DEUXIÈME PARTIE TOUT SE PAIE !

CHAPITRE PREMIER VINGT-DEUX, V’LA SAN-ANTONIO !

Le petit vieux à gueule de valet de chambre en retraite achève son yaourt avec des mines de poétesse sur le retour. Puis il essuie ses lèvres minces, lisse du plat de la main les quatorze cheveux collés en large sur son crâne blême et me demande :

— Vous connaissez celle du bonhomme qui achète un caméléon à ses enfants ?

Comme je ne la connais pas, je lui réponds que non ; et comme je suis un gentleman, je n’ajoute pas que je n’ai pas la moindre envie de me la faire raconter…

J’ai à penser, et il peut aller se faire cuire un œuf, lui et son caméléon…

Mais nous venons seulement de dépasser Bar-le-Duc et le petit vieux entend rester le plus possible au wagon-restaurant et jouir jusqu’au trognon de son vis-à-vis.

— Eh bien voilà, commence-t-il, c’est un bonhomme qui achète un caméléon à ses enfants pour leur montrer comme cet animal change de couleur.

— Très intéressant, je fais, tout en m’abîmant dans un océan de pensées…

— Il met le caméléon sur un chiffon rouge, continue le vieux.

— Qui ça ? demandé-je distraitement…

Le petit vieux aux quatorze cheveux ouvre des yeux interloqués…

— Mais le bonhomme, balbutie-t-il…

— Quel bonhomme ? je continue, l’esprit de plus en plus ailleurs.

— Mais celui qui a acheté un caméléon à ses enfants…

Je reviens sur la terre, si l’on peut dire, puisqu’en l’occurrence je suis dans un rapide lancé à cent quarante à l’heure dans les plaines lorraines.

— Ah oui…

Le petit vieux se masse encore les cheveux… Je regarde son bocal et je me demande si ce sont bien des cheveux ou bien si ce ne sont pas des traits à l’encre de Chine qu’il se fait au pinceau tous les matins.

— Le bonhomme met le caméléon sur un chiffon rouge et le caméléon devient rouge, poursuit-il. Il le pose sur un chiffon noir et le caméléon devient noir… Il le pose sur un tissu écossais et… le caméléon éclate.

Sur ce, le petit vieux se fend le parapluie.

— Et puis ? je demande…

Il devient triste comme un film de Buñuel.

— Vous ne comprenez pas ? Le caméléon éclate… Il éclate parce qu’on l’avait posé sur du tissu écossais.

Il se marre à nouveau, pour essayer de m’entraîner dans son sillage.

— Ce que c’est drôle, fais-je lugubrement…

Ça le décourage ; il se renfrogne et j’en profite pour méditer tout mon soûl.

Je regarde ma breloque ; elle dit onze heures. Nous arriverons à Strasbourg au début de l’après-midi… Pourvu que j’arrive à temps ! Ça serait le clou si je faisais un voyage là-bas pour des haricots…

Je sais que chaque minute compte. Le médecin de l’hôpital l’a dit au grand boss. Notre client ne passera pas la journée. S’il lui reste encore un atome de vie à mon arrivée, je dois coûte que coûte lui arracher son secret…


L’affaire a débuté tout couennement, comme toujours…

Un type est tombé malade dans l’hôtel où il était descendu à Strasbourg, terrassé par une attaque aiguë de poliomyélite. On l’a collé illico dans un poumon d’acier. Ça c’était hier au soir. Mais le mal ne peut être enrayé et le type est en train de clamser, à moins que ça ne soit déjà fait.

La direction de l’hôtel a fait coltiner ses bagages à l’hosto. Il y a eu un petit curieux, soit parmi le personnel de l’hôtel, soit parmi celui de l’hôpital, ce petit curieux a fouinassé dans la valoche du gars et devinez ce qu’il y a trouvé ?

Une bombe, tout simplement… Pas une bombe d’amateur, non, mais un engin tout ce qu’il y a de soi-soi, avec mécanique de précision, détonateur réglable, chauffage central, salle de bains et confort moderne.

Evidemment, le larbin a poussé des cris d’horreur en découvrant cette praline. Les flics sont venus. On a fouillé les papelards du mec, mais il n’avait sur lui qu’une carte d’identité au nom de Cluny qui s’est révélée archifausse. Comme doit incessamment s’ouvrir à Strasbourg une session internationale pour l’élaboration d’un traité de commerce avec l’Allemagne, les flics se sont dit que le type avait sûrement une idée de derrière la tête et ils ont alerté les Services secrets.

Le chef, qui a le nez aussi creux qu’un roman de Pierre Loti, m’a mis sur le coup en se disant que tout ça était tellement louche qu’il fallait un caïd pour donner la lumière…

J’ai commencé par interviewer au fil le médecin chef de l’hôpital, à la première heure.

— Ce type est fichu, m’a-t-il dit… Il meurt rapidement.

— On peut correspondre avec lui ?

— Non, il est à l’intérieur d’un poumon d’acier.

— Faites installer un micro dans le poumon de façon à ce que le moindre chuchotement soit audible.

— Il n’est plus capable, même, de chuchoter…

— Y a-t-il un moyen de lui donner un « coup de fouet » ?

— Peut-être, mais il ne faudrait pas tarder…

— Préparez tout, j’arrive…

Cela dit, vous comprenez que le vieux tordu aux quatorze cheveux me court singulièrement sur les claouis avec ses resucées d’almanach Vermot.

Justement l’employé du wagon-restaurant distribue les additions. Je lâche deux lacsés et je lui dis de garder la mornifle pour assurer à sa vieille mère une fin d’existence douillette et je plante là mon valet de chambre retraité au moment où il se propose de me raconter l’histoire des deux lopes qui ne s’entendaient pas, mais qui refusaient de se séparer parce qu’elles étaient catholiques !

CHAPITRE II LES GRANDS MOYENS

Un tendre soleil pionce sur Strasbourg lorsque j’y débarque. Je regarde les toits, mais il n’y a pas plus de cigognes que d’intelligence dans les yeux d’un gardien de la paix.

Et je profite de l’occase pour vous faire un aveu : eh bien, chaque fois que je suis venu à Strasbourg, je n’ai pas vu une seule cigogne.

Une voiture noire avec un flic au volant est rangée sur le parvis de la gare. Un type en pardessus mastic et chapeau imperméable se tient debout à côté de la guinde. Pas besoin de suivre des cours du soir pour comprendre qu’il s’agit d’un brave matuche.

Je me dirige vers lui.

— Parions que c’est moi que vous attendez ? je demande.

Il me regarde d’un air méfiant.

— Commissaire San-Antonio ? demande-t-il.

— Lui-même.

Il porte deux doigts aux ongles coupés courts à son chapeau.

— C’est en effet vous que j’attendais, monsieur le Commissaire.

Et il m’ouvre la portière.

— Comment va Cluny ? je demande…

Il hausse les épaules.

— Lorsque je suis parti, il y a un quart d’heure, il vivait encore, mais il était extrêmement bas… Franchement, je doute que vous puissiez lui tirer une parole…

— Nous verrons bien…

Il m’offre une cigarette, mais je la refuse, j’ai liquidé deux paquets de cousues en cours de route…

L’hôpital n’est pas très éloigné. C’est un vaste bâtiment gris et triste, comme tous les hôpitaux de France.

Mon compagnon me guide à travers un dédale de couloirs qui reniflent l’éther et l’agonie. Enfin il s’arrête devant une lourde sur laquelle il est écrit : « Défense absolue d’entrer ». Il frappe discrètement deux petits coups. On ne répond pas « entrez », mais une gentille infirmière vient ouvrir.

Elle est petite, blondasse, rondouillarde, bref le genre de petit lot qu’on aime à trouver en voyage.

Elle a l’air grave.

Son air grave vient de la présence dans la piaule de deux messieurs en blouse blanche qui, à en juger à leur maintien sévère, doivent être des huiles dans le corps médical du coin.

L’un est chauve avec des lunettes à monture d’or, l’autre est maigre avec un nez pointu. Les deux ont le même physique distingué et les mêmes yeux savants.

Ils me regardent avec intérêt. On leur a parlé de moi et ils savent que, dans mon genre, je suis chef de clinique dans les Services secrets. C’est donc avec une certaine considération qu’ils s’avancent vers moi, la main tendue.

— Muller, dit le premier.

— Rosenthal, fait le second.

— San-Antonio, dis-je…

Et je me tourne vers l’étrange appareil occupant le milieu de la salle.

Je ne sais pas si vous en avez déjà vu, mais un poumon d’acier, c’est un drôle de machin.

Ça incommode de voir un pégreleux dans cette cage de fer. Ce qui est le plus impressionnant, c’est qu’il soit à l’horizontale.

Je me penche au-dessus de la lucarne de verre. Je regarde. Mon premier sentiment est que je n’ai jamais vu cet homme. Mon second est que ça n’est pas n’importe qui. Il a un visage distingué, une fine moustache blonde, des cheveux blonds gris, des traits réguliers.

Je constate que le dispositif de sonorisation a été placé.

— Il vit ? je demande…

Il est difficile de s’en rendre compte car le mec est rigoureusement immobile.

— Oui, font les toubibs.

— Il n’a pas parlé ?

