C’est fou le nombre d’idioties qu’on a pu raconter sur moi. On veut tellement mettre les gens dans des cases, les filles surtout, qu’il fallait que je sois gentille ou méchante, populaire ou martyrisée, belle ou moche, princesse ou sorcière. Il fallait que j’aime Angélique à la folie ou que je sois sa pire ennemie, qu’on se soit disputées pour un garçon, une robe ou une histoire de jalousie du même acabit, qu’on ait voulu notre mort respective ou qu’on ait bu des mojitos jusqu’à la fin de notre vie en parlant de mecs au bar du port ou même, comme j’ai pu le lire dans certains journaux, que l’une soit tombée amoureuse de l’autre qui lui aurait brisé le cœur. Il fallait que ce soit tout ou rien. L’amitié, la vraie, avec ce qu’elle signifie de compromis, de disputes, parfois, de sentiments complexes et contradictoires, il faut croire que c’était trop compliqué à cerner pour les journalistes, la police ou les habitants de Bouville-sur-Mer qui nous avaient vues grandir. De toutes les hypothèses qui ont été faites sur mon affaire (je dis « mon affaire », car je suis, certes, célèbre, mais pas encore au point de parler de moi à la troisième personne), aucune ne s’est approchée de la vérité. Il m’est arrivé d’être jalouse d’Angélique, je l’admets. Qui ne l’aurait pas été ? Elle possédait ce genre de beauté qu’on ne croise habituellement que dans les films ou dans les magazines. Et le plus impressionnant, c’était qu’elle s’en foutait. « Je ne suis pas là pour décorer. » Voilà ce qu’elle répondait avec un haussement d’épaules gracieux aux compliments qu’elle recevait comme des bons points, jusqu’à l’incident du hangar à bateaux. Non. Pas l’incident, pardon. Je l’ai tellement entendu, tellement répété. L’incident. C’est inscrit comme ça dans mon cerveau. Mais les mots ont leur importance. Éric Chevalier, majeur, qui force Angélique, treize ans, à avoir un rapport sexuel avec lui, quelles que soient les circonstances, ça ne s’appelle pas un incident. Ça s’appelle un viol sur mineure. En France, c’est passible de vingt ans d’emprisonnement. Avant le viol, donc, Angélique avait suffisamment confiance en elle pour sortir des trucs pareils aux garçons ou aux adultes sans se soucier un seul instant de ce qu’ils penseraient d’elle. C’était sans doute, au fond, ce que je lui enviais le plus, cette assurance que je ne possédais pas, que personne ne m’avait enseignée. Elle avait tout, du moins c’était ce que je croyais. Même à l’école, elle n’avait pas besoin de travailler pour réussir, et même si sa mère était aux abonnés absents, sa grande sœur a toujours été prête à tout pour elle. Je crois qu’elle était trop petite pour se rendre compte de ce que Fanny faisait pour elle. Elle n’a retenu d’elle que son abandon, son départ pour aller faire ses études à Paris.
Une fois, Iris m’a dit l’air de rien, alors qu’elle arrangeait un bouquet de fleurs comme la parfaite maîtresse de maison qu’elle était : « Angélique est tellement belle, à côté d’elle, tu es totalement invisible, ton insignifiance la met en valeur. » Iris balançait ce genre de commentaires assassins sur le ton avec lequel on fait un compliment. Toujours au moment où je m’y attendais le moins. Quand je passais dans le couloir pour aller dans la salle de bains au réveil, quand je traversais l’entrée, mon sac déjà sur le dos pour aller au collège. Victoire par KO en un dixième de seconde. J’avais l’impression qu’elle m’avait passée au lance-flammes avec un sourire poli. Parfois, quand j’étais concentrée sur mes devoirs, elle arrivait par-derrière et elle pinçait un peu de peau entre son pouce et son index, sur le côté de la poitrine ou à la naissance du cou, toujours sous le tee-shirt. Il ne fallait pas laisser de marques. Elle pinçait et tournait en même temps en enfonçant dans ma chair ses ongles rouge grenat. Parfois, la nuit, je rêvais que je les lui arrachais un par un.
Un jour, j’ai essayé de parler d’Iris à mon père. Des humiliations, des pincements, des cheveux tirés en douce et de son abominable méchanceté. Je pleurais et il s’est emporté.
— Tu te rends compte de tout ce qu’Iris fait pour toi ? Tu as beaucoup de chance d’avoir une belle-mère qui s’occupe autant de toi, alors que tu n’es même pas sa fille. Fais un effort et ne viens plus m’embêter avec ces enfantillages.
Ce jour-là, j’ai compris que j’étais seule. Je n’avais pas le choix, alors j’ai appris à encaisser, à vivre avec Iris, à l’éviter, à anticiper ses colères et à serrer les dents. Je n’ai plus jamais pleuré. Pleurer, c’est pour les faibles. Sauf dans l’eau. Parce que, dans l’eau, ça ne se voit pas.
Qu’elle crève.
Qu’ils crèvent tous.
Je vous vois. Je sais ce que vous pensez. Vous ne savez rien de ce que j’ai vécu, vous n’avez rien enduré de ce que j’ai souffert. Et déjà, vous me jugez. Même le droit à la colère, du haut de vos privilèges, vous voulez me l’arracher.
Sauf Angélique, mon âme sœur, mon ange gardien.
Angélique, que j’ai trahie.
— Réveille-toi !
Lilou se retourna et plaqua son oreiller sur sa tête pour échapper à sa belle-mère.
— Lâche-moi, c’est la nuit, grogna-t-elle.
— Il est sept heures ! L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt !
Lilou repoussa l’oreiller et fixa Fanny avec l’envie de l’étrangler. Hier, elle l’avait presque trouvée sympa et voilà qu’elle se remettait à être insupportable.
— Mais t’es complètement malade ! Tu as oublié de prendre tes médocs ce matin ou quoi ? Je dors, là ! Quand les gens ont les yeux fermés, dans le noir, la nuit, ils dorment ! Même ça, c’est une convention sociale que t’as pas réussi à intégrer ?
— Où as-tu trouvé cette photo ?
Aussi excitée qu’une puce sous amphétamines, Fanny agitait sous son nez la photo de Sarah sur la plage.
— Avec les autres, dans les affaires d’Angélique.
— Habille-toi !
— Non, je dors.
— On a une enquête à mener ! Lève-toi !
Lilou daigna ouvrir un œil curieux.
— Je croyais que tu ne voulais pas qu’on la fasse, cette enquête…
— J’ai peut-être une idée… C’est fou, je m’emballe sans doute, mais je voudrais vérifier. Regarde !
Elle commença à étaler sur le lit de Lilou, à côté de la photo de Sarah, des clichés d’Angélique, Jasmine et Morgane l’été 2001.
— Quoi ?
— Deux choses ! D’abord, sur un certain nombre de photos, elles sont toutes les trois. Qui prend ces photos ? Ce n’est pas comme si elles avaient les moyens de se payer un appareil photo avec un retardateur, d’ailleurs, il n’y a qu’à voir la résolution des photos…
— OK… Ça veut dire quoi ? Il y a une quatrième Désenchantée ?
— Exactement !
— Et la deuxième chose ?
— On peut peut-être savoir qui ! Regarde, sur plusieurs clichés, on aperçoit un grand sac blanc. Là, sanglé sur le porte-bagages de Jasmine, sur celle-ci en arrière-plan, sur l’évier de la cuisine et là, par terre, au fond du jardin, on a l’impression qu’il y a tout un tas de ces sacs blancs !
— Et ?
— Et sur une seule photo, le logo est visible : deux poissons dans un cercle, c’est le logo du poissonnier de Bouville, mais des sacs de cette taille, ce n’est pas pour les clients, peut-être qu’elles travaillaient pour lui, qu’elles faisaient des livraisons pour des restaus ou des grossistes, parce que ce sont ceux qui étaient utilisés pour livrer le restaurant de ma mère à l’époque, je m’en souviens bien, je détestais devoir m’occuper de la livraison du poissonnier à cause de l’odeur… Bref, on va aller l’interroger, peut-être qu’il se souviendra de quelque chose. Habille-toi !
— OK, soupira Lilou.
Je porte depuis mes treize ans le poids d’une culpabilité qu’aucun enfant ou adolescent ne devrait jamais avoir à porter. Je la porte à votre place, à la place de tous les adultes qui ne sont pas intervenus, qui ont détourné le regard, qui ont préféré s’abstenir de poser des questions et ne pas savoir. Éric, le jour de son anniversaire, m’a priée d’emmener Angélique dans le hangar à bateaux parce que, m’a-t-il dit, il voulait lui avouer ses sentiments. J’ai accepté, heureuse de participer à cette déclaration d’amour que je jugeais terriblement romantique. Quand il m’a ordonné de les laisser seuls, alors qu’Angélique titubait entre les coques de bois, j’ai obéi. Je l’ai abandonnée là, dans ce hangar sordide, avec lui. Pas un instant, je n’ai supposé qu’elle était en danger. J’ai même fantasmé que si elle sortait avec Éric, alors Benjamin pourrait sortir avec moi. Et nous serions heureux, tous les quatre, jusqu’à la fin des temps… Quand Benjamin, aussi inquiet qu’amoureux, m’a demandé où elle était, j’ai affirmé qu’elle était rentrée chez elle, jalouse de l’intérêt qu’il lui portait. En plus du reste, ce soir-là, je leur ai brisé le cœur à tous les deux. Je suis responsable de ce qui est arrivé à ma meilleure amie.
Le lendemain, quand Angélique, en larmes, a évoqué ce qui s’était passé, je ne l’ai pas crue. J’ai rétorqué qu’Éric était incapable de lui faire du mal : il l’aimait, il me l’avait confié. Qu’est-ce qu’elle allait s’imaginer ? Toutes les filles rêvaient de sortir avec mon demi-frère, pourquoi en faisait-elle tout un drame ? J’ai voulu qu’elle se taise. J’ai eu peur des conséquences sur ma famille, sur moi, si cette histoire parvenait aux oreilles d’Iris. Alors, j’ai menti. J’ai nié l’avoir laissée seule avec Éric. Je l’ai traitée de menteuse. Et parce que ça arrangeait tout le monde de me croire, tout le monde m’a crue. Depuis des années, je vis avec ça. Pas un psy au monde ne me guérira de cette culpabilité-là.
Quand, pour la première fois depuis des années, Angélique est passée à la maison après notre bagarre dans la cour du lycée, j’ai compris à l’instant où j’ai ouvert la porte qu’elle était venue pour me massacrer. Connaître quelqu’un depuis l’enfance, c’est avoir assisté à la naissance de ses rêves, à leur réalisation ou à leur effondrement, c’est avoir eu accès à ses plus grands espoirs et à ses peurs les plus intimes à l’état brut, avant que la domestication sociale n’ait fait son œuvre. C’est discerner qui il est vraiment derrière le brouillard protecteur des conventions et des règles auxquelles obéissent les adultes. Ce jour-là, Angélique était dans une colère noire. Cette rage que j’avais plus ou moins inconsciemment essayé de provoquer allait éclater au grand jour. Enfin. J’en étais heureuse, parce que je la méritais. Et pourtant, à la seconde où Éric est apparu derrière moi, la colère s’est évaporée des yeux d’Angélique. L’orage a laissé place à la clairvoyance aussi subitement que si on avait changé la chaîne de télévision de ses émotions. Je crois qu’il a suffi que nos regards se croisent pour qu’elle comprenne ce que je cachais à tout le monde depuis si longtemps.
Je ne me souviens pas de ses paroles, juste de son visage. La présence d’Éric avait sur moi un effet anesthésique. Il apparaissait et je m’éteignais, cerveau en pause, paralysie des terminaisons nerveuses. Je devenais un meuble. Je fusionnais avec le papier peint, le sol, le matelas, à la manière des animaux qui prennent la couleur de leur environnement face au prédateur. C’était biologique, je ne pouvais rien y faire. J’abandonnais mon corps, je m’envolais ailleurs.
Ils ont échangé quelques mots et la porte s’est refermée sur elle, comme on aurait refermé au-dessus de ma tête le couvercle d’un puits.
— Qu’est-ce qu’elle fichait là ? a demandé Éric, méfiant. Je croyais que vous ne pouviez plus vous voir en peinture.
J’ai haussé les épaules.
— J’en sais rien. On s’est battues au lycée, elle venait peut-être pour m’emmerder et elle a eu peur de toi.
Il a fixé mon œil au beurre noir, qu’il n’avait pas remarqué jusqu’ici.
— C’est elle qui t’a amochée comme ça ?
J’ai hoché la tête. Ça l’a fait rire. Il était soulagé. Il a remonté les escaliers, et comme chaque fois que je me retrouvais seule à la maison avec lui, j’ai attrapé mon sac de piscine et je me suis enfuie.
Le lendemain, Benjamin a frappé à la porte de ma chambre. Benjamin était toujours aussi gentil, mais je faisais tout pour l’éloigner. L’amour et l’admiration qu’il vouait à son grand frère constituaient un mur infranchissable entre nous. Nous ne pouvions pas être proches. La vérité l’aurait détruit.
— C’est un peu bizarre…, a-t-il marmonné, Angélique m’a donné ça pour toi.
Il m’a tendu une feuille arrachée à un agenda, pliée en deux. Je l’ai ouverte avec précaution et j’ai lu les mots écrits à la va-vite dans la cour de récréation.
« Jafar, je suis coincée. »
La phrase d’Aladdin que nous utilisions pour nous réconcilier quand nous étions petites. Benjamin me fixait avec appréhension.
— Je ne sais pas ce que ça veut dire, je ne savais pas s’il fallait te le donner ou pas.
J’ai levé les yeux vers lui.
— Tu as bien fait, mais n’en parle à personne, s’il te plaît.
Il a hoché la tête et je lui ai claqué la porte au nez. Je me suis laissée glisser le long de la porte, les mains tremblantes. J’ai relu le mot cent fois et j’ai laissé affluer les souvenirs soigneusement enterrés, les chorégraphies sur les Spice Girls, le Club Dorothée, les bains de mer glacés et les trajets en bus…
Qu’est-ce qu’elle me voulait ? Et pourquoi maintenant après ces années de silence ? Après tout ce que je lui avais fait subir, était-il possible qu’elle soit sincère ?
Lilou avait enfilé un jean et un sweat à capuche et se dirigeait en bâillant vers la voiture où Fanny était déjà installée et lui faisait de grands signes pour qu’elle se dépêche. Pour la faire enrager, Lilou ralentit encore un peu son pas déjà à la limite du slow motion.
— Quand je pense que tu me fais sauter le petit déj, soupira-t-elle en attachant sa ceinture, tu es totalement irresponsable, on ne t’a jamais dit que c’était le repas le plus important de la journée ?
Fanny alluma le contact.
— Tu peux faire un truc pour moi ? Regarde si tu peux avoir la météo le jour de la disparition de Sarah, le 3 septembre 2001.
— C’est vraiment bizarre, cette obsession de la météo chez vous, je veux dire, un moment il faut accepter la réalité : il pleut tout le temps ici et il fait nuit à quatorze heures…
— Pas l’été, l’été, les jours sont plus longs dans le Nord que dans le Sud, figure-toi. Et pourquoi tu dis ça ? Je ne parle jamais de la météo.
