargotier d’opérette. Style Cheval Blanc ! Il ne lui manque qu’un bonnet de coton à rayures.

Il ouvre la porte de l’office et se met à meugler :

— Frida !.. Frida !..

Une servante radine. Une belle poupée de porcelaine, douillette comme un édredon, avec du téton, solide, des yeux pâles, l’air con et les cheveux blond filasse.

Je lui cligne de l’œil de mon air le plus farceur et elle me dédicace un sourire extrêmement bovin.

Ça commence bien ; les amours ancillaires, moi, j’ai jamais été contre, je suis un fervent du rapprochement des masses et, dans l’état où je me trouve, je ne demande qu’à rapprocher ma masse de la sienne.

Vous avez dû entendre parler du délassement du guerrier ? Le type qui a inventé ça en connaissait long comme Bordeaux-Paris sur la psychologie des conquérants au repos !

Moi, toutes ces giries m’ont donné faim et m’ont mis les nerfs en pelote. Or, une jolie souris est ce qu’on a trouvé de mieux contre la tension nerveuse, si vous ne me croyez pas, allez le demander à votre médecin habituel.

Frida m’apporte une assiette de charcuterie large comme un bouclier de gladiateur.

Je lui flatte la croupe, parce que c’est toujours comme ça qu’on pratique avec les juments et les bonnes de bistrot et que cette méthode, si elle ne cadre pas exactement avec les règles du savoir-vivre, a toujours donné les meilleurs résultats.

Frida me lâche un nouveau sourire plus vaste encore que le premier.

— Franzose ? elle me demande.

— Ya, je lui fais.

Les gretchens ont toutes un préjugé favorable pour les gnaces de chez nous ; et les gnaces de chez nous, même s’ils professent des sentiments internationalistes, ont suffisamment de patriotisme dans le calbar pour se montrer à la hauteur de leur réputation.

Fixer rancart dans ma piaule à cette pépée, c’est un jeu d’enfant pour un homme qui a bousculé tant de greluses qu’il est obligé d’embaucher un chef comptable et douze secrétaires pour en faire le compte !

J’engloutis mon assiettée de charcutaille, je vide ma bouteille et je fais un petit salut protecteur au patron.

Cinq minutes plus tard, Frida gratte à ma porte. Ça la démange. Quand ça démange à une fille, c’est toujours à une porte qu’elle gratte ! Et à la porte d’un monsieur…

Je ne la fais pas attendre.

Dire que c’est une affaire serait exagéré. Frida c’est jusqu’en amour le genre bovin. Pendant que vous lui faites le grand jeu, elle reste aussi statique qu’une motte de beurre ; et il y a en elle à cet instant presque autant d’infini.


Il est environ dix heures du matin lorsque je me réveille. Un morceau de soleil glisse entre les rideaux et, déjà, d’odorantes odeurs montent du rez-de-chaussée.

Ma porte s’entrouvre. Le visage poupin de Frida apparaît. Elle est luisante comme une savonnette.

— Messieurs officires franzoses vous demandent ! me dit-elle.

Elle approche de mon plume et me tend sa bouche. Je lui roule le patin de la sympathie et je me lève.

Un instant plus tard, je trouve un petit état-major dans la salle à manger de l’auberge. Mon lieutenant de la veille est là, avec un colonel et un officier de gendarmerie allemand. Ils sirotent une grande bouteille de Traminer. Allons, l’occupation française m’a l’air de bien se passer.

En m’apercevant, le lieutenant se lève.

— Voici Nikaus, qui a aperçu le mort, dit-il au colonel.

Le colonel a les cheveux grisonnants et une petite moustache à la Adolphe Menjou.

Il me salue d’un hochement de tête.

— Affaire très compliquée, dit-il…

— Vraiment ? je demande…

— Oui… Nous sommes allés, accompagnés par la police allemande, au domicile des Bunks. Le cadavre est celui de leur fils : Karl…

— Vous avez l’assassin ?

Il hausse les épaules.

— Je suis officier et non pas flic, grommela-t-il.

A la façon dont il prononce le mot flic, on comprend parfaitement qu’il n’a pas les représentants de cette corporation en très haute estime.

Il continue :

— Vraisemblablement, il s’agit d’une vengeance. Les Bunks sont favorables à un rapprochement franco-allemand… Karl Bunks était attaché à l’ambassade allemande à Paris ; voici quinze jours qu’on ne l’y avait pas vu… J’ai eu Paris au fil, cette nuit. Sans doute était-il venu dans sa famille… Quelqu’un du pays qui n’admet pas la collaboration nouvelle l’aura rencontré, reconnu et lui aura réglé son compte… Les cas de ce genre abondent… Le décès de ce garçon remonte apparemment, aux dires du major, à une quinzaine en effet !

Je suis ses explications avec l’attention d’un sourd soucieux de ne perdre aucun mouvement de lèvres.

— Sa famille a dû être bouleversée, je murmure.

Il hausse les épaules.

— Les Allemands ont le sens des catastrophes… Ils sont toujours très bien lorsqu’une tuile leur tombe sur le coin de la tête.

Je regarde avec inquiétude le gendarme qui les accompagne.

Le colonel suit mon regard.

— Il ne parle pas français, dit-il.

Je voudrais hasarder une question, mais je n’ose pas trop, de peur de paraître trop curieux.

— Comment personne ne l’a-t-il découvert avant ? je questionne. Voilà qui est curieux, non ?

Le colonel semblait attendre cette phrase. Un petit rictus contracte les coins de sa bouche.

— Très curieux, murmure-t-il.

Il fait une brusque volte-face et m’attrape par le revers de mon veston.

— Seulement, ce qui est curieux, monsieur… heu, Nikaus… Ce qui est vraiment curieux, c’est que vous ayez pu l’apercevoir de la route…

Un voile chaud m’enveloppe la théière.

— Co… comment ? je balbutie…

— Oui, renchérit l’officier… en effet, comment ! Comment avez-vous pu l’apercevoir de la route alors qu’il en était éloigné de cent mètres au moins et qu’il y avait un court de tennis entre la route et lui…

J’ai un pincement au bulbe du cerveau. Et moi qui me suis mis dans les draps avec la satisfaction du devoir accompli ! Comme un crétin, j’ai pris le grillage du court de tennis pour celui bordant la route.

Il y a un instant éternel de silence. Un silence pendant lequel on sent mijoter la matière grise de chacun des assistants.

— C’est ridicule, je murmure…

— Mais non, fait le colon, c’est étrange, sans plus…

Il se verse à boire, sirote son glass de blanc, le repose et dit :

— Bien que n’étant pas flic, j’aimerais au moins résoudre ce mystère. Un homme capable de découvrir en pleine nuit un cadavre situé derrière un obstacle à cent mètres de lui, cet homme-là, monsieur… heu, Nikaus, cet homme-là doit avoir un don de visionnaire. Ou alors, il est doué pour la recherche du cadavre… Dans les deux cas, il éveille l’intérêt.

Je comprends que je me trouve dans une impasse terrible. Alors, aux grands maux, les grands remèdes.

— Mon colonel, dis-je, puis-je avoir un entretien privé avec vous ?

Il hésite, mais mon regard est si incisif qu’il accepte.

Je l’entraîne tout au fond de la salle dans une embrasure de fenêtre. Là au moins, nous sommes certains de ne pas être épiés par des yeux ou des oreilles indiscrètes.

J’entrouvre ma veste, écarte un point précis de la doublure qui, à cet endroit, tient avec des pressions. J’en extrais ma plaque spéciale et je la montre au colon.

Il ouvre de grands yeux et me la rend.

— Vous auriez dû me le dire tout de suite, dit-il.

— Ma mission doit rester secrète, fais-je. Je vous serais reconnaissant d’oublier immédiatement qui je suis et de poursuivre votre enquête exactement comme si cet incident ne s’était pas produit… Vous seriez très aimable de me faire citer comme témoin chez les Bunks… Mettons que je m’intéresse à eux… Mettons aussi que j’aie des yeux de lynx et que je sois capable de voir un cadavre à cent mètres… Ou plutôt, mettons que ce soit l’odeur putride seulement qui m’ait fait pressentir un drame, qui m’ait poussé à la curiosité… Je suis certain que vous arrangerez très bien la chose, mon colonel…

Il fait un signe affirmatif.

— Comptez sur moi.

Nous nous rapprochons de la table.

Le lieutenant paraît affreusement vexé d’avoir été tenu à l’écart de cette petite conférence. Le gendarme louche sur la bouteille et sur son verre vide…

— Monsieur… heu, Nikaus, vient de me donner une explication satisfaisante, conclut le colonel. C’est l’odeur qui l’a choqué… C’est ça, l’odeur… Il a eu… Il s’est permis de franchir la barrière pour se rendre compte et… il… Bref, pas de questions…

Il se lève.

— Puis-je vous demander de nous accompagner sur les lieux du drame, monsieur… heu, Nikaus ?

— Mais certainement, colonel !

Je suis dans une rogne noire. Cette crème de juteux, avec ses façons brusquement déférentes, risque de tout compromettre…

CHAPITRE IV NI FLEURS, NI COURONNES

Quand vous pénétrez dans la baraque des Bunks, ça vous fait le même effet que lorsque vous franchissez la porte d’une mosquée ou d’un temple bouddhiste.