— Non…

— Vous comptez lui appliquer un traitement actif pour essayer de lui rendre momentanément sa connaissance ?

— Tout est prêt, dit le second toubib, celui qui a nom Rosenthal.

Il croit bon de m’expliquer :

— C’est un procédé non encore vulgarisé. Je l’ai vu tenter avec un succès relatif en Suède. Il visait à la guérison du patient, mais mes confrères scandinaves n’ont obtenu qu’une amélioration passagère ; très marquée, mais passagère…

— C’est tout ce que je demande, fais-je cyniquement… Allez-y…

Et je me recule dans le fond de la salle.

Les deux toubibs se penchent au-dessus d’une petite table et tripotent des flacons, des ampoules, des seringues.

Puis ils s’approchent de l’épouvantable appareil. Ouvrent un panneau placé sur le côté et font une injection dans les flancs du patient.

Ils referment le panneau.

— Il ne reste plus qu’à attendre, déclare le toubib à bésicles.

— Ça opère vite, votre drogue ?

Ils froncent le sourcil. J’ai dans l’idée qu’ils devaient s’imaginer autrement que je ne suis un as des Services secrets.

— Si ce traitement est opérant, disent-ils, nous obtiendrons un résultat dans l’heure qui vient…

L’infirmière va chercher des chaises pour tout le monde et nous prenons place autour de la machine infernale, guettant par le voyant de verre les réactions possibles du zigoto.

J’en profite pour me rencarder auprès de mon collègue de la police locale.

— Vous avez transmis la photo et les empreintes de cet homme à l’identité judiciaire ?

— Oui, il est inconnu.

— Vous avez trouvé une trace quelconque de lui avant son arrivée à l’hôtel ?

— Aucune. Il débarquait d’une voiture privée. Le conducteur de cette voiture s’est éloigné… C’était une voiture noire, mais le fait est passé tellement inaperçu que le portier de l’hôtel a été incapable de préciser la marque.

— Il n’a pas eu de visite, au cours de son séjour ?

— Non…

— Personne ne l’a contacté par téléphone ?

— Personne…

— Bref, il serait tombé de la lune que ça serait du kif ?

— A peu près…

— Seulement il n’est pas tombé de la lune. Vous avez passé son blaze dans les journaux locaux ?

Il me regarde, tout dérouté.

— Son quoi ? fait-il…

— Son nom ! Sa photo ?…

— Non, nous avons observé le silence le plus complet lorsque cette bombe a été découverte, car nous avons compris que la chose était grave.

Bien sûr, ils ont eu peur de se mouiller. Dans un sens, je préfère qu’ils m’aient conservé l’affaire intacte.

— Attention, me dit l’un des médecins, il reprend connaissance.

CHAPITRE III BAVARDAGE A SENS UNIQUE

Le type, en effet, vient d’ouvrir les châsses.

Il bat des paupières et son regard se fixe sur les visages groupés au-dessus de lui, devant la lucarne.

Il ouvre la bouche, mais aucun son n’en sort. Il voudrait parler, mais la chose lui est impossible.

Je crois que le boulot ne va pas être facile.

Je regarde le médecin au crâne déplumé.

— Il présente bien les réactions que vous espériez ? fais-je.

— Oui.

— Il ne pourra pas se manifester mieux que ça ?

— Je l’ignore… J’espère que si…

Je réfléchis et je me dis que mon zèbre pouvant battre des cils, s’il jouit de ses facultés, je peux toujours lui poser des questions…

J’attrape le petit microphone et je le porte à ma bouche.

— Pouvez-vous entendre ? je demande…

L’homme ne bronche pas. Son regard s’immobilise. Il doit ressasser cette question. Il lui faut du temps pour la réaliser et pour comprendre qu’elle s’adresse à lui.

J’attends un instant.

— Si vous me comprenez, reprends-je, battez simplement des paupières.

Nous attendons, les yeux rivés sur l’intérieur de ce monstrueux coffrage qui conserve la vie d’un homme, comme une lanterne conserve la vie d’une flamme.

Soudain, le pseudo Cluny bat faiblement des paupières.

— Compris, dis-je.

Je cherche à condenser mes questions, de manière à ce qu’il puisse leur répondre de cette façon élémentaire.

— Vous avez eu une attaque de poliomyélite, dis-je, vous vous trouvez actuellement dans un poumon d’acier, vous comprenez ?

Nouveau battement de cils.

Cet interrogatoire est étrange. J’ai l’impression de jouer dans un film de Boris Karloff.

— Vous subissez présentement une légère amélioration ; mais il se peut que celle-ci soit de courte durée. En bref, nous ne pouvons nous prononcer sur vos chances de guérison. Le mieux, pour vous, est donc que vous fassiez une déclaration si vous en avez envie… Avez-vous quelqu’un à faire prévenir ?

Il reste fixe. Ses yeux bleuâtres ne reflètent rien ; me voient-ils encore ? J’en doute, à en juger par leur éclat bizarre.

Pense-t-il seulement ? Est-il encore capable d’assembler des mots dans son crâne délabré ?

Je joue toute la partie sur une seule question, maintenant… Il ne doit pas penser, ou trop peu pour se dire que je peux être un policier et que ces paroles qui lui parviennent constituent un interrogatoire officiel.

— QUI FAUT-IL PRÉVENIR ?

Si dans sa torpeur d’agonisant, il parvient à répondre à cette question, je pourrai démarrer l’affaire, remonter jusqu’à la source…

C’est l’essentiel…

— QUI FAUT-IL PRÉVENIR ?

Alors je m’aperçois que, ne pouvant parler, il lui est matériellement impossible de répondre à cette question-ci.

Il ne peut s’exprimer que par la négative ou l’affirmative.

Il faut trouver un système…

— Vous avez quelqu’un à alerter ?

Il bat des cils…

— Une femme ?

« Oui », font ses paupières.

— Elle habite Strasbourg ?

Immobilité…

— Paris ?

Immobilité…

Sapristi, je ne peux pas passer en revue toutes les villes du globe…

— Elle habite la France ?

C’est général, mais aux grands maux les grands remèdes…

Il fait le signe affirmatif…

— Bon… Une grande ville ?

« Oui. »

J’ai de plus en plus l’impression de jouer aux noms de ville. Mais en ce moment ça n’est pas un jeu, c’est une tragédie.

Les médecins, l’infirmière, le flic suivent les péripéties de ce véritable drame à deux personnages dont un seul parle.

Tous sont crispés, tendus, plus crispés et plus tendus que s’ils assistaient à une opération chirurgicale périlleuse.

— Une grande ville de l’Est ?

Immobilité…

— Du Midi ?

Battement des paupières…

— Marseille ?

Immobilité…

— Nice ?

Immobilité…

— Cannes ?

Il bat des paupières.

Voilà enfin un résultat… Cet homme a quelqu’un à faire prévenir à Cannes. Mais comment faire préciser une adresse ?

— Cette dame habite un appartement ?

« Oui », font les paupières…

— Dans le centre ?

Je sursaute…

— Elle s’appelle Cluny ?

Immobilité…

Fausse joie !

Je décide de prendre le taureau par les cornes. En l’occurrence, le taureau, c’est l’alphabet.

— Vous me comprenez bien, n’est-ce pas ?

« Oui », fait-il.

— Je vais égrener l’alphabet, très lentement. Lorsque j’arriverai à la première lettre du nom de cette personne, vous me ferez signe.

Je commence : A… B…

Il fait signe.

— Son nom commence par B ? je demande…

Signe affirmatif…

— Parfait, la seconde lettre maintenant.

A… B… C…

Je poursuis, très lentement ; à L, il fait le signe.

— C’est L, la seconde lettre ?

« Oui. »

La troisième lettre est donc fatalement une voyelle.

— A ?

« Oui. »

Je crois bon de préciser…

— Donc, le nom commence par Bla ?

Signe affirmatif.

— Continuons…

— Je me remets à réciter l’alphabet… Le type garde les yeux fixes. J’en suis à la lettre T et il n’a pas donné de signal.

Un des médecins me touche le bras.

— Vous pouvez arrêter, me dit-il, voyez : il est mort !

CHAPITRE IV R.A.S

C’est la tuile.

Votre petit copain San-Antonio a fait le voyage Paris-Strasbourg uniquement pour apprendre d’un agonisant qu’il connaît à Cannes une pépée dont le blaze commence par BLA. Vous avouerez que ça n’est pas lerche…

C’est la bouteille à encre, et même à encre de Chine… Dans toute sa noirceur !

Primo, on trouve un type avec une bombe perfectionnée dans sa valoche sans avoir la moindre idée sur la manière dont il comptait l’utiliser.

Deuxio, ce pèlerin, au moment de claboter, consent à ce que nous contactions une femme pour lui dire ce qui vient de lui arriver. Le pseudo Cluny avait-il assez de jugeote pour comprendre que nous avons ou que nous allions trouver sa praline, dans les bagages ? Oui, sûrement, puisqu’il a pu se livrer à ce petit jeu compliqué (pour un mourant) de l’alphabet. Alors, en se doutant que ça allait chauffer, il aurait mis sa femme — ou sa mère, ou ce que vous voudrez — dans le bain ?

Tout ça tourne aussi rond qu’un œuf.

