TROISIÈME PARTIE PAYEZ ET EMPORTEZ !

CHAPITRE PREMIER MON PALAIS DE GLACE

Il est dix heures lorsque je me pointe chez le boss. Il fait beau et on a envie de faire n’importe quoi sauf de traquer les espions à la gomme.

Je ne suis pas tellement fiérot en entrant dans le grand burlingue de l’homme chauve. Oh non, pas du tout… Je sens qu’entre moi et une tranche de melon il n’y a pas grande différence.

Le chef, ce qui n’arrange rien, paraît de mauvais poil. Il est assis, le menton dans sa main fine ; la lèvre un peu tordue par un rictus amer.

— Salut, patron ! je fais, le plus joyeusement possible.

Mais si on cherchait de la joie dans mon cœur, on en trouverait à peu près autant que dans celui du gars qui actionne une torpille humaine.

— Asseyez-vous ! m’ordonne le boss, et racontez-moi un peu vos petites affaires.

— C’est le trou noir ! je lui dis…

— Je vous écoute…

C’est bien ça qui m’embête !

Enfin…

Je lui raconte tout par le menu : mon départ pour Cannes, mon enquête sur les BLA ; la découverte de la fille assassinée, le coup de longue-vue dans l’immeuble voisin, le remplacement du cadavre par une fausse blessée ; l’intervention de la femme de Léopold ; le nettoyage des mecs de la voiture…

— Voilà, conclus-je ; mon traquenard a donné des résultats, mais incomplets. La fille, de toute évidence, ne savait presque rien… Et les hommes sont morts !

— Pourquoi êtes-vous rentré ? demande le boss.

— Parce que j’en avais marre. J’ai eu besoin de changer d’atmosphère…

— Vous avez eu tort.

Il me tend un message long comme ma cuisse. Ce message est signé Pellegrini. Je tique salement en le lisant. Là-dessus, mon collègue de Cannes m’apprend que la souris que j’avais ficelée sur le lit s’est fait la valise. Quand les pétarades ont éclaté, la vraie infirmière et la femme de Pellegrini se sont mises à une fenêtre pour assister au feu d’artifice. Une garde est entrée dans la chambre. Voyant une infirmière ligotée, elle l’a détachée et l’autre n’a pas demandé son reste… Profitant de la confusion, elle s’est trissée à une allure supersonique.

Les deux hommes morts sont deux nervis marseillais, et la voiture est une voiture volée.

Toujours la méthode discrète de la bande à Bunks. Pour leurs coups de main, ils embauchent des repris de justice afin de ne pas se mouiller. Et ils liquident ceux des leurs qui sentent le brûlé.

— Nous voici au point mort, je murmure…

— C’est même plus grave, renchérit le chef, maintenant ils savent exactement ce que nous voulons, puisque cette femme, à qui vous avez demandé des nouvelles du Russe, s’est échappée.

— Oui, c’est moche…

Le chef se lève.

— San-Antonio, dit-il, je ne veux pas faire de discours à un homme comme vous. Vous êtes le meilleur élément de cette maison. Vous nous avez habitués à des tours de force… La nature humaine est ainsi faite qu’elle s’habitue à tout, même aux miracles. Plus on joue les supermen, plus vos contemporains attendent de vous des prouesses.

A part ça, il ne veut pas me faire de discours, le vieux !

— … Bref, poursuit-il, San-Antonio, il faut que demain cette affaire ait trouvé sa solution…

C’est dit en termes choisis, mais c’est dit tout de même. Je hausse imperceptiblement les épaules…

— Pour des miracles, je murmure, vous auriez intérêt à embaucher le Bon Dieu ! Rien de nouveau à la morgue ?

— Rien !

Je sors sans rien ajouter à cette déclaration que j’estime bien sentie.

Comme toujours lorsque ça ne carbure pas, je vais au troquet.

Le patron est en train de s’offrir une tranche de saucisson format Michelin pour tracteur agricole.

— Vous ne vous laissez pas abattre, je lui dis, bourré d’amertume jusqu’aux paupières.

Il hausse les épaules.

— Y a pas de raison, déclare-t-il.

— Quand je pense, je murmure, que j’aurais pu, moi aussi, tenir un troquet au lieu de risquer mes abattis ! la vie de château, quoi ! à me faire du lard derrière un zinc : jouer à la belote, casser la croûte, peloter la bonne… Compter la recette en fin de journée, ça, c’est la belle vie !

Il ricane, l’enflure ! il dit que ça n’est pas sa faute si la vie est encombrée de gars qui n’ont en tête que l’idée bien arrêtée d’emmerder leurs contemporains… Puis il propose son éternel blanc.

— C’est ça, un blanc, je fais… Et sers-moi ça dans une lessiveuse, faut que j’oublie…

— Vous mangeriez pas un petit quelque chose ?

Comme je ne réponds rien, il dit :

— Allez jeter un coup d’œil dans le frigo…

Je frappe un grand coup de plat de la main sur son comptoir.

— Bon Dieu ! c’est la voix de la raison qui sort de vos lèvres lippues, je m’écrie… Le frigo ! Il ne me reste plus que ça !

Je file, sans songer à m’excuser.

— Taxi ! A la morgue, s’il vous plaît…


Pourquoi à la morgue ?

Eh bien, je vais vous faire un aveu : je n’en sais absolument rien. Ou plutôt, au moment où j’ai décidé d’y aller, je n’en savais rien.

C’est le mot frigo, prononcé par le patron du bistrot qui m’a décidé. J’ai obéi à une sorte de réflexe… Seulement, maintenant, je sais pourquoi j’y vais… Et j’admire ce vieil instinct qui me fait agir avant mon cerveau.

Voyez-vous, tas de navetons, depuis le début de ce cirque bizarre je vais, je viens, me cognant l’entendement de-ci, de-là, comme une mouche prisonnière sous un verre. J’avale des trucs, j’écoute, je parle, je tue, je gueule… Mais je n’ordonne pas. Je ne recherche pas la logique rigoureuse, la logique lumineuse grâce à laquelle tout se clarifie, tout devient simple et facile à entraver.

Ainsi, lorsque la fausse infirmière m’a dit que sa bande de noix était au courant de mes faits et gestes à cause de quelqu’un qui me surveillait, je n’ai pas réagi. Et cependant y avait de quoi sauter en l’air, non ? Vous ne voyez pas ? Alors c’est que vous êtes encore plus pochetés qu’un troupeau d’oies.

Si quelqu’un qui me suit est au courant de mes déplacements à Strasbourg, puis à Cannes, ce quelqu’un ne peut être que feue la petite Rachel, laquelle avait déjà fait son petit saut périlleux par la fenêtre de la mère Tapautour ! Donc, ça n’est pas Rachel que le clan Bunks avait attachée à mes semelles de crêpe !

C’est quelqu’un d’autre que je n’ai pu encore découvrir… En ce cas, qui était en réalité Rachel ?

Une sueur froide ruisselle le long de mon échine. Est-ce que par hasard j’aurais scrafé une gonzesse innocente ?

S’il en était ainsi, illico, je cloquerais ma démission au Vieux et j’irais quêter le long des chemins avec une robe de bure sur le râble.

Pourtant, si Rachel avait été en dehors du coup, pourquoi aurait-elle fouillé mes fringues ? Pourquoi aurait-elle embarqué l’épingle d’or ? Pourquoi m’aurait-elle dit qu’elle refusait de me donner la moindre explication ?

J’ai besoin de la voir…

Il me semble que, morte, elle m’en dira plus long que vivante.


Je trouve un de mes collègues dans le bureau du gardien de la morgue. Ils font la belote comme deux bougres, rigolant, buvant le godet…

— Après vous, s’il en reste ! je lance.

Mongin — le petit flic — se lève et rajuste sa cravate.

— Monsieur le Commissaire, balbutie-t-il…

— On ne s’en fait pas, à ce qu’il paraît ?

— Voilà trois jours que j’attends, monsieur le Commissaire, faut bien tuer le temps…

— Tuer le temps ! je ricane… Il n’y a en effet plus que lui à tuer ici… Personne n’est venu reconnaître le cadavre ?