Une impression d’ampleur insolite et vaguement sépulcrale vient vous masser le cervelet. Le style est gothique. Les pièces sont immenses et on a envie de marcher au pas de l’oie dans toute la boîte.

Un maître d’hôtel plus rigide que mon copain le rigide nous salue en se cassant en deux. J’ai l’impression que son corset, en obéissant à ce mouvement, fait un bruit de godasse neuve.

Il nous dit, dans un français très bredouillé, qu’il va nous annoncer à Herr Bunks.

J’attends le Herr Bunks avec curiosité. Je l’imagine déjà : très teuton, avec monocle et calvitie accentuée par le rasoir… Mais il ne faut jamais avoir d’idées préconçues : Bunks est un petit sexagénaire pâlot, au visage aigu. Il a une épaisse chevelure blanche, séparée par une raie ; des lèvres minces, un regard bleu-vert, ardent et furtif à la fois, auquel les verres de ses petites lunettes à monture d’argent donnent des reflets étranges.

Il est très calme…

En pénétrant dans la pièce, il adresse un bref salut au colonel qu’il a déjà vu dans la matinée et se tourne vers moi d’un air interrogateur.

— Voici M. Nikaus qui a découvert cette nuit le corps de votre malheureux fils, dit le colonel.

Je m’incline. Il a un mouvement de tête hautain.

A cet instant, une pépée entre dans le salon. Oh ! madame ! Ça vaut son bulletin de présence sur cette planète ! Une gerce pareille, quand elle fout le pied dans votre univers, vous n’avez plus qu’à vous asseoir, après avoir remonté la sonnerie de votre réveille-matin sur huit heures et à la regarder votre chien de soûl.

Permettez que je vous donne un aperçu du personnage.

Imaginez une couverture de Life, primée au concours de la meilleure illustration !

Elle doit revenir des sports d’hiver, car elle est hâlée comme un moniteur d’Antibes. Elle est de taille moyenne, merveilleusement moulée, avec des seins et des fesses qui disent merde à la gaine Scandale. De longs cheveux d’un blond très pâle — des cheveux à la Veronica Lake — encadrent son visage de madone aux yeux verts… Elle est vêtue d’un tailleur noir et d’un chemisier blanc qui met en relief son visage bronzé…

— Ma fille, dit Bunks.

Nous saluons, le colon et moi, la gorge séchée par l’admiration…

Bunks dit en français à l’arrivante :

— Christia, voici la personne qui a découvert le corps de Karl !

Elle éprouve aussitôt un vif intérêt pour ma pomme.

Ses yeux verts de tigresse m’enveloppent entièrement.

— Vraiment, murmure-t-elle.

Elle ajoute :

— Pouvez-vous nous expliquer ce que vous faisiez dans notre propriété en pleine nuit ?

Lui dire que c’est grâce à un besoin de pisser que j’ai découvert son frangin me paraît impossible.

— Je suis voyageur de commerce, Fräulein, j’ai voulu cette nuit me dégourdir un peu les jambes car, au volant, je sentais le sommeil me gagner. Je me suis mis à marcher, le long de votre propriété… Il faisait doux et tiède… Et alors j’ai été surpris par, je vous demande pardon, Fräulein, une odeur épouvantable… J’étais persuadé qu’il s’agissait d’un être humain. Un instant j’ai eu l’intention de donner l’alerte, mais en pleine nuit, j’ai tout de même eu peur de me tromper. Alors je me suis permis de franchir la clôture pour en avoir le cœur net. J’ai constaté que mon odorat ne m’avait pas trompé. Que faire ? J’ignorais tout de cette propriété… Comme elle recelait un cadavre, il n’était pas très indiqué de prévenir les propriétaires en premier chef. Ce sont donc les autorités que j’ai alertées…

Je me tais, ravi de ma trouvaille. Ma parole, je suis tellement convaincant qu’il me semble que les choses se sont passées ainsi ! Ce que c’est que la persuasion !

Elle continue de me regarder.

— Ce qu’il y a d’étrange, dit-elle, c’est qu’un promeneur ait décelé depuis la route l’odeur dont vous parlez, alors que, dans l’après-midi d’hier, trois de mes amis et moi-même avons joué au tennis dans le court contre la grille duquel se trouvait le corps de mon frère…

C’est un nouveau mauvais point pour bibi… Une autre fois, je prendrai garde à bigler un peu mieux les alentours lorsque je ferai de la mise en scène… Ce court de tennis que j’ai pris pour la route sera l’un de mes mauvais souvenirs…

Je hausse les épaules le plus innocemment du monde.

— Cela est très curieux, en effet, dis-je… Peut-être le vent soufflait-il dans un autre sens…

Piètre suggestion ! J’en conviens en la faisant.

Bunks tranche l’entretien comme un pudding.

— La police éclaircira cela, dit-il…

Cela veut dire : faites la valise, vous commencez à me courir… Le colonel, qui n’a en effet rien d’un policier, surtout pas son aplomb, plonge pour un nouveau salut.

— Croyez que je compatis à votre douleur, Herr Bunks. Je mettrai personnellement tout en œuvre pour que le coupable soit démasqué et châtié.

Je m’incline à mon tour…

— Navré d’avoir été le point de départ de cette affreuse nouvelle… J’ai laissé mon adresse aux autorités pour le cas où mon témoignage serait nécessaire…

Nous partons ; je sens sur mes épaules le double regard de Bunks et de sa fille.

Une fois hors de la demeure, je m’avise de demander au colon où se trouve le corps de la victime.

— Mais… chez eux…, fait-il. Je sais, j’aurais dû envoyer le cadavre à la morgue, seulement, étant donné la personnalité de Bunks, il m’était difficile de leur infliger cette épreuve supplémentaire… D’autant, je vous le répète, qu’ils sont très francophiles, donc à ménager…

— Bien sûr…

Je prends congé de l’officier. Je sens qu’il est brûlant de curiosité. Il donnerait sa Légion d’honneur pour savoir ce que je suis venu fiche ici et ce que j’y ai maquillé, au juste. Mais je n’ai pas de pitié ; s’il aime les mystères, il n’a qu’à lire des romans policiers…

— Au revoir, colonel…

Je le quitte sur la place du village et je me dirige vers l’auberge. Maintenant, ma mission est accomplie et je peux regagner Paris ; je le dois même car j’ai l’impression qu’un gros turbin se prépare déjà pour moi, là-bas…

Avant de me mettre en route, je décide de me taper une graine solide. Le gargotier de l’hostellerie n’est pas manchot et j’aime assez sa bouffetance.

Frida me guettait. Elle rosit d’émotion en voyant radiner son petit Franzose. En voilà une dont j’ai meublé les souvenirs pour un bout de temps, soit dit sans vouloir me faire de publicité. Elle dresse mon couvert et s’active à me servir.

— Vous, repartir ? demande-t-elle mélancoliquement.

— Oui, ma jolie, moi repartir… Les hirondelles aussi partent, mais elles reviennent.

Cette promesse n’a pas l’air de la rassurer, on a dû trop la rencarder sur l’insouciance française…

J’expédie le menu.

Alors, au moment où je règle l’addition, elle penche son corsage plein à craquer au-dessus de moi.

— Vous aimez kirsch ?

— Beaucoup…

— Bon, alors moi aller mettre bouteille de vieux kirsch dans votre automobile.

Elle me sourit tristement.

— Souvenir, balbutie-t-elle.

J’en suis remué.

— T’es une gentille môme, Frida… D’accord, va porter ta bouteille de raide dans ma guinde, ça me donnera l’occasion de penser à toi, pendant le voyage.

Je réalise qu’au fond, ces paroles sont loin d’être un compliment puisqu’elles laissent entendre que je pourrais l’oublier sitôt tourné le coin de la route…

— Je ne me laisserai pas accaparer par le volant, j’ajoute…

Cela en pure perte, because la subtilité ça n’est pas son turf à Frida. Sortie des grosses salades de valet de ferme, elle n’entrave que pouic aux madrigaux savants…

Elle s’éclipse.

A ces façons mystérieuses, je devine que la bouteille de kirsch ne va pas lui coûter très cher. Sans doute va-t-elle l’étrangler à la cave, en douce…

Mais, comme le dit Félicie, ma brave femme de mère : « A cheval donné, il ne faut pas regarder les dents ! »

Pour lui laisser le temps d’opérer sa manœuvre, j’allume un cigare. L’aubergiste me débite un laïus, moitié en français, moitié en allemand, pour m’exprimer sa satisfaction d’avoir eu sous son toit un homme d’une telle qualité.

Juste au moment où il reprend son souffle, une formidable détonation retentit.

— Qu’es aco ? je demande.

Il semble tout aussi stupéfait que moi.

— On dirait que ça vient du hangar, énonce-t-il.

Il court à la porte de derrière de l’auberge. Je lui file le train, les précieuses mordues par les dents acérées du pressentiment.

Lorsque je ressens ça, vous pouvez décrocher le bignou et alerter les pompelards : neuf fois sur dix, c’est qu’il vient d’arriver quelque chose.

Et ce qui est arrivé, cette fois, est plutôt moche.

Ma brave Opel qui m’attendait dans la cour ressemble à une guinde sur un champ de bataille. Il en manque la moitié, le reste n’est plus qu’un tas de ferraille tordue qui flambe allégrement.