Je soulève mon bada, parce qu’un macchab, c’est un macchab et qu’on lui doit le respect.

Je me tourne vers mon collègue de la police strasbourgeoise.

— On y va ?

Il fait un signe affirmatif sans me demander où.

Je salue les toubibs d’un geste désinvolte et j’emboîte le pas au collègue.

— Drôle d’affaire, hein ? murmure-t-il.

— Oui, je sens que je vais avoir du fil à retordre…

Je grimpe dans la voiture mise à ma disposition.

— Où désirez-vous aller ? fait-il…

— A l’hôtel où il était descendu…

Il donne les indications au chauffeur.

En cours de route, je lui dis :

— Vous allez faire photographier ce pégreleux, hein, les yeux ouverts ; je veux un bon cliché, genre identité…

— Bien.

La voiture s’arrête. J’en descends seul…

— Occupez-vous de ces photos, il me les faut d’urgence. Rendez-vous à la police, je veux examiner les bagages du mort. Pendant que vous y êtes, faites-moi retenir une couchette dans le train de nuit pour la Côte d’Azur ; il doit bien y en avoir un, non ?

— Certainement.

— Bon.

— Dois-je vous renvoyer la voiture ?

— Inutile, je me démerderai par mes propres moyens…

Il est gêné de prendre congé de moi en étant assis alors que je suis debout.

Il se livre à un tas de contorsions qui veulent être des courbettes.

Je le calme d’un hochement de tête.

Puis je pousse la porte tournante de l’hôtel.

Un petit groom en livrée bleue se précipite à ma rencontre, il m’examine les paluches, espérant y trouver deux valises accrochées puis, voyant qu’elles sont vides, il regarde derrière moi. Enfin comprenant que je suis un voyageur sans bagages, par conséquent un gars qui n’a pas besoin de ses services, il se désintéresse de ma personne.

Je m’avance vers l’immense comptoir de la réception…

Un type qui ressemble à Eric Von Stroheim, mais à un Eric Von Stroheim sans envergure, tourne de mon côté un crâne aussi lisse qu’un secrétaire d’acajou.

— Monsieur désire ?

Je lui montre ma carte.

Il se casse en deux.

— A vos ordres, monsieur le Commissaire.

— Je viens au sujet du type d’hier, lui dis-je.

— Je le suppose, murmure-t-il d’un ton déférent.

— Je voudrais avoir quelques éclaircissements sur son comportement durant son séjour chez vous.

— J’ai tout dit à vos collègues…

— A mes collègues peut-être, je ronchonne, sous-entendu que je me fous de mes collègues comme de son premier cor au pied.

Et j’attaque sec :

— Il est arrivé hier, n’est-ce pas ?

— Hier matin, oui…

— A quelle heure ?

— A dix heures du matin…

— Il faut combien de temps pour venir de la gare jusqu’ici, en taxi ?…

— A peine cinq minutes…

— Y a-t-il des trains qui arrivent vers dix heures moins dix ?

Il réfléchit.

— Non, aucun, le dernier avant cette heure-là est le rapide de Bruxelles qui arrive à huit heures dix.

Je réfléchis. Donc mon zèbre n’est pas venu par le train, car il est peu probable qu’il se soit baguenaudé pendant près de deux heures dans les rues avec des valtouzes à la main, à la recherche d’un hôtel… A moins qu’il ne soit allé auparavant chez quelqu…

— Le portier l’a vu descendre d’une voiture, je crois ?

— Pas le portier, le groom.

Je désigne le petit gars en livrée bleue :

— Ce moucheron ?

— Oui.

Je fais signe au môme.

— Ecoute, trésor.

Il vient, l’air vexé. Boudeur, tellement boudeur que le type chauve lui jaspine quelque chose en dialecte alsacien. Ce quelque chose a la vertu de rendre le gamin ineffable.

— Vous voulez me parler, m’sieur ?

— Non, je veux plutôt que tu me parles. Le type d’hier, l’homme qui a pris une attaque, on me dit que tu l’as vu arriver ?

— C’est vrai, m’sieur !

— Il était en voiture ?

— Oui…

— Comment était cette voiture ?

— Noire… J’ai pas remarqué. Faut vous dire, m’sieur, je croyais pas que c’était un client car l’auto s’est arrêtée plus loin que l’hôtel. C’est seulement quand j’ai vu le bonhomme sortir ses valises…

— Il était accompagné d’une seule personne ?

— Un homme… Mais je ne l’ai pas regardé…

— L’homme a hésité avant d’entrer ici ?

— Non…

Je lui tends un billet de dix balles.

— Bon, laisse-nous.

Je me tourne vers Eric Von Stroheim.

— Il vous a demandé une chambre ?

— Oui…

— Il a précisé la durée ?

— Pour une seule nuit…

— Bon…

Voilà enfin un élément intéressant. Le type, Cluny, n’avait pas l’intention de moisir à Strasbourg. Il devait partir aujourd’hui, or, aujourd’hui la conférence internationale ne siège pas encore, cette session n’est prévue que pour dans trois jours. Je crois que les craintes de mes collègues alsaciens étaient mal fondées. En ce cas, à qui Cluny destinait-il sa petite bombe ?

— Il est monté tout de suite à sa chambre ?

— Oui…

— Et puis ?

— Il y est resté jusqu’à sa crise. A midi, on lui a monté un déjeuner…

— Appelez-moi le garçon qui l’a servi.

Il fait un signe affirmatif, branche une fiche dans un des petits trous ronds du standard et baragouine quelque chose.

— Il va venir.

— Merci. L’homme n’a pas téléphoné, ni reçu de coup de fil durant son séjour ?

— Non.

— De visites ?

— Non plus !

— Lorsqu’il a empli sa fiche, a-t-il hésité ?

— Du tout…

Un grand type hâve, avec des cheveux ébouriffés, une veste blanche et des poches sous les yeux, se pointe.

C’est le larbin qui a servi Cluny dans sa chambre.

— Que faisait-il lorsque vous êtes entré ?

— Il lisait.

— Quoi ?

— Un livre…

— Il était vêtu comment ?

— Il était en chemise, avec sa veste de pyjama.

J’enregistre. Un type en chemise, avec une veste de pyjama et un bouquin, c’est un type qui ne se propose pas de sortir et qui n’attend personne.

Et pourtant si, Cluny attendait. Mais ça n’était pas quelqu’un, c’était l’heure. Il attendait qu’il fût l’heure de sortir de cette piaule avec sa bombe. Mais alors, s’il venait juste pour placer son petit engin et repartir, avait-il besoin de deux grosses valises ?

Je demande au garçon.

— Ses valises étaient défaites ?

— Une seule.

— Et l’autre ?

— L’autre se trouvait au fond de la pièce.

— Il ne vous a rien dit ?

— Rien de particulier…

Je reviens une fois de plus à Eric Von Stroheim.

— Comment a-t-on découvert qu’il était malade ?

— C’est la femme de chambre. Elle n’avait pas passé l’aspirateur dans la pièce. Elle a frappé afin de voir s’il y avait quelqu’un, personne n’ayant répondu, elle est entrée… Il était couché à demi par terre, le buste sur le fauteuil ; sans connaissance… Elle a crié…

— Je vois.

— On a alerté police secours. Ils ont emmené le client à l’hôpital.

— Parlons de… de la découverte faite dans la valise.

Eric Von Stroheim rougit, ce qui, étant donné son absence de tifs, prend une certaine ampleur.

— C’est un incident très pénible, dit-il. Nous avons débarrassé sa chambre et nous voulions faire porter ses bagages à l’hôpital pour le cas où l’on aurait besoin de son linge de rechange.

— Et puis ?…

— L’une des deux valises ferme avec une sangle terminée par une serrure. Il avait passé cette sangle dans la manette de la valise ouverte. De cette façon, les deux valises étaient liées. Cela ne facilitait guère le transport, vous en convenez…

— Evidemment.

— Alors je me suis permis de…

— De forcer la serrure ?

— De la forcer, non… J’ai ici un trousseau de petites clés de valises oubliées par les clients. L’une fonctionnait.

« En soulevant la sangle, la valise s’est ouverte… Nous avons vu alors le… l’engin, sur une pile de linge… Au début, nous ne savions pas ce que c’était… et puis, nous avons compris et nous avons téléphoné à la police… »

Je hoche la tête.

— Je comprends. Vous dites « nous », qui y avait-il avec vous ?

— Le groom, le garçon d’étage, la femme de chambre.

— Bon, merci.

CHAPITRE V BON VOYAGE

Je fonce à la police où je retrouve mon convoyeur. Il me présente sur une table les colis du mort et ses fringues. Les vêtements ne comportent aucune marque… Quant aux valises, excepté la bombe (désamorcée par les artificiers de l’endroit), elles ne contiennent rien que de très honnête : du linge de corps, sans marque ; des objets de toilette.

Tout cela ne m’apprend qu’une chose, c’est que Cluny envisageait l’éventualité d’être arrêté puisqu’il avait ôté de ses vêtements toute possibilité d’identification.

Alors, s’il s’enfermait de la sorte dans un halo de mystère, pourquoi m’a-t-il donné ce début de nom ? Un homme qui arrache la griffe de son chemisier peut-il donner à la police le nom d’une femme qui le connaît ?

Ça ne me paraît pas logique. Et moi, bien que d’une nature nettement poétique, j’adore la logique…

J’ai hâte d’être à Cannes pour essayer de retrouver une femme habitant un appartement du centre, et dont le nom commence par BLA… C’est plutôt coton, mais j’ai réussi des exploits plus périlleux.

Le flic strasbourgeois m’affirme que les photos du mort sont au tirage et que je les aurai d’ici un quart d’heure.

— En attendant, dis-je, j’aimerais passer un coup de fil à Paris. Je m’isole dans un petit bureau plein de papiers jaunis et de mouches mortes. Ça sent l’administration dans toute sa poussière, dans toute son horreur !

J’allume une gitane et je demande Paris, en priorité.

C’est le vieux, lui-même, qui décroche.

— Ici San-Antonio, je dis.

— Ah ! J’attendais de vos nouvelles avec impatience… Alors ?

Je lui fais le compte rendu succinct de mon petit voyage ici. A coup sûr, dis-je en terminant, l’affaire est mystérieuse à souhait : voilà un type qui vient de crever dans une ville où il est inconnu en laissant dans ses bagages une super-bombe… Il a l’air de tomber du ciel… Seulement, franchement, je ne crois pas du tout que ce cas curieux se rattache à l’histoire de l’attaché d’ambassade russe.

Le boss se tait.

— Allô ! je fais, craignant qu’on ne nous ait coupés.

— Allô, redit-il…

Un nouveau silence, puis :

— Que pensez-vous faire ? demande-t-il.

— Aller à Cannes ! J’ai un train dans peu de temps…

— Allez-y, concède-t-il… En arrivant là-bas, passez un coup de fil au commissariat principal ; si, dans l’intervalle, j’ai du nouveau, je téléphonerai un message pour vous…

— La planque de la morgue n’a rien donné ?

— Rien… encore.

Je lui sais gré de cet « encore ».

— Voyez-vous, boss, si vous voulez me permettre de vous faire part de mon sentiment, j’ai horreur de courir deux lièvres à la fois…

— Ça n’est peut-être pas deux lièvres que vous courez, San-Antonio.

— Toujours votre pifomètre qui joue au pendule, patron ?

— Admettons, dit-il… En tout cas, je vais vous apprendre quelque chose.

— Quoi ?

— D’après la photographie de la bombe envoyée ici par bélino, à ma demande, nos experts estiment qu’il s’agit d’une bombe russe !

Comme, stupéfait, je ne trouve rien à dire, il ajoute :

— Bon voyage.

Le déclic !

Je m’aperçois que ma cigarette s’est éteinte. Je la rallume et je pose mes pieds sur le bureau maculé d’encre. Je tire des bouffées voluptueuses.

D’un côté, je cherche un attaché russe disparu, de l’autre, je trouve une bombe russe, tombée du ciel… Après tout, le vieux n’a pas tellement mauvais blair !

Je passe en revue ma collection de cadavres : le Rigide, à qui j’ai fait sauter la gueule une fois cané ! La petite Frida, dont la moitié du corps est partie en morceaux, parce qu’elle avait un béguin pour ma pomme ! Rachel, précipitée par-dessus la barre d’appui d’une fenêtre… par mes soins ! Le faux Cluny, frappé de polio et décédé tandis que je le questionnais !

Des cadavres ! encore des cadavres ! Plus ou moins à l’actif d’un certain San-Antonio…

C’est moche à la fin ! Et pourquoi ?

Le sais-je au juste ? Pour l’enveloppe que le gouvernement me remet à la fin de chaque mois !

Certainement pas !

Pour le morceau de chiffon tricolore flottant au sommet des édifices publics ?

Je ne crois pas être un patriotard !

Non, seulement dans la vie, il y a ceux qui sont agents d’assurances, marchands de vin, manœuvres chez Renault, cireurs de parquets… Et puis ceux qui vivent en marge… En marge, pas forcément de la loi, mais surtout en marge de la vie.

Moi, je suis de ceux-là, comme on est nègre ; je n’y peux rien.

On ne choisit pas.


— Voilà les photos, monsieur le Commissaire ! dit le policier entrant.

Je pousse un soupir et j’écrase ma cigarette sous mon talon.

CHAPITRE VI AUX DEVINETTES

Le commissaire principal de Cannes, je le connais pour l’avoir contacté au cours d’une de mes enquêtes dans le Midi.

C’est un gars trapu, brun avec des cheveux frisés sur un large front. Il ressemble vaguement à un taureau.

Ses yeux sont vifs et il a un accent qui sent l’ail, comme de juste.

— Qu’est-ce que vous venez fiche ici ? demande-t-il…

— Jouer aux devinettes, je réponds.

— Ah oui ! Et on peut vous donner un coup de main, collègue ?

— Peut-être, conviens-je. Je suis ici pour retrouver une femme dont le nom commence par BLA et qui connaît cet homme.

J’exhibe la photo de Cluny.

Pellegrini — c’est le nom de mon copain — regarde l’image.

La photographie est impeccable. Les mecs du labo ont redonné à ce visage mort toutes les expressions de la vie et n’importe qui s’y laisserait prendre. N’importe qui, mais pas un homme expérimenté comme Pellegrini.

— Hé, dites, murmure-t-il, il m’a l’air un peu mort, votre bonhomme…

— Il l’est d’une façon totale… Sa physionomie ne vous dit rien ?

— Rien du tout, ça n’a jamais été un de mes clients…

Première déception ! Ce n’est pas que je croie au Père Noël, mais j’espérais vaguement que mon homme serait une vieille connaissance de la police cannoise.

Ça, c’est la déformation « poulet » ! Toujours croire qu’un suspect fait partie de la collection !

— On n’a pas passé de message à mon intention ?

— Aucun…

— Bon, il ne me reste qu’à me mettre en quête de cette dame.

Pellegrini cligne de l’œil.

— On pourrait tout de même aller sécher un pastissou, non ?

— Hum, je commence, je ne suis pas venu ici pour la liche…

— Dans mon bistrot, continue Pellegrini, il y a l’annuaire…

Je le regarde. Je suis tellement enfoncé dans mes emmerdements que je n’avais pas songé à cet élément si commun et pourtant essentiel.

— D’accord ! J’en suis…


Blanc, Blanchet, Blanchon, Blavet, Blavette… C’est tout ! On a tort de se faire des idées préconçues.

Je m’imaginais, avant d’ouvrir le bouquin, que des noms commençant par « Bla », il devait y en avoir une séquelle. Eh bien, vous voyez, pas du tout… Cinq ! Ils sont cinq en tout et pour tout…

Une brusque allégresse me galvanise.

Si seulement ça voulait se mettre à rigoler, peut-être que je finirais par y voir un peu plus clair.

— Vous travaillez sur quoi ? demande mon collègue.

— Sur des carpes ! Pour la première fois de ma vie, j’enquête sur une affaire dont je connais les coupables, sans pouvoir pourtant la résoudre. Et c’est une affaire internationale, une affaire importante ! Et je suis limité par le temps… Et cette limite se rétrécit… Voilà, mon vieux, ce que je maquille ! J’ajoute que je commence à avoir les nerfs en boule et que je rêve de tout lâcher pour me consacrer exclusivement à la pétanque… J’en ai classe des macchabées, je voudrais un peu m’intéresser aux vivants, c’est légitime comme aspiration, non ?

Pellegrini est le genre de mec qui ne se casse jamais le bol !

Il me regarde.

— Vous, dit-il, vous êtes fortiche pour la châtaigne. Le bigornage, c’est tellement votre rayon que, dès que ça marque le pas, vous voyez rouge… Tenez, buvez plutôt un autre pastis… Et puis allez faire un tour sur le port… C’est joli, ça repose le ciboulot, vé !

Le conseil est bon.

— Je vais d’abord rendre une petite visite à ma bande de Bla, fais-je, après on pourrait se rencontrer pour une bouillabaisse, non ?

— C’est la voix de la sagesse qui s’exprime par votre bouche, affirme Pellegrini.

Blanc, entreprise de transport ! Je suis reçu par Blanc lui-même, un vieux bonhomme vêtu d’une combinaison bleue, d’une chemise à carreaux et d’une casquette comme un couvercle de lessiveuse. Il a de petites lunettes cerclées de fer, une branche a été rafistolée avec du chatterton.

Il regarde la photographie que je lui montre.

— Non, jamais vu ce type-là !

— Votre femme est là ?

Il hausse les épaules.

— Si je ne le connais pas, elle ne le connaît pas non plus, affirme-t-il avec cette belle certitude des âmes pures.

— On peut tout de même lui montrer, non ?

— Mélie, hurle-t-il…

La Mélie se pointe, voyez style marchande de poissons. Elle écoute ma fable, regarde la photographie.

— Hé non, je le connais pas, peuchère…

Elle regrette. Ça lui dirait, à Mélie, de donner dans le « qui détective »…

J’empoche le carton.

— Excusez, braves gens…

Blanchet, avocat… Il est tout jeune, sérieux comme un pape, avec l’air d’avoir perdu le procès de l’année.

— Connais pas, inspecteur, déclare-t-il.

— Mme Blanchet ?