Lilou fronça les sourcils, tentant de se rappeler quelque chose.
— Un truc que m’a dit le vieux René quand je l’ai interviewé, comme quoi il attendait le beau temps avec Sarah. Je ne sais plus exactement, je réécouterai l’interview si tu veux, je l’ai enregistrée.
Fanny se tourna vers sa belle-fille, l’air stupéfait et fit une embardée.
— Tu as interviewé le vieux René ?
— Oui, regarde la route ! Si je meurs pendant le stage d’observation de troisième, tout le collège se fichera de moi jusqu’à la fin des temps.
Lilou enfila ses écouteurs et tenta de trouver dans l’historique de Météo France la température du 3 septembre 2001. Fanny se gara devant la poissonnerie. Un homme d’une bonne cinquantaine d’années était justement en train de lever le rideau de fer.
— Bonjour, monsieur Roubier, vous vous souvenez de moi ? Je suis Fanny Courtin… La fille de Marie-Claire.
— Oh, bonjour, bien sûr, je t’ai vue à l’enterrement la semaine dernière, je n’ai pas eu l’occasion de te parler, mais toutes mes condoléances pour la perte de ta maman…
— Merci beaucoup… Monsieur Roubier, je peux vous poser quelques questions ? Ma belle-fille, ici, fait un exposé sur le lycée de Saint-Martin dans les années 2000, et comme vous connaissez tout le monde… Elle essaye de reconstituer l’été 2001 à partir de vieilles photos.
— Bien sûr, entrez donc à l’intérieur, vous voulez un café ?
— Avec plaisir.
Elles pénétrèrent à sa suite dans la poissonnerie et il les fit asseoir dans l’arrière-boutique.
— Je vais préparer les cafés. Vous voulez du sucre ?
— Moi, oui, déclara Lilou.
— Tu n’es pas trop jeune pour boire du café, toi ? chuchota Fanny les sourcils froncés.
— Fallait pas me faire sauter le petit déj ! Et là, l’odeur du poisson à l’aube, je sais pas toi, mais perso, je vais crever. Et d’ailleurs, je croyais qu’il ne fallait pas mentir aux gens qu’on interrogeait ? Que c’était contraire à l’éthique du journalisme… Alors en plus, utiliser ta pauvre belle-fille, mineure, comme couverture, tu n’as pas honte ?
Fanny rougit.
— C’est une urgence… Et puis, ce n’est pas du journalisme, je n’ai pas l’intention d’utiliser des informations mal acquises dans mon article.
— En tout cas, la prochaine fois que tu as ce cas d’extrême urgence non journalistique, je te conseille de préparer ton mensonge, parce que, là, c’était complètement incohérent… On aurait dit une gosse de six ans qui veut récupérer le mot de passe de l’iPad de sa mère.
Elles n’eurent pas le temps de poursuivre, M. Roubier revenait avec trois mugs fumant. Il déposa une cuillère et deux sucres devant Lilou.
— Merci, monsieur, déclara-t-elle avec un sourire poli, endossant son rôle d’écolière studieuse.
Fanny et Lilou étalèrent devant lui les photos qu’elles avaient apportées et lui montrèrent le sac blanc avec son logo.
— Ça vient de chez vous, ces sacs, non ?
— Oui, c’était notre logo à l’époque…
— Vous vous souvenez quand elles sont venues ? Ce qu’elles voulaient ?
— Angélique, ta sœur, elle récupérait souvent des livraisons pour le restaurant, surtout pendant la haute saison, ça doit être ça…
— Je ne crois pas que ce soit pour le restau. Regardez, là, le sac est dans notre cuisine, il n’a aucune raison d’être monté à l’étage de notre appartement, vous êtes sûr de ne pas vous rappeler autre chose ?
Il fronça les sourcils et reprit les photos pour les examiner en sirotant son café, son visage s’éclaira.
— Je n’avais pas fait attention, là, c’est la petite Jasmine ! Elle avait été première du département au concours Kangourou et elle donnait des cours particuliers à mon fils. Un petit génie des maths, cette fille.
— Oui, c’est elle, en effet…
— Vous savez quoi ? En fait, je me souviens de ce qu’il y avait dans ces sacs : de la glace. C’était bien l’été 2001, parce que c’était l’été où la fille du maire, Sarah Leroy, a été tuée par son frère, comment oublier un truc pareil ? Jasmine Bensalah venait deux fois par semaine donner des cours de maths à mon fils pour le remettre à niveau et, chaque fois, elle repartait avec deux ou trois grands sacs de glace.
Lilou ouvrit de grands yeux.
— Des sacs de glace ?
— Oui, la glace pilée que j’utilise pour exposer les poissons sur mon étalage. Elle me disait qu’elle organisait des soirées avec ses copains, c’était pour garder des bières au frais, ou faire des cocktails, je crois. Elle était même prête à payer, mais comme elle aidait mon fils, je lui donnais cette glace avec plaisir.
Fanny fronça les sourcils et reposa la tasse qu’elle s’apprêtait à porter à ses lèvres.
— Deux ou trois sacs pleins, ça fait beaucoup de glace pour garder quelques bières au frais, vous ne pensez pas, monsieur Roubier ?
Il haussa les épaules.
— Je ne sais pas… Je vous avoue que je ne me suis pas posé pas la question, c’était une gentille fille, intelligente et bien élevée… C’est pour quoi, déjà, toutes ces questions ? Quel est le rapport avec le lycée Victor-Hugo dans les années 2000 ?
Fanny et Lilou s’empressèrent de changer de sujet et de prendre congé, non sans avoir remercié avec effusion pour le café. De retour dans la voiture, Lilou examina à nouveau la photo de Sarah sur la plage du cap Gris-Nez, puis leva la tête vers Fanny.
— Tu peux me parler de ton hypothèse, FC ? Je comprends rien, là ; c’est quoi, cette histoire de sacs de glace ?
— Les sacs de glace je n’en sais rien, j’avoue, ça me perturbe un peu.
— Franchement, je veux pas avoir l’air glauque, mais personne ne fait des cocktails avec de la glace pilée qui pue le poisson. La seule explication sensée que je vois, c’est que Jasmine faisait des réserves pour conserver un cadavre. Elle était comment, Jasmine ?
Fanny réfléchit quelques secondes.
— Elle était tellement discrète, c’était difficile de cerner sa personnalité. Morgane prenait beaucoup de place, elle parlait fort, exprimait ses opinions, à côté on remarquait à peine Jasmine. Mais c’était la fille de la femme de ménage des Leroy, peut-être qu’elle connaissait Sarah…
— Mais oui ! En plus, si sa mère avait les clés des Leroy, Jasmine pouvait carrément aller planquer la veste de Sarah dans le sac d’Éric Chevalier. Jasmine a tué Sarah, l’a coupée en morceaux et a gardé ses membres dans de la glace le temps de pouvoir se débarrasser du corps discrètement, au moment où plus personne ne regardait ! Si ça se trouve, elle l’a planquée dans les grands congélateurs du restaurant d’Angélique, peut-être même qu’elle y est encore ! Bravo, FC, tu as bien résolu le mystère Sarah Leroy, mais ça va être compliqué de prouver que ta sœur est innocente si on retrouve des morceaux de Sarah dans votre congélo vingt ans après sa mort.
Fanny tourna vers Lilou un visage horrifié.
— Mais ça ne va pas bien, d’imaginer des trucs pareils ? Il faut vraiment que tu arrêtes les films d’horreur !
Lilou éclata de rire.
— OK, ça va peut-être un peu loin, mais comment tu expliques toute cette glace autrement ? C’est quoi, ta fameuse hypothèse ? Ou alors, c’est la quatrième désenchantée qui est responsable et les autres l’ont couverte par solidarité ?
— La glace, je ne l’explique pas pour le moment, mais mon hypothèse n’a rien à voir avec tes inventions macabres.
Fanny fit démarrer la voiture. Lilou analysa quelques secondes le profil concentré de sa belle-mère. Celle-ci avait enfilé un jean et un pull de laine, rassemblé ses cheveux dans une queue-de-cheval hâtive, pressée de partir poursuivre cette enquête. L’adolescente se demanda quand elle avait vu sa belle-mère autrement qu’impeccablement maquillée et coiffée pour la dernière fois.
— Pourquoi ça te tient tant à cœur de protéger Angélique ? demanda Lilou, ça fait des années que vous ne vous parlez plus, que tu la crois coupable d’un crime atroce, et que tu ne veux plus rien avoir à voir avec elle…
Fanny haussa les épaules, les yeux fixés sur la route.
— Angélique était une petite fille très différente de l’adulte qu’elle est devenue. Souvent, je pense que si… Si je n’étais pas partie à Paris faire mes études, elle n’aurait pas si mal tourné.
— En quoi elle a mal tourné ? Enfin, je veux dire, si on arrive à prouver qu’elle n’a pas transformé sa meilleure amie en surgelé Findus après l’avoir assassinée, elle a l’air plutôt heureuse. Elle adore sa fille et sa fille l’adore, ça se voyait à l’enterrement, elle a son restaurant, sa vie… C’est pas parce qu’elle n’est pas devenue comme toi qu’elle a « mal tourné ».
— Elle aurait pu faire tellement mieux… Et puis, elle avait toujours juré que jamais elle ne récupérerait le restau, qu’elle ne resterait pas coincée comme notre mère toute sa vie dans l’angoisse des comptes qui empirent chaque année. Elle rêvait de voyages autour du monde, et voilà où elle en est aujourd’hui…
— Ça veut dire quoi « tellement mieux » ? C’est son choix, c’est pas à toi de juger ou de décider ce qu’elle doit faire de sa vie.
— D’accord, elle est adulte, mais j’ai toujours pensé qu’il lui était arrivé quelque chose petite, il y a longtemps, la première année de mes études, quand je n’étais pas là. Elle ne s’est pas juste disputée avec Sarah, quelque chose l’a changée, l’a… cassée. Je ne l’ai pas protégée, je n’ai pas su lui parler.
— En fait, c’est ça, ton problème, FC, faut que tu comprennes que tu peux pas tout contrôler, tu n’es pas préposée à la gestion de l’univers, des gens et des conneries qu’ils sont susceptibles de faire.
— J’étais sa grande sœur…
Lilou songea à ce qu’elle serait capable de faire pour Oscar, pour qu’il réalise ses rêves, pour que personne ne lui fasse jamais de mal et elle comprit mieux Fanny.
— C’est pour ça que tu me fais chier tout le temps ? réalisa-t-elle soudain.
— Quoi ?
— Que tu veux toujours que je fasse bien les choses, que je m’habille correctement, que je travaille à l’école, que tu me saoules pour aller chez le gynéco ? Tu as peur que je devienne comme Angélique.
Fanny sourit.
— Tu lui ressembles sur bien des aspects et, oui, j’aimerais éviter que tu te retrouves, comme elle, coincée dans une vie d’adulte qui ne te correspond pas.
Lilou hocha la tête, bizarrement émue.
— Je suis désolée de t’avoir surnommée FC, déclara-t-elle avec solennité, je n’avais pas compris, maintenant je vais t’appeler Fanny.
— Comme tu le dis, ce sont mes initiales… Tu sais, je me suis habituée à ce surnom ; au final, il n’est pas si mal.
Lilou hésita.
— Je vois que tu n’as pas lu mon journal jusqu’au bout, ce ne sont pas vraiment tes initiales.
— Qu’est-ce que ça veut dire, si ce ne sont pas mes initiales ? interrogea Fanny avec méfiance.
— En fait… On a lu ce livre en classe, Vipère au poing, d’Hervé Bazin.
— Je l’ai lu il y a longtemps, mais quel est le rapport ?
— Laisse tomber, c’est pas grave.
— Si, je veux savoir, maintenant !
Lilou se racla la gorge.
— Bon, n’en fais pas tout un drame, d’accord ? C’est une petite blague… dans le livre, il surnomme sa mère qui le bat, l’humilie sans cesse et qui est probablement la pire mère au monde « Folcoche », c’est un mélange de « folle » et de « cochonne », ça fait référence à une truie qui dévore ses petits. Pour moi, c’est ça que « FC » voulait dire.
Fanny ne répondit pas et sa belle-fille lui jeta un regard inquiet.
— Ce n’était pas très sympa… Mais faute avouée, faute à moitié pardonnée ?
Les yeux fixés sur la route, Fanny garda une expression impénétrable. Lilou, ne sachant plus où se mettre, examina une énième fois la photo de Sarah pour se donner une contenance.
— En tout cas, je ne comprends pas pourquoi cette photo de Sarah Leroy pleine de crème solaire au crépuscule t’a fait changer d’avis. Je l’ai étudiée des heures, j’ai même retrouvé l’endroit où elle avait été prise et je n’en ai rien appris d’intéressant…
Au bout de quelques secondes de silence, comme si Lilou ne venait pas d’admettre qu’elle l’avait insultée continuellement depuis des années, Fanny répondit d’une voix parfaitement neutre :
— Ce n’est pas de la crème solaire, c’est de la graisse, et ce n’est pas le crépuscule, c’est l’aube. Tu as avancé sur la question de la météo ?
Fascinée, Jasmine fixait l’écran sur lequel son bébé venait d’apparaître.
— Regardez, là, c’est son pied.
Elle fronça les sourcils et tenta de discerner le membre en question que le médecin lui désignait dans le magma noir et blanc.
— Oh, oui ! Je le vois ! s’exclama-t-elle en battant des mains comme une petite fille.
Ce pied, flou et furtif, était parfait. Est-ce que les maths, qui expliquaient tout, savaient expliquer cela ? Si on lui avait posé la question, elle aurait répondu « évidemment » du ton tranquille et assuré qu’elle utilisait avec ses investisseurs, les employés de sa start-up et globalement tous ses interlocuteurs dans la vie professionnelle. Elle aurait expliqué la biologie, les lois de la reproduction, la survie de l’espèce. Tout est mathématique, scientifique, rationnel. La musique, les fleurs, les marées, la façon dont une vitre se brise ou la chute des grains de sable dans un sablier… L’univers tout entier repose sur des lois mathématiques. Mais ce petit cœur qui clignotait sur l’écran, il fallait bien l’admettre, constituait quelque chose de magique.
— Voilà un bébé très dynamique qui nous tourne le dos, commenta le gynécologue en passant la sonde sur son ventre encore plat.
Jasmine sentit son dos se relâcher.
— À ce stade, quels sont les risques de fausse couche ?
— On considère généralement qu’à douze semaines vous pouvez annoncer votre grossesse sans risque et vous êtes à quinze.
— D’accord, mais quel pourcentage des grossesses arrivées à ce stade s’arrêtent quand même avant la fin ?
Le médecin sourit.
— Tout va bien, Jasmine, vous n’êtes jamais arrivée aussi loin, cette PMA est en excellente voie.
— Oui, mais statistiquement, quel…
— Je n’ai pas le chiffre exact, coupa le gynécologue en riant, et même si je savais, vous me demanderiez d’où je tiens mes données, si les échantillons étaient représentatifs et si l’étude tient compte des biais par pays… Votre bébé est en parfaite santé et vous êtes sortie de la période à risque. Maintenant, est-ce que vous voulez connaître le sexe ?