De ce tas de ferraille émergent deux jambes et un derrière… Au milieu de la cour, entre autres débris, il y a une main de femme déchiquetée, crispée sur le goulot d’une bouteille qui fut une bouteille de kirsch ; et il n’y a pas besoin d’être licencié ès lettres pour comprendre que cette main fut la main de Frida.

Je me dis qu’une fois de plus, le petit mec aux cheveux blonds qui a des ailes dans le dos, et qui m’accompagne dans toutes mes randonnées, a vachement fait son turbin.

S’il n’avait pas soufflé à l’oreille de Frida qu’une bouteille de kirsch me ferait plaisir, c’est moi qui serais le bénéficiaire de la bombe que des fumelards ont glissée dans mon bahut. Et probable qu’à cette heure, moi qui vous jacte, j’aurais les claouis dans le pommier du jardin !

CHAPITRE V MISS AUTO-STOP

Moi qui croyais ne plus revoir le colon, c’est gagné !

Tout le ban et l’arrière-ban des troupes d’occupation rappliquent pour voir ce qui se passe.

Le tableau est suffisamment éloquent et se passe de commentaire.

— Vous avez été reconnu ? me demande le colonel.

— On le dirait…

Je suis profondément emmouscaillé…

— Voyons, fais-je à l’aubergiste, qui est entré dans votre cour, ce matin ?

Il hausse les épaules…

— Je n’ai vu personne, mein Herr, seulement je ne surveillais pas…

En Deutschland, c’est comme à Fouilly-les-Oies lorsqu’il arrive du pet, tout le monde la boucle… Des petites séances commac donnent à réfléchir aux braves populations…

— En tout cas, dis-je au colonel, je n’ai pas de temps à perdre, vous voilà avec du pain sur la planche, on dirait ? Vous n’auriez pas une bagnole quelconque ? Il faut absolument que je regagne Strasbourg dans les plus brefs délais.

— Qu’à cela ne tienne ! Je vais vous y faire conduire !

— Vous êtes gentil, merci…

Il appelle aussitôt un brigadier.

— Envoyez immédiatement une jeep et un chauffeur pour conduire monsieur à Strasbourg. Qu’il fasse le plein d’essence…


Une demi-heure plus tard, je suis à côté d’un brave gars en uniforme qui pilote une jeep flambant neuve avec une rare dextérité.

Je voudrais gamberger un peu à ce qui vient de se passer, mais avec un bavard pas mèche ! Il l’a fait exprès, le colon, de me cloquer ce moulin à paroles ! Il aurait pu me refiler un breton bourru ou un auvergnat analphabète ? Non, ces messieurs de l’armée d’occupation m’ont octroyé le gratin du gratin, un parigot de Montrouge… Et c’est toute sa vie, qu’il dégoise, le gamin… Tout, depuis la communale où il commençait à toucher les petites filles, jusqu’à son service militaire, en passant bien entendu par ses virées à la Foire du Trône, ses coucheries dans les bois de Verneuil, son entrée chez Citroën, quai de Javel ; et sans oublier les bitures de son vieux, les fausses couches de sa frangine et sa bagarre, dans un bar rue des Abbesses, une nuit de 14 juillet…

Au bout de dix minutes, j’en ai le bol gros comme ça, et je sais tellement de choses sur lui que je pourrais raconter sa vie à l’endroit et à l’envers, suivant la demande du client.

Il fait beau… Un soleil tiède et pâle qui met des traînées d’or et d’argent dans les trouées de sapins… Vous vous rendez compte si le bonhomme est bucolique, apostolique et romain ?

Comme je suis en pleine admiration — je n’ai pas bien pu bigler le paysage à l’aller puisqu’il faisait nuit — voilà mon chauffeur qui déclare :

— Drôlement tarte, hein, le patelin…

Lui, faites confiance, c’est pas la poésie qui lui coupera l’appétit. Son univers finit à Saint-Nom-la-Bretèche ou à Marly…

— C’est pas si mal que ça, j’objecte…

— Ouais, dit-il, pour quarante-huit heures avec une pépée bien carrossée, je dis pas non. Mais pour faire le gland avec un uniforme, ça tourne vite au cauchemar… Des mois dans ces forêts, y a de quoi devenir dingue, parole !

Un bath sourire illumine sa tronche de titi.

— Enfin, la quille approche… Je vais retrouver Mouton-Duvernet, la cantine de chez Citron, et la petite langouste avec qui je m’envoyais en l’air au moment de gerber…

Comme il est philosophe, il ajoute :

— Celle-là ou une autre… M’étonnerait qu’elle m’ait attendu : cette gisquette avait un réchaud dans sa culotte, parole !

Nous en sommes là lorsqu’au bord de la route, deux cents mètres plus en avant, apparaît une silhouette de femme.

Autant que nous en puissions juger à cause de l’éloignement, il s’agit d’une jeune femme.

En nous apercevant, elle lève le bras…

— Une stoppeuse, dit mon compagnon.

Il a murmuré ça d’un ton d’envie. Pour lui c’est une aubaine. Il est évident que s’il était seulard, il la chargerait, la souris, seulement, en somme il est à mon service et il ne peut prendre semblable décision…

La silhouette se précise. Oui, c’est une jeune môme. Vingt berges et des poussières !

Brune, bien roulée, le genre de petit lot qu’il est agréable de rencontrer sur une route, en pleine Forêt-Noire.

Elle est vêtue d’un imperméable en plastique, bleu très clair. Une valoche en peau de porc est posée sur le talus, à côté d’elle.

Le petit chauffeur est frémissant comme un jeune chien qui se retient de pisser.

— Qu’est-ce qu’on fait, patron ? murmure-t-il, comme nous parvenons à la hauteur de la poulette…

— Ben, voyons, je lui dis, qu’est-ce que maquille un Franzose lorsqu’il trouve une gentille gosse perdue sur les routes ? Si on la chargeait pas, le gros méchant loup pourrait la becqueter. Autant que ça soit nous qui en profitions.

Il stoppe dans un nuage de poussière.

La môme s’avance. Gentillette et le regard farceur.

— Vous allez sur Oppenau ? demande-t-elle…

Son français est un peu épais, mais très correct.

— Ya, Fräulein, dit mon gars. Donnez-vous la peine de grimper.

Je descends de la jeep, j’ouvre la portière à la fille et je lui passe sa mallette.

— Vous allez à Oppenau ? questionne le soldat.

— Non, dit-elle, je vais en réalité à Strasbourg.

— Nous aussi !

— C’est splendide !

Elle a du mal à prononcer ce dernier mot.

— Et quand je dis que je vais à Strasbourg, poursuit-elle, c’est encore inexact, car je vais y prendre le train pour Paris…

— Ah ! fit le petit gars désappointé car il espérait rester seul avec la poule après m’avoir éjecté…

Il ajoute, parce que chez lui, la babillarde est une seconde nature.

— Vous allez voir du monde, à Paris ?

— Non, dit-elle, chercher du travail. J’ai obtenu un passeport et un visa d’entrée… Je connais le français et l’anglais, je suis dactylographe, avec ça, je dois, paraît-il, pouvoir m’arranger ?

Il rigole, le titi.

— Oui, dit-il, avec ça, et votre armature, vous êtes sûre de réussir à Pantruche.

Jusqu’ici, je n’ai rien dit. J’auscultais un peu la passagère. Mon jugement est favorable. Il a toujours tendance à l’être lorsqu’il s’agit d’une belle gosseline.

— Je vais aussi à Paris, dis-je, si cela ne vous déplaît pas, nous pourrons faire la route ensemble, en bavardant, le temps passe plus vite. Et puis, qui sait, mes conseils pourront peut-être vous être de quelque utilité ?…

— Mais je suis ravie au contraire, minaude la greluse.

Elle a prononcé « râvie », avec une demi-douzaine d’accents circonflexes sur le a.

Le petit chauffeur me décoche un regard chargé d’admiration et d’envie.

Pour lui, brusquement, je deviens un vrai caïd.

— Et enlevé, c’est pesé ! murmure-t-il entre ses dents.

Comme ce levage éclair l’a foutu en rogne, il se met à déblatérer les troupes américaines qui sont pourries de marks, alors que les Français n’ont que leur culot pour se défendre.

— D’accord, conclut-il, les filles de par ici ont un faible pour les troufions français, seulement, elles aiment mieux les marks.

De rage, il appuie sec sur le champignon.

CHAPITRE VI DRÔLE DE BIZNESS !

Le voyage est ma foi fort agréable. Cette petite fille qui part à l’aventure possède un je ne sais quoi de crâne qui me plaît. Elle n’est pas bête du tout, ce qui est appréciable, l’intelligence n’étant pas le fort des gnères d’une façon générale.

A Strasbourg, je glisse deux lacsés dans la fouille du petit chauffeur en lui conseillant d’aller se farcir la négresse dans le clandé du patelin. Puis, j’entraîne ma voyageuse vers le quai de départ du bolide, car, justement, le train doit décarrer dans une minute.

— Mais je n’ai pas de billet, objecte-t-elle.

Toujours ce bon vieux conformisme teuton, ce souci des règlements.

— Nous le prendrons dans le train, je lui dis.

Par chance, je dégauchis un compartiment qui n’est occupé que par une sœur de charité. Pour épouvanter celle-ci, je me mets à raconter des histoires salées. L’effet ne se fait pas attendre, la nonne cramponne son baluchon et hisse le grand foc.