— Il n’y a pas de Mme Blanchet. Ma mère est morte et je ne suis pas marié.

Avec sa mine constipée, ça n’a rien de surprenant, et ça n’est pas à souhaiter à une môme, qu’il convole !

Je le laisse pour visiter Blanchon.

Cette fois, il n’y a pas de M. Blanchon. C’est une vieille dame, à l’air triste, qui vient m’ouvrir.

— Madame Blanchon ?

— Oui, monsieur.

— Police, nous cherchons à identifier un homme… Connaissez-vous celui-ci ?

Elle regarde l’image.

— Non, du tout !

Comme tous les autres, elle me demande la raison pour laquelle je lui demande ce renseignement. Force m’est de lui expliquer que nous savons que l’individu en question a des attaches à Cannes et que son nom commence par BLA…

— C’est un assassin ? demande-t-elle.

— Je n’en sais rien, madame… Excusez pour le dérangement…

Je raye son nom de ma courte liste d’adresses. Fichu boulot ! C’est une besogne d’inspecteur de commissariat que j’accomplis là !

Il ne m’en reste que deux.

Les Blavet sont déjà à table lorsque je m’annonce. Ils crèchent dans un appartement modeste, tout au fond d’un immeuble pauvre empestant l’huile d’olive chaude.

Ils sont gros et sales, il y a une tinée de lardons dans la pièce. Ma photo ne leur produit aucun effet et ma qualité de flic paraît les contrarier plutôt qu’autre chose.

Je me hâte de faire la valoche, la gorge rétrécie par l’angoisse. Il ne reste qu’un BLA à visiter. S’il est négatif, j’aurai fait le voyage sur la côte pour peau de balle…

Mon palpitant est bloqué à fond lorsque je parviens devant un immeuble confortable avec ascenseur et vue sur la mer.

Je lis les noms fixés sur les boîtes aux lettres. Sur l’un je renouche puissamment. Monique Blavette ! Le blaze est gravé en belle ronde dans du cuivre. Une femme !

Une femme toute seularde !

Je consulte le tableau des locataires et je constate que la souris pioge un studio, tout en haut, construit sur le toit en terrasse.

Je pénètre dans l’ascenseur et j’appuie sur le dernier bouton. Comme résultat, ça m’amène au septième. A partir de là, un escalier de pierre, très bref, conduit à la terrasse.

La crèche de la môme Blavette a été construite en additif sur le toit. C’est tout simplement ravissant. Imaginez une petite baraque du genre bungalow, avec une pergola croulante de fleurs… Un parasol à bandes orange et vert… Des meubles de jardin en paille tressée… Cette souris est, ou bien la fille du roi du fromage mou, ou bien la poule du roi du tire-bouchon à musique ! Pour se payer une fantaisie comme celle-là, faut avoir des pépites dans le frigidaire…

Je m’annonce vers la lourde en bois vernis, elle fait lourde de péniche.

Comme j’avance mon index sur le bouton de sonnette, je sursaute. Une flopée de petits trous constellent la lourde à mi-hauteur. Ces trous, pas besoin de me faire un dessin, je sais que ce ne sont pas les vers à bois qui ont pratiqué ces petits trous ronds. Si ça n’est pas une rafale de composteur, une rafale de Thomson, s’entend, c’est le râtelier de votre grand-mère…

Et c’est du neuf ! Les écailles de bois sont encore brillantes et tachées de poudre.

Je sonne.

Rien ne répond. Le silence est le maître de cet appartement aérien. Par acquit de conscience je sonne à nouveau.

Comme la patience n’a jamais été mon fort, je fais appel à mon petit sésame. C’est un gentil outil qu’un cheval de retour m’a refilé, un jour où je lui avais évité des ennuis, et qui a la propriété miraculeuse de s’entendre avec toutes les serrures. Il ne me faut pas cent six ans pour venir à bout de celle-ci. Seulement, bien que le pêne ait joué, la porte ne s’ouvre pas. Y aurait-il un verrou à l’intérieur ? Non pourtant, car la porte a tout de même bougé.

Je lance un sérieux coup d’épaule dans le panneau. Le vantail s’écarte de cinquante centimètres. Je me glisse par cette ouverture et alors j’aperçois quelque chose de vachement moche !

Il y a une fille de l’autre côté de la lourde, et c’est son cadavre qui bloquait celle-ci.

Elle a dégusté la giclée dans le thorax. Ça lui a pratiqué dans la poitrine un trou grand comme une assiette à soupe par lequel elle s’est vidée de tout son sang. Une balle l’a cueillie dans l’œil gauche et celui-ci pend misérablement sur sa joue, comme un petit yoyo…

Je réprime une impérieuse envie de dégueulancher ! Des trucs pareils ! On a beau être blindé, ça vous flanque la secousse. Je fais une immense enjambée pour franchir la mare rouge. Je pénètre dans l’appartement à la recherche du téléphone. M’est avis que le concours de Pellegrini est assez indiqué !

CHAPITRE VII L’APPÂT

Pellegrini fait une grimace en regardant le cadavre.

— Comment qu’elle a été fadée, la souris, murmure-t-il. Elle n’a pas dû dire ouf !

Il hume le climat délicat de cette maison de poupée bâtie entre ciel et terre. Vraiment cette terrasse n’était pas faite pour servir de cadre à une scène d’horreur. Au contraire, on dirait une île aérienne conçue pour l’amour et la joie d’exister.

— Pourquoi m’avez-vous demandé de venir seul ? interroge-t-il, curieux.

— Parce que, fais-je, il me paraît judicieux d’arrêter certaines dispositions…

— Lesquelles ?

Au lieu de lui donner une réponse, je lui pose une question.

— Pourquoi tue-t-on une fille sans pénétrer dans son appartement, hein ? Pellegrini, pourquoi ? Parce qu’on désire uniquement sa mort ! Il n’est pas question de la voler, ou de la violer… Pourquoi désire-t-on la mort d’une fille ?

— Par vengeance ? propose mon collègue.

— Possible, mais qui peut se venger d’une jolie fille ? Un amoureux éconduit ou une rivale jalouse ? Je doute que dans l’un ou l’autre cas on se serve d’une mitraillette. C’est un genre d’outil qui n’est pas à la portée de tout le monde et c’est heureux. Donc, il reste un autre motif, plus plausible : on peut tuer une fille pour la faire taire !

— Quelqu’un savait que vous étiez sur sa trace ?

— Il faut le croire… Mais je penserai à ça plus tard, pour l’instant nous avons mieux à faire…

Pellegrini sort de la terrasse.

— Ce cadavre me retourne, avoue-t-il. Quelle est votre idée, San-Antonio ?

— Il n’y a pas de cadavre, Pellegrini, pas de cadavre, mais une femme grièvement blessée, vous m’entendez ?

Il ouvre des gobilles formidables.

— Je suis peut-être bouché, mais du diable si je comprends où vous voulez en venir !

Je lui mets la paluche sur l’épaule.

— On a tué cette fille pour la faire taire, mon vieux. Comme les fumiers qui ont fait ça ont tiré à travers la porte, ils n’ont pu vérifier si leur besogne était accomplie. Ils le croient parce que la chose est probable, mais elle n’est pas prouvée. Je décide donc qu’un miracle a épargné la fille. Du moins partiellement ! Si vous le voulez, la version est la suivante : on a retrouvé une môme râlante. Plusieurs balles dans la poitrine, par miracle, aucun organe vital n’est atteint. Elle est extrêmement faible parce qu’elle a perdu beaucoup de sang. On lui a fait des transfusions. On espère que dès demain elle sera en état de parler…

— Je comprends, approuve Pellegrini, et vous espérez que les tueurs essaieront de la finir ?

— Juste. Quand on prend le risque de tuer une fille, c’est parce qu’on est absolument décidé à la lui boucler pour toujours. Nous allons installer une souricière quelque part. Et voilà pourquoi je vous ai demandé. Il me faut un endroit sûr, en fait d’hosto, et des types sûrs pour l’y conduire. Je ne tiens pas à ce qu’on chuchote que mon histoire est du bidon…

Pellegrini réfléchit.

— J’ai un ami qui est chef de clinique, dit-il, de son côté ça s’arrangera facile, mais on ne peut être assuré que les infirmiers, les ambulanciers, les gardes-malades feront le motus ; j’ai autre chose à vous proposer…

— Quoi ?

— Ma femme…

Je n’entrave pas très bien.

— Votre femme ?

— Oui… Je vais lui dire de radiner ici. Elle jouera à la blessée. Nous camouflerons le corps de la morte en attendant. De la sorte je n’aurai que le toubib à mettre dans la confidence, et je réponds de lui, c’est un dur ! On a fait le maquis ensemble !

Sans attendre mon avis, il va décrocher le téléphone et affranchit sa guenon sur le rôle qu’il espère lui faire jouer.

Il raccroche et se tourne vers moi, radieux.

— C’est une romanesque, dit-il, elle accepte d’enthousiasme. Comme ça, j’aurai une nuit de liberté, à quelque chose malheur est bon ! Eh bien, je vais chez mon pote pour l’affranchir. Dès que ma bonne femme sera là, téléphonez au numéro que voilà.