— Personne.

— Personne n’a demandé si vous aviez un corps de jeune femme ?

— Absolument personne…

— Parfait…

Je me tourne vers le gardien.

— Pour employer la formule consacrée, est-ce que je peux la revoir, une dernière fois ?

— Suivez-moi…

C’est une fois de plus, la classique balade dans la nécropole glacée qui sent la mort.

Je commence à me sentir chez moi, ici. C’est un peu mon domaine maintenant. Comme qui dirait mon petit palais de glace !

Le gars tire la bassine contenant les restes de Rachel. Je me penche sur ceux-ci…

Je n’ai pas revu la gosse morte. Le dernier regard que j’ai posé sur elle, ç’a été dans la chambre, après que nous nous soyons envoyés en l’air… Alors que, blême de peur, elle reculait vers la fenêtre. Sa chute lui a écrasé le sommet de la tête, son cou est brisé… Ses membres disloqués… Ça n’est pas beau à voir… Dire que j’ai tenu ce paquet d’os et de bidoche dans mes bras !

Je contemple son visage, longuement… Très longuement… Et alors, chose stupéfiante pour un tel lieu, j’éclate d’un rire copieux, un rire qui n’en finit plus…

— Qu’est-ce que…, murmure le gardien sidéré.

— Quoi ?

— Je… Rien !

M’est avis qu’il me croit rigoureusement sonné.

Je me gondole comme un bossu. Notez que je n’ai jamais eu l’occasion de voir rire un bossu.

Ça me coupe en deux. C’est la joie… C’est la satisfaction… C’est l’orgueil… C’est tout ce que vous voudrez de très fort, de très exaltant.

— C’est bon, je dis au garde, de plus en plus époustouflé, vous pouvez refermer votre tiroir…

Je remonte à l’étage supérieur où m’attend Mongin.

Il a remis sa veste, boutonné ses manchettes, rangé ses cartes, planqué le litre de vin.

— Où est le litron ? je demande.

— Monsieur le Commissaire…

— Allez, aboule-le, vite !

Il obéit.

Je chope la bouteille de pinard, et je m’en téléphone une merveilleuse rasade dans l’intérieur.

Mongin et le gardien me considèrent avec hébétude.

— Voilà, dis-je, tout s’arrose, surtout les grosses satisfactions.

— Vous êtes content, monsieur le Commissaire ? bégaie cette vieille pantoufle.

— Ça se voit, non ?

— Tant mieux… Vous…

Il voudrait bien me poser des questions, n’ose le faire, et la boucle d’un air fatal.

— Tu peux te tirer, je lui dis… Va jouer aux cartons dans ton bistrot habituel : personne ne viendra reconnaître le corps de la pépée…

— Ah oui ?

— Oui…

— Vous… vous êtes sûr ?

— Mettons que j’en sois certain…

Je quitte la morgue sans plus m’occuper de lui et je retourne à la maison mère.

C’est un endroit où on ne paie pas cher le téléphone, et justement, j’ai besoin de téléphoner.

CHAPITRE II LE BON BOUT

En priorité, il ne faut pas longtemps pour avoir l’Allemagne. On a aussi vite fait de téléphoner au pays de la choucroute qu’à Saint-Nom-la-Bretèche.

On me passe le siège des autorités françaises pour la région de Freudenstadt et je demande à parler au colonel Lherbier.

C’est le colon auquel j’ai eu affaire lors de ma mission « cadavre ».

— Qui est à l’appareil ? demande-t-il.

— Commissaire San-Antonio, des Services secrets. Vous vous souvenez de moi, mon colonel ?

— Oh ! Parfaitement… Que puis-je pour vous ?

— Beaucoup. Je voudrais que vous alliez chez Bunks. Son fils est enterré ?

— Depuis ce matin…

— Vous direz que le journal édité par les troupes d’occupation veut publier un article nécrologique, et vous demanderez une photographie de son fils pour illustrer ledit article. Il n’y a aucune raison pour qu’il vous la refuse… Lorsque vous l’aurez, faites-la porter à Strasbourg d’où on me la transmettra par bélino, d’accord ?

— Entendu.

— Je vous remercie, mon colonel…

Le standardiste me demande :

— Besoin d’autre chose, commissaire ?

— Non, ça va… Si un message ou un paquet arrive pour moi, mettez-le-moi de côté.

— Vous revenez ?

— En fin de journée, oui. Je vais au cinéma. Vous n’avez pas un bon film à me conseiller ?


Hélas, il en avait un, ce tordu. Ça s’appelle « Cœurs en flammes ». Rien que le titre, j’aurais dû me méfier !

C’est l’histoire d’un mec qu’est chirurgien et qui fait des miracles en veux-tu en voilà ! Un jour, il devient dingue pour une souris qui joue du prose aux Folies-Bergère. La souris lui sucre tout son grisbi et le lâche comme un soutien-gorge usagé. Le toubib tombe dans le ruisseau… Il lui reste balpeau et il est à deux doigts de la mangave. Mais v’là qu’un jour la croqueuse de pellos se fait renverser par un autobus sur la ligne Charenton-Ecole ; du coup, son cubitus saute dans sa boîte de vitesse, et il faut un caïd pour la réparer ; il n’y en a qu’un en France et vous devinez qu’il s’agit du toubib-clodo.

Il apprend ça par les journaux et il va opérer la danseuse avec ses fringues made in place Maubert. Elle guérit, elle se repent, ils se roulent des patins et le film finit juste au moment où commence ma migraine.

Je me trisse en pestant contre le cornichon qui m’a conseillé cette pauvreté. Quand on voit des productions pareilles, on a envie de demander l’adresse du réalisateur pour aller lui mettre un bourre-pif, histoire de lui donner le sentiment du public.

Je bigle ma montrouze : six heures.

Le temps de licher un Martini à la brasserie voisine et je regagne ma base.

— Rien pour moi ? je demande.

— Si, dit le standardiste, une photo transmise par bélino, depuis Strasbourg…

— Donnez…

Tandis que je décachette l’enveloppe, il me demande :

— C’était bien le ciné ?

— Formidable !

L’autre ne se sent plus.

— Vous avez vu, quand il se mord les lèvres en regardant la photo du journal ?

— Inouï.

— Quel acteur, hein ?

— Oui, mais quel rôle !

— Ah ! ça…

— Après un film comme ça, j’espère qu’il ne trouvera plus jamais d’emploi !

Mon mec s’arrête, une fiche à la main.

Je ne perds pas mon temps à l’évangéliser.

La photo que je viens de retirer de l’enveloppe me comble d’aise.

— Passe-moi le labo !

J’ai Grignard aussitôt.

— Dis donc, petit, va prendre une photo du gars qui moisit dans la cellule spéciale. De l’express ! Il me faut ça dans un quart d’heure maximum. Tu me l’apporteras au bistrot d’en face.

— Entendu.

Je dis au standardiste :

— Tu vas passer un coup de tube au Vieux. J’ai la flemme de monter chez lui ou de lui parler. Dis-lui qu’il m’annonce auprès de l’ambassadeur soviétique, j’y serai dans une petite heure.

Je bombe en vitesse. Si j’allais chez le boss, il me demanderait le pourquoi et le comment des choses, pèserait la nécessité d’une visite chez les Soviets, bref, me collerait de sérieux bâtons dans les roues et je n’ai pas besoin de ça pour l’instant.

Je préfère retourner chez la grosse enflure du bar d’en face qui doit avoir sur le cœur ma fugue du matin.

Il est en train d’engueuler la bonne lorsque je me pointe.

— Pas tant de chabanais ! je crie… Monsieur se prend pour César, non ?

— Tiens ! voilà l’homme qui s’escamote ! barrit le gros.

— Je sais, dis-je, ce matin, j’ai filé d’une manière un tantinet cavalière, mais je m’étais souvenu brusquement d’un truc important à faire.

— La politesse et un flic, ça fait deux, énonce péremptoirement le taulier.