De retour dans sa voiture, Jasmine examina de nouveau l’échographie avec attention. C’était sa troisième tentative de fécondation in vitro, les deux précédentes s’étaient soldées par une fausse couche. Il ne fallait pas qu’elle se réjouisse trop vite, elle devait garder la tête froide et, pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de sourire bêtement, une main sur son ventre et une autre caressant l’échographie qu’elle avait sortie de son enveloppe bleue. Elle appela sa mère qui décrocha tout de suite.
— Alors ? demanda Sofia Bensalah, fébrile.
— Je sors de l’hôpital, tout va bien.
— C’est vrai ? C’est bon ?
— Oui, a priori c’est bon.
— Bon. Il va falloir l’annoncer aux voisins et à la famille. Comment je vais leur expliquer ça, moi ?
Jasmine éclata de rire.
— Comme dans la chanson de Goldman, tu leur dis : elle a fait un bébé toute seule.
— Quand même, de mon temps, les bébés on les faisait avec un papa, et c’était plus simple !
Jasmine connaissait assez sa mère pour savoir que, malgré ces remarques, dans les dix minutes qui suivraient son coup de fil, l’intégralité de sa famille, tout l’immeuble et une bonne partie du quartier serait au courant de sa grossesse ; de la même manière que sa mère informait l’intégralité des gens qu’elle croisait de chaque avancée, levée de fonds et recrutement de la start-up que Jasmine avait fondée quelques années plus tôt, alors que ses parents espéraient qu’elle deviendrait professeure de mathématiques. La voisine des Bensalah, Mme Gaulupeau, soixante-seize ans, avait tellement entendu parler de l’application mobile de Jasmine, qu’elle aurait sans doute été en mesure de se faire recruter dans la Silicon Valley.
— Maman, je dois y aller, mais avant je voulais te dire : c’est un garçon.
— Oh… Bien, un petit garçon, mon petit-fils, très bien, très bien…
La voix de sa mère vibrait sous le coup de l’émotion, comme si cette précision venait de rendre la nouvelle beaucoup plus concrète.
— Mais tu dois y aller, tu es pressée, poursuivit-elle pour cacher son émotion. Je suis fière de toi, va, j’ai hâte de voir mon petit-fils, je vais réfléchir au prénom, avec tout ton travail, tu n’as pas le temps.
— Oui, fais ça, bisous, Maman ! lança Jasmine avec douceur avant de raccrocher.
Elle resta quelques secondes, à l’abri dans l’habitacle de sa voiture avant de rallumer le contact. Elle devait aller jusqu’à Bouville, maintenant, parce qu’Angélique lui avait laissé un message ce matin et qu’avant d’envisager le futur, il allait falloir affronter le passé.
En tournant pour sortir du parking, Jasmine se revit, vingt ans plus tôt, quelques jours après la disparition de Sarah. Elles s’étaient mises d’accord sur le fait que la veste de Sarah ne pouvait pas rester chez Angélique qui venait d’être convoquée pour la deuxième fois au commissariat. Elles l’avaient passée à la machine pour enlever leur ADN, mais les taches de sang avaient eu le temps de s’incruster. Jasmine avait affirmé à sa mère qu’elle ne se sentait pas bien et qu’elle voulait rentrer en voiture. Elle la rejoindrait donc chez les Leroy. Dans un sac plastique, elle avait roulé en boule la veste tachée de Sarah. Le plus simple, c’était qu’elle retourne à sa place, dans l’armoire de Sarah. Dans l’entrée, Jasmine avait croisé Éric qui partait jouer au foot avec ses copains. Il avait souri avec nonchalance, comme si c’était un jour comme un autre et lui avait lancé :
— Tu as changé de coiffure, non ? Ça te va bien.
Puis, il avait laissé son sac de sport par terre, sous le portemanteau de l’entrée, pour boire un verre d’eau dans la cuisine en fredonnant : « comme si je n’existais pas, elle est passée à côté de moi, sans un regard, reine de Saba, j’ai dit Aïcha prends tout est pour toi… ». Alors, Jasmine avait pensé à toute la souffrance qui ne serait jamais réparée, à toute cette violence qui ne serait jamais punie. Elle avait senti la colère monter en elle comme les vagues se soulèvent avant de se fracasser sur les falaises de granit. Et, dans un moment de rage, au lieu de monter le blouson dans la chambre de Sarah comme prévu, elle avait fait glisser la fermeture Éclair du sac d’Éric et, sous le jogging lavé et repassé toutes les semaines par sa mère, elle avait caché la veste tachée de sang de Sarah Leroy.
Après avoir reçu le message d’Angélique, j’ai mis quelques jours à aller au cimetière. D’abord, parce que je n’ai pas tout de suite compris que c’était là qu’elle m’attendrait. Ensuite, parce que je ne voulais pas qu’on nous voie parler ensemble au lycée. Et enfin, parce qu’une fois l’euphorie du premier moment passé, j’ai commencé à trouver louche ce drapeau blanc sorti de nulle part. Une partie de moi, toujours méfiante après la violence de notre altercation dans la cour de récréation, craignait un guet-apens, qu’elles me tombent toutes les trois dessus, Morgane, Jasmine et Angélique, pour me frapper ou pour m’humilier en évoquant des secrets passés. J’aurais beaucoup souffert du fait que, pour la première fois, notre amitié d’enfance puisse être salie par notre animosité. Jusqu’ici, nous n’avions jamais touché au passé. Les serments, les confidences de cette époque n’étaient jamais ressortis. C’était comme une règle tacite : à la guerre, tous les coups sont permis, sauf la désacralisation de ces souvenirs-là. Nous avions gardé en commun le désir de préserver les seules années de vrai bonheur que nous avions connues : celles de notre amitié.
Pourtant, au bout de quelques jours, n’y tenant plus, je suis allée à la piscine comme tous les soirs, j’ai fait deux longueurs, le temps de m’imprégner de chlore, de mouiller ma serviette et mon maillot pour qu’Iris ne me questionne pas sur ce que j’avais fait de ma soirée, et j’ai pédalé jusqu’au cimetière sur la falaise.
Angélique était là, assise sur une tombe, vêtue de noir, portant le deuil d’elle-même que nous, les Leroy, lui avions infligé des années plus tôt. J’étais soulagée de la voir seule. Nous nous sommes observées quelques secondes, indécises. Même le piercing dans le nez et tout ce noir informe n’arrivait pas à cacher la beauté d’Angélique. Moi, je portais ce blouson en daim blanc que toutes les filles de la classe m’enviaient. Il était beau, même s’il venait d’Iris et que tout ce qui venait d’Iris me répugnait.
— Salut, a-t-elle dit.
— Salut, ai-je répondu sur la défensive. Qu’est-ce que tu veux ?
Angélique n’a pas répondu tout de suite. Elle s’est assise sur la pierre tombale la plus proche et a sorti une cigarette et un briquet. Elle a dû s’y reprendre à plusieurs fois pour l’allumer à cause du vent d’octobre qui soufflait ce soir-là.
— Je suis venue chez toi parce que je voulais qu’on règle cette dispute. Ça fait trop longtemps que ça dure.
Je n’ai pas répondu, elle me dévisageait en soufflant sa fumée avec une certaine lassitude, comme on examine une énigme insoluble.
— Tu te souviens de ce qu’on s’était promis ? a-t-elle continué. Que même si on ne se parlait pas pendant des années, il suffirait qu’on vienne sonner l’une chez l’autre pour reprendre la conversation là où on l’avait laissée des années plus tôt, comme si on s’était vues la veille ? Alors voilà, je te propose qu’on reprenne la conversation la veille de l’anniversaire d’Éric et qu’on oublie tout ce qui s’est passé depuis.
Je n’ai pas su quoi répondre. Pas parce que je n’étais pas tentée ; cette proposition, c’était le cadeau le plus extraordinaire que personne m’ait jamais fait, mais c’était trop beau pour être vrai. Et pourtant, au fond de moi, je le savais depuis toujours. Elle avait beau avoir brûlé ses icônes de saintes dans l’évier de sa cuisine, depuis toute petite, Angélique possédait cette humanité-là, celle de ceux qui savent vraiment pardonner.
Nous nous sommes fixées de longues secondes. Lentement, j’ai sorti les mains de mes poches et je suis venue m’asseoir à côté d’elle, non sans laisser un espace entre nous.
— Je peux avoir une taffe ? ai-je demandé.
— Je croyais que tu ne fumais pas.
— Je ne fume pas.
Elle m’a tendu sa cigarette. J’ai aspiré une bouffée et immédiatement je me suis mise à tousser. Je n’avais jamais fumé, j’avais trop peur que ça impacte la natation.
Le silence s’est installé entre nous. Pas un silence inconfortable que nous nous serions efforcées de meubler, le silence naturel de ceux qui se connaissent suffisamment bien pour ne pas avoir besoin de parler. J’ai entouré mes genoux de mes bras, j’ai fermé les yeux et j’ai sorti d’une traite :
— Je suis désolée.
Elle a hoché la tête, elle fixait la mer dans le lointain. Le jour commençait à tomber et avec lui des ombres envahissaient le cimetière, baignant dans l’obscurité les recoins des tombes. Il était inutile de préciser tout ce pour quoi j’étais désolée. De ne pas l’avoir crue, de ne pas l’avoir défendue. De l’avoir punie d’avoir parlé en lui retirant mon amitié.
— Pour ma défense, à l’époque, Benjamin a confronté Éric qui a nié en bloc. Je l’ai cru. Je ne pensais pas qu’il était capable… enfin, tu vois.
— Et maintenant ?
— Maintenant, je sais.
Un soupir m’a échappé malgré moi, un petit souffle de désespoir à peine perceptible. Machinalement, j’ai parcouru du regard les tombes alignées autour de moi, comme si Éric avait pu être là, tapi dans l’ombre à nous observer. Les visites d’Éric la nuit, dans ma chambre, je n’en avais jamais parlé à personne. Pas même à moi-même. C’était quelque chose qui ne me concernait pas, qui concernait éventuellement mon corps quand mon âme n’y était plus. Parler de ça, c’était se jeter dans un précipice. Pourtant, si une personne au monde pouvait comprendre, c’était bien elle.
J’avais parlé si bas que je me suis demandé si elle m’avait entendue. Et avec ce « maintenant je sais », et tout ce qu’il contenait, j’ai eu impression qu’un poids s’envolait de mes épaules pour venir se poser sur les siennes. J’ai vu ses mâchoires se contracter.
— Je suis désolée, a-t-elle dit d’une voix étranglée, je suis tellement désolée.
Elle n’avait pas à s’excuser pour lui, mais elle a franchi l’espace que j’avais mis entre nous sur la pierre tombale et elle m’a serrée contre elle, comme le jour de l’enterrement de ma mère. J’aurais dû savoir qu’une petite fille qui m’avait prêté son Walkman pour atténuer mon chagrin avec Axelle Red était forcément quelqu’un sur qui je pouvais compter. Cela faisait des années que personne ne m’avait prise dans ses bras de cette manière, avec amour. Elle pleurait. Moi, je suis restée raide et silencieuse, aussi imperméable aux émotions que les stèles qui nous entouraient.
— Tu ne dois rien dire, elle me tuera si elle sait que j’en ai parlé.
Angélique a desserré son étreinte et je lui ai tendu un paquet de mouchoirs en papier.
— Qui ça « elle » ? a-t-elle demandé en se mouchant.
— Iris… Tu te souviens quand je me suis évanouie au handball et que le prof m’a envoyée à l’infirmerie avant les vacances de la Toussaint ?
— Oui…
— J’étais enceinte.
Immédiatement, le regard stupéfait d’Angélique est venu se poser sur mon ventre.
— J’ai avorté, Iris m’a emmenée à Lille pour que personne ne sache. Tu penses bien qu’avec la position de mon père et tous ses discours à la con sur la rigueur morale, l’effondrement des valeurs familiales, etc., avoir sa fille qui tombe enceinte à quinze ans et qui avorte en secret, ça fait tache sur le tableau.
— Et le père c’était…
— Oui, Éric.
Angélique ne disait rien. Alors, sans la regarder je lui ai raconté à voix basse. La première fois, l’année de troisième. Il était rentré un week-end de sa prépa. Je m’étais réveillée au milieu de la nuit et il était là… Je me suis interrompue et Angélique a passé son bras autour de mes épaules.
— Si c’est trop difficile, tu n’es pas obligée…
— Non… je… J’étais tétanisée, je n’ai rien dit, je l’ai laissé faire, c’est comme si j’étais incapable de bouger de… Je pense qu’il n’a pas compris, il a cru que je voulais, c’est de ma faute, je…
— Ce n’est pas de ta faute. Il a très bien compris, a coupé Angélique d’une voix brusque, c’est juste qu’il s’en fout.
Elle a fermé les yeux, j’ai supposé qu’elle ne voulait pas laisser remonter les souvenirs du hangar à bateaux. Elle avait mis trop longtemps à les enterrer, trop longtemps à se relever. Et malgré tout, elle a soufflé :
— Continue.
— Après, il est reparti. On n’en a jamais reparlé, je me suis dit que c’était un dérapage, je ne sais pas… Évidemment, j’ai pensé à toi et je me suis dit que tu avais dû vivre le même… malentendu. Je n’en ai pas parlé. Parfois, je me demandais même si je n’avais pas rêvé, mais je me réveillais en sursaut la nuit, en sueur et terrorisée. Et puis, quand il est rentré pour les vacances d’été, ça s’est reproduit plusieurs fois. J’ai essayé de lui dire que je ne voulais pas à plusieurs reprises, mais il n’écoutait pas.
Angélique a baissé les yeux sur ses mains. Elle avait serré les poings si fort que ses ongles avaient creusé cinq petits croissants sanglants dans chacune de ses paumes.
— L’infirmière a tout de suite compris que j’étais enceinte. À vrai dire, quand elle m’a demandé si j’avais mes règles régulièrement, j’aurais dû mentir, mais je n’ai pas vu où elle voulait en venir. Comme dit Iris, je n’ai pas inventé l’eau tiède…
— On emmerde Iris, a rétorqué Angélique, je n’ai jamais pu saquer cette conne.
— L’infirmière m’a donné un test et, bêtement, je l’ai fait tout de suite. Il était positif. J’étais tellement paniquée, que j’ai partagé le résultat avec elle. Après ça, j’étais coincée. Elle a voulu me détailler mes options, elle a insisté sur le fait qu’il fallait que j’en parle à quelqu’un… Et je… J’ai pensé à toi, mais tu étais avec tes nouvelles copines, et avec tout ce qui s’était passé, je n’ai pas osé… Je crois que c’est pour ça que je suis devenue aussi agressive avec toi, je voulais attirer ton attention. Le lendemain, j’ai dit à l’infirmière que j’en avais parlé à ma belle-mère et qu’elle allait s’occuper de tout. Je pensais que ça réglerait le problème. Bien sûr, c’était un mensonge, je n’avais rien dit à Iris. Sauf que, comme l’infirmière est une fidèle cliente de l’institut, elle a appelé Iris pour lui proposer l’adresse d’un gynécologue pour mon « petit souci ».
J’ai repris la cigarette des doigts d’Angélique et j’ai aspiré doucement en fermant les yeux.
— Iris m’a hurlé dessus que je n’étais qu’une petite conne irresponsable, la honte de la famille, que j’allais ruiner la carrière de mon père, l’avenir de mes frères, que je n’étais qu’un poids pour eux, bref… je t’épargne les détails. Et c’était tellement injuste, que je me suis mise à crier aussi, que c’était de la faute d’Éric, qu’il me forçait et que de toute façon je n’avais couché avec personne à part lui, et là, elle…
Sarah s’est interrompue, comme si elle était encore choquée par ses souvenirs.
— Elle a quoi ?
— Elle a pété un plomb. Je ne l’ai jamais vue comme ça, elle s’est mise à me frapper. Pas juste une gifle, elle m’a rouée de coups, j’en suis tombée par terre, elle m’a donné des coups de poing, des coups de pied. Elle m’a traitée de pute, de menteuse, elle a vociféré que je ne valais pas mieux que toi ou que la traînée qui avait fait virer son fils chéri de sa prépa avec ses calomnies et qu’elle ne voulait plus jamais entendre des horreurs pareilles.
Horrifiée, Angélique a pris ma main et l’a serrée dans la sienne.
— Et ton père ? Tu ne pouvais pas lui demander de l’aide ?
Vu sa réaction quand j’avais essayé de lui parler d’Iris, je n’aurais jamais osé évoquer Éric devant mon père. Après l’histoire du hangar à bateaux, Benjamin avait mentionné Angélique, un soir à table. Il croyait son frère, mais il était persuadé qu’il y avait une sorte de malentendu. Il était lucide quant au fait que cette histoire relevait de la juridiction des adultes plus que de celle des potins du collège, mais pas encore conscient que la grande majorité des adultes sont bien trop lâches pour prendre le risque de se mêler de ce genre de choses. Il s’inquiétait pour Angélique parce qu’elle n’était pas revenue au collège après la soirée. Il voulait qu’Iris et mon père aillent voir sa mère, qu’on mette tout ça à plat pour que nous puissions nous réconcilier. « Arrête avec ces obscénités ! avait coupé mon père d’une voix glaciale. Nous n’avons pas l’intention de discuter de la vie sexuelle de ton frère, c’est privé. Monte dans ta chambre. » Puis, il s’était resservi et avait complimenté Iris sur sa blanquette de veau. La semaine suivante, il avait oublié cette conversation et l’existence d’Angélique.
— Mon père ne veut pas savoir. Il y a eu une histoire avec une fille dans la prépa d’Éric. C’est pour ça qu’il s’est fait virer. Mon père et Iris sont allés le chercher et quand ils sont rentrés, il a tapé sur l’épaule d’Éric et lui a dit : « Ne t’en fais pas, fiston, ce sont des choses qui arrivent, ce n’est pas si grave… »
— Oui, mais toi, tu es sa fille, c’est pas pareil…
J’ai haussé les épaules.
— Il considère Éric comme son fils, Iris lui aurait monté la tête, il ne m’aurait jamais crue. J’aurais été la fautive, celle qui cause les problèmes, qui brise la famille. Et puis, mon père et moi, on n’a jamais rien partagé, je n’aurais pas trouvé les mots pour lui raconter ça.
Angélique a hoché la tête.
— Je comprends… Et après le pétage de plombs d’Iris ?
— Elle est venue dans ma chambre le lendemain, très calme, presque douce. Elle s’est excusée de s’être emportée. Elle m’a emmenée chez le médecin. On lui a dit que j’étais tombée dans l’escalier. J’étais couverte de bleus, mais je n’avais rien de cassé. Ensuite, elle m’a conduite à Lille pour l’IVG. Elle était tellement calme, elle était flippante.
— Et toi ? C’est ce que tu voulais ? Avorter ?
— Oui, je ne l’aurais jamais gardé, imagine, élever l’enfant de ce porc… Jamais. Mais évidemment, elle ne m’a pas demandé mon avis, pour elle ça n’a jamais été ma décision. À la sortie de l’hôpital, elle m’a fait promettre de ne jamais aborder tout ça, c’était du passé, c’était oublié. Des histoires de famille, personne ne devait savoir. Si je parlais, je détruirais la famille, et la famille, c’était plus important que tout. Je lui ai répondu que c’était son fils qui détruisait la famille, moi, je n’avais rien demandé. Elle m’a filé une gifle.
Avec un frisson, j’ai revu le regard méprisant d’Iris ce jour-là, j’ai repensé à son raisonnement tordu : je venais allumer des garçons et je m’étonnais des conséquences ? Et puis, entre une gamine moche et dernière de sa classe et son fils si beau, si brillant que tout le monde adorait, on croirait qui ? Quelles preuves avais-je de ce que j’avançais ?
Elle était si sûre d’elle, si certaine qu’il ne risquait rien, c’en était glaçant. Je me suis souvenue de la façon dont elle m’avait convaincue qu’Angélique était folle à l’époque du hangar à bateaux, qu’elle essayait de nous détruire, parce qu’elle était jalouse, qu’elle avait tenté de séduire Benjamin puis Éric, qu’elle était hystérique. Je l’avais crue. Moi, la meilleure amie d’Angélique, j’avais avalé toutes ses bêtises. Alors qui me croirait, moi ?
— Je pourrais la tuer, a marmonné Angélique.
— Après l’IVG, c’est idiot, mais j’étais presque soulagée. Je me disais qu’avec toute cette histoire, Éric n’oserait plus m’approcher, et malgré tout, je pensais qu’Iris lui passerait un savon, ne serait-ce que pour éviter un drame, mais il a recommencé, comme si rien n’était arrivé.
— Tu n’as jamais essayé… de te débattre ?
— Quand je résiste, c’est pire. Je préfère encore attendre que ça se passe, le plus vite possible, en pensant à autre chose.
— Et Benjamin ? demanda Angélique, Benjamin, il sait ?
J’ai secoué la tête.
— Non, et je ne veux pas qu’il sache, il est suffisamment triste de t’avoir perdue, je crois que ça le détruirait.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
Je l’ai dévisagée sans comprendre.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
— Tu ne peux pas continuer à subir ça !
— Tu crois que je n’y ai pas réfléchi ? J’ai zappé une heure de piscine ce soir pour venir te voir, mais Iris contrôle toutes mes sorties, elle sait où je suis, tout le temps. Si je me plains à qui que ce soit, elle me détruira, ou Éric me tuera, à ce stade, je ne sais pas qui serait le plus rapide. Avec les contacts que mon père a dans la police, si je fugue, ils me retrouveraient aussi sec et elle me le ferait payer au centuple.
— On n’est pas si loin de la Belgique… ils iraient te chercher à l’étranger ?
— En Belgique, oui. Parfois, je rêve que je pars au Japon ou en Australie… Tellement loin qu’ils ne me retrouveront jamais. Mais c’est impossible, tu ne prends pas l’avion quand tu es mineure sans te faire remarquer, sans compter que je n’ai nulle part où aller et pas un sou… Bref, j’attends d’être majeure, je trouve un boulot et je déménage, à Lille ou à Paris. Il faut juste que je tienne jusque-là.
— Comment tu peux tenir quasiment trois ans dans ces conditions ? a murmuré Angélique.
— Parce que je n’ai pas le choix.
Angélique fixait l’horizon que la nuit avait englouti, là où les falaises blanches de Douvres apparaissaient dans la brume les jours de beau temps. Elle a hoché la tête, a écrasé son mégot dans un pot de fleurs et a déclaré très calmement :
— On a toujours le choix. On va te sortir de là.
Fanny se gara devant la piscine municipale. Elle n’avait pas dit un mot du trajet et Lilou sentait que cette histoire de « Folcoche » n’était pas très bien passée.
— J’ai trouvé l’historique de la météo, annonça-t-elle. C’était un peu galère d’accéder aux archives de Météo France, mais tu peux télécharger les données sur le site.
— Dis-moi qu’il faisait beau le 3 septembre 2001 !
Lilou jeta un regard surpris à sa belle-mère, elle avait les mains toujours crispées sur le volant alors qu’elle venait d’éteindre le contact, comme si la question était absolument cruciale.
— Ciel dégagé, vent faible, grand soleil, vingt et un degrés, déclara Lilou.
— Je le savais ! s’exclama Fanny d’un ton triomphal.
Lilou examina sa belle-mère d’un air circonspect. Qu’est-ce qu’ils avaient tous, avec cette histoire de météo ? Elle suivit Fanny qui s’engouffra d’un pas décidé dans la piscine de Bouville. L’odeur de chlore et la forte chaleur contrastaient avec la fraîcheur de la boutique du poissonnier.
— Bonjour, j’ai téléphoné, ce matin, j’ai rendez-vous avec M. Roussel.
— Oui, son bureau est au premier, indiqua la fille de l’accueil.
Lilou monta à la suite de Fanny dans l’escalier.
— Tu peux me dire ce qu’on fout ici ? grommela-t-elle.
— Toi qui es si cultivée, tu penses que Folcoche confierait une telle information à sa belle-fille ?
Lilou leva les yeux au ciel.
— T’es toujours là-dessus ? C’est bon, c’est de l’humour, ta psy ne te conseille pas de travailler sur ta susceptibilité ?
Sans répondre, Fanny frappa à la porte ouverte d’un bureau sur lequel était écrit « Adam Roussel ».
— Monsieur Roussel ? C’est moi qui vous ai écrit ce matin.
— Ah oui, bonjour, entrez. Vous voulez un café ?
— Avec plaisir.
Il semblait à Lilou que cet enchaînement de cafés était peu recommandable compte tenu de l’état déjà avancé de tension et d’énervement dans lequel se trouvait Fanny, aussi préféra-t-elle refuser. Il fallait bien que l’une d’elles reste raisonnable.
Le bureau surplombait la piscine. Une large vitre étouffait le son de l’eau, des cris enfantins et des coups de sifflet du maître nageur. De la chaise en plastique où elle s’était assise, Lilou pouvait voir une classe d’élèves s’exercer au plongeon et une femme enceinte faire des longueurs.
M. Roussel revint avec un gobelet de café.
— Dites-moi tout.
— Ma belle-fille ici présente rêve de traverser la Manche à la nage, elle a quatorze ans, bientôt quinze et elle fait beaucoup de natation. J’essaye de la convaincre que c’est impossible, mais vous savez à quel point ils sont bornés et pénibles à cet âge, surtout Lilou. Comme vous avez coaché il y a trois ans un nageur qui a effectué cette traversée, je voulais en parler avec vous.
Lilou, vexée de cette description peu flatteuse, jeta un coup d’œil furieux et stupéfait à sa belle-mère. Adam Roussel considéra Fanny avec sévérité.
— C’est très bien d’avoir de grands objectifs à cet âge et le soutien des proches est capital dans la réussite d’un projet. Sachez que tout record sportif est considéré comme impossible jusqu’à ce que quelqu’un qui voit les choses en suffisamment grand ait le courage de le réaliser.
— OK, qu’est-ce que ça impliquerait, ce projet, pour Lilou ? Est-ce qu’elle serait trop jeune physiquement ?
Lilou, qui jusqu’ici se demandait si Fanny n’était pas en train de faire un AVC étant donné l’incohérence totale de ses propos, comprit d’un coup où elle voulait en venir. Fanny pensait que Sarah avait fugué en Angleterre en traversant la Manche à la nage. Que cet adversaire, qu’elle fixait avec un mélange de terreur et de détermination sur la photo, n’était pas un ennemi caché, mais la mer qu’elle s’apprêtait à franchir.
— Physiquement, c’est très ambitieux, mais c’est possible, répondit M. Roussel en se tournant vers Lilou avec un sourire, un garçon de onze ans l’a traversée en 1986. Légalement, Lilou, tu devras toutefois attendre tes seize ans, mais de toute façon tu as besoin de ce temps pour t’entraîner convenablement. C’est un véritable exploit sportif, qui demande une discipline, une endurance et un entraînement extrême. Très peu de gens y arrivent.
— Comment ça, « extrême » ?
— Il te faudrait deux ou trois ans d’entraînement, je dirais quatre fois par semaine, entre deux et quatre heures, en piscine, mais aussi en eau libre, évidemment. Il faudrait travailler à la fois ta vitesse et ton endurance.
— En eau libre ? demanda Lilou avec curiosité.
Sa question d’amatrice sembla le surprendre un peu.
— Dans la mer ou dans un lac par opposition à nager dans une piscine. Tu t’es un peu renseignée sur cette traversée ? On parle de quinze heures d’efforts continus, en termes d’endurance, c’est l’équivalent de trois marathons d’affilée, dans une mer glacée.
— Oui, bien sûr, il faudrait que je fasse quoi d’autre ?
— Eh bien, il est essentiel de maintenir le corps à trente-sept degrés pour éviter l’hypothermie. Il est donc impératif de supporter le froid, et il te faudra constituer une couche de gras protectrice avec un régime alimentaire approprié. À vue de nez, je dirais qu’il faudrait que tu prennes une bonne quinzaine de kilos et que tu t’entraînes à supporter des températures très basses.
— Et comment on fait ça ?
— En nageant dans de l’eau très froide ; l’homme que j’ai entraîné nageait dans la Manche toute l’année. J’ai connu un Anglais qui empruntait la chambre froide de son cousin boucher, certains nageurs prennent carrément des bains de glaçons dans lesquels ils s’entraînent à rester le plus longtemps possible.
— Des bains de glaçons, répéta Lilou en se tournant vers Fanny, voilà l’explication de la glace ! Et donc, une fois que je suis prête, ça se passe comment ? Je me lève un matin et j’y vais ?
— Bien sûr que non ! Déjà, la traversée est désormais interdite depuis la France, donc tu serais obligée de partir de l’Angleterre. Ensuite, il faudrait t’inscrire un an à l’avance, payer trois mille euros pour réserver un bateau qui t’accompagnera, sous réserve que les conditions climatiques le permettent…
— Et si je voulais le faire toute seule, sans bateau, depuis la France ?
M. Roussel éclata de rire.
— C’est impossible. D’une part, c’est totalement illégal et d’autre part, tu n’aurais aucune chance d’y arriver.
— Pourquoi ? C’est plus difficile ?
— C’est impossible de traverser sans bateau, personne ne l’a jamais fait.
— D’accord, mais imaginons que j’envisage de le faire, qu’est-ce que ça impliquerait ?
M. Roussel fronça les sourcils et réfléchit.
— Ce serait suicidaire. Enfin, théoriquement, si tu pars depuis la France, tu aurais peut-être une chance de voir les falaises blanches de Douvres tout le long à condition de faire la traversée de jour et que la mer soit calme, ce qui te permettrait de te diriger sans bateau, mais ça me paraît hautement improbable… Et ça veut dire que ton heure de départ se décide en fonction du lever du jour, et non des marées, ce qui constitue une difficulté supplémentaire… Pour l’équipement, j’imagine qu’avec un de ces sacs imperméables qui flottent, tu peux emporter ton ravitaillement…
— Donc c’est hautement improbable, mais c’est possible ?
— La Manche est l’un des détroits les plus fréquentés au monde. Sans bateau, le risque de passer sous un ferry, un porte-conteneurs ou un navire pétrolier est extrêmement élevé. À tout ça, tu peux rajouter les bancs de méduses, le froid, les éventuels œdèmes pulmonaires, les crampes, l’épuisement… Franchement, tu mourrais en chemin.
Lilou croisa les bras sur la poitrine.
— Je croyais que le principe d’un exploit sportif, c’était que tout le monde pensait que c’était impossible jusqu’à ce que quelqu’un d’un peu plus courageux et déterminé que les autres y parvienne ?
Quelques jours après notre conversation au cimetière, Angélique est venue m’attendre à la sortie de la piscine. Je n’ai pas été surprise, c’était l’endroit où elle avait le plus de chances de me croiser sans se faire remarquer. J’avais les cheveux encore mouillés, et je me souviens qu’il faisait un froid hivernal humide et transperçant. Iris ne voulait pas que je porte de bonnet, elle trouvait que ça me donnait l’air stupide.
— J’ai peut-être un plan, a annoncé Angélique sans même me dire bonjour.
— Un plan ? Un plan pour quoi ?
— Un plan pour te faire disparaître.
J’ai éclaté de rire. Angélique avait cet air excité qu’elle arborait quand on était petites et qu’elle m’entraînait avec elle dans un projet un peu fou comme s’enfuir par la fenêtre du catéchisme, nager jusqu’à une crique interdite ou escalader le mur de notre jardin pour espionner M. Soubingé, le voisin bizarre qui s’étendait tout nu sur sa chaise longue.
J’ai détaché le cadenas de mon vélo.
— Je dois être chez moi dans vingt minutes ou Iris va me faire passer un sale quart d’heure… Si tu m’avais prévenue avant, je serais sortie de l’eau plus tôt.
— Je te raccompagne jusque chez toi, comme ça on peut parler. Imagine, tu passes en Angleterre sans utiliser un moyen de transport qui nécessite de montrer une pièce d’identité ? Est-ce que tu penses qu’ils iront te chercher là-bas, si tu n’as pris ni le ferry, ni le train, ni l’avion ?
Je l’ai fixée, perplexe.
— Et comment j’irais en Angleterre, sans prendre ni le ferry, ni le train, ni l’avion ?
— Tu te souviens de notre première conversation dans le cimetière le jour de l’enterrement de ta mère ? Gertrude Caroline Ederle, ça te dit quelque chose ?
— Oui, la première femme qui a traversé la Manche à la nage, ma mère me parlait souvent d’elle, mais je ne vois pas le rapport…
Angélique a souri.
— Tu ne vois pas le rapport ?
Angélique était-elle vraiment assez dingue pour me suggérer de m’enfuir de Bouville en traversant la Manche à la nage ? J’ai ouvert la bouche, j’avais envie de rire, mais d’un autre côté, face à ses yeux brillants de détermination, je n’ai pas osé.
— Tu veux que je nage jusqu’en Angleterre ?
— Oui !
Angélique a sorti de son sac à dos des feuilles de papier imprimées.
— Regarde, j’ai fait des recherches à la bibliothèque. Tous les ans, quand on était petites, il y avait des nageurs qui traversaient. Maintenant, c’est interdit de partir de France, mais on continue de le faire depuis l’Angleterre. Il faut beaucoup d’entraînement, mais la nage c’est ton talent. Personne n’imaginera que tu as pu faire un truc pareil, ils n’iront jamais te chercher là-bas.
J’ai souri, elle était mignonne avec ses convictions d’enfant, mais son projet était aberrant.
— Ils ne l’imagineront pas parce que c’est impossible. Et puis, admettons que j’y arrive, après, qu’est-ce que je fais ?
— Tu trouves un travail, tu construis une vie.
— À quinze ans ? Sans argent ?
— Tu peux prétendre être majeure, et de l’argent ça se trouve. De toute façon, d’après ce que j’ai compris, tu ne peux pas traverser avant l’été, l’eau est trop froide, les jours trop courts. Ça nous laisse huit mois pour t’entraîner, gagner suffisamment d’argent et organiser tout ça intelligemment.
— Qui ça, « on » ? À qui tu as parlé de mes problèmes ?
— À personne, m’a rassurée Angélique, mais je pense qu’on devrait mettre Jasmine et Morgane au courant. Tu connais Jasmine, je sais que vous discutiez parfois quand elle venait chez toi…
— Vous me détestez toutes les trois, pourquoi vous m’aideriez ?
Angélique a remonté sa manche et montré le ruban rose à son poignet.
— Parce qu’on est les Désenchantées, voilà pourquoi, et qu’on s’est juré de rester solidaires, dans n’importe quelle situation, et de toujours se soutenir et s’aider quand on le pouvait.
— Je me demandais ce que c’était que ce bracelet, Jasmine n’a pas voulu m’expliquer. Enfin, moi, je ne fais pas partie de votre groupe, donc pourquoi vous seriez solidaires avec moi ?
— Laisse-moi voir ça avec elles… Je les connais, je suis sûre qu’elles accepteront que tu deviennes la quatrième Désenchantée.
Au moment où elle sortait de la piscine, le téléphone de Fanny vibra. Avec tout ça, elle avait complètement oublié qu’elle avait fait parvenir son dossier finalisé sur Sarah Leroy la veille à sa cheffe.
— Allô ?
— Fanny, c’est quoi cette merde que tu m’as envoyée ?!
— Quoi ?
— Ton truc sur Sarah Leroy ?
— Ah oui, tu n’as pas aimé, alors ?
— Est-ce que je n’ai pas aimé ? Elle me demande si je n’ai pas aimé ! Non, mais j’hallucine. Tu as cru que le journalisme, c’était résumer dix articles trouvés à l’arrache sur Google ? Pas une émotion, pas une once de suspense, plus chiant qu’un documentaire de quatre heures sur la recette du kouign-amann !
— Quand même, c’est un peu excessif, je…
— Excessif ?! C’est la dernière fois que tu me fais perdre mon temps à lire une merde pareille ! Tu m’entends ! Tu as quarante-huit heures pour m’envoyer quelque chose de sérieux ou tu peux dire adieu à ta promotion.
Fanny n’eut pas le temps de répondre, Catherine avait déjà raccroché. Elle consulta son écran.
— Je viens de recevoir un texto d’Angélique !
— Elle dit quoi ? demanda Lilou.
— Que si j’ai des questions sur Sarah, elle préfère encore que je les lui pose directement plutôt que je mette n’importe quoi dans mon article… Elle veut qu’on aille chez elle.
Morgane et Jasmine ont accepté de m’aider. Pas tant, je crois, par solidarité, mais parce qu’il était évident qu’Angélique ne lâcherait rien. Elle semblait avoir trouvé dans ce plan de sauvetage une sorte de réparation de ce qu’Éric nous avait fait subir. Comme si me sortir de l’enfer que je vivais au quotidien suffirait à tout réparer : le viol du hangar à bateaux, notre amitié brisée et mon adolescence bousillée, et la perte de Benjamin. J’ai très vite compris qu’Angélique n’avait jamais cessé d’aimer Benjamin. Elle me demandait régulièrement de ses nouvelles, l’air de rien, comme si je ne savais pas ce dont il retournait. Je lui répondais toujours. Ses questions m’attristaient. Je n’avais plus le moindre sentiment pour Benjamin, mais après tout ce qui s’était passé, je ne voyais sincèrement pas comment une histoire entre Angélique et le petit frère d’Éric était envisageable.
Je connaissais déjà Jasmine. Je lui parlais en effet de temps en temps dans la cuisine, quand elle attendait que Sofia, sa mère, ait fini de travailler. C’était une fille calme, intelligente et discrète. Deux ou trois fois, puisque nous étions dans la même classe, elle m’a aidée à faire un exercice de maths que je ne comprenais pas. Pas comme on m’expliquait parfois, en me faisant comprendre que j’étais débile, mais calmement et de manière claire, en reformulant quand elle voyait que je ne suivais plus.
Ma relation avec Morgane a été plus mouvementée. Sans la connaître, j’avais toujours un peu méprisé Morgane. J’étais persuadée que la seule chose qui comptait quand on a quinze ans, c’était d’être belle et de plaire à un maximum de garçons. Iris m’avait transmis cette obsession du physique, du corps, le mien et celui des autres. Quand j’invitais des amies à la maison, ma belle-mère faisait toujours un bilan de leurs charmes, comme si on était à un foutu concours de Miss France : « Charlotte, mignonne, mais pas arrangée, Mélissa, dommage, ces jambes comme des poteaux, Carène, pas assez de poitrine, Marie, gros derrière, vieillira mal, Laura, tu devrais lui offrir un flacon de Biactol. » Elle faisait de même avec celles qu’elle appelait ses amies ; dès qu’elles quittaient la maison, elle commentait à qui voulait l’entendre : « Tu ne trouves pas qu’elle a grossi ? vieilli ? Quelle idée de mettre une robe pareille quand on a les bras aussi flasques… » Un classement du bétail qui défilait au Salon de l’agriculture. Jamais elle ne m’a interrogée sur les centres d’intérêt, le métier qu’elles envisageaient plus tard ou l’éventuelle réussite scolaire de mes amies. Seul leur apparence comptait. Il fallait être la plus belle, c’était la forme ultime de réussite pour une femme, raison pour laquelle elle avait tant encouragé mon amitié avec Julie Durocher. Julie était une petite poupée de porcelaine, aux traits harmonieux et au corps lisse et mince. Julie était sympa et on s’entendait bien, je dois le reconnaître, même si elle ne voulait jamais aller nager et qu’elle a tenté de m’embrasser, une fois, dans les toilettes condamnées du fond de la cour, après m’y avoir attirée sous prétexte de me confier quelque chose d’important. Elle s’est enfuie en entendant du bruit. Si Iris avait su que Julie aimait les filles, elle l’aurait sans doute beaucoup moins appréciée, mais j’ai gardé son secret. Julie était mon amie. Sur l’échelle d’évaluation des filles qu’Iris m’avait inculquée, même si je n’avais pas conscience alors de l’ampleur de son influence sur ma vision du monde, Morgane était tout en bas. Elle n’était pas jolie, elle était horriblement mal habillée, elle se coiffait à peine et ne se maquillait jamais, d’où mon absence totale de respect pour elle. Bien sûr, elle était toujours première de la classe, elle savait plus de choses que les profs – régulièrement, elle les corrigeait et ça les agaçait. Néanmoins, elle se contrefichait de plaire. Elle ne faisait jamais semblant de trouver une blague drôle pour ne pas vexer un garçon, elle n’a jamais caché son intelligence pour se fondre dans la masse. Il m’a fallu du temps pour admirer cette liberté et cette intelligence si vive, moi, à qui on n’avait donné ni beauté ni cerveau, comme se plaisait à le répéter Iris. Morgane ne m’aimait pas vraiment. Elle ne l’a jamais exprimé aussi ouvertement, mais je représentais tout ce contre quoi elle se battait avec son histoire de Désenchantées. Je sais même par Jasmine que, quand elles ont voté pour savoir s’il fallait ou non m’aider, Morgane a voté contre. Elle ne me faisait pas confiance, elle a affirmé que je ne leur attirerais que des problèmes, ce en quoi elle n’avait pas tout à fait tort. Pourtant, elle s’est rangée à la majorité sans protester. Et elle, qui aurait su vendre des après-ski au milieu du Sahara, a réussi à convaincre M. Follet qu’elle voulait me donner des cours de soutien bénévole le soir. M. Follet a accepté d’appeler chez moi pour expliquer qu’il serait bénéfique que je profite de l’aide de Morgane, il mettrait une salle à notre disposition et je rentrerais vers vingt heures à la maison. Iris n’a pas osé refuser et ces faux cours de soutien sont devenus de précieuses heures d’entraînement.
Morgane a dévoré un nombre infini d’articles en anglais sur l’ordinateur de la bibliothèque municipale qui bénéficiait depuis quelque temps d’une connexion illimitée à Internet. Elle a appelé longuement et plusieurs fois la Channel Swimming Association, une association anglaise créée en 1927 qui aidait les nageurs à organiser leur traversée. Un soir, peu de temps après le début de mon entraînement, elle a débarqué dans le salon d’Angélique où nous nous réunissions et a déclaré d’un ton sans appel :
— Je suis désolée, j’ai étudié la question, ce projet, c’est de la folie, c’est impossible.
— Impossible ? a demandé Angélique, pourquoi ?
— Les gens qui traversent doivent obligatoirement être accompagnés d’un bateau qui leur indique le cap et leur évite de se faire écrabouiller par un cargo ou un ferry… Elle n’arrivera jamais à se repérer toute seule.
Angélique a haussé les épaules, comme si Morgane venait d’énoncer des faits sans la moindre valeur.
— Sarah est une nageuse exceptionnelle, sa prof de natation voulait qu’elle fasse de la compétition.
Morgane a levé les yeux au ciel.
— Comme tous les nageurs qui ont tenté la traversée et ils disposaient pourtant d’un bateau accompagnateur ! Entre les courants, les méduses, les porte-conteneurs et le froid, on appelle cette traversée « l’Everest de la natation », ce n’est pas un truc que tu fais sur un coup de tête.
— Ce n’est pas un coup de tête, a rétorqué Angélique, ça fait des années qu’elle nage et elle a encore des mois pour s’entraîner !
— Écoutez, faut arrêter de rêver, c’est n’importe quoi ! Elle n’a qu’à se teindre les cheveux et prendre le ferry avec ma carte d’identité !
— Le premier truc qu’ils regarderont en cas de fugue, ce sont les listes des passagers… On est toutes dans le même lycée, ils feront tout de suite le lien !
Morgane a secoué la tête, elle était en colère et persuasive, mais rien ne pouvait ébranler Angélique. Sa confiance dans mes capacités était infinie.
— C’est de la folie, elle n’y arrivera jamais, elle va finir noyée et on sera bien avancées !
Jusqu’ici, aussi étrange que cela puisse paraître, j’étais la seule personne qui ne s’était pas exprimée sur le plan d’Angélique. Depuis le début, Morgane n’était qu’à moitié convaincue, Angélique et Jasmine étaient à fond. Moi, je ne disais rien. Je les observais, mettant tout en œuvre pour me « sauver ». Je ne savais même pas que je pouvais être « sauvée ». Et autant l’enthousiasme d’Angélique me faisait l’effet réconfortant d’un chocolat chaud en hiver ; autant le « elle n’y arrivera pas » de Morgane, asséné d’un ton péremptoire comme si je n’étais pas là, me fit l’effet d’un crachat au visage. Toute ma vie, on m’avait jugée incapable. La mer et la piscine étaient les seuls endroits où je n’étais pas considérée comme un boulet. La natation était mon talent. Un talent ridicule et inutile selon Iris, mais mon talent quand même, la seule chose pour laquelle j’étais plus douée que la moyenne des gens. Entendre Morgane, qui n’y connaissait rien, affirmer, une fois de plus, que j’allais échouer, a généré une bouffée de colère. Je l’ai interrompue sèchement :
— Ce n’est pas à vous de décider, c’est à moi. Je le ferai, avec ou sans vous.
Un silence a suivi mon annonce, comme si toutes étaient surprises que je m’exprime enfin sur cette question, comme si je n’étais pas l’actrice principale de cette histoire. Angélique a souri et a passé un bras autour de mes épaules.
— Bien sûr que tu vas réussir, tu es de loin la meilleure nageuse qu’on connaisse, et ce, depuis toujours.
— Tu vas mourir, a rétorqué Morgane, c’est du suicide.
— Ici, je suis déjà morte, je préfère mourir en pleine mer qu’attendre qu’ils m’achèvent.
Ma déclaration a provoqué un nouveau blanc. Morgane a reposé les notes qu’elle avait prises pendant son entretien avec la Channel Swimming Association. Elle a réfléchi un long moment en me fixant. Puis, elle s’est retournée vers Angélique et a déclaré :
— Tu n’aurais jamais dû lui mettre cette idée dans la tête. S’il lui arrive quelque chose, nous serons toutes responsables.
— Il ne lui arrivera rien, a rétorqué Angélique, elle va réussir.
Morgane a secoué la tête en désespoir de cause.
— Je maintiens que je suis contre. La seule raison pour laquelle j’accepte de participer à cette folie, c’est parce qu’elle sera encore plus en danger si je ne vous apporte pas mon aide.
Cette affirmation pouvait sembler prétentieuse, c’était cependant un fait objectif et Morgane ne s’embarrassait pas de fausse modestie. Après cette discussion, elle s’est mise à étudier les courants et les marées avec la passion d’un océanographe, pour tenter de préparer le mieux possible ma future traversée. Je devais, pour ma part, allouer chaque seconde de mon temps libre à mon entraînement. Angélique et Jasmine, quant à elles, devaient rassembler un maximum d’argent pour que je puisse prendre un nouveau départ en Angleterre.
Angélique a trouvé un travail au club nautique. Le vieux René y travaillait alors seul tout l’hiver. Il n’avait pas vraiment besoin d’aide pendant cette saison morte, mais il a accepté de la payer au noir en échange d’un coup de main le week-end parce que je le lui ai demandé. Il ne me refusait jamais rien, il m’aimait comme la fille qu’il avait perdue. Angélique louait des combinaisons de plongée et des planches à voile aux rares inconscients que l’hiver n’effrayait pas, elle entretenait les catamarans et gérait les inscriptions aux cours de voile qui reprendraient au printemps. Jasmine, forte de son classement au concours Kangourou, s’est mise à donner des cours particuliers de maths partout où elle pouvait. Tout l’argent gagné allait dans une grosse enveloppe en kraft, cachée sous le matelas de Morgane. Moi, je nageais. Des heures durant, à la piscine, dans la mer, même en décembre quand la température de l’eau descendait en dessous de dix degrés. Il y avait toujours une des trois autres qui m’attendait sur la plage, dans le vent glacé, un chronomètre à la main et une serviette dans l’autre pour m’éviter l’hypothermie. Jasmine, qui avait un côté mère poule, apportait même une Thermos de chocolat chaud pour me réconforter après l’effort.
Je ne méritais pas leur amitié. Je me le répétais souvent le soir dans mon lit, persuadée qu’elles finiraient par me trahir. La vie m’avait appris très jeune que la seule façon de ne pas être déçue, c’est d’envisager le pire de la part des gens qui nous entourent.
Lilou et Fanny sonnèrent à la porte d’Angélique avec la même impatience et autant de questions l’une que l’autre. Ce n’est pas Angélique qui vint leur ouvrir, mais une femme brune, vêtue d’une robe bleu électrique. Ses boucles sombres étaient remontées dans un chignon flou et élégant, dans lequel elle avait planté ses lunettes.
Fanny eut un sursaut de surprise.
— Jasmine ? Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Entrez, se contenta de répondre Jasmine.
Dans le salon, Angélique et une femme à l’air austère dans un strict tailleur noir attendaient en silence.
— Morgane…, confirma Fanny, cette fois sans s’étonner.
— Bonjour, Fanny, et tu dois être Lilou, poursuivit Morgane en examinant l’adolescente.
— Oui, c’est moi…, répondit Lilou, intimidée par son regard perçant.
— J’ai une fille qui a ton âge, commenta Morgane.
— Tu as des enfants ? demanda Fanny par politesse.
— Oui, trois, répondit Morgane, amusée, et je suis mariée, mais dis-moi si je me trompe, tu n’es pas là pour discuter des enfants ou de la pluie et du beau temps.
— Non, en effet, je peux m’asseoir ?
Angélique indiqua le canapé d’un signe et Fanny obtempéra tandis que Lilou s’asseyait en tailleur sur le tapis. Celle-ci remarqua alors une pile de cahiers et de carnets de différentes tailles et couleurs, posés sur la table basse.
— Si je comprends bien ce que tu m’as lancé à la tête la dernière fois qu’on s’est vues, commença Angélique, tu penses que parce que j’avais la veste de Sarah le jour de sa disparition, c’est moi qui suis responsable ?
— Je l’ai cru, confirma doucement Fanny, enfin, j’ai cru que tu avais quelque chose à voir avec ça, toutes ces années. Je crois que c’est pour ça que je me suis éloignée... Mais récemment, grâce à Lilou, nous avons envisagé une autre hypothèse.
Un silence intrigué accueillit cette remarque et Fanny expliqua la conclusion à laquelle elles étaient arrivées, les glaçons, la photo de Sarah face à la mer et l’interview du professeur de natation.
Angélique, Morgane et Jasmine échangèrent des regards à plusieurs reprises, mais ne l’interrompirent pas.
— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi Sarah voulait fuguer.
— On va t’expliquer, soupira Angélique, c’est une longue histoire.
— Mais… elle a réussi ? demanda Lilou, pleine d’espoir. Elle a traversé ?
La veille de mon départ, j’ai demandé un ultime bain de glaçons pour prouver à Angélique que j’étais capable de faire la traversée en maillot de bain. Le matin même, je m’étais violemment disputée avec elle quand je lui avais annoncé que je ne mettrais pas la combinaison qu’elle avait volée pour moi au club nautique. Les traversées en combinaison ne sont pas officiellement reconnues par la Channel Swimming Association. Même si personne, évidemment, ne serait au courant de ma prouesse, je voulais la réaliser dans des conditions réelles, je voulais réussir un exploit une fois dans ma vie.
Pourtant, une fois dans la baignoire, chez Angélique, j’ai laissé le froid me prendre. Je savais que je perdais conscience, mais je n’ai rien dit, j’ai voulu tenir. Peut-être que je savais, au fond de moi, qu’il était plus facile de mourir de froid en m’endormant doucement dans ce bain de glace que le lendemain, seule au milieu des vagues déchaînées et des méduses.
Morgane et Angélique m’ont sortie de la baignoire et les glaçons se sont éparpillés sur le carrelage avec un crépitement de mitraillette. Jasmine, blême, tenait encore le chronomètre à la main. Angélique a ouvert le placard et, d’un seul geste, a fait basculer toutes les serviettes de bain sur mon corps.
— Elle est toute bleue. On devrait la mettre sous l’eau chaude, a murmuré Jasmine.
— Surtout pas, s’est exclamée Morgane qui m’enroulait dans les serviettes avec des gestes paniqués, le choc thermique pourrait la tuer !
— Il faut la porter dans le lit, le sol est trempé, aidez-moi, a ordonné Angélique.
Elles ont attrapé mon corps inerte pour le porter jusqu’à la chambre et le glisser sous la couette. Mon front a heurté le coin d’un meuble ou l’encadrement d’une porte, peut-être. J’ai ressenti un choc à l’arcade sourcilière, mais aucune douleur. Mes terminaisons nerveuses ne répondaient plus.
— Putain ! Tu lui as fracassé le crâne ! a hurlé Jasmine.
— L’arcade, ça saigne toujours beaucoup, a rétorqué Morgane, c’est rien, glisse sa veste sous sa tête qu’on n’en mette pas partout.
J’ai senti sous mon crâne la douceur familière de ma veste en daim puis, sur mon corps glacé, les couvertures qu’elles ont empilées sur moi. Je ne sais pas si j’ai reconstitué ce souvenir ou si je suis vraiment sortie de mon corps, mais je me suis vue, allongée sur le lit d’Angélique dans l’appartement au-dessus du restaurant, les lèvres bleues et les mèches raidies par la glace étalées sur un oreiller à fleurs.
— Il faut la réchauffer, a murmuré Angélique en s’allongeant à côté de moi.
Elle m’a serrée contre elle de toutes ses forces. Morgane et Jasmine, en silence, sont venues m’étreindre à leur tour. Nous nous sommes retrouvées toutes les quatre, enlacées sur ce lit.
— Réveille-toi, chuchotait Angélique en larmes à mon oreille, réveille-toi, tu peux le faire, tu es forte, tu es une guerrière, réveille-toi, je t’en supplie, tu vas t’en sortir, on va te sortir de là, je te le jure.
Angélique, de plus en plus paniquée, touchait mon visage et mes mains raidies par le froid, espérant me communiquer un peu de sa chaleur. Puis, en désespoir de cause, elle m’a giflée et a hurlé :
— Putain, réveille-toi, Leroy ! Tu n’as pas le droit de mourir ! Je t’interdis de me faire ce coup-là !
Immédiatement, j’ai ouvert les yeux. Les deux autres ont poussé un hurlement de joie.
— Combien j’ai fait ? ai-je croassé, incapable de contrôler le claquement de mes dents.
Jasmine s’est précipitée pour ramasser le chronomètre qu’elle avait laissé tomber par terre :
— Dix minutes, vingt-quatre secondes. L’eau était à huit degrés.
J’ai souri, triomphante, avant de déclarer d’une voix enrouée :
— Record battu.
— Tu es folle, s’est énervée Morgane, tu es supposée y aller progressivement, tu aurais pu mourir d’hypothermie !
— Je n’ai pas le temps d’y aller progressivement, ai-je répondu en claquant des dents, il me faudra entre treize et quinze heures pour traverser la Manche, l’eau sera entre douze et seize degrés, je ne peux pas laisser le froid me ralentir. Si la nuit tombe avant que j’arrive à Douvres, je suis morte.
Morgane a secoué la tête, plus pâle que le mur blanc derrière elle. Elle était contre, elle a toujours été contre, et jusqu’à la dernière minute, elle a essayé de me dissuader. Il faut lui reconnaître ça.
Quand j’ai enfin réussi à m’asseoir sur le lit, j’ai constaté que la doublure de la jolie veste en daim sur laquelle ma tête reposait était couverte de sang.
— Elle s’est noyée, répondit Angélique avec douceur à la question de Lilou.
— Elle n’a pas voulu mettre de combinaison, murmura Angélique, c’est la raison pour laquelle nous nous sommes disputées la veille de son départ sur la plage. Elle a voulu suivre les règles imposées aux nageurs qui traversent pour l’exploit sportif.
— C’est cette dispute qui a été vue par un témoin et rapportée à la police, poursuivit Morgane. C’était déjà du suicide de tenter la traversée sans bateau, mais sans combinaison, avec les méduses, le froid… elle n’avait aucune chance, j’ai essayé de l’en empêcher, mais c’était son choix de partir dans ces conditions.
Lilou, pleine d’espoir, se tourna vers Angélique.
— Mais, ce n’est pas parce que vous n’avez plus eu de nouvelles qu’elle a échoué, non ? Si ça se trouve, elle est vivante quelque part… Tu ne crois pas ?
Angélique posa une main réconfortante sur l’épaule de Lilou.
— Si elle avait réussi, elle nous aurait prévenues.
— Et Éric Chevalier, demanda Fanny, ça ne vous pose pas de problème d’avoir envoyé un homme innocent en prison ?
— Éric Chevalier n’était pas un homme innocent, coupa Jasmine. Il a violé Angélique quand elle avait treize ans, alors qu’il était déjà majeur et il a violé Sarah à de nombreuses reprises.
— C’est pour ça qu’elle voulait partir, murmura Lilou, choquée, c’était pour lui échapper.
Fanny fixait sa petite sœur, les yeux pleins de larmes.
— Je suis désolée, si j’avais su, je…
— Tu ne pouvais pas savoir, souffla Angélique.
— La question, interrompit Morgane, dans la mesure où on ne va pas réécrire le passé, c’est : qu’est-ce que vous voulez faire de la vérité maintenant que vous la connaissez ?
Fanny observa Morgane sans comprendre. La culpabilité lui avait coupé la respiration. Comment avait-elle pu ne pas comprendre ? Toutes ces années, elle avait pensé qu’il était arrivé quelque chose à Angélique, mais elle n’avait pas su être là pour elle… Sans réfléchir, elle traversa la pièce et vint serrer sa petite sœur contre elle. Cette dernière, stupéfaite, mit quelques secondes à lui rendre son étreinte.
— Je vais bien, murmura-t-elle la voix tremblante d’émotion, ne t’inquiète pas, c’était il y a longtemps et ce n’est pas ta faute.
— Ton article sur Sarah Leroy…, insista Morgane après un silence attendri, est-ce que tu as l’intention de publier toute cette histoire ?
Avec tout ça, Fanny avait complètement oublié le magazine. Évidemment, elle tenait un scoop. Catherine serait aux anges, ce n’était pas juste un dossier sur la disparition de Sarah Leroy, ça devenait « La vérité sur la disparition de Sarah Leroy », la révélation de l’année, ce serait les meilleures ventes de la décennie…
— Je ne sais pas…, répondit-elle honnêtement. Qu’est-ce que vous voulez, vous ?
Jasmine haussa les épaules.
— Que ça reste secret, évidemment !
Morgane fronça les sourcils.
— Pas nécessairement, je suis fatiguée de vivre avec le poids de la condamnation d’Éric Chevalier sur ma conscience.
Jasmine eut un geste indifférent de la main.
— Il a eu ce qu’il méritait, ce n’est que justice.
— Non, justement, contesta Morgane en secouant la tête, ça n’a rien à voir avec la justice. Il devrait être jugé pour ses crimes, pas pour un meurtre qu’il n’a pas commis.
Jasmine leva les yeux au ciel.
— Il n’aurait jamais été condamné pour ses vrais crimes, tu le sais très bien. Ce n’est pas toi qui as affirmé récemment dans une interview que quatre-vingt-dix-huit pour cent des plaintes pour viol finissent en non-lieu et que le viol est de facto un crime totalement impuni en France ?
— J’ai aussi dit qu’on ne pouvait pas renoncer à la présomption d’innocence.
— La présomption d’innocence pour les violeurs, c’est présumer que la victime ment, s’énerva Jasmine, alors qu’il n’y a pas besoin d’avoir fait Polytechnique pour comprendre que les agresseurs ont beaucoup plus de raisons de mentir que les victimes !
— Je n’ai pas dit que c’était un système idéal, répliqua Morgane sans se départir de son calme, mais c’est le nôtre et on ne peut pas accepter que chacun règle ses comptes dans son coin et appeler ça la justice.
— Bon, interrompit Fanny, on ne va pas débattre du système judiciaire, peut-être qu’il faudrait vous mettre d’accord… Angélique ? Qu’est-ce que tu en penses, toi ?
Angélique jouait machinalement avec son briquet, le regard rêveur.
— Je ne sais pas, finit-elle par répondre, je n’ai jamais réussi à avoir un avis aussi tranché sur cette question que Morgane ou Jasmine.
— En tout cas, si tu décides de raconter notre histoire, intervint Morgane, a minima, on voudrait que tu le fasses bien.
Elle se dirigea vers la table basse et saisit la pile de carnets empilés.
— Voici tous nos journaux intimes. Notre professeur de français, M. Follet, nous a toujours poussées à en tenir un. Dedans, tu trouveras le récit de notre enfance et de multiples détails sur toute cette histoire. On a même celui de Sarah…
— Comment ça se fait ? interrogea Lilou, surprise.
— L’été de son départ, on a toutes partagé nos journaux respectifs, comme une sorte d’acte de confiance mutuelle.
— OK, murmura Fanny en saisissant les cahiers que Morgane lui tendait.
— Mais si vous n’êtes pas d’accord entre vous, a demandé Lilou, qu’est-ce qu’il va se passer ? C’est Fanny qui décidera de publier ou pas son article ?
Morgane sourit à Jasmine et celle-ci éclata de rire, toute trace d’agacement effacé de son visage.
— On se mettra d’accord ou on votera et la majorité l’emportera, parce que nous sommes une entité et, dans notre histoire, le « nous » a toujours supplanté le « je ».
L’été qui a précédé la traversée, Iris et Benjamin sont partis dans le Cantal chez la mère d’Iris, qui a eu la bonne idée de se casser le col du fémur en tombant dans les escaliers. Éric est parti en Espagne avec sa petite amie du moment. Même si ses visites nocturnes s’étaient espacées depuis qu’il était avec elle, j’ai eu l’impression de réapprendre à respirer.
J’ai retrouvé la liberté de mon enfance et toute notre énergie s’est concentrée sur un seul objectif : me faire réussir. Je nageais entre quatre et six heures par jour, quelle que soit la météo. J’avais la peau et les cheveux desséchés, et les yeux perpétuellement rougis par le sel. Mon corps n’était plus que muscles endoloris. Le soir, je m’écroulais d’épuisement et je dormais douze heures d’affilée. Pour me protéger du froid, j’ai pris douze kilos en deux mois. Ma prise de poids ne pouvait pas avoir lieu plus tôt, Iris ne l’aurait pas supporté. Il fallait que je grossisse vite. Je ne buvais plus que des boissons sucrées, à raison de trois ou quatre litres par jour. Angélique me les fournissait en se servant dans les stocks du restaurant. J’enchaînais les fast-food et les chips toute la journée, j’avais toujours de la nourriture sur moi. Même la nuit, je mettais mon réveil pour me faire un paquet de Prince ou de BN vers trois heures du matin. Tous les soirs, je redescendais boire de l’huile d’olive au goulot dans la cuisine, comme une alcoolique.
J’ai passé l’été avec Angélique, Morgane et Jasmine à planifier mon départ. Je ne voulais pas qu’on nous voie ensemble. Dans une petite ville comme Bouville, tout se sait, se répète, se déforme et s’amplifie et le salon de beauté d’Iris était par essence le lieu de tous les potins. Je ne pouvais pas me permettre que ma belle-mère apprenne ma réconciliation avec Angélique. J’ai raconté à Julie Durocher, qui ne comprenait pas pourquoi je n’avais plus le temps de la voir, que j’avais un copain, dont je voulais pour le moment garder l’identité secrète. La veille du départ, j’ai volontairement provoqué une violente dispute avec Éric, qui venait de rentrer d’Espagne, au milieu de notre jardin. Pas pour qu’il soit accusé de mon meurtre, aucune de nous n’avait envisagé la tournure qu’ont pris les événements. Mais, puisque j’allais partir, je voulais lui dire ses quatre vérités, et comme j’avais peur qu’il devienne agressif, je l’ai fait à l’extérieur en sachant que les voisins préparaient un barbecue derrière la haie. Juste après notre dispute, je suis rentrée dans la maison en claquant la porte et je suis ressortie dix minutes plus tard par la porte de derrière, la capuche d’un sweat de Benjamin rabattu sur la tête, pour aller chez Jasmine. Personne ne m’a vue. Ses parents étaient en Algérie jusqu’à fin septembre et son frère travaillait de nuit. Les voisins ont entendu l’altercation avec mon demi-frère. Ils m’ont vue rentrer dans la maison, mais jamais en ressortir. Officiellement, c’est la dernière fois que j’ai été aperçue vivante. Lorsqu’il a été interrogé, Éric a commencé par nier s’être disputé avec moi, puis il l’a reconnu. Ensuite, il a affirmé que je n’avais pas dormi à la maison (ce qui était vrai), pour finalement jurer le contraire. Sa panique a été interprétée comme une preuve de culpabilité. Nous n’avions jamais envisagé la possibilité de son arrestation, c’est la veste en daim qui a fait basculer l’enquête.
Nous avons toutes passé la nuit chez Jasmine la veille du départ. Je pensais ne pas arriver à dormir, mais je me suis effondrée à vingt et une heures d’un sommeil profond. Mon corps savait ce qu’il aurait bientôt à affronter, il se préparait. Le lendemain, nous nous sommes rendues sur la plage avant l’aube. Ils annonçaient grand beau depuis une semaine. C’était ma seule chance de voir la côte anglaise tout le long de la traversée. Morgane avait insisté sur le fait que les vagues seraient trop hautes, que je ne verrais plus rien au bout d’un kilomètre, mais il fallait que j’y croie, la chance et l’intuition me conduiraient dans la bonne direction si je perdais le cap, je m’en étais persuadée.
Nous n’avons pas beaucoup parlé. Il n’y avait plus grand-chose à dire. J’ai couvert mon corps de graisse pour me protéger du froid. Angélique a pris une photo de moi avec son appareil photo jetable.
— En souvenir, je te la donnerai la prochaine fois qu’on se voit.
J’ai enfilé mon bonnet de bain et mes lunettes de natation. Jasmine a accroché à ma taille le sac gonflable qu’elle avait préparé. Elle y avait glissé deux bouteilles de Coca-Cola dégazées, une soupe hypercalorique à base de riz et de pommes de terre dans une bouteille en plastique. Des calories liquides, c’est la règle. Entre le froid et le sel, impossible de mâcher quoi que ce soit. Dans une pochette étanche, elle avait glissé une boîte de Doliprane et mes papiers d’identité.
Ensuite, nous nous sommes serrées dans les bras, toutes les quatre, et j’ai repensé à quelque chose que m’avait expliqué le vieux René quand on allait ensemble ramasser les moules à la cuillère. Une moule, contrairement à ce qu’on imagine, se déplace. Elle n’atterrit pas sur son rocher par hasard, elle le choisit. Et elle se fixe toujours à un endroit où d’autres moules habitent déjà. Toute seule, elle sait qu’elle n’a aucune chance de survivre face aux prédateurs, aux courants et aux intempéries. Les moules sécrètent de petits filaments collants qui leur permettent de s’accrocher à la pierre. Quand elles sont serrées les unes contre les autres, tous ces filaments se mêlent les uns aux autres et forment une sorte de toile d’araignée, le byssus, d’une extrême résistance, qui leur permet de faire face des mois, voire des années, aux assauts des vagues, aux marées et aux pires tempêtes sans bouger d’un pouce. Les moules savent se raccrocher les unes aux autres pour survivre. Elles savent qu’ensemble, elles sont plus fortes, qu’elles sont capables d’affronter n’importe quel danger. Il n’y a de salut que dans la solidarité, c’était l’une des premières choses qu’Angélique m’avait expliquée.
J’avais été désespérément seule toutes ces années et je ne m’en étais même pas rendu compte. Je l’ai compris à cet instant parce que, tout à coup, je ne l’étais plus.
Fanny remplissait la valise, tandis que Lilou déprimait, affalée dans un fauteuil.
— Comment tu as deviné, au fait, que Sarah avait essayé de traverser la Manche ?
— Les traces blanches sur son corps. J’étais allée voir une exposition au lycée sur l’histoire de la Manche et il y avait une photo de nageurs avant la traversée, couverts de graisse pour lutter contre le froid…
— Tu crois qu’il y a une toute petite chance pour qu’elle soit vivante quelque part ?
— Tu as entendu ce qu’a dit le professeur de natation… C’est impossible de traverser sans bateau, répondit Fanny, et puis, pourquoi n’aurait-elle jamais donné de nouvelles ?
Lilou soupira. Du coin de l’œil, elle examinait sa belle-mère qui rangeait ses vêtements tout en lui répondant de manière laconique.
— Tu m’en veux encore pour cette histoire de surnom ?
Fanny posa la robe qu’elle était en train de plier et vint s’asseoir sur le lit, face à Lilou.
— Non, tu es une enfant, les enfants disent des bêtises parfois, et je sais que j’ai fait des erreurs de mon côté. Mais, tu as raison, réglons ce problème une bonne fois pour toutes.
— Quel problème ?
— Le problème entre toi et moi. J’aimerais savoir quelle place tu veux que je prenne dans ta vie, parce que soit je suis trop proche et tu me repousses, soit je suis trop peu impliquée et tu m’en veux.
— Je ne sais pas, grommela Lilou, c’est compliqué pour moi.
— Ce n’est pas évident pour moi non plus, crois-moi.
Comme Lilou ne répondait pas, Fanny, après un silence, continua :
— Je peux te faire une proposition ?
— OK…
— Je ne suis pas ta mère, d’accord. J’ai bien compris qu’une maman, tu n’en as qu’une et que ce serait la trahir de considérer quelqu’un d’autre de la même façon…
Lilou hocha la tête, attentive aux propos de Fanny.
— Des enfants, en revanche, on peut en avoir plusieurs, et puis Oscar est ton frère, alors voilà, même si je ne suis pas ta mère, j’ai pensé que tu pourrais être ma fille…
Lilou fronça les sourcils, réfléchit quelques instants avant de répondre avec un sourire en coin :
— Mais ça veut dire que tu vas me faire chier tout le temps pour que je fasse tout exactement comme tu veux ?
Fanny sourit.
— Je vais essayer de faire un effort, mais soyons honnêtes, oui, probablement un peu.
— OK, soupira Lilou, et c’est pas comme si tu n’étais pas déjà relou.
Fanny se leva et serra Lilou dans ses bras pour dissimuler son émotion. Elle n’allait tout de même pas pleurer devant elle.
— Tu vas mettre de la morve sur mon sweat, rouspéta Lilou qui n’était pas dupe en lui tapotant le dos.
— Désolée, il est tellement moche, je pensais que c’était une serpillière, déclara Fanny en acceptant le Kleenex que lui tendait sa belle-fille. Allez, file faire tes bagages.
Dix minutes plus tard, le temps de rouler en boule tous ses vêtements et de les fourrer en vrac dans sa valise, Lilou était de retour dans la chambre de Fanny.
Celle-ci, les sourcils froncés, était en train de fouiller tous les tiroirs.
— Tu cherches quelque chose ?
— Mon passeport, râla Fanny.
— Pourquoi tu prends ton passeport pour aller sur la côte d’Opale ? Je sais pas si t’es au courant, mais on n’est pas à l’étranger.
Fanny se pencha pour vérifier sous son lit.
— Je l’ai déjà perdu une fois, c’était un casse-tête pour le faire refaire, je le garde tout le temps avec moi.
— Toi, la maniaque de l’organisation et du rangement, tu as déjà perdu ton passeport ?
— C’était il y a des années et je n’ai jamais compris comment, d’habitude je ne perds jamais rien.
Lilou se redressa dans son fauteuil, elle avait pâli.
— C’était quand ?
— J’en sais rien, quand j’étais étudiante, ah, le voilà !
Fanny brandit triomphalement son passeport et le rangea dans son sac à main.
— Bon, on y va ?
Lilou hocha la tête, pensive, et tirant sa valise derrière elle, suivit Fanny dans l’ascenseur.
— T’as souvent des problèmes de passeport, non ?
— Pourquoi tu dis ça ? demanda Fanny, distraite, tout en consultant ses e-mails sur son téléphone.
— Le voyage à New York, ton passeport périmé, quand tu as foutu les vacances en l’air, par exemple…
Fanny haussa les épaules, toujours penchée sur son téléphone.
— Comme je te l’ai déjà expliqué, il n’était pas du tout périmé, c’était une erreur administrative, ils prétendaient que j’étais listée comme immigrée illégale.
Fanny descendit de l’ascenseur, mais au bout de quelques mètres, elle constata que Lilou était restée derrière et tapait sur son Smartphone avec frénésie.
— Tu viens ?
— Je vérifie un truc. Dis-moi, en 2001, tu avais les cheveux châtains et au carré ?
Fanny plissa le front.
— Probablement, c’est la coiffure que j’ai eue pendant des années…
— Ah voilà ! Aux États-Unis, quand tu es touriste, tu peux rester douze semaines sur le territoire, c’est écrit là. Au-delà, tu es considéré comme immigré clandestin.
— Je vois mal comment j’aurais pu rester plus de douze semaines dans un pays où je n’ai jamais mis les pieds.
— Toi, tu n’y es peut-être jamais allée, lança Lilou en souriant, mais ton passeport si.
Fanny fixa Lilou quelques longues secondes et plaqua sa main sur sa bouche.
— Tu veux dire que…
— Je crois qu’Angélique a volé ton passeport et l’a donné à Sarah pour qu’elle puisse se faire passer pour une personne majeure. Si elle a réussi d’une manière ou d’une autre à rejoindre les États-Unis depuis l’Angleterre et qu’elle est restée plus de douze semaines ou qu’elle a travaillé de manière illégale là-bas sous ton identité, ça expliquerait que ton passeport ait disparu et que tu sois considérée comme une immigrée illégale aux US !
Rien, dans ma vie, n’a été comparable à l’horreur qu’a été cette traversée. Tout le long, j’ai pensé aux humiliations, aux tortures d’Iris, aux viols d’Éric, à l’indifférence de mon père. Je n’avais pas enduré ce calvaire pour mourir seule, au milieu de cette eau glaciale. La colère m’a donné la force d’avancer. Au bout de ce que j’ai estimé être une dizaine de kilomètres, je n’en pouvais déjà plus. Les effluves de pétrole me faisaient vomir continuellement, les vagues se dressaient, immenses, comme autant de barrières à franchir, empêchant la visibilité. Les conditions n’avaient rien à voir avec celles de mon entraînement. Il y a trois marées au cours de la traversée. Quand on part de la France, la pire est la première. Je l’ai appelée Iris. Au niveau de la deuxième, il faut affronter les bancs de méduses. S’il fait beau (et je savais qu’il ferait beau, car la visibilité devait être parfaite le jour de mon départ), elles remontent à la surface. C’est une des raisons pour lesquelles Angélique était aussi catégorique sur le fait qu’il était suicidaire de nager en maillot plutôt qu’en combinaison. J’avoue que quand je les ai vues apparaître derrière mes lunettes et qu’il m’a fallu affronter leur lent ballet translucide, j’ai maudit la fierté stupide qui m’avait fait refuser la combinaison. « Vois le côté positif, avait dit Jasmine qui avait étudié la question : quand les méduses apparaîtront, ça voudra dire que tu auras fait la moitié du chemin. Il n’y a aucun moyen de leur échapper, tu passes comme si elles n’étaient pas là. » J’ai senti le frôlement de leurs tentacules, j’ai continué d’avancer.
Et puis, il y a eu le dernier tiers. Morgane m’avait prévenue, les dernières heures étaient souvent les pires, c’est ce que tous les témoignages relataient. Toute ma vie, je me rappellerai la solitude et la souffrance de ces derniers kilomètres. Je me souviens de m’être dit « encore trente minutes maximum » et d’avoir nagé encore quatre heures avant d’atteindre la plage. Cette illusion m’a sauvée. Si j’avais su à ce moment-là, après avoir surmonté les courants, les méduses, avoir vomi dans les flaques de pétrole craché par des cargos qui ont failli me tuer à maintes reprises, qu’il me restait encore quatre heures de nage, je me serais laissée couler. Je n’avais plus d’énergie, j’avais épuisé ma colère contre les vagues et les courants. Alors, j’ai pensé à ma mère, à sa douceur, aux chansons qu’elle me murmurait le soir à l’oreille, à ses bras qui m’abritaient du monde. Je ne pouvais pas renoncer, ma mère voulait que j’aie une jolie vie. Je lui devais de réussir. Sans elle, je n’aurais pas tenu. C’est grâce à l’amour que j’ai trouvé la force d’aller jusqu’au bout ; la colère à elle seule ne permet pas de gagner tous les combats.
J’ai atteint la plage à la nuit tombée, j’aurais pu mourir là si un jeune couple qui s’était installé sur le sable pour observer le coucher du soleil ne m’avait pas aidée. Ils ont cru que j’étais partie nager trop loin et que j’avais failli me noyer. Ils m’ont prêté une serviette et m’ont proposé de manger quelque chose, je ne pouvais cependant pas avaler quoi que ce soit. Mes membres étaient quasi paralysés, j’arrivais à peine à parler tellement ma langue était gonflée par le sel, j’étais incapable de déplier mes doigts figés par l’effort et le froid, et qui ressemblaient aux serres d’un oiseau de proie. Je ne sais pas comment j’ai réussi à les convaincre, avec le peu de mots que j’étais en état de prononcer, de ne pas m’emmener à l’hôpital. Pas une seconde, ils n’ont imaginé que je venais de France. Je leur ai dit qu’on m’avait volé mes affaires et la fille m’a prêté un short et un pull.
Le plan était parfaitement organisé, les filles avaient pensé à tout. Une chambre d’hôtel, payée par téléphone plusieurs semaines plus tôt, était réservée pour moi à quelques minutes de la plage. Angélique y avait fait expédier un colis à l’attention de Fanny Courtin, ma nouvelle identité. Elle avait eu l’idée de génie de voler le passeport de sa sœur, j’étais donc officiellement majeure, ce qui me permettrait de trouver du travail facilement. J’ai demandé au couple de m’emmener en voiture jusqu’à l’hôtel où je leur ai fait croire que mes parents m’attendaient. Je n’étais pas à même de marcher, même cinq minutes.
— Tu t’es fait dévorer par les méduses ! s’est exclamée la fille, horrifiée, quand je me suis installée dans la voiture sous la lumière jaune.
J’ai suivi son regard, surprise. Mes jambes et mes bras étaient couverts de striures rouges et boursouflées. Je n’avais rien senti. La mer m’avait protégée.
Dans ma vie, je n’ai pas eu beaucoup d’alliés, mais ce jour-là, j’ai compris que la mer en avait toujours été une. Je n’aurais jamais dû avoir peur de celle qui, depuis que j’étais petite, m’avait accueillie en son sein, avait bercé les étés de mon enfance et m’avait portée dans ses bras protecteurs jusqu’aux rivages de la liberté.
Le bruit se fait plus persistant. Bip. Non pas que j’aie la moindre notion du temps, ou la moindre notion de quoi que ce soit, d’ailleurs. Bip. Je constate simplement que ce son dure depuis suffisamment longtemps pour provoquer chez moi une réaction. Bip. Une minuscule décharge électrique. Bip. Un sentiment. Bip. Le premier depuis que je suis morte.
De l’agacement.
Je veux le silence. Je sais bien comment faire. Il suffit de convoquer la voix d’Iris. « Tu n’arriveras jamais à rien. Tu nous fais honte. Tu n’as rien pour toi. Qu’est-ce qu’on va faire de toi ? Tiens-toi droite, mange moins, coiffe-toi. Tu es nulle. Tu es grosse. Tu es laide. Tu es bête. Tu es la honte de cette famille. Un échec. Une ratée. Tu n’y arriveras jamais. »
Doucement, je m’enfonce à nouveau. Le bip diminue. La fréquence s’espace. Le son se fait continu. Dans la chambre d’hôpital, une étoile filante arrête de rebondir sur un écran noir. Une ligne. Encéphalogramme plat.
Le silence.
La paix.
Les mots, comme des poids accrochés à mes chevilles, m’ont ramenée vers le fond, là où l’obscurité devient lumière, où le froid n’existe plus. Le sable m’accueille. Les dernières bulles d’air s’évadent de mes lèvres entrouvertes.
Et puis, un claquement sec.
La brûlure d’une gifle sur ma joue, ou plutôt son souvenir.
Et une voix que je reconnaîtrais entre mille, qui hurle tellement fort depuis le passé qu’elle fait voler en éclats le silence, le néant et l’obscurité comme un pavé dans une vitre : « Putain, réveille-toi, Leroy ! Tu n’as pas le droit de mourir ! Je t’interdis de me faire ce coup-là ! »
Des années que je n’ai pas entendu cette voix, celle d’Angélique. Et pourtant, elle est aussi nette dans mon souvenir que si vingt ans ne s’étaient pas écoulés depuis.
Alors, je me souviens que tu es là et que je n’ai pas le droit de t’abandonner.
Je me souviens que je suis la première femme au monde à avoir traversé la Manche à la nage, sans bateau, sans équipe, sans combinaison et que personne n’a le droit de juger de ce dont je suis capable.
Je n’ai pas survécu au pire il y a vingt ans pour mourir aujourd’hui.
Retiens bien ça, tous les nageurs le savent : parfois il faut savoir se laisser couler. Parce que ce n’est qu’une fois arrivé au fond que tu pourras donner le coup de talon qui te permettra de remonter à la surface.
Et c’est exactement ce que je fais.
Depuis que Matthew attendait sur ce siège en plastique, il avait vieilli de deux siècles. Il avait essayé à de multiples reprises de demander des nouvelles à des membres du personnel hospitalier qui passaient d’un pas pressé dans les couloirs blancs de l’hôpital Providence Saint Jude de Los Angeles. Personne ne lui répondait. Il relisait sans le comprendre le message qui s’affichait sur l’écran brisé du téléphone de sa femme et qui avait causé l’accident.
Matthew ne parlait pas français, raison pour laquelle il hésitait depuis maintenant deux heures et trente-quatre minutes à passer le texte dans Google Traduction. En huit ans de vie commune, il n’avait jamais trahi la confiance de Sarah. Il n’avait jamais lu un texto sur son portable ou écouté une conversation téléphonique. Peu de temps après leur première rencontre, il lui avait demandé d’où venait son accent et Sarah lui avait répondu : « Ma vie a commencé à seize ans, ce qui s’est passé avant, je ne veux pas en parler. Je n’ai pas de famille, pas d’enfance, pas de passé. Si tu veux vivre avec moi, tu dois accepter ça. » Au début de leur relation, quand elle se réveillait en hurlant au milieu de la nuit, il se contentait de la serrer dans ses bras ; quand il avait compris qu’elle souffrait de crises d’angoisse chroniques, il lui avait trouvé un psychologue ; quand elle semblait ailleurs, son regard perdu dans les vagues de l’océan Pacifique, il la laissait rêver ; quand elle lui avait expliqué qu’elle ne voulait pas sortir du territoire américain, il avait annulé les vacances au Mexique ; et quand, au hasard d’une soirée arrosée, elle se mettait à chanter par cœur une chanson en français que personne ne connaissait, il s’interdisait de poser la moindre question. Lui qui n’avait aucun secret pour sa femme avait accepté les siens et tout ce qu’elle était ; ses démons, ses parts d’ombre, sa lumière et ses étrangetés, le fait qu’elle ne porte jamais de manteau, même au cœur de l’hiver, comme si elle avait été immunisée à tout jamais contre le froid. Parce qu’il l’aimait depuis la première seconde, comme on n’aime qu’une seule fois dans sa vie. Mais ce texto, sur le téléphone de Sarah, avait eu un tel impact sur leurs vies que, pour la première fois, Matthew envisageait de lire un message qui ne lui était pas destiné.
Ils s’étaient donné rendez-vous au Purple Beach, pas très loin de la piscine de Santa Monica où Sarah donnait des cours de natation le samedi matin. Ils devaient déjeuner ensemble. Il l’attendait devant ce café qu’ils aimaient tant, protégé de la chaleur de ce début d’après-midi par l’ombre des palmiers et une brise légère en provenance de l’océan. Il avait attendu en vain de la voir apparaître, ses cheveux encore mouillés, son ventre rond mis en valeur par la robe de grossesse. Elle n’avait jamais paru aussi sereine que depuis qu’elle était enceinte. Elle n’était jamais arrivée, elle n’avait jamais appelé. Il avait reçu un coup de fil de la police : sa femme avait grillé un feu, parce qu’elle utilisait son téléphone au volant. Elle avait percuté un autre véhicule et perdu le contrôle de sa voiture. Elle était hospitalisée dans un état critique. L’autre conducteur, lui, n’avait rien.
Alors qu’une infirmière lui disait pour la centième fois qu’elle n’avait aucune information pour le moment, Matthew prit la décision de traduire le message qui lui avait peut-être coûté son bébé et sa femme.
A. - 10 h 45
La police est venue interroger René hier.
Je crois qu’ils rouvrent l’enquête.
Appelle-moi dès que tu peux.
Il relut la traduction, tentant de comprendre. Qui était A. ? Qui écrivait en français à sa femme ? Sarah n’avait pas d’amis français. Elle semblait même éviter toute relation avec les ressortissants de ce pays, comme cette fois où elle avait inventé un prétexte pour refuser de faire visiter Santa Monica à un jeune couple de Français qui venaient de s’y installer.
— Monsieur Ford ?
Il sursauta. L’infirmière lui sourit gentiment.
— Votre fille est née par césarienne il y a une heure, elle va bien, elle est en couveuse. Vous venez la voir ?
Il la fixait sans comprendre. Sarah n’était pas supposée accoucher avant le mois suivant. Cinq semaines d’avance, c’était énorme.
— Et ma femme ?
— Votre femme a perdu beaucoup de sang, monsieur Ford, son état est stable, mais pour le moment, elle n’a pas repris connaissance.
— Ça veut dire quoi ?
— Ça veut dire qu’elle est dans le coma. Je suis désolée, mais je ne peux pas vous en dire plus pour le moment, c’est tout ce que j’ai comme information. On va voir votre bébé ?
Matt suivit l’infirmière comme un somnambule jusqu’à une petite pièce où un bébé minuscule dormait paisiblement dans une sorte de boîte en plastique. Sa fille, puisque c’était elle, portait un bonnet violet et un body beaucoup trop grand pour elle. Il songea à la première tenue que Sarah, qui détestait le violet, avait sélectionnée avec soin pour l’arrivée au monde de leur bébé. À l’idée qu’elle ne serait pas portée, les larmes lui montèrent aux yeux. Doucement, il passa une main par le trou prévu à cet effet sur le côté de la couveuse et posa une main sur le front minuscule.
— Tout va bien maintenant. Maman sera bientôt là, murmura-t-il, ne t’inquiète pas.
— Monsieur Ford, dit l’infirmière qui remplissait un formulaire, pouvez-vous écrire ici le prénom que vous avez choisi pour votre fille ?
Il leva la tête, un peu hagard, déchiré entre l’émerveillement et l’horreur de cet instant. L’un des plus déterminants de sa vie.
Il prit le stylo-bille que lui tendait la femme en blouse. D’une main tremblante, il écrivit le prénom que Sarah avait proposé dès qu’elle avait su qu’elle attendait une fille. Il l’avait accepté, malgré l’accent sur le « e » que les Américains ne comprendraient jamais, parce qu’il l’avait trouvé beau et qu’il avait senti qu’il revêtait pour sa femme une importance particulière.
— Ça vaut le coup de passer voir Angélique pour lui annoncer la bonne nouvelle, non ?! s’exclama Lilou, ravie de sa découverte.
Fanny coupa le contact, se tourna vers sa belle-fille et sourit avec une douceur inattendue.
— Non.
Lilou la dévisagea sans comprendre.
— Comment ça, non ? Tu imagines ! Elle sera tellement heureuse de savoir que Sarah est vivante ! On ne peut pas lui cacher ça !
— Ce n’est pas une bonne idée.
Lilou s’apprêtait à lui répondre vertement quand quelque chose dans l’expression de Fanny l’arrêta.
— Tu savais déjà ? murmura-t-elle.
Fanny examina longuement Lilou, hésitant à partager avec elle un secret qui n’était pas le sien. C’était Lilou, toutefois, qui n’avait jamais laissé tomber Sarah, qui était allée au bout de cette enquête sans jamais se laisser décourager. Elle ne pouvait pas lui cacher la fin de l’histoire.
— Je ne savais pas pour mon passeport, même si ton hypothèse se tient parfaitement, mais je soupçonnais que Sarah était arrivée en Angleterre.
— Explique…
— J’ai eu un doute quand Angélique a confirmé la mort de Sarah hier. J’ai eu l’intuition qu’elle mentait…
— Ah oui ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— C’est ma petite sœur… Elle a menti comme une arracheuse de dents à notre mère toute notre enfance, elle a beau être très douée, je sais faire la différence. Les gens avec qui tu as grandi, tu les connais vraiment, tu comprendras ça quand tu seras grande.
— C’est juste une intuition, alors ?
— Pas seulement, après j’ai repensé à ce chiffre derrière la photo de Sarah, tu te souviens ?
— Oui… « 13-28 », c’est vrai qu’on n’a jamais su expliquer ce truc…
— C’est un timing : treize heures et vingt-huit minutes, c’est le temps qu’a mis Sarah pour traverser la Manche à la nage. C’est Angélique qui l’a noté au dos de la photo, je connais son écriture. Il n’y a qu’une personne qui a pu lui donner cette information, et c’est Sarah.
Lilou resta songeuse quelques instants.
— Admettons… Et Morgane et Jasmine, tu crois qu’elles savent aussi ?
— Probablement… Dans tous les cas, c’est leur secret, leur décision, ce n’est pas à nous de divulguer la vérité.
— Et Éric Chevalier ? Même si c’est le pire connard de l’univers, ça ne te pose pas de problème qu’il soit en prison pour un meurtre qu’il n’a pas commis ?
Fanny serra les mâchoires et un éclat farouche illumina ses yeux bruns.
— Il a pris vingt ans, c’est la peine qu’il aurait encourue s’il avait été jugé pour les atrocités qu’il a commises. En ce qui me concerne, je suis d’accord avec Jasmine.
— J’en déduis que tu ne vas pas faire cet article révélation sur Sarah Leroy ?
— Je ne pense pas.
— Et tu n’auras pas ta promotion ?
— Non, à vrai dire, vu le dernier e-mail de Catherine, je risque même d’être rétrogradée ou virée.
— Mince…
— