Face A : Les désenchantées

Document de travail Affaire Sarah Leroy – année 1992

Nous avons toutes une part de responsabilité dans ce qui est arrivé à Sarah Leroy. J’y ai moi-même participé, même s’il m’a fallu vingt ans pour comprendre et accepter le rôle que j’ai joué dans cette histoire. Je ne vous dévoilerai pas mon identité, ce n’est pas le but de ma démarche et, de toute façon, je ne veux pas qu’on imagine que je révèle la vérité pour me dédouaner, accuser les autres plutôt que moi, ou même simplement pour me mettre en avant. Il me semble que la vérité doit être écrite quelque part. Pour nous, pour Sarah, et peut-être pour vous. Pour qu’enfin, à défaut d’un pardon quelconque, nous arrivions à vivre avec ce que nous avons fait.

Même si tout le monde pensera probablement le contraire, à l’époque, nous avions une morale. Pas le genre de morale à nous empêcher de mentir à la police, à nos familles, voire à nous-mêmes. Le genre de morale qu’on s’invente quand on a quinze ans et qu’on ne s’est pas encore résigné à l’absence totale de justice en ce bas monde. C’est au nom de cette morale que je vous écris aujourd’hui, vingt ans, donc, après les événements.

La photo qui accompagne ces pages a été prise quelques jours avant la disparition de Sarah Leroy. De gauche à droite, vous pouvez voir Angélique, qui, Dieu sait, n’avait rien d’un ange, Morgane, qu’on qualifierait aujourd’hui de « haut potentiel », Jasmine, ­charitablement renommée « la fille de la femme de ménage » dans les journaux et le rapport de police, et Sarah Leroy. À moins que vous n’ayez passé les vingt dernières années à hiberner dans un igloo au Groenland, il est de toute évidence inutile de présenter Sarah Leroy.

Je sais que vous aimeriez savoir qui je suis, mais en réalité, cela n’a aucune importance. Nous sommes une entité, nous sommes les « Désenchantées ». De la même manière qu’en grammaire comme dans la vie, le masculin l’emporte sur le féminin, dans notre histoire, le « nous » a toujours supplanté le « je », et c’est pourquoi je m’autorise à écrire en notre nom à toutes.

Personne ne peut s’attendre à ce que qui que ce soit se rappelle aujourd’hui avec une fiabilité absolue ce qu’il s’est passé l’été de la disparition de Sarah Leroy. Pour ma part, j’ai sorti du grenier la semaine dernière la pile de cahiers Clairefontaine à spirales que j’utilisais pour écrire mon journal intime, un exercice auquel je me suis livrée quotidiennement ou presque, depuis la sixième et jusqu’à la fin de mes études. J’ai relu tout ce qui se rapportait à la période qui nous concerne.

Mais commençons par le début.

Sarah Leroy n’a pas croisé Angélique pour la première fois en classe de seconde B au collège-lycée Victor-Hugo. Elles ne se sont pas naturellement détestées au premier regard parce que « tout les opposait », comme cela a été affirmé dans les médias quand Angélique a été placée en garde à vue. Angélique et Sarah se sont rencontrées dans un cimetière quand elles avaient sept ou huit ans. Et sans doute ne se seraient-elles en effet jamais ­rapprochées si cette première rencontre s’était faite dans d’autres circonstances. Il est vrai qu’elles n’avaient rien en commun. Par cela, j’entends que Sarah était une fille de bourgeois tandis que les parents d’Angélique étaient endettés jusqu’au cou. Les cimetières sont toutefois des terrains neutres et générateurs d’empathie, raison pour laquelle elles ont pu faire connaissance sans idées préconçues. Contrairement à Angélique, Sarah avait une bonne raison d’être dans le cimetière de Bouville-sur-Mer ce jour-là : on y enterrait sa mère. Angélique, quant à elle, était là parce que, je cite, « elle adorait les cimetières ». Personnellement, j’aurais jugé ce hobby plutôt inquiétant, mais Sarah ne s’en est pas formalisée.

Sarah était dans cette phase du deuil qu’on appelle le déni. Elle sortait du sommeil tous les matins, persuadée d’avoir fait un mauvais rêve, tout étonnée d’être réveillée par la sonnerie stridente du réveil plutôt que par les bras chauds de sa mère. Son père, Bernard Leroy, a dû la traîner en pleine crise de nerfs à la messe funéraire. Elle sanglotait si fort qu’on n’entendait pas le prêtre. Sa grand-mère s’est résignée à la sortir de l’église et Sarah est partie en courant. Ses pas l’ont spontanément emmenée au cimetière. Si vous n’êtes jamais allés à Bouville-sur-Mer, sachez que ce cimetière existe encore. Il est perché en haut d’une falaise blanche qui tombe à pic dans la Manche, pas très loin du cap Gris-Nez. Les jours de beau temps, on voit jusqu’en Angleterre.

Assise en tailleur sur une pierre tombale, à côté d’un mausolée recouvert de mousse, Angélique portait un ciré jaune trop grand pour elle. Le premier sentiment que Sarah a ressenti à l’égard d’Angélique a été une jalousie violente, comme un coup de poing dans le ventre, à l’idée que la mère d’Angélique avait dû lui crier de se couvrir avant de partir. Certaines personnes avaient encore une maman aimante qui se préoccupait de leur éviter une broncho-pneumonie. Pas Sarah. La vie était trop injuste. Sarah allait cependant vite apprendre que les parents d’Angélique n’étaient pas du genre à se préoccuper de choses aussi bassement futiles qu’une broncho-pneumonie. Mais sur le moment, ce ciré d’adulte lui est apparu comme le symbole de l’amour immense qui venait de lui être arraché. Ses larmes ont redoublé. De rage, elle a lancé un caillou en direction de cette inconnue qui ne connaissait pas sa chance. Angélique s’est retournée. Elle a examiné longuement Sarah tandis que celle-ci sanglotait. Puis, elle s’est levée de sa pierre tombale, l’a prise dans ses bras et l’a serrée très fort contre elle. Elle sentait la mer et le chocolat chaud. Sarah a senti sa respiration s’apaiser. Elle est restée un long moment dans les bras de cette petite fille qu’elle ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam et qui était néanmoins la première à lui apporter un semblant de réconfort.

— Qui est mort ? a demandé Angélique en parcourant du regard la robe et les collants noirs de son interlocutrice.

— Maman, a murmuré Sarah.

— Oh. Désolée.

Un silence s’est installé, puis Sarah a balbutié entre deux sanglots :

— Sais-tu qui était la première femme à traverser la Manche à la nage ?

Angélique a secoué la tête. Elle ne voyait pas le rapport.

— Gertrude Caroline Ederle, en 1926. Une Américaine. Elle est partie du cap Gris-Nez et est arrivée à Douvres en quatorze heures et trente et une minutes. Elle a battu le record du monde masculin de l’époque d’une heure cinquante-neuf. C’est Maman qui m’a raconté ça. Elle savait tant de choses intéressantes.

Bien qu’elle n’ait pas trouvé l’information particulièrement passionnante, Angélique a hoché la tête, impressionnée par cet étalage de culture aussi inutile qu’étrange compte tenu des circonstances. Elle a ensuite pris la main de Sarah et l’a regardée avec grand sérieux.

— Je suis désolée, la vie est vraiment atroce, surtout pour les filles. La seule solution, c’est la solidarité, c’est Fanny qui me l’a dit.

— C’est qui Fanny ?

— Ma grande sœur.

Sarah n’avait pas la moindre idée de ce que le terme « solidarité » signifiait, mais il sonnait comme une succession de notes de musique, une gamme pleine d’espoir dont elle avait bien besoin en ces temps difficiles, elle a donc proposé à Angélique :

— Tu pourrais venir avec moi à l’enterrement ?

— Oui, carrément ! s’est exclamée celle-ci, comme si on venait de lui proposer d’aller manger une glace.

Angélique était enchantée de cette opportunité de peut-être voir un mort en vrai. Elles sont donc toutes deux allées se ­poster à côté du trou de terre fraîche préparé pour accueillir le ­cercueil. Elles ont patienté en silence. Angélique essuyait de temps en temps les larmes de Sarah avec un mouchoir en papier usagé trouvé au fond de la poche de son ciré. Puis les cloches se sont mises à sonner et le cortège gris des membres de la famille, ­précédé du cercueil, est entré dans le cimetière comme un vol de corbeaux lugubres.

— C’est trop triste, je te prête mon Walkman, a chuchoté Angélique, je l’ai volé à ma sœur.

Sans attendre la réponse de Sarah, elle a plaqué son casque sur les oreilles de sa nouvelle amie et a monté le volume au maximum.

Et c’est comme ça que tout a commencé : Angélique, ­attifée d’un ciré jaune comme un soleil qui lui arrivait aux chevilles, tenant la main de Sarah, sidérée de chagrin, le tout avec Sensualité d’Axelle Red en musique de fond.

Aujourd’hui, Fanny

La main crispée sur son téléphone, Fanny relut pour la centième fois le texto qu’elle venait de recevoir.

Numéro inconnu. 9 h 43.

Maman est morte hier.

Enterrement mardi 10 h.

Fanny n’avait pas parlé à sa sœur depuis des années, mais elle savait que le message ne pouvait provenir que d’Angélique. Elle leva lentement la tête. À travers la vitre de son bureau, elle voyait ses collègues s’agiter dans ­l’effervescence matinale. Maman est morte. Quand l’avait-elle vue pour la dernière fois ? Pour le troisième anniversaire d’Oscar, il y a plus de neuf mois. Marie-Claire avait proposé de prendre son petit-fils une semaine l’été suivant et Fanny avait failli éclater de rire. Puis, quand elle avait compris que la proposition était sérieuse, elle avait refusé poliment. Elle ne savait même plus quel prétexte elle avait invoqué. Elles s’étaient disputées et ne s’étaient pas rappelées. Ses mains tremblaient. Maman est morte. Elle aurait voulu demander ce qu’il fallait faire. Parler à quelqu’un, peut-être ? Non. On ne mélange pas travail et vie privée. Les collègues de Fanny n’étaient pas ses amies. Encore moins depuis qu’elle avait été promue rédactrice en chef adjointe du magazine et qu’elle était pressentie comme future directrice éditoriale du online.

Elle avait besoin d’un café. Elle posa son téléphone avec précaution sur son bureau impeccablement rangé, comme un objet brûlant susceptible d’exploser à tout instant. Elle traversa l’open space avec la curieuse impression d’avancer au ralenti dans un aquarium au son du cliquetis des claviers.

— Carabosse va récupérer le online, c’est sûr, elle va virer la moitié de l’équipe.

La phrase lui arriva bien distincte, comme un boomerang en plein dans les dents. Une discussion de machine à café comme une autre, dont elle était manifestement l’objet. Sa mère était morte et ses collègues la surnommaient « Carabosse ». Merci et bonne journée à vous aussi.

La conversation entre Nathalie et Jeanne cessa, bien entendu, à l’instant où elles remarquèrent sa présence. Fanny, l’air de rien, appuya sur le bouton « expresso sans sucre » et attendit que le gobelet se remplisse. Une odeur légère et plutôt agréable de panique et de café envahit l’atmosphère. Fanny repartit s’enfermer dans son bureau sans leur adresser la parole – ce n’est pas comme si elle avait du temps à perdre avec ce genre de commérages. Et puis, sa mère était morte, ce qui, objectivement, était tout de même plus grave que de se faire traiter de sorcière par deux collègues jalouses.

Quelques minutes plus tard, elle se rendit toutefois aux toilettes et s’observa dans la glace. Elle n’avait pas grossi. Elle maintenait son IMC en dessous de 19 depuis des années. Carabosse était-elle grosse ? Sans doute pas, mais elle devait être moche. Toutes les sorcières étaient moches. Elle examina son dos, droit, ses yeux noisette communs, mais agrandis par un maquillage précis et délicat, sa peau lisse, sa robe parme si bien coupée. Rien, dans le reflet du miroir, qui fasse penser de près ou de loin à une sorcière. L’insulte ne pouvait pas faire référence à son physique. C’était, Dieu merci, sa personnalité qu’elles attaquaient. Elle haussa les épaules. Certes, Fanny n’était ni douce, ni particulièrement bienveillante, faute de temps, principalement, mais de là à la traiter de sorcière… Ambitieuse, rigoureuse, professionnelle auraient été des termes plus adaptés.

Elle retourna à son bureau et, au moment où elle allait se mettre au travail, son téléphone, qu’elle n’avait pas osé retoucher depuis la lecture du texto, sonna. Fanny décrocha. Convocation d’urgence au collège de Lilou, sa belle-fille. Fanny essaya de savoir de quoi il retournait, demanda si c’était possible de décaler ce rendez-vous la semaine suivante, mais la CPE invoqua une urgence.

— Laissez-moi réorganiser ma journée, soupira Fanny.

Elle avala son café d’un trait et briefa l’assistante (Audrey ? Ambre ? Elle n’arrivait jamais à se souvenir) sur les changements à effectuer dans son agenda. Un quart d’heure plus tard, elle repartait vers le métro. Maman est morte. Elle penserait plus tard à ce texto. Elle répondrait ce soir, elle demanderait à Esteban. Esteban était toujours de bon conseil. En attendant, il fallait occulter cet événement et gérer cette journée, de toute évidence, de merde. Elle ferma les yeux, inspira et s’imagina passant une main affectueuse dans les cheveux d’Oscar. Quand elle angoissait, quand elle sentait sa respiration s’accélérer, il lui suffisait de s’imaginer serrant contre elle son petit garçon, humant son odeur de savon pour bébé, sa joue tiède et toute douce. Elle sentit la tension se relâcher. Il ne fallait surtout pas qu’elle commence à penser à Angélique. Ce n’était pas le moment de paniquer.

*

Document de travail Affaire Sarah Leroy – années 1992 à 1995

Que dire d’Angélique si ce n’est qu’elle n’a fait honneur à son prénom que sur un temps très court ? Avec ses joues rondes et innocentes, ses immenses yeux d’un bleu pur, petite, elle était souvent surnommée Boucles d’or. Tous les hivers depuis ses quatre ans, affublée d’une paire d’ailes en carton, on la plantait dans la crèche vivante à la sortie de l’église pour jouer l’ange Gabriel. Angélique a de ce fait vécu une période un peu mystique, pendant laquelle elle accrochait des portraits de Thérèse d’Avila au-dessus de son lit. Persuadée d’être élue par le Seigneur, elle s’affamait avec enthousiasme pendant le carême, s’astreignait à quatre bonnes actions et trois Je vous salue Marie par jour et reversait scrupuleusement tout son argent de poche dans la panière de la quête. Un jour, au catéchisme, Angélique a évoqué son ambition de devenir prêtre. On lui a évidemment ri au nez et, effondrée d’apprendre qu’un pénis était indispensable à la bonne animation d’une messe, elle a sombré dans une déprime qui a sonné la fin de ses ambitions ecclésiastiques. Sa grande sœur, Fanny, a essuyé ses larmes. Elle l’a aidée à remplacer par des posters des Backstreet Boys et des 2Be3, ses icônes et ses portraits de saintes qu’elles ont tenté sans succès de brûler dans l’évier de la cuisine. À partir de ce moment-là, Angélique n’a plus eu ni Dieu ni maître et a commencé à faire très exactement ce qu’elle voulait, quand elle le voulait, sans plus tolérer la moindre contrainte extérieure. Elle mentait à tout bout de champ, chapardait des bonbons à la boulangerie qu’elle mangeait en cachette dans le cimetière, son royaume. Et puis, a eu lieu cet événement bien connu de tous ceux qui ont ­fréquenté le collège-lycée Victor-Hugo dans les années 1990, qu’on nomme « L’incident du hangar à bateaux », et les choses ont sérieusement dégénéré. Mais je m’égare, retournons plutôt à nos ­moutons, à savoir, Sarah Leroy.

Les mois de juillet et août 1992 sont passés comme si ­l’univers de Sarah ne venait pas de s’effondrer, comme si l’écoulement des jours avait encore un sens quand on a huit ans et perdu sa maman. Aladdin, sorti l’hiver précédent, passait encore au petit cinéma de Bouville. Pour lui changer les idées, Angélique a emmené Sarah voir le dessin animé dix-sept fois. Sans payer, évidemment. Elle lui a appris à se faufiler par la sortie au moment où les spectateurs d’une autre séance quittaient l’établissement. Après ces séances, elles hurlaient les chansons d’Aladdin en tournoyant dans le cimetière ; les pierres tombales faisant office de tapis volants. Elles rejouaient les scènes qu’elles connaissaient par cœur sur la plage de sable gris, qui se transformait dans leur imagination fertile en désert doré des Mille et Une Nuits.

Sarah s’est mise à passer l’essentiel de son temps avec cette nouvelle amie tombée du ciel. Ses copines étaient pour la plupart parties en vacances et son père restait toute la journée enfermé dans son bureau. Le père de Sarah, Bernard Leroy, travaillait à la mairie de Bouville-sur-Mer. Il « s’investissait dans le futur de la commune » (c’est ironique, vous noterez les guillemets). Rapidement, Vanessa, comptable à la mairie, a commencé à dîner souvent chez Sarah. C’est la seule dont Sarah se souviendrait par la suite. Son cerveau n’a imprimé ni les prénoms ni les visages des quelques autres femmes qui ont précédé sa belle-mère.

Le père de Sarah possédait le club nautique et l’unique hôtel de Bouville-sur-Mer (il existe toujours, il se trouve juste après la jetée, vous ne pouvez pas le rater), trois restaurants à Wimereux, un à Audinghen, deux à Audresselles et quatre ou cinq gîtes touristiques sur la côte d’Opale. Il avait tout hérité de son beau-père, parti de rien pour construire ce mini-empire de la moules-frites à la sueur de son front. Bernard Leroy était donc devenu riche sans le moindre effort, si ce n’est celui d’avoir épousé la bonne personne. Son principal talent consistait à savoir bien s’entourer et à recruter avec soin, puis exploiter ceux qui géreraient ses biens le mieux possible. Sans être véritablement un escroc, puisqu’il eût fallu pour cela un courage qu’il ne possédait pas, il avait une personnalité malléable et se laissait porter par les flots, là où le courant de sa lâcheté le menait. Il a fini, sans surprise, par faire de la politique. Je me permets cette présentation de notre bien-aimé maire de Bouville-sur-Mer, car il a malgré tout joué un rôle dans cette histoire. Vous comprendrez mieux aussi pourquoi il est si important pour moi de rester anonyme.

Dans un premier temps, Angélique a accueilli l’amitié de Sarah comme un dû, sans une quelconque reconnaissance. Il faut préciser qu’Angélique attirait alors les gens comme un aimant. C’était prodigieusement agaçant. La façon dont les regards s’adoucissaient en se posant sur elle était stupéfiante. Son sourire avait le pouvoir de générer l’amour, du moins jusqu’à l’histoire du ­hangar à bateaux. Puisque ce texte doit établir la vérité, j’admets que j’ai longtemps été jalouse du charme d’Angélique. J’aimerais vous dire que c’était grâce à sa personnalité, son intelligence ou son humour qu’elle suscitait une telle admiration, mais ce n’était pas le cas. Elle était simplement tout ce qu’on attend d’une petite fille de son âge : très jolie et à peu près sage, en apparence, tout du moins, puisqu’elle avait un don inégalable pour le mensonge. Cette fascination des gens pour Angélique a commencé très tôt : les compliments, les petits cadeaux de la part des commerçants du coin, une chouquette à la boulangerie, une tranche de saucisson chez le charcutier, « Tu es si belle, tu n’as pas envie d’un petit morceau de Maroilles ? » chez le fromager, et un abricot offert par le maraîcher… Si bien que, quand elle allait faire les courses, elle mangeait pour la journée. Tout le monde y allait de son compliment : ses yeux si bleus, ses cheveux si blonds, et ses traits si fins, sans même parler du sourire, « une vraie Lolita »… et Angélique souriait, fière de ce surnom, trop inculte pour s’offusquer de cette comparaison parfaitement déplacée avec l’héroïne de Nabokov, manipulée et violée par son beau-père pédophile.

L’amitié d’Angélique et Sarah était simple. Elles s’attendaient au coin de la rue pour parcourir ensemble le trajet jusqu’à l’école, elles allaient à vélo à la plage, faisaient la planche sur les vagues froides et agitées de la Manche et se retrouvaient ensuite chez Angélique pour boire des chocolats chauds préparés par sa grande sœur. L’hiver, elles enfilaient en cachette les robes et les escarpins de la mère décédée de Sarah, rangés au grenier. Angélique avait insisté pour ouvrir les cartons, Sarah avait fini par céder. Sarah disait toujours oui à Angélique. Elle endossait de bonne grâce le rôle de la sorcière, de la fée ou du prince charmant et laissait toujours Angélique, prédestinée par son éclatante beauté, jouer la princesse en détresse.

Elles se téléphonaient dès qu’elles rentraient chez elles pour parler de devoirs, de dessins animés, de leur liste au Père Noël, des autocollants qui leur manquaient dans leur album Panini du Roi lion (elles n’en avaient qu’un pour deux, celui de Sarah). Elles participaient à tous les concours du Club Dorothée, votaient pour leur série préférée par téléphone ou Minitel (auquel cas, elles allaient chez Sarah, parce qu’Angélique avait reçu une gifle la première fois qu’elle avait appelé un numéro surtaxé). Jusqu’à la classe de cinquième, leur plus grande ambition était d’être appelées par la présentatrice blonde et de remporter l’un des lots, toujours merveilleux, mis en jeu ou au moins une photo dédicacée. Sarah, une fois, a gagné un baladeur rouge et bleu. Malheureusement, elle a manqué l’appel de Dorothée. Cela est longtemps resté l’un des événements les plus tragiques de sa vie d’enfant. Quant au baladeur, elle l’a donné à Angélique pour qu’elle arrête de piquer celui de sa sœur. Angélique avait cette fâcheuse tendance à toujours chiper les affaires de Fanny. Ce détail a son importance pour la suite.

Sarah et Angélique ont construit leur amitié sur les petits bonheurs et les petits soucis qui semblaient si futiles aux adultes, mais qui constituaient tout leur quotidien. Chaque rentrée, sur la première page de leur cahier de textes, elles écrivaient cette citation de Montaigne à propos de l’évidence de son amitié pour Étienne de La Boétie, découverte sur une vieille carte postale : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Et effectivement, leur amitié était aussi simple et incontestable que cela.

Les parents d’Angélique (son père n’avait pas encore abandonné le foyer), accaparés par leur restaurant, se contentaient de râler quand arrivait la facture du téléphone fixe, le père de Sarah, occupé à sa carrière, se souciait peu des fréquentations de sa fille.

À partir de la sixième, il a fallu prendre le bus pour aller à Saint-Martin, où se trouvait le collège-lycée Victor-Hugo. C’était faisable à vélo, mais un peu loin, surtout en hiver. Sarah, qui montait en premier dans le car scolaire, gardait toujours une place pour son amie, et comme Angélique était malade en voiture, Sarah négociait toujours les deux places au premier rang pour éviter tout incident. Le chauffeur de bus, touché par la loyauté de Sarah, a même fini par conseiller aux autres enfants qui voulaient s’y asseoir de se reculer d’un rang. Il fut dès lors acquis pour tout le monde que les sièges du premier rang à gauche étaient ceux d’Angélique et Sarah. Cela a duré jusqu’à la fin de la quatrième. Ensuite, elles ne se sont plus jamais assises côte à côte.

Aujourd’hui, Fanny

Au moment où elle pénétra dans le bureau de la conseillère principale d’éducation du collège de Lilou, le téléphone de Fanny vibra dans son sac à main. Elle le sortit à la hâte et jeta un coup d’œil à l’écran. C’était Catherine, la grande cheffe de la publication groupe, alias la Reine-Soleil. Irritée de ne pas pouvoir décrocher, Fanny salua froidement la CPE avant de s’asseoir, son sac de marque sur les genoux. Sur le siège à côté d’elle, Lilou ne réagit pas. Les mains enfoncées dans les poches de son sweat, elle contemplait ses Converse, l’air maussade.

Fanny se retint de lever les yeux au ciel. Elle pensa à la réunion qu’elle avait dû décaler pour être ici, à son rendez-­vous chez l’esthéticienne sacrifié, pris il y a un mois sur sa pause déjeuner, à l’article qu’elle devait rendre ce soir, à l’interview téléphonique avec un acteur américain de passage à Paris qu’elle avait dû confier à une collègue alors qu’elle s’était battue des semaines pour l’obtenir. Toute l’organisation de sa journée, chamboulée par cette énième convocation au lycée. Tout cela à cause de Lilou, une fois de plus. Sous la table, son pied chaussé d’un escarpin caramel à talon haut s’agitait avec impatience.

— Bonjour, je suis Ève Pocholle, la nouvelle conseillère principale d’éducation.

Fanny serra la main tendue et se mit à pianoter un texto d’excuses à l’attention de sa supérieure. Pourquoi l’appelait-elle sur son portable ? D’habitude, elle privilégiait les e-mails.

— J’aurais évidemment préféré que notre première rencontre se fasse dans d’autres circonstances… vous êtes donc la mère de Lilou ?

— Sa belle-mère !

Fanny et Lilou avaient parlé simultanément. Un double cri du cœur. Ève Pocholle qui examinait jusqu’ici le dossier de l’adolescente sursauta, quelque peu surprise de l’importance que semblait revêtir cette précision pour ses deux interlocutrices. Pour se donner une contenance, Fanny rajusta une mèche blonde dans son brushing impeccable, consciente d’avoir mis un peu trop d’empressement à nier tout lien de sang avec l’adolescente maquillée comme un vélo volé qui boudait sur la chaise à côté de la sienne.

— D’accord, mais vous êtes bien sa responsable légale ? demanda prudemment Ève Pocholle.

— En quelque sorte, confirma Fanny.

Elle scanna Lilou avec un soupir. Cheveux bicolores, sweat délavé, jean déchiré… Pourquoi Lilou tenait-elle tant à avoir l’air de sortir d’une poubelle ? Elle pourrait être tellement mieux si elle s’arrangeait un peu…

— Je vois que ce n’est pas la première fois que Lilou a un avertissement de conduite… Lilou, est-ce que tu peux expliquer à ta mère… je veux dire, belle-mère, pourquoi nous sommes ici ?

Lilou dévisagea Ève Pocholle avec une moue moqueuse.

— Parce que j’ai laissé libre cours à ma créativité ? Parce que le monde n’est pas prêt pour mon génie ? Parce que la liberté d’expression n’existe plus ?

— Lilou, stop ! coupa sèchement Fanny. Je suis profondément désolée, Lilou est en pleine crise d’adolescence, elle est un peu difficile à canaliser en ce moment, mais je suis sûre qu’elle ne pensait pas à mal.

Fanny débitait ces banalités avec un sourire hypocrite. Son unique objectif était de sortir le plus rapidement possible de ce bureau, un gouffre pour son temps si rare et si précieux.

Ève Pocholle lui tendit une feuille.

— Lilou a dessiné ça, elle l’a imprimé en vingt exemplaires et l’a affiché dans les couloirs du lycée.

Fanny saisit le papier à contrecœur et prétendit l’examiner avec attention tout en jetant en réalité un coup d’œil à sa montre. On y voyait un garçon en train de baisser son pantalon, il scrutait son bas-ventre à l’aide d’une loupe. Là où aurait dû se trouver son sexe, il n’y avait rien du tout. Le dessin était légendé « Jacques et le haricot invisible ». Fanny ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit.

— Je pense qu’il est important de préciser que Jacques Hallencourt est un élève de seconde, section européenne, très brillant soit dit en passant, et que le dessin est particulièrement ressemblant, poursuivit la CPE.

Lilou eut un geste faussement modeste de la main.

— Merci, ça m’a demandé beaucoup de travail de rendre justice à sa tête de gland.

Fanny ferma les yeux, atterrée. Son portable vibra de nouveau dans son sac à main et, pour la deuxième fois, elle dut ravaler sa frustration de ne pouvoir décrocher. Peut-être Catherine voulait-elle lui annoncer officiellement qu’elle prenait la direction du nouveau site du magazine ? Le groupe qui les avait rachetés avait décidé d’investir sur le online plutôt que sur le papier dont les ventes s’effondraient. Tout le monde voyait cette décision comme une menace. Mais Fanny, elle, y voyait une extraordinaire opportunité. Pourquoi les gens étaient-ils aussi terrorisés par toute forme de changement ? Pourquoi leurs ambitions étaient-elles toujours si étriquées ?

— Lilou a aussi créé un groupe Facebook, du même nom, ou elle a posté de nombreux autres dessins de Jacques, tout aussi obscènes et insultants.

— J’ai récolté cent quarante-huit likes en quarante-huit heures, fit remarquer Lilou. Clairement, on n’est pas au potentiel max.

Fanny hocha la tête, de plus en plus agacée par cette perte de temps, stressée à l’idée de laisser passer une opportunité professionnelle.

— Lilou ayant déjà eu deux avertissements de conduite, je me vois dans l’obligation de l’exclure du lycée jusqu’à la fin de la semaine.

Fanny revint brutalement à la réalité.

— Quoi ?! Non… Vous ne pouvez pas la déscolariser, elle a déjà trop de difficultés en classe, son père est tout le temps en déplacement et je…

— Je suis désolée, madame Courtin, mais votre fille ne peut…

— Belle-fille !

— Oui, pardon, votre belle-fille, ne peut pas s’attaquer impunément à ses camarades de classe et, contrairement à mon prédécesseur, j’applique une politique de tolérance zéro pour tout ce qui concerne le harcèlement scolaire…

Fanny, en état de choc, n’écoutait plus le monologue de la CPE. Elle ne voulait pas se retrouver seule à la maison avec Lilou. Oscar, son fils de quatre ans, serait à l’école. Esteban, son compagnon et le père de Lilou, partait tôt, rentrait tard et était très fréquemment en déplacement. Elle devrait une fois de plus gérer son imprévisible belle-fille jusqu’à la fin de cette semaine cruciale pour son travail. Dans sa tête, tout se mit à tourner à toute vitesse. Et puis, ce texto reçu un peu plus tôt : Maman est morte. Elle avait du mal à respirer. Était-elle la seule à étouffer dans ce bureau ?

— Vous vous y engagez, madame Courtin ?

— Hein, quoi ? Je…

— À ce que Lilou supprime le groupe Facebook et rédige une lettre d’excuses ?

— Oui, bien sûr !

— Par ailleurs, il a été porté à mon attention que Lilou, contrairement à ce qu’elle avait assuré à son professeur principal, n’a toujours pas son stage d’observation du monde professionnel, supposé commencer lundi.

— Je suis sûre que Lilou a des pistes, marmonna Fanny. Hein, Lilou, tu as des pistes ?

— Non.

— Tu veux dire que tu n’as pas encore de réponse, mais tu as envoyé des CV et des lettres de motivation.

— Non.

— Tu ne les as pas encore envoyés, mais je suis sûre qu’ils sont prêts ?

— Non.

Cette journée empirait d’heure en heure et il n’était pas encore midi. Fanny inspira profondément pour chasser l’envie d’assommer à la fois la conseillère et sa belle-fille à l’aide de la plante verte qui trônait sur le bureau.

— Peut-être pourriez-vous aider Lilou ? Il doit y avoir des stagiaires dans votre entreprise ? Vous êtes journaliste, c’est ça ? Ce serait sans doute très intéressant pour elle de…

Fanny éclata de rire sous les regards surpris d’Ève Pocholle et de Lilou à qui l’aspect comique de la proposition avait manifestement échappé.

— Lilou ne peut pas faire son stage avec moi. On deviendrait folles toutes les deux. Mais elle va trouver quelque chose, j’en suis sûre. En revanche, pour l’exclusion, ça ne va pas être possible.

— Ce n’est pas négociable, madame Courtin, il est nécessaire que Lilou comprenne la gravité de ses actes. Peut-être que si vous n’aviez pas passé l’intégralité de ce rendez-vous à consulter votre téléphone portable, vous en auriez, vous aussi, pris conscience.

Cette fois, c’est Lilou qui étouffa à peine un rire moqueur et Fanny, estomaquée, toisa la CPE avant de se lever brusquement.

— Ne me parlez pas sur ce ton ! Figurez-vous qu’entre deux convocations ici pour une énième connerie de Lilou, j’ai une vie, une carrière et un fils !

Merde. Elle n’avait pas annulé son épilation du maillot pour se taper les discours moralisateurs d’une ratée de l’Éducation nationale. Dans Cendrillon, Fanny ne s’était jamais projetée dans le rôle de la belle-mère. D’ailleurs, depuis qu’elle était belle-mère, elle voyait les choses sous un autre angle. La martyre n’était peut-être pas celle qu’on croyait. Et au moins, Cendrillon faisait le ménage et preuve d’un certain goût pour les jolies robes et les chaussures en édition limitée. Les tenues et l’état de la chambre de Lilou, à l’inverse, laissaient penser que l’adolescente avait plus pour vocation de dire la bonne aventure dans un bidonville de Calcutta que de fréquenter les bals à la recherche d’un prince, aussi charmant fût-il.

Ève Pocholle, les lèvres pincées, se leva à son tour.

— Bonne journée, madame Courtin, je suis désolée que vous le preniez comme ça. Si vous ne voulez pas vous occuper de Lilou, peut-être serait-il préférable que ce soit son père qui assiste à ce genre de rendez-vous. J’ai malheureusement le pressentiment qu’ils risquent de se reproduire…

Si vous ne voulez pas vous occuper de Lilou. La formulation coupa la respiration à Fanny. Combien de rendez-vous médicaux, de réunion parents-professeurs, de sorties scolaires, d’attente à la piscine municipale pendant les cours de natation avait-elle subis pour s’occuper de Lilou, justement ? Pourquoi était-ce toujours elle qu’on jugeait ? Ce n’était même pas sa fille, merde !

— Viens, ordonna Fanny à Lilou, on y va.

Sans un mot de plus, elle saisit son sac et sortit.

*

Document de travail Affaire Sarah Leroy – année 1995

Iris, en parfaite belle-mère, a envahi la vie de Sarah comme un cancer. Elle est restée tapie dans l’ombre, le temps de placer ses métastases en toute discrétion et quand Sarah a pris conscience de la gravité de la situation, il n’était plus possible de s’en débarrasser. J’avoue être assez fière de cette métaphore.

Iris avait un corps de liane sur lequel deux grossesses étaient passées sans laisser la moindre trace, une peau lisse, veloutée, qui donnait envie de s’asseoir à ses pieds et de poser sa joue contre ses jambes galbées pour inspirer le parfum sucré de sa crème pour le corps. Elle était originaire de Bouville, qu’elle avait quitté à dix-huit ans pour faire des études d’esthéticienne à Lille. Elle affirmait que son retour avait été motivé par l’envie de renouer avec ses racines. En réalité, personne ne savait rien de la vie d’Iris avant son emménagement à Bouville. Elle est arrivée, jeune divorcée d’une quarantaine d’années, avec ses deux fils. Nous ne l’avons jamais entendue évoquer le père de sa progéniture, comme si ses enfants, Éric et Benjamin Chevalier, étaient issus du Saint-Esprit. Nous ne savons pas non plus comment elle a rencontré Bernard Leroy, ni même depuis combien de temps ils se connaissaient quand ils se sont mariés. Elle a beaucoup insisté pour ne pas être officiellement présentée à Sarah avant qu’ils aient fixé la date du mariage, prétendument pour ne pas perturber sa future belle-fille. Vous noterez toutefois qu’elle n’a pas éprouvé le besoin d’attendre pour inciter le père de Sarah à investir dans l’institut de beauté flambant neuf qu’elle s’est offert près du club nautique.

Un jour, elles étaient alors en CM2, Sarah est rentrée de l’école avec Angélique pour faire un exposé sur le Club des cinq. Sarah est allée aux toilettes et Angélique est sortie dans le jardin où elle est tombée sur Iris, étendue sur une chaise longue. Iris a examiné attentivement Angélique et a conclu :

— Tu es absolument ravissante.

C’était un constat. Une note octroyée par un professeur objectif sur un ton satisfait, comme si le physique d’Angélique convenait à Iris. Sur l’échelle de la beauté à l’aide de laquelle Iris jugeait toutes les femmes qui croisaient son chemin, « absolument ravissante » était sans doute le plus haut grade. Pour être absolument ravissante, il fallait, selon elle, être très mince, très jeune et dénuée de la moindre imperfection, du moindre poil, de la moindre ride ou tache. Il fallait être lisse comme le papier glacé d’un magazine féminin. Iris était aussi exigeante avec elle-même qu’avec les autres. Elle passait un temps infini à entretenir son corps, son visage, ses mains, ses pieds. Elle ne faisait jamais un écart – s’expo­ser au soleil sans crème solaire, manger une chips ou manquer sa séance de footing quotidienne n’étaient pas des options. C’est à cause de gens comme Iris qu’on vit aujourd’hui dans un monde où l’on pense qu’il faut retoucher les photos de Penélope Cruz.

Angélique, qui a eu la présence d’esprit de haïr aussitôt Iris, a répondu à ce compliment avec un sourire moqueur :

— Oui, je sais.

Iris a soutenu le regard d’Angélique jusqu’à ce qu’elle baisse les yeux. À ce moment-là, Sarah est apparue dans le jardin avec son père qui avait une main sur son épaule. Gêné, il a fait les présentations :

— Iris est… ma fiancée, a-t-il dit, on va se marier, Iris, voici ma fille, Sarah.

— Oh, c’est elle, ta fille ! s’est exclamée Iris, désappointée.

Elle avait pris Angélique pour Sarah. Malgré son sourire ­factice de poupée de porcelaine, sa déception était manifeste.

— Je suis ravie de faire enfin ta connaissance.

Iris a embrassé Sarah avec une effusion hypocrite et Sarah, enracinée par la stupéfaction dans le gazon tel un chêne centenaire, s’est laissé faire.

Iris est ensuite rentrée dans la maison et a appelé :

— Benjamin ! Éric ! Venez dire bonjour à votre petite sœur.

Une cavalcade dans l’escalier, deux garçons sont apparus. Ils se sont placés chacun d’un côté de leur mère, sous le soleil pâle de cette fin d’après-midi. Tous les trois avaient les yeux du bleu-vert limpide d’une mer de carte postale. Ils étaient beaux comme les icônes de la Sainte-Trinité qu’Angélique admirait quand elle croyait encore en Dieu.

Sarah les a dévisagés, un peu surprise. Le plus jeune, Benjamin, l’air maussade et les mains dans les poches de son jean, fixait ses baskets. Le grand, Éric, sa Game Boy à la main, a considéré Sarah avec un mélange de curiosité et de bienveillance.

— Hello, petite sœur, a-t-il dit avec chaleur.

Aujourd’hui, Fanny

Sur le trottoir, devant la grille du collège, Lilou éclata de rire.

— Trois semaines sans bahut, le kif, si j’avais su que ce serait aussi simple, FC, j’aurais fait ça plus tôt.

Lilou appelait Fanny, FC, comme « Fanny Courtin ». « C’est son nom après tout », avait expliqué l’adolescente quand Esteban avait exigé de savoir la signification de ce surnom. Mécaniquement, Fanny sortit à sa belle-fille le discours habituel : est-ce que Lilou se rendait compte de la chance qu’elle avait d’aller dans un lycée privé ? d’avoir de super professeurs ? de pouvoir faire tout ce qu’elle voulait dans la vie ? Est-ce qu’elle arrêterait un jour de se conduire comme une gamine pourrie gâtée à qui tout était dû ?

Le téléphone de Fanny vibra. Catherine, la rédactrice en chef, la sommait par texto de passer la voir dès que possible puisque, apparemment, elle n’était pas encore arrivée au bureau alors qu’il était 11 h 32.

— Il faut que je retourne au magazine, soupira Fanny tout en pianotant sa réponse, tu viens avec moi.

Lilou ouvrit des yeux horrifiés.

— Quoi ? Hors de question, je vais rentrer seule. Qu’est-ce que tu veux qu’il m’arrive ?

— Je ne sais pas, répondit Fanny excédée, que tu décides de vendre ta virginité aux enchères sur Internet comme en août dernier ? Ou que tu repeignes la rampe de notre immeuble en violet comme en octobre ?

— C’était du fuchsia, pour Octobre Rose, c’est sûr que ça t’échappe, à toi, qu’on puisse s’engager pour quelque chose !

— Repeindre la rampe d’un immeuble sans autorisation du syndic n’a jamais sauvé personne du cancer. Fais des études et deviens cancérologue si ça te tient tellement à cœur, ce n’est pas en emmerdant le monde qu’on fait avancer les choses !

Fanny empoigna Lilou par le bras et la tira vers la bouche de métro. Lilou se laissa faire de mauvaise grâce. Une fois dans le wagon, l’adolescente appuya sa joue contre la vitre et, ses écouteurs dans les oreilles, entreprit de faire défiler à l’infini son feed Instagram. Fanny vérifia ses e-mails, puis l’observa en silence. Elle essayait de se souvenir de ce qu’elle ressentait à quinze ans. Comment aurait-elle voulu qu’on s’adresse à elle ? Avec quels genres d’adultes aurait-elle été susceptible de s’entendre ? Sa relation avec sa belle-fille était un échec. Et Fanny détestait échouer. Elle n’avait pas eu la chance de Lilou, l’école privée, les vacances au soleil, les gadgets et les fringues qui semblaient tomber du ciel dès que l’adolescente claquait des doigts. Fanny avait travaillé tous les étés à partir de l’âge de quatorze ans. Elle avait débarqué toute seule à Paris après le bac pour rentrer dans une école de journalisme, qu’elle avait financée en enchaînant un nombre incalculable de petits boulots, de plans foireux et de prêts à la consom­mation secrets dont elle ne parlait jamais à sa mère. Celle-ci tenait un petit restaurant de plage à Bouville-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais et se fichait de savoir que sa fille aînée mangeait des pâtes sans beurre à tous les repas faute de pouvoir se payer autre chose. Même quand les parents de Fanny étaient encore ensemble, ils travaillaient sans cesse, surtout pendant les vacances. Ils n’étaient jamais allés à une réunion parents-professeurs, ils n’avaient jamais relu ses devoirs. Il n’y avait pas de repas familial le soir quand elle rentrait avec sa sœur après l’école, même pas un Tupperware à réchauffer au micro-ondes, pas d’histoire avant de dormir ou de bisous avant de border les draps. Ses parents étaient en cuisine tous les soirs sauf le lundi. Le restaurant les aspirait comme un trou noir. Pendant le coup de feu, ce n’était même pas la peine de venir leur demander une signature pour une sortie scolaire ou le chèque pour la cantine. Combien de fois, sa petite sœur, Angélique, avait-elle imité la signature de leur mère sur leurs cahiers de correspondance ? Dans l’appartement où ils habitaient, juste au-dessus du restaurant, Fanny et Angélique passaient leurs soirées devant la télévision en grignotant des chips ou les restes du plat du jour de la veille. Le week-end, il fallait souvent qu’elles donnent un coup de main en salle, surtout pendant la haute saison. Pour Fanny, c’était une torture. Elle détestait le bruit et l’agitation, qui l’empêchaient de faire ses devoirs correctement. Elle n’avait pas l’assurance et la repartie de sa sœur qui voyait dans ces week-ends l’opportunité de se coucher tard, de vider un ou deux verres de vin en douce ou de flirter avec les garçons du coin. Avant de déménager à Paris, Fanny n’était jamais allée plus loin que Lille. Mais elle avait fait ce qu’il fallait, elle s’était battue, elle avait adopté l’accent, le style, la manière de s’exprimer et de se tenir à table de ses copines parisiennes. Elle s’était battue corps et âme pour obtenir le métier dont elle rêvait depuis toujours et elle ne comprenait pas que Lilou ne saisisse pas la chance qu’elle avait.

Fanny étudiait sa belle-fille du coin de l’œil, la rondeur de ses joues, l’arc-en-ciel dessiné à la main sur ses Converse, ce stick à lèvres rose à la cerise qui ne la quittait jamais ou le nounours planqué sous son oreiller et sans lequel elle ne dormait pas. Avant, Fanny savait voir la petite fille qui avait perdu sa maman derrière le maquillage outrancier, les sweat-shirts de skateuse et les minijupes qui valaient des avertissements à Lilou au collège. Mais plus maintenant. Plus depuis qu’elle était tombée sur le journal de Lilou en changeant les draps, deux ans plus tôt. Leurs relations étaient alors déjà compliquées et Fanny avait pensé qu’en lisant quelques pages du carnet dans lequel Lilou dessinait et écrivait régulièrement, elle comprendrait peut-être mieux sa belle-fille, ses émotions fluctuantes, sa colère, son éloignement. Elle avait ouvert au hasard et ses yeux étaient tombés sur cette phrase : « Parfois, je voudrais que Fanny meure. On serait heureux tous les trois, Oscar, Papa et moi. » Fanny avait refermé le carnet, horrifiée. Contre toute attente, elle en avait pleuré. Ce jour-là, elle avait décidé d’arrêter de faire des efforts. Avec un peu de chance, Lilou quitterait la maison à dix-huit ans. En attendant, Fanny prenait sur elle, elle n’avait pas le choix. L’homme de sa vie n’avait qu’un seul défaut : sa fille.

— On descend, annonça-t-elle en se levant.

À peine Fanny était-elle arrivée à l’accueil du magazine que Catherine fondit sur elle.

— Fanny, enfin, tu crois que c’est une heure pour arriver au bureau ? Tu as cru que tu bossais à La Poste ? Bonjour, tu dois être la fameuse Lilou, poursuivit Catherine avec un grand sourire.

Toute personne de moins de vingt-cinq ans bénéficiait de la part de Catherine d’une indulgence et d’un respect qui frisaient l’absurdité. « Ah, les millennials, ils ont tout compris ! » s’exclamait-elle avec le sourire d’une grand-mère gaga face aux excentricités, aux retards ou au manque de professionnalisme de certains stagiaires qui profitaient allègrement de la situation.

— Oui, répondit Lilou, intriguée que Fanny ait parlé d’elle.

— Attends-moi ici, décréta Fanny.

— Mais non, elle peut venir, rétorqua Catherine en leur faisant signe de la suivre, ce doit être passionnant pour un esprit libre comme elle de voir de l’intérieur comment on construit un magazine.

Fanny jeta un regard inquiet à Lilou.

— Tiens-toi, murmura-t-elle, c’est ma cheffe.

Lilou haussa les épaules, manifestement flattée par l’expres­sion « esprit libre », et emboîta le pas à Fanny dans le bureau vitré de sa supérieure. Catherine s’assit à son bureau, son corps trahissait ce mélange d’excitation et de tension que Fanny connaissait bien. Catherine avait un flair sans faille pour les sujets qui « prennent ». Ceux qui déclenchent les passions, enflamment les réseaux sociaux et les dîners familiaux, qui font cliquer, liker, partager, commenter. Elle faisait durer le suspense, elle tenait quelque chose, Fanny le sentait à l’électricité dans l’air.

— J’ai trouvé avec quel sujet on allait lancer le nouveau site !

Fanny fronça les sourcils.

— Oh…, mais je pensais qu’on devait en discuter à la réunion de la semaine prochaine, j’ai préparé une présentation et j’avais plusieurs propositions…

— Non, non, laisse tomber la réunion, j’ai eu une idée de génie, un sujet béton et tu es parfaite pour l’écrire. Je veux que tu t’y mettes au plus vite.

— C’est quoi ? demanda Fanny, surprise, parce que je pensais à…

— Sarah Leroy ! coupa Catherine d’un air triomphal sans prendre la peine de la laisser terminer.

Le nom tomba sur la tête de Fanny comme une tuile du cinquième étage. Son corps se tendit instantanément. Sarah Leroy. Pour Fanny, ce nom en faisait instantanément remonter d’autres à la surface, ainsi que des souvenirs qu’elle avait laissés là-bas, dans le village de son enfance, quand elle était partie sans se retourner. Prononcer ce nom, c’était gratter une croûte qui n’avait jamais vraiment cicatrisé.

Catherine hochait la tête avec ferveur.

— Tu sais bien, hier j’ai repensé à la dernière soirée de Noël, tu avais un peu abusé du champagne et tu as raconté que tu venais du même village qu’elle ? Que ta petite sœur était dans sa classe, c’est bien ça ?

Lilou tourna des yeux ronds vers Fanny.

— T’as une sœur, toi ?

Fanny eut un sourire crispé. La conversation ne prenait pas du tout le tour attendu.

— J’ai exagéré, on était du même village, mais elle était plus jeune que moi, ça ne veut pas dire que…

— Enfin, vous étiez dans le même lycée, tu connais sûrement des gens impliqués ! On peut difficilement trouver un journaliste plus proche de l’événement pour le couvrir.

Fanny la dévisagea sans comprendre.

— Couvrir l’événement ? Mais elle a disparu il y a vingt ans !

— Exactement, ça en fera vingt l’été prochain et le coupable devrait être relâché l’année prochaine ! Je veux qu’on fasse un feuilleton en plusieurs épisodes, spécial anniversaire de Sarah Leroy, exclusivement sur la version web de Mesdames. On va faire exploser le nombre de visites. Des portraits des gens impliqués, des extraits du procès, des photos d’enfance… Les gens adorent les meurtres, les psychopathes, tout ça. En plus, pour une fois, aucune polémique possible. Que tu sois de gauche, de droite, woke ou néonazi, tout le monde est à peu près d’accord : trucider une gamine de quinze ans, c’est mal. Tu te souviens de la rétrospective Dupont de Ligonnès ? Ça a fait un carton ! Comment veux-tu trouver meilleur sujet pour lancer le nouveau site qu’une adolescente assassinée, un meurtrier qui clame son innocence depuis vingt ans, un corps qu’on n’a jamais retrouvé, le tout au bord de la mer pour l’effet plage ! Et en plus avec une journaliste qui connaissait personnellement la victime. C’est le sujet idéal, admets-le !

— Mais pas du tout, je ne la connaissais pas personnellement, j’étais même déjà partie de Bouville depuis un an au moment des faits !

— C’est ton bled, tout le monde se connaît dans les bleds. Et puis, personne n’ira vérifier ! Tu es journaliste, fais ton métier : raconte-nous une histoire.

Fanny se tut, incapable de prononcer une parole. Elle en avait oublié le décès de sa mère, curieusement hors sujet dans cette journée de plus en plus catastrophique. Catherine faisait des allers-retours dans le bureau, radieuse.

— Que tu viennes de là-bas, c’est inespéré ! Ce serait absurde de ne pas l’exploiter. L’avantage du online, c’est qu’on n’a pas de limite d’espace. Je vois bien un article hebdomadaire de mi-juillet à mi-août, des photos inédites, des témoignages de gens qui se souviennent en vidéo… Tu interviewes les profs, les anciens copains, les voisins. Tu as quartier libre, c’est l’opportunité pour toi de te faire remarquer, je te l’offre sur un plateau, tu n’as même pas à me remercier.

— Catherine, je ne suis pas sûre que je…

Catherine n’écoutait pas un mot de ce que Fanny lui disait, elle allait et venait dans son large bureau vitré, aussi fière que si elle venait d’inventer le grille-pain.

— Si, je connais mon métier : tu es la personne parfaite pour ce sujet. Tu pars lundi.

Fanny fronça les sourcils.

— Mais… où ça ?

— À Trucville-sur-Mer ! Dans ta famille ! C’est un sujet de terrain, toi qui rêvais de retourner sur le terrain !

— Ce sujet ne m’intéresse pas, rétorqua Fanny, et tu sais très bien que je ne parlais pas de ce terrain-là…

Avant d’avoir Oscar, Fanny était journaliste sportive, elle couvrait tous les événements sportifs majeurs en Europe. Ne voulant plus faire autant de déplacements, elle avait arrêté dès qu’elle était tombée enceinte et avait été embauchée chez Mesdames Magazine. Elle pensait souvent à son poste précédent avec nostalgie.

Catherine s’arrêta net, contrariée par cet acte de rébellion inattendu, elle plissa les yeux derrière ses lunettes en écailles et se planta devant Fanny, poings sur les hanches.

— Bon, Fanny, ce poste de directrice éditoriale du nouveau site de Mesdames, tu le veux, oui ou merde ?

Fanny déglutit. Bien sûr qu’elle le voulait. Mais pas comme ça, pas en faisant de la presse à scandale dans l’unique but de vendre du clic aux annonceurs sur le dos d’une gamine assassinée. Et tout particulièrement cette gamine-là.

— Il y a d’autres sujets…, commença-t-elle.

— D’abord on fait de l’audience, après on parlera des autres sujets. Tes trajets sont remboursés, ne me remercie pas. Shit, j’avais une réunion il y a quatre minutes. Je dois filer, fais un premier voyage, si tu as besoin d’un photographe, d’un vidéaste, envoie-moi un mail je te débloque le budget, OK ? Ta famille habite toujours là-bas ?

Le texto de sa sœur reçu le matin même revint brutalement à l’esprit de Fanny.

— Justement… Ma mère est décédée, il faudrait que je prenne quelques jours pour aller à son enterrement.

— Ah, zut, désolée. Mais vois le côté positif des choses : tu peux faire d’une pierre deux coups et on te paye le trajet !

Fanny, en état de choc, se demanda si Catherine s’atten­dait à des remerciements. Puis, juste au moment où elle pensait que la situation ne pouvait pas empirer, elle entendit Lilou, dont elle avait occulté la présence, lancer d’une voix claire :

— Excusez-moi, Catherine ? Je peux vous poser une question.

— Avec plaisir !

— Je dois faire un stage en entreprise, Fanny n’ose pas vous en parler, mais j’aimerais travailler avec elle sur ce projet. Vous pensez que c’est possible ?

— Mais bien sûr !

— Il faudrait signer ma convention de stage.

— Envoie-moi tout ça par mail ! Tu vois, Fanny, je t’offre même une stagiaire, allez, au travail, les filles !

Catherine attrapa son iPhone et sortit en trombe, faisant cliqueter ses bracelets qui annonçaient son arrivée partout où elle allait.

Fanny, horrifiée, resta quelques instants figée.

— Bon, on se casse où on plante la tente ? finit par sortir Lilou en bâillant.

— On va dans mon bureau, murmura Fanny, je vais te commander un Uber.

Tant pis, Lilou serait seule cet après-midi, il fallait absolument que Fanny trouve un nouveau sujet pour le lancement du site. La simple idée de taper « Sarah Leroy » dans un moteur de recherche la rendait malade.

— Je croyais que tu étais née à Paris…, fit remarquer Lilou en se laissant tomber dans le fauteuil de bureau de Fanny.

Fanny ne répondit pas et sortit son téléphone pour ­commander une voiture.

Lilou reprit :

— Tu veux que j’aille chercher Oscar à la sortie de l’école ? Vu que tu dois faire ta valise. Je peux l’emmener faire du vélo aux Buttes-Chaumont.

— Je ne dois pas faire de valise, je ne ferai pas ce reportage. Et si tu crois que tu vas régler ton problème de stage comme ça, tu te trompes. Il est hors de question que tu viennes avec moi !

— Où ça ? Je croyais que tu n’y allais pas ? ironisa Lilou.

— Mais comment tu fais pour être aussi exaspérante ?

— C’est toi qui m’as tout appris, FC. Je peux aller chercher Oscar quand même ?

Lilou et Oscar s’adoraient. Cela n’avait jamais semblé logique à Fanny, puisque sa relation avec Lilou s’était clairement détériorée à la suite de la naissance d’Oscar, mais Lilou semblait n’en avoir jamais tenu rigueur à son petit frère. Elle s’était toujours occupée de lui, inventant des jeux sans fin, lui lisant des histoires avec une patience infinie qui ne se manifestait en aucune autre circonstance. D’ailleurs, elle disait toujours « mon petit frère », il n’avait jamais été question de « demi » fraternité entre eux. Oscar, quant à lui, regardait sa demi-sœur avec une telle adoration qu’elle effrayait parfois Fanny. Il fallait toutefois bien admettre que prendre soin d’Oscar était la seule chose pour laquelle elle se fiait à sa belle-fille. Par ailleurs, quand Lilou était avec son frère, au moins, elle ne se livrait pas à une de ces idioties dont elle seule avait le secret.

— Oui, tu peux y aller, mais ne rentrez pas après dix-huit heures.

— Tu me files des thunes pour le goûter ?

Fanny fouilla dans son sac et lui tendit dix euros.

— Pas de produits transformés, tu n’as qu’à acheter une banane et des galettes de riz sans sucre.

— Fun… Il n’y a pas à dire, tu sais faire plaisir aux enfants. Au fait, c’est vrai que tu connaissais cette fille qui s’est fait assassiner ?

— Non, pas du tout, mentit Fanny.

Lilou ouvrit la bouche, sembla hésiter et la referma.

— Quoi encore ? soupira Fanny.

— Je savais pas… Pour ta mère… Je suis désolée. C’est dur de perdre sa mère, même quand on est vieux.

La tristesse subite de la voix de Lilou prit Fanny par surprise. Elle secoua la tête et répondit :

— Merci. Mais ce n’est pas… Ce n’est pas comme toi, quand tu as perdu ta maman. Ma mère et moi, on ne s’entendait pas.

— Ah oui ? Et sinon, pourquoi tu parles jamais de ta sœur ? J’ai toujours pensé que t’étais aussi relou parce que t’étais fille unique.

— On ne s’entend pas non plus, répliqua Fanny sans relever l’insulte.

— C’est fou, le nombre de gens avec qui tu t’entends pas, FC... Tu t’es jamais dit que peut-être tu avais un problème ? T’as déjà pensé à aller voir un psy ?

Fanny prit une grande inspiration pour contrôler son énervement.

— Toi qui te mets toujours tout le monde à dos, tu devrais savoir que tenter de plaire à tout le monde n’est qu’une vaste perte de temps.

— C’est pas faux… Elle s’appelle comment ta sœur, d’ailleurs ?

— Angélique, lança Fanny. Ton Uber sera là dans deux minutes, tu connais le chemin, je ne te raccompagne pas…

*

Document de travail Affaire Sarah Leroy – année 1995

Il me semble important de vous en dire un peu plus sur Éric et Benjamin Chevalier, les demi-frères de Sarah, acteurs ­primordiaux de cette histoire. Les frères Chevalier avaient ­respectivement quinze et dix ans quand ils sont arrivés à Bouville. C’était juste avant la rentrée en sixième d’Angélique et Sarah. Benjamin, qui commençait aussi le collège, se retrouva dans l’autre classe de sixième. Éric, lui, entrait en seconde dans le même établissement. De la sixième à la terminale, tous les adolescents du coin fréquentaient le collège-lycée Victor-Hugo de Saint-Martin, y compris moi.

Dès son arrivée à Victor-Hugo, Éric Chevalier a commencé à déchaîner les passions. Chaque fois qu’il arrivait au bout d’un couloir, avec son blouson Schott NYC kaki qui faisait ressortir ses yeux de la même couleur, les têtes se tournaient. Joues rosissantes, chuchotements énamourés et rires en douce, le temps ralentissait et les cœurs s’accéléraient. Il exhibait un mélange explosif de confiance en lui, d’humour ravageur et de gentillesse auquel personne ne résistait, pas même les adultes. Il n’y avait qu’à observer la prof d’arts plastiques devenir plus rouge que ses tubes de gouache quand il levait la main pour poser une question. Grâce à son aura de prince charmant, Éric enchaînait les filles comme on termine sans y prendre garde un paquet de chips qu’on a sorti du placard avec l’idée de n’en manger qu’une ou deux. Machinalement. Parce qu’elles étaient à disposition et qu’il n’avait qu’à tendre une main nonchalante pour qu’elles tombent comme des mouches sous GHB. De la sixième à la terminale, nous voulions toutes être celle qui le rendrait fidèle, l’élue, la fille dont il tomberait éperdument amoureux et qu’il emmènerait sur son cheval blanc vers le soleil couchant, en mode « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Éric n’y était pas pour grand-chose, il n’avait rien demandé. Et les filles n’étaient pas plus responsables de la compétition féroce que sa présence générait. On a tous le droit de rêver. On cherche tous, au fond, l’Amour avec un grand « A ». Ce n’était la faute de personne, ces cœurs, ces parcours scolaires et ces amitiés brisés, sacrifiés sur l’autel d’un grand amour, formaté depuis l’enfance à grands coups de contes de fées, de Barbie princesse et de magazines féminins.

Dans un premier temps, Sarah a continué à vivre sa vie entre le collège et Angélique, et n’a pas créé de relations particulières avec ses demi-frères. À la maison, Éric lui tapotait la tête ou lui lançait un compliment de temps en temps comme il le faisait avec toutes les filles qui passaient sur son chemin. Elle le trouvait sympa, mais il la considérait comme un bébé. S’il la croisait dans un couloir au lycée, il semblait ne pas la voir. Sans doute ne la voyait-il d’ailleurs vraiment pas. Sarah ne se faisait pas remarquer. Gentille et discrète, elle était le genre de fille à qui on redemandait son prénom chaque fois qu’on lui parlait et qui répondait poliment pour ne pas mettre son interlocuteur mal à l’aise.

Benjamin, contrairement à son frère aîné, était un garçon renfermé. Il était difficile de savoir si c’était par timidité ou par arrogance. Toujours est-il qu’il adressait à peine la parole à qui que ce soit, pas plus qu’il ne parlait à son beau-père ou même à sa mère. Seul son grand frère, à qui il vouait une adoration sans faille, trouvait grâce à ses yeux. Quand Éric n’était pas à la maison, Benjamin passait le plus clair de son temps enfermé dans sa chambre, à écouter de la musique ou à jouer de la guitare et à des jeux vidéo consistant à trucider un maximum de personnes en un minimum de temps.

Aujourd’hui, Fanny

Dès qu’elle entendit la porte d’entrée claquer, Fanny sortit une bouteille de meursault du réfrigérateur et remplit deux verres à vin qu’elle posa sur le comptoir de la cuisine. Une minute plus tard, Esteban la rejoignait avec un sourire et un sac de sushis.

— Ça va, mon amour ? demanda-t-il en l’embrassant dans le cou.

Fanny se blottit contre lui et ferma les yeux quelques instants. Pour la première fois depuis le début de cette affreuse journée, les muscles de son dos se détendirent.

— Tu ne réponds pas… Ce n’est jamais bon signe quand tu ne réponds pas…, constata Esteban en lui caressant les cheveux.

— Marie-Claire est morte.

— Marie-Claire ? Tu veux dire…

— Ma mère.

— Je suis désolé, murmura Esteban en la serrant plus fort contre lui, comment tu te sens ?

Fanny se libéra de son étreinte. Dans ce genre de situation, la douceur d’Esteban lui donnait toujours envie de s’abandonner sur son épaule et de pleurer toutes les larmes de son corps, or elle détestait se laisser aller.

— Triste, même si on ne s’entendait pas, c’était ma mère.

— C’est Angélique qui t’a prévenue ?

— Oui. Enfin, j’imagine, je n’ai même plus son numéro, elle a dû changer de téléphone depuis le temps… Tu te rends compte, je ne sais même pas comment ma mère est morte…

Fanny prit un verre et en avala la moitié d’un trait. Esteban sortit deux assiettes et les boîtes de sushis du sac en papier. Il tendit des baguettes à sa compagne qui les sépara en deux d’un geste brusque pour s’attaquer à leur dîner improvisé.

— Tu veux qu’on aille à l’enterrement ?

— Non… Je veux dire, je peux y aller seule. De toute façon, il va peut-être falloir que je fasse l’aller-retour à Bouville pour le boulot.

Fanny expliqua rapidement à Esteban sa journée catastrophique et sa discussion avec Catherine. Il écouta avec attention.

— Elle n’a peut-être pas tort, à l’époque, toute la France s’était emballée pour l’histoire de Sarah Leroy. Pour toi, c’est une opportunité qui peut te donner une belle visibilité, mes parents peuvent garder Oscar. De mon côté, je fais le tour annuel de mes clients américains…

— Ah oui, zut, j’avais oublié.

Esteban avait monté une entreprise d’import-export de produits espagnols qui fonctionnait très bien. Suite à une levée de fonds importante, il essayait de la développer à l’international.

— Je t’aurais bien proposé de m’accompagner, mais comme c’est aux États-Unis…

Fanny soupira. Elle ne voulait plus aller aux États-Unis. Quelques années plus tôt, une erreur administrative absurde leur avait coûté les vacances à New York que Lilou attendait tant. En arrivant à l’immigration, le passeport de Fanny avait été refusé et on l’avait empêchée d’entrer sur le territoire américain. Ils avaient dû reprendre l’avion dans l’autre sens.

— Depuis quand tu n’as pas revu Angélique ? interrogea Esteban.

— Je ne sais pas, longtemps. Tu sais bien qu’on ne se parle plus vraiment.

— Je n’arrive pas à croire que je n’ai jamais vu ta sœur alors qu’on est ensemble depuis six ans. Elle est comment ?

Fanny haussa les épaules.

— Différente.

— Et ce ne serait pas l’occasion de renouer justement ?

— On n’a rien en commun. Tu devrais aller faire un bisou à Oscar, parfois il attend que tu viennes pour s’endormir.

— Oui, bien sûr. Je vais en profiter pour toucher deux mots à Lilou au sujet de cette histoire d’exclusion, j’ai l’impres­sion que sa nouvelle amie… comment elle ­s’appelle déjà ?

— Kim.

— Oui, Kim a une mauvaise influence sur elle, elle ne faisait pas autant de bêtises l’année dernière.

Esteban sortit de la cuisine et Fanny se sentit soulagée d’avoir échappé à la conversation sur sa sœur. Alors qu’elle allait prendre le dernier sushi sur son plateau, elle se ravisa et le déposa dans l’assiette d’Esteban. Sept sushis, c’était beaucoup plus que ce qu’elle s’autorisait habituellement à manger le soir.

Esteban revint, accompagné d’une Lilou particulièrement renfrognée.

— Je ne savais pas que tu avais proposé à Lilou de faire son stage avec toi, c’est une super idée !

Fanny ouvrit la bouche pour démentir, mais Esteban, l’air ravi, ne lui en laissa pas le temps.

— On s’est mis d’accord avec Lilou, si jamais elle n’a pas au minimum quinze sur vingt à son rapport de stage et si tu n’es pas satisfaite de son travail, elle ne partira pas en vacances avec Kim cet été.

— Tu avais déjà dit oui pour Saint-Jean-de-Luz, c’est pas juste ! Vous ne pouvez pas nous séparer, c’est ma meilleure amie ! rétorqua Lilou, furieuse, et on ne s’est pas mis d’accord, tu m’imposes ta décision, ça s’appelle une dictature !

Son père se servit un verre de vin.

— Je n’ai pas envie que ta « meilleure amie » ruine ta scolarité et je veux avoir la certitude que tu prends ton stage au sérieux. Plus tard, tu nous remercieras. Tu sais, Fanny a un poste important et beaucoup de talent, c’est une grande chance pour toi de travailler avec elle.

Lilou leva les yeux au ciel et s’isola dans son téléphone. Sa satisfaction d’avoir trouvé un stage sans lever le petit doigt venait d’être annihilée par cette soudaine obligation de le « prendre au sérieux ».

— Oui, à propos de ce stage, commença Fanny, je n’ai pas vraiment dit que…

— J’avais jamais entendu parler de cette histoire avant, mais c’est une star, en fait, cette Sarah Leroy, coupa Lilou en faisant défiler sur son portable les articles sur le sujet, l’air blasé.

— Tu es trop jeune, expliqua Esteban, mais à l’époque, elle a fait la une des journaux pendant des semaines, c’était le feuilleton de l’année, jusqu’à ce qu’ils arrêtent le meurtrier, tout le monde avait une hypothèse sur ce qui lui était arrivé.

Lilou, vaguement intéressée, se tourna vers Fanny.

— Et toi ? C’était quoi ton hypothèse, FC, vu que tu étais sur place ?

Fanny ignora la question et se resservit du vin pour masquer sa gêne. Tant pis pour les calories, elle mangerait ce sushi finalement. Évidemment, elle avait fait des hypothèses, elle s’était posé des questions. À vrai dire, l’arrestation du coupable n’y avait absolument pas répondu. Ce que Fanny voulait savoir, ce n’était pas tant comment Sarah Leroy était morte. C’était surtout comment sa petite sœur, Angélique, s’était retrouvée impliquée dans cette histoire. Parce qu’une chose que Fanny savait avec certitude, c’était qu’Angélique, fidèle à elle-même, n’avait fait que mentir. Angélique savait des choses qu’elle n’avait dites à personne, pas même à la police. Et quand il avait fallu choisir, Fanny s’était tue. Fanny, la bonne élève, avait menti, à sa mère, à la police, à tout le monde. Un petit mensonge par omission, une question fermée – « Est-ce que vous avez vu ou entendu quoi que ce soit d’anormal dans le comportement de votre sœur Angélique Courtin, la journée du 3 septembre 2001 ? » Il aurait fallu répondre « oui » et elle avait dit « non ». Et ils étaient passés à la question suivante. Elle n’en avait jamais parlé à personne, pas même à Angélique, pas même à Esteban. Mais au moment fatidique, elle avait fait le choix instinctif, le choix des tripes : elle avait protégé sa petite sœur, quitte à risquer de faire condamner un innocent. Et il n’y avait pas eu un jour, depuis, où elle ne l’avait pas regretté. Elle n’avait plus jamais pu regarder sa sœur dans les yeux. Au fil des années, ses contacts avec Angélique s’étaient espacés jusqu’à disparaître, au point qu’elle n’avait même plus le numéro de sa sœur dans son carnet d’adresses.

— Bon, râla Lilou, je pars avec FC à Bouseville-sur-Mer, du coup si je comprends bien ?

Fanny soupira. Entre l’enthousiasme d’Esteban à l’idée qu’elles passent la semaine ensemble, l’enterrement de sa mère et l’obsession de Catherine, sa cheffe, elle ne voyait plus comment échapper à la situation.

— Oui, mais supprime ce groupe Facebook et écris cette lettre d’excuses, ordonna Esteban à sa fille, ou tu peux dire adieu à tes vacances chez Kim !

*

Document de travail Affaire Sarah Leroy – année 1996

Peu après la rentrée en sixième, Angélique et Sarah sont tombées sur une annonce scotchée à la vitrine de la boulangerie. On proposait une portée de six chatons qui venaient de naître. Elles ont téléphoné juste à temps. Le propriétaire, trop content de se débarrasser d’une corvée, leur a laissé la portée sans même s’enqué­rir de leur âge ou de l’accord de leurs parents. Ravies, elles les ont baptisés Risotto, Ricotta, Riz-au-lait, Ris-de-veau, Rillettes et Ricoré.

Les premiers jours, Angélique a caché les chatons dans une panière sous son lit et les a nourris au lait de vache tiède avec un biberon volé à la pharmacie. Puis, l’odeur de la litière de fortune a alerté la mère d’Angélique qui, après avoir asséné une claque à sa fille, a déclaré qu’il était hors de question de garder ces chats chez elle.

Sarah et Angélique ont affiché des petites annonces dans les couloirs du collège, les boutiques des commerçants et les arrêts de bus. Elles ont sonné à toutes les portes de Bouville. Le septième jour, M. Follet, leur professeur de français qui se trouvait être aussi leur professeur principal et qui avait suivi de loin les événements, leur a demandé où en était leur entreprise de sauvetage. Sarah et Angélique lui ont alors expliqué que, si quelques personnes s’étaient portées volontaires pour accepter un chaton, aucune ne voulait adopter les six. Or, elles espéraient ne pas séparer la fratrie. M. Follet, ému, a proposé de s’occuper des chats. Il a toutefois refusé la responsabilité de Ris-de-veau. Ris-­de-veau était non seulement le plus petit de la portée, mais il avait une patte atrophiée. Il passait ses journées roulé en boule dans un pull en laine qu’Angélique lui avait installé en guise de panier et il ne marchait toujours pas, alors que ses frères et sœurs gambadaient déjà joyeusement dans le salon de M. Follet.

— Désolé, a dit M. Follet, il n’en a plus pour longtemps, il souffre, je préfère ne pas le prendre.

La seule option restante était que Sarah héberge le chaton chez elle. C’était peu de temps après l’arrivée d’Iris Chevalier et de ses deux fils. Lors du dîner suivant, Sarah a exposé le cas de Ris-­de-veau et a demandé s’il était possible de le garder à la maison.

— Hors de question, a déclaré Iris sans même la laisser finir son argumentaire, je n’ai pas envie que ma maison empeste la litière de chat, c’est une idée ridicule.

Sarah a sursauté au ton péremptoire de sa belle-mère. Jusqu’ici, Iris avait été plutôt agréable et Sarah considérait son arrivée dans la famille comme une bonne nouvelle. Sa belle-mère lui prodiguait des conseils de coiffure, elle l’avait emmenée faire du shopping à Boulogne et lui avait offert un top chez Promod et un jean Lulu Castagnette que Sarah adorait. Iris lui accordait du temps, or aucun adulte ne s’était jamais vraiment occupé de Sarah depuis la mort de sa mère. À la maison, son père l’ignorait la plupart du temps. Sarah souffrait de dyslexie et elle n’avait jamais été suivie par un orthophoniste. À l’école, puis au collège, comme elle semblait de bonne volonté malgré ses notes médiocres et qu’elle était une petite fille sage et silencieuse, les professeurs, pour ne pas l’accabler, la laissaient tranquille et finissaient par oublier sa présence discrète au troisième rang à côté de la fenêtre. Pour la plupart des gens, Sarah, dont personne ne prenait la peine de retenir le prénom, était une paraphrase : elle était « la fille de Bernard Leroy », « la fille qui a perdu sa mère », « la copine d’Angélique Courtin », puis, très vite, elle est devenue « la petite sœur d’Éric Chevalier ».

— Iris a raison, a confirmé Bernard Leroy, nous n’avons pas besoin d’un chat.

Sarah a pris son courage à deux mains et a tenté, tant bien que mal, d’argumenter, mais on lui a intimé le silence, la décision était prise. Alors, Benjamin, qui n’avait pas sorti dix mots à Sarah depuis son arrivée dans la famille, a dit :

— Moi aussi, j’aimerais bien qu’on ait un chat.

Un court silence a suivi cette déclaration. Iris a levé la tête, surprise. Elle se faisait du souci pour son plus jeune fils, trop sensible et que le déménagement et le remariage de sa mère semblaient avoir touché plus que de raison.

— Je ne savais pas que tu aimais les chats, mon chéri, a-t-elle dit d’un ton prudent.

Il a haussé les épaules.

— Ce serait sympa d’avoir un chat à la maison, c’est tout.

Bernard Leroy a regardé sa future femme d’un air interrogateur, dans l’attente d’une décision, car si l’avis de Sarah ne comptait pas, il n’en était pas de même pour celui de Benjamin. Rien ne comptait plus pour Iris que ses fils. Si Benjamin jouait deux notes sur sa guitare, c’était le prochain Kurt Cobain, si Éric shootait dans un ballon, c’était le prochain Michel Platini. Elle passait son temps à expliquer aux clientes de son institut de beauté à quel point ils étaient doués, forts et intelligents. Alors, quand, comme pour enfoncer le clou, Éric a confirmé :

— C’est vrai que ça pourrait être marrant d’avoir un petit chat.

Iris a aussitôt cédé.

— Très bien, mais vous vous en occuperez.

Sarah s’est retenue de sauter de joie et elle a promis tout ce qu’on a voulu. Après le repas, elle a timidement remercié ses demi-frères.

— Je l’ai fait parce que ça avait l’air de te faire vraiment plaisir, a déclaré Éric, mais c’est toi qui t’en occuperas, moi je n’aurai pas le temps.

— Pareil, a lancé Benjamin avant de repartir s’enfermer dans sa chambre.

Il était toujours d’accord avec son frère aîné.

Quelques jours plus tard, Sarah est passée chez Angélique pour visionner le clip de leur chanson préférée du moment que sa meilleure amie avait réussi à enregistrer sur une cassette vidéo. Il s’agissait d’une chanson intitulée Wannabe chantée par un nouveau groupe de pop anglais : les Spice Girls. Elles ont immédiatement décidé d’apprendre la chorégraphie, noué leur ­tee-shirt au-dessus de leur nombril et enfilé un jogging. Tout à leur projet, Sarah n’a pas vu l’heure tourner et a complètement oublié qu’elle devait nourrir Ris-de-veau. Quand elle s’est aperçue qu’il était aussi tard, dévorée par la culpabilité, elle est rentrée à toute vitesse sur son vélo. Elle a monté les escaliers quatre à quatre et a trouvé le panier de Ris-de-veau vide. Prise de panique, elle a foncé dans la chambre voisine. Éric a levé la tête, surpris de l’irruption intempestive de sa demi-sœur.

— Où est Ris-de-veau ? a demandé Sarah, paniquée.