Exactement comme l’intelligence et toi, mon tas de saindoux !

— Faudrait voir à ne pas injurier les gens à domicile !

— Oh ! passe la main et sers à boire !

Au quatrième blanc, la porte s’ouvre devant Grignard en blouse blanche.

— Voilà, commissaire.

— Tu vides un verre ?

Je lui propose ça vraiment pour la forme car Grignard est foncièrement sobre. La vue d’un verre de vin le chavire.

— Non, merci, pas le temps…

Je jette un coup d’œil à l’image tout humide et je la serre précautionneusement dans mon portefeuille.


Mon petit doigt qui, à l’occasion, est un petit futé qui m’affranchit sur tout, me chuchote que cette fois-ci, je tiens le bon bout. Et quand je tiens le bon bout, tous ceux qui me connaissent vous diront que je ne le lâche plus ; c’est ma caractéristique principale.

Un petit monsieur aimable me reçoit à l’ambassade soviétique. Il est au courant de ma visite et m’attend. Il parle sans accent ; sa voix est douce, ses gestes feutrés. Il a le front très dégarni, la bouche épaisse, deux rides profondes la mettent entre parenthèses. Il porte un complet mal coupé, couleur gris impersonnel.

— Il paraît que vous désirez un renseignement ? me demande-t-il.

— Oui, fais-je. C’est moi qui suis chargé d’enquêter sur la disparition de votre collaborateur.

Il fait une courbette.

— Je sais… Croyez que nous vous savons gré de vos efforts. Nous espérons que ceux-ci seront couronnés de succès…

Je le regarde, puis, n’y tenant plus, je lâche le paquet.

— Ecoutez, cher monsieur, je vois que vous parlez merveilleusement le français, je n’en serai que plus à mon aise pour vous exprimer ma façon de penser. Auparavant, je tiens à vous dire une chose : je suis un flic, et un flic consciencieux. Mon boulot, c’est d’obéir à mes chefs et de ne pas m’inquiéter du reste. J’ai pour mission de retrouver un homme, mort ou vif, et je ferai l’impossible pour qu’il soit retrouvé. Seulement, quelque chose m’a surpris au départ de cette affaire ; quelque chose sur quoi mon attention ne s’est pas trop fixée mais qui, au fur et à mesure que mon enquête avance, me surprend de plus en plus…

Il a tiré un binocle cerclé de fer de la poche de son gilet, il souffle dessus et l’essuie avec son mouchoir…

— Vraiment ? murmure-t-il de son ton éternellement bienveillant.

— Vraiment, monsieur… heu…

— Brazine, murmure-t-il doucement.

— Ce qui me surprend c’est : primo, que vous mêliez les Services secrets français à vos histoires de famille — ceci ne vous ressemble pas. Deuxio, que vous nous demandiez de rechercher un homme sans nous fournir de photographie de cet homme.

Il a un geste que j’interromps en montant le ton.

— En ce qui concerne la première réflexion, d’accord, elle relève plus des Affaires étrangères que d’un policier et je reconnais bien volontiers que ce ne sont pas mes oignons… Mais pour ce qui est de la seconde, je crois de bonne guerre de vous la soumettre. Pourquoi, à votre demande de recherche, n’avez-vous point joint de photographie du disparu, monsieur, heu… Brazine ?

Son regard s’amincit. Ses petits yeux pétillent.

— Nous n’en avions pas, dit-il.

— Curieux ! Admettons. Pourquoi en ce cas n’avez-vous pas fourni un signalement précis de l’homme ? Hein ?… Vous voulez que je vous le dise, monsieur Brazine ? C’est parce que cet homme n’existe pas !

Il s’assied après m’avoir désigné un siège.

— Vous avancez là une chose très curieuse, monsieur le commissaire.

— Ne jouons pas au plus fin. J’ai reçu une note m’enjoignant de retrouver un attaché d’ambassade soviétique vraisemblablement kidnappé par des nazis commandés par un certain Bunks. Or, on ne m’a rien dit de cet attaché d’ambassade, rien, pas même son nom. On m’a désigné un chien en me disant : il a volé un gigot, et personne ne m’a parlé du gigot… Alors, moi, après un tas de péripéties bien saignantes, j’en arrive à me demander si ce gigot a bien existé…

Il se lève.

— Vous permettez ? me demande-t-il en se dirigeant vers la porte.

Il sort. Je m’essuie le front. La partie est rude. Faut être un drôle de culotté pour venir balanstiquer un pavé pareil dans une ambassade. Vous pigez maintenant pourquoi je n’ai pas parlé au Vieux de l’objet de ma visite ? Je ne pouvais pas lui demander la permission d’aller traiter les Russes de menteurs, à domicile !

Je me dis aussi que ce jeu est peut-être dangereux… Mais je verrai bien. J’ai abordé le sujet franchement, je persiste à croire que la franchise paie.

Il est des cas où il ne faut pas la redouter… Dix minutes passent. Le petit bonhomme aimable revient.

— Pouvez-vous me suivre ? dit-il.

— Allons-y !

Il me conduit dans un petit bureau meublé comme celui d’une usine. Des meubles de bois blanc, des murs nus, des classeurs…

Un type se tient assis dans l’embrasure de la croisée, derrière une petite table de dactylographie.

Il s’arrête de taper à la machine.

C’est un homme maigre, au front trop large, aux joues creuses. Il a un regard morne, des gestes mornes, une voix morne.

— Vous êtes le commissaire San-Antonio ? me demande-t-il…

Et il se présente.

— Annenstief, le secrétaire particulier de l’ambassadeur.

Nous nous serrons la main à bout de bras, comme des boxeurs sur un ring avant de commencer la séance de dégustation.

Il me considère paisiblement, avec une sorte de tranquille impudeur qui ne m’incommode pas.

C’est loyal. Il prend mes mesures…

— Allez-y, fait-il enfin, je vous écoute ; il paraît que vous avez des griefs contre nous ?

— Je n’ai rien « contre vous », monsieur Annenstief… Simplement je venais échanger quelques idées générales avec vous, sans que mes supérieurs soient informés de l’objet précis de ma visite.

« Je tiens à souligner que cette démarche est plus qu’officieuse et, pour être franc, il est à peu près certain que si elle vous paraissait inconvenante et que vous protestiez auprès de mon gouvernement, je l’aurais sur les doigts. Seulement, sachant cela, je suis venu tout de même, et je suis venu parce que j’aime mon métier et que je suis un homme entier… »

Il ne bronche pas. Brazine s’est adossé au mur et rêvasse. Il y a une curieuse atmosphère dans ce petit bureau.

— Vous comprenez, dis-je, pour la première fois de ma vie, je travaille sur du vent… Je le sens parce que j’ai trop mon métier dans la peau… Et alors j’en ai marre. Alors je vous le dis d’homme à homme, ne tergiversons plus. Si vous attendez quelque chose de moi, dites-moi de quoi il s’agit. Si au contraire vous me trouvez trop curieux, dites-le-moi aussi et je me dessaisirai de l’enquête. Je crois parler net !

CHAPITRE III JE MARQUE UN POINT

Annenstief paraît soucieux, brusquement.

— Comment êtes-vous parvenu aux conclusions que vous venez de nous exposer ? demande-t-il… Je suppose que vous vous appuyez sur des faits et non sur des impressions ?

— J’ai une méthode de travail assez particulière et qui m’a toujours procuré jusqu’ici les meilleurs résultats. Je me fie à mes impressions, et ensuite je découvre les faits qui les justifient…

— Et vous avez justifié vos impressions, cette fois-ci ?

— A peu près…

— Et quelles sont-elles, ces impressions ?

Je le regarde, je regarde Brazine… Je leur tire mon chapeau. Pour pouvoir demeurer aussi insensibles et lointains, il faut un drôle d’empire sur soi-même…

Le moment est venu de lâcher le paxon.