Nous voilà peinards, la petite frisée et moi.

Drôle de voyage en vérité. Je suis parti avec un macchabée et je rentre avec une gentille petite greluse. Y a pas, la vie a du bon.

— Excusez mes grivoiseries, je lui dis, simplement, je tenais à mettre en fuite cette brave religieuse.

Elle ouvre des yeux d’azur dans lesquels on lit une incompréhension aussi fausse que la rivière de diamants de votre belle-doche.

— Pourquoi ? demande-t-elle.

— Voyons, mon chou, pour avoir le plaisir de rester en tête-à-tête avec vous…

Elle rougit jusqu’à la racine des cheveux, ce qui ne lui va pas trop mal.

— Comme on a toujours besoin de qualifier les gens dont on vient de faire connaissance, dis-je, en mon for intérieur, je vous ai baptisée Miss Auto-Stop, mais je suis sûr que vous avez mieux que ça sur votre passeport.

— Je m’appelle Rachel, dit-elle, Rachel Dietrich.

— Et moi, Jean Martin…

J’ajoute :

— Vous permettez que je m’asseye à vos côtés ? C’est pour le cas où j’aurais à vous dire quelque chose à l’oreille…


Il est environ huit heures du soir lorsque nous débarquons gare de l’Est.

Une nuit claire s’installe dans Paris. Je retrouve avec volupté l’odeur de métro, de foule, et de parfums riches qui est l’odeur de Paname.

Elle paraît désorientée.

— Sûr que c’est moins calme que la Forêt-Noire, je lui dis, mais vous verrez, on s’y fait très vite !

J’hésite à l’emmener chez moi. Je sais bien que Félicie n’est pas à la maison ces temps-ci, mais tout de même, je ne veux pas perdre mes bonnes habitudes d’indépendance.

— Ecoutez, Rachel, je connais une vioque qui fait le meublé. Je vais vous conduire chez elle et lui demander qu’elle vous loue une chambre, d’accord ?

— Vous êtes gentil, Jean…

Vous allez dire que pour un flic, ça n’est pas fortiche, mais je ne peux jamais m’habituer à un faux blaze… Il me semble toujours qu’on s’adresse à un autre.

La mère Tapautour, je ne sais pas si je vous ai déjà affranchis sur son compte. Elle a des studios discrets rue des Batignolles pour les couples qui ne veulent pas se faire le grand jeu au milieu des Champs-Elysées… Dans le genre vieille donneuse, on fait pas mieux. Elle a été dans le pain de fesses avant guerre, mais depuis que la mère Richard a piqué sa crise, elle a abandonné le cheptel pour se lancer dans le cinq à sept.

C’est une grosse vache qui pèse ses deux tonnes, comme la première petite baleine venue et qui n’a qu’un seul souci en ce bas monde : s’empiffrer de sucreries…

Elle m’accueille avec un bon sourire. Elle m’aime bien depuis le jour où je lui ai conservé son nez propre à la suite d’une sale affaire.

Elle me déclare qu’elle est extraordinairement d’accord pour héberger cette chère mignonne, même qu’elle va lui donner la chambre aux ibis parce que c’est la plus choucarde qu’elle ait ici !

Tandis que Rachel dépiaute son bagage, je biche la mère Tapautour par le bras.

— Gaffe, je lui dis, mon blaze, pour cette souris, c’est Jean Martin, vu ?

— Vu.

Je vais présenter mes hommages à la gosse. Je lui dis qu’elle prenne un bain pendant que je m’occupe d’une course urgente, qu’elle ne se bile pas, que je reviendrai d’ici une paire d’heures pour lui faire un petit Paris by night à ma façon.

Ensuite, je vais en courant jusqu’au boulevard Haussmann prendre un bahut.


Le chef écoute mon rapport comme il écoute toujours tous les rapports, c’est-à-dire adossé au radiateur du chauffage central, en massant son crâne aussi désolé que le désert de Gobi.

Il m’écoute sans renauder, sans m’interrompre.

Lorsque j’ai terminé, il tire sur ses manchettes de soie, va s’asseoir dans un fauteuil pivotant et me demande :

— Selon vous, les Bunks ont été dupes ?

Je hausse les épaules.

— Difficile à dire, chef… Le coup de la bombe dans ma voiture prouve qu’ils ne se sont pas fait d’illusions sur mon identité. Mais je crois que nous avons réussi sur la question essentielle : celle qui concerne la mort de Karl. Cette bombe sent plus la vengeance que la diplomatie. Ils me croient l’assassin du fils ; leur première réaction a été une réaction humaine : à mort !

Le chef hoche la tête.

— C’est probable en effet. Il ne nous reste qu’à attendre que l’affaire se tasse. D’ici quelques jours, nous tenterons le grand coup…

Le big boss me sourit.

— A moins que, d’ici là, vous ne puissiez faire parler Karl…

Je secoue la tête…

— Je ne crois pas qu’il se laisse aller…

— J’aimerais que vous fassiez une nouvelle tentative, San-Antonio. Il faut essayer le côté psychologique. En apprenant qu’il est officiellement mort, peut-être éprouvera-t-il le choc déterminant, vous ne pensez pas ?

Je connais le patron. Lorsqu’il fait une suggestion de cette manière, appuyée, on peut considérer qu’elle est l’expression de son désir. Et il est de ces hommes dont les désirs sont des ordres, je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire ?

— Très bien, boss, je vais aller lui dire un petit bonjour.

Je lui serre la main racée qu’il me tend avec précaution et je prends l’ascenseur hydraulique. Il faut compter avec cet appareil trois fois plus de temps pour se déplacer, mais justement parce qu’il est lent, on a le temps de s’y reposer.

Parvenu au rez-de-chaussée, je pousse une porte de fer et je continue ma descente dans le sous-sol.

Dans cette région se tiennent les salles d’entraînement au tir. J’aperçois quelques-uns de mes collègues qui s’entraînent à faire des cartons.

Je leur adresse un petit salut de la main et je continue mon chemin jusqu’à l’extrémité du couloir. Là, se dresse la grille massive d’une porte. J’appuie sur un déclic dissimulé dans une anfractuosité du mur et la porte s’ouvre. De l’autre côté, le couloir se poursuit, plus étroit. Encore une porte de bois, épaisse comme un matelas Dunlopillo. Je frappe.

Un grand escogriffe vient m’ouvrir, un journal à la main.

— Bonjour, Gaudrant, je lui fais, tu passes de vraies vacances, ma parole !

Il rouscaille.

— Drôles de vacances… Pour le grand air, on est servi, et puis la vue sur la mer est tellement chouette…

Il fait le tour de la pièce blanchie à la chaux et seulement meublée d’un fauteuil de bureau.

— Quatre pas en long, trois en large… J’ai compté cent vingt fois depuis ce matin…

« Et dire que j’ai voulu faire ce métier parce que j’aimais vraiment l’action. »

— Bast, je lui fais en lui claquant le dos ; tous les métiers ont leurs inconvénients, mon petit père. Comment se porte le pensionnaire ?

Il hausse les épaules.

— Pas mal… Il ne dit rien ; il continue à rêver… Je finis par croire que c’est ou un fakir ou un poète… Les bras derrière la tête, à regarder le plafond en mâchouillant un petit bout de bois…

— Ouais… Ouvre !

Il sort une clé Yale de sa fouille et actionne une porte basse. Cette porte ferme la petite chambre secrète de la boîte, celle qui n’est pas comprise dans le plan officiel et qui nous sert pour nos affaires trop intimes.

Une odeur âcre de litière me fouette l’odorat.

Ça fait un bout de temps que ce pèlerin occupe cette petite piaule et comme elle ne comporte qu’une aération de fortune, l’air est plus vicié qu’une mère maquerelle spécialisée dans les petites filles.

Une petite ampoule munie d’un grillage jette dans le réduit une lumière grise et mauvaise qui fatigue les nerfs.

Un bat-flanc occupe toute la largeur de la cellule. C’est sur cette rude couche qu’est étendu Karl Bunks.

Il a beaucoup maigri depuis quelques jours. La détention l’a blanchi comme le soleil blanchit les os… Son regard s’est enfoncé, ses joues se sont creusées comme les flancs d’une bête malade. Tout son être a subi une sournoise métamorphose. Le rythme de sa respiration n’est plus le même…

Un anneau de fer dans le mur, le même passé à l’une de ses chevilles ; une chaîne unissant les deux…

Je tire la porte à moi, histoire de me donner le temps d’adopter une contenance. Car je suis gêné par le spectacle de ce jeune homme enchaîné. Je suis un homme d’action, et j’aime que mes adversaires soient debout sur leurs cannes.

Je m’avance.

— Salut, Bunks…

Il me jette un regard froid, dépourvu du moindre sentiment.

Je le contemple.

— Savez-vous que vous ressemblez à votre sœur, mon cher… En moins bronzé…

Un nouveau regard, mais toujours aussi désintéressé.

— Ça ne vous surprend pas que je vous parle de votre sœur ?

Il a un faible mouvement des épaules qui signifie : « Il en faut plus que ça pour me surprendre. »

Y a pas, c’est quelqu’un, ce mec-là ; il en a dans le ventre.

— J’ai fait sa connaissance hier, ainsi que de celle de votre père… Votre famille habite une très jolie propriété… Ça fait un peu cathédrale, mais c’est de la cambuse !