— Je ne sais pas… Je l’ai entendu miauler tout à l’heure, je crois.

Sarah s’est aussitôt rendue dans la chambre de Benjamin, a tambouriné sur la porte avant d’entrer sans attendre la réponse et s’est arrêtée net. Benjamin tenait Ris-de-veau sur ses genoux et lui donnait le biberon. Il avait même enveloppé le chaton dans le pull d’Angélique que Sarah avait emporté avec elle, de manière à ce que l’odeur familière le rassure.

— Il ne faisait que miauler, je pense qu’il avait faim, s’est justifié Benjamin, vaguement inquiet de l’expression bouleversée de Sarah.

Sarah a tergiversé quelques secondes entre la colère et le soulagement.

— Tu as fait chauffer le lait ?

— Oui.

— Il ne faut pas laisser d’air dans la tétine, regarde.

Elle s’est assise à côté de lui et a penché le biberon dans la bonne position. Ils sont restés quelques secondes côte à côte sur la couette Star Wars sans parler, puis Benjamin a murmuré :

— Peut-être que je pourrais le prendre dans ma chambre quand tu es occupée.

— D’accord, mais tu feras attention avec la tétine.

— Oui, je te le promets.

Après ça, liés par les termes de leur garde partagée et de leur amour pour Ris-de-veau, Sarah et Benjamin se sont rapprochés. Grâce à leurs soins attentifs, le petit chat a vécu un an. Ensemble, ils ont beaucoup pleuré son départ.

Aujourd’hui, Fanny

Fanny avait cédé et promis à Catherine d’interviewer quelques personnes lors de son séjour à Bouville-sur-Mer. Elle n’en avait pas réellement l’intention, mais sa supérieure n’en saurait rien. En fin de compte, cette dernière voulait simplement un résumé de l’affaire Sarah Leroy. Fanny était une bonne journaliste. Elle prendrait quelques photos inédites, ferait un rappel en plusieurs épisodes de ce qui avait été répété maintes fois dans les médias et elle l’écrirait suffisamment bien pour que les gens aient envie de le lire. Catherine lui donnerait le poste de directrice éditoriale du site Internet de Mesdames et Fanny pourrait enfin traiter les sujets qui l’intéressaient, sans l’accord préalable de la Reine-Soleil. Le poste valait bien ce petit effort, même avec Lilou comme stagiaire.

Fanny avait pris une journée de congé pour passer du temps avec Oscar avant de le déposer chez ses grands-parents. Elle l’avait emmené au Jardin d’acclimatation, puis au cinéma. Elle n’avait jamais laissé son petit garçon aussi longtemps et elle avait pleuré dans l’ascenseur en repartant.

Fanny et Lilou prirent donc le train jusqu’à Boulogne-sur-Mer, où elles récupérèrent une voiture de location. Fanny prit la route de la Corniche qui longeait la côte pour rejoindre leur destination. Bouville-sur-Mer était une petite station balnéaire de la côte d’Opale, située à mi-chemin entre Ambleteuse et le cap Gris-Nez. À l’origine, Bouville était un groupement de cabanes de pêcheurs au milieu des dunes. Elle devait son existence officielle à sa position stratégique : à quarante kilomètres à vol ­d’oiseau de l’Angleterre, elle avait constitué au fil des siècles l’empla­cement idéal pour surveiller l’éventuel envahisseur anglais. Sous le Second Empire, Bouville devint un lieu de villégiature pour les familles aisées de Paris et de Lille. Depuis, la petite ville était restée une station balnéaire très prisée qui avait conservé de la Seconde Guerre mondiale des champs bosselés par les trous d’obus et des plages parsemées de blockhaus. En été, la population locale était multipliée par quatre ou cinq, on pouvait croiser nombre de Belges et de Néerlandais qui mangeaient des moules-frites sur le port. Entre octobre et mars, la ville se vidait, les maisons de location et les gîtes baissaient leurs stores pour l’hiver et la mer se faisait inhospitalière. Durant certaines tempêtes hivernales, l’eau n’était plus qu’écume, blanche et tourbillonnante à perte de vue. On pouvait relever des pointes de vent de plus de cent cinquante kilomètres-heure. Des vagues, parfois aussi hautes que les maisons blanches aux volets bleus du littoral, venaient alors s’éclater avec une telle violence sur les digues qu’elles arrachaient des éclats de ciment.

Fanny, concentrée sur la route qui longeait la côte, était perdue dans ses pensées. On avait beau être fin mars, on se serait cru en novembre. Elle détestait cette ambiance, qui lui rappelait le départ de leur père, les nuits qui tombent comme des mauvaises nouvelles en plein milieu de l’après-midi et cette humidité salée et permanente qui transperçait les cirés et les pulls en viscose qui grattent, commandés en promotion dans le catalogue des Trois Suisses.

Fanny et Lilou n’avaient pas échangé trois mots du ­trajet. Lilou avait écouté de la musique ou traîné sur son téléphone, chattant en continu avec Kim, à grand renfort d’émojis et de selfies.

— C’est canon, murmura l’adolescente, plus pour elle que pour Fanny, tout en prenant des photos avec son Smartphone à travers la vitre de la voiture de location.

La route longeait le littoral. La marée était basse et le sable humide, percé de rochers noirs et de débris de ­bunkers, s’étendait jusqu’à une mer grise et agitée. « Canon » n’était pas le terme qu’aurait utilisé Fanny, mais elle comprenait ce que Lilou voulait dire. Fanny suivit les instructions du GPS jusqu’à l’hôtel qu’elle avait réservé, une grosse bâtisse blanche aux volets bordeaux, au milieu de hautes herbes agitées par le vent, un peu à l’écart du centre-ville. Elle gara la voiture à l’arrière du bâtiment.

— Ça caille ici, on ne va pas chez ta sœur ? demanda Lilou en remontant la capuche de son sweat.

Fanny empoigna sa valise et fit signe à Lilou de prendre son sac.

— Non.

— Tu nous as pris deux chambres, j’espère ? C’est pas parce que j’ai accepté de t’aider pour ton article qu’il faut croire qu’on a élevé les cochons ensemble.

Fanny ouvrit la bouche pour faire remarquer vertement à Lilou qu’elle ne lui avait jamais demandé de l’accompagner, mais elle se ravisa. Elle avait, de fait, pris deux chambres, ne tenant pas plus que sa belle-fille à partager son espace.

Un épais tapis recouvrait le sol de la réception. La chaleur qui les accueillit fit à Fanny l’effet d’une étreinte réconfortante.

— Qu’est-ce qui vous amène ? s’enquit avec curiosité la femme derrière le comptoir, un peu forte, les cheveux courts et grisonnants, la cinquantaine bien tassée.

— Un événement familial, répondit Fanny.

La femme attrapa les lunettes papillon qui pendaient sur sa poitrine au bout d’une chaînette et les rajusta sur son nez pour mieux examiner Fanny.

— Je connais tout le monde dans le coin…

— Je suis Fanny Courtin, mes parents avaient le restaurant sur le port, Le Comptoir du Fort.

— Oh l’aînée des Courtin, mais bien sûr ! La petite Fanny ! Tu viens pour l’enterrement. Je ne t’aurais jamais reconnue, ma jolie, qu’est-ce que tu as maigri ! Tu étais toute ronde avant ! On n’a pas le temps de manger à Paris ? Je suis désolée pour ta mère, j’ai appris la nouvelle, c’est bien triste. Pourquoi tu ne loges pas chez Angélique ? Elle a la place pourtant…

Fanny se raidit face à cette avalanche de chaleur et de questions. L’allusion à son poids passé, plus que tout le reste, l’avait crispée.

— Angélique ne sait pas que je suis ici…

— Ah, oui ? Vous vous êtes disputées ? Enfin, ça ne me regarde pas. Je suis Dominique, vous pouvez m’appeler « Domi », comme les notes de musique. Et voilà ta fille ? Tu t’appelles comment ?

Lilou plissa les yeux un bref instant, jaugea la femme en face d’elle et dut décider qu’elle n’était pas une ennemie parce qu’elle répondit presque poliment :

— Je suis la belle-fille de Fanny, je m’appelle Lilou.

— Enchantée, ravie que vous soyez venues ici en tout cas. Vous verrez, c’est très confortable. On a fait quelques rénovations en prévision de la nouvelle saison.

— Domi, on fait un reportage sur Sarah Leroy, déclara tout à coup Lilou. Vu que vous avez l’air de bien connaître le coin, on pourra vous interviewer ?

Fanny manqua de s’étouffer, Dominique haussa un sourcil surpris.

— Sarah Leroy ? Tiens, c’est vrai que ça fait un moment qu’on n’a pas entendu parler de cette histoire.

Elle se pencha par-dessus son comptoir pour poursuivre sur le ton de la confidence :

— Tu sais quoi, ça fait vingt ans que je suis persuadée qu’ils n’ont pas arrêté le bon. J’ai toujours pensé que c’était le vieux René qui avait fait le coup et je ne suis pas la seule.

— Ah oui ? demanda Lilou l’air innocent en rapprochant son Smartphone.

Fanny constata avec horreur qu’elle était en train d’enre­gistrer. D’un geste de la main, elle tenta d’ordonner à Lilou d’arrêter, mais celle-ci l’ignora.

— Il a été interrogé plusieurs fois par la police à l’époque, mais il prétendait qu’il ne se souvenait de rien. Il faut dire que déjà avant ce n’était pas une lumière, mais depuis son AVC, il a quasiment perdu la boule. Enfin, il a bon dos, l’AVC, si tu veux mon avis… Elle passait le voir tous les matins, la petite, on se demande bien pourquoi. Il traîne tout le temps à la sortie de l’école primaire comme par hasard à seize heures trente quand les enfants sortent. Pervers !

— OK, merci, coupa Fanny en s’emparant précipitamment de la clé de la chambre. C’est un projet scolaire de Lilou, on ne fait pas de reportage et les preuves étaient tout de même accablantes… Bref, bonne soirée !

— N’hésitez pas si vous ou votre charmante fille avez besoin de quoi que ce soit ! lança la patronne alors que Lilou et Fanny se dirigeaient déjà vers l’ascenseur.

— Belle-fille ! corrigèrent-elles de concert.

Une fois dans l’ascenseur, Fanny laissa libre cours à sa colère :

— Mais qu’est-ce qui t’a pris ? Tu n’as pas le droit d’enre­gistrer les gens sans leur autorisation !

— Ah oui ? Je ne savais pas. Très bonne idée en tout cas, le coup du projet scolaire pour mettre les témoins en confiance.

Fanny leva les yeux au ciel.

— Ce n’est pas une idée, je ne fais pas de reportage, OK ? Je suis là pour l’enterrement de ma mère et je vais en profiter pour pondre un truc rapide à Catherine. Tu n’as pas besoin d’interviewer qui que ce soit !

— Mais mets-toi d’accord avec Papa, alors ! Vous voulez que je prenne ce truc débile au sérieux ou pas ?! Quoi que je fasse, vous êtes jamais contents, de toute façon.

Fanny ne sut pas quoi répondre. Elle n’avait aucune envie que Lilou travaille avec elle sur ce sujet. Comment avait-elle pu se retrouver coincée dans une situation aussi ahurissante ?

— Alors comme ça, tu étais « toute ronde » avant, FC ? poursuivit Lilou, soudain songeuse. J’aurais jamais cru.

De tout ce que Dominique avait dit, il avait fallu que Lilou, qui n’écoutait jamais rien, relève ce détail-là.

— Oui, j’étais en surpoids quand j’étais petite.

Pourquoi ce sujet était-il toujours aussi sensible ? Une bonne décennie d’un IMC bien en dessous de la moyenne française et cinq ans de rendez-vous hebdomadaires chez le psy n’auraient-ils pas dû éradiquer une bonne fois pour toutes ce sentiment diffus de honte et de dégoût que lui inspirait son corps ? Pourquoi cette question faisait-elle apparaître dans la glace de l’ascenseur un début de double menton, un bourrelet à la ceinture du jean slim qui lui allait si bien quelques minutes auparavant ? Pourquoi ne peut-on jamais oublier tout à fait l’enfant qu’on a été ? Ses blessures et ses espoirs ? Soudain, Fanny se retrouvait à quinze ans, planquée dans les toilettes des filles, tentant de pleurer sans faire de bruit en écoutant ses soi-disant copines commenter ses kilos en trop en ricanant, inconscientes que Fanny, derrière la porte, recevait chacun de leurs mots comme un coup de poignard.

Lilou hocha la tête et n’insista pas.

— Je peux manger dans ma chambre ?

Fanny hésita à lui proposer de dîner au restaurant. Elle se rappela avec culpabilité le sourire radieux d’Esteban, persuadé qu’une semaine ensemble, dont l’activité principale était un enterrement, suffirait à réconcilier Fanny et Lilou. Et pourtant, elle accepta la demande de Lilou, préférant dîner seule. Elle demanda qu’on lui monte une salade, sans croûtons, avec la sauce à part et un verre de vin blanc. De l’autre côté de la mince cloison, elle entendit Lilou commander un plat de spaghettis bolognaise et un Coca. Elle mangea en vitesse, déposa le plateau dans le couloir et après une douche brûlante, elle se coucha et s’endormit aussitôt. Demain serait un autre jour.

*

Document de travail Affaire Sarah Leroy – année 1997

— Iris veut que j’aille à la piscine trois fois par semaine.

Assise en tailleur dans le salon des Courtin, Sarah tressait un bracelet brésilien avec des fils de coton. Angélique, qui n’avait ni la patience ni la délicatesse pour ce genre d’exercice, jouait à Tetris, affalée sur le vieux canapé marron, tout en aspirant bruyamment par la paille le fond d’une brique de Candy’Up à la fraise.

Depuis que son mari avait quitté le domicile, quelques mois plus tôt, Marie-Claire Courtin avait enlevé toutes les photos sur lesquelles il figurait. Elle ne les avait pas remplacées. Des cadres vides trônaient désormais au-dessus de la télé, parfaits symboles d’un départ dont Angélique, sa sœur et sa mère, faute d’explication, ne se sont jamais vraiment remises.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de piscine ? a demandé Angélique, les sourcils froncés, en reposant le jeu électronique fauché à sa grande sœur.

Sarah, toujours penchée sur son ouvrage, a rougi.

— Iris dit que c’est important de faire du sport, alors j’ai choisi la natation, j’aime bien nager.

— Tu aimes nager l’été dans la mer… Tu ne vas pas aller trois fois par semaine à la piscine, c’est complètement débile.

— Iris dit que je dois prendre plus soin de mon apparence. Avec mon père qui veut être maire de Bouville, on doit tous être réprochables.

— « Irréprochables », a corrigé Angélique. C’est quoi son problème exactement à ta belle-mère ?

Sarah a haussé les épaules, sans répondre. Et Angélique a senti qu’elle ne pourrait plus contenir longtemps le ressentiment qui grondait en elle depuis l’arrivée d’Iris dans la vie de Sarah, quelques mois plus tôt. Horaires de dîners à respecter, événements sociaux le week-end… Angélique voyait de moins en moins Sarah. Petit à petit, Iris avait modifié le mode de vie des Leroy du tout au tout, restreignant de plus en plus la liberté de sa belle-fille. « La famille passe avant tout », répétait-elle sans cesse. Et la famille Leroy, Angélique n’en faisait pas partie, Iris le lui faisait bien comprendre. Jamais elle ne lui proposait de rester dîner, jamais elle ne lui posait la moindre question. Angélique, qui avait l’habitude d’attirer les compliments des adultes et d’accaparer l’attention, avait tout de suite interprété cette attitude comme de l’animosité. D’autant qu’Iris invitait constamment la fille d’une de ses amies, Julie Durocher, elle aussi en sixième, mais dans une autre classe, à se joindre à elle et à Sarah pour faire du shopping ou pour aller prendre un goûter sur le port. Quelques jours plus tôt, Iris avait même exigé que Sarah retire un tee-shirt Power Rangers prêté par Angélique.

— Tu ne peux pas t’habiller comme ça, avait-elle affirmé devant cette dernière. Dans cette famille, nous ne sommes pas des ploucs.

Sarah avait juré qu’Iris ignorait la provenance du tee-shirt, mais dans la mesure où Angélique l’avait porté la semaine précédente chez les Leroy, il n’y avait que Sarah pour croire à une maladresse involontaire de la part de sa belle-mère.

— C’est moi, la plouc qui lui ai prêté, avait déclaré Angélique avec insolence en regardant Iris droit dans les yeux.

Iris avait eu un léger haussement d’épaules et n’avait pas répondu. Pour Angélique, c’était déjà une déclaration de guerre ; et cette histoire de piscine, c’était la goutte d’eau en trop.

Elle s’est campée au milieu du salon, les bras croisés sur sa poitrine.

— Elle a déjà réaménagé la moitié de ta maison, collé des bougies parfumées dans toutes les pièces, elle t’explique comment tu dois t’habiller, parler, te comporter, et maintenant tu vas aller trois fois par semaine à la piscine ? C’est pas ta mère, Sarah !

— C’est pas très grave. On pourra toujours se voir le week-end et les mardis et jeudis… C’est pour la carrière de mon père, il sera maire un jour, tu sais, et elle ne veut pas que mon comportement nuise à sa réputation.

— Tu répètes tout ce qu’elle dit comme un perroquet ! En quoi c’est ton problème, la carrière politique de ton père ?

— On est une famille, on doit se soutenir les uns les autres.

— Oui, oui, je sais… et pour ça aussi qu’il faut que Benjamin se tape l’incruste quand on va chez toi !

Sarah a levé la tête de ses fils de coton, les sourcils légèrement froncés.

— Pourquoi tu n’aimes pas Benjamin ? Je l’aime vraiment bien, tu sais.

— Oui, j’avais remarqué ! Benjamin par-ci et Benjamin par-là, si beau et si parfait… Il n’y a qu’à voir comment tu le regardes pour comprendre que tu es raide dingue de lui !

Sarah a rougi.

— Angélique, tu ne peux pas parler comme ça de mes frères.

— C’est pas tes frères ! Il y a neuf mois, tu les connaissais même pas !

— C’est ma famille, maintenant, tu…

— Iris t’achète, voilà ce qu’elle fait, coupa Angélique, elle t’emmène faire du shopping et il suffit d’un pantalon Zara pour que tu lui obéisses comme un petit chien.

— Arrête.

— C’est la vérité ! Tu es aveugle ou quoi ? Tu n’as plus le droit de rien faire, il faut que tu sois rentrée à dix-huit heures trente sinon c’est la fin du monde ; il faut que tu ailles te faire chier à la messe ; le dimanche midi, on déjeune en famille, on ne met pas de jupes trop courtes, et pas de jeans délavés, on ne dit pas de gros mots et gna-gna-gna.

Angélique, moqueuse, singeait Iris en faisant des allers-retours dans le salon.

— Arrête ! cria Sarah en jetant son bracelet de rage, arrête de te foutre d’elle ! C’est ce que font toutes les mères normales, OK ? Tu en connais beaucoup, des gens de notre âge qui ont le droit de traîner jusqu’à vingt-deux heures sans que leurs parents sachent où ils sont ?

— Mais c’est pas ta mère ! Elle n’a pas le droit de t’interdire quoi que ce soit !

— Elle essaye de m’aider.

Angélique a ricané.

— Ah oui ? Tu en connais beaucoup, des mères qui conseillent à leurs enfants de ne plus porter leurs lunettes parce qu’elles les trouvent moches avec ?

— Elle a raison, je suis mieux sans.

— Tu as tout le temps mal à la tête ! Comment tu peux croire qu’elle fait ça pour ton bien ?! Elle veut te transformer en petite fille modèle, en poupée, mais ça n’a rien à voir avec qui tu es, elle te change !

Sarah s’est plantée face à Angélique, les poings serrés.

— Peut-être que toi, tu peux te permettre de t’habiller comme ça parce que tu es belle et que de toute façon tout le monde t’adore, mais moi je n’ai pas un physique facile, alors je dois faire des efforts, OK !

Angélique a fixé Sarah, les yeux ronds.

— C’est cette connasse qui te dit ce genre de trucs ?

— Ce n’est pas une connasse, c’est la seule personne qui s’occupe de moi !

— On s’occupait l’une de l’autre avant qu’elle arrive et ça suffisait, a rétorqué Angélique.

Sarah n’a pas répondu. Elle s’est remise furieusement à tresser son bracelet brésilien et Angélique s’est rassise sur le canapé.

— C’est la première fois qu’on se dispute, a fait remarquer Sarah, calmée au bout de quelques minutes.

Comme Angélique ne disait rien, Sarah a relevé la tête de son ouvrage et s’est rendu compte que son amie pleurait en silence. Aussitôt, elle s’est levée et l’a prise dans ses bras.

— C’est pas grave, ne pleure pas, c’est juste une petite dispute, c’est rien !

— C’est pas rien, a sangloté Angélique en essuyant ses larmes dans sa manche. Moi, je n’ai que toi et Fanny, on ne peut pas se disputer.

— On est réconciliées, a déclaré Sarah en tapotant le dos de son amie, c’est fini.

— Mes parents, à force d’avoir à se réconcilier, ils se sont mis à se détester et maintenant, ils ne se voient plus.

— Pas nous. Nous, ça ne nous arrivera jamais, on est trop proches, on est comme ces types de la carte postale, Montagne et Botticelli.

— Tu veux dire Montaigne et La Boétie ?

— Oui, voilà, « Parce que c’était moi, parce que c’était lui », tout ça ! On est des sœurs. Les sœurs, ça finit toujours par se réconcilier.

Angélique a haussé les épaules, peu convaincue.

— Regarde, a dit Sarah, même si on déménage, si on se perd de vue, je te promets qu’on pourra aller sonner à la porte l’une de l’autre dans vingt ans et reprendre la conversation exactement là où on l’a laissée !

Angélique a eu un léger sourire à travers ses larmes.

— On se reconnaîtra pas, on aura trente ans, on sera vieilles et toutes ridées.

Sarah pouffa.

— C’est clair, peut-être que tu auras sept enfants et des seins énormes, comme la pâtissière !

— Et toi, tu t’habilleras comme la prof de SVT avec les rideaux de ton salon.

L’idée qu’elles puissent un jour atteindre l’âge canonique de trente ans leur parut tellement désopilante qu’il leur fallut plusieurs minutes pour s’en remettre.

— Tu sais quoi, même si on se perd de vue pendant cinquante ans, quand tous les emmerdeurs seront morts, sauf nous, on s’inscrira dans la même maison de retraite et on s’amusera comme des folles jusqu’à la fin.

— Bonne idée, les autres vieux se demanderont pourquoi on se marre et on leur dira rien !

— Et on trichera aux tournois de bridge.

— Et au bingo ! Mais il nous faudrait un code, a déclaré Angélique, officiellement consolée, en essuyant des larmes de rire. Un truc qui nous permette de nous reconnaître, même quand on sera vieilles.

— Je sais ! a déclaré Sarah. On fera Iago dans Aladdin, personne ne fait aussi bien Iago dans Aladdin que nous !

Aussitôt, Angélique a écrasé ses joues avec ses mains et a singé le perroquet du dessin animé en louchant.

— Jafar, chui coincé ! Jafar, chui coincé !

Cette imitation, effectivement très réussie, a déclenché une nouvelle crise d’hilarité. Allongées sur la moquette, elles ont hurlé de rire jusqu’à ce que Fanny, furieuse, sorte de sa chambre :

— C’est pas bientôt fini ce vacarme, j’essaye de travailler !

Sa colère n’a fait que relancer le fou rire incontrôlable d’Angélique et Sarah.

— Mais Jafar, chui coincé ! criait Angélique en se tenant les côtes tandis que Sarah sanglotait de rire.

Fanny a levé les yeux au ciel.

— Vous êtes vraiment des gamines, a-t-elle râlé en repartant aussi sec pour dissimuler le sourire que la vision de sa sœur et de son amie, se roulant littéralement de rire dans leur salon sinistre, avait fait naître sur ses lèvres.

Par la suite et jusqu’à l’incident du hangar à bateaux, les rares disputes entre Angélique et Sarah se sont réglées avec une imitation de Iago dans Aladdin. « Jafar chui coincé » voulait dire « pardon » ou « c’est pas grave ». Sarah a continué de voir Angélique dès qu’elle n’allait pas à la piscine, malgré les commentaires désapprobateurs de sa belle-mère. Quant à Angélique, elle s’est retenue de dire du mal de Benjamin, même si elle devait partager un peu son amie avec lui.

Aujourd’hui, Fanny

Après le petit déjeuner, que Lilou avait passé à consulter son portable, Fanny appela Esteban qui préparait sa valise pour son voyage aux États-Unis. Elle discuta ensuite quelques minutes avec Oscar, qui lui raconta avec moult détails une histoire compliquée de sirène en pâte à modeler détruite par une camarade peu sensible. Il avait pleuré, mais comme Mamie lui avait fait un câlin, tout allait bien. Après avoir raccroché à regret, Fanny expliqua à la gérante de l’hôtel qu’elle devait travailler, et celle-ci mit à sa disposition un petit salon au rez-de-chaussée. Les murs étaient tapissés de livres et la pièce avait vue sur la mer. Elle installa son ordinateur face à la fenêtre, ouvrit un document Word et entreprit d’établir une chronologie rapide des événements liés à la disparition de Sarah Leroy. Aujourd’hui, elle bâclait ça, demain, elle allait à l’enterrement, et après avoir réglé l’administratif avec Angélique, retour à Paris illico.

À onze heures et demie, Lilou débarqua en jogging.

— Tu bosses déjà ? râla-t-elle en bâillant. Tu aurais pu m’attendre.

Sans demander l’autorisation, elle se pencha sur l’écran de Fanny et lut par-dessus son épaule. Puis, elle brancha son propre ordinateur portable et s’affala sur le canapé.

— OK, tu veux que je fasse quoi ? soupira-t-elle.

— C’est bon, tu n’es pas obligée de m’aider, je signerai ton papier de stage. Tu n’as qu’à aller te balader en ville.

Lilou fronça les sourcils.

— Comment veux-tu que j’arrive à avoir quinze à mon rapport de stage si je fais rien ? Après, Papa va me sucrer les vacances chez Kim, soit le moment que j’attendais le plus dans cette année de merde.

Fanny se mordit les lèvres. Pourquoi fallait-il qu’Esteban ait trouvé l’unique argument susceptible de motiver Lilou à prendre cette histoire de stage au sérieux ?

— Tu n’as qu’à faire comme tous les stagiaires, le café, marmonna-t-elle.

— Je suis pas ta bonniche, t’as deux mains, tu peux te faire un café toute seule.

— Ça commence bien… Tu verras ce qui se passera en entreprise si tu réponds comme ça à ta cheffe le premier jour.

— T’es pas ma cheffe.

— Techniquement, je suis ta maîtresse de stage, donc tu fais comme tu veux, mais sache que je suis supposée écrire un rapport sur tes performances à ton professeur principal, et j’ai l’intention d’être parfaitement honnête et objective.

Lilou jeta un regard noir à Fanny et partit en claquant la porte. Fanny sourit et se remit au travail. Lilou étant du genre rancunière, Fanny allait pouvoir travailler tranquillement au moins jusqu’au soir.

Cinq minutes plus tard, cependant, la porte s’ouvrit et Lilou réapparut. Elle tenait dans une main un mug de café fumant qu’elle posa sans la moindre délicatesse à côté de l’ordinateur de sa belle-mère.

— Voilà. Maintenant je fais quoi ? Des photocopies ? Le ménage dans les chiottes ?

Fanny fixa quelques secondes la tasse avec stupéfaction, puis elle déclara :

— Retrouve sur Internet les articles qui ont été écrits sur Sarah Leroy, lis-les et fais un résumé des événements tels qu’ils ont été rapportés dans la presse.

Lilou s’enduisit les lèvres de stick à lèvres à la cerise et ouvrit son moteur de recherche.

— J’ai tapé « affaire Sarah Leroy » et il y a plus de neuf millions de résultats, je commence par quoi ?

— Par le premier, répondit Fanny en dissimulant un sourire, et ensuite, tu remontes tout.

Voilà qui devrait suffire à décourager sa belle-fille de se mêler de ce dossier. Lilou bougonna et elle ne releva pas la tête de son écran des deux heures qui suivirent. Fanny se plongea elle-même dans son travail, puis finit par proposer :

— On va manger quelque chose ?

— Des moules-frites ?

— Si tu veux.

Elles enfilèrent leur manteau et, quelques minutes plus tard, Fanny se garait sur le port. Elle ne pouvait s’empêcher de ressentir une multitude d’émotions contradictoires en parcourant les lieux de son enfance. Chaque endroit lui rappelait des souvenirs. Avait-elle vraiment été aussi malheureuse ici qu’elle l’affirmait à Esteban quand elle justifiait son refus de revenir dans son village natal ?

Quand ses moules-frites arrivèrent, Lilou posa son téléphone à côté de son assiette et déclara :

— Tu savais que Sarah Leroy avait perdu sa mère quand elle était petite, au même âge que moi ?

Fanny lui jeta un coup d’œil surpris.

— Oui, pourquoi ?

— Si ça se trouve, c’est la belle-mère qui a fait le coup. Les belles-mères veulent toujours se débarrasser de leurs belles-filles, regarde dans les contes de fées…

— Je ne sais pas comment je dois prendre cette hypothèse, fit remarquer Fanny, mais si tu as bien fait tes recherches, j’imagine que tu sais que le meurtrier de Sarah a été arrêté et condamné.

— Peut-être, mais dans les films, un gars qui clame son innocence depuis le début et qui continue à la clamer vingt ans après, il est innocent. Ou alors peut-être que Domi a raison, c’est le vieux qui traîne à l’école primaire qui l’a tuée.

— On n’est pas dans un film… Il y avait des preuves, des témoignages, il n’avait pas d’alibi… Bref, il y a eu un procès et on ne met pas les gens en prison pendant vingt ans sans une bonne raison.

Lilou essuya ses mains pleines de gras sur sa serviette, sortit son Smartphone et montra l’écran à Fanny.

— Regarde, j’ai retrouvé toute la famille de Sarah sur Facebook et même quelques-uns de ses anciens profs. Tu veux pas les interviewer ?

Fanny jeta un coup d’œil à l’écran avant de plier avec dexté­rité une feuille de salade avec ses couverts, partagée entre l’envie de manger le maïs qui n’était pas signalé sur la carte et celle de demander une autre salade, cette fois sans maïs.

— On ne fait pas une enquête policière, Lilou, ce n’est pas le but. On prend quelques photos, on interroge deux ou trois commerçants et l’article est bouclé. On ne va pas contacter des particuliers directement touchés par le drame pour leur demander de raconter des détails qui datent d’il y a vingt ans.

— J’ai prévu d’écrire à l’ancien directeur du collège de Sarah, M. Follet, pour prendre rendez-vous.

Fanny s’étrangla avec son eau pétillante.

— Quoi ?! Mais pourquoi veux-tu qu’il accepte de te parler ?

Lilou haussa les épaules.

— Je lui dirai que je suis une lycéenne de Bouville et que je travaille sur un projet scolaire qui retrace l’histoire du lycée pour lequel je cherche des témoignages d’anciens élèves ou d’anciens profs.

Lilou attendait des félicitations qui ne venaient pas. Fanny secoua furieusement la tête.

— Non, c’est hors de question. Ce n’est pas éthique, on n’extorque pas des informations aux gens en leur racontant des bobards et en mentant sur son identité. Je t’ai dit qu’on faisait une chronologie rapide des événements, et c’est tout.

— Mais ce n’est pas du tout ce que veut Catherine et c’est elle la big boss, tu l’as dit toi-même. On dirait que tu ne la veux pas vraiment cette promotion, FC !

— Oui et bien parfois même les big boss se trompent !

Lilou enfourna une poignée de frites dans sa bouche et répondit la bouche pleine.

— Sur ce point-là, je te rejoins. Moi, ma boss fait ­n’importe quoi.

Fanny ne daigna pas répondre. Elle saisit le petit bol de vinaigrette laissé à part, conformément à ce qu’elle avait demandé, et le renversa furieusement sur sa salade qu’elle engloutit, maïs compris, avant de saucer son assiette avec un morceau de pain.

Lilou l’observait, surprise par ce comportement pour le moins inhabituel. Elle finit ses frites en silence avant de déclarer :

— Bon, tu payes et on retourne à l’hôtel ? Parce qu’en fait, c’est pas si chiant, cette histoire de Sarah Leroy, et j’ai du boulot pour valider mon stage, moi !

*

Document de travail Affaire Sarah Leroy – années 1997 à 1998

Après sa dispute avec Sarah, Angélique s’est appliquée à éviter Iris le plus possible. Elle ne venait plus chez les Leroy le week-end, et quand elle passait chez eux après les cours, elle partait toujours avant dix-huit heures trente. Pour rien au monde, elle n’aurait risqué de croiser celle qu’elle surnommait intérieurement « la marâtre ». Angélique le regrettait, car tout était mieux chez Sarah, la grande télévision avec l’abonnement à Canal+, la chambre spacieuse où Sarah avait une chaîne hi-fi et un grand nombre de CD deux titres qu’elles adoraient écouter en boucle en inscrivant les paroles, ou tout du moins ce qu’elles en comprenaient, dans le carnet initialement destiné à écrire leur journal intime. Leur professeur principal, M. Follet, leur avait recommandé d’en tenir un. M. Follet était connu pour avoir conseillé cet exercice à toutes les classes qu’il accueillait dans son cours de français depuis des années. L’écriture était, selon lui, un bon moyen d’ordonner nos pensées et nos émotions et nous serions contents, plus tard, de redécouvrir des souvenirs d’enfance oubliés. J’ai toujours aimé, en ce qui me concerne, déverser dans ces carnets tous mes sentiments et mes rêves sans crainte du jugement d’autrui. Peut-être ne serais-je d’ailleurs pas capable d’écrire tout cela aujourd’hui si je n’avais pas affûté ma plume pendant des années dans ces carnets.

Involontairement, Iris a fait un cadeau précieux à Sarah en la forçant à prendre ces cours de natation. Sarah avait-elle un don particulier ou était-ce simplement parce que peu d’adolescents de son âge passaient autant de temps à faire des longueurs dans la piscine municipale ? Toujours est-il qu’elle s’est découvert un véritable talent pour la nage. Les compliments qu’elle ne recevait jamais, les remarques de plus en plus fréquentes qu’Iris ne manquait pas de lui faire sur son corps trop fort, ses épaules trop larges, tout, ici, avait une raison d’être. Dans le regard de Mlle Chalou, la professeure de natation, elle existait enfin. Très vite, comme Angélique l’avait pressenti, les masques sont tombés et Iris a sorti ses griffes. Ses observations, anodines en apparence, sur le physique de sa belle-fille, ses résultats scolaires médiocres, son incapacité à réussir quoi que ce soit, agissaient sur Sarah comme des gouttes d’acide, laissant chacune une minuscule cicatrice que seule la caresse de l’eau savait soigner. Dans la piscine, Sarah était comme un poisson dans l’océan. Mieux que ça. Elle était l’océan. Elle adorait le silence, la concentration, la sensation d’être coupée du monde alors qu’elle fendait les flots bleus, légère, débarrassée des contraintes de son corps, de sa famille. Libre, enfin. Quand elle sortait, épuisée, du bassin carrelé, elle s’allongeait quelques minutes sur les gradins, enveloppée dans sa serviette et les effluves de chlore. Elle se laissait envahir par un sentiment de plénitude inconnu jusqu’alors. Elle n’était à sa place qu’ici, avec son maillot humide, flottant dans la moiteur ambiante, l’écho flou des cris et les bruissements d’éclaboussures.

Angélique s’ennuyait un peu en l’absence de son amie, mais elle a très vite compris que la natation était vitale pour Sarah. Elle l’écoutait parler avec enthousiasme de ses temps, ses distances, ses mouvements… Elle hochait la tête et, même si elle n’y connaissait rien, elle l’encourageait. Les mois ont passé, et ces moments sont devenus les seuls moments où elle reconnaissait la Sarah d’avant. Elle sentait que son amie avait changé, mais elle n’aurait pas su expliquer comment. Quand elle l’inter­rogeait, Sarah riait et lui faisait remarquer, à juste titre, qu’Angélique avait changé, elle aussi. C’était la vie. Sarah ne parlait plus jamais d’Iris ou de sa famille depuis leur dispute, et Angélique ne pouvait qu’acquiescer, sans arriver à croire que tout se passait bien dans la maison des Leroy. Angélique avait changé parce que son père était parti, sa mère faisait une dépression qu’elle noyait dans la Heineken et le Get 27 et sa sœur ne pensait qu’à s’enfuir le plus loin possible dès qu’elle aurait passé le bac. Sarah, elle, était supposée avoir retrouvé un foyer accueillant et protecteur. Elle aurait dû s’épanouir, pas avoir l’air de se faner peu à peu.

À treize ans, Angélique semblait avoir esquivé l’âge ingrat. Progressivement, toutefois, les réactions à sa beauté s’étaient transformées. À la place de la tranche de saucisson chez la bouchère, elle avait droit à un regard désapprobateur sur son décolleté, non seulement le fils du fromager ne lui proposait plus de goûter le saint-nectaire, mais il devenait aussi rouge qu’un Babybel et perdait l’usage de la parole dès qu’elle apparaissait dans la boutique. Quant au maraîcher, au lieu de lui offrir des abricots, il s’était mis à lui proposer des bananes, puis il gardait les yeux fixés sur sa bouche, comme hypnotisé par le mouvement de ses lèvres. Résultat, Angélique a arrêté d’accompagner sa mère faire les courses, alors même que c’était le seul moment qu’elles passaient ensemble.

Depuis qu’elle avait fait trois heures de queue pour voir Titanic au cinéma, Leonardo DiCaprio et Kate Winslet avaient remplacé les Spice Girls sur le poster au-dessus de son lit. Angélique, pourtant, n’était pas passionnée par les histoires de garçons. Comme n’importe quelle fille de son âge, elle discutait des histoires d’amour de Premiers Baisers ou d’Hélène et les garçons dont Sarah raffolait, mais au fond, elle préférait regarder Friends, la nouvelle série qui passait sur France 2 et qui lui donnait des envies d’aller vivre à New York. Elle s’imaginait, plus tard, travailler dans la mode ou devenir paléontologue, à l’instar de Rachel ou Ross. Angélique voulait suivre la voie de sa grande sœur. Elle rêvait de partir ailleurs, de vivre en colocation, peut-être de s’envoler un jour pour Londres ou la Californie, le plus loin possible de Bouville et du restaurant de son enfance. Rien, pour elle, n’aurait pu être pire que de rester coincée ici comme sa mère, à servir des touristes quatre mois par an et à galérer à payer les factures les huit mois restants. Elle rêvait d’être libre, de vivre sa vie à sa guise, sans contraintes. Les garçons, on verrait plus tard, d’abord il fallait être indépendante. C’est ce que lui avait enseigné Fanny qui réussissait tout.