— Mes impressions ? dis-je, les voici : les Bunks sont en cheville avec vous, ça n’est pas leur fils que nous avons arrêté et vous n’avez jamais eu d’attaché kidnappé ! Je viens d’acquérir la preuve que l’homme que nous détenons n’a rien à voir avec eux. Voici sa photographie et voici la photographie du fils Bunks…

Vous pouvez constater que, tout en offrant une vague ressemblance due à leur commune blondeur, il s’agit de deux individus absolument différents.

Ils ne répondent rien, ne jettent même pas un regard aux deux photographies.

— Mes supérieurs vous ont tenu au courant de nos faits et gestes, poursuis-je. Vous savez que, pour forcer les Bunks à se manifester, nous avons décidé de leur faire croire à la mort de leur fils. Les Bunks ont su aussitôt que c’était du flan, puisque leur fils est en parfaite santé. Néanmoins, comme je mettais le nez dans leurs affaires, ils ont essayé de me faire sauter la gueule. Heureusement pour ma santé, leur coup a échoué. Mais une fille est entrée dans mon espace vital, une gentille souris que j’ai crue dépêchée par les Bunks… J’aurais dû prévoir illico que la chose était impossible : les Bunks avaient organisé un guet-apens auquel j’ai échappé, vingt minutes plus tard je partais… Il est impensable qu’ils aient appris tout de suite leur échec, qu’ils aient adopté une solution de secours et pu poster une fille à quelques kilomètres de là dans l’espoir de me faire filer. Du reste, ce revirement ne concordait pas avec leur désir de me supprimer brutalement. Donc, par la suite, j’ai su que cette fille n’était pas un membre de l’association…

— Comment ? demande Annenstief.

C’est la première fois qu’il manifeste un intérêt quelconque.

— Parce que, dis-je… parce qu’elle est la sœur de l’homme que nous détenons sous le nom de Karl Bunks.

« A mon retour d’Allemagne, j’ai été frappé par la ressemblance de Karl avec sa sœur ; il s’était opéré une confusion dans mon esprit. J’avais vu les Bunks, je croyais que l’homme arrêté était leur fils, c’est donc avec la fille Bunks que je lui trouvais une ressemblance. Mais par la suite, tout s’est remis en place dans mon citron ; je me suis souvenu que le faux Karl ressemble étonnamment à la fille en question. Je suis allé vérifier à la morgue. J’ai pu constater que je ne me trompais pas. Outre la similitude des traits, tous deux ont un défaut à la cloison nasale… Petite marque de fabrique congénitale… »

— Alors ? murmure mon interlocuteur…

— Alors cette fille est morte… J’ai continué mon travail avec l’affaire de Strasbourg. Vous êtes au courant, je suppose, ou dois-je récapituler ?

— Inutile, votre chef m’a entretenu de cette question…

— Parfait. Donc mon enquête a pris une autre orientation… Et les Bunks ont été au courant de mes faits et gestes. Une fille de leur bord m’a dit, par la suite, qu’ils m’avaient fait filer… Or ça n’est pas vrai. Je ne me crois pas plus malin que les autres, mais j’ai un sixième sens qui m’avertit de ces sortes de choses. Jamais personne n’a pu me suivre sans que je ne m’en aperçoive aussitôt… Que voulez-vous, c’est ainsi… Je n’ai pas cru une seconde que quelqu’un ait pu jouer à mon ange gardien si longtemps… Donc j’en suis arrivé au raisonnement suivant : si les Bunks connaissent mes faits et gestes et même mes intentions, c’est que quelqu’un les affranchit. Une seule personne pouvait les affranchir à ce point : mon chef. Or, j’ai confiance en lui, figurez-vous. Le petit San-Antonio a alors fait un rapide calcul. Ça venait d’en haut ; les grosses fuites viennent toujours d’en haut ! Le grand patron vous tenait au courant de tout, c’est donc d’ici que vient la fuite. Et si vous rencardez les Bunks, c’est que vous êtes en cheville avec eux. Bon, voici le gros morcif déballé. Maintenant, pour vous montrer que je n’ai pas de l’élastique fusé à la place de la moelle épinière, je vais vous faire part de mon point de vue. Pour une raison qui ne me regarde pas, que je ne demande pas à connaître et dont je me fous éperdument, vous avez scellé une alliance avec les Bunks. Toujours pour cette fameuse raison qui m’indiffère, vous avez placé un type à l’ambassade allemande sous le nom de Bunks. Pour une autre raison qui n’appartient qu’à vous, ce type vous a trahi au profit des Bunks. Vous avez donc résolu de stopper son activité. Mais vous ne vouliez pas vous mêler de ça afin de continuer les relations avec le clan Bunks. Alors vous avez chargé les Services secrets français du turbin. Vous ne demandiez qu’une chose : qu’on vous débarrasse de l’homme que nous détenons… Vous êtes les instigateurs de l’histoire du faux cadavre ; de la sorte, nous étions obligés de nous manifester presque officiellement… Cela prouvait aux Allemands que vous étiez en dehors du coup.

Lorsque je la boucle, mon visage est inondé de sueur. Je me dis que j’y suis allé un peu fort en leur cassant le morceau de cette manière.

Un silence pesant succède à mes paroles.

Enfin, Annenstief s’étire…

— Vous êtes un imaginatif, commissaire, murmure-t-il.

J’en ai la glotte paralysée. Au fond, la moitié au moins de mon laïus est basée sur du bluff. Et si je m’étais foutu dedans, après tout ?

— C’est possible, je murmure… Seulement, je ne pouvais poursuivre à tâtons sans savoir l’objet précis de mon enquête. En somme, mes supérieurs me font travailler pour vous, encore faut-il que je sache ce que vous attendez de moi ?…

Je le contemple. Il joue avec un crayon… Brazine essuie ses lorgnons…

Le silence s’éternise.

Enfin, Annenstief se lève.

— Je suis très heureux d’avoir fait votre connaissance, monsieur le Commissaire, dit-il. J’espère que vous retrouverez notre attaché dans les délais souhaités, c’est-à-dire avant demain soir.

Il s’incline et attend que je parte.

J’en ai le sifflet coupé.

— Parfait, messieurs, à vous revoir ! murmuré-je.

Et je me casse en me demandant si j’ai vraiment marqué un point, ou si, au contraire, je ne viens pas de me comporter comme le champion toute catégorie des cornichons.

CHAPITRE IV TOUT LE PAQUET !

Oui, il est possible que je me sois trompé. Il est possible que les types de l’ambassade soviétique n’aient pas orienté la situation exactement dans le sens que je viens d’indiquer, mais je sais que le fond de mon raisonnement est valable, et toute réflexion faite, je ne suis pas mécontent de ma visite. Les Russes auront au moins compris que je ne suis pas le toquard de service et ils arrêteront les frais si vraiment leur histoire d’attaché kidnappé est du bidon !

Maintenant, je fonce, gare dessous !

Je retourne à la grande taule. Mais ne croyez surtout pas que j’aille chez le Vieux. En voilà un qui m’a mordu le pif tout à l’heure, et je ne le reverrai que pour lui livrer la solution du problème ou pour lui flanquer ma démission !

Je suis en état de grâce. Je ne sais pas si vous connaissez ça, mais c’est très curieux, brusquement c’est comme si j’étais schlass… Je me fous de tout ; je bois l’obstacle, et tant pis pour celui qui n’évacue pas le trottoir assez tôt.

— Il y a des mecs disponibles ? je demande en pénétrant dans la salle commune où quelques bignolons commentent les dernières performances.

Les visages se tournent vers moi. J’avise celui de Plumet. Plumet est un petit jeunot plein de hargne. Un de ces gars qui ne perdent pas de temps dans l’existence et qui, dès le départ, marnent pour l’avancement et la Légion d’honneur.

Ces gars-là ne valent pas un pet de lapin pour une partie de rigolade, mais au turf, on peut compter sur eux…

— Tu es libre ? je lui demande.

— Oui, m’sieur le Commissaire…

— Alors, écoute…

Il s’amène, nous nous isolons dans un coin de la salle.

— Tu sais que nous avons un pensionnaire à la cave ?