Son regard a pris une expression. Je sais qu’à cette minute, il « voit » la propriété, le parc, la route, les sapins.

Je poursuis implacablement :

— Oui, l’air est pur, là-bas… Ça sent le sapin…

Je rigole.

— Ici aussi, ça sent le sapin, n’est-ce pas, Bunks ? Seulement pas de la même manière…

Son attitude farouchement indifférente me chiffonne.

— A propos de sentir le sapin, dis-je, j’ai une petite nouvelle à vous annoncer…

Cette fois, il n’a pu s’empêcher de me regarder avec une vivacité qui trahit son système d’impassibilité.

Il en a aussitôt honte comme d’une incongruité et repart dans sa torpeur.

— Une drôle de nouvelle, Bunks, qui vous touche indirectement : vos obsèques auront lieu demain !

Il sourit.

— Ne vous méprenez pas. Nous ne voulons pas vous tuer, du moins pas si vite. Mais comme nous vous avons soustrait au monde, nous désirions que les choses soient en règle. Maintenant, elles le sont… Vous avez été découvert le visage fracassé, dans la propriété de votre père… Il s’agit, aux dires des autorités, d’une vengeance d’éléments nazis… Lorsqu’on fait montre de sentiments aussi francophiles que les Bunks, ce sont des choses auxquelles il faut s’attendre. Soit dit en passant, votre famille supporte très bien le choc…

Je comprends sans avoir besoin qu’il me fasse un dessin que ça n’est pas aujourd’hui encore qu’il se décidera à parler. Je crois de bonne politique de ne pas même essayer de lui poser des questions. Les humains, ce sont des mulets pensants ; plus vous essayez de vaincre leur entêtement, plus ils se butent.

J’allume une gitane.

— Je m’excuse de prélever sur votre faible attribution d’oxygène, je murmure…

Je lui tends mon paquet. Très naturellement, il puise dedans.

— Merci, fait-il.

C’est le premier mot qu’il prononce aujourd’hui. Je consulte ma montre.

— Bon, eh bien, je suis ravi de voir que la santé est bonne, murmuré-je. Je suis obligé de vous quitter… J’ai un rendez-vous… galant ! Tiens, avec une de vos compatriotes, une délicieuse personne prénommée Rachel… Au fait, peut-être la connaissez-vous, je l’ai pêchée dans votre bled… Peut-être êtes-vous allé en classe avec elle ? Peut-être l’avez-vous pelotée ?…

Il est amorphe.

— En tout cas, fais-je, je vais lui apprendre l’amour à la française… Vous ne pouvez pas savoir combien je suis bon professeur.

Soudain, il se redresse sur son bat-flanc, se met à genoux et m’empoigne par les épaules.

— Je vous défends de…

Il se tait, ôte ses mains de ma personne.

— Excusez-moi, murmure-t-il.

Je le contemple un instant, et je sors.

CHAPITRE VII UNE MOUCHE A MIEL PAS ORDINAIRE

En quittant cette geôle, je me sens si bourré d’amertume que je décide de siphonner un glass pour chasser le bourdon qui rôdaille.

Le café du coin — où nous avons nos habitudes — est tout indiqué pour souscrire à cette nécessité.

Cet établissement, c’est comme qui dirait pour ainsi dire la succursale de la maison Poulaga à laquelle j’ai l’honneur et le désavantage d’appartenir. Le patron est aussi amorphe qu’une tortue atteinte de poliomyélite et la bonniche nous appelle par nos prénoms… A ces heures, l’estanco est presque désert. Quatre pégreleux font une belote à la table du fond en dégustant des Vittel-fraise.

Le taulier lit la dernière, l’ultime de France-Soir en remuant son café.

— Qu’est-ce que ce sera, M’sieur Tonio ? demande la vamp du comptoir. Elle est gentillette, peut-être un peu trop bouffie, dans quatre ou cinq ans elle sera suffisamment fondante pour faire une patronne de troquet. Elle aguichera le client ayant un faible pour l’esthétique d’avant-guerre. Pour le moment, elle se prend pour Ursula Andress. Elle a un corsage en transparent qui laisse voir une combinaison rose et un soutien-trucs noir. Elle avance les lèvres en parlant et les fesses en marchant. Si vous avez le malheur de poser sur sa croupe une main nonchalante, elle brame à la garde, et le patron, qui doit dans les coins lui masser le fignedé, jure que les flics sont les pires saligauds de la création.

C’est dans ce petit univers de bons bougres pas compliqués que j’amène mon grand pif.

— Un Martini, je fais, en réponse à la question professionnelle de la serveuse.

Elle me fait la belle dose.

Pendant que je sirote ma mixture, je songe que la vie est tout ce qu’il y a de tocasson pour certains.

Ainsi, ce Karl Bunks qui moisit dans un petit trou secret et qui ne peut plus rien espérer d’autre qu’une balle dans la calbombe !

Notez qu’il l’a bien cherché. S’il avait tenu son nez au sec, ça ne lui serait pas arrivé. Mais non, Monsieur et sa famille veulent faire dans l’idéal de haut luxe ! La grande Allemagne et le toutim… Air connu.

Alors, ces gros pontes, au lieu de se tenir peinards et de jouir de leur pognozoff, réorganisent un gigantesque réseau d’espionnage pro-nazi, sous le couvert de leurs sentiments Europe Nouvelle !

Et ils s’amusent à brouiller les cartes diplomatiques qui n’ont guère besoin de ça, présentement…

Maintenant, vous avez dû suffisamment gamberger à ce qui précède pour que je radine avec mon flaminaire afin d’éclairer votre lanterne.

Entre nous et le coin du buffet, je peux bien vous avouer que depuis quelque temps, des pourparlers très avancés sont en cours entre les Ruscofs et les Amerloques au sujet de l’Allemagne.

A force de se tirer la bourre, ils ont fini par comprendre qu’ils ont intérêt à mettre les œufs en commun et à partager l’omelette. Ça contriste les légumes dans le genre des Bunks qui craignent de voir leur tas de jonc se faire la malle un beau jour.

Alors, ces dites légumes financent tous les dégourdis de la dernière et qui veulent encore jouer au petit pompier. Karl Bunks a pris la direction d’un groupe à Paris. Depuis un bout de temps, nous le surveillions et puis voilà qu’une nuit, ses foies-blancs ont embarqué un attaché de l’ambassade soviétique qui transbahutait une serviette pleine à craquer de paperasses. Les papiers n’ont qu’un intérêt secondaire, mais le kidnappé en présente un très supérieur, il faut le croire, car Moscou a fait un foin terrible. Il paraît qu’ils tiennent à récupérer l’attaché, mort ou vif, avant le mois prochain. Vous dire pourquoi, j’en suis bien incapable, ne le sachant pas moi-même. L’ambassadeur d’U.R.S.S. a remis une note impérative au ministre des Affaires étrangères, lequel l’a transmise à celui de l’Intérieur, lequel l’a passée au grand patron. Lorsqu’elle est parvenue au gars San-Antonio, elle était tellement surchargée d’avis confidentiels et pressants, qu’il fallait une loupe pour parvenir à la déchiffrer.

Alors le boss et moi, on a examiné sérieusement la question. La seule manière de récupérer l’attaché russe ou sa carcasse puisque ses supérieurs se contentent éventuellement de celle-ci, c’était de s’assurer de la personne de Karl Bunks que nous savons l’instigateur du coup. Ç’a été fait discrètement par mes soins. Je l’ai amené dans le petit garde-manger que vous savez et il a été confié à nos meilleurs spécialistes de la question ; mais c’est un garçon peu loquace qui sait admirablement tenir sa langue.

Alors, le chef a tenu le raisonnement suivant :

— Un mort est plus facile à découvrir qu’un vivant, car d’un mort, on est obligé de se débarrasser. En faisant croire aux Bunks que leur fils est tué, ils penseront qu’il s’agit de représailles, et il y a gros à parier que l’attaché en subira les conséquences si ce n’est pas fait. Nous aurons donc davantage d’espoir de ramener ses abattis…

Comme vous le constaterez, les sentiments n’ont pas grand-chose à voir avec cette histoire, seulement, rappelez-vous, bande d’endoffés, qu’on n’a jamais fait du contre-espionnage avec des sentiments.

Voilà pourquoi j’ai fait la pantomime du cadavre, en Allemagne. Tout simplement parce que, à court de ressources, nous avons pris le parti d’attaquer à notre façon…

— Remets-moi ça, gamine…

Elle me sourit avec dévotion.

C’est une brave petite greluse. Un de ces jours faudra que je lui propose une virée à la cambrousse… C’est le genre de brancard à travailler dans l’herbe, au bord de l’eau, comme dans les films sentimentaux.

Comme elle passe à proximité pour renouveler les consos des joueurs de belote, je la cramponne par la taille.

— Toi, je lui susurre, t’es la gosseline de mes rêves… Faudra que je t’explique ça en long et en large un de ces quatre !

— Hé là ! grogne le patron de derrière son canard, pas de charres au personnel, commissaire !

— Toi, le gros, je lui dis, potasse les petites annonces, histoire de voir si tu ne trouves pas le pavillon de tes rêves où remiser ta viande. On t’a assez vu comme ça, enflure !