Il s’en va et je demeure seul avec le cadavre de la fille. Je profite de ce tête-à-tête pour fouiller le studio. Mais ce petit travail ne m’apprend rien d’intéressant. La nervosité me gagne. J’allume des gitanes que j’envoie balader. Je me dis : en voilà assez, assez ! Depuis des semaines je suis sur une affaire foireuse, tout ce que je touche s’effrite comme ces pierres poreuses bouffées par le temps…

Je me promène d’un bout de la France à l’autre, je gueule, je charrie des cadavres, j’en fabrique, j’interroge… Tout cela sans enlever le plus léger résultat.

Cette formule de l’appât de la morgue à Paris n’a pas l’air d’attirer les poissons… S’il y avait eu du neuf, le chef m’aurait prévenu. Tiens ! Il faudra que je lui passe un coup de fil, à celui-là !

Assis dans un fauteuil de la terrasse, j’examine le paysage, la mer toute proche, les palmiers… Il ne me manque qu’un coup de whisky. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais je deviens presque sobre ces temps-ci. Et la sobriété, si elle convient aux chameaux et aux équilibristes, n’est pas mon rayon. Au contraire… Pour bien gamberger et rester le caïd du coin, il me faut du raide dans les entrailles.

Je vais fureter du côté de la cave à liqueurs que j’ai aperçue au cours de mon tour d’horizon. Je déniche exactement ce que je désire, comme quoi on finit toujours par trouver ce qu’on cherche quand on veut bien s’en donner la peine.

C’est une bouteille de scotch, non décapsulée.

Je la déflore en moins de deux, je retourne faire sisite dans le transat et je l’ajuste à l’endroit que le Bon Dieu m’a donné pour cet usage, c’est-à-dire à mes lèvres. La bouteille étant pleine, je n’ai pas à renverser beaucoup la tête…

Tandis que je tète, je cligne des yeux. Un rayon fugace de soleil me pénètre droit dans les châsses. C’est d’autant plus curieux que, non seulement je suis à l’ombre, mais encore j’ai le dos tourné à ce que le poète appelle l’astre du jour !

A nouveau, le rayon de soleil danse sur la terrasse.

On dirait qu’un gamin s’amuse à capter ce rayon dans un miroir et à me le braquer dans le gicleur. J’aime pas du tout ces façons-là, moi… Oh ! mais pas du tout…

Je regarde en direction de l’éclat… Je vois qu’il provient d’une fenêtre d’un immeuble moderne situé de l’autre côté de la rue. A cette fenêtre, il y a un rideau dont un côté est légèrement soulevé.

Ce qui reflète le soleil, ce n’est pas autre chose que la lentille d’une lunette d’approche.

Quelqu’un m’observe à distance, embusqué derrière le rideau. Mais, sans qu’il s’en doute, le soleil l’a trahi. J’y vois un heureux présage. Si le soleil se range de mon côté, tous les espoirs me sont permis !

CHAPITRE VIII DU NOUVEAU

Un pas sur la terrasse me fait me retourner. Une gentille petite bonne femme s’amène. Elle va franchir la zone découverte et se placer dans le champ visuel de l’observateur.

— Arrêtez ! je fais…

Elle stoppe.

— Vous êtes madame Pellegrini ?

— Oui…

— Ne venez pas jusqu’ici, quelqu’un surveille la maison avec une longue-vue. Restez où vous êtes !

J’allume une cigarette et je la rejoins nonchalamment.

— Ne bougez pas de l’entrée ; si les infirmiers rappliquent, dites-leur de ne pas pénétrer non plus sur la terrasse et de m’attendre, je reviens tout de suite…

Je descends l’escalier de pierre, je saute dans l’ascenseur et me voilà dans la rue.

J’ai pris des repères sérieux… La fenêtre par laquelle on m’observait est située au haut de l’immeuble voisin, entre une fenêtre pourvue d’un store tango, et une autre à rideaux rouges. Donc, impossible de me tromper.

Je me demande qui est l’observateur : peut-être tout simplement un maniaque qui s’amuse à faire le voyeur ? Mais je tiens à en avoir le cœur net.

Je traverse la rue. L’immeuble qui me préoccupe ressemble comme un frère à celui que je viens de quitter. Une concierge jeune et comestible frotte le hall avec un balai brosse, les mains protégées par des gants en caoutchouc…

— Pardon, madame, je fais avec mon sourire type Gregory Peck, pouvez-vous me donner la liste de vos locataires du septième ?

— Pour quoi faire ? s’inquiète-t-elle.

— Mettons que ce soit à seule fin de soulager une curiosité légale, je dis en produisant ma carte.

Elle n’est pas outre mesure épatée. Une carte de police n’a plus le même prestige, de nos jours, auprès de la jeunesse.

— Au septième, dit-elle, j’ai un professeur de natation qui est sur la plage en ce moment. Une institutrice en vacances et un appartement à louer…

— Répétez ! je fais… Un appartement à louer ! Voilà plusieurs lustres que je n’ai pas entendu prononcer une pareille phrase par une concierge !

Elle hausse les épaules.

— Il est à louer, c’est façon de parler, en vérité on ne peut pas le louer pour le moment parce que le type qui avait ça est mort et que les héritiers se bouffent les foies…

Je réfléchis.

— C’est bien celui du milieu, n’est-ce pas ?

— Oui…

— Vous en avez la clé.

— Non…

— Ça ne fait rien… Personne ne s’y trouve présentement ?

— Mais non, puisque je vous dis que…

— Ça colle, merci…

Je m’engage dans le hall.

— Ben, où allez-vous ? s’écrie la souris.

Je ne peux pas lui dire pour le moment que je m’intéresse aux appartements inoccupés lorsque quelqu’un les utilise comme observatoire.

— Au ciel, je réponds, je monte toujours jusqu’à votre septième, ça me rapprochera un brin !

Elle oublie d’en refermer la bouche.


Une fois devant la lourde, je prête l’oreille. Aucun bruit !

Un doute m’envahit.

Et si je m’étais gouré ? S’il s’agissait seulement d’un objet brillant oublié dans l’angle de la croisée ?

Après tout, peu importe.

J’appuie un petit coup bref sur la sonnette.

Le silence toujours…

Pas la peine d’hésiter, pour la seconde fois, j’ai recours à mon outil de précision.

La serrure n’est pas plus récalcitrante que l’autre. Je pénètre dans le vestibule où flotte une odeur mièvre de renfermé.

Un rapide calcul me fait deviner la pièce où la personne à longue-vue se tient.

J’en tourne le loquet et je me jette de côté.

Mais si je croyais dérouiller une nuée de valdas, je me suis singulièrement gouré car, là encore, c’est le silence.

Un silence à couper au couteau…

Je risque un œil prudent. La pièce est vide… J’entre. Je vais à la croisée. Je soulève un coin du rideau et, effectivement, j’aperçois très distinctement la terrasse où s’érige la hutte de feu la môme Blavette.

Je bigle autour de moi ; rien ne permet de déceler le séjour récent de quelqu’un… Si pourtant ; une odeur… Un parfum assez âcre que j’ai déjà reniflé quelque part. De cela, je suis absolument certain. Voyez-vous, je possède, entre autres dons naturels, la mémoire du nez… Oui, cette odeur âcre, ce parfum de tubéreuse, a déjà chatouillé mon renifleur… Mais où ? Mais quand ?

Je trouverai bien.

Je respire profondément pour bien enregistrer la sensation délicate qu’il me procure. Puis je visite le reste de l’appartement. Dans la cuisine, il y a une porte, non fermée au verrou, qui accède à l’escalier de service. C’est par là que mon voyeur s’est débiné en entendant mon coup de sonnette. J’ai agi comme une portion de courge ; j’ai eu tort de sacrifier aux usages… Si je me mets à devenir mondain, à cette heure !

Je bondis sur le palier afin de rebicher l’ascenseur. Avec un brin de chance, la pipelette aura peut-être vu sortir le mystérieux renoucheur… Et, comme il aura été obligé de se tasser les sept étages, il me sera peut-être possible de le rattraper. Là encore, je dois déchanter. La jeune concierge est là, regardant à l’intérieur de l’appartement avec curiosité…

Si elle est là, elle n’a pu voir sortir la personne qui m’intéresse.

— Où donne la sortie de service ? je demande.

— Dans l’impasse d’à côté…

Je bondis dans l’ascenseur sans m’occuper de ses glapissements.

Une fois dehors, je repère l’impasse dont a parlé la cerbère. Evidemment, il n’y a personne.

Je l’ai dans le baigneur !

Je pousse un juron si puissant que douze personnes se retournent.

Enfin, je vais toujours retourner à mes macchabées !

Les vrais et les faux !

CHAPITRE IX LA NUIT INCERTAINE

Tout ronfle dans l’hosto. La piaule où l’on a installé la grognace de Pellegrini est située au fond d’un couloir au premier étage.

C’était une chambre à deux pieux, séparés par un rideau coulissant. J’ai tiré le rideau et je me suis installé dans la seconde partie de la pièce, le pétard à portée de la main, attendant les événements…

Thérèse Pellegrini occupe donc le premier lit. On lui a entortillé de la gaze tout autour du visage pour que ça fasse plus vrai… J’entends son souffle régulier et, à travers les fentes pratiquées dans le rideau, j’aperçois un petit morceau de son visage. Une lampe veilleuse met dans la pièce une lumière confuse, d’un bleu malade, tout juste suffisante pour que je puisse lire l’article paru dans l’édition spéciale du canard de Nice qui vient de sortir.