— Je sais, oui, patron…

— Je voudrais qu’il s’évade…

— Qu’il…

Il avale sa surprise, car c’est un gars mieux stylé qu’un valet de grande maison.

— Oui, qu’il s’évade, et je compte sur toi pour m’aider. Tu vas aller le tirer de son cachot. Sois cynique, laisse-lui entendre que tu es le « buteur » maison et que tu l’emmènes faire un petit tour à la campagne.

« Prends une voiture, fais-le asseoir à tes côtés et dis-lui que s’il fait un geste, tu le sucres…

« Il pensera que tu es seul parce que c’est un sale boulot et que, moins il y a de témoins pour ces sortes d’aventures, mieux ça vaut. Surtout aie l’air mauvais, méfiant, brutal…

« Je te suivrai à distance… Lorsque tu trouveras un moment propice, tu flanqueras un coup de volant malencontreux afin d’emboutir le derrière d’un autre véhicule… T’occupe pas de la casse, la maison est assurée. Il s’ensuivra fatalement un moment de flottement que l’autre mettra sûrement à profit s’il n’est pas une nave de première bourre, tu saisis ? »

— Parfaitement, m’sieur le commissaire.

— Justement, la nuit tombe, c’est O. K…

— Dites-moi, fait-il, « l’accident », il doit avoir lieu en ville ou en banlieue ?

— Mettons hors du centre. Tiens, je verrais assez l’avenue de la Grande-Armée, par exemple. Ou même plus bas, du côté du pont de Neuilly…

— Entendu…

— Je vais filer et t’attendre au coin de la rue. Arrivé là, ralentis de façon à ce que j’aie le temps de démarrer et de t’emboîter le pas. Surtout sois naturel… Autre chose, quand le type se fera la valise, poursuis-le à coups de pétard, il est absolument nécessaire qu’il croie à la vérité de tout ça… Bien entendu, ne descends pas deux ou trois passants pour corser le rodéo, tu te ferais lyncher par la presse !

— N’ayez pas d’inquiétude…

— Ça va, je donne des instructions pour qu’on te remette le prisonnier…


Je suis assis avec Bérurier dans la vieille Matford de ce dernier. Bérurier, c’est la grosse gonfle pas bileuse, bonne pour les massages au plexus solaire des gangsters. Je l’ai réquisitionné parce que la partie est mahousse comme un champignon atomique et que si jamais je la rate, faudra que je fasse le grand tour pour traverser Paris, because il y aura du chahut à la maison poulmann !

C’est moi qui tiens le volant. Je compte sur mes réflexes beaucoup plus que sur les siens.

Lorsque Plumet nous dépasse, il donne un petit coup de klaxon discret et ralentit comme un gars prudent. J’aperçois la silhouette mince du prisonnier, son visage blême… J’ai tiré mon bada sur les châsses de façon qu’il ne puisse me reconnaître pour le cas où il regarderait de mon côté. Mais mes craintes sont vaines ! Nous commençons la procession. Molo pour débuter, puis plus rapide une fois que nous avons atteint les Champs-Elysées.

Au Rond-Point, il se produit un embouteillage, juste entre nous et la voiture que nous suivons. Un grand con avec une Vespa vient d’embrasser une camionnette. Ça paralyse illico la circulanche. J’en ai les précieuses brusquement flétries. Si je perds Plumet et que l’autre tordu réussisse à se tailler, je n’oserai plus réapparaître devant les copains. On se foutra de ma cerise pendant plusieurs siècles, et dans plusieurs millénaires, on se répétera l’histoire de San-Antonio, le ballot qui avait voulu jouer au chat et à la souris et qui s’était fait faire marron comme un vieux greffier aveugle !

Je bloque mon avertisseur. Ça donne l’idée aux autres guindes de la file d’en faire autant. En trois secondes, Paris pourrait subir un bombardement aérien qu’on ne s’en apercevrait même pas !

Le flic préposé au débrouillage de l’écheveau se fout en rogne, tire le « Vespasien » à l’intérieur de son refuge clouté et fait démarrer les bagnoles.

Je me rue en direction de l’Arc… L’avenue est dégagée… J’aperçois tout en haut, vers George-V, la 404 de Plumet et je mets la sauce pour la rejoindre. Heureusement, ce petit dégourdoche s’est aperçu de l’incident et a pris la précaution de ralentir…

Nous contournons l’Arc de Triomphe… Des cars de touristes, qui n’ont sans doute jamais vu l’éclairage au gaz, stoppent autour du monument. Des troupeaux de Ricains, de Nordiques, de Suisses trottent photographier la dalle sacrée… Tout ça crée une nouvelle confusion. Mais Plumet se méfie et roule à faible allure. Et tout d’un coup quelque chose se produit. Quelque chose que je n’avais pas prévu et qui me fait bondir sur mon siège. Je vois la portière de l’auto suivie s’ouvrir, du côté du conducteur. Plumet en sort, bascule, tombe sur la chaussée où il reste inanimé ; la voiture zigzague un peu, le temps que le faux Bunks cramponne le volant… Puis, elle fait un saut en avant et se met à tracer vilain.

Eh bien, voyez-vous, bande de truffes, non, je l’avoue, je n’avais pas envisagé cette hypothèse-là. Je n’avais pas prévu que le prisonnier pourrait se barrer réellement, et avec la voiture !

Avec une voiture qui grimpe à cent cinquante comme vous avalez un verre de vin ! Alors que le tréteau de Bérurier rampe misérablement et se met à vibrer comme une greluse à qui vous faites des papouilles, lorsque vous essayez de lui faire croire que le quatre-vingts n’est pas au-dessus de ses moyens !

Je gueule des injures ! Je trépigne ! Je bave…

— On devrait s’arrêter, dit Bérurier, Plumet est blessé !

— Qu’il crève ! je gueule… Un manche pareil n’a pas le droit d’emm… plus longtemps ses concitoyens !

— Le gars lui a filé un sérieux paquet sous le menton, j’ai tout vu d’ici, affirme le gros sans se démonter… Ça lui a coupé le sifflet, c’est un truc japonais, on me l’a fait une fois ! Malheur ! J’ai cru qu’on m’enfonçait un ballon de football dans le gésier ! Il n’a eu qu’à le faire glisser de la guinde…

Je ne réponds rien… Toute mon attention se porte sur la 404 qui s’amenuise à toute allure dans l’avenue du Bois !

CHAPITRE V DES PIGEONS QUI ROUCOULENT !

En un dixième de seconde, je calcule un numéro de haute voltige. Je vais peut-être tout faire craquer, mais je vais peut-être réussir. Et c’est ça qui me décide…

Mon type fonce dans l’allée du bois. Il lui faut quelques minutes pour arriver au croisement. Comme il va vite, il est probable qu’il continuera tout droit afin de ne pas avoir à ralentir en tournant.

J’arrête pile la guimbarde.

— Continue à lui filer le train, je dis à Bérurier. Et fonce, n’aie pas peur de faire bouillir ta locomotive.

Je descends en voltige et il redémarre.

Moi, je sors mon feu et je me mets au milieu de la chaussée.

Deux Dauphines radinent, je les laisse passer. Puis, c’est une Lancia flambante qui se pointe. Je lève mon feu et me mets les bras en croix. Le conducteur stoppe. Je cours à lui, il est vert comme de la confiture de prune.

— N’ayez pas peur, dis-je, je suis de la police… Je traque un homme en voiture, il faut coûte que coûte que je le possède…

Il est hébété. C’est un vieux bonhomme plein aux as qui doit aller rejoindre une souris dans une auberge des environs. Je le repousse d’une bourrade et je prends sa place.

Ça fait une impression merveilleuse de sentir tous ces chevaux puissants rangés sous le capot.

Le temps de compter jusqu’à dix et l’aiguille du compteur se pose délicatement sur le cent. Le temps de compter encore une fois jusqu’à dix et je rattrape Bérurier. Je le dépasse. Je ne vois plus la voiture du faux Bunks en parvenant au carrefour.

Une main glacée me serre le corgnolon.