Sarah, elle, ne pensait qu’à l’amour. Elle se voyait remonter des allées en robe blanche avec un garçon différent chaque semaine. La plupart des élus de son cœur ignoraient jusqu’à son existence, mais cela ne la dérangeait pas. Elle écrivait leur nom à la suite dans son journal intime à côté de cœurs transpercés et passait des heures allongée sur son lit à imaginer des scénarios romantiques aussi sublimes qu’improbables. De plus en plus souvent, l’heureux élu prenait le visage de Benjamin, le plus jeune des frères Chevalier. Elle ne l’aurait jamais avoué à personne, convaincue que, même s’il n’avait pas été son demi-frère, elle n’aurait eu aucune chance de lui plaire. Benjamin Chevalier rêvait alors de fonder un groupe de rock. Il passait le plus clair de son temps à écouter des albums de Nirvana, Radiohead, The Cranberries, Oasis, The Offspring ou AC/DC. Il avait pleuré en secret la mort de Kurt Cobain, plusieurs soirs d’affilée. Depuis que le décès de leur chat les avait rapprochés, il aimait Sarah comme un frère aime une sœur. Les seules filles susceptibles de l’intéresser s’appelaient Tina, Joan, Janis ou Björk et brandissaient, en blouson de cuir clouté, des guitares électriques sur MTV.

Un jour, Sarah, qui avait une angine, a demandé à Benjamin de récupérer les cours du jour auprès de sa meilleure amie. Pour rendre service à Sarah, Benjamin et Angélique, qui ne s’adressaient presque jamais la parole d’habitude, se sont donc retrouvés au CDI. Angélique était affublée d’une veste en jean trop large chipée à sa sœur et d’un ras-de-cou façon tatouage que toutes les filles arboraient alors, sauf Sarah, car Iris trouvait ça « absolument immonde ». Ça me fait mal au cœur de l’admettre aujourd’hui, mais Iris n’avait pas tout à fait tort sur ce dernier point. Ils ont passé un quart d’heure penchés sur l’agenda et les copies doubles perforées d’Angélique qui, consciente des difficultés scolaires de son amie, voulait être certaine que tout serait clair. Benjamin n’avait jamais particulièrement apprécié Angélique. Elle mastiquait toujours ses chewing-gums Hollywood la bouche ouverte, ce qui avait le don d’agacer l’adolescent, elle lui avait toujours fait sentir qu’il était de trop les quelques fois où il s’était retrouvé avec elle et Sarah, ses goûts musicaux étaient déplorables et elle portait ce jour-là un fard à paupières mauve atroce. Pourtant, dès qu’elle s’est mise à parler, il n’a pu détacher ses yeux de ses lèvres rondes et parfaitement dessinées, un peu gercées par le froid et le sel, dont s’échappaient tels des papillons dorés des expressions comme « tectonique des plaques », « page 185 du livre de SVT » et « contrôle vendredi ». Tout cela devait avoir un sens, cependant, subjugué, il n’a absolument rien compris. Angélique sentait la chlorophylle et le gel douche Yves Rocher à la pêche jaune. Ses yeux, un ciel d’été au cœur de l’hiver. Sa voix, du miel, des notes, une poésie. Ce mauve sur les paupières, finalement, très joli. C’est malheureusement tout ce qui lui est resté de cette passation, ce qui a eu, entre autres conséquences, que cette pauvre Sarah, qui n’a jamais su ce qu’elle devait étudier, s’est tapé un 2 au contrôle de SVT le vendredi suivant.

Angélique et Benjamin sont ensuite allés au distributeur de boissons, ils ont bu un Ice Tea pêche et un Oasis tropical avant de prendre le bus ensemble pour rentrer. Benjamin avait le cinquième album de Metallica dans son Discman, il a proposé un écouteur à Angélique. Elle a accepté. Néanmoins, au lieu d’écouter religieusement, elle lui a demandé s’il n’avait pas plutôt du Aqua. Elle adorait Barbie Girl. Benjamin a ouvert la bouche, prêt à affirmer qu’il était fanatique d’Aqua et pourquoi pas aussi de Britney Spears, de Ricky Martin et des 2Be3, pendant qu’on y était. Mais mentir à Angélique, il ne pouvait pas. Ça aurait été tout gâcher, salir un moment précieux, un sacrilège.

— Je vais te faire écouter un truc, a-t-il dit, tu devrais aimer.

Il est passé directement à la piste 4, Nothing Else Matters.

— Pas mal, a dit Angélique au bout de quelques minutes, mais quand même, ça ne vaut pas Whitney Houston. Ma mère a la cassette vidéo de The Bodyguard, je rembobine toujours trois ou quatre fois la fin. I Will Always Love You, c’est tellement beau, ça me donne des frissons. C’est probablement la plus belle chanson jamais écrite, tu ne crois pas ?

Il a levé les yeux au ciel.

— T’es folle, c’est de la soupe, cette chanson !

Elle a haussé les épaules en riant. Il l’a regardée rire, comme on regarde le Taj Mahal ou la Joconde, avec l’émerveillement ébloui d’un ancien aveugle qui voit la mer pour la première fois.

Ils n’étaient pas dans la même classe, mais après cela, ils sont devenus amis. Ils écoutaient de la musique ensemble, même s’ils n’étaient jamais d’accord. Elle pensait que Jean-Jacques Goldman était un génie, il jurait qu’on n’entendrait plus parler de lui dans vingt ans. Elle détestait Mickey 3D, qu’il vénérait ; dans tous les cas, ils discutaient comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Ils ont regardé Friends en mangeant des BN ou des Mikado, ils étaient tous les deux fanatiques de La Guerre des étoiles, ils ont attendu Sarah à la sortie de la piscine, se sont piqué des frites dans leurs assiettes à la cantine, ont fait des blagues au téléphone et se sont parlé des heures sur MSN. Tout le monde savait que Benjamin était fou amoureux d’Angélique. Certains affirmaient que Sarah était folle amoureuse de Benjamin. Ce qu’Angélique ressentait, en revanche, restait un mystère.

Aujourd’hui, Lilou

Au départ, Lilou avait vu dans cette idée de stage avec Fanny la possibilité de faire signer sa convention sans avoir à travailler. Avant l’arrivée de Kim, en début d’année scolaire, l’adolescente n’avait pas d’amis dans le lycée privé parisien où son père l’avait inscrite. Puis, un beau jour de septembre, Kim s’était assise en face d’elle à la cantine et le quotidien s’était éclairé. Ces vacances chez les parents de sa meilleure amie, Lilou les attendait depuis des semaines. Il était hors de question qu’elle les annule, alors l’affaire Sarah Leroy, elle allait s’y intéresser et elle rendrait un rapport de stage béton, juste pour qu’on lui fiche la paix.

Après les quelques recherches superficielles faites pour convaincre sa belle-mère de son sérieux, elle s’était sentie malgré elle intriguée par le personnage de Sarah. Sur les photos diffusées après sa disparition, Sarah n’était pas parti­culièrement jolie, mais elle était toujours bien habillée et bien coiffée. Le genre de fille douce et propre sur elle qui agaçait d’ordinaire Lilou. Pourtant, en faisant défiler les clichés, elle avait eu l’étrange sensation que Sarah portait un déguisement, que ces jupes plissées, ces petits pulls ajustés, cette raie au milieu impeccable, sans une mèche qui dépasse, servaient à dissimuler quelque chose. Lilou savait mieux que quiconque qu’on ne pouvait pas perdre sa maman à huit ans sans en vouloir à l’univers tout entier. Ce n’était pas un âge pour apprendre que la vie n’a aucun sens. Or, sur les nombreuses photos de Sarah accessibles en ligne, toutes prises dans les quelques mois qui avaient précédé sa disparition, elle ne manifestait aucune émotion. Pas un éclat de rire, ou une mine renfrognée, pas de tristesse, pas de colère. Rien. Le visage lisse et poli de la fille du maire qui sait se tenir, discrète, presque transparente. Depuis, Lilou ne pouvait plus se départir d’une certaine curiosité à l’égard de cette adolescente mystérieuse qui avait défrayé la chronique de manière posthume. Et puis Kim, fanatique de séries policières, était d’accord avec elle : un type qui clamait son innocence depuis vingt ans, ça sentait l’erreur judiciaire.

Sans en parler à Fanny, Lilou avait donc demandé à Dominique s’il y avait un bus pour se rendre dans le centre-ville, et celle-ci lui avait répondu que l’hôtel mettait quelques vélos à la disposition de ses clients. Lilou, que le concept du vélo n’enchantait guère, avait répondu :

— Sinon, je peux aussi attendre le passage de la prochaine diligence ?

La plaisanterie avait manifestement échappé à Dominique qui était partie répondre au téléphone, et Lilou avait été obligée d’enfourcher ce vieux vélo vert qui lui donnait l’air d’une mamie partant faire son marché. Elle suivit les indications de Dominique pour se rendre à nouveau dans le centre-ville par la piste cyclable. Ce n’était pas plus mal, de ne pas être dépendante de la voiture de location de Fanny. Au moins, elle n’avait pas à se taper un podcast sur les bienfaits du jeûne intermittent pendant le trajet. Elle jeta un coup d’œil à son téléphone et suivit le trajet qui menait à l’école primaire de Bouville-sur-Mer. Elle arriva vers seize heures quinze, posa le vélo et ­attendit. Quelques minutes plus tard, confirmant les dires de la patronne de l’hôtel le jour de leur arrivée, un vieil homme vint s’installer sur le banc face à la grille de l’école. Lilou hésita. Il n’y avait personne aux alentours et Dominique avait clairement sous-entendu que le vieux René était un pervers et qu’il avait potentiellement tué Sarah Leroy. Pour se donner du courage, Lilou pensa à ses vacances à Saint-Jean-de-Luz et se remit un coup de Labello à la cerise. Puis, elle s’avança vers le vieil homme.

— Bonjour.

Il tourna vers elle son visage fripé comme un pruneau et sourit. Prudemment, Lilou s’assit sur le banc, le plus loin possible de lui.

— Vous êtes… monsieur René ?

— Le vieux René, oui.

Lilou prit une grande inspiration.

— Je voudrais vous poser des questions pour un projet scolaire.

Elle jeta un regard au vieil homme, il avait les yeux fixés sur la grille devant laquelle quelques parents en avance commençaient à arriver, au grand soulagement de Lilou.

— Je suis dans l’obligation légale de vous prévenir que j’enregistre cette interview, poursuivit-elle très vite en posant son téléphone ouvert sur l’application dictaphone entre eux.

Lilou se rendit compte qu’elle ne savait pas quoi dire. Elle n’avait pas préparé de questions.

— Je voudrais savoir, commença-t-elle, quelles sont vos hypothèses concernant la disparition de Sarah Leroy ?

Il tourna lentement le visage vers elle et fronça ses épais sourcils qui se rejoignaient au-dessus de son nez.

— De loin, je vous ai prise pour Caroline.

— Je ne sais pas qui est Caroline, rétorqua Lilou, déstabilisée.

— Moi non plus, répondit-il après un moment de réflexion.

— Et Sarah ? Vous vous souvenez de Sarah ?

— Bien sûr, je ne suis pas sénile !

— Dites-moi, je ne me souviens plus, pourquoi la police vous a interrogé à l’époque déjà ?

Il haussa les épaules.

— Sarah venait souvent me voir, je lui ai appris à ramasser les moules à la cuillère. C’est un travail délicat parce qu’il faut replacer les petites moules sur le rocher, pour qu’elles continuent de se développer.

— Et c’est pour ça qu’ils vous ont arrêté ?

Il se renfrogna.

— Elle m’avait donné sa médaille et ils ont cru que je l’avais volée. Ils me l’ont prise, ils ne me l’ont jamais rendue. C’était le seul souvenir que j’avais d’elle. Ma pauvre petite Caroline.

Ses sourcils s’affaissèrent, la tristesse envahit ses traits et Lilou ne put s’empêcher de murmurer :

— Je suis désolée.

Il secoua la tête, perdu dans ses pensées.

— J’attendais le beau temps avec elle. Sans soleil, elle était coincée.

Lilou fronça les sourcils.

— Sarah ?

— Caroline était ma fille, ma petite fille !

Il se tourna vers elle, l’air inquiet. Il se mit à tordre nerveusement ses mains aux veines saillantes.

— S’il vous plaît, n’embêtez pas Angélique avec ça, ce n’est pas de sa faute.

Lilou ne comprenait plus rien.

— Angélique ?

— La petite Courtin. L’amie de Sarah !

Lilou eut l’impression qu’il allait se mettre à pleurer et même si l’évocation inattendue de la sœur de Fanny avait instantanément fait germer mille questions dans sa tête, elle posa une main rassurante sur son bras.

— Ne vous inquiétez pas, je ne vais embêter personne, monsieur René, c’est juste un projet scolaire.

— Je vois bien que vous êtes de la police, grommela-t-il en dégageant son bras, vous êtes venue pour les arrêter, c’est ça.

— Arrêter qui ?

— Angélique, Morgane, Jasmine… Les Désenchantées, elles étaient gamines, elles ne savaient pas ce qu’elles faisaient.

— Les quoi ?

La sonnerie stridente de l’école les fit sursauter tous les deux. Il se leva aussitôt et se dressa sur la pointe des pieds pour mieux voir les enfants qui franchissaient la grille sans pour autant s’approcher.

— Caroline, chuchota-t-il, Caroline, c’est Papa…

Les enfants le dépassaient sans le voir, ils couraient vers leur mère ou leur père les bras tendus. Le vieux René souriait de ce spectacle. Son visage ridé s’était illuminé.

— Merci beaucoup pour votre temps, monsieur René, dit Lilou, soudain triste pour lui.

— Oui, oui, reviens me voir quand tu veux, j’habite juste derrière le rocher du Corsaire, on ira ramasser les moules.

*

Document de travail Affaire Sarah Leroy – année 1998

Angélique et Benjamin ne se quittaient plus, ce n’était un secret pour personne. Quand Sarah était à la piscine, ils rentraient du collège ensemble, le soir, ils se parlaient sur Internet ou au téléphone. La majeure partie de leurs forfaits textos était destinée l’un à l’autre. Évidemment, les autres élèves faisaient des allusions bébêtes sur Angélique et Benjamin. À cet âge, une vraie amitié fille-garçon n’est pas si fréquente.

Éric emmenait souvent son petit frère avec lui jouer au foot avec ses copains, boire une bière ou jouer de la guitare le samedi soir. Rien de bien méchant. Dans la famille des séducteurs, Éric était plus gendre idéal que bad boy. Il ne fumait pas, il ne se saoulait pas à coups de bières ou de vodka premier prix comme certains de ses copains, il ne séchait pas les cours. Ses notes étaient excellentes, il avait rempli les dossiers pour rentrer en classe préparatoire après son bac en vue d’intégrer une grande école. Iris et son beau-père, Bernard Leroy, ne cessaient de vanter les qualités de ce fils aîné si beau, si intelligent, aimable et serviable à souhait, distribuant à tour de bras des « Bonjour madame, au revoir madame, je vous en prie, après vous, c’est moi qui vous remercie » avec un sourire exquis. Certes, Éric était un peu volage. Chez les Leroy, les filles défilaient comme les soldats à la parade du 14 Juillet, mais c’était bien de son âge. Qui aurait pu lui en vouloir ? Il avait bien le temps de trouver la bonne.

Après l’été 1997, Benjamin, Sarah et Angélique sont entrés en quatrième et Éric en terminale. Quand, après les cours, le trio venait s’affaler sur le lit ou la moquette, en général dans la chambre de Benjamin, plus grande que celle de Sarah, pour écouter des CD ou échanger les potins du collège, Éric a pris l’habitude de les rejoindre. Au lycée, il continuait de fréquenter ses amis habituels, mais s’il croisait l’un des trois autres dans un couloir, au lieu de les ignorer comme il le faisait auparavant, il lançait un « Salut ! » et un sourire, s’amusant de voir, à l’effervescence qui naissait sur son passage, que sa réputation était remontée jusqu’aux quatrièmes. Ces quelques marques d’intérêt eurent un effet considérable sur la réputation de Sarah et d’Angélique. D’autant plus qu’Angélique avait changé pendant les vacances d’été. Elle avait eu ses règles, elle portait désormais des soutiens-gorge et les garçons se retournaient sur son passage. On a beaucoup dit après l’incident du hangar à bateaux qu’Angélique avait l’air d’avoir quinze ans, peut-être même seize. C’était faux. Elle avait l’air d’avoir son âge, à savoir treize ans. Et même si elle avait eu l’air d’en avoir vingt, je ne vois pas en quoi cela aurait constitué une excuse. Au vu des événements qui ont suivi, il me paraît important de le préciser.

Angélique et Sarah sont devenues populaires par contagion. Angélique était belle, Sarah était riche, et Éric Chevalier leur adressait la parole. Au collège comme dans la vie, il n’en fallait pas plus pour être quelqu’un d’important. Quand Sarah a organisé une boum pour son anniversaire, en octobre, Iris l’a autorisée à inviter quinze amis. Enfin, quatorze, puisqu’elle l’a forcée à inviter Julie Durocher. Angélique et Sarah ont passé des heures à établir une liste diplomatique permettant d’inclure leurs copines du moment et les garçons les plus mignons sans vexer qui que ce soit. Angélique a proposé à Sarah de le fêter au restaurant de ses parents, un dimanche après-midi, sa mère aurait peut-être été d’accord. Iris a répondu que ce n’était pas un cadre approprié pour célébrer ses treize ans et que l’anniversaire aurait lieu dans la véranda de leur nouvelle maison, de dix-sept heures à vingt et une heures trente. Comme il était évident que les demi-frères de Sarah, et en particulier le bel Éric, seraient présents, tout le monde espérait faire partie des quinze heureux élus.

La boum a été une réussite. Les garçons avaient mis du gel et du déodorant, les filles du gloss et du parfum à la fleur d’oranger. La musique était gérée par Alexis Girard, un seconde qui ambitionnait de devenir DJ plus tard, ce qui lui avait valu une invitation. Les frères Chevalier ont dansé avec toutes les filles présentes au son d’Aqua, de Manau, de MC Solaar, des Poetic Lover et des Worlds Apart (de toute évidence, avec une sélection pareille, Alexis Girard n’est jamais devenu DJ). Éric a planqué une bouteille d’Absolut derrière une plante verte. Ceux qui voulaient pouvaient en verser un peu dans leur jus d’orange. Angélique a pris des photos avec un appareil jetable. Elle les a fait développer en double et a constitué un album qu’elle a plus tard offert à Sarah. Sarah a reçu une paire de Dr. Martens, un bon d’achat Zara, du maquillage et un abonnement à Jeune et Jolie. Un couple s’est embrassé sur la piste de danse et a perduré pendant cinq semaines, un record de longévité. Tout le monde est parti à vingt-deux heures, avec les yeux brillants et un sourire enchanté. Cette boum a été un joli moment, rempli de gaieté et d’innocence enfantine. Angélique y a repensé longtemps avec mélancolie en contemplant les photos qu’elle avait prises.

À peine huit mois plus tard, deux semaines avant les grandes vacances, Éric Chevalier a fêté ses dix-huit ans exactement au même endroit, sans limite d’heure ou de nombre d’invités. Iris et Bernard Leroy étaient absents, la véranda était remplie d’un nuage opaque de fumée. Dans le jardin, un joint tournait, la bière et les alcools forts passaient de main en main. Julie Durocher est sortie avec Alexis Girard à qui on n’avait, cette fois, pas demandé de faire DJ. Vers une heure du matin, on a aperçu Angélique et Sarah, titubantes, partir vers la plage, sur le sentier qui menait au hangar à bateaux. Elles se tenaient la main. C’est la dernière fois qu’on les a vues se parler sans s’insulter. Tant de rumeurs ont couru sur cette soirée, qu’il est difficile de démêler le vrai du faux. Ce qui est sûr, c’est que tout le monde se rappelle les dix-huit ans d’Éric Chevalier avec une certaine nostalgie, comme l’une des meilleures soirées de sa jeunesse. Le lundi, on ne parlait que de ça dans les couloirs du collège-lycée Victor-Hugo. Sauf Angélique, bien sûr, qui n’a pas remis les pieds en classe avant la rentrée suivante.

Aujourd’hui, Angélique

Angélique passa machinalement la langue sur ses lèvres que le sel des embruns desséchait depuis sa naissance. Aussi loin qu’elle se souvienne, elle n’avait jamais été attirée par les plages de sable chaud. Elle avait toujours aimé la mer en hiver, le littoral désert de son enfance, le vent qui faisait voler le sable et danser les vagues. La Manche, telle qu’elle la voyait ce matin-là, froide, agitée et inhospitalière, lui avait toujours semblé plus authentique que les eaux turquoise de la Méditerranée ou de l’océan Indien. Au moins, on savait à quoi s’attendre. Un peu comme les gens. Elle les avait toujours préférés rugueux et moches. Elle ne pouvait se départir d’une certaine méfiance envers les humains beaux et lisses, ceux qui réussissaient, qui souriaient, qui exécutaient à la perfection l’élégant ballet des conventions sociales sans jamais faire un faux pas. Elle n’avait jamais été faite pour rentrer dans un moule. Un temps, quoi qu’on puisse en penser, elle avait essayé. Pour que leur père revienne, pour que sa mère arrête de boire ou pour qu’on lui fiche la paix. Et puis, un beau matin, Mia, sa fille, lui avait fait remarquer que pour rentrer dans un moule, il fallait être une tarte. Depuis ce jour, elle s’en foutait.

— Obi-Wan ! Viens ici !

Le golden retriever au poil mouillé qui courait sur le rivage revint en courant se frotter au jean de sa maîtresse. Angélique s’accroupit à hauteur de l’animal, et tout en lui caressant les oreilles, le réprimanda avec une douceur qu’elle n’aurait jamais accordée à un être humain :

— Quand on nage comme un fer à repasser, on ne va pas aussi loin, patate !

Le chien lui répondit d’un grand coup de langue sur le visage et repartit aussi sec patauger dans les vagues. Il était jeune, six mois à peine. Il ne lui obéissait pas. Angélique avait vécu avec un berger allemand prénommé Chewbacca pendant treize ans. Quand il était mort, elle avait juré de ne jamais reprendre un animal. Et puis, le premier week-end de septembre, Mia était rentrée à Bouville avec Obi-Wan, une boule de poils blonds aux yeux noirs à faire fondre la banquise plus sûrement que le réchauffement climatique. Angélique avait essayé de protester et Mia lui avait répondu avec son rire ensoleillé :

— Ce n’est pas pour remplacer Chewbacca, je sais qu’il est irremplaçable. C’est pour me remplacer moi. Comment veux-tu que je me concentre sur mes études de médecine si je sais que tu es toute seule ici à te morfondre ?

Angélique avait cédé. Elle ne refusait jamais rien à Mia. La dernière chose qu’elle voulait, c’était devenir un poids pour sa fille. Mia devait être libre, elle avait la vie et un brillant avenir devant elle. Comment Angélique, qui avait tout raté dans sa vie, avait-elle réussi à élever, seule, une jeune femme aussi saine que Mia ? Pour elle, cela relevait du miracle. Elle n’avait jamais envisagé d’avorter, quand elle s’était retrouvée enceinte à dix-sept ans à peine, un peu plus d’un an après la disparition de Sarah. Le père du bébé, un jeune employé du club nautique avec qui Angélique sortait depuis quelques semaines, avait rompu dès qu’il avait appris la nouvelle. Il n’avait jamais voulu reconnaître sa fille.

Son entourage avait été horrifié à l’idée qu’Angélique, qui séchait le lycée pour traîner avec des dealers et des drogués, se retrouve avec un enfant à charge à dix-sept ans. Angélique, elle, avait tout de suite su que dans cette maternité se trouvait sa rédemption. À l’échographie, elle avait été bouleversée par le battement impétueux de ce cœur minuscule que son corps, qui jusqu’ici n’avait fait que la desservir, avait construit tout seul, en secret. À la fin du rendez-vous, le gynécologue avait glissé l’échographie entre la feuille de maladie et les prospectus du planning familial. Angélique avait tout balancé à la poubelle à la sortie de l’hôpital. Elle n’avait gardé que la photo floue en noir et blanc de la petite fleur qui poussait derrière son nombril. Dix-neuf ans plus tard, le cliché était toujours dans le tiroir de sa table de nuit. Elle n’avait pas été surprise quand on lui avait annoncé que la date d’accouchement prévue était le 8 octobre, date de l’anniversaire de Sarah. Elle n’avait pas demandé d’aide à sa mère qui ne cessait de lui répéter que le calvaire de sa vie avait été de les élever, elle et Fanny, toute seule. Angélique n’avait écouté personne, elle avait arrêté du jour au lendemain les clopes, les joints et l’alcool pour ne pas faire de mal au bébé et elle avait pris une carte à la bibliothèque pour lire des livres sur la parentalité.

Quand Marie-Claire Courtin avait réalisé que sa fille ne céderait pas, elle l’avait jetée dehors. C’était l’été, Angélique s’était mise à ramasser les moules, tous les matins dans un seau en plastique, avec le vieux René. Pour se faire un peu d’argent, elle les revendait aux restaurants des alentours. Pas à celui de sa mère, évidemment, mais aux autres. Elle avait squatté chez des amis, elle avait même dormi quelques nuits sur la plage au mois d’août, les mains sur le gros ventre qui avait déformé son corps d’adolescente. Quand elle avait perdu les eaux, elle était allée sonner chez elle, en larmes. Marie-Claire, excédée, l’avait malgré tout accompagnée à l’hôpital. Elle avait attendu dans le couloir pendant les trente-deux heures de contractions aussi abominables que les insultes que proférait sa fille dans la salle de travail. Alors qu’on emmenait en catastrophe Angélique, qui faisait une hémorragie, au bloc opératoire, on n’avait pas pu faire autrement que de coller Mia dans les bras de sa grand-mère, sans écouter ses protestations. Marie-Claire avait baissé les yeux sur ce bébé gluant et hurlant au visage déformé par la marque des forceps et la stupéfaction l’avait saisie : elle avait toujours trouvé les nouveau-nés, y compris les siens, dégoûtants, braillards et rabougris et pourtant, elle tenait dans ses bras le bébé le plus beau, le plus parfait, le plus adorable, qui ait jamais existé. Elle, qui n’avait jamais vraiment su être mère, était devenue grand-mère à cinquante et un ans comme on est frappé par la grâce divine. Quand Angélique, à la sortie de la maternité, avait demandé à sa mère de la laisser revenir vivre avec elle et de l’embaucher comme serveuse au restaurant en échange, Marie-Claire avait accepté de peur d’être éloignée de Mia. Elles avaient vécu ainsi, ensemble, soignant Mia comme si elle était la dernière rose de l’univers après l’apocalypse. Et Mia, nourrie de tout cet amour, avait grandi, solaire, douce et sérieuse – tout ce qu’Angélique n’était pas –, sous les yeux émerveillés de sa toute jeune maman et de sa mamie ensorcelée.

Angélique alluma une cigarette et laissa la mer caresser le bout de ses bottes en caoutchouc. Mia lui manquait. Tous les matins depuis des années, elle faisait la même promenade, quel que soit le temps, pour se rappeler tous ces instants merveilleux, envolés à une vitesse vertigineuse, passés avec sa fille. Aucun bonheur dans sa vie n’avait atteint celui que lui avait apporté la maternité et c’était d’ailleurs le seul domaine dans lequel elle avait fait preuve d’un peu de talent.

— Obi-Wan, appela-t-elle, je continue, moi ! Tant pis pour toi !

Elle tourna le dos au jeune chien et fit mine de s’éloigner, non sans jeter de brefs coups d’œil derrière elle pour vérifier que son compagnon la suivait bien.

Elle remonta le chemin sableux bordé de hautes herbes coupantes jusqu’au sentier des douaniers qui longeait la côte et continua jusqu’à une minuscule maison cachée au milieu des dunes. Comme tous les matins, elle frappa à la porte. Le vieux René lui ouvrit. Il tenait déjà à la main deux mugs ébréchés remplis de café chaud. Il en tendit un à Angélique en grommelant et ils s’assirent côte à côte devant la baraque, un ancien hangar que René avait transformé en maison vingt-cinq ans plus tôt, après avoir perdu tout ce qui avait constitué sa vie jusque-là dans un accident de voiture, à savoir sa femme, sa fille, Caroline, qu’il continuait d’aller attendre tous les jours à la sortie de l’école primaire, puis, par la suite, son travail, sa maison et une partie de sa tête. La mairie n’avait pas eu le courage de l’expulser, et depuis, il vivait là. Il y a vingt ans déjà, on l’appelait « le vieux René », pourtant, il n’avait même pas cinquante ans à l’époque. La vieillesse n’est pas qu’une question d’âge, c’est une odeur, une solitude, une sorte de lassitude dans la posture qu’il avait adoptée un peu trop tôt.

— Comment ça va aujourd’hui, mon ange, est-ce que tes petits camarades t’embêtent encore au collège ?

Angélique avala une gorgée de café brûlant et sourit.

— Plus trop, ça doit être l’approche de la ménopause qui les effraie.

Le vieux hocha la tête, satisfait de cette réponse.

— Une policière m’a parlé hier, elle cherchait Sarah.

Le sourire d’Angélique s’évanouit.

— La police ? Comment ça ? Qu’est-ce que tu leur as dit ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

Le vieux se gratta le crâne.

— Au début, je croyais que c’était Caroline, mais en réalité, c’était une policière. Les mêmes questions qu’à chaque fois sur Sarah. Ce que je dis moi, ça me regarde. Mais toi, surtout il faut que tu te taises ou tu auras des problèmes.

Il posa la main sur la sienne et la serra avec une surprenante vigueur. Il plongea dans le regard bleu d’Angélique ses yeux sombres, brutalement redevenus lucides.

— C’était il y a des années, ni ton sentiment de culpabilité ni la vérité ne changeront rien pour personne maintenant, alors ne fais pas de bêtises, laisse les choses suivre leur cours.

Angélique avait froid. Qu’est-ce que c’était que cette histoire de police ? L’enquête avait-elle été rouverte ? Elle avala son café d’un geste sec.

— Je dois y aller, murmura-t-elle. Obi-Wan !

— Je suis sérieux, répéta le vieux en la regardant fixement, ne dis rien ou tu le regretteras.

Quelque part dans le ventre d’Angélique, la petite fille qui ne supportait pas qu’on lui interdise quoi que ce soit eut un sursaut de révolte, prête, par principe, à faire exactement le contraire de ce qu’on lui conseillait, quelles qu’en soient les conséquences.

— Je fais ce que je veux, marmonna-t-elle. Allez, Obi-Wan, on y va !

Elle rattacha à contrecœur la laisse à son collier.

— Merci pour le café, lança-t-elle.

— Achète-toi des gants, Caroline, vingt-cinq ans que tu viens ici et je ne t’ai jamais vue avec une paire de gants.

Angélique enfonça ses mains gercées dans les poches de sa vieille parka militaire et s’éloigna sans répondre.

*

Document de travail Affaire Sarah Leroy – année 1999

À la rentrée en troisième, tout avait changé. Et pas seulement parce qu’Angélique et Sarah ne s’adressaient plus la parole. Pendant les vacances, Sarah s’était rapprochée de Julie Durocher et à la rentrée, celle-ci était devenue sa nouvelle meilleure amie. Sarah a commencé à se maquiller de manière discrète et élégante, comme le lui avait enseigné Iris. Elle a troqué ses éternels sweat-shirts et ses jeans patte d’éléphant contre des jupes et des petits pulls moulants achetés chez Kookaï qui mettaient en valeur ses soutiens-gorge rembourrés. Avec Julie, elle s’est découvert une passion pour les magazines féminins et s’est mise à engloutir Jeune et Jolie, Fan 2 et 20 ans comme des fondants au chocolat. Grâce à cette littérature de haut vol, elle avait, à quatorze ans, les compétences en eye-liner d’une maquilleuse de Hollywood, les acquis théoriques sur « comment satisfaire un mec au lit » d’une sexologue en fin de carrière et elle aurait pu écrire l’équivalent de l’Encyclopædia Universalis de conseils beauté et minceur.

Le reste de son temps, elle le passait toujours à la piscine ou à nager dans la Manche. De mars à fin octobre, elle plongeait du rocher du Corsaire et restait parfois des heures dans l’eau salée, à se laisser bercer par les vagues ou à les défier, à explorer des criques inaccessibles à pied. Elle connaissait par cœur les courants, les horaires des marées et les couleurs changeantes de l’eau salée, qui pouvait passer d’un vert transparent à un gris sombre en fonction des reflets du ciel. Elle passait du temps avec le vieux René qui la confondait parfois avec la fille qu’il avait perdue. Il lui expliquait la faune et les vents marins. Tout comme le cimetière était le royaume d’Angélique, la mer est devenue l’empire de Sarah. Elle a commencé à raconter timidement qu’elle espérait passer en sport études à partir de la seconde, que sa professeure de natation, Mlle Chalou, affirmait qu’elle possédait la rigueur, le talent et la volonté nécessaires pour devenir nageuse professionnelle. Forte de cette réussite et de ses vêtements de marque que tout le monde lui enviait, Sarah s’est constitué une bande de copines. Quelques semaines après la rentrée en troisième, elle avait une vie sociale très riche tandis qu’Angélique passait ses récréations dans les ­toilettes désaffectées du collège, condamnées pour des histoires de peinture à l’amiante. Elle fumait des cigarettes dans ce préfabriqué toxique et en ruine en attendant que finisse son adolescence. Elle n’avait plus aucun ami. Benjamin ne lui parlait plus.

Depuis l’anniversaire du grand frère de Sarah, Angélique était mutique. Parce qu’elle avait osé prétendre qu’Éric Chevalier l’avait forcée à coucher avec lui dans le hangar à bateaux, elle avait été mise au ban du collège-lycée Victor-Hugo sans autre forme de procès. Son nom a fleuri partout, au Tipp-Ex ou gravé au compas sur le bois des tables en salle de classe, sur la porte des toilettes, associé à des qualificatifs que je préfère ne pas citer ici. Les insultes et les boulettes de papier pleuvaient sur elle. Ses notes se sont effondrées, M. Follet, bien qu’il n’ait pas eu les troisièmes cette année-là, a tenté de la convoquer à ­plusieurs reprises. Elle n’y est jamais allée. Comme elle n’avait aucune contrainte, ni couvre-feu ni injonction à faire ses devoirs ou son lit, elle s’est mise à tester les limites. Elle prenait le bus jusqu’à Lille au lieu d’aller en cours, elle piquait des CD à la Fnac, du maquillage au Prisunic et, dans les boutiques à la mode, des fringues qu’elle empilait les unes sur les autres dans les cabines d’essayage. Elle taxait des joints à des lycéens en échange d’un CD volé ou d’un aperçu rapide de son soutien-gorge. Elle a ­commencé à se maquiller outrageusement, à déchirer ses jeans avec rage aux ciseaux de cuisine. Elle allait traîner au cimetière, shootait dans les plaques funéraires et écrasait ses mégots dans les pots de fleurs. Elle passait des heures à observer les vagues se fracasser sur les rochers noirs en se demandant combien de temps ça lui prendrait de mourir, si elle se laissait tomber tout en bas. Les jours de grand vent, elle marchait les bras écartés au bord des falaises, elle s’allongeait les yeux fermés sur les voies ferrées et ne roulait sur le côté qu’à la dernière minute, quand les rails vibraient à faire sauter les graviers et que le crissement de roues métalliques venait déchirer ses tympans. Ce n’est pas qu’elle voulait mourir, c’est que, d’une certaine manière, elle était déjà un peu morte.

C’est ici que Morgane Richard et les Désenchantées sont entrées en scène, puisque c’est grâce à Morgane qu’Angélique est revenue à la vie. Aujourd’hui encore, chaque fois que je pense à Morgane, je revois ses yeux, vifs et aiguisés comme deux petites lames d’argent. Un regard intelligent et perspicace, sans la moindre trace de doute ou d’hésitation, qui déstabilisait les adultes autant que les enfants.

Quelques années plus tôt, le jour de la rentrée des sixièmes au collège-lycée Victor-Hugo, Morgane s’était déjà fait remarquer. L’été 1996 avait été riche en événements : un Boeing 747 de la TWA reliant New York à Paris avait explosé en vol, un attentat à la bombe avait eu lieu lors des Jeux olympiques d’été à Atlanta et la Nasa affirmait avoir détecté des traces de vie sur un météorite en provenance de Mars. À l’époque, quand M. Follet leur avait demandé d’écrire sur leur fiche de renseignements quel événement avait marqué leur été, Angélique avait écrit : « Mon père est parti. » Sarah : « J’ai une nouvelle famille, une belle-mère et deux frères, ils ont l’air sympas. » Et Morgane : « Claudie Haigneré a passé sept jours à bord de la station russe Mir. C’est donc la première femme française et européenne à partir dans l’espace. » M. Follet avait parcouru les fiches, puis il avait invité Morgane à venir au tableau pour parler de Claudie Haigneré et expliquer en quoi c’était important. Les cheveux touffus de Morgane étaient alors coupés droit, juste en dessous des oreilles. Leur épaisseur formait autour de son visage une demi-auréole brune de boucles aussi rêches que denses, immunisées contre les assauts du vent et la loi de la gravité. Alors que tous les nouveaux collégiens avaient prêté un soin particulier au choix de leurs vêtements, déjà conscients que leur avenir social dans la jungle du collège dépendrait en grande partie de leur image, Morgane portait un pantalon de velours côtelé trop grand, un tricot rayé multicolore aux manches détendues et ses éternelles lunettes rondes. Ce n’était pas encore les lunettes stylées de Harry Potter, juste le modèle le moins cher remboursé par la Sécurité sociale. À peine s’était-elle levée que des ricanements s’étaient fait entendre dans la classe. Morgane avait redressé le menton et s’était plantée devant le tableau vert. Les mains derrière le dos, elle avait débité avec assurance :

— Cet événement a marqué mon été parce que c’est à la fois une victoire pour la science et pour les femmes. C’est important de mettre en avant des modèles féminins qui réussissent dans des domaines vus comme masculins. Ainsi, la nouvelle génération de filles saura qu’elle peut aspirer à autre chose dans la vie qu’aux rôles auxquels la société patriarcale cantonne les femmes depuis des millénaires, à savoir : mère, bonniche ou pute.