Il flanque son France-Soir dans le bac à plonge et barrit. Il explique que le jour où il a acheté cette turne à deux pas des condés, il aurait mieux fait d’entrer au couvent ; que des gens aussi mal embouchés, c’était la honte de la capitale et que tant que la France aurait des représentants pareils, le pays serait promis au chaos et à l’anarchie !

— Passe la main, je lui fais, on va te jouer la Marseillaise !

Il me regarde et, comme toutes les fois qu’il vient de pousser une gueulante, il éclate de rire.

— On boit un blanc ? propose-t-il.

Le blanc, c’est son carburant d’élection. Il s’y tient quelles que soient l’heure et les circonstances.

— On en boit un, j’admets, mais on le boit rapidos because j’ai une souris au frais qui doit s’impatienter…

Il allonge son bras par-dessus le zinc et me claque l’épaule.

— Sacré vieux tendeur ! dit-il.

Mais aussitôt, il fait une grimace épouvantable.

Il regarde la paume de sa grosse main à l’intérieur de laquelle perle une goutte de sang.

— Nom de foutre ! hurle-t-il, on vous déguise en porc-épic à la grande taule, maintenant ?

— Qu’est-ce que tu renaudes ?

Il suce le creux de sa main.

— Y a une épingle qui dépasse sur votre épaule et je me l’ai enfoncée dans la pogne, bordel de merde !

— Une épingle !

Je palpe ma veste sur l’épaule gauche.

A mon tour, je rencontre une pointe acérée.

— Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ! je m’exclame.

J’ôte ma veste. J’examine le point hérissé et je découvre effectivement, plantée dans le rembourrage de l’épaule, une petite épingle dorée. Ça n’est pas seulement une épingle ordinaire, non seulement parce qu’elle est dorée, mais aussi parce que sa tête, tout en n’étant pas plus grosse qu’une épingle ordinaire, représente un insecte… une abeille, dirait-on. C’est une véritable pièce d’orfèvrerie…

J’en suis baba.

— Ce que c’est joli ! s’exclame la bonniche. C’est de l’or ?

Je regarde de plus près…

— On le dirait… Mais je n’en suis pas certain.

L’un des joueurs de belote se lève, intéressé. Il se présente : le bijoutier de la rue à côté.

Il prend l’épingle.

— Oui, c’est de l’or, dit-il… Amusant travail, finesse !

Je reprends l’épingle et la pique au revers de ma veste.

Je suis plongé dans des réflexions tellement profondes qu’elles me flanquent le vertige.

Où ai-je bien pu ramasser cette épingle d’or ?

Et d’abord, il est une chose certaine, c’est que je ne l’ai pas ramassée mais qu’on me l’a piquée dans la veste.

— Qui ? Pourquoi ?

Je passe en revue mes faits et gestes, mes contacts de ces derniers jours…

Il faut que je sache. Je sens que c’est important, très important, terriblement important. On ne plante pas pour le plaisir une épingle d’or dans les vêtements de quelqu’un… On ne se sépare pas, par jeu, d’un objet de valeur… Non !

Est-ce la pauvre petite Frida ? Afin de me laisser un souvenir ? Peut-être… Seulement elle me l’aurait donné ouvertement, elle aurait même fait « mousser » le cadeau comme elle le faisait avec sa bouteille de kirsch, ou plutôt celle de son patron…

Qui, alors ? La fille racolée sur la route ? Mais nous n’avons encore fait aucun frotti-frotta, avec Rachel. Elle n’a pas eu non plus l’occasion de rester seule avec ma veste…

— A votre santé, dit le patron !

Je découvre le verre de blanc posé sur le comptoir, devant moi. Je le saisis comme un automate ; je le porte à ma bouche.

— C’est de l’Anjou, fait encore le patron.

Alors, ça me vient en pleine trombine au moment où je vais boire… Je sais qui m’a planté cette épingle dans les fringues. C’est Karl Bunks.

Oui, c’est lui. Et son mouvement convulsif, tout à l’heure, qui l’a fait me saisir par les épaules n’avait pas d’autre objet. Moi, comme un cornichon, j’ai cru qu’il s’agissait d’un sursaut de révolte !

Je t’en fous ! Les hommes de la trempe de Bunks ne se laissent pas aller à ces mièvreries de petite fille nerveuse.

Qu’est-ce qui lui a pris ? Il n’a pas agi de la sorte sans une raison impérieuse…

Je vide mon verre.

— Merci, dis-je au patron, demain ce sera ma tournée…


Une fois sur le trottoir, je m’aperçois que le ciel s’est couvert. La nuit est gonflée de gros nuages malades. Il fait une chaleur d’orage qui vous passe de grands coups de râpe sur les nerfs. Je bigle la façade grise de la grande Maison en face, et, comme un automate, je m’y dirige…

Je grimpe à notre étage et je dis au préposé de m’annoncer auprès du Vieux.

— Qu’il entre ! répond la voix du boss dans l’interphone.

Je pousse la porte capitonnée de son domaine. Il est assis devant une feuille de papier blanc… Une botte de pastilles de menthe à portée de la main…

Il tire ses manchettes.

— Du nouveau ? me fait-il.

— Je ne sais pas, dis-je en m’asseyant sur l’accoudoir d’un fauteuil club.

— Vous ne savez pas ? s’étonne-t-il.

— Hélas !..

— Il a parlé ?

— Non, et du reste je vous avoue que je ne lui ai rien demandé. J’ai préféré lui faire une petite séance de démoralisation gratuite, je ne sais pas si j’ai bien fait…

Le boss hésite, pèse la situation.

— Sans doute, dit-il enfin.

Voyant mon air préoccupé, il demande :

— Et alors, qu’est-ce qui vous chiffonne ?

J’ôte l’épingle de mon revers.

— Ça, dis-je.

Il prend l’épingle, l’examine.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Jusqu’à preuve du contraire, c’est une épingle… d’or… Dites, patron, lorsque vous avez fait récupérer les nippes de Karl Bunks, vous avez bien recommandé qu’on prenne absolument tout ce qu’il avait sur lui, non ?

— Oui, j’ai même beaucoup insisté sur ce point.

— Je m’en doutais… Qui a fait la récolte de ses vêtements ?

— Ravier.

— On peut lui dire un mot ?

— Oui, s’il est encore là.

Il baisse un taquet d’ébonite.

« J’écoute », dit une voix…

— Ravier, immédiatement !

— Bien, chef.

Quatre minutes après, Ravier, un bon gros pas compliqué, pénètre dans le bureau.

Il s’incline.

— Vous m’avez demandé, patron ?

— San-Antonio a une ou deux questions à vous poser…

Je me tourne vers Ravier.

— C’est toi qui as déloqué le pensionnaire de la cave ?

— Oui, monsieur le Commissaire.

— Ça s’est passé comment ?

Il ouvre de grands yeux.

— Mais…, fait-il, tout simplement. Je lui ai dit de se déshabiller complètement et de passer les vêtements que je lui apportais.

— Tu as assisté à l’opération ?

— Ben oui.

— Tu étais dans la cellule ?

— Ben dame… presque !

Je me mets en renaud.

— Joue pas à l’ahuri de la noce, Ravier ! Je vais te dire ce que tu as fait. Tu lui as dit de se déshabiller et, pendant qu’il opérait, tu as fumé une cigarette à côté, avec le gardien de service. Tu lui as parlé de tes hémorroïdes et de ta bonne femme qu’a une descente de matrice, mais tu n’as pas regardé !

Ravier rougit.

— Le patron ne m’a pas dit de le regarder se mettre à poil, bougonne-t-il, n’est-ce pas, chef ? Vous m’avez dit de récupérer ses vêtements et tout ce qu’il avait sur lui.

Je me radoucis.

— Je ne t’engueule pas. Raconte exactement le processus…

— Je lui ai ordonné de se déshabiller entièrement. Auparavant, j’ai prélevé moi-même dans ses poches tout ce qu’elles contenaient… Lorsqu’il a été nu, j’ai raflé ses fringues, je lui ai donné les autres et je suis parti.

Je le prends par le poignet.

— Bon, c’est bien. Tu as vidé ses poches ; as-tu palpé sa doublure ?

— Vous pensez, bien sûr ! s’exclame Ravier avec un haussement d’épaules.

— Ecoute-moi bien, Ravier. As-tu pensé à regarder les revers de sa veste avant de le laisser seul ? Réfléchis et réponds franchement.

Il fronce le sourcil. Sa bonne grosse face rubiconde pâlit.

— Non, répond-il loyalement, je n’ai pas songé à ça…

Je soupire.

— Parfait. Donc, il devait avoir cette épingle au revers, c’est le seul endroit où un homme puisse la mettre pratiquement… Et ensuite, Ravier, lorsque tu as eu ses vêtements, tu n’as pas fouillé la cellote ?

— J’ai regardé rapidement autour et puis sous le bat-flanc pour vérifier si rien n’était oublié.

— Tu n’y as pas passé la main ?

— Non.

— De sorte que s’il avait piqué l’épingle que voici dans le bois, tu ne pouvais l’apercevoir ?

Le chef n’a pas cessé de tripoter ses manchettes en silence.

— C’est vrai…

— Ça va, dit-il brusquement à Ravier, nous n’avons plus besoin de vous… Une autre fois, ne laissez rien au hasard…

Le gros rougit à nouveau, puis il sort à reculons.

— Donc, cette épingle provient de Karl Bunks.

— Oui, et il cherchait à me la faire sortir de sa cellule…

— Comment cela ?