J’hésite un millième de seconde, puis je prends tout droit comme je l’avais primitivement décidé. Je fais une petite prière pour ne pas m’être foutu le doigt dans l’œil car alors je n’aurais plus qu’à m’arrêter chez un marchand d’articles de pêche afin de faire l’emplette d’un attirail.

Cinquante mètres après le carrefour, il y a une fourche. A l’intersection, je ne vois toujours rien.

« Voyons, me dis-je, en allant vite, qu’est-ce qui est le plus facile à prendre comme direction ? J’opte pour la gauche… Cette fois, je monte à 130… Les bonniches grimpent sur les pelouses avec leurs voitures d’enfants et leurs militaires en m’entendant arriver. Le vieux daim à mes côtés est en train d’ajuster son râtelier du bout de la langue. Il tremble comme une feuille et il est sur le point de s’évanouir. Je n’en ai cure, comme disent les grognaces qui ont de l’instruction et la parole facile !

L’aiguille maintenant taquine le 140 !

— Vous allez nous tuer, gémit le vieux de la bagnole.

— Pas d’importance, je lui réponds afin de le tranquilliser.

— C’est de la folie, hasarde-t-il encore.

Je pousse un rugissement de joie. Devant moi, il y a la bagnole de Plumet et Karl Bunks, au volant…

Je ralentis considérablement… Maintenant, je n’ai plus qu’à le suivre. Je me félicite de mon coup d’audace. Avec une carriole comme la Lancia, je suis certain de ne pas me laisser semer du poivre ; par ailleurs, elle ne peut éveiller les soupçons du fugitif… Comment qu’il connaît Paris, le gaillard. Il fonce sans bavure jusqu’à la porte d’Auteuil. Une fois là, il oblique sur la droite et pénètre dans Boulogne… Nous franchissons cinq cents mètres et il tourne dans une toute petite rue bordée d’acacias.

C’est plein de baraques cossues ici. Je vois la 404 qui stoppe un peu plus loin. Afin de ne pas lui donner l’éveil, je rabats mon chapeau et je le double. A la première rue, je prends à gauche et j’arrête.

— Voici, je fais au vieux tombereau ; il ne me reste plus qu’à m’excuser et à vous remercier.

Je sors ma carte.

— Ceci pour vous prouver que je suis réellement un policier. Maintenant, il est normal que vous jugiez sévèrement ma conduite, j’ai agi d’une façon un peu cavalière, je le sais, mais nécessité oblige. Si vous tenez à déposer une plainte, faites-le, c’est votre droit et je ne vous en voudrai pas le moins du monde.

Sur ces paroles véhémentes, je le quitte. Bunks — je continue à lui donner ce nom à défaut d’un autre — vient de pénétrer dans un pavillon aux volets clos. Depuis l’angle de l’autre rue, j’ai entendu la clochette de la porte qu’il a agitée d’une façon convenue. J’avance à pas de loup, jusqu’à la porte en question.

Je prête l’oreille et ne perçois aucun bruit. Pourtant, il y avait bien quelqu’un dans ce pavillon, puisque l’autre a sonné et qu’on lui a ouvert ?

Je tire mon Sésame. En voilà un qui ne chôme guère dans mon biseness.

Sans bruit, j’ouvre la lourde. Du moins j’actionne la serrure, car l’ouverture proprement dite de la porte me demande beaucoup plus de temps. Je suis obligé de la soulever en la poussant afin d’éviter tout grincement… Lorsqu’il y a une ouverture suffisante pour laisser le passage à ma carcasse, j’entre.

Ça sent bon. Juste l’odeur que j’ai reniflée à Freudenstadt et à Cannes. Ce parfum angoissant et, troublant, ce parfum de tubéreuse. Ce parfum de la môme Bunks !

Je longe un étroit vestibule et je parviens devant une porte ouverte. Le faux Bunks et sa fausse sœur sont là. Et du coup, je n’ai plus le moindre doute quant à l’usurpation d’identité du premier.

Parce que tous deux font un genre de sport qu’on ne fait en général pas en famille !


Je m’en voudrais d’interrompre un pareil spectacle. L’amour, c’est sacré, ça n’a pas de frontières, pas de loi…

La séance dure un bon quart d’heure encore. Puis, ils restent haletants… Les cheveux blonds de la petite Christia traînent jusqu’à terre.

Pour rompre la félicité de l’instant, je me mets à applaudir à tout berzingue.

Si vous assistiez à ce double saut de carpe ! Si vous voyiez les yeux que me font les deux amoureux ! Je reconnais qu’on pardonne difficilement à un homme d’avoir assisté à un spectacle de ce genre. Eux ne me le pardonneront jamais.

— Commencez par lever les bras le plus haut possible ! je leur demande.

Ils n’obéissent pas. Christia préférerait se faire trouer la peau plutôt que d’obéir. Quant à lui, il est plus pâle que jamais !

— Vous avez compris ? je répète…

Il a compris, mais il croise les bras, farouchement.

Je sens que si je la boucle, mon prestige en prendra un coup.

— Soit, croisez-vous les bras si vous voulez… Et puis, lever les bras est bien fatigant pour un homme qui vient de se dépenser beaucoup !

— Vous êtes un triste individu, murmure-t-il.

— On lui dira, je gouaille.

Il s’avance vers moi, l’air bien déterminé…

— Stoppez ! ou je vous brûle !

Ah ouiche ! Si vous croyez que ça l’arrête ! Il continue à marcher sur moi, exactement comme le fait un type qui se propose d’écraser une araignée…

Ce type ne doit pas mourir… Je le sais maintenant, car, depuis quelques minutes, j’ai tout compris. Exactement depuis que j’ai regardé les fesses de la môme Bunks.

— Ne m’approchez pas ! je crie.

Cela pour lui donner à penser que je vais tirer. Tout son être est contracté par l’appréhension, seul, l’orgueil le pousse vers moi.

Je lui laisse franchir un pas. J’avance le bras en faisant mine de presser sur la détente, il marque un arrêt, alors, je lui file un paquet maison au menton. C’est le plus beau crochet du gauche de ma carrière ; il ne dit pas ouf ! Il tombe, foudroyé… Je l’assaisonne avec un coup de tatane derrière la nuque afin d’être peinard, puis je m’approche de la table où est assise Christia.

— Alors, ma petite fille, lui dis-je… Quoi de neuf, depuis Cannes ?

Elle murmure :

— Depuis Cannes ?

— Inutile de jouer les Christine désolées, ma gosse. Cette fois, j’y vois clair… Tu es la première souris qui m’ait possédé sur le chapitre du maquillage. Jusqu’ici, je t’avoue, je ne croyais pas beaucoup au postiche ; maintenant, mon point de vue n’est plus le même…

— Que voulez-vous dire ?

— C’était toi, la fausse infirmière, à la clinique de Cannes. Bravo ! Je ne t’applaudirai jamais assez… Un tour de passe-passe pareil, c’est du grand art ! Je m’y suis laissé prendre car, plus encore que ton personnage physique, tu as su transformer ton personnage moral. Tu n’étais plus la belle aventurière aux cheveux d’or, genre magazine policier, mais une médiocre fille du peuple embringuée dans une sale affaire et qui ne voyait pas plus loin que le bout de son petit nez…

« Après avoir lu l’article du canard, tu as décidé d’intervenir ; qui donc, en effet, aurait eu le courage et l’aplomb nécessaires pour risquer un coup pareil ? Tu t’es teint les cheveux, tu les as roulés autour de la tête… Puis, tu as ôté ce fond de teint merveilleux qui donne l’impression que tu es bronzée… Tu as mis des verres de contact qui ont changé la couleur de ton regard… Du chewing-gum sur tes gencives pour changer la forme de ta bouche… Des fringues d’infirmière, une petite aspersion d’éther afin de chasser ton parfum… Boum ! servez chaud ! Voilà une gentille petite môme qui se venge d’avoir été cocufiée !