Elle avait onze ans. En quelques phrases, le sourire encourageant du professeur de français s’était décomposé en une expression de stupéfaction horrifiée. Après une seconde de sidération, toute la classe avait hurlé de rire. M. Follet avait repris contenance et il avait tonné :

— Taisez-vous ! C’est la première et la dernière fois que qui que ce soit utilise un tel vocabulaire dans ma salle de classe ! Est-ce que c’est clair ?

Il était écarlate et tout le monde s’était tu, terrifié. Étrangement, il n’avait pas envoyé Morgane chez le proviseur. Il s’était contenté de lui dire de ne pas répéter bêtement tout ce qu’elle entendait chez elle. La réputation sulfureuse des parents de Morgane, Xavier et Nicole Richard, n’avait pas atteint Bouville, mais à Saint-Martin, tout le monde savait qui ils étaient. Ils distribuaient des tracts au marché, à la sortie de l’église et du lycée. Ils avaient quinze ans en 68. Féministes deuxième vague, marxistes et environnementalistes bien avant que l’engagement politique devienne un accessoire tendance comme un autre à exhiber dans les dîners mondains, ils étaient de toutes les manifestations du Pas-de-Calais. Ils servaient à la Soupe populaire, aux Restos du Cœur, ils invitaient les SDF à déjeuner, hébergeaient les animaux estropiés, ils étaient bénévoles dans toutes les associations, il suffisait de le leur demander.

Morgane était allée se rasseoir, les chuchotements moqueurs avaient glissé sur elle comme de l’huile sur une toile cirée. Après cet événement, personne ne lui avait plus adressé la parole. On la trouvait bizarre. Depuis, elle passait les récréations, plus sérieusement rebaptisées « interclasses », à lire. Elle venait à l’école pour travailler, pas pour socialiser. Elle raflait les 20 sur 20 et les compliments jetés par les professeurs émerveillés et rentrait chez elle faire Dieu sait quoi. Elle n’avait pas le droit de regarder la télévision, pour préserver son cerveau que ses parents ne souhaitaient pas voir broyé dans l’infernal mécanisme de manipulation des masses orchestrée par les politiques, la société de consommation et l’hypercapitalisme néolibéral. Morgane, qui s’ennuyait ferme, avait donc entrepris très jeune de dévorer l’intégralité des livres de la bibliothèque municipale, et ce, dans l’ordre alphabétique. À quatorze ans, quand elle s’est intéressée à Angélique, elle en était à « Z » comme « Zola ». Avec le recul, il était évident qu’elle deviendrait quelqu’un d’important, qu’on lirait son nom un jour dans les journaux. Mais personne n’aurait pu imaginer ce à quoi elle consacre désormais sa vie et son intelligence. Et surtout pas ses parents qui, les pauvres, ne s’en sont jamais remis.

Mais je m’égare, ce n’est pas le sujet. Morgane n’avait jamais pris part aux débats sur l’incident du hangar à bateaux. Elle semblait, comme les adultes, totalement imperméable aux événements qui rythmaient la vie scolaire des autres collégiens. Pourtant, avec trois mots, un beau matin, elle a sauvé Angélique. Il faut préciser que des mots, Angélique en avait entendus un paquet après l’incident. Jamais les bons.

Tu avais bu, non ? Il n’a pas dû comprendre. Je ne le vois pas faire ça, il est tellement gentil. Tu n’as pas dû être assez claire. Tu l’avais pas un peu cherché ? Tu exagères.

Menteuse.

Tu étais habillée comment ? Tu feras plus attention la prochaine fois. Pourquoi tu as dansé avec lui ? Pourquoi tu as bu ?

Mytho.

Même ta meilleure pote te croit pas. On a vu comment tu le regardais. Tu croyais quoi ? Traînée. T’as pas honte ? Genre, t’étais vierge. Tu n’as qu’à te respecter.

Salope.

T’avais qu’à pas boire. T’avais qu’à pas t’habiller comme ça. T’avais qu’à pas te retrouver seule avec lui.

Espèce de pute.

Dans cette avalanche de commentaires, de remarques, d’opinions qu’elle n’avait jamais sollicités, il y avait des mots qu’Angélique avait besoin d’entendre et que personne n’avait prononcés. Même pas M. Follet, son professeur préféré, même pas sa mère, même pas sa grande sœur ou sa meilleure amie. Personne. Or, les mots, Morgane, déjà à cette époque, savait trouver les bons en toutes circonstances. Et un jour, elle qui connaissait à peine Angélique s’est plantée devant elle. Elle l’a fixée droit dans les yeux et a déclaré comme on balance une bouée de sauvetage :

— Je te crois.

Sur le muret où elle était assise, Angélique n’a pas répondu. On aurait pu croire qu’elle n’avait pas entendu, voire qu’elle n’avait même pas remarqué la présence de Morgane. Dans la cour, les rires, les discussions, les sons des ballons qui rebondissaient sous le préau, résonnaient comme d’habitude. Angélique a hésité, puis elle s’est légèrement décalée pour laisser une place sur le muret et Morgane, en silence, s’y est assise. Par la suite, Angélique s’est accrochée à ce « je te crois » comme un naufragé se cramponne à une main tendue, elle s’est appuyée sur ces trois mots pour remonter les murs lisses du puits où elle était tombée, pour s’éloigner du rebord des falaises et des voies ferrées qui vibrent, pour ramasser, un par un, les débris de son âme éparpillée en mille éclats sur le sable froid d’un hangar à bateaux, quelques jours avant ses quatorze ans.

Aujourd’hui, Morgane

Assise sur les escaliers de béton, Morgane posa son gobelet de café à côté d’elle et alluma une cigarette. Elle ne fumait plus depuis longtemps, mais le verdict allait tomber tout à l’heure, alors elle pouvait bien s’encrasser un peu les poumons. Elle prit le temps de l’apprécier tout en suivant des yeux le lent mouvement de la grande roue posée au bout de la jetée de Scheveningen. La plage, immense, s’étendait devant elle jusqu’aux vagues rugissantes. Ici l’eau était verte, pas du vert des plages de Porquerolles ou des îles grecques, mais d’un kaki qui ne faisait rêver personne. Quelques fous se baignaient encore en maillot, des surfeurs en combinaison affrontaient les rouleaux déchaînés. Elle avait beau avoir grandi au bord de la Manche, elle ne faisait pas le poids face aux Néerlandais qui nageaient toute l’année ou presque dans l’écume froide de la mer du Nord. Bouville-sur-Mer, à côté de La Haye, c’était les Maldives. Depuis la fin octobre, les restaurants et les bars temporaires en préfabriqué, montés tous les ans au printemps, avaient été démontés et la plage était vide, battue par un vent humide et gris.

Morgane poussa un soupir. Le verdict allait tomber et avec lui les demandes d’interviews, de commentaires, d’explications. Il allait falloir répondre aux questions. Toujours les mêmes. Faire face à l’incompréhension générale, au dégoût, aux insultes sur les réseaux sociaux, voire aux crachats sur le pare-brise de sa voiture et aux menaces à l’encontre de son mari et de ses enfants.

Elle écrasa son mégot et termina son café froid. Puis, elle se leva et se dirigea vers sa voiture. Arrivée à la Cour pénale internationale, elle passa machinalement les deux portiques de sécurité pour se rendre en salle d’audience. Elle enfila sa robe noire et prit sa place. On lui disait bonjour poliment, on n’en pensait pas moins. Tout ça pour ça. Ces mois d’auditions, de débats, de dépositions, tous ces corps sans vie, mutilés, bientôt oubliés au fin fond d’un village de République centrafricaine dont personne ne se rappellerait le nom demain. Tout ça, pour un abandon des charges faute de preuves suffisantes. Un abandon des charges qu’elle avait bataillé pour obtenir. Parce que c’était son métier. Parce que toute personne a le droit d’être défendue par un avocat. Même les monstres. Et l’avocate des monstres, ceux qu’on accusait de génocides, de crimes contre l’humanité, de viol et de torture, c’était elle.

Derrière elle, l’accusé attendait le verdict. Des mois qu’il écoutait, dans ce box, les avocats, les témoins et les victimes, égrener en détail la liste de ses crimes, sans jamais manifester autre chose qu’un certain ennui. À plusieurs reprises, il s’était même endormi. Morgane connaissait par cœur la liste des chefs d’accusation : crimes de guerre et crimes contre l’humanité, meurtre, attaque contre une population civile, pillage, enrôlement forcé d’enfants, réduction en esclavage, viol, torture, mutilations…

Il avait pourtant l’air normal, ce type. Un papi d’une soixantaine d’années, affable, à la bedaine rassurante, un peu chauve. Normal, voire plutôt sympathique. On pourrait s’asseoir à côté de lui dans le bus sans y penser, confiant dans sa bonhomie. C’est ce qui frappait Morgane chaque fois qu’elle posait les yeux sur les accusés qu’elle défendait, à quel point les pires coupables pouvaient avoir l’air innocents.


Plusieurs heures plus tard, à la sortie, devant le bâtiment ultramoderne, composé de blocs de verre et entouré de pièces d’eau, les journalistes attendaient. Morgane inspira un grand coup, ferma les yeux et se jeta dans l’arène. Après tout, elle avait l’habitude.

— Pourquoi défendez-vous toujours des coupables ?

— Parce que le droit à un procès équitable est fondamental. Par ailleurs, j’aimerais vous rappeler que toute personne est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie.

— Ça ne vous empêche pas de dormir la nuit, d’aider des assassins, des violeurs et des pédophiles à sortir de prison ?

— Je m’exhorte à regarder les accusés comme des êtres humains. Je suis là pour défendre leurs droits qui, rappelons-le, sont les mêmes que les vôtres et contribuent à construire un monde plus juste.

— Croyez-vous en l’innocence de votre client ?

— Ce n’est pas la question. Je suis avocate, je ne travaille pas pour la police.

— Avez-vous pensé aux victimes ? Aux familles des victimes ?

— Je suis désolée, je dois y aller.

Elle se glissa dans la voiture noire aux vitres teintées qui l’attendait et respira, enfin. Elle avait gagné, elle était contente. Elle ne doutait pas que son client avait sur les mains le sang de civils, d’enfants assassinés au nom d’une bataille de pouvoir qui n’avait jamais concerné ses victimes. Elle était comme tout le monde, il ne fallait pas croire. Ce type, une partie d’elle espérait qu’il se ferait écraser par un camion. Si cela arrivait, elle n’éprouverait aucune sympathie, mais plutôt une certaine satisfaction. La rage, la violence, l’instinct primaire de vengeance, elle les ressentait comme les autres. Elle savait toutefois que tout cela n’avait rien à voir avec la justice. Faire acquitter un accusé faute de preuves suffisantes, ce n’était pas un échec de la justice, mais une preuve de son bon fonctionnement.

Son téléphone vibra, elle le sortit de sa poche et jeta un coup d’œil à l’e-mail qu’elle venait de recevoir sur sa boîte personnelle.

Bonjour Morgane,

J’espère que tout va bien pour toi et ta famille. J’ai hésité à t’écrire, depuis tout ce temps…, mais René dit que la police est venue l’interroger à propos de S… Je n’ai pas réussi à comprendre s’ils rouvraient l’enquête ou de quoi il s’agissait exactement, mais il faudrait peut-être qu’on se voie avec Jasmine, non ?

Bises,

Angélique

Morgane fixa l’écran, elle dut relire plusieurs fois ­l’e-mail pour comprendre. Le vrai échec de la justice, pour Morgane, ce n’était pas l’impunité de certains coupables, c’était de condamner à tort. Or, il y a bien longtemps, Morgane avait laissé un homme partir en prison pour un crime qu’il n’avait pas commis. Elle aurait pu lever la main, dire « Attendez ! ». Il aurait suffi de quelques mots pour le sauver, au nom de cette justice qu’elle brandissait comme un étendard depuis sa plus tendre enfance. Mais elle ne les avait pas prononcés. Elle avait détourné les yeux. Elle avait laissé faire. Et depuis, elle payait sa dette.

*

Document de travail Affaire Sarah Leroy – année 1999

Morgane et Angélique ont commencé à s’asseoir côte à côte en salle de classe, dans le bus et sur un banc pendant toutes les récréations. Angélique était toujours l’objet d’insultes diverses, la présence de Morgane atténuait cependant l’intensité des attaques. Morgane n’était pas populaire, mais les deux ou trois fois où elle avait été bousculée ou moquée par d’autres élèves, elle ne s’était pas laissé démonter. Elle avait décoché quelques mots bien choisis, des flèches empoisonnées qui avaient su ridiculiser ou blesser ses adversaires de façon mémorable. Alors, dans son dos, on la traitait de sorcière ou de lesbienne, on se moquait de ses vêtements, de ses cheveux en pétard ou de ses parents ridicules, mais en face, on lui fichait généralement la paix.

La première fois qu’Angélique est allée chez Morgane, elle lui a demandé :

— Ils savent, tes parents ?

Elle n’a pas eu besoin de préciser de quoi elle parlait, Morgane lui a répondu :

— Ce qui t’est arrivé, il n’y a que toi qui peux décider si et à qui tu veux le raconter. Ce n’est pas à moi d’en parler.

Angélique a hoché la tête. Jamais Morgane n’avait parlé « d’inci­dent » comme tout le monde le faisait. Une fois, et une fois seulement, elle avait même utilisé ce mot qu’Angélique n’avait jamais osé prononcer, même à voix basse, même en pensée. « Viol ». Angélique en avait été choquée. Elle avait chuchoté « ne dis pas ça » en regardant autour d’elle, terrifiée à l’idée que quelqu’un ait entendu. Ce mot-là, il était dangereux, il lui faisait peur et il ne pouvait pas correspondre à l’incident du hangar à bateaux. Un viol, c’est un adulte inconnu, la nuit, sur un parking, un couteau sous la gorge, la police, un procès, la prison. Pas ce qui lui était arrivé, le grand frère d’un copain qui n’écoute pas à une soirée trop arrosée. Tellement poli qu’il appelle le lendemain sur le fixe pour s’excuser de s’être emballé. Il ne savait pas que c’était sa première fois. Elle aurait dû le lui dire, il serait allé plus doucement. Ce n’était pas si grave, ces quelques bleus sur les bras, là où il l’avait maintenue un peu trop fort. Quelques traces de sang et de sable dans une culotte Petit Bateau en coton rose qu’elle avait brûlée dans l’évier, au même endroit que ses icônes religieuses, quelques années plus tôt. Pas de quoi en faire toute une histoire. Ce sont des choses qui arrivent. N’est-ce pas ce que sa mère lui avait expliqué quand elle avait tenté de lui en parler ?

Angélique s’est donc présentée un jour devant la porte des Richard, vaguement intimidée. Nicole Richard, la mère de Morgane, était une femme nerveuse qui avait toujours l’air exténuée. Pas au sens où elle aurait mal dormi la nuit précédente, mais plutôt fatiguée de naissance, du monde, de la vie et des gens. Elle a ouvert, une cigarette au coin des lèvres.

— J’imagine que tu es Angélique ?

Elle avait une voix douce et elle a déposé un baiser affectueux à l’odeur de nicotine sur la joue d’Angélique.

— Morgane est partie acheter le pain, elle sera là dans dix minutes.

— Désolée, je suis un peu en avance.

— Pas de problème, tu veux un verre d’eau ? une limonade ?

— Je veux bien une limonade.

Nicole est revenue une minute plus tard avec un verre de limonade. Elle s’est assise en face d’Angélique et l’a examinée, les yeux plissés, tout en tirant sur sa cigarette. Elle avait le même regard gris acier que Morgane.

— Tu es beaucoup trop jolie, tu auras des problèmes toute ta vie, a-t-elle soupiré, personne ne s’intéressera jamais à ce qu’il y a dans ta petite tête.

Consciente que le compliment n’en était pas un, mais trop décontenancée pour élaborer une autre réponse, Angélique a répondu :

— Merci.

Et s’est sentie stupide.

— Je suis heureuse que Morgane ait trouvé une amie, a continué Nicole, elle a du mal à se faire des copines au collège, elle est beaucoup trop intelligente pour son âge, surtout pour une fille. J’ai toujours peur qu’elle souffre de sa solitude. Vous êtes amies, n’est-ce pas ?

Angélique a avalé une gorgée de sa boisson et a haussé les épaules. L’amitié était un concept fluctuant. Force était de constater que les filles, à commencer par Sarah, avaient été avec elle bien plus cruelles que les garçons ces derniers temps.

— L’amitié, moi, j’y crois pas vraiment.

Nicole a haussé un sourcil.

— Pourquoi dis-tu ça ?

— J’avais une amie, c’était ma meilleure amie depuis le CE2 et elle m’a trahie.

— Comment ça ?

— Elle a dit à tout le monde que j’étais une menteuse et elle a arrêté de me parler.

— Et tu avais menti ?

Angélique a secoué la tête.

— Non, mais selon elle, au nom de notre amitié, ce que j’ai dit, j’aurais dû le garder secret.

Nicole Richard, intriguée, a commenté :

— L’amitié, c’est vrai, ça peut être compliqué, mais ma Morgane, tu peux lui faire confiance, c’est une loyale, elle a plus de principes que tous les adultes que je connais réunis.

Angélique a posé le verre sur la table. La limonade, sans sucre, était trop acide.

— Tu sais, a poursuivi Nicole gentiment, c’est comme ça… On apprend aux filles à se tirer dans les pattes. Ça commence au berceau, avec les contes de fées : Cendrillon, martyrisée par ses demi-sœurs, Blanche-Neige, empoisonnée par sa belle-mère… Tout ce qu’on voit ce sont des femmes jalouses, en compétition (elle s’était levée, subitement agitée, semant les cendres de sa cigarette sur la moquette du salon). Pas à qui sera la plus généreuse ou la plus intelligente, non, depuis la nuit des temps, on nous lance dans une course effrénée à qui sera la plus belle, parce que la plus belle, celle qui rentrera le mieux dans le moule de l’idéal féminin que représente la princesse de conte de fées dans l’esprit des petites filles, obtiendra la récompense ultime…

Angélique, fascinée par cet étrange discours, a demandé :

— C’est quoi la récompense ultime ?

Nicole Richard a souri avec douceur.

— Le droit d’épouser le prince charmant, de porter ses enfants, de faire le ménage et la cuisine et de laver ses chaussettes gratuitement. Et le meilleur moyen de gagner, c’est d’éliminer la concurrence. En quelque sorte, ton amie, celle qui ne te parle plus, a été embrigadée.

— Ça veut dire quoi, « embrigadée » ?

— C’est comme si tu étais ensorcelée. Toutes ces histoires, ces comportements dans les livres, dans les films, que tu absorbes sans même t’en rendre compte à force, c’est un peu comme un enchantement : ça grave au plus profond de ton cœur l’idée que les autres femmes ne peuvent pas être véritablement tes amies, que mises au pied du mur, entre toi et un garçon, elles choisiront toujours le garçon, elles te trahiront, elles t’observeront et jugeront chacune de tes actions, tes vêtements, ton physique, comme certaines filles observent et jugent Morgane, simplement parce qu’elle est différente, au lieu de la laisser vivre comme elle l’entend, parce que sa liberté les effraie…

La porte de l’entrée a claqué à ce moment-là et a coupé Nicole Richard dans sa démonstration lyrique.

— Ah, voilà Morgane !

Morgane avait les joues rosies par sa course à vélo. Elle a déposé une baguette de pain sur la table basse.

— Maman est en train de t’exposer sa grande théorie sur la compétition entre filles, c’est ça ?

— C’est tout à fait vrai, a rétorqué Nicole, crois-moi, j’ai été trop souvent déçue par l’inexistence de la solidarité féminine pour ne pas essayer de vous protéger.

— Oui, oui, oui, la femme est un loup pour la femme, on est toutes embrigadées bla-bla-bla… Viens, Angélique, on va dans ma chambre.

Angélique a suivi Morgane jusque dans une petite pièce en soupente dotée d’un lit une place impeccablement fait et dont l’ordre et la propreté contrastait avec le reste de l’appartement.

— Désolée pour ma mère, elle a des théories sur tout et tout le monde. Ce truc sur les princesses, les belles-mères et les sorcières, etc., elle le ressort à toutes les sauces. Il faut dire que son père est parti avec la meilleure amie de sa mère quand elle avait quinze ans, ça n’a pas aidé…

Angélique s’est laissée tomber sur le lit, pensive.

— Ça se tient, son truc… Regarde Sarah et moi…

— Sarah et toi, c’est différent, non ? Vous n’étiez pas en compétition, c’est juste qu’elle a eu le sentiment de devoir choisir entre toi et sa famille… Elle a eu peur, c’était plus simple pour elle de croire que tu mentais. Les gens sont prêts à croire ­n’importe quoi du moment que ça les arrange.

— Peut-être, mais c’est juste une autre façon d’être ensorcelée.

Morgane a effectué un tour complet sur sa chaise de bureau.

— Si on est toutes ensorcelées, on n’a qu’à briser l’enchantement, j’ai une idée !

Elle a fouillé dans une boîte à chaussures et en a sorti une cassette audio.

— J’ai réussi à l’enregistrer en entier sur NRJ l’autre jour, il manque à peine les trois premières secondes.

Elle a inséré la cassette dans le lecteur et a appuyé sur « play » puis, sur les premiers accords du piano, elle s’est mise debout sur son lit et a énoncé d’une voix solennelle :

— Moi, fée Morgane, je déclare que nous serons amies à la vie, à la mort, pour le meilleur et pour le pire, que nous resterons solidaires, quelle que soit la situation et que nous nous soutiendrons toujours. Et grâce à ces paroles magiques et le pouvoir investi en moi par la sublime, l’unique, l’inimitable, la géniale Mylène Farmer, je nous déclare officiellement « désenchantées ».

— Ça ne veut pas dire ça, « désenchantées », ça veut dire « aigries », a rétorqué Angélique en battant automatiquement la mesure sur la musique.

— Ça veut dire ce qu’on veut… On ne va pas se laisser dicter la signification des mots ! a déclamé Morgane qui a commencé à fredonner : « Si je dois tomber de haut, que ma chute soit lente, je n’ai trouvé de repos, que dans l’indifférence… »

— On ne va pas se laisser dicter la signification des mots, mais de là à réinventer la langue française et Mylène Farmer…

En guise de réponse, Morgane a tourné le bouton du volume au maximum.

— « Je voudrais retrouver l’innocence… Mais rien n’a de sens… et rien ne va… »

— Sur l’absence de sens, je suis d’accord…, a marmonné Angélique.

Morgane, trop occupée à s’époumoner sur la chanson, n’écoutait plus. Angélique l’a fixée quelques instants, déconcertée. Elle voyait apparaître pour la première fois une facette de Morgane qu’elle ne connaissait pas. Son amie tournoyait les bras écartés dans sa chambre d’écolière bien rangée en chantant à tue-tête. Alors, un sourire a éclos sur le visage d’Angélique, timide d’abord, le premier rayon de soleil après des mois de pluie, puis de plus en plus grand jusqu’à venir illuminer les quatre coins de la petite chambre sous les toits.

— D’accord, j’accepte de faire partie de ta secte des aigries.

— « Désenchantées », Angélique, pas « aigries » ! a crié Morgane pour couvrir le son de la musique.

— Désenchantées, a répété Angélique plus fort en grimpant sur le bureau, on est désenchantées !

Morgane lui a jeté une brosse à cheveux et Angélique l’a saisie au vol comme un micro imaginaire. Puis, elle s’est mise à clamer avec elle, les yeux fermés, le poing levé, comme sur une scène imaginaire :

« Tout est chaos, à côté,

tous mes idéaux : des mots abîmés…

Je cherche une âme qui pourra m’aider

Je suis d’une génération désenchantée. »

Aujourd’hui, Angélique

Angélique marcha jusqu’au front de mer, de loin, elle aperçut le restaurant de ses parents. Elle l’avait fermé deux semaines à la suite du décès de sa mère. Le Comptoir du Fort accueillait toujours du monde l’été, la cuisine y était bonne et il avait d’excellentes critiques sur Internet, mais le reste de l’année, malgré les quelques habitués, il était loin d’être rentable. Il fallait faire face à la concurrence des restaurants des Leroy, gérés plus efficacement, d’autant plus que Marie-Claire Courtin s’était toujours refusée à augmenter les prix, estimant que les locaux n’avaient pas à subir toute l’année le prix exorbitant que les touristes étaient prêts à payer deux mois par an. Deux silhouettes l’attendaient sous l’enseigne. La peinture s’effritait, il faudrait qu’elle pense à la repeindre. Une voiture de location était garée devant le restaurant. Angélique plissa les yeux, surprise.

— On a de la visite, Obi-Wan, murmura-t-elle.

Même si Fanny ne lui parlait plus depuis des années sans qu’elle n’ait jamais vraiment compris pourquoi, Angélique reconnut tout de suite la silhouette élancée de sa sœur à l’impatience contenue qui se dégageait de ses gestes.

— Salut, dit-elle en s’approchant.

— Salut, répondit Fanny en se penchant aussitôt sur Obi-Wan, hello toi ! s’exclama-t-elle avec un sourire bien plus sincère que celui qu’elle avait affiché pour sa sœur.

Ce traître d’Obi-Wan se laissa gratter derrière les oreilles avec enthousiasme et il gratifia même Fanny d’un grand coup de langue.

Angélique adressa un hochement de tête à l’adolescente qui accompagnait sa sœur et l’examina d’un œil intrigué. Elle la trouva aussitôt sympathique. Pas à cause de son style de fausse rebelle parisienne. Quand on est anarchiste, on n’achète pas son blouson tête de mort chez Zadig & Voltaire. Mais parce qu’elle avait un air à vouloir foutre le feu aux bagnoles sans la moindre raison qui devait rendre Fanny absolument dingue.

— Salut, je suis Angélique.

— Je m’appelle Lilou, je suis la belle-fille de Fanny.

Voilà qui expliquait le décalage. Angélique était surprise. Cela ne ressemblait pas à Fanny de faire sa vie avec un homme divorcé et déjà père, mais maintenant qu’elle y pensait, sa mère avait déjà évoqué l’existence de Lilou. Et de toute façon, que savait-elle de ce qu’était devenue sa sœur ?

— Tu ne m’as pas donné les informations pratiques pour l’enterrement, alors je me suis dit que j’allais passer te voir. On peut rentrer ?

Sans répondre, Angélique récupéra la clé qu’elle laissait toujours dans un pot de fleurs sur le rebord de la fenêtre. Avec Mia qui oubliait tout le temps ses clés, elle avait gardé cette habitude. Elle ouvrit la porte qui menait au premier étage. Depuis les départs successifs de Mia, puis de sa mère, l’appartement au-dessus du restaurant paraissait bien vide à Angélique. Fanny accrocha sa veste à la patère, enleva ses chaussures et les aligna en dessous des manteaux, comme quand elles étaient petites, pour éviter les claques de leur mère quand elles montaient avec leurs baskets pleines de sable. Les cheveux lisses et teints en blond de Fanny encadraient son visage aux traits réguliers. Elle portait un jean et un pull en cachemire rose qui mettaient en valeur sa silhouette. Spontanément, elle se dirigea vers la cuisine.

— Je peux avoir un café ?

— Fais comme chez toi…

La remarque était ironique puisque, de fait, Fanny était chez elle. Angélique se demanda si ce n’était pas la raison de la présence de sa sœur. Peut-être voudrait-elle lui vendre sa part de l’appartement et du restaurant. Angélique n’aurait jamais les moyens de les lui racheter. Fanny s’arrêta net sur le seuil de la cuisine, surprise de ne pas reconnaître les meubles marron en Formica de son enfance.

— Mia a tout repeint il y a deux ans, expliqua Angélique.

— Mia va bien ? Elle sera à l’enterrement ?

— Elle est en première année de médecine à Lille. Elle arrive tout à l’heure.

— C’est qui Mia ? interrogea Lilou.

A priori, ta demi-cousine, répondit Angélique.

Fanny hocha la tête et laissa son regard glisser sur les meubles repeints d’un bleu doux, elle scruta la peinture blanche des murs à la recherche d’une trace de l’ancien papier peint marron à figures géométriques des années 1970 qu’elles avaient détesté toute leur enfance, manifestement déstabilisée par ce changement.

— Vous avez… vous avez changé d’autres choses ?

Angélique sortit trois tasses d’un placard.

— Tu peux visiter si tu veux.

Sa sœur sortit pour faire le tour de l’appartement. Lilou s’était assise près d’Obi-Wan et le caressait prudemment. Le jeune chien lui lécha les mains et un sourire vint illuminer la mine renfrognée de l’adolescente.

Angélique sortit le café du placard.

— Tu veux un chocolat chaud ? Un jus d’orange ?

Lilou, qui faisait rouler son stick à lèvres à la cerise sur le carrelage pour amuser Obi-Wan, releva la tête, hésitante.

— Un verre d’eau, merci.

— Tu es en vacances ?

Lilou saisit le verre qu’Angélique venait de remplir.

— Je me suis fait virer du lycée.

Angélique haussa un sourcil amusé.

— Ah oui ? Pourquoi ?

— Parce que j’ai fait la caricature d’un connard.

— Ça devait être ressemblant, alors.

— Oui, je suis plutôt douée en dessin.

— Il avait fait quoi ?

— C’est marrant, t’es la première adulte qui me pose cette question… Il appelle ma meilleure copine « la chinetoque » depuis le début de l’année. Elle lui a demandé dix fois d’arrêter et il continue, ce blaireau… En plus, c’est complètement con, vu qu’elle est vietnamienne.

Angélique sourit et retint son envie de passer une main dans les cheveux de Lilou. Elle alluma la bouilloire électrique, un cadeau de Noël de Mia, et conclut :

— Le lycée, il n’y a pas pire repaire de connards.

Lilou approuva et lui rendit son sourire, un vrai sourire cette fois, franc, comme celui qu’elle avait accordé à Obi-Wan quelques minutes plus tôt.

— C’est vrai. Mais là de toute façon, je suis en stage avec FC, Fanny, je veux dire, donc je n’ai pas à y retourner tout de suite.

— Un stage de quoi ?

— De journalisme, on doit écrire un dossier pour la sortie du nouveau site de Mesdames, ça va faire un énorme buzz. C’est sur Sarah Leroy, tu la connaissais, non ?

Angélique sursauta et la tasse encore vide qu’elle tenait vint se briser sur le carrelage orange.

— Arrête avec ça, Lilou ! s’exclama Fanny, de retour dans la cuisine.

Pour cacher son malaise, Angélique sortit une balayette et une pelle de sous l’évier et entreprit de ramasser les morceaux de porcelaine.

— Arrêtez, vous allez vous couper ! ordonna-t-elle d’une voix blanche à Fanny et Lilou qui s’étaient penchées pour l’aider.

Elle jeta les débris dans la poubelle et lança :

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire, tu n’es pas ici pour l’enterrement de Maman ?

— Si, bien sûr, mais c’est vrai que je dois écrire un article sur Sarah Leroy, pour le magazine…

Angélique versa l’eau chaude sur le café filtre. C’était étrange, cette façon de toujours dire « Sarah Leroy ». Avant, on disait juste « Sarah ». Dès le moment de sa ­disparition, son nom de famille était devenu indissociable de son nom. Plus personne ne l’avait appelée juste Sarah.

— Ma boss sait que j’ai grandi ici, elle ne m’a pas laissé le choix…

— Pas la peine de te justifier, coupa sèchement Angélique, je sais que ta carrière passe avant tout… À vrai dire, je suis juste surprise que tu n’aies pas exploité le filon plus tôt…

Angélique servit deux tasses de café et remplit à nouveau le verre de Lilou. Puis elle s’assit à la table de la cuisine et trempa les lèvres dans sa tasse. Le café avait le goût de la déception. Un instant, elle avait espéré que sa sœur était là pour recoller les morceaux, pour l’enterrement, pour leur famille.

— À quelle heure est l’enterrement ? s’enquit Fanny.

— La messe est à quatorze heures.

— Elle… elle est morte de quoi ?

— Un cancer de la gorge qui s’est généralisé en quelques mois. Elle ne te l’a pas dit ?

Fanny fixa Angélique d’un air horrifié.

— Bien sûr que non ! Si j’avais su qu’elle était malade… je serais venue.

Angélique ouvrit la bouche, comme pour dire quelque chose, puis se ravisa.

— Elle a reçu son diagnostic juste avant de partir pour l’anniversaire d’Oscar, expliqua-t-elle. Elle m’a dit qu’elle t’en avait parlé…

— Pas du tout… Je ne l’ai pas trouvée particulièrement en forme, mais…

Fanny secoua la tête, désemparée. Elle aurait dû comprendre que quelque chose ne tournait pas rond. Elle n’avait fait aucun effort quand sa mère leur avait rendu visite. Fanny ne l’avait pas laissée une seconde seule avec Oscar et sa mère lui avait violemment reproché de ne pas lui faire confiance, ce qui, quand on savait la façon dont Marie-Claire Courtin s’était occupée de ses filles, était plutôt comique.

— On s’est disputées le dernier jour… Je… Les mois ont passé vite, elle était en tort, alors je me suis dit qu’elle n’avait qu’à rappeler. Ce n’est pas comme si c’était la première fois que ça arrivait, mais jamais je n’aurais pensé…

Fanny sentit malgré elle ses yeux se remplir de larmes. Angélique soupira et tendit un morceau de Sopalin à sa sœur.

— Elle avait changé, tu sais. Si tu l’avais vue avec Mia, je crois que tu lui aurais pardonné. Enfin, je comprends mieux maintenant, elle ne m’a pas avoué que vous vous étiez disputées. Elle me donnait des nouvelles de temps en temps comme si elle t’avait eue au téléphone. Si j’avais su que tu n’étais pas au courant, je t’aurais prévenue.

Fanny se leva brusquement.

— On va y aller, on se retrouve à l’enterrement, souffla-­t-elle, j’imagine qu’elle sera enterrée dans cet affreux cimetière sur la falaise.

— Qu’est-ce que tu racontes, il est magnifique, ce cimetière !

Même si l’endroit était inextricablement lié au souvenir de Sarah, Angélique avait toujours aimé ce cimetière. Elle n’avait jamais quitté Bouville-sur-Mer et elle espérait, elle aussi, être enterrée ici un jour, en haut de la falaise battue par le vent, avec vue sur la mer.

— À tout à l’heure, lança Angélique comme Fanny ne répondait pas.

Lilou suivit sa belle-mère, non sans adresser un petit signe de la main à Angélique. Celle-ci souleva le rideau de la cuisine et observa sa sœur alors qu’elle remontait dans sa voiture. Elle sentit monter en elle un sentiment de culpabilité familier. Elle avait cru leur mère quand celle-ci affirmait avoir des nouvelles régulières de Fanny. Néanmoins, elle aurait dû vérifier, prévenir Fanny quand elle avait été hospitalisée. À vrai dire, elle n’y avait pas pensé. Cela faisait tellement longtemps qu’elles ne se parlaient plus, que même ce texto pour annoncer le décès de leur mère avait été envoyé plusieurs heures après les faits.

Angélique laissa retomber le rideau et entreprit de ranger les tasses dans le lave-vaisselle. Elle ne pouvait pas penser maintenant à cette histoire d’article sur Sarah Leroy… C’était peut-être bien la vraie raison de la présence de Fanny, on ne pouvait jamais savoir avec elle. La police qui interrogeait le vieux René, et à présent Fanny qui voulait publier un article sur le sujet dans le plus gros magazine féminin de France… Angélique hésita, puis, à contrecœur, elle sortit son téléphone et tapa « Sarah Leroy » dans le moteur de recherche. Elle classa les résultats du plus récent au plus ancien et fit rapidement défiler la première page. Rien de récent. Si l’enquête avait été rouverte, l’information n’était pas publique. Était-il possible que Fanny ait eu l’info malgré tout ? Elle soupira et se prit la tête dans les mains. Pourquoi fallait-il que cela remonte aujourd’hui ? Il fut un temps où la vérité l’aurait libérée. Mais aujourd’hui, elle avait peur d’un seul jugement : celui de sa fille. Mia, qui avait toujours été une enfant douce et sage, serait-elle capable de comprendre les choix radicaux que sa mère avait faits vingt ans plus tôt ?

— Maman ?

Angélique sursauta. Mia venait de faire irruption dans la cuisine. Plongée dans ses pensées, Angélique ne l’avait pas entendue arriver. Angélique serra contre elle le corps mince de sa fille et enfouit son nez dans ses longs cheveux blonds ensoleillés toute l’année pour respirer l’odeur du shampooing au miel qu’elle utilisait depuis qu’elle était petite.

— Comment ça va, ma chérie ?

— Bien, mais toi, surtout ?

— Ça va, ma puce, ce n’est pas comme si on ne savait pas que ça allait arriver.

— J’aurais dû venir tout de suite, mais j’avais mes examens et…

— Non, bien sûr, ne sois pas désolée. L’essentiel, c’est que tu puisses venir à l’enterrement. Je vais me changer vite fait et on ira manger quelque chose avant, d’accord ? Tu pourras me raconter comment tes partiels se sont passés.

Mia acquiesça et Angélique alla sortir une vieille robe noire en laine de son placard. Ça faisait une éternité qu’elle n’avait pas porté autre chose qu’un jean.