Il s’intitule :

DRAME MYSTERIEUX A CANNES

En sous-titre :

Une jeune femme est abattue à la mitraillette à travers la porte de son appartement.

Le gars de l’article s’en est donné à cœur joie avec des images toutes faites…

Dans chaque paragraphe de l’article, il y a des « méthodes de Chicago », des « la malheureuse », des « mystérieux agresseurs », etc. Mais l’essentiel s’y trouve, fort bien présenté. On dit en conclusion que la jeune fille est à la clinique Rondeau dans un état très grave, mais non désespéré… Plusieurs perforations intestinales, deux balles à moins de deux centimètres du cœur, etc. Rien de vital heureusement. Son état d’extrême faiblesse n’a pas permis à la police de l’interroger mais, à la suite d’une intervention chirurgicale et de plusieurs transfusions de sang, il est probable qu’elle subira dès le lendemain un premier interrogatoire.

C’est juste ce que je désirais : du sur mesure en quelque sorte !

Si vraiment les mecs qui ont dessoudé la fille tiennent à lui clore définitivement le clapet, cet article va les inquiéter, non ? Ou alors vaut mieux ne pas se lancer dans la logique et, en ce cas, autant raccrocher sa cervelle au portemanteau tout de suite !

Je laisse tomber le canard pour me plonger dans des réflexions profondes.

La lumière pâlotte de la pièce avive l’acuité de mon caberlot.

Le parfum qui flottait tout à l’heure dans l’appartement vide me tourmente comme une crise d’urticaire… Je me gratte donc la matière grise avec frénésie.

Ce parfum ? Où l’ai-je respiré, déjà ?

Voyons, quelles sensations réveille-t-il en moi ?

Des sensations de verdure et de mort… De verdure et de mort !

Je bondis ! Ça y est, j’ai trouvé…

Ce parfum, c’est celui de la fille Bunks.

Elle sentait ça, l’autre matin, lorsqu’elle m’est apparue dans le hall gothique de sa propriété de la Forêt-Noire.

Sur le moment, je n’y avais pas pris garde. Elle était tellement belle que je ne pouvais évidemment pas dissocier son parfum du tout harmonieux qu’elle composait.

Mais c’est bien ça… Verdure… La verdure sombre de la forêt… La mort : son faux frère, Frida…, Rachel…

Je claque mon pouce contre mon index. Enfin, je trouve une preuve que ces deux affaires sont liées, que le chef a vu juste. Preuve si l’on veut… Pas pour jury du tout… Mais preuve intime et c’est de ça que j’avais le plus besoin…

Mon geste de contentement fait sursauter la petite Pellegrini.

— Qu’est-ce qu’il y a ? chuchote-t-elle…

Sa voix est flageolante.

— Rien, je fais…

Il y a que je sais qui m’observait depuis la fenêtre d’en face… C’était la fille Bunks, la belle, la blonde Christia Bunks.

— Rien, je murmure ; il n’y a rien du tout, ne vous bilez pas, mon chou !

Bon. La bande des nazis est dans le coup… L’homme à la bombe russe était des leurs… Ils ont su qu’avant de mourir il a parlé… Ils ont su que je me suis embarqué pour Cannes afin d’y chercher une fille dont le nom commence par BLA.

Comment ont-ils pu savoir ça ? Mystère et boule de gomme. Mais en regardant les choses sur place, je sais que je pourrai le découvrir… Bien, bien, bien, ça commence à remuer… Comme la vermine sur un cadavre.

Et j’aime quand ça remue !

La femme de Pellegrini doit se laisser gagner par l’inquiétude.

— J’ai peur, avoue-t-elle…

Je dois avouer que cette ronde des heures, ce silence ambiant, coupé de temps à autre par une sonnerie d’appel lointaine, ou par un gémissement semblant sourdre des murs porte sur le système nerveux…

— Allons donc, dis-je en m’avançant vers son lit… Peur de quoi, ma petite bonne femme ? Je suis là, non ?

Je brandis mon revolver…

— Et même un peu là !

— J’ai peur, répète-t-elle…

Elle ajoute :

— Restez à côté de moi…

Officiellement, je suis le toubib habituel de la môme Blavette, et je passe la nuit à son chevet, cette version pour le personnel de la clinique…

Donc, il n’y a pas d’inconvénient à ce que je reste à ses côtés ; mais je n’y tiens pas, préférant demeurer embusqué derrière mon rideau…

— Non, non, souffle-t-elle, comme si elle lisait dans ma pensée, ne partez pas, ne partez pas !

Elle me saisit la main. Ses paumes sont moites…

Elle m’attire contre elle… Qu’est-ce qu’elle s’imagine, la mère Pellegrini ? Que je vais lui offrir une partie de cinéma ?

Comme si j’avais que ça à penser !

Ah ! les gonzesses, toutes les mêmes ! Une ambiance un peu touffue, une lumière faiblarde, un tête-à-tête avec un ouistiti pas trop mal baraqué et les voilà parties !

Je sens son souffle sur mon visage. Elle serait plus rassurée si je pieutais avec elle… Bien sûr, remarquez qu’elle vaut le voyage, seulement je ne suis pas là pour ça, et puis si on se fait marron entre collègues, où on ira pêcher de la moralité, hein ?

— Touchez comme mon cœur bat fort, soupire-t-elle en me plaçant la pogne sur son sein gauche. Je palpe le morcif ; c’est pas de la fonte renforcée, mais ça tient droit tout de même…

Un petit vertige me chavire et je sens que d’ici moins d’un quart d’heure, le bon Pellegrini va en porter une paire si bath qu’il ne pourra pas même passer sous l’Arc de Triomphe quand il ira à Paris.

Seulement mon ange gardien est fidèle au poste ; juste comme je vais y aller de mon voyage, on frappe à la lourde.

CHAPITRE X DU PÉTARD, ENFIN !

Je plonge la main dans ma poche, là où il y a mon feu.

— Entrez !

La porte s’ouvre. C’est l’infirmière et l’une de ses collègues.

— Je viens pour la piqûre ! dit-elle.

Pourquoi ai-je l’impression, soudain, que quelque chose ne tourne pas rond ?

Il a été convenu avec le toubib qu’on donnerait des soins à Thérèse Pellegrini comme s’il s’agissait réellement d’une blessée, mais les piqûres qu’on lui fait sont des piqûres à l’eau de mer.

— Ça vous fortifiera toujours, a affirmé le docteur…

Donc, rien de surprenant à ce que la petite infirmière préposée à la chambre 8 (qui est celle que nous occupons) entre avec une seringue à la main… Par contre, ce qui est plus étrange, c’est qu’elle se fasse accompagner d’une collègue.

— Qui est mademoiselle ? je demande…

— Une collègue à moi qui me remplacera tout à l’heure, dit-elle ; comme elle est nouvelle, je lui montre le service…

Rien à redire non plus à cela !

Alors ? D’où vient que ça grince dans toute ma personne ? Ne serait-ce pas la voix de la jeune fille ? Elle contient, semble-t-il, un je ne sais quoi d’anxieux… De très vaguement anxieux… C’est imperceptible pour n’importe qui, mais j’ai pour moi un atout féminin : l’intuition. Ça ne tourne pas rond…

La jeune fille a saisi le bras de Thérèse, elle a remonté sa manche, elle passe un coton imbibé d’éther sur l’avant-bras… Pendant ce temps, la nouvelle se tient légèrement en retrait, regardant avec attention. Elle est pleine de bonne volonté, cette petite, ça se voit à ses yeux… Mais pourquoi diantre tient-elle sa main droite immobile dans la poche de sa blouse blanche ?

Je contourne le lit en bâillant.

— J’ai l’impression qu’il y a un léger mieux, dis-je…

Je suis près de la nouvelle. Brusquement je lui empoigne le bras droit. Elle fait un saut de carpe, mais quand je tiens quelqu’un serré, vaut mieux aller chercher tout de suite une hache pour me faire lâcher prise.

Je lui tords le bras, elle pousse un cri léger…

Je glisse ma main libre dans sa poche et j’en ramène un chouette soufflant.

— Drôle d’instrument de travail pour une infirmière, je ricane.

L’autre donzelle a posé sa seringue sur la table de chevet et s’est écroulée sur le lit, le visage blême et ruisselant de sueur.

— Mon Dieu, hoquette-t-elle, comme j’ai eu peur… Cette femme est venue à moi, dit-elle, elle tenait cette seringue à la main.

— Le docteur demande que vous fassiez tout de suite cette piqûre au 8, m’a-t-elle dit. Je ne la connaissais pas. J’ai répondu que j’allais demander au docteur, car il m’avait laissé des instructions précises… Alors, elle a braqué son revolver et a dit que si je refusais d’obéir…

La donzelle au flingue n’en mène pas large.

Thérèse non plus, dans son lit.