« Seulement, mon amour, l’autre nuit, à la clinique, j’ai vu tes jolies cuisses, et j’ai la mémoire des cuisses, surtout lorsqu’elles sont veloutées par un duvet brun ! En te regardant tout à l’heure, je considérais ces cuisses en me disant qu’elles me rappelaient quelqu’un… Et puis, j’ai remarqué que pour une blonde, tu avais les poils follets plutôt sombres. Et le voile s’est déchiré… J’ai pigé… »

— Vous êtes plus intelligent qu’on ne le supposerait en vous regardant, dit-elle.

— Tromper son monde ; ça fait partie du métier de flic, ma belle…

— Je sais…

— Alors, comme ça, c’est vous la patronne ?

Elle hausse les épaules.

A ses yeux je suis moins que rien. Je n’aime pas qu’une fille qui m’a possédé me prenne pour un gland.

Je m’approche d’elle et lui avance une gifle, mais c’est ce qu’elle devait attendre…

Comme ma main va s’abattre sur sa joue, elle interpose la sienne, qui tient une longue épingle sur laquelle ma paume se fiche. Je pousse un cri. La douleur me coupe net mes effets, mais elle est vachement mise à profit par Christia qui, preste comme une panthère, a sauté sur mon autre main tenant le pistolet et me l’arrache avant que j’aie eu le temps de me rendre compte de ce qui arrive.

Je ne cherche même pas à ravoir mon arme. Il est trop tard, elle est sur ses gardes… Je me contente d’arracher l’épingle plantée dans ma chair et de presser l’orifice où perle une goutte de sang.

— Ne vous tourmentez pas pour ce malheureux petit trou, commissaire, dit la fille. Je vais vous en faire d’autres, soyez patient… Seulement, avant, je veux savoir…

— Quoi, ma belle ?

— Ce que savent les Russes ?

Là, j’ai envie de rigoler, parce que c’est précisément la question que je me poserais si j’avais envie de me faire un brin de conversation.

Je la regarde, attendant la suite.

— A quel sujet ? je demande.

Elle désigne l’homme qui la besognait naguère.

— Au sujet de Dimitri… Savent-ils qu’il est vivant ?

Dimitri ! Ce tordu s’appelle Dimitri ! Il est Russe ! Il…

Je souris.

— C’est par bravade que vous riez ? demande-t-elle.

Non, ça n’est pas par bravade. Je ris parce que, même lorsqu’une souris vous tient sous le regard d’un colt avec l’intention de vous lâcher des pastilles dessus, vous ne pouvez pas vous empêcher de sourire si un cercle se ferme sous vos yeux. Et un cercle vient de se fermer hermétiquement. Les morceaux du puzzle s’emboîtent. J’ai fait une erreur, tout à l’heure, à l’ambassade, en leur disant qu’aucun gars de chez eux n’a été kidnappé. Si, leur attaché a été sucré, mais il l’a été par nous !

C’est tellement marrant que je ne peux m’empêcher de tout expliquer à la môme Christia. Ce serait trop idiot que je clamse avec cette belle histoire loufoque sur la patate !

Je lui explique comment, à la demande des Russes, je me suis lancé à la recherche de leur attaché d’ambassade soi-disant kidnappé ; comment, sur leur instigation, j’ai soulevé celui que je croyais être le fils de Bunks afin de lui arracher son secret… Comment, toujours sur leurs conseils, nous avons fait le coup du cadavre… J’avoue que je ne comprends pas pourquoi, dis-je…

Elle plisse les yeux… Elle paraît sollicitée par de profondes pensées.

— Moi, je le sais, murmure-t-elle.

— Ça vous ennuierait de m’affranchir ?…

Même si je ne lui demandais pas, elle parlerait. Elle parlerait comme je viens de le faire : pour extérioriser ses idées, poussée par l’impérieux besoin de penser tout haut.

— Ils ont enlevé mon frère, voici près d’un mois, dit-elle… Seulement, ils ne pouvaient en convenir à cause de…

— De vos relations ?

— C’est ça ! Ils ont agi en grands champions de la diplomatie, comme d’habitude… En vous faisant véhiculer le cadavre de mon frère, ils se blanchissaient…

— Attendez, dis-je, je m’y perds… S’ils ont enlevé votre frère, ils savaient donc que ça n’était pas lui que nous arrêterions sous le nom de Bunks.

— Non, mais ils ne s’attendaient en tout cas pas à ce que ce soit Dimitri. Dimitri était un des leurs… avant de faire ma connaissance.

Un sourire triomphant illumine son visage.

— Il les a quittés pour moi. Et moi, afin d’assurer sa sécurité, je l’ai introduit à l’ambassade allemande en prétendant qu’il s’agissait de mon cousin, un autre Bunks… C’est de là qu’est venue la fatale conclusion. Vous avez arrêté Dimitri et je croyais que c’étaient les Soviets qui l’avaient arrêté, et eux croyaient que c’était nous, en représailles à cause de mon frère…

Je n’ai jamais vu une telle partie à ricochet…

Jules croyait que Paul avait fauché la montre de Louis, et Louis croyait que c’était Jules qui avait scrapé la bicyclette de Paul… Ça aurait pu durer longtemps… Dans tout cela, San-Antonio jouait les chiens de rapport… Il camoufle un rapt d’une part, et de l’autre cherche le gibier… Jamais tant de gens à la fois m’ont pris pour une descente de lit usagée ! Jamais on n’a vu à un tel point ridiculiser les mecs du Service secret !

— Le gars à polio de Strasbourg, je demande, qui était-ce ?

— Un homme de chez nous, il transportait une nouvelle bombe soviétique réalisée en commun…

En commun ! C’est un nouveau trait de lumière pour moi.

J’oubliais que le père Bunks est un magnat de l’industrie ! Qu’il a des laboratoires de recherches… Voilà ce qui fait que ce grossium a fait alliance avec les Russes ! Ils se sont associés pour mettre au point une arme d’origine allemande… Seulement, c’est une association à couteaux tirés… C’est à qui fera des vacheries à l’autre.

— Pourquoi croyez-vous que les Soviets ont mis la main sur votre frère ?

— Kart n’était pas du tout partisan de cette coopération, il la reprochait en termes assez âpres à mon père… Les autres le savaient, et…

— Compris…

Christia s’approche de Dimitri…

Elle lui caresse doucement la tête ; mais ça n’est pas une mazette que cette gosse-là et elle n’a aucune de ces pleurnicheries de femelle. Elle est très calme, très maîtresse d’elle-même. Je regarde la petite culotte de soie blanche demeurée à terre, et j’évoque la scène de tout à l’heure.

Je ne puis m’empêcher de rougir, comme ça, bêtement, à ce souvenir.

— Vous connaissez sa sœur ? je demande en montrant Dimitri.

— Rachel ? murmure-t-elle. Oui, je l’ai aperçue à Freudenstadt où elle venait rôder, croyant que nous savions ce qu’était devenu son frère…

Je soupire…

— Ça ne va pas ? demande Christia.

Je pense que la vie est dégueulasse…

Elle est dégueulasse parce que c’est en effet par hasard que Rachel faisait du stop… C’est uniquement poussée par la curiosité, cette damnée curiosité féminine, qu’elle a fouillé mon portefeuille et mes fringues chez la mère Tapautour. Je l’intriguais, elle se doutait que j’étais un mec pas comme les autres… C’est par hasard aussi qu’elle a trouvé l’épingle de son frère…

Et moi…

Moi, ben, je l’ai butée, salement butée, à cause de tous ces cons qui jouent au plus fortiche et qui me prenaient pour un polichinelle. J’ai buté une simple môme à la recherche de son frangin, une môme que j’avais eue au béguin…

— Vous paraissez bien mélancolique, dit Christia Bunks. C’est la vie qui vous rend triste ? Rassurez-vous, elle ne vous importunera plus longtemps.

Je la regarde, je regarde mon feu qui figure toujours dans ses pognes.

— Ah ! c’est vrai, dis-je… J’avais oublié la situation, tout à nos échanges de confidences… Je devrais bien me douter que vous ne gardez pas cette pétoire pour la mettre sous une cloche de verre avec un bouquet de fleurs d’oranger…

— Toujours le mot pour rire ?