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Document de travail Affaire Sarah Leroy – année 1999

Jasmine Bensalah a rencontré Angélique et Morgane en salle de permanence. Elles ne savaient pas, alors, que Jasmine était la fille de la nouvelle femme de ménage des Leroy. Iris avait renvoyé l’ancienne parce qu’elle ne passait pas l’aspirateur sur le haut des plinthes. Morgane, Jasmine et Angélique n’étaient pas dans la même classe, mais elles avaient toutes les trois pris deux heures de colle. Morgane, parce qu’elle avait expliqué au professeur de mathématiques qu’il racontait n’importe quoi (elle avait raison, mais apparemment, là n’était pas la question), Angélique parce qu’elle était tout le temps collée, et Jasmine, parce que le prof de techno n’aimait pas les Arabes. Ce n’était pas une hypothèse, mais un fait. Il le lui avait expliqué une fois : « Je n’aime pas les Arabes, ils prennent nos jobs et vivent des allocations sans rien foutre. » La contradiction dans le propos n’avait pas échappé à Jasmine, pourtant, elle s’était tue. Le soir, quand elle avait rapporté l’épisode à ses parents, son père avait répondu : « Tu n’as qu’à lui prouver qu’il a tort en travaillant plus que les autres. » Jasmine ne voyait pas pourquoi elle aurait eu à travailler deux fois plus pour prouver quoi que ce soit à ce sale type, ni pourquoi elle souriait automatiquement quand ses camarades de classe lui chantaient Aïcha de Khaled chaque fois qu’elle passait dans les couloirs alors qu’elle détestait cette chanson. Chez les Bensalah, on ne faisait pas dans le misérabilisme ou la démonstration. On répétait souvent : « Dans la vie, il faut savoir rester à sa place. » On bossait en silence tôt le matin et tard le soir, on payait ses impôts, on passait l’aspirateur sur les plinthes quand la patronne le demandait, et on ne se plaignait pas. On avait pour seule ambition d’assurer un avenir correct aux enfants. On les rêvait parfois, sans trop y croire, dans un bureau. À faire quoi ? On ne savait pas exactement, mais un bureau, ce serait forcément mieux que les ménages et les trois-huit. C’était la raison pour laquelle, après trois ans de chômage, quand un lointain cousin avait ouvert sa société de transports dans le Nord, ils avaient quitté leur cité en banlieue de Marseille. Malgré le soleil et les relations d’entraide qu’ils entretenaient avec leurs voisins, là-bas, l’absence d’avenir semblait scellée dans le béton gris. À Bouville-sur-Mer, ils souffraient de la solitude, mais comme à Marseille, il y avait la mer et surtout, il y avait un CDI pour Ahmed Bensalah.

Jasmine, bien consciente de tout ce que ses parents sacrifiaient pour elle et son frère, aurait détesté les décevoir. Elle restait donc à sa place. Et sa place, visiblement, c’était le silence et l’acceptation. Ce jour-là, sans chercher à comprendre pourquoi elle était une fois de plus punie sans raison valable, elle avait refermé son classeur et s’était rendue en salle de permanence. Elle avait aperçu Angélique, les yeux dans le vide, assise tout au fond, les bras croisés sur son sweat-shirt Nirvana, attendant que passe cette énième heure de colle et son adolescence. En tant que nouvelle au lycée de Bouville, Jasmine avait vaguement entendu parler de l’incident du hangar à bateaux, tout du moins dans sa version officielle : Angélique y avait perdu sa virginité à treize ans comme la traînée qu’elle était. Éric Leroy avait déclaré qu’il était tellement ivre qu’il ne se souvenait de rien si ce n’est qu’elle lui avait sauté dessus. Cela avait définitivement clôturé le ­dossier pour lui, réduisant l’événement, en ce qui le concernait, à une simple erreur de parcours que plus personne ne voyait de raison d’évoquer. Pour Angélique, les choses n’avaient malheureusement pas été si simples. Un certain nombre de légendes et de rumeurs, depuis, couraient sur son compte : des actes sexuels honteux dans des endroits sordides, des locaux à poubelles, le cimetière de Bouville où elle traînait souvent ou les toilettes du bowling. Ces rumeurs impliquaient généralement les garçons qui les inventaient, parfois même un professeur ou le père d’un élève peu populaire, voire le vieux René, avec qui on avait vu Angélique discuter parfois sur la plage. Jasmine voyait donc très bien qui était Angélique et elle la trouvait un peu effrayante.

Angélique, pour sa part, n’avait aucune idée de qui était Jasmine et elle lui a jeté un regard indifférent avant de reprendre la contemplation de ses ongles rongés et vernis en noir. Jasmine a ouvert son livre de maths et a entrepris de faire les exercices un par un dans son cahier de brouillon, au crayon, pour pouvoir effacer ensuite afin de ne pas gaspiller de papier. Son plus grand rêve, son ambition secrète et inavouée était de participer au concours Kangourou, mais elle n’avait jamais osé s’inscrire. Jasmine adorait les maths, leur absence d’ambiguïté, leur rassurante exactitude. Il ne serait venu à l’idée de personne de placer le 2 ailleurs qu’entre le 1 et le 3. Les chiffres savaient rester à leur place. Ils respectaient les règles. C’était bien.

Quelques minutes après Jasmine, Morgane est rentrée à son tour dans la salle, l’air furieux et son carnet de correspondance à la main. Sous le regard sidéré de Jasmine et celui amusé d’Angélique, elle a passé l’heure à expliquer au surveillant excédé qu’elle était l’objet d’une terrible injustice due à l’ego surdimensionné du professeur de maths qui n’avait pas supporté qu’elle mette en lumière sa compréhension imparfaite du théorème de Pythagore. Morgane avait une intelligence très supérieure à la moyenne et elle s’était toujours extrêmement bien exprimée. Elle faisait par ailleurs déjà preuve d’une incapacité totale à accepter la moindre forme d’injustice. Il n’existait pas de Goliath ou de moulins à vent capables de lui faire baisser les bras, si tant est qu’elle ait pensé avoir raison. Et elle avait surtout cette capacité à vous insuffler une force et des convictions que vous ignoriez avoir. La plupart du temps, elle se faisait discrète, mais quand elle se mettait en tête de prouver quelque chose, elle pouvait convaincre un astronaute que la Terre était plate. Je me suis moi-même laissé prendre plus d’une fois. D’un seul coup, elle passait en mode soldat, ses épaules se redressaient, son regard gris étincelait, une énergie communicative irradiait de son corps depuis le bout de ses orteils jusqu’à la pointe de ses boucles si denses qu’elles semblaient avoir été coupées au sécateur à la manière d’une boule de buis. Ce jour-là, sous les yeux subjugués de Jasmine, elle a réussi à persuader le pion de les libérer toutes les trois. C’est ce qui a instantanément séduit Jasmine chez Morgane, ce rejet absolu de la résignation ou du compromis. Alors, quand les trois filles se sont retrouvées dans la cour du lycée désertée, au lieu de retourner à sa place, en permanence ou en classe, Jasmine a pris une grande inspiration et a lancé :

— Vous voulez aller boire un verre ou faire un truc ?

Elle n’avait jamais offert à qui que ce soit d’aller « boire un verre ou faire un truc ». Elle attendait toujours qu’on lui propose. Elle avait trop peur de déranger. Et de toute façon, elle n’avait pas d’argent de poche à gaspiller dans les cafés. Morgane et Angélique l’ont dévisagée, un peu étonnées. Les élèves raison­nables évitaient en général leur compagnie. L’impopularité au lycée s’attrape comme les poux en maternelle. Il suffit d’un contact avec la mauvaise personne pour être contaminé et ensuite on a un mal fou à s’en débarrasser. Angélique a consulté Morgane du regard. Celle-ci a répondu avec un sourire :

— Pourquoi pas.

Elles sont allées piquer des bouteilles d’Orangina au restaurant de la mère d’Angélique pour les boire au cimetière, face à la vue. Le ciel était d’un bleu parfait.

— Regardez, s’est exclamée Angélique en pointant du doigt les falaises blanches de Douvres, aujourd’hui, on voit l’Angleterre !

Jasmine a hoché la tête, amusée par son enthousiasme. Angélique a poursuivi, songeuse :

— Gertrude Caroline Ederle a traversé la Manche depuis le cap Gris-Nez en 1926. Elle a battu le record du monde masculin de l’époque.

Morgane a haussé un sourcil.

— Comment tu sais ça ?

Angélique a haussé les épaules et un nuage de tristesse a assombri son regard bleu.

— Quelqu’un me l’a dit, il y a longtemps.

Jasmine a très peu parlé, ce jour-là. Elle a savouré la pulpe acidulée de l’Orangina qu’elle avait soigneusement secoué comme la publicité le recommandait alors. Émerveillée, elle a écouté Morgane et Angélique discuter de tout et de rien, les a regardées faire des roues entre les tombes et escalader les mausolées. Avant, Jasmine ne savait pas qu’on pouvait faire des roues dans les cimetières, qu’on pouvait élever la voix quand on était punie injustement. Elle ne savait pas qu’on pouvait décider d’être la première femme à traverser la Manche à la nage, se lever un matin et tenter de battre un record. Elle ne savait pas qu’on avait le droit de ne pas se taire et de ne pas rester à sa place. Quand la nuit a commencé à tomber, elles se sont quittées en se donnant rendez-vous à la cantine, le lendemain midi. Certaines rencontres ouvrent des portes. Ce soir-là, en rentrant chez elle, Jasmine a annoncé à ses parents qu’elle allait s’inscrire au concours Kangourou.

Aujourd’hui, Fanny

L’enterrement se déroula sans surprise. Fanny en revint complètement déprimée et alla directement se coucher. Le lendemain matin, elle reçut un appel de Catherine. Sa cheffe voulait savoir si son dossier sur Sarah Leroy avançait et réitéra sa proposition de lui envoyer un photographe ou un vidéaste pour illustrer ses interviews. Fanny refusa et promit de lui envoyer très vite de premiers éléments. Quand Lilou apparut pour le petit déjeuner, elle faillit tomber de sa chaise. L’adolescente avait troqué son survêtement informe contre une jupe plissée bleu marine et un chemisier blanc par-dessus lequel elle avait enfilé sa veste en jean. Elle s’était démaquillée. Elle qui se coiffait habituellement comme si elle venait de sortir la tête d’un réacteur d’avion, avait rassemblé sa folle tignasse dans une impeccable queue-de-cheval où même ses mèches roses paraissaient sages.

— Qu’est-ce que tu penses de mon uniforme de travail ?

— J’ai failli ne pas te reconnaître… D’où sors-tu ces vêtements ?

— Maman m’a appris qu’on doit toujours emporter une tenue habillée dans sa valise au cas où. Ça doit te plaire, ce style première de la classe bien coincée.

Fanny haussa les épaules et examina sa belle-fille les sourcils froncés.

— C’est bizarre de te voir comme ça.

— OK, la gérante de l’hôtel me prête un vélo, je vais me balader !

— Où ça ?

— Pas loin, t’inquiète !

— Tu ne peux pas partir sans petit-déjeuner, c’est le repas le plus important de la journée.

— J’ai pas faim !

Sans laisser à sa belle-mère le temps de protester, l’adolescente quitta les lieux. Fanny s’approcha de la fenêtre et observa Lilou alors qu’elle enfourchait son vélo d’emprunt. L’image de la jeune fille, alors qu’elle rapetissait sur la piste cyclable avec son sac à dos agrémenté de porte-clés bizarres et sa queue-de-cheval dansante, ramena brusquement à la mémoire de Fanny l’image d’Angélique et Sarah pédalant ensemble, hiver comme été, leurs éclats de rire dispersés aux quatre vents se mêlant aux cris des mouettes. Fanny admirait l’amitié que partageaient sa petite sœur et Sarah Leroy. Leur mère n’avait jamais su leur prodiguer la tendresse et l’attention dont elles avaient besoin, mais à l’inverse de leur père, il fallait lui reconnaître qu’elle ne les avait pas abandonnées. Quand Fanny était partie pour ses études, elle l’avait pourtant fait sans culpabilité, convaincue qu’Angélique, parce qu’elle avait Sarah, ne souffrirait pas de son départ. Elles semblaient tellement indissociables, tellement joyeuses ensemble. Elles riaient tout le temps, pour rien, à des plaisanteries incompréhensibles, à des références qui n’appartenaient qu’à elles et que personne d’autre ne comprenait. Elles imaginaient des projets compliqués, dont la raison d’être échappait totalement à Fanny : aller à la piscine habillées à l’identique, aller voir six fois Titanic au cinéma, enregistrer une fausse émission de radio en endossant le rôle d’un ours polaire, faire des photomatons décalés, remonter l’intégralité du sentier qui menait de l’école à chez elles en grognant et en louchant, les bras tendus en avant comme les zombies du clip de Thriller, de Michael Jackson… Fanny n’était pas au courant du quart de ce qu’elles étaient capables d’inventer et, évidemment, elle râlait quand elle essayait de réviser son bac et que les hurlements de rire de l’autre côté de la cloison l’empêchaient de se concentrer. Elle les traitait de gamines, levait les yeux au ciel et menaçait de les jeter dehors. Pourtant, elle se surprenait à aimer la joie bruyante qui accompagnait la présence du duo dans leur appartement et qui avait toujours cruellement manqué dans leur famille. Quand Fanny était rentrée pour les vacances d’été, après sa première année d’université, les clichés et les photomatons, les tickets de cinéma gardés en souvenir, le poster de Robbie Williams s’étaient volatilisés des murs de la chambre d’Angélique. Ne restaient que des trous de punaises et des rectangles légèrement plus foncés, seuls témoignages encore visibles de ce qui avait été la plus belle histoire d’amitié que Fanny ait jamais eu l’occasion d’observer, et qui était désormais terminée.

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Document de travail Affaire Sarah Leroy – année 1999

Au cours d’une cérémonie que Morgane a qualifiée de druidique et au son de la chanson de Mylène Farmer qu’elles ont hurlée en chœur un jour de pluie du haut des falaises de Bouville-sur-Mer, Jasmine a intégré les « Désenchantées » et promis à ses nouvelles amies une sororité sans faille. Pour l’occasion, Angélique a inscrit au Bic le mot « désenchantée » sur trois rubans roses que les jeunes filles ont noué à leur poignet en gage de solidarité. La solidarité en question consistait principalement à s’aider pour les devoirs, à confirmer un mensonge occasionnel à un parent inquiet qui appelait pour savoir où était passée sa fille et à partager secrets, bonbons, argent de poche, CD deux titres, fringues et maquillage.

Un jour, à la sortie du lycée, alors qu’Angélique et Morgane détachaient leur vélo pour rentrer chez elles, Jasmine leur a demandé si l’une d’entre elles pouvait la prendre sur son porte-bagages et la déposer chez les Leroy. Morgane et Angélique se sont arrêtées net. L’une, son antivol à la main, l’autre, déjà en selle, elles se sont consultées du regard.

— Pourquoi tu veux aller chez les Leroy ? a interrogé prudemment Morgane.

— Mon frère s’est fait voler son vélo, je lui ai prêté le mien. Comme ma mère travaille chez eux, je vais aller faire mes devoirs là-bas et elle me ramènera en voiture après.

— Juste ce soir ? a demandé Morgane.

— Non, deux fois par semaine. Mon frère aura un nouveau vélo à son anniversaire…, a expliqué Jasmine qui ne comprenait pas pourquoi l’évocation des Leroy provoquait un tel malaise.

— Je ne t’emmène pas là-bas, a déclaré Angélique, tu ferais mieux d’aller travailler au CDI.

Et sur ces mots, sans même dire au revoir, elle s’est enfuie sur son vélo. Morgane a soupiré.

— Ce n’est peut-être pas idiot d’aller bosser au CDI. Si tu veux, je reste avec toi jusqu’à ce que le bus passe.

— Non, ma mère m’attend, a insisté Jasmine. C’est quoi le problème avec les Leroy ? Toujours cette vieille histoire avec Angélique ? Il s’est passé quoi exactement ?

Morgane a réfléchi en fronçant les sourcils, signe qu’elle pesait ses mots.

— Il faut que tu demandes à Angélique. Si elle ne t’en a pas parlé, ce n’est pas à moi de le faire.

— Ma mère m’attend, si tu ne m’emmènes pas, j’irai à pied.

En désespoir de cause, Morgane a donc pris Jasmine sur son porte-bagages et a pédalé jusqu’à la grande maison aux volets bleus des Leroy. Elle a suivi Jasmine des yeux alors qu’elle sonnait à la grille qui s’est ouverte automatiquement et qu’elle remontait l’allée de graviers jusqu’à la porte d’entrée. Son amie a agité la main en souriant et la porte s’est refermée sur elle. Morgane est restée devant la grille, figée. Elle avait mis Jasmine en garde, évidemment, mais celle-ci n’avait pas eu l’air de prendre ses conseils au sérieux. Peut-être devait-elle prévenir la mère de Jasmine ? Mais son amie lui en voudrait, Jasmine ne supportait pas de poser problème à ses parents. Alors qu’elle se creusait les méninges, redoutant d’avoir mis son amie en danger, on a posé une main sur son épaule. Morgane a sursauté et s’est retournée si brutalement qu’elle a manqué de tomber de son vélo. Benjamin Leroy, propriétaire de la main en question, a rattrapé son guidon de justesse.

— Morgane ? C’est bien ça ?

Benjamin avait alors seize ans. Sa voix était devenue grave et s’il ne possédait pas le sourire ravageur de son grand frère, il bénéficiait dorénavant d’un certain succès auprès des filles. Morgane l’a fixé quelques longues secondes avant de répondre sèchement :

— Oui, quoi ?

— Tu es copine avec Angélique Courtin.

C’était une affirmation plus qu’une question, prononcée sur un ton neutre, que Morgane a interprétée comme une menace.

— Qu’est-ce que ça peut te faire ? a-t-elle demandé en relevant son menton en galoche, pour bien montrer qu’elle n’était pas du genre à renier Angélique, même face au danger.

Le regard bleu de Benjamin s’est troublé face à cette animosité inattendue.

— Elle va bien, Angélique ?

— Je ne vois pas en quoi ça te regarde.

Benjamin a levé une main en signe d’apaisement.

— OK… C’est juste que… est-ce que tu pourrais lui dire…

Il s’est interrompu, a semblé réfléchir et a repris doucement :

— Est-ce que tu pourrais lui dire que je suis désolé que… qu’on se soit disputés à cause de cette histoire.

Morgane l’a scruté de son regard d’acier, stupéfaite. La haine est remontée dans sa gorge sous forme d’une nausée brutale. Elle s’est penchée en avant et a plongé ses yeux menaçants dans ceux de Benjamin.

— Je ne lui dirai rien ! Tu crois vraiment qu’elle a envie d’entendre parler de toi ou de n’importe quel membre de ta famille ? Vous pouvez tous aller crever. Et si l’un d’entre vous, n’importe lequel, ose approcher Jasmine, je te le jure sur la tête de mes parents, je le tue de mes propres mains.

Sur ces paroles, elle a enfourché son vélo et a pédalé de toutes ses forces, le plus loin possible de Benjamin Leroy, qui est resté planté là une bonne minute, sidéré par la violence de ses propos.

Aujourd’hui, Lilou

Lilou prenait le temps d’admirer la vue depuis le haut de la falaise, l’écume tourbillonnante autour des rochers noirs, la longue plage déserte sur laquelle se détachaient parfois les restes de béton d’un bunker de la Seconde Guerre mondiale. Elle aimait la sensation des embruns sur son visage et du vent qui jouait avec sa queue-de-cheval. Elle se demandait comment s’était déroulée l’enfance de Sarah, si elle allait à la plage après l’école pour nager dans l’eau froide, si elle faisait du vélo ou si elle ramassait des coquillages dans un seau en plastique quand elle était plus petite.

Elle vérifia sa destination sur son Smartphone et continua à pédaler, elle en avait pour un petit moment. Contrairement à ce qu’elle avait affirmé à Fanny, elle n’était pas simplement partie se promener. Sa curiosité grandissante à l’égard de Sarah l’avait poussée à aller interroger M. Follet, l’ancien directeur et professeur de français du collège-lycée Victor-Hugo que Sarah fréquentait. Il vivait désormais dans une maison de retraite à Wimereux, comme l’attestait son profil Facebook, étonnamment à jour pour quelqu’un de son âge. Sans tenir compte du désaccord de Fanny, elle lui avait écrit sans penser qu’il répondrait et, contre toute attente, il lui avait aussitôt proposé de passer le voir.

Après l’accident de la route qui avait bouleversé sa vie, Lilou était allée voir sa mère tous les soirs pendant les sept semaines, quatre jours et dix-sept heures qu’avait duré son coma. Même si sa grand-mère désapprouvait. « Ce n’est pas un endroit pour une petite fille. Elle préférerait que tu t’amuses, que tu passes du temps avec tes amis. Elle ne voudrait pas que tu la voies dans cet état. » Mais dans les films, les mamans dans le coma se réveillent, elles entendent quand leurs enfants leur parlent, elles ouvrent les yeux, ramenées à la vie par la voix de ceux qu’elles aiment. Alors, Lilou accourait dès la sortie des classes. Elle bâclait ses devoirs dans le métro, puis, dans la chambre de sa mère, elle lisait à voix haute les livres que celle-ci avait pour habitude d’empiler sur sa table de nuit : il lui fallait parfois des mois avant qu’elle se décide, soit à les ouvrir, soit à les ranger dans la bibliothèque du salon. Quand Lilou eut épuisé les ouvrages de la table de nuit, elle alla à la librairie. Elle errait dans les rayons, désespérée de voir que l’heure tournait et qu’elle ne savait pas quoi choisir. Le libraire, un homme chauve, aux sourcils épais et aux lunettes rectangulaires, s’était approché et avait proposé son aide. Lilou avait expliqué :

— Ce n’est pas pour moi, c’est pour ma mère.

— Ah, très bonne idée d’offrir des livres, il n’y a pas plus beau cadeau. Qu’est-ce qu’elle aime, ta maman ? C’est pour son anniversaire ?

— Je crois qu’elle aurait besoin de quelque chose qui dit que la vie est belle malgré les problèmes, et d’un peu drôle aussi, ce serait mieux, elle est à l’hôpital.

— Oh…, je suis désolé.

Il lui avait tapoté maladroitement la tête, et Lilou s’était reculée d’un bond, pour se débarrasser de cette main qui pesait de tout son apitoiement sur son crâne d’enfant.

— Non, non, ça va aller, c’est juste pour l’occuper le temps qu’elle sorte, d’ici quelques jours, ce sera réglé.

— D’accord, d’accord.

L’homme lui avait tendu un roman : La Vie devant soi d’Émile Ajar. Elle avait payé et avait couru à l’hôpital. Elle avait tellement aimé le livre qu’elle était revenue à la librairie toutes les semaines choisir un nouveau roman pour ses séances de lecture à voix haute. Elle avait tout essayé pour ressusciter sa mère. Quand les infirmières ne regardaient pas, elle déposait sur ses lèvres quelques gouttes de caramel au beurre salé pour lui rappeler la Bretagne dont elle venait. Elle avait tenu longuement devant ses narines immobiles des brins de lavande ou des languettes de papier sur lesquelles une vendeuse de la parfumerie avait vaporisé à sa demande un peu de Chanel n° 5, elle lui avait enfoncé ses écouteurs dans les oreilles et lui avait fait écouter à fond Mozart, Beethoven, Céline Dion et Rammstein, elle lui avait parlé jusqu’à s’user les cordes vocales, elle lui avait chuchoté les comptines de son enfance, elle lui avait hurlé, au cas où tout cela ne serait qu’un vaste malentendu consécutif à un problème d’audition, de ne surtout pas aller vers la lumière. Une fois, elle avait même enfoncé dans son bras une petite épingle à nourrice. Rien. Le personnel hospitalier ­l’appelait par son prénom, ils lui offraient des bonbons, ils lui tapotaient la tête, ils répondaient à ses questions avec délicatesse. Lilou n’entendait jamais que ce qu’elle voulait entendre, son ­cerveau triait. Entre l’espoir et la réalité, elle faisait toujours le choix du premier. Et puis, un jour, son père l’avait serrée contre lui de toutes ses forces. Il avait murmuré : « On va devoir lui dire au revoir. » Elle n’avait pas ­compris tout de suite. Il avait fallu qu’il répète trois ou quatre fois pour passer le barrage de son déni. Elle avait pleuré, crié, elle avait même prétendu que sa mère lui avait serré la main l’après-midi même, qu’elle était en train de se ­réveiller ! La décision était déjà prise. Alors Lilou s’était enfermée dans la chambre avec sa mère. Comme dans un film, elle avait glissé une chaise sous la poignée de la porte. Tandis que son père, sa grand-mère et des inconnus qui ne comprenaient rien tambourinaient à la porte en la suppliant d’ouvrir, Lilou avait brossé avec douceur les longs cheveux blonds de Belle au bois dormant de sa maman, elle avait déposé un peu de mascara sur ses longs cils. Puis, elle s’était allongée à côté d’elle et l’avait prise dans ses bras, elle l’avait bercée doucement, elle lui avait dit : « Ça va aller, n’aie pas peur. »

Même si ça n’allait absolument pas et qu’elle n’avait jamais été aussi terrorisée qu’en cet instant.

Après l’enterrement, elle était retournée à la librairie, par politesse.

— Je ne viendrai plus, avait-elle annoncé au libraire.

Il avait hoché la tête, tristement, dit qu’il était désolé. Il lui avait demandé la permission de lui faire un cadeau. Elle avait haussé les épaules, désormais indifférente à tout, et il lui avait tendu un roman recouvert de papier kraft.

— Parce que je sais que c’est ton roman préféré, il est dédicacé par l’auteur, c’est mon livre le plus précieux. Je te le donne.

Plus tard, Lilou avait ouvert le livre, il s’agissait de La Vie devant soi.

Elle avait gardé de cette période de sa vie une peur viscé­rale des environnements hospitaliers. C’est pourquoi, en arrivant devant la résidence des Embruns, Lilou eut besoin de quelques instants avant d’oser franchir la porte vitrée pour s’avancer jusqu’à l’accueil.

— Bonjour, je viens rendre visite à M. Follet.

Quelques minutes plus tard, on l’accompagnait dans une salle aux murs bleus. On lui indiqua un vieil homme, installé face à la large baie vitrée, penché sur un échiquier. Lilou s’approcha tout en examinant son futur interlocuteur. Son crâne lisse, un œuf tacheté, luisant sous la lumière artificielle des néons, évoquait un âge que Lilou était incapable d’estimer. À quinze ans, on ne fait pas la différence entre cinquante et quatre-vingt-quinze ans. Si on a plus de trente ans, on est vieux, c’est aussi simple que ça.

— Bonjour, monsieur Follet, je suis Lilou Giraud, je vous ai écrit sur Facebook au sujet de ma rétrospective sur le collège-lycée Victor-Hugo…

Lilou affichait son plus grand sourire et faisait preuve d’une politesse qui aurait surpris Fanny.

— Ah oui, ça me fait plaisir d’avoir de la visite. Tu es en quelle classe ?

— Troisième.

— Ah, très important la troisième : le brevet, le passage au lycée, le choix des sections… Tu as de bonnes notes ?

— Je suis première de ma classe, mentit Lilou avec aplomb.

— C’est bien, c’est très bien, ça. Qu’est-ce que tu veux savoir, alors, mon petit ?

— Je voudrais retracer l’histoire du lycée dans les années 1990. Si ça ne vous dérange pas, je vais vous enregistrer, j’ai une application sur mon téléphone.

— D’accord.

— Je peux vous poser des questions ?

— Vas-y !

— Monsieur Follet, un événement m’intéresse particulièrement dans cette décennie : la disparition de Sarah Leroy. Vous vous souvenez d’elle ?

Lilou crut déceler une imperceptible tension chez le vieil homme, qui se détourna vers la fenêtre.

— Sarah, oui, pauvre petite.

— Vous vous souvenez quel genre de fille elle était ?

— Je l’ai connue en sixième. Une petite fille ordinaire et dyslexique. Ses parents n’ont jamais voulu l’emmener chez l’orthophoniste, elle n’était pas très douée en classe, mais sérieuse. Elles étaient mignonnes, avec sa copine… La petite Angélique.

— Vous voulez parler d’Angélique Courtin ? demanda Lilou. Elles étaient si proches ?

Comme lors de la discussion avec le vieux René, l’évocation de Sarah avait automatiquement entraîné celle d’Angélique.

M. Follet eut un sourire attendri, son regard se perdit dans le lointain.

— Inséparables, toujours en train de rigoler, personne ne savait pourquoi. J’ai dû leur interdire de s’asseoir à côté en français. Angélique, si elle avait voulu… Elle aurait pu faire des études. Je les aimais bien, toutes les deux. Je n’ai pas su les aider.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? interrogea Lilou avec douceur.

Elle avait conscience que le vieil homme, perdu dans ses souvenirs, se parlait désormais plus à lui-même. Sa question fut suivie d’un silence et elle eut peur d’avoir rompu le charme et le flux de ses confidences.

— Elles se sont disputées, murmura-t-il. Si j’avais su leur parler, les réconcilier, peut-être que rien ne serait arrivé.

— Vous voulez dire que, si Angélique et Sarah ne s’étaient pas disputées, Sarah ne serait pas morte ? Mais je ne comprends pas, quel est le rapport entre Angélique et la disparition de Sarah ?

Les yeux de M. Follet s’emplirent de tristesse et, un court instant, Lilou, son sac à dos sur les genoux, redouta qu’il se mette à pleurer.

— Et leur histoire de cours particuliers, elles n’ont jamais utilisé la salle que j’avais mise à leur disposition, je n’ai jamais compris pourquoi elles avaient menti…

— Qui ça, « elles » ?

— Les Désenchantées…

— Je ne comprends pas, c’était qui, les Désenchantées ? Quel est le rapport avec Sarah ?

— Angélique, Morgane, Jasmine. Un groupe de copines, inoffensif en apparence ; elles se faisaient appeler comme ça, personne ne savait trop pourquoi. Et puis, Sarah et Angélique, après leur dispute, elles se détestaient tellement… Je me suis toujours demandé si elles auraient été capables de…

Il s’interrompit, soudain agité, et se mit à tirer nerveusement sur les boutons de son gilet torsadé.

— Capables de quoi ? Et qu’est-ce que vous voulez dire par « cette histoire de cours particuliers » ?

M. Follet secoua la tête.

— C’est du passé. Ce qui est fait est fait.

Il fit un signe à l’attention d’un jeune homme en blouse qui s’avança aussitôt.

— Je suis fatigué, vous pouvez m’aider à remonter dans ma chambre, s’il vous plaît ?

— Pas de problème, je vous raccompagne.

Lilou récupéra son téléphone, éteignit l’enregistrement et observa l’ancien professeur alors qu’il se dirigeait vers l’ascenseur avec l’aide-soignant. À deux reprises, ses questions sur Sarah avaient mené à Angélique et aux Désenchantées. Qu’est-ce que c’était que ce groupe de filles ? Une secte ? Et si Angélique et Sarah avaient été si proches, pourquoi Fanny n’interviewait-elle pas sa sœur pour son article ?

Elle renfila son sac à dos et rentra dans le GPS de son téléphone l’adresse du collège-lycée Victor-Hugo. À son arrivée, elle demanda à l’accueil si elle pouvait accéder aux archives des photos de classe pour un projet scolaire. La secrétaire, une dame affable et très bavarde, lui expliqua qu’ils venaient justement de tout numériser. En quelques clics depuis un ordinateur du CDI, Lilou pourrait voir toutes les photos de classe depuis 1967.

Lilou sélectionna les années qui l’intéressaient, de 1996 à 2001, les photos avaient été numérisées avec la page sur laquelle on inscrivait les noms des élèves dans leur ordre d’apparition. Sur les pages de sixième, cinquième et quatrième, elle retrouva Angélique et Sarah. Elles n’étaient pas à côté, Sarah, plus grande, se tenait au dernier rang. Lilou, toutefois, ne put retenir un sourire. Sur toutes les photos de classe, Sarah et Angélique portaient la même marinière bleu et rouge. C’était discret, si cela n’avait été le cas que sur une des photos, Lilou aurait pu ne rien remarquer. Mais en passant toutes les années à la suite, c’était flagrant : Angélique et Sarah s’amusaient à s’habiller à l’identique le jour de la photo de la classe. C’était un détail, mais un détail qui confirmait leur complicité. À partir de la troisième, ce n’était plus le cas. Angélique arborait un air morne, elle flottait dans des sweat-shirts sombres et informes, tandis que Sarah, toujours au dernier rang, semblait plus féminine, plus apprêtée. Lilou repéra aussi les deux adolescentes dont M. Follet avait parlé : Morgane Richard et Jasmine Bensalah. Elle nota leurs noms.

Elle photographia les clichés avec son téléphone, puis elle rentra à l’hôtel. Fanny ne travaillait pas du tout sur son dossier, elle lisait un roman dans le petit salon, au coin du feu. Lilou observa sa belle-mère, prise d’un doute. Était-ce vraiment pour ne pas sombrer dans le journalisme à scandale ou y avait-il une raison personnelle au refus catégorique de sa belle-mère de se plonger dans cette affaire ? Dans tous les cas, l’attitude de Fanny attisait encore plus la curiosité de sa belle-fille.

Lilou débrancha son ordinateur et le glissa sous son bras.

— J’ai pas faim, tu peux dîner sans moi, lança-t-elle. Je peux t’emprunter ton chargeur d’iPhone ? Mon câble a un faux contact.

— Oui, dit Fanny en lui tendant sa clé, tu me le rapportes après, s’il te plaît.

Dans la chambre de Fanny, Lilou débrancha le chargeur branché à côté du lit et son regard tomba sur un dossier bleu, posé sur le petit bureau de bois. Les deux lettres « S. L. » étaient écrites en noir sur la couverture et Lilou ne put s’empêcher d’y jeter un œil. Sa belle-mère n’avait pas chômé : elle avait déjà écrit six articles sur l’affaire Sarah Leroy. En les parcourant, Lilou put voir que tous les éléments de l’affaire étaient abordés avec clarté. Lilou prit le temps de tout lire. Quand elle eut terminé, elle referma le dossier, songeuse. Sa belle-mère n’avait pas pu, en si peu de temps, pondre quelque chose d’aussi précis et détaillé et faire les recherches nécessaires. Fanny connaissait l’affaire Sarah Leroy par cœur, cela ne faisait aucun doute. Et il était clair qu’elle ne voulait pas qu’on en parle, elle ne voulait pas qu’on remette en question la version de la police. Pourquoi ? Pourquoi avait-elle à ce point minimisé l’amitié entre Angélique et Sarah ? Pourquoi avait-elle si mal réagi quand Lilou avait évoqué le sujet devant sa sœur ?

Lilou retourna dans sa chambre et alluma son ordinateur. C’était trop intrigant, elle trouverait le fin mot de cette histoire. Elle tapa « Sarah Leroy – Angélique Courtin » dans Google. Il ne lui fallut pas très longtemps pour tomber sur un fait d’importance qui, pourtant, ne figurait nulle part dans les articles de Fanny :

« Angélique Courtin, 16 ans, a été placée en garde à vue, avant-hier par la police dans le cadre de l’affaire Sarah Leroy. Leur haine réciproque était notoire et au cours d’une dispute, quelques mois avant les faits, Angélique Courtin avait frappé et menacé Sarah Leroy dans la cour de récréation du collège-lycée Victor-Hugo devant une bonne dizaine de témoins. Par ailleurs, un témoin oculaire a affirmé qu’il avait vu Sarah et Angélique se disputer violemment sur la plage la veille de sa disparition. »

Lilou copia l’extrait et le colla dans un document Word. Quelques articles plus loin, elle put lire :

« Angélique Courtin, la lycéenne soupçonnée dans le cadre de l’affaire Sarah Leroy, a été relâchée le jour même de sa mise en garde à vue. Le jour de la disparition de Sarah Leroy, elle a passé toute la journée à Boulogne-sur-Mer avec sa sœur, Fanny Courtin, et une amie de cette dernière, qui ont toutes deux confirmé son alibi. »

Lilou copia cet extrait et se recula dans le dossier du fauteuil. Elle repensa à la pâleur brutale de Fanny quand sa supérieure avait évoqué l’affaire Sarah Leroy, à sa volonté farouche de ne pas toucher à ce sujet. Fanny, d’une manière ou d’une autre, paraissait impliquée. Lilou ne savait pas comment, mais sa belle-mère avait menti à plusieurs reprises et dissimulé dans son article son implication dans la libération d’Angélique. Lilou frissonna. Elle tapa « meurtrier Sarah Leroy » et fit défiler les photos du jeune homme au sourire charmeur qui venait d’apparaître. Il était beau, il avait l’air ouvert et sympathique et il n’avait jamais cessé de clamer son innocence. Il avait été condamné en grande partie parce que la veste en daim blanc de Sarah avait été retrouvée, tachée de sang, dans son sac de sport. Fanny aurait-elle menti à la police pour protéger Angélique, qui semblait vouer à Sarah Leroy une haine inquiétante ? Était-il possible qu’Éric Leroy, qui avait pris vingt ans de prison pour le meurtre de sa demi-sœur, ait été condamné à tort ?

*

Document de travail Affaire Sarah Leroy – année 1999

Jasmine a pris l’habitude d’aller chez les Leroy deux fois par semaine. En dehors de sa mère qui y faisait le ménage, la maison aux volets bleus était vide la plupart du temps. Éric Chevalier était en classe préparatoire à Lille, il rentrait occasionnellement le week-end. Iris passait la journée dans son institut de beauté et Bernard Leroy était toujours fourré à la mairie ou en train de passer de la pommade à un préfet quelconque, potentiellement utile pour sa carrière. Sarah rentrait tard de la piscine et Benjamin n’avait jamais prononcé plus qu’un « Salut » inaudible, quand il la croisait, ce qu’il semblait éviter. Si d’aventure elle rencontrait un autre membre de la famille, c’était comme si elle était invisible.

Jasmine s’installait dans la grande cuisine aux placards jaunes. Sa mère la conjurait de ne rien toucher et de se faire le plus discrète possible : Iris Leroy avait été suffisamment généreuse pour accepter que sa fille passe une heure chaque jour chez eux à faire ses devoirs. Il ne fallait surtout pas que les Bensalah aient l’air de profiter de la situation. Jasmine aimait bien cette maison. Parfois, quand elle entendait l’aspirateur dans le salon, elle se rendait à l’étage sur la pointe des pieds et entrouvrait les portes des chambres à coucher, fascinée par la moquette épaisse, les meubles design, le marbre des deux salles de bains. En particulier, elle aimait contempler le dressing d’Iris. Il ressemblait à celui de Carrie Bradshaw dans Sex and the City. Jasmine passait ses doigts sur les vêtements soigneusement repassés par sa mère, elle fermait les yeux et inspirait l’odeur de lavande fraîche et de tissu neuf. Elle s’imaginait enfilant une robe ou une paire d’escarpins, étalant sur ses joues un peu de la crème antirides hors de prix qui trônait à côté du miroir dans la salle de bains attenante. Elle se demandait ce qu’il fallait faire pour avoir la chance d’être Iris et pour posséder tout ce qu’Iris avait.

Un jour, alors qu’elle caressait une écharpe en cachemire si douce qu’elle aurait voulu y poser sa joue, elle n’a pas entendu la porte de la chambre s’ouvrir. Un raclement de gorge est venu interrompre sa rêverie. Jasmine a sursauté et s’est retournée, envahie par la panique. Sarah Leroy se tenait devant elle, son sac Eastpak encore sur le dos et l’observait avec un mélange d’amusement et de curiosité. Jasmine a viré au rouge vif et a précipitamment remis l’écharpe sur l’étagère.

— J’aide ma mère, a-t-elle balbutié, elle m’a demandé de ranger cette écharpe.

Avec un sourire en coin, Sarah s’est approchée des chemisiers de soie suspendus par couleur et les a effleurés du bout des doigts.

— Tu as envie d’essayer ? a-t-elle demandé avec un air de conspiratrice.

Jasmine a secoué énergiquement la tête. Sarah a fait glisser son sac sur le sol. Elle a attrapé un manteau de fourrure, l’a enfilé et s’est examinée dans la glace.

— Ça me va ?

— Oui, a soufflé Jasmine en jetant des regards inquiets vers la porte, c’est très joli.

Sarah a éclaté de rire.

— Menteuse. Selon Iris, j’ai les épaules trop carrées, ça me donne l’air d’un camionneur déguisé en ours.

Jasmine, choquée, s’est exclamée sans réfléchir :

— C’est dégueulasse de dire ça !

Elle a plaqué immédiatement sa main sur la bouche, horrifiée par les mots qui venaient d’en sortir. Après un bref silence, Sarah a déclaré :

— C’est Iris… Personne ne le voit, mais elle est complètement cinglée. Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle…, a-t-elle singé en prenant la pose dans son manteau de fourrure devant la glace.

Puis, brusquement, elle a saisi le poignet de Jasmine.

— C’est quoi ça ? a-t-elle demandé en désignant le ruban rose que portait Jasmine. « Désenchantée », a-t-elle lu à voix haute. Ça veut dire quoi ?

— C’est rien, juste un bracelet.

— Vous avez le même toutes les trois, a fait remarquer Sarah.

L’éclair de colère dans ses yeux n’a pas échappé à Jasmine.

— C’est un délire de gamines, ça ne veut rien dire de particulier, tu me fais mal.

Sarah a lâché le bras de Jasmine. Elle avait pâli, ses mâchoires étaient crispées. Elle a laissé tomber la fourrure par terre et est sortie de la pièce, sans un mot. Jasmine a ramassé le manteau à la hâte et l’a replacé soigneusement sur son cintre. Elle est retournée dans la cuisine et s’est replongée dans ses exercices de maths, les mains un peu tremblantes. Sa mère faisait toujours la poussière dans le salon et n’avait rien remarqué.

Dans les jours qui ont suivi, Jasmine a vécu dans l’angoisse d’être dénoncée par Sarah et de voir sa mère congédiée par les Leroy. Elle n’en a pas dormi plusieurs nuits d’affilée, mais ce n’est pas arrivé. La semaine suivante, Morgane a déposé Jasmine devant la maison aux volets bleus comme d’habitude et la vie a repris son cours. Jasmine s’est installée dans la cuisine et a fait ses devoirs en silence. À partir de ce jour, elle n’a même plus osé en sortir pour aller aux toilettes. De temps en temps, toutefois, Sarah venait lui parler, parfois elle s’asseyait à côté d’elle pour faire ses devoirs et lui posait des questions. Quelque temps après, le frère de Jasmine a reçu un nouveau vélo à son anniversaire et Jasmine n’est plus revenue chez les Leroy.

Aujourd’hui, Fanny

Le restaurant de l’hôtel était vide, seules Lilou et Fanny, face à face, prenaient leur petit déjeuner en silence. Fanny lisait Le Monde sur son téléphone portable et Lilou l’observait à la dérobée.

— Pourquoi tu me fixes comme ça ? demanda Fanny sans même lever la tête.

— Pourquoi est-ce que c’est un tel problème pour toi d’écrire sur l’affaire Sarah Leroy ?

Fanny posa son téléphone et soupira.

— Quand j’ai été embauchée chez Mesdames Magazine, c’était pour faire du vrai journalisme, écrire sur des sujets de société, pas sur des faits divers sordides juste destinés à rentabiliser les espaces publicitaires.

— Peut-être, mais il y a autre chose… Angélique a été la meilleure amie de Sarah Leroy pendant des années, elle a été soupçonnée au moment de l’enquête, mais tu ne l’as pas mis dans tes articles. Tu fais comme si elles étaient juste dans la même classe, mais en réalité, elles ont été beaucoup plus proches que ce que tu laisses entendre.

— Tu as fouillé mes affaires ?

— Les articles étaient sur ton bureau, c’est pas comme si c’était confidentiel, ce sera bientôt publié sur Internet…

Fanny soutint le regard de Lilou et but une gorgée de café. Comme si le contact de la tasse pouvait empêcher ses doigts de trembler.

— Il y a beaucoup de gens en ville qui appréciaient Éric Chevalier. C’était le fils du maire.

— Beau-fils, corrigea machinalement Lilou.

— Si tu veux… Quand il a été arrêté, certaines personnes en ont accusé d’autres à tort, parce qu’elles ne voulaient pas croire à sa culpabilité. Angélique avait seize ans ; après avoir été interrogée par la police, elle s’est fait cracher dessus dans la rue et insulter par quelques cinglés qui s’étaient persuadés qu’elle était coupable. Je n’ai pas envie de réveiller la malveillance de ce genre d’abrutis, c’est tout.

— Pourquoi elles se sont disputées, Angélique et Sarah ?

Fanny haussa les épaules.

— Je crois qu’elles étaient amoureuses du même garçon.

— Qui ça ?

— Benjamin Chevalier, l’autre demi-frère de Sarah.

— C’est pas un peu chelou pour Sarah, d’être amoureuse de son demi-frère ?

— Techniquement, ils n’avaient aucun lien de sang.

— Mouais… Comment tu le sais qu’ils étaient amoureux ?

Fanny soupira, partagée entre l’envie de partager avec quelqu’un ces souvenirs toujours un peu douloureux et celle de les oublier tout à fait. Elle connaissait toutefois suffisamment Lilou pour savoir qu’elle ne la lâcherait pas avant d’avoir obtenu des réponses.

— Elles devaient être en cinquième, non en quatrième, j’étais déjà partie, c’était l’année après mon bac. Je rentrais le week-end de temps en temps, et en défaisant le lit d’Angélique pour mettre ses draps au sale, je…

— Pourquoi c’est toi qui changeais les draps de ta sœur quand tu rentrais le week-end ?

— Parce que ma mère… Notre mère n’était pas très présente… Bref, sous le matelas, j’ai trouvé une série de photomatons d’Angélique et Benjamin, joue contre joue. Au dos, elle avait écrit la date et quelque chose comme « la plus belle journée de ma vie » suivi d’un cœur. Je me suis un peu moquée d’elle, gentiment. J’ai dû lui dire quelque chose comme « je ne savais pas que tu avais un amoureux »… Elle a éclaté en sanglots et elle m’a expliqué qu’ils ne seraient jamais ensemble parce que Sarah aimait Benjamin et qu’elle ne ferait jamais de mal à Sarah, et que même ce photomaton, c’était déjà une trahison…

— Et ?

— Je lui ai expliqué que c’était idiot, s’ils étaient amoureux, ils n’avaient qu’à sortir ensemble, si Benjamin n’aimait pas Sarah qu’est-ce que ça pouvait faire ?

Lilou enfourna un morceau de croissant dans sa bouche.

— Faut dire que c’est pas la solidarité qui t’étouffe, FC.

— J’ai eu raison, parce qu’au final, l’amitié entre Angélique et Sarah est partie en fumée quelques semaines plus tard.

— Parce qu’elle l’a fait ? Elle est sortie avec Benjamin ?

— Je ne sais pas… Mais quand je suis revenue la fois d’après, Angélique ne voulait plus entendre parler de Sarah, elle la détestait… Je crois que c’est arrivé lors de cette soirée bizarre…

— Quelle soirée ?

Fanny fronça les sourcils.

— Éric Chevalier avait organisé une grosse soirée pour son anniversaire, tout le lycée était invité et Angélique était surexcitée à l’idée d’y aller avec Sarah. Elle m’avait appelée pour me demander un conseil sur la tenue qu’elle devait porter, elle voulait m’emprunter un tee-shirt, bref, tu sais comment c’est… à cet âge-là, une soirée c’est l’événement du siècle.

— Et ?

— Angélique m’a appelée à cinq heures du matin, elle avait trop bu, je ne comprenais rien, elle pleurait. J’étais en semaine d’examens, elle m’avait réveillée et…

— Et tu as fait comme d’hab, tu l’as envoyée chier.

Fanny se mordit les lèvres, une ombre de tristesse passa dans son regard.

— Je lui ai dit de rappeler quand elle aurait dessaoulé, que c’était n’importe quoi de boire de l’alcool à son âge et que je ne comprenais rien à ce qu’elle me racontait.

Fanny aurait aimé ne pas se souvenir de cet appel avec autant de précision. Le cerveau enregistre parfois à notre insu dans les moindres détails un événement marquant. Elle aurait dû se fier à son instinct, même à moitié endormie, elle avait ressenti que quelque chose de grave était arrivé. Mais sur le moment, elle était en colère de se faire réveiller au milieu de la nuit, la veille d’un examen important, de se sentir coupable que sa petite sœur boive de ­l’alcool en quatrième et que leur mère, comme d’habitude, ne s’occupe pas d’elle. Fanny était fatiguée de tout gérer, le ménage, Angélique, les impôts et les papiers que sa mère laissait s’empiler au-dessus du micro-ondes. Elle n’avait pas insisté, elle n’avait pas été douce et compréhensive. Elle n’était pas sa mère, après tout. Elle avait raccroché.

— J’ai rappelé le lendemain après-midi, elle n’a pas décroché, ma mère non plus, c’était la haute saison, elle bossait tout le temps. Comme je n’arrivais pas à les joindre, j’ai fini par appeler chez Sarah, je suis tombée sur la belle-mère de Sarah, Iris Leroy, qui m’a dit qu’elle ne savait pas où était Angélique, qu’elle et Sarah n’étaient plus amies et qu’elle ne voulait plus entendre parler d’Angélique. Elle a été glaciale, c’était bizarre.

— C’est normal, les belles-mères, ça fait cet effet-là, ricana Lilou.

— Et les belles-filles ? Tu crois que c’est toujours marrant ? Bref, ce n’est pas le sujet, tout cela n’a rien à voir avec la disparition de Sarah, c’est arrivé plusieurs années avant… Mais quand Sarah a disparu, de vieilles histoires sont remontées, et comme Angélique et Sarah s’étaient battues un peu avant dans la cour de récréation, des gens se sont mis en tête qu’Angélique avait assassiné Sarah par jalousie. Angélique avait une sale réputation à cette époque-là…

— Et toi ?

— Et moi quoi ?

— Tu crois qu’elle aurait pu faire du mal à Sarah ?

Fanny sursauta.

— Non !

— Tu as hésité, fit remarquer Lilou en plissant les paupières.

— Non, bien sûr que non, répéta Fanny avec toute la conviction qu’elle put trouver en elle.

Elle maudissait Lilou qui venait de lancer à voix haute la question que Fanny évitait de se poser depuis vingt ans. La vérité, c’est que l’Angélique d’après la dispute avec Sarah, qui séchait les cours et s’était fait mettre enceinte par un garçon avec qui elle sortait depuis même pas deux mois, Fanny ne la connaissait pas.

— Mais tu étais vraiment avec Angélique, le jour de la disparition ?

— Bien sûr ! Nous sommes allées à Boulogne faire du shopping, elle était toute la journée avec moi et une copine qui a témoigné aussi. Tu crois quoi ? Que j’aurais menti à la police ?

Lilou réfléchit quelques secondes.

— Non, t’as raison, je t’imagine pas mentir à la police.

Fanny se resservit du café et, elle qui ne prenait jamais de petit déjeuner, saisit un croissant dans la corbeille et mordit dedans à pleines dents pour faire taire l’angoisse qui serrait sa poitrine. Le jour de la disparition de Sarah, un jour de septembre, juste avant la rentrée scolaire, Fanny s’était levée et elle était tombée sur Angélique dans la cuisine. Fanny avait râlé parce qu’il y avait du sable dans l’entrée et qu’Angélique avait oublié d’enlever ses baskets. Angélique, le regard fixe, les mains tremblantes, n’avait même pas réagi. Elle avait l’air tellement perdue que Fanny, inquiète à l’idée de la laisser toute seule, lui avait proposé de venir avec elle à Boulogne. Elle avait à peine vu Angélique de l’été. Toujours fourrée avec Morgane et Jasmine, sa petite sœur ne lui parlait plus et elle voulait passer du temps avec elle avant de repartir à Paris pour la rentrée. Angélique avait accepté, elle avait passé la journée comme un zombie, les yeux dans le vide, sursautant au moindre son. Et quand Fanny avait été convoquée au commissariat pour confirmer qu’Angélique était bien avec elle, elle avait validé la version d’Angélique. Oui, elles étaient parties juste après le petit déjeuner, non, elle n’avait rien vu d’anormal. Elle avait volontairement omis d’évoquer le fait qu’Angélique n’était pas rentrée de la nuit, elle avait passé sous silence les baskets pleines de sable, le bas du pantalon imbibé d’eau salée et le comportement étrange de sa petite sœur tout au long de cette journée. Et elle s’était surtout abstenue de préciser à la police que le jour de la disparition de Sarah, Angélique était revenue de la plage en tenant à la main la veste en daim blanc de son ancienne meilleure amie, cette fameuse veste tachée de sang qui avait été retrouvée quelque temps plus tard dans le sac de sport d’Éric Chevalier.

*

Document de travail Affaire Sarah Leroy – année 2000

À la rentrée suivante, Jasmine, Morgane et Sarah étaient toutes les trois dans la même classe, en seconde A. Angélique et Benjamin se sont retrouvés ensemble en seconde B. Le premier jour, Angélique est allée voir M. Follet, qui n’était plus son professeur principal, mais le seul en qui elle avait confiance, et a demandé à changer de classe. Celui-ci a fait remonter sa requête à la direction, qui a refusé. Iris Leroy avait spécifiquement demandé qu’Angélique et Sarah ne soient plus dans la même classe.

Un peu après la rentrée, Sarah a perdu connaissance en cours d’EPS. Le professeur l’a expédiée à l’infirmerie et l’infirmière scolaire l’a renvoyée chez elle. Sarah n’est revenue qu’une semaine plus tard. Elle était pâle, pendant quelque temps, elle a semblé fatiguée, voire un peu déprimée. Même Julie Durocher n’a pas su dire s’il lui était arrivé quelque chose. Après quelques semaines, Sarah est redevenue elle-même. Elle a fait un aller-retour à Paris un week-end avec ses frères pour assister à un concert de Pink et elle régnait toujours sur son groupe de copines auquel étaient venus se greffer quelques garçons. Le vendredi soir, il y avait souvent des soirées dans la véranda des Leroy. On jouait à action ou vérité ou à la bouteille, on fumait des clopes et un joint occasionnel en écoutant Difool sur Skyrock ou les derniers groupes à la mode. Parfois, Benjamin sortait sa guitare et fredonnait une chanson de Nirvana ou de Radiohead. Tout le monde, alors, se taisait. Avec son vieux blouson d’aviateur qu’il ne quittait jamais et ses yeux clairs, il dégageait un charme mélancolique qui en faisait craquer plus d’une, à ceci près que les filles ne semblaient pas vraiment l’intéresser. Il est sorti avec une copine de Sarah, Magali, pendant quelques semaines. Elle avait dessiné un cœur au blanco sur sa trousse. On a pu les voir remonter les couloirs main dans la main, et s’embrasser longuement devant les grilles du lycée. Ils avaient l’âge où se rouler des patins en se frottant l’un à l’autre pendant deux heures d’affilée constituait une activité à part entière. Il a rompu sans raison apparente et sans même avoir essayé de coucher avec elle. Magali, vexée, a déclaré à qui voulait l’entendre qu’il était homo et dépressif. Sarah a pris le parti de son frère et Magali et son cœur brisé se sont retrouvés exclus du groupe. Benjamin semblait noyer un chagrin secret dans sa musique. S’il traînait avec les élèves populaires, il se confiait en réalité peu et restait un grand solitaire. Moi, je crois que Benjamin ne s’était surtout pas totalement remis d’avoir perdu Angélique. Ils passaient tout leur temps ensemble et, du jour au lendemain, ils n’avaient plus pu se parler. On n’oublie pas si facilement son premier amour.

Sarah possédait désormais un petit scooter rouge. Elle paradait, son casque sous le bras, vêtue d’un blouson en daim blanc que toutes les filles lui enviaient. Elle continuait de passer un temps fou à la piscine tout en s’aspergeant de parfum à la sortie pour masquer l’odeur du chlore. Les effluves d’Anaïs Anaïs, parfum Cacharel à la mode, annonçaient son arrivée depuis l’autre bout du couloir. Certains professeurs, agacés, lui en avaient fait la remarque, inquiets qu’elle finisse par asphyxier ses camarades de classe.

Même si elles n’étaient plus dans la même classe, Angélique était toujours proche de Jasmine et Morgane, elles s’attendaient pour déjeuner ensemble à la cantine et à la sortie quand leurs emplois du temps le permettaient. Elles se voyaient le week-end et s’appelaient régulièrement, elles portaient toujours leurs bracelets roses des Désenchantées. Toutefois, loin de ses amies une grande partie de la journée, Angélique a développé de mauvaises fréquentations. En octobre, elle s’est mise à sortir officiellement avec un redoublant de classe de terminale nommé Christophe qui dealait du haschich. On a affirmé qu’Angélique couchait avec lui juste pour fumer gratuitement. De toutes les rumeurs qui ont couru sur elle, celle-ci est sans doute la seule qui ait contenu un fond de vérité.

Deux événements quasi simultanés ont fait l’actualité du lycée au premier trimestre. Le premier fut le retour d’Éric Chevalier à Bouville. Après une première année brillante en classe préparatoire, il avait subitement décidé d’interrompre ses études à peine six mois avant les concours pour lesquels il avait tant travaillé. Il est revenu chez ses parents sous prétexte de « réfléchir à son avenir ». Tout le monde a été très surpris de cette décision. Le second événement a été la naissance d’une rumeur selon laquelle on aurait surpris Sarah Leroy en train d’embrasser une autre fille dans les toilettes désaffectées du fond de la cour, dont le problème d’amiante n’avait toujours pas été réglé. L’instigateur de cette rumeur n’était autre que Christophe, le petit copain d’Angélique, qui utilisait l’endroit pour dealer sa drogue en toute sérénité. Il a raconté la scène avec moult détails ce qui, compte tenu de son manque total d’imagination, a rendu l’épisode particulièrement crédible. Il n’avait pas reconnu l’autre fille, qui s’était enfuie en courant dès qu’elle l’avait entendu. La réputation de Sarah en a pris un coup.

Alors qu’on commençait à chuchoter dans les couloirs, Sarah a nié haut et fort les événements. Elle a affirmé qu’Angélique avait demandé à son copain de propager cette rumeur ridicule par jalousie. Tout le monde savait bien qu’Angélique n’était qu’une droguée mythomane, comme Christophe. À partir de ce moment-là, Sarah a commencé à harceler Angélique. Au fur et à mesure que les jours passaient, les agressions montaient en intensité. Les crachats ont succédé aux insultes, puis Angélique a retrouvé sa trousse baignant dans les toilettes du lycée, on lui a piqué tous ses vêtements alors qu’elle se changeait dans les vestiaires après le sport, ce qui l’a obligée à sortir en sous-vêtements pour demander à quelqu’un de lui prêter un survêtement. Les copines de Sarah l’attendaient avec un appareil photo jetable. Ces photos d’Angélique imprimées et photocopiées ont été affichées dans les couloirs. La direction, qui considérait de toute façon Angélique comme un cas désespéré, faisait preuve d’indulgence envers Sarah, dont les parents étaient influents.

Au début, Angélique a réagi avec une totale indifférence aux agressions répétées de son ancienne meilleure amie. Le lendemain de l’épisode des photos, toutefois, elle a traversé la cour à la récréation, s’est plantée devant Sarah et lui a flanqué une gifle monumentale. Un silence de plomb a succédé à cet acte de violence, puis Sarah s’est jetée sur Angélique et elles se sont battues comme des chiffonnières jusqu’à ce que Julie Durocher les sépare. Tout le monde a entendu Angélique, la main devant son nez ensanglanté, énoncer d’une voix glaciale :

— La prochaine fois que tu m’emmerdes, t’es morte.

Cela fut rapporté par la suite lors de l’enquête, les témoins ayant clairement interprété la phrase et le ton sur lequel elle avait été prononcée comme une menace de mort.

Après cette altercation, Sarah ne s’est plus attaquée à Angélique, elle a semblé se replier sur elle. Ses notes ont empiré, à l’exception de l’anglais, seule matière qui semblait vaguement l’intéresser, et il n’y a plus eu de soirées chez les Leroy. L’obsession de la natation de Sarah est devenue quasi maladive et elle s’est coupée de ses amies. À la police, Julie Durocher a affirmé qu’après la bagarre avec Angélique, Sarah s’était mise à l’éviter, elle avait changé. Julie s’était même demandé si elle n’avait pas peur de quelque chose. Son amie paraissait curieusement détachée de tout, le regard dans le vide, plus jamais disponible ou partante pour quoi que ce soit.

Un peu plus de neuf mois plus tard, Sarah Leroy disparaissait.

Aujourd’hui, Lilou

Lilou sauta le petit déjeuner et enfourcha son vélo après avoir envoyé un texto à sa belle-mère : « Je vais me promener. » Tout compte fait, c’était plutôt agréable, cette histoire de vélo. Elle transpirait dans les côtes et respirait dans les descentes, le vent salé dans la figure, la mer à perte de vue et un sentiment de liberté et de solitude qui faisait s’envoler ses problèmes au collège, le regard réprobateur de Fanny et l’absence de son petit frère qui lui manquait. Le hasard l’emmena devant la grille rouillée et cadenassée qui protégeait le petit cimetière où la mère d’Angélique et Fanny avait été enterrée. En contrebas, se dressait, austère, l’église de pierres grises où s’était tenue la messe. Lilou appuya son vélo contre la grille et l’escalada pour sauter à pieds joints sur l’herbe mal entretenue. Lilou était une habituée des cimetières. Elle allait voir sa mère au moins une fois par mois, elle changeait les fleurs et nettoyait la pierre douce et lisse de sa tombe. La seule chose pire que de mourir, c’était d’être oublié. Elle n’avait pas peur de ces lieux de paix et de repos, pour les vivants comme pour les morts. Et celui-ci, perché sur la falaise, lui avait paru être un endroit particulièrement approprié pour une dernière demeure. Sur la tombe de Marie-Claire Courtin, les bouquets étaient encore frais. Une tache rouge vif attira l’attention de Lilou sur une sépulture discrète, un peu plus loin ; une de ces stèles que l’oubli avait recouvertes de mousse et de fientes de mouettes et qui donnaient à celles soigneusement entretenues des morts plus récents un air ostentatoire, presque de mauvais goût. Elle s’approcha. C’était une rose rouge, déposée sur la tombe sale et nue, qui avait capté son regard. S’il y avait eu des plaques commémoratives sur cette tombe, elles avaient été emportées par les tempêtes ou les années. Lilou gratta la mousse et fit apparaître le nom gravé dans la pierre « Claudette Leroy ; 1961-1992 ». Elle ramassa la rose, la fit tourner lentement entre ses doigts. Le jour de l’enterrement, Angélique avait apporté un imposant bouquet de roses rouges qui avaient été jetées sur le cercueil par les proches de la défunte. Quelqu’un avait gardé une rose et l’avait déposée sur la tombe abandonnée de la mère de Sarah. Qui ? Angélique ? Fanny ? Quelqu’un d’autre ?

Si elle n’était un jour plus là pour le faire, Lilou aimerait que quelqu’un s’occupe de la tombe de sa mère. Alors, elle s’accroupit et entreprit de nettoyer la dernière demeure de Claudette Leroy. Elle gratta la mousse avec ses ongles, retira les mauvaises herbes comme elle le put et replaça soigneusement la rose où elle l’avait trouvée. Puis, elle sortit son carnet et un crayon et dessina la stèle et la fleur, l’envol des mouettes et l’écume des vagues qui se brisaient au loin. Sarah était venue dans ce cimetière petite, elle avait enterré sa mère comme Lilou avait enterré la sienne, à peu près au même âge. Lilou avait le sentiment qu’elle était liée à Sarah par un même chagrin, que si elles s’étaient rencontrées, elles se seraient comprises. Sarah Leroy avait sans doute grandi comme elle, avec un manque au creux du cœur, une douleur fantôme qui se faisait plus forte les jours de chagrin et les dimanches soir. Puis quelqu’un avait fait du mal à Sarah. Quelqu’un l’avait fait disparaître et ne lui avait même pas laissé la possibilité d’être enterrée à sa place, ici, aux côtés de sa maman, avec vue sur la mer. Pour Lilou, avoir séparé la mère et l’enfant pour l’éternité était presque aussi grave que d’avoir tué Sarah. Elle hésita, puis rajouta sur son dessin, sous le nom de la mère, celui de la fille : « Sarah Leroy ; 1985-2001 » pour qu’au moins, dans son univers de fiction, les deux soient enfin réunies. Elle rangea son carnet. Si elle ne découvrait pas ce qui était vraiment arrivé à Sarah, qui le ferait ?

Décidée à poursuivre ses recherches, elle monta sur son vélo et se rendit dans le centre de Bouville. Quand elle sonna à l’interphone de l’appartement d’Angélique, au-dessus du restaurant, elle n’obtint pas de réponse. Peut-être Angélique sortait-elle tous les matins pour promener Obi-Wan. Lilou s’assit sur le muret qui bordait la digue de béton et attendit en envoyant des photos des vagues à Kim. Soudain, un aboiement joyeux lui fit lever la tête. Obi-Wan courait vers elle avec enthousiasme. Lilou sourit et rangea son téléphone pour accueillir le jeune chien qui lui lécha affectueusement le visage.

— Salut, dit Angélique en s’approchant, qu’est-ce que tu fais là ?

— Je me baladais, je me suis dit que je pouvais passer te voir.

— OK, monte.

Lilou suivit Angélique, qui, comme la fois précédente, sortit la clé du pot de fleurs pour ouvrir la porte.

— Tu veux un chocolat chaud ? Tu as l’air d’avoir froid.

— Oui, je veux bien, merci.

Quelques minutes plus tard, Lilou était installée sur le canapé du salon, la tête d’Obi-Wan sur les genoux et une tasse fumante à la main.

— Tu fais du rangement ? demanda-t-elle en désignant l’échelle qui montait au grenier. Elle n’avait pas remarqué la trappe dans le plafond du salon la fois précédente.

— Oui… Vu que Fanny est là, ce serait bien qu’elle récupère ses affaires, ma mère gardait tout, elle détestait jeter. On a un monceau de vieilleries qui prennent une place folle et j’envisage de louer l’appartement. Enfin, on verra, on va chez le notaire cet après-midi avec Fanny justement.

— Ah, je savais pas, dit Lilou, c’est à quelle heure ?

— Seize heures, à Boulogne.

Lilou calcula mentalement, au moins vingt minutes de route à l’aller et au retour, peut-être une heure de rendez-vous, ce qui voulait dire presque deux heures de tranquillité. Lilou cherchait un moyen de mener habilement la conversation sur le sujet qui l’intéressait, quand Angélique la devança :

— Elle en est où, Fanny, dans son article sur Sarah Leroy ?

Angélique avait posé la question avec nonchalance, comme on parle de la météo. Simple curiosité ou peur de ce que sa sœur pourrait révéler ? Lilou sauta sur l’occasion.

— Elle fait des recherches, expliqua l’adolescente d’un ton énigmatique. C’est dingue, cette histoire, tu ne trouves pas ? Comment vous avez appris la nouvelle au lycée ?

Angélique but une gorgée de café et haussa les épaules.

— Elle a disparu quelques jours avant la rentrée scolaire. Le premier jour, on nous a juste demandé de contacter le proviseur si on avait des informations sur Sarah, ensuite pas mal d’élèves ont été interrogés par la police.

Lilou ouvrit de grands yeux innocents.

— C’est pour ça que tu as été interrogée, toi aussi ? Parce que tu étais proche d’elle ?

Angélique eut un mouvement de surprise.

— C’est Fanny qui t’a dit ça ? Non, j’avais été amie avec elle dans le passé, ce n’était plus le cas depuis longtemps, mais des élèves ont rapporté qu’on s’était battues dans la cour, plusieurs mois avant sa disparition, et les flics ont voulu en savoir plus.

— Vous vous étiez disputées pourquoi ?

Angélique fronça les sourcils, comme si elle tentait de rassembler ses souvenirs.

— À vrai dire, je ne me souviens même plus… Des bêtises de gamines sans doute. Mais pourquoi tu me poses ces questions ? Fanny parle de moi dans son article ?

Lilou ignora la question.

— Tu imagines, si FC trouve la vérité ? Après toutes ces années, ce n’est pas une promotion qu’elle aura pour ce dossier, ce sera carrément une consécration.

Angélique fronça les sourcils.

— Quelle vérité ? Il y a eu un procès. La vérité, tout le monde la connaît.

Lilou prit un air innocent.

— Moi, j’en sais rien, Fanny, elle a l’air de croire que la vérité, la vraie, personne ne la connaît. Tu en penses quoi, toi ?

Lilou était incapable d’interpréter l’expression impénétrable d’Angélique. Était-elle inquiète ou indifférente ? L’adolescente décida de bluffer un bon coup. Elle avala trois gorgées de chocolat avant de dire :

— En tout cas, elle explore de nouvelles pistes, j’ai vu des noms sur son carnet de recherches : Jasmine Bensalah et Morgane Richard, ça te dit quelque chose ?

Il sembla à Lilou qu’Angélique avait pâli. Elle avala la fin de son café d’un trait et répondit :

— Allez, ce n’est pas que je veux te mettre dehors, mais j’ai du travail !

Lilou remercia pour le chocolat et reprit son vélo. En levant les yeux vers l’appartement au-dessus du restaurant, elle crut voir la silhouette d’Angélique qui l’observait depuis la fenêtre de la cuisine.

*

Document de travail Affaire Sarah Leroy – année 2000

Ce qui s’est passé après l’épisode de la bagarre, personne ne l’a su. Si vous interrogez ceux qui étaient au lycée à cette époque avec Sarah Leroy, Angélique, Jasmine et Morgane, ils vous diront qu’ils n’ont plus jamais vu Sarah parler avec Angélique. À l’époque, ils se souvenaient de l’altercation, bien sûr, et qu’Angélique l’avait provoquée. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Angélique a été suspectée jusqu’à l’apparition providentielle, dans le sac de sport d’Éric Chevalier, du blouson en daim blanc de Sarah. À l’époque où le blouson a été trouvé, la France entière faisait des hypothèses sur ce qui était arrivé à Sarah. La police était inondée de faux témoignages. Il y avait ceux qui pensaient que Sarah avait été exécutée par ses copines pour une histoire de garçon qui aurait mal tourné, ceux qui accusaient le père, la belle-mère, un prof avec qui elle aurait eu une liaison (l’infirmière scolaire avait rapporté que Sarah avait été enceinte en début d’année, alors qu’on ne lui connaissait aucun petit ami), ceux qui étaient persuadés que Sarah était encore vivante, qui appelaient pour affirmer qu’ils l’avaient croisée, à Nice, à Bruges, qu’elle avait été kidnappée par une secte, qu’elle était entrée au couvent ou y avait été enfermée de force par ses parents, qu’elle était une extraterrestre repartie vivre sur sa planète… Il y en a même un qui a appelé la police et juré ses grands dieux qu’il l’avait croisée à l’aéroport de Londres, juste avant les attentats du World Trade Center, et que d’ailleurs ces deux événements étaient peut-être liés, avait-on vérifié la possible connexion entre Sarah Leroy et Al-Qaida ?

Bref, du grand n’importe quoi.

La vérité, la voici : le soir même de l’épisode de la bagarre, Angélique est allée sonner chez les Leroy. Elle était furieuse, elle voulait en découdre. Depuis des mois, elle ne réagissait pas aux insultes et aux agressions de Sarah, mais elle en avait marre de prendre sur elle. Elles allaient mettre les choses au clair, une bonne fois pour toutes.

Sarah lui a ouvert. Avant qu’elles aient pu échanger une seule parole, Éric, qui avait entendu la sonnette, est apparu derrière elle. Depuis qu’il avait abandonné la prépa, il traînait chez lui. Ses anciens copains travaillaient déjà ou poursuivaient leurs études. Il s’ennuyait.

— Qu’est-ce que tu fous ici ? a-t-il demandé.

Angélique n’a pas répondu, elle scrutait Sarah. À l’apparition d’Éric dans son champ de vision, son ancienne amie avait sursauté et un éclair d’angoisse, immédiatement dissimulé, avait traversé ses pupilles. Cette terreur froide, cette imperceptible rétractation du corps face au danger, Angélique l’a instantanément reconnue. Elle la connaissait par cœur. Elle l’éprouvait chaque fois que surgissait, au détour d’un couloir du lycée, la silhouette d’Éric Chevalier, et avec lui, le souvenir de ce qu’il lui avait fait dans le hangar à bateaux.

— Bon, qu’est-ce que tu veux ? a répété Éric, agacé par son silence.

Angélique a semblé se réveiller, elle a fixé Éric et, prise de panique, a sorti la première chose qui lui est passée par la tête :

— Je cherchais Benjamin.

Sarah n’a pas réagi, elle avait le regard vide, comme si la simple présence d’Éric l’avait anesthésiée, comme si elle avait oublié qui était Angélique. Éric a eu l’air vaguement soulagé.

— Il n’est pas là, a-t-il marmonné, tu n’es pas la bienvenue ici.

Et il a refermé la porte.

Aujourd’hui, Lilou

Lilou était désormais persuadée qu’Angélique en savait plus que ce qu’elle voulait bien avouer sur la disparition de Sarah Leroy. Elle passa l’après-midi à lire des articles de presse concernant l’affaire. L’infirmière scolaire avait révélé que, juste après sa rentrée en seconde, Sarah avait avorté. Éric Chevalier avait été placé en garde à vue quand un de ses copains avait aperçu la veste de Sarah tachée de sang au fond de son sac de sport et l’avait apportée à la police. Éric Chevalier avait juré qu’il n’avait aucune idée de comment cette veste était apparue dans ses affaires, puis il avait raconté que Sarah lui avait parlé de suicide à plusieurs reprises, ce qui avait été vigoureusement démenti par Julie Durocher, la meilleure amie de la victime. Des voisins avaient affirmé que, la veille de sa disparition, ils avaient entendu Sarah se disputer avec Éric dans le jardin. Éric avait d’abord nié, puis prétendu ne pas se souvenir de la raison de leur dispute. La nuit précédant le jour où Sarah avait disparu, personne n’avait pu attester qu’il était bien chez lui. Le lendemain, il avait emprunté un catamaran au club nautique avant l’ouverture. Certes, ce n’était pas un comportement inhabituel, le club nautique appartenait à Bernard Leroy et Éric avait la clé. Il avait argué qu’il faisait un soleil radieux ce jour-là, et que c’était la seule raison de cette sortie matinale. Cela constituait néanmoins aussi l’occasion idéale de larguer un corps en pleine mer. Quand l’affaire était devenue nationale, un inconnu avait signalé à la police qu’une étudiante de la prépa d’Éric aurait envisagé de porter plainte contre lui, à la suite d’une soirée qui aurait dérapé. L’affaire aurait été réglée entre les parents et la direction et étouffée à condition qu’Éric quitte l’établissement. La veste, la dispute, l’accumulation des mensonges et des contradictions, le fait qu’il avait été la dernière personne à avoir vu Sarah vivante et son absence d’alibi avaient été fatals pour Éric. Il avait été condamné à vingt ans de prison.

Lilou poussa un soupir. Si Éric n’avait pas tué Sarah, pourquoi tous ces mensonges ? Qu’avait-il à cacher ? Depuis sa visite au cimetière, elle se sentait presque un devoir envers Sarah de faire éclater la vérité au grand jour, et elle en était maintenant persuadée, la vérité n’avait jamais été exposée.

Il fallait qu’elle en ait le cœur net. Dès que la voiture de Fanny quitta le petit parking de l’hôtel pour se rendre chez le notaire à Boulogne, Lilou reprit son vélo. Elle fonça jusque chez Angélique et sonna. Comme elle s’y attendait, personne ne lui répondit, Angélique était en route pour le cabinet du notaire. Elle plongea la main dans le pot de fleurs, en retira la clé qui y était cachée, ouvrit la porte et grimpa l’escalier qui menait à l’entrée.

— Angélique ? appela-t-elle.

En guise de réponse, Obi-Wan l’accueillit joyeusement.

— Coucou, mon grand, murmura Lilou en lui chatouillant les oreilles. Content de me revoir ?

Elle monta au grenier dont la trappe était toujours ouverte. Obi-Wan aboya à regret en bas de l’échelle qu’il ne pouvait escalader, elle lui envoya un baiser du bout des doigts.

— Je te fais un gros câlin en descendant, promit-elle.

Elle se retrouva dans une petite soupente encombrée de cartons, de quelques vieux meubles et de valises poussiéreuses qui n’avaient pas dû être utilisées depuis des années. Derrière des cartons d’archives et de documents administratifs, elle tomba sur ce qui devait constituer les souvenirs d’enfance de Fanny et Angélique. On y avait écrit au feutre : « Scolaire Angélique + Fanny », « Bazar des filles ». Lilou ouvrit le premier. Des photos de classe, des bulletins de notes, quelques copies, des rédactions, des cahiers de textes et des carnets de correspondance… Elle feuilleta avec curiosité les bulletins en papier carbone. Fanny ne mentait pas quand elle affirmait à Lilou qu’elle était une élève modèle : elle avait toujours reçu de bonnes notes et des commentaires élogieux de ses professeurs. Même si on lui reprochait un peu son bavardage avec Sarah, les bulletins d’Angélique étaient, eux aussi, remplis de compliments : « imagination extraordinaire, mais trop dissipée », « beaucoup de facilités, mais pas assez de travail », « enfant très vive », « potentiel inexploité ». Une phrase attira l’attention de Lilou : « Angélique est une élève brillante, mais elle s’ennuie en classe, possibilité de sauter une classe ? » C’était le professeur de français, M. Follet, qui avait noté cela sur le bulletin d’Angélique à la fin de la sixième. À partir de la troisième, brutalement, le discours se faisait moins indulgent et les notes s’effondraient : « élève dissipée, insolente, belliqueuse », « trop de cours manqués », « il faut se ressaisir !!! », « redoublement à envisager ».

Dans un autre carton, Lilou trouva une boîte à chaussures remplie de photos. Il devait y en avoir une centaine, elles dataient de toutes les époques, certaines avaient encore un peu de Scotch ou de Patafix au dos, signe qu’elles avaient été affichées sur un mur.

Lilou étudia longuement une photo sur laquelle on voyait Angélique, Morgane et Jasmine, riant devant la mer. Elles avaient l’air très proches, heureuses. Angélique retourna la photo et lut « Désenchantées… 2001 ». L’été de la disparition de Sarah.

La boîte contenait aussi une feuille pliée en quatre. Lilou l’ouvrit et lut :

« Serment des Désenchantées : nous promettons de rester amies à la vie, à la mort, pour le meilleur et pour le pire, nous resterons toujours solidaires, quelle que soit la situation et nous nous soutiendrons toujours. Nous sommes les Désenchantées. »

Le texte était signé par Morgane, Angélique et Jasmine.

L’adolescente pensait avoir passé en revue tout le contenu de la boîte à chaussures, quand elle s’aperçut qu’il restait un cliché, plaqué à l’envers contre le fond du carton, caché sous le papier de soie qui protégeait les autres. Lilou le retourna et il lui fallut quelques secondes pour reconnaître Sarah. Il faisait presque nuit. Sarah se tenait debout sur la plage, le visage fermé, concentrée sur quelque chose au loin qu’on ne voyait pas. Elle ne semblait pas consciente qu’elle était prise en photo. Elle devait avoir une quinzaine d’années, mais paraissait différente de la fille douce au sourire un peu éteint que Lilou avait vue sur ses photos de classe. Ses cheveux étaient coupés au carré, bien plus courts que sur les photos diffusées dans la presse et ils étaient châtain foncé. Elle avait une tache noire au-dessus du sourcil gauche, comme une croûte. Ses jambes et ses bras portaient de longues traces blanches de crème solaire mal étalée. Les épaules redressées, le menton levé, elle avait l’air fort et déterminé de quelqu’un qui s’apprête à attaquer un adversaire. Il y avait cependant une étincelle dans son regard qui contrastait avec son attitude bravache et qui fit frissonner Lilou. Sarah avait peur. Lilou en était certaine. Au dos de la photo étaient inscrits en bleu des chiffres mystérieux : « 13-28 ».

Lilou aurait bien continué sa fouille, mais l’heure tournait. Elle ne voulait pas prendre le risque de se faire surprendre par Angélique. Elle hésita, puis s’empara de la boîte à chaussures. Elle replaça soigneusement tous les cartons comme elle les avait trouvés. Elle fit à Obi-Wan le câlin qu’elle lui avait promis, remplit d’eau son écuelle vide et repartit à l’hôtel, la boîte à chaussures remplie de photos volées sur son porte-bagages.

*

Document de travail Affaire Sarah Leroy – année 2000

Le lendemain du jour de la bagarre et de sa visite chez les Leroy, Angélique a passé le cours de maths à regarder par la fenêtre, plongée dans ses pensées. À la récréation, Morgane et Jasmine parlaient d’un concert à Lille où elles envisageaient d’aller, mais Angélique semblait ailleurs. Un peu avant que la sonnerie annonçant la fin de l’interclasse ne sonne, Benjamin s’est approché du groupe.

— Salut, a-t-il lancé à l’intention d’Angélique.

Les trois adolescentes l’ont dévisagé avec surprise. Benjamin portait comme d’habitude un jean délavé, son blouson aviateur et le casque de son Walkman autour du cou. C’était la mode des cheveux décoiffés, dressés sur la tête au gel ou à la cire, et il ne faisait pas exception à la règle. Dieu merci, cette mode n’a pas survécu au passage au xxie siècle.

— Tu me cherchais ? a demandé le jeune homme.

Morgane et Jasmine se sont alors tournées vers Angélique, attendant une explication. Angélique s’est mordu la lèvre, subitement gênée.

— On m’a dit que tu étais passée à la maison pour me voir, a poursuivi Benjamin, soudain moins sûr de lui face au silence embarrassant qui s’était installé.

— Qui ça « on » ? a interrogé Angélique, Éric ou Sarah ?

— Sarah. Pourquoi tu es venue ?

— J’ai entendu une chanson à la radio, je n’arrive pas à la retrouver. Je voulais juste savoir si tu connaissais le groupe qui la chante.

Après quelques secondes de stupéfaction face à cette requête, pour le moins surprenante, Benjamin a demandé :

— C’était quoi la chanson ?

Angélique a fredonné :

— « Puisqu’on est jeunes et cons, puisqu’ils sont vieux et fous, puisque des hommes crèvent sous les ponts, mais ce monde s’en fout… »

— Saez, « Jeune et con », a reconnu Benjamin, laconique.

— OK, merci.

Angélique a ramassé son sac Eastpak qu’elle avait laissé par terre, et juste avant de s’éloigner, elle s’est retournée vers le jeune homme.

— Oh, au fait, tu pourras donner un truc de ma part à Sarah ?

Benjamin a légèrement froncé les sourcils.

— Ça dépend, c’est quoi… ?

Angélique a sorti son agenda et arraché une page au hasard, ce qui en disait long sur l’importance qu’elle accordait à ses devoirs. Elle y a griffonné quelque chose à l’aide d’un quatre-couleurs mordillé. Benjamin a lu le message, perplexe.

— Ça veut dire quoi ? Parce que si c’est encore pour vous insulter ou vous mettre des claques, je préférerais que tu te trouves un autre intermédiaire.

— Elle comprendra, a dit Angélique en refermant sa trousse, et ne lui donne qu’à elle, n’en parle à personne et surtout pas à ton connard de frère.

Sur ces mots, elle a tourné les talons, suivie par Morgane et Jasmine, plantant là Benjamin, le mot à la main.

— Tu peux nous expliquer ce qui se passe ? a exigé Morgane. Tu es allée chez eux après t’être battue avec Sarah ? Tu cherches les problèmes ou quoi ?

— Je ne peux pas vous en parler pour le moment, a simplement répondu Angélique, c’est compliqué.

Aujourd’hui Fanny

Fanny et Angélique sortirent de chez le notaire vaguement sonnées, comme si ces dernières procédures administratives entérinaient définitivement le décès de leur mère. Fanny examinait sa petite sœur dans la lumière de fin d’après-midi. Les cheveux d’Angélique étaient attachés à la hâte en une queue-de-cheval floue dont s’échappaient quelques mèches plus claires, souvenir d’une couleur qu’elle avait dû faire deux ans plus tôt et jamais entretenue par la suite. Elle portait un jean usé, une polaire bleue du genre premier prix chez Décathlon ; quant à la parka militaire qui lui faisait office de manteau, Fanny savait qu’elle avait appartenu trente ans plus tôt à leur père. Aucun maquillage, aucune altération de ses traits harmonieux, de ses lèvres aux proportions parfaites, si bien dessinées, rarement souriantes et perpétuellement gercées en hiver.

Plus jeune, Fanny se rappelait avoir ressenti de la jalousie pour la beauté d’Angélique et les compliments qui pavaient le chemin de sa petite sœur, comme un tapis de lumière. Aujourd’hui, si elle était honnête avec elle-même, elle n’enviait pas tant la beauté de sa sœur, mais plutôt son indifférence manifeste face à ces questions de physiques. Fanny était la grande sœur à l’apparence quelconque, boulotte et sérieuse, Angélique était la petite sœur solaire devant qui tout le monde s’extasiait. Une fois, Fanny avait entendu sa mère dire que la fée qui s’était penchée sur leur berceau avait donné la beauté à l’une, l’intelligence à l’autre. Cela l’avait doublement blessée, parce que non seulement c’était méchant, mais surtout c’était faux. En plus d’être la plus jolie, Angélique avait d’étonnantes facilités en classe, elle s’en sortait très bien en faisant le strict minimum, tout du moins jusqu’à la fin de la quatrième. Si leur mère y avait prêté la moindre attention, Angélique aurait pu faire des études. Mais personne ne s’était soucié d’Angélique une fois sa grande sœur partie. Fanny avait paniqué quand Angélique, en terminale, était tombée enceinte. Elle était rentrée, elle avait essayé de la convaincre de ne pas garder l’enfant, puis de poursuivre malgré tout ses études, soudain consciente que quelque chose avait gâché le potentiel de sa petite sœur. Angélique n’avait rien voulu entendre. Fanny était persuadée ­qu’Angélique voyait dans cette grossesse une excuse officielle pour arrêter les cours, qu’elle séchait déjà dans leur quasi-totalité. Elles s’étaient disputées. Fanny n’était pas venue voir Mia à la maternité, elle avait cessé de répondre à sa petite sœur, et au fil des années, le lien s’était rompu.

— On peut aller boire un café ? proposa Angélique, je voudrais te parler de quelque chose.

Fanny hocha la tête. Elle se sentait soulagée. Sa mère, contre toute attente, avait pris le temps de faire un testament. Elle n’y disait pas grand-chose, si ce n’est que ses filles pouvaient vendre le restaurant pour payer les dettes qu’elle leur laissait. Elle n’attendait pas d’elles qu’elles le gardent. Les deux sœurs s’attablèrent dans un café. Fanny commanda un thé et Angélique un café allongé.

— Je voudrais te racheter ta part du restaurant, expliqua Angélique, mais je n’ai pas l’argent pour le moment. J’ai fait des calculs, je pourrais te verser une rente, tu serais en quelque sorte actionnaire du restaurant le temps que je puisse te rembourser.

Elle posa devant Fanny un tableau récapitulant sur dix ans les bénéfices qu’elle espérait faire et les versements qu’elle prévoyait de faire à sa sœur. Fanny analysa le document.

— C’est quoi cette ligne ?

— Je pensais louer l’appartement l’été entre juin et septembre, ça ferait un revenu supplémentaire.

— Et tu habiteras où ?

— Je louerai un studio.

— Et qu’est-ce qui te fait croire que Le Comptoir du Fort deviendra rentable ? Maman a bossé toute sa vie comme une folle et tu as vu les dettes qu’elle nous laisse…

— Je changerai des choses, je pensais faire quelques travaux, moderniser, créer un site Internet, peut-être faire des plats à emporter et pourquoi pas inviter un groupe de musique le samedi soir en été ou louer pour des mariages ? Ça permettrait d’augmenter les prix. J’ai lu les commentaires que les gens laissent en ligne, ils disent que la nourriture est très bonne, les prix très bon marché, mais le cadre vieillot.

Fanny observait sa sœur tandis qu’elle lui exposait ses plans. Angélique avait les sourcils froncés, elle semblait sérieuse, appliquée, mais pas particulièrement enthousiaste.

— Je pense qu’il faut vendre, décréta Fanny, vendre tout, le restaurant, l’appartement, rembourser les dettes et ce serait réglé.

La mâchoire d’Angélique se crispa.

— Écoute, je n’ai jamais quitté la région, ce restaurant c’est ma vie, mon travail, mon quotidien… Si tu veux l’argent tout de suite, je peux essayer de faire un prêt, ou je peux augmenter les versements, si je ne prends pas de studio, je peux dormir dans l’arrière-salle l’été et…

Angélique examinait ses calculs à la recherche d’une solution. Fanny secoua la tête.

— Laisse tomber, Angélique, je n’ai pas besoin de cet argent et c’est ta décision, mais je pense que tu ferais mieux de t’en débarrasser.

— Je ne me vois pas faire autre chose. Et je te rendrai ton argent, je te le promets, j’ai juste besoin d’un peu de temps.

Fanny eut un geste indifférent de la main.

— C’est toi qui t’es occupée de Maman, qui était proche d’elle, qui l’a aidée avec Le Comptoir du Fort toutes ces années, c’est juste…

Fanny s’interrompit et Angélique haussa les sourcils.

— C’est juste que quoi ?

— Pourquoi tu restes ? Mia est partie, tu as trente-six ans, tu peux refaire ta vie. Avec l’argent, tu serais libre, tu pourrais voyager, aller où tu veux, je ne sais pas… C’est une telle contrainte, ce restaurant, ça l’a toujours été, il a gâché notre enfance.

— Où veux-tu que j’aille ? Je n’ai jamais pris l’avion de ma vie… Je sais que, pour toi, ce ne sont que de mauvais souvenirs. Mais Mia a grandi ici, c’est chez moi.

— Quand tu étais petite, tu avais plein de rêves, tellement différents de ta vie actuelle… Je comprends que tu sois restée pour Mia, mais maintenant, qu’est-ce qui te retient ? Je me souviens, tu parlais de partir à l’étranger, tu apprenais même l’anglais avec Sarah pour aller un jour à New York…

À l’évocation de Sarah, le visage d’Angélique se ferma.

— Pourquoi tu parles de Sarah ? demanda-t-elle d’une voix sèche. Pourquoi faut-il que tu viennes déterrer tout ça ?

— Je ne déterre rien, je disais juste…

— Il faut que tu arrêtes avec cette histoire d’articles sur Sarah, ça n’apportera rien de bon, à personne !

— Mais de quoi tu parles ?

— Ton enquête sur Morgane, Jasmine et moi ! Tu crois que je ne suis pas au courant ?

Le ton agressif d’Angélique énerva Fanny.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Lilou est passée me voir ce matin, elle m’a révélé ce sur quoi tu bossais. À quoi ça sert ? Sarah est morte, elle ne reviendra pas, OK ?

Fanny fixa Angélique avec stupéfaction.

— Mais je n’enquête pas sur vous, je ne sais pas d’où Lilou sort ça, c’est faux !

— Elle n’a pas inventé ces prénoms, que je sache ! Tu pourrais au moins avoir la décence d’assumer !

— Assumer quoi au juste ?

— De faire passer ton ambition avant tout, une fois de plus, en écrasant tout le monde sur ton passage ! D’être prête à n’importe quoi pour cette promotion débile sans réfléchir une seule seconde aux conséquences de tes actes !

Fanny sortit dix euros de son sac à main et les balança sur la table.

— Ça te va bien de me dire d’assumer, murmura-t-elle d’une voix glaciale, toi qui justement n’as jamais rien assumé. Je vais t’envoyer mon dossier sur Sarah Leroy, je l’ai terminé ce matin. Ne t’inquiète pas, tu verras bien qu’il n’y a rien ni sur toi ni sur tes copines. Tu crois quoi ? Que j’ai menti il y a vingt ans pour te balancer maintenant, alors qu’un innocent a passé plus de la moitié de sa vie en prison à cause de vous ?

Le visage d’Angélique se décomposa, mais Fanny n’y prit pas garde. Elle poursuivit les dents serrées tout en enfilant son manteau :

— Et tout ça pour que tu fasses quoi de ta vie ? Que tu arrêtes l’école avec le potentiel que tu avais ? Que tu tombes enceinte comme la dernière des idiotes et que tu finisses exactement là où on s’était juré de ne jamais finir : à la place de notre mère, à trimer comme une esclave pour trois fois rien dans un endroit que tu détestes, à te demander tous les mois si tu vas réussir à payer ta facture d’électricité ? Prends-le, ton restaurant, toi, la pire hôtesse d’accueil qui soit, alors que tu as toujours détesté faire la bouffe, parler de la pluie et du beau temps et toute forme de contrainte. Enferme-toi encore un peu plus dans un passé que tu ne pourras jamais changer. Au final, tu es autant en prison dans ta vie que tu l’aurais été si je n’avais pas menti pour toi à la police et si c’était à refaire, crois-moi, je ne reprendrais pas le risque !

Et sans attendre de réponse, Fanny sortit en trombe.

*

Document de travail Affaire Sarah Leroy – année 2000

En rentrant chez elle le lendemain de sa visite chez les Leroy, Angélique a trouvé une enveloppe kraft à son attention dans la boîte aux lettres. Elle l’a ouverte, à l’intérieur se trouvait une cassette audio TDK. Il n’y avait pas de mot, mais l’étiquette collée sur la cassette affichait : « Saez, Jeune et con + d’autres trucs qui devraient te plaire ». Angélique a contemplé le cadeau quelques secondes avec étonnement, puis elle a refoulé la joie interdite qui grandissait dans son ventre. Elle n’a cependant pas pu résister. Elle a glissé la cassette dans son baladeur et, les yeux fermés, elle a écouté d’une traite les cent vingt minutes de musique que Benjamin avait enregistrées, rien que pour elle. Sur la face A, il y avait Saez, Oasis, Nirvana, U2, Mickey 3D, Aerosmith, The Offspring, Kyo, Mylène Farmer, Fool’s Garden, Noir Désir… Sur la B, qui commençait par Wannabe des Spice Girls, la sélection était plus éclectique : Aqua, Francis Cabrel, Jean-Jacques Goldman, Bonnie Tyler, Robbie Williams… Toutes les chansons qu’Angélique aimait autrefois et que Benjamin qualifiait de daubes lors de leurs discussions enflammées. Des chansons qu’elle n’écoutait plus depuis longtemps, parce qu’elles mentaient, elles parlaient d’amour, d’un monde qui n’existe que dans les rêves des petites filles et les romans à l’eau de rose. Angélique est restée stoïque, les yeux fixés au plafond, s’interdisant la moindre interprétation, résistant à l’envie de lire le moindre message dans les « je ­t’attends » d’Axelle Red, les « je t’aimais, je t’aime et je t’aimerai » de Cabrel et les Nothing compares 2U de Sinéad O’Connor. Et puis, la voix de Whitney Houston a envahi les écouteurs sans prévenir de son I Will Always Love You et, d’un seul coup, les joues d’Angélique étaient trempées de larmes, trempées de l’envie de rembobiner la bande déchiquetée de ses souvenirs d’enfance, de la réenrouler en tournant avec délicatesse la pointe d’un crayon dans la roulette crantée, d’effacer les mauvais souvenirs avec des chansons douces, de la réparer en collant de minuscules morceaux de Scotch sur les endroits déchirés. Même si ça grésillait un peu, le passé serait toujours plus beau que le présent. Elle pleurait de cette certitude que le meilleur était derrière elle et qu’elle n’en avait même pas profité, elle pleurait les moments si doux avec Benjamin, qu’elle pensait éternels et qu’Éric avait saccagés pour toujours en l’espace de quelques minutes dans l’obscurité glacée du hangar à bateaux.

Aujourd’hui, Angélique

Angélique avait dépecé sans s’en rendre compte le sachet de sucre qui accompagnait son café de ses doigts nerveux. Il fallait qu’elle rentre, elle avait oublié de remettre de l’eau à Obi-Wan avant son départ. Elle conduisit dans un état second jusque chez elle. Que savait Fanny exactement depuis toutes ces années ? Pourquoi n’en avait-elle jamais parlé ?

Elle se gara, récupéra la clé dans le pot de fleurs et monta les escaliers. Obi-Wan lui sauta dessus joyeusement.

— Oui, on va sortir, mon grand, le rassura-t-elle en lui grattant la tête.

Elle serra le jeune chien contre elle et se sentit aussitôt réconfortée. Elle s’apprêtait à remplir sa gamelle d’eau, quand elle réalisa que celle-ci était déjà pleine. Elle suspendit son geste, fronça les sourcils et referma lentement le robinet de la cuisine. Elle était certaine que la gamelle était vide juste avant son départ pour Boulogne.

— Quelqu’un est venu nous voir, Obi-Wan ?

Le chien lui répondit d’un jappement joyeux. Angélique ne l’avait jamais pris pour un chien de garde, mais elle avait du mal à croire qu’il aurait laissé un inconnu entrer chez eux sans s’opposer un minimum. Elle fit un tour de l’appartement, rien ne semblait avoir été volé ou déplacé. Son regard tomba sur l’échelle qui montait au grenier et, prise d’un mauvais pressentiment, elle monta jusqu’à la trappe ouverte. Rien à signaler. Elle allait redescendre, rassurée, quand un petit tube de plastique rose qui avait glissé entre deux cartons attira son attention. Elle se pencha, ramassa l’objet et observa quelques secondes le stick à lèvres à la cerise. Le regard d’Angélique se durcit. Elle qui avait été cette adolescente qui mentait avec son plus beau sourire, s’émerveillant de voir les adultes, toujours, craquer pour ses grands yeux candides sans jamais y voir la moindre duplicité, comment avait-elle pu se laisser berner par la fausse innocence de Lilou ?

*

Aujourd’hui, Lilou

Lilou avait étalé les photos devant elle et les étudiait avec attention, tentant de donner du sens à toutes les informations qu’elle avait rassemblées. Au centre de son pêle-mêle, elle avait glissé la photo de Sarah sur la plage. Elle en était certaine, cette photo était la clé, tout simplement parce qu’elle n’avait rien à faire là. Sarah n’était pas amie avec Morgane, Angélique et Jasmine, elle ne faisait pas partie des Désenchantées. Par ailleurs, c’était la seule photo d’elle où elle avait les cheveux courts et châtain foncé. Sur toutes les photos de classe, sur tous les clichés trouvés sur Internet, Sarah Leroy avait les cheveux longs et clairs. Ce détail, tout comme cette blessure sur le front de la jeune fille, devait avoir une signification. En arrière-plan, au-dessus de la plage de cailloux noirs sur laquelle Sarah se tenait, Lilou repéra un phare flou, le balcon de veille et la coupole étaient noirs et cette dernière était surmontée d’une sorte ­d’hélice. Elle tapa « phares côte d’Opale » dans son moteur de recherche et fit défiler les images. Elle retrouva rapidement celui de la photo : il s’agissait de la tour de contrôle du Centre régional ­opérationnel de surveillance et de ­sauvetage maritime du cap Gris-Nez. La tour surplombait une plage de cailloux noirs.

Elle tapa « 13-28 », le mystérieux nombre écrit au dos du cliché. L’année où Benjamin de Valois avait récupéré le trône, le numéro d’un article du Code civil sur la propriété, un code postal aux Pays-Bas, un numéro de vol Air France… Rien qui ait semblé avoir le moindre rapport avec Sarah Leroy.

Agacée, l’adolescente glissa la photo dans sa poche et reprit son vélo. Il pleuvait, mais elle pédala jusqu’au cap Gris-Nez et arriva en sueur en haut de la falaise où se dressait la fameuse tour de contrôle. Le parking, qui accueillait l’été les voitures des touristes venus admirer la vue, était désert. Elle laissa son vélo en haut d’un sentier sableux qui descendait à la plage et termina à pied. Même les mouettes s’étaient éclipsées. La mer grondait, les vagues se déchaînaient, éclaboussant de leurs flocons d’écume les gros cailloux plats, polis par l’eau et les années. Officiellement, c’était ici que la Manche se fondait avec la mer du Nord.

La photo avait dû être prise à peu près à la même heure, à la tombée du jour. Sarah, dos au phare, les poings serrés, fixait avec un mélange de peur et de détermination un adversaire invisible. Qui regardait-elle ? Lilou repéra ­l’endroit où avait dû se tenir le photographe et se plaça dans la position de Sarah. Elle essaya d’imaginer le mysté­rieux ennemi de Sarah, de visualiser Éric, Angélique, Morgane, Jasmine face à l’adolescente ce jour-là. Mais tout ce qu’elle vit, c’était la mer qui venait se fracasser sur les rochers noirs et la brume qui avait englouti l’horizon.

Aujourd’hui, Fanny

Fanny rentra dans un état de nervosité intense. Elle aurait dû se calmer, appeler Esteban, parler à Oscar en vidéo, mais après sa dispute avec Angélique, elle était trop furieuse pour prendre le temps de se poser. Elle frappa à la porte de la chambre de Lilou. Pas de réponse. La nuit tombait et il pleuvait des cordes. Où ­pouvait bien être fourrée l’adolescente ? Elle redescendit et, avec un sourire, demanda à Dominique la clé de Lilou, prétextant que sa belle-fille avait oublié quelque chose. La patronne de l’hôtel la lui tendit. En dépit du panneau « Ne pas déranger » accroché à la poignée, Fanny ouvrit la porte. À peine était-elle entrée qu’elle s’arrêta net. Sur la moquette épaisse étaient étalées des dizaines de photos, des dessins, et des notes sur des Post-it.

Fanny s’agenouilla sur le sol et saisit une photo au hasard. Sur la plupart des clichés figuraient Angélique, Morgane et Jasmine, l’été 2001, juste avant la disparition de Sarah. Un frisson glacé remonta le dos de Fanny. Elle saisit un Post-it « 13-28 ? », un autre « Pourquoi Angélique et Sarah se sont disputées ? », « Pourquoi FC ment ? », « Éric Chevalier innocent ? »… Le dessin d’une tombe avec le nom de Sarah Leroy, le profil de M. Follet, leur professeur de lycée griffonné au fusain… Des dizaines de questions sans réponse, les pièces d’un puzzle insoluble, que Fanny avait bien essayé de résoudre des années plus tôt, mais dont la seule réponse était trop insupportable pour être assumée. Fanny observa les photos une à une, les mains tremblantes. Lilou avait raconté à Angélique que Fanny faisait des recherches sur Morgane et Jasmine pour voir sa réaction. Fanny avait pensé que sa sœur bluffait, mais de toute évidence, Lilou enquêtait de son côté et elle avait d’ores et déjà découvert beaucoup trop d’éléments.

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

Fanny sursauta et se retourna. Lilou se tenait dans l’enca­drement de la porte que Fanny n’avait pas refermée. Elle était trempée de la tête aux pieds, le bas de son jean large était imbibé d’eau et de boue et ses cheveux gouttaient sur la moquette.

— D’où tu fouilles mes affaires ? s’écria Lilou, furieuse. Ça te suffit pas de lire mon carnet ? Il faut que tu viennes fouiner dans ma chambre !

Sans prendre la peine de retirer ses baskets pleines de sable, elle se mit à ramasser pêle-mêle les photos et les Post-it. Fanny la fixait en silence. « Ça te suffit pas de lire mon carnet ? » Lilou savait donc qu’elle avait lu son journal ?

— Donne-moi ça, ordonna Lilou en indiquant les quelques photos que Fanny tenait encore dans sa main droite.

— Où est-ce que tu as trouvé ces photos ?

— Ça te regarde pas !

Lilou tenta d’arracher les photos à Fanny, mais celle-ci l’esquiva.

— Réponds-moi !

— Chez Angélique !

— De quel droit as-tu volé ces photos chez Angélique ? Pourquoi es-tu allée lui raconter que j’écrivais sur Morgane et Jasmine ?

Lilou croisa les bras sur sa poitrine.

— J’ai bluffé, je voulais voir comment elle réagirait !

Fanny inspira et ferma les yeux quelques secondes pour se calmer avant d’énoncer d’une voix glaciale :

— Écoute-moi bien, je t’interdis de retourner la voir, je t’interdis de fouiller dans ses affaires et je t’interdis de poursuivre tes recherches sur Sarah Leroy.

— Non.

— Comment ça, non ?

— Non. Je veux savoir ce qui lui est arrivé, et puis on n’a jamais retrouvé le corps, qu’est-ce qui nous dit qu’elle n’a pas fugué ?

Fanny, excédée, leva les yeux au ciel.

— C’est évidemment la première piste qui a été étudiée, c’était la fille du maire, la police n’a pas chômé ! Ils ont vérifié toutes les gares, le ferry, les aéroports, les péages, même en Belgique au cas où elle aurait passé la frontière à pied. Elle n’a jamais quitté Bouville…

— Elle s’est coupé et teint les cheveux juste avant de disparaître… Peut-être qu’elle n’a pas été reconnue. Si ça se trouve, elle est encore vivante quelque part !

— Lilou, je ne veux pas que tu sois mêlée à ça, je…

— Mais qu’est-ce que ça peut te faire que je cherche ? hurla Lilou. Tu t’en fous de toute façon de ce qui est arrivé à Sarah ! Tout le monde s’en fout parce que sa mère est morte et que quand ta mère est morte, plus personne n’en a rien à foutre de toi !

— Arrête…, tenta de couper Fanny sans succès.

— Et même quand tu crèves à quinze ans, tout le monde s’en moque, tout le monde t’oublie et continue sa petite vie comme si tu n’avais jamais existé !

— C’est justement parce que je ne m’en moque pas que je veux que tu arrêtes ! cria à son tour Fanny en balançant les photos de toutes ses forces à travers la chambre. Si Angélique et ses copines ont fait du mal à Sarah et qu’elles ont fait disparaître un corps à quinze ans, qu’est-ce que tu crois qu’elles feront subir à une gamine de quatorze ans qui risque de révéler la vérité vingt ans plus tard ? Tu y as pensé à ça ?

La colère de Lilou retomba net, elle scruta Fanny quelques longues secondes avant de murmurer, ébahie :

— Tu crois qu’Angélique a tué Sarah.

— Non, je n’ai jamais dit ça, je…

— Si… C’est pour ça que tu n’as pas mentionné ­qu’Angélique avait été soupçonnée dans tes articles. Tu sais quelque chose. Depuis le début, je sais que tu mens. En fait, tu protèges Angélique.

Fanny s’assit dans un fauteuil, sa colère était retombée comme un soufflé et une immense lassitude l’envahit.

— Je n’en sais rien, je ne sais pas ce qui est arrivé, je sais juste…

— Quoi ?

— Je sais juste que la nuit de la disparition de Sarah, Angélique n’a pas dormi à la maison, elle est revenue à l’aube, l’air perturbée.

— Quoi d’autre ? demanda Lilou.

— Rien…

— Si, tu caches quelque chose. Je te connais, FC, tu mens comme un pied.

Fanny soupira et mit quelques secondes à répondre.

— Si jamais ça sort de cette pièce, je nierai en bloc.

— D’accord.

— Le jour de la disparition, Angélique avait la veste en daim de Sarah.

— La veste qui a été retrouvée dans le sac de sport d’Éric Chevalier ? Celle avec les taches de sang ?

Fanny hocha la tête, étrangement libérée d’un poids écrasant. Vingt ans qu’elle gardait ce secret comme une épine dans son cœur et soudain elle avait l’impression qu’elle respirait mieux.

— Tu ne l’as pas dit à la police ?

— C’était ma petite sœur… Notre mère ne s’est jamais vraiment occupée de nous, je l’avais laissée toute seule pour aller étudier loin d’elle, je ne pouvais pas la trahir. Je n’ai jamais pensé qu’Éric serait condamné, c’était tellement inimaginable qu’un garçon comme lui se retrouve dans une situation pareille. Puis il a été interrogé, et non seulement personne n’a pu confirmer son alibi, mais il a aussi menti sur tant de choses… Je me suis persuadée que c’était peut-être lui qui l’avait tuée et qu’Angélique avait dû trouver la veste sur la plage… Je voulais croire qu’elle n’avait rien à voir là-dedans…

— C’est pour ça que tu t’es éloignée d’elle ?

— En partie, oui… Chaque fois que je la voyais, que je revenais ici, je repensais à Sarah. Je ne supportais pas l’idée qu’elle ait pu être mêlée à une histoire aussi sordide. Je…

Fanny se mit à pleurer doucement.

— Elles étaient si proches, elles s’aimaient tellement… J’avais l’impression que rien ne pouvait les séparer. Quand je suis partie pour mes études, je l’ai fait sans culpabilité parce qu’Angélique avait Sarah. Jamais je n’aurais pensé qu’elles puissent se haïr comme elles se sont haïes après.

Elle secoua la tête, saisit le mouchoir que Lilou lui tendait et se moucha avec bruit. Son maquillage avait probablement coulé, elle ne devait plus ressembler à rien.

— Je suis désolée d’avoir lu ton journal, je n’aurais pas dû, mais pour ma défense, j’essayais de comprendre pourquoi tu me détestais autant.

Lilou haussa les épaules.

— Parce qu’il faut toujours tout faire en fonction de toi, comme quand tu as gâché nos vacances à New York avec ton histoire de passeport périmé.

— Il n’était pas périmé, ce n’était pas ma faute, c’était une erreur administrative !

— Oui, enfin, tu aurais pu nous laisser y aller avec Papa et rentrer avec Oscar au lieu d’exiger qu’on rentre tous les quatre ! Papa m’avait promis qu’on irait à New York depuis des années…

— J’étais épuisée, Oscar était tout petit, je ne savais pas que c’était aussi important pour toi, ce voyage…

— Tu ne sais pas parce que, quand Oscar est né, tu m’as laissée tomber et j’ai cessé d’exister pour toi.

— Quoi ?

— Il n’y en avait plus que pour lui, moi, je n’existais plus pour personne, ni pour toi ni pour Papa, même Papi et Mamie n’avaient d’yeux que pour lui. Je comprends, hein, moi aussi je l’adore Oscar, c’est la meilleure personne sur cette planète, mais j’aurais bien aimé que quelqu’un se préoccupe de moi…

Fanny fixa sa belle-fille de longues secondes. Elle ouvrit la bouche pour expliquer que sa grossesse à risque avait été très éprouvante, que c’était difficile de devenir mère, encore plus avec un père qui maîtrise déjà tout parfaitement parce que, pour lui, ce n’est pas la première fois. Puis elle se souvint que Lilou était une enfant, une enfant qui avait perdu sa maman. Alors, elle se contenta de répondre avec délicatesse :

— Je suis désolée, Lilou, j’ai eu beaucoup de mal après la naissance d’Oscar à gérer ma nouvelle vie, je n’ai laissé de place à personne, ni à toi ni à ton père, pourtant, je n’ai jamais cessé de vous aimer. Ce n’était qu’une période, je pensais que les choses reviendraient à leur place au bout de quelques mois, mais tu ne m’as jamais pardonnée.

— Tu ne t’es jamais excusée.

— Alors laisse-moi le faire maintenant : pardon, je n’ai pas réalisé que je t’avais autant manqué.

Lilou afficha une moue boudeuse.

— J’ai pas dit que tu m’avais manqué, je m’en sors très bien toute seule et puis, au moins, maintenant, j’ai Oscar.

Fanny continua avec beaucoup de douceur :

— Moi, tu me manques. Et ce n’est pas vrai que tu ne comptes pour personne. Même si personne ne remplace jamais une maman, ton père et moi, on sera toujours là pour toi. Même quand tu écris dans ton journal que tu serais heureuse que je meure, je continue d’aller aux convocations du collège, de te faire à manger le soir, de changer tes draps, de me faire du souci pour toi et ton avenir…

Lilou eut un sourire en coin.

— Je le pense pas.

— Quoi ?

— Qu’on serait mieux sans toi, Oscar, Papa et moi… J’ai écrit ça parce que je m’étais rendu compte que tu lisais, je voulais juste te faire chier.

Fanny se souvint du choc qu’elle avait ressenti en lisant ces lignes et des larmes qui avaient coulé sur ses joues.

— Ça a très bien marché.

— Je te demande pardon aussi, dit Lilou, je ne voulais pas te faire de la peine, juste que tu arrêtes de lire mon journal.

Elle s’approcha de sa belle-mère et passa ses bras autour de son cou. Celle-ci la serra maladroitement contre elle, inspirant l’odeur encore enfantine de cerise et de vanille et, pour la première fois, elle ressentit le même sentiment d’apaisement que quand elle prenait Oscar dans ses bras. Puis, elle posa ses mains sur les épaules de Lilou et la supplia en la regardant droit dans les yeux :

— S’il te plaît, est-ce que tu peux laisser tomber cette enquête ? Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose.

— OK, marmonna l’adolescente à contrecœur.

Elle tendit à Fanny les photos, les notes et les dessins qu’elle avait rassemblés.

— Merci.

Lilou plongea la main dans la poche arrière de son jean et en sortit un dernier cliché.

— Il y a celle-là, aussi.

Fanny la posa au-dessus de la pile sans la regarder.

— Bon, change-toi, tu es trempée, et on va dîner ensemble au restaurant, d’accord ?

— OK, dit Lilou, on peut manger des moules-frites ?

— Encore ?!

— C’est bon, les moules-frites, tu devrais essayer !

— OK…

Fanny retourna dans sa chambre, posa la pile de photos sur la table de nuit. Exceptionnellement, elle décida qu’elle avait la flemme de se remaquiller et enfila un jean et un gros pull de laine. Au restaurant, elle laissa Lilou lui commander une bière et des moules-frites au maroilles et elles passèrent ensemble la soirée, sans se disputer une seule fois.

De retour dans sa chambre, elle appela Esteban et parla à Oscar qui aurait dû être couché depuis longtemps. Ils lui manquaient. Elle prit une douche chaude et se glissa dans son lit. Cette journée, finalement, s’était bien passée. Cette histoire était réglée. Personne n’irait fouiller plus loin dans l’histoire de Sarah Leroy. Elle tendit la main pour saisir son livre sur la table de nuit et effleura sans faire exprès la pile de photos volées par Lilou. Celle du haut tomba par terre. Elle la ramassa et se figea. Chaussant ses lunettes, elle plaça la photo sous la lampe de chevet. Les sourcils froncés, elle l’examina longuement. Voilà comment Lilou avait su que Sarah s’était fait couper les cheveux juste avant de disparaître, mais ce n’était pas ce qui avait attiré l’attention de Fanny. Ces traces blanches sur le corps de Sarah, comme de la crème solaire mal étalée, cela évoquait vaguement un souvenir à Fanny, mais lequel ? Elle ne parvenait pas à se rappeler. Elle reposa la photo et se coucha. Une heure plus tard, le souvenir lui revint en pleine figure. Une exposition temporaire qu’elle avait visitée avec sa classe au lycée il y a une éternité. Rien à voir avec Sarah, a priori. Sauf si… Elle garda les yeux grands ouverts dans le noir, tandis qu’une idée germait dans son esprit… Peut-être qu’il existait une possibilité infime que Sarah Leroy se soit enfuie de Bouville sans jamais en sortir, sans que personne ne la voie, sans prendre ni le ferry, ni l’avion, ni le train, une possibilité à laquelle personne n’aurait pensé tellement elle était absurde, inconcevable, ridicule… Mais une possibilité quand même.

Sarah

J’entends un bruit.

Lent, régulier, lointain.

Dans un autre univers, de l’autre côté des eaux noires qui m’ont engloutie. Un métronome. Un robinet qui goutte à l’infini. En plus aigu, plus irritant. Un son dont la régularité et l’inébranlable persévérance ont fini par percer les ténèbres.

« Bip ».

Dans l’abîme où je suis tombée, c’est tout ce que je perçois. Parfois, juste quelques secondes.

« Bip ».

Et à nouveau je sombre.

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