— Regarde, dis-je à la fausse infirmière, je vous ai possédée pour une fois. Cette histoire de blessée, c’était des charres. Un piège dans lequel tu es tombée…

« Laissez-nous, fais-je à l’autre infirmière et à la mère Pellegrini, cette dame et moi avons à parler… A parler très sérieusement ! »

Elles quittent la chambre.

Je joue négligemment avec les deux feux.

— Tu travailles pour le compte des Bunks, n’est-ce pas ? je demande.

Motus.

Je me demande ce qu’ils leur font prendre comme sérum de silence, dans cette bande de pieds nickelés ! Pas moyen de la leur faire ouvrir…

Tant pis pour eux, depuis mon coup de la môme Rachel, je suis devenu un extrémiste.

— Très bien, on va continuer le nettoyage, décidé-je… J’y mettrai le temps, mais je finirai par vous posséder tous, ma petite !

Je la plaque sur le lit de deux beignes corsées. Puis, au moyen des draps je l’attache solidement.

Cela fait, j’empoigne la seringue.

— C’est toi qui vas en profiter, trésor…

Elle se crispe ; son visage devient d’un sale gris. Je lui relève ses jupes. Elle a des guiboles présentables, bien moulées… Des fesses dures, en pomme…

Je plante l’aiguille dans le gras de la cuisse. Elle frémit.

— Bon, dis-je, cette fois, on peut discuter. Tu parles ou j’appuie sur la seringue ; je crois que tu saisis parfaitement, non ?

— Oui, souffle-t-elle.

— Tu es française ?

Je préfère commencer par une question anodine afin de la mettre progressivement dans le circuit.

— Oui.

— Tu fais partie de l’équipe aux Bunks ?

— Oui.

— Tu sais où on a embarqué l’attaché russe ?

— Je ne suis pas au courant…

— Bon, si tu te mets à faire la mauvaise tête !

— Mais je vous jure !

Elle a presque crié ça.

Quelque chose me pousse à croire qu’elle ne ment pas. Elle est folle de terreur, cette gonzesse, elle met les pouces. Cette fois, en voilà au moins une qui est à ma portée…

— Tu n’es pas au courant ?

— Non…

— Et du type mort à Strasbourg ?

— C’était mon mari.

Je me gratte le cigare.

— Ton mari ?

— Oui…

— Que faisait-il dans la bande ?

— Je ne sais pas…

— Tu ne sais pas ?

— Non ! Je ne le voyais plus. Il m’avait abandonnée pour cette fille…

C’est un trait de lumière pour moi.

— Blavette ?

— Oui…

— Et tu continuais à faire partie de l’organisme ?

— Oui…

— Tu connais les Bunks ?

— La fille…

Je récapitule l’histoire. Cette gosse m’a l’air de ne pas en savoir trop long. Ça devait être la cinquième roue du carrosse. Ils l’ont choisie pour achever la pseudo-blessée car ils savaient qu’elle haïssait la fille.

— Quel est ton boulot ordinairement ?

— Agent de liaison…

— Où est le siège de votre truc ?

Elle se tait ; mais cette fois, je devine que c’est de l’hésitation. Pour la décider, j’attrape la seringue.

— Non ! non ! crie-t-elle.

— Alors ?

— Il n’y a pas de siège… Ça n’est pas à proprement parler une organisation… De temps à autre, des ordres arrivent, à exécuter…

— Tu as bien un endroit où joindre tes supérieurs en cas de malheur, non ?

— Non !

C’est net ! Ils sont fortiches. Bunks, c’est un caïd… A sens unique les relations… Il est peinard de la sorte. Il peut jouer les francophiles tout son soûl, patronner des ligues de rapprochement, appuyer le gouvernement de Bonn ! Il est paré. Contre lui nous n’avons que des présomptions et il est assez costaud pour avoir le dessus avec la fortune et les relations dont il dispose. Les Alliés, notre propre gouvernement sont pour lui. C’est une montagne à démolir. On ne démolit pas une montagne.

— Comment es-tu venue ici ?

— On m’a amenée en voiture.

— Qui a parlé, à Strasbourg ?

Elle ne comprend pas.

— Comment a-t-on su que je venais pour interroger cette fille ?

Elle entrave.

— Oh, oui… Quelqu’un vous suit depuis plusieurs jours… On vous a vu partir pour Strasbourg, puis pour Cannes. On a compris que vous aviez interrogé Léopold et qu’il avait parlé de sa maîtresse…

— Elle est dans le coup ?

— Non, mais sans doute craignait-on que son ami ne lui ai fait certaines confidences…

En somme, tout cela ne m’avance pas à grand-chose. Mon objectif, le Russe kidnappé, est toujours hors de portée !

— On t’attend, dehors ? j’interroge soudain…

— Oui…

— Qui ?

— Deux hommes en voiture. Au coin de la rue !

Je vais à la fenêtre et je coule un regard à l’extérieur. Une traction avant est stoppée à cent mètres d’ici. Je décroche le bigophone pour appeler Pellegrini. Pourvu qu’il ne soit pas parti en java, sous prétexte qu’il est garçon cette nuit ! Mais non, c’est lui qui décroche.

Il reconnaît ma voix sans que j’aie besoin d’allonger mon blaze.

— Ça biche ? demande-t-il.

— Très bien. Seulement j’ai besoin qu’on m’aide pour le coup de filochon. Il y a deux gars en traction, stationnés devant la clinoche. Ils attendent une fausse infirmière que je tiens en réserve ici. Rappliquez en force et arraisonnez-moi ces zouaves. Tout me porte à croire que ce sont des méchants. Alors amenez de l’artillerie et servez-vous-en, vu ?

— D’ac !

— Faites vite !

— Ça va, considérez que j’y suis déjà…

Il raccroche.

— Tu vois, dis-je à la môme, ça va être la fin d’une belle histoire. Dis-moi, chérie, la fille Bunks est ici, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Tu as une idée du lieu où elle descend ?

— Non…

— Ça ne fait rien !

Je vérifie que les liens sont serrés.

— Je m’éclipse un moment ; surtout ne cherche pas à te dégager, tout ce que tu réussirais à faire, c’est à te rentrer le contenu de cette seringue dans la viande, tu réalises ?

Elle réalise parfaitement.

— Salut, gosse d’amour !

Je sors.

Dans le couloir, il y a l’infirmière et la femme de Pellegrini.

— La garde voulait donner l’alarme, m’annonce cette dernière, je l’en ai empêchée.

— Vous avez bien fait. Continuez à rester tranquilles, je vais revenir…

Une fois sous le porche de la clinique, je renouche en direction de la bagnole. J’espère que les mecs ne vont pas s’impatienter et que Pellegrini ne tardera pas.

Déjà je perçois un ronflement de moteur au loin. Une bagnole débouche à vive allure, freine et s’arrête à la hauteur de la traction.

— Descendez d’ici et les pattes en l’air ! brame Pellegrini.

Une gerbe d’étincelles salue cette invite. Des cris retentissent dans la voiture de mon collègue. La traction recule. La voiture de la police lui barrant la route, les occupants n’ont pas d’autre solution… Les policiers ouvrent le feu, mais la traction recule toujours. Le type qui la pilote en connaît un brin en matière de conduite. Il fait une rapide manœuvre au milieu de la chaussée et se met face à moi. Le faisceau des phares me cueille brusquement. Une volée de balles passe au-dessus de ma tête car j’ai eu la sagesse de me jeter à genoux.

Je lève mon feu et je crache deux pralines pour aveugler la guinde. Comme elle parvient à ma hauteur, je me planque contre le mur et je tire encore deux autres balles. Je perçois un cri. La bagnole se met à zigzaguer et fonce droit sur le rideau de fer d’un marchand de vélos. Ça fait un badaboum du tonnerre. Comble de l’ironie, juste à côté du magasin embouti se trouve un écriteau : « Hôpital, Silence ! »

Je me précipite.

Je crois que pour le troisième degré on pourra repasser. L’un des deux hommes a passé la trombine au travers du pare-brise et le sang gicle de sa carotide tranchée comme d’un robinet d’évier. Quant à l’autre, il a été scalpé par l’une de mes deux dernières balles et ça bouillonne sous son couvercle.

Pellegrini arrive.

— Les salauds de salauds de bon Dieu ! hurle-t-il, ils m’ont nettoyé Jérémy, mon secrétaire !

— Ils ont leur compte, dis-je…

Je me mets en devoir de fouiller les morts ; je ne trouve sur eux aucun papier. La méthode de la terre brûlée chère à Bunks est efficace.

Je suis salement écœuré.

— M…, dis-je, je rentre à Paris. Occupez-vous des morts, empreintes, photos… Embarquez la fille qui est dans la chambre là-haut, récupérez le propriétaire de cette auto… Vous m’adresserez les renseignements au fur et à mesure à Paris, d’accord ?

— Entendu.

— Pendant que vous y êtes, faites visiter tous les hôtels et toutes les pensions de la ville. Cherchez une certaine Christia Bunks. C’est une ravissante fille de vingt ans, blonde, bronzée, une vraie pin-up. Si par hasard vous la dénichez, collez un homme à ses trousses et surveillez étroitement ses agissements.

Je lui tends la main.

— Et mille regrets pour votre secrétaire ; mais ça ne lui serait pas arrivé s’il avait choisi de faire un métier moins con que le nôtre !

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