— Il faut bien, je soupire… C’est tout ce qui me reste comme consolation…

— La mort vous fait peur ?

— A peine, je suis un vieux copain à elle…

— Alors, j’espère que vous ferez bon ménage, murmure-t-elle.

Je vois sa main s’élever, le canon de l’arme se hausse au niveau de son visage, son œil droit se ferme…

Son visage se crispe…

Son doigt se replie lentement sur la détente. Et cette détente, je la connais, elle est d’une sensibilité d’artiste. Il suffit de penser à elle et les dragées s’en vont en balade.

Je réalise brusquement qu’entre moi et un cadavre, il y a une différence certes, mais pratiquement inexistante… Et c’est le mot propre.

Je la regarde intensément.

— Attendez une seconde, Christia, dis-je, de ma voix la plus nette. Et ça n’est guère facile d’avoir la voix nette dans un cas semblable.

Elle rouvre son œil clos.

— Une dernière chose à me dire ?

— Non, une question à vous poser…

— J’écoute…

— Vous croyez qu’il est nécessaire de m’abattre ? Moi, je peux vous l’avouer, j’en ai marre, et si j’étais de l’autre côté du colt, je vous laisserais la vie sauve.

— Bien sûr, dit-elle, un flic, ça a l’âme tendre, chacun sait cela !

Elle ricane :

— Je ne suis pas un flic.

— Non, Christia, et votre âme est aussi tendre qu’une bordure de trottoir. Vous l’avez du reste prouvé à Cannes en faisant abattre cette fille et en la poursuivant jusque dans la clinique où elle agonisait soi-disant. A propos, pourquoi vouliez-vous tellement la supprimer ? Que savait-elle de si dangereux pour vous ?

La fille ricane :

— Ce qu’elle savait ?… Ce qu’elle savait ?… Elle savait que je ne suis pas Christia Bunks, simplement !

CHAPITRE VI ABATTEZ LES BRÈMES !

J’en suis baba ; il ne me manque qu’une rasade de rhum pour compléter la transformation. Mais du rhum, c’est plutôt à titre de condamné à mort que je devrais en lichetrogner.

La donzelle ne semble pas du tout décidée à bavarder davantage. Cette fois, j’ai droit au casse-pipe. Un petit jardin sur le ventre et un pardessus en sapin véritable… Peut-être une médaille à titre posthume… Félicie, ma brave femme de mère, la mettra sous verre à côté de ma photo…

Au revoir, m’sieurs-dames ! Sur l’air des lampions…

Des lampions, il va y en avoir : quatre exactement, un à chaque angle de mon cénotaphe !

Elle presse la détente, je fais un saut de côté. La balle me frappe l’os frontal, de côté, et file dans la porte d’un placard. Je suis étourdi par le choc… Je n’y vois plus clair… Un frisson me vrille l’épine dorsale. Je ne peux plus réagir… Des clochettes tintinnabulent méchamment dans mes étiquettes… C’est la grosse vapeur rouge ! Le feu d’artifice ! Le fin des fins !

Stoppez la musique !

Mais une nouvelle balle claque. En même temps que je perçois le bruit, je me dis : cette fois, gamin, c’est la finale, tu es déclaré viande froide !

Et je suis tout épaté de ne rien sentir… J’ouvre les châsses. Je vois la môme Christia qui se tient la poitrine à deux mains et qui titube… Elle a le regard révulsé… Une mousse rougeâtre fleurit à ses lèvres. Elle fait un pas, deux pas et s’écroule sur le parquet, le visage dans sa petite culotte blanche !

Dans l’encadrement de la porte, je découvre Bérurier, le gros Bérurier des familles. Sa chemise sort un peu de son pantalon ; il a le chapeau de travers, la cravate dénouée, des gouttes de sueur sur les joues, un revolver fumant à la main…

— Je crois que je m’annonce comme le soleil, dit-il.

— Mieux que ça encore, je lui réponds : comme le Bon Dieu !

Il souffle sur le canon de son feu qui n’en finit pas de fumer, comme les cow-boys dans « Les ravageurs de Fort Henderson ».

— J’ai bien cru t’avoir paumé ! dit-il… Je n’en finissais pas de demander des renseignements, heureusement que je t’ai reconnu au volant de la Lancia ! Heureusement aussi que c’est une voiture qui ne passe pas inaperçue, surtout lorsqu’elle roule à 130 dans Paname ! Je suis arrivé jusqu’ici… Et j’ai avisé la tire à Plumet devant la lourde…

Il interroge :

— Qui c’est ces mecs ? J’ai bien fait de lessiver la pépée, au moins ?

— Tu as très bien fait ! Très bien fait… Je préfère que ce soit elle plutôt que moi. C’est humain, non ?

— Sûr, ronchonne-t-il en remontant ses brailles d’un geste qui lui est familier.

— Et puis, les filles n’ont pas de chance dans mon histoire, ajouté-je…

— On le dirait…

Il désigne Dimitri, toujours en tête-à-tête avec son coma.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé, à cézigo ? Il a glissé sur une peau d’orange ou bien il a eu peur du loup-garou ?

— Un crochet du gauche et une savate parisienne, je lui dis, mais il reviendra à lui un de ces quatre…

— Qu’est-ce que c’est, ce ouistiti ?

Je hausse les épaules.

— Une victime de l’amour !

— Qu’est-ce que j’en fais ?

— Tu cherches une carafe d’eau et tu la lui verses sur le pif !

Dimitri revient à lui… Bérurier lui balance une nouvelle giclée de flotte qui le fait s’ébrouer.

— Ça va mieux ? je demande.

Il fait un signe affirmatif…

— Tiens-toi peinard, Dimitri, autrement il t’arrivera un vilain pépin, comme à ta souris ; regarde un peu à quoi elle ressemble…

Il regarde… Je suis sidéré par la transformation qui s’opère en lui. Son visage se crispe, devient écarlate, puis vert pomme. Ses yeux se révulsent. Enfin, il éclate de rire, d’un long rire fou.

— Il est dingue, remarque Bérurier qui, lui, ne le deviendra jamais.

J’observe le mec.

— On dirait ! je fais…

J’hésite…

— Dimitri, fais-je en le secouant par le bras.

Il ne réagit pas. Il est commotionné, le frère. Il est dingue. La détention au cachot, le tourbillon voluptueux, le coup de savate sur le parapluie, la vue de sa cocotte clamsée ont eu raison de sa lucidité.

— Ecoute, Toto, je fais… Je veux te faire une fleur… en souvenir d’une femme que nous avons connue, toi et moi, et qui se prénommait Rachel. Je vais te laisser ici. Au premier bistrot, je téléphonerai au patron que tu es ici. Ça te fait au moins vingt minutes de battement. Si tu simules, barre-toi. Sinon, tant pis, tu retourneras là où ton destin t’avait placé.

« Allez, trissons, je dis à Bérurier. »

Il me bigle sous le pifomètre.

— C’est sérieux ce que tu lui dis ?

— Tout ce qu’il y a de sérieux… Tu ne peux pas comprendre…

Nous cherchons cinq minutes un troquet et nous finissons par en découvrir un dans la rue principale. Le patron remonte sa toile de tente au moyen d’une manivelle. Il fait doux, il fait bon vivre, bon être en France…

— Deux rhums ! patron…

Docile, il répète :

— Et deux rhums, deux !

— Vous avez le téléphone ?

— Au fond et à droite…

Une demi-heure plus tard, comme nous nous apprêtons à remonter dans la teuf-teuf de Bérurier, nous sommes doublés par une voiture noire à l’intérieur de laquelle ont pris place quatre hommes.

Un feu rouge l’oblige à stopper devant nous.

Je vois à l’arrière deux figures de connaissance : Dimitri et Annenstief.

Dimitri est toujours morne et perdu. Annenstief m’aperçoit, me fait un bref signe de la main… Le feu passe au vert !

Dimitri s’en va vers son destin…

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