Je lui raconte l’incident du bistrot.

— Vous êtes sûr que c’est lui qui vous l’a piquée dans la veste ?

— Maintenant, oui.

— Vous envisagez le motif de cet acte apparemment absurde ?

J’hésite. Je me lève. Je gagne la porte.

— Oui, dis-je en sortant.

CHAPITRE VIII DESCENDEZ, ON VOUS DEMANDE

La soirée est de plus en plus lourde lorsque je parviens dans les meubles de la mère Tapautour.

L’orage imminent vous comprime la poitrine et vous bloque les éponges. J’ai horreur de cette atmosphère de cataclysme. Il me semble toujours que la planète va exploser, ce qui est une sensation des plus désagréables.

Avant de monter l’escalier de l’immeuble, je tire l’épingle d’or de mon revers de veste où je l’ai fixée avant de quitter le burlingue du Vieux et je la plante dans l’épaule, juste à l’endroit où l’avait enfoncée Bunks…

Parvenu au troisième étage où crèche la vioque, je sonne.

C’est elle qui vient m’ouvrir, un rahat-loukoum à la main.

— Enfin vous ! s’exclame-t-elle, la bouche pleine de ses infernales sucreries… Cette chère mignonne commençait à désespérer…

Je ricane.

— Moi, mémée, je suis comme le gros lot, je me fais désirer, mais je finis toujours par sortir pour ceux qui savent m’attendre.

La vieille essuie ses lèvres flétries où le rouge se délaie avec le sucre.

— Je lui ai offert des chocolats… Elle est adorable, cette enfant.

Elle me téléphone un coup de coude complice au creux de l’estomac.

— Vous n’allez pas vous ennuyer, farceur !

Ce serait quelqu’un d’autre, je ne tolérerais pas ces familiarités ; mais la mère Tapautour est une vieille carne pour laquelle j’ai toutes les faiblesses. Elle est tellement typée, tellement incroyable qu’on ne songe pas à rouscailler avec elle.

Je frappe à la porte du studio.

— Entrez ! fait Rachel.

Elle est assise dans un fauteuil. Elle a posé ses fringues et a revêtu une robe de chambre en tissu-éponge blanc qui la nimbe comme d’une lueur irréelle.

— Il faisait tellement chaud, explique-t-elle.

— Ben, voyons.

J’ajoute en lui caressant la nuque :

— Je n’ai pas été trop long ?

Elle bat des cils.

— Je commençais à penser que vous m’aviez abandonnée…

— Et ça vous faisait quoi ?

— De la peine, balbutie-t-elle en détournant les yeux.

Ce genre d’aveu appelle automatiquement le baiser.

Je la prends par le haut des bras, je la soulève littéralement de son fauteuil et je colle mes lèvres sur les siennes.

Venant d’une bergère qui est toute nue sous une robe de chambre flottante, ça vous incline davantage à potasser le rapport Kinsey plutôt que les derniers imprimés sur les indirectes. Je l’entraîne jusqu’au paddock en lui débitant de ces mots sans suite et sans fin qui fouettent le sang.

Lorsqu’on a suffisamment joué à la bête à deux dos, je lui roule un patin final. Vous remarquerez que l’amour commence et finit toujours de la même façon…

— Bon, si tu permets, ma chérie, je vais me raser un peu, je dis… Pour te sortir, c’est indispensable, j’ai un de ces pièges qui me fait ressembler à un acteur italien.

— Vous avez un rasoir ?

— Non, mais la mère Tapautour doit en avoir un, tu penses : avec la barbouze qu’elle a !

Je pose ma veste et je quitte la pièce.

Comme je le prévoyais, la mère maquerelle est dans les parages, l’air faussement innocent.

Je cours à elle et je lui bonnis à l’oreille :

— Parlez-moi, dites-moi n’importe quoi !

Je pose mes pompes et, à pas de loup, je viens à la porte du studio. Le trou de la serrure est tout à fait à la hauteur de mon œil lorsque je suis à genoux.

Ce qu’elle a dû se rincer les châsses, la vieille ! On a une vue magnifique de la pièce… Autant que des tribunes au parc des Princes ! Au fond du couloir, la mère Tapautour me jacte inlassablement comme un perroquet remonté.

Je vois Rachel sortir du cabinet de toilette où elle se trouvait lorsque j’ai quitté la carrée.

Elle vient à la porte et tire la targette… Heureusement que la mère Tapautour est une vicelarde qui aime bigler les ébats de ses petits protégés… Pour ce faire, elle a muni toutes ses piaules de targettes et a ôté les clés des serrures…

Maintenant, Rachel, se croyant tranquille, va droit à la veste. Elle palpe les poches. La première chose qu’elle en sort, c’est le revolver. Elle ôte le chargeur, le vide des balles qu’il contient et glisse celles-ci dans une potiche. Après quoi, elle réintroduit le chargeur dans l’arme et l’arme dans ma poche. Puis elle s’attaque à mon larfouillet. Elle potasse mes papelards, ceux qui sont au nom de Nikaus, citoyen helvétique… Elle hausse les épaules et le remet en place. Ensuite, elle palpe consciencieusement ma veste. Pour une fille qui postule à un emploi de secrétaire, elle a un doigté rare. Elle ne met pas longtemps à trouver ma plaque spéciale dans la doublure. Elle la regarde et un sourire flotte sur ses lèvres…

Elle poursuit ses investigations. Elle palpe maintenant le rembourrage des épaules. Tout de suite elle trouve l’épingle.

Cette fois, elle a un coup de surprise phénoménal. Sa bouche s’ouvre, elle écarquille les yeux… Elle a un geste qui est un geste d’allégresse… Elle s’empare de l’épingle et la glisse dans son sac à main.

Je quitte mon poste d’observation pour rejoindre la mère Tapautour.

— Vous avez un rasoir ? je lui demande.

— Pour vous raser ? demande-t-elle.

Je hausse les épaules.

— Pas pour trancher la gorge à quelqu’un, évidemment. Vous me prenez pour qui ?

— Oui, j’en ai un…

Coquette, elle ajoute :

— Quelquefois des messieurs oublient le leur…

— Bien sûr, je fais… Et puis quoi, vous ne vous rasez jamais que deux fois par jour…

Elle est asphyxiée, mais prend le parti de rire.

— Comme vous êtes farceur, tout de même…

Elle ne me pose pas de questions sur mon petit manège de la serrure. Peut-être se dit-elle que je suis un maniaque…

Elle m’emmène dans sa salle de bains personnelle. Elle est vachement outillée pour le barbichage, la daronne. Son rasoir est électrique. Je m’en flanque un coup ; les résultats ne sont pas merveilleux, car je n’ai pas l’habitude de ces sortes de mécaniques mais, après tout, je n’ai pas l’ambition — ce soir surtout — de jouer les Brummell…

Je me rafraîchis le museau, me lave les pognes, rajuste mon nœud de cravate et, après avoir vidé la moitié d’un flacon d’eau de Cologne sur mon dôme, je reviens à la petite Rachel. Elle a retiré la targette. Elle s’habille paisiblement.

Comme j’entre, elle me décoche un radieux sourire.

— Changement à vue, je dis, qu’est-ce que tu penses du bonhomme lorsqu’il est savonné ?

— Magnifique, murmure-t-elle… Oh ! mon chéri…

Je m’assieds dans un fauteuil.

— On crève, je dis… Jamais vu une nuit aussi lourde… Tu ne te sens pas mal à l’aise, toi ?

— Non, fait-elle…

Elle va ouvrir la croisée.

C’est beau, Paris, fait-elle en s’y attardant un peu.

Je ne réponds rien. Je continue à remuer mes pensées… Un dilemme se pose : dois-je intervenir illico ou attendre ?

Rachel m’a prouvé par son attitude qu’elle faisait partie de la bande. Donc, par elle, je dois pouvoir remonter la filière. Seulement, là est le point faible. Si je la laisse aller, elle va prévenir les autres que Bunks est vivant. Cette épingle lui en a apporté la preuve… Que dois-je faire ? Bon Dieu, comme c’est moche d’avoir à prendre des décisions de cette ampleur ! Je donnerais bien mille balles pour avoir l’opinion du chef… Impossible de lui téléphoner maintenant. Je dois décider seul, et décider vite ! Je ris.

— Qu’as-tu ? me demande-t-elle.

Je ris parce que je pense que Bunks a eu une idée extraordinaire. Lorsque je lui ai dit que j’étais en cheville avec Rachel, il a voulu prouver qu’il vivait encore. Alors, devinant que la souris allait éplucher mes faits et gestes, passer ma vie au peigne fin, fouiller mes poches… il s’est dit qu’il avait une chance de se manifester à travers moi. Il a choisi comme messager son propre geôlier… Ça, reconnaissons-le, c’est du boulot !

Elle s’approche de moi, frôleuse, le regard moite, comme les filles en ont lorsque vous leur avez prouvé que vous n’êtes pas un empêché du calcif.

— Qu’as-tu ? demande-t-elle.

Peut-être est-ce cette attitude enveloppante qui me décide. Je me lève, je passe ma veste. Je sors mon pétard… Je vais à la potiche, la renverse sur le lit et récupère mes dragées… Je recharge posément le décrasseur en la regardant tendrement.

Elle est devenue un peu pâlichonne, faut reconnaître. Mais elle ne bronche pas.

J’ouvre son sac à main, je récupère l’épingle et la fixe à mon revers.

Enfin, je me tourne vers elle.

— Alors ? je demande.

Elle n’a pas un geste. Ses joues sont tirées, ses narines pincées et il y a dans ses yeux des lueurs inquiétantes.

Je m’approche d’elle, à petits pas. Je lui flanque une mornifle carabinée qui l’envoie valdinguer sur la carpette.

Et je redis :

— Alors ?

Sur un ton engageant.

Rachel se relève, elle a la joue écarlate.

— Vous êtes une brute, grince-t-elle.

— Confidence pour confidence, ma jolie, vous êtes une petite salope !

J’ajoute…

— Seulement, une salope, ça ne se contente pas de faire l’amour et les poches… Ça parle… Et vous allez parler !

Elle s’approche de moi.

— Je n’ai rien à dire, monsieur le Commissaire !

— Voyons, ne me faites pas croire cela ! Une femme a toujours quelque chose à dire !

Je l’attrape par le bras.

— Par exemple, ce que vous avez fichu du Rusco ?

— Je ne sais rien !

— Non ?

— Si !

— Même pas où l’on peut contacter les zouaves de Karl ?

Elle se campe devant moi, ardente, sauvage !

— Ecoutez bien, commissaire. Je ne parlerai pas. Chez nous, il n’y a pas de… comment appelez-vous ça… de lavettes ! Nous savons nous taire ! Vous m’avez eue, très bien… Mais je vous préviens tout de suite que vous ne tirerez rien de moi.

Elle a parlé, moins sous l’effet de la colère que pour mettre au point la situation.

Je sais qu’elle a dit vrai. Elle ne parlera pas. Eh bien, me voilà beau avec un nouveau pensionnaire clandestin.

Alors, une idée diabolique me traverse le cerveau.

Une de ces idées comme heureusement on n’en a que très peu et dont il est inutile de se vanter.

Je marche sur elle, la gueule mauvaise. Je sens que mon foie distille de l’acide prussique.

Je dois avoir la bouille si terrible qu’elle se met à reculer, épouvantée…

— Ah ! tu ne parleras pas, je grommelle.

— Non.

— Ah, tu ne parleras pas !..

Maintenant, elle est presque adossée à la fenêtre ouverte.

Prompto je me baisse, je lui empoigne les chevilles et je la fais basculer par-dessus la barre d’appui.

Un cri terrible qui tombe dans les profondeurs obscures… Miss Auto-Stop n’aura pas fait de vieux os à Paris !


J’ouvre la porte donnant sur le couloir.

Je n’aperçois plus la mère Tapautour. J’aime autant qu’il n’y ait pas eu de témoin ; même de témoin timoré qui bigle par le trou des serrures comme des larbins de palace.

Elle est en train de se confectionner du cacao. En attendant que son breuvage soit prêt, elle se fabrique des tartines de beurre et confiture qui donneraient la nausée à un rat d’égout.

— Dites, mémée, je fais, j’ai une mauvaise nouvelle pour vous : une de vos locataires vient d’avoir un accident ou une dépression nerveuse, bref, elle s’est jetée par la fenêtre.

— Mon Dieu ! s’écrie-t-elle. Qui est-ce ?

— La petite qui était avec moi.

Elle me regarde d’un air incrédule…

— Hé là, vous rigolez ?

Mais mon visage lui indique le contraire.

— Je suis tout ce qu’il y a de sérieux, la gosse a passé par la croisée… Alors, écoutez-moi bien : vous ne m’avez pas vu ; elle est venue ici toute seule en prétendant attendre un monsieur qui n’est pas venu… Vous ne savez rien ! Pour le reste vous bilez pas, vous n’aurez pas d’ennuis ! Je vais arranger le coup… Ça boume ?

Elle fait un signe d’acquiescement.

— Vous me ferez prendre des cheveux blancs ! dit-elle.

— Pas de danger, je fais, avec la teinture que vous employez !

CHAPITRE IX DERNIÈRE TENTATIVE

— Voilà, dis-je au boss. J’ai fait ça, patron, bien que ce ne soit pas joli, parce que, à mon avis, nous n’avons d’espoir de pousser ces salopards à l’action qu’en nous manifestant.

Les délais que nous accordent les Russes pour retrouver leur bonhomme expirent dans quatre jours, c’est du peu !

Il lisse son crâne en peau de fesse.

— En quoi la mort de cette fille poussera-t-elle les nazis à se manifester ? demande-t-il, d’un ton où perce une obscure réprobation.

— Suivez-moi, chef ! Lorsque, à Freudenstadt, ma bagnole a eu fait explosion, les Bunks ont aussitôt su que j’étais indemne. Ils avaient certainement quelqu’un de leur bord dans les parages de l’hôtel. L’aubergiste lui-même est peut-être dans le coup, qui sait ?

« Donc, ils ont appris, presque en même temps, que les forces d’occupation mettaient une voiture à ma disposition. Le colonel l’a gueulé dans la cour, devant tout le monde.

« Il aurait fallu être sourdingue pour ne pas le savoir. Il leur restait donc la possibilité d’organiser un coup fourré ; seulement, étant conduit par un soldat français, cet attentat prenait tout de suite une signification trop grave. Ça devenait un crime international. Ils ont préféré dépêcher une fille à eux sur la route pour essayer de m’avoir à la douceur… Ça leur permettait de se rencarder un peu sur moi… Je suppose que ma personnalité devait les intriguer un brin, non ? »

— Continuez, dit le chef…

Il me regarde comme au cirque on regarde les évolutions du trapéziste sans filet. Seulement, ma gymnastique aérienne est une gymnastique morale…

— Donc, ils ont collé cette gosse à mes trousses. Il est évident qu’elle devait les contacter dès que possible. Or, elle n’a pu se manifester depuis le moment où elle a été avec moi, c’est évident. Je ne l’ai pas quittée d’une semelle et, une fois qu’elle a été chez la mère Tapautour, elle n’est pas sortie et n’a pas téléphoné…

— Alors ?…

— Alors, fais-je, ne recevant aucune nouvelle d’elle, ils vont bien essayer de savoir ce qui lui est arrivé… Lorsqu’ils verront dans la presse, demain, qu’une mystérieuse jeune femme non identifiée s’est défenestrée, ils enverront quelqu’un à la morgue afin de vérifier s’il s’agit de Rachel. J’ai donné des instructions formelles pour qu’aucune photographie d’elle ne soit publiée.

— Je commence à voir où vous voulez en venir, murmure le boss. C’est très fort, j’en conviens. Nous allons installer une permanence à la morgue, et tous ceux qui viendront regarder le cadavre de la jeune femme seront pris en filature…

— Voilà ! triomphé-je.

— Vous avez eu cette idée avant de… de la pousser, San-Antonio ?

— Oui, fais-je en pâlissant un peu…

Le patron se lève.

— Chapeau bas, murmure-t-il, admirateur.

— C’est le cas de le dire, boss !


Je suis dans mon lit, et j’en écrase comme un loir.

Je rêve que je suis embauché aux Folies-Bergère pour faire des trucs en ombres chinoises à la vedette du spectacle… Nous sommes derrière un écran en verre dépoli, un projecteur nous biche en pleine poire. Je soulève la plume d’autruche qui l’habille et je commence l’exercice lorsqu’une sonnerie retentit. Cette sonnerie veut dire : en scène ! Bon Dieu ! mais j’y suis, en scène !

La sonnerie continue, lancinante.

Merde à la fin ! Il devient dingue, le régisseur, ou quoi ?

C’est à ce moment que je me réveille et que je comprends que cette sonnerie insistante est, en réalité, celle du téléphone.

Fulminant, je me dirige vers l’appareil, le crâne rempli des cloches du sommeil.

Illico j’identifie la voix : c’est celle du patron.

— Je suis heureux de vous joindre, dit-il…

Je l’interromps.

— Quelle heure est-il, chef ?

— Quelque chose comme deux heures du matin.

— Je peux vous poser une question ?

— Faites vite !

— Vous arrive-t-il de dormir ?

— Non, je ne sais pas de quoi vous voulez parler, déclare-t-il le plus sérieusement du monde.

Il enchaîne presque aussitôt.

— Demain matin, vous allez prendre le rapide de huit heures pour Strasbourg…

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Une chose bizarre…

— Elle a un rapport avec l’affaire qui nous intéresse ?

— C’est pour le savoir que je vous envoie là-bas. Apparemment rien ne permet de le supposer…

— Alors ?

Il y a un silence.

— Vous n’avez jamais remarqué que j’ai un grand nez, San-Antonio ?

— On marche à l’instinct, maintenant ? je demande…

Cette réplique est un peu osée. Le chef n’est pas d’humeur à se laisser charrier.

— Tant qu’on n’avance pas d’une façon logique, oui ! Soyez à mon bureau avant le départ du train, pour que je vous explique…

— A quelle heure ?

— Mettons six heures…

— Entendu, mais la planque de la morgue ?…

— Je mettrai quelqu’un de sérieux là-dessus, faites-moi confiance.

Il crache dans l’appareil :

— Good night !

Et raccroche.

Le déclic m’a meurtri les oreilles. Je pose le récepteur sur sa fourche.

M’est avis que j’aurais mieux fait d’aller pêcher la baleine à Terre-Neuve le jour où je suis entré dans les Services secrets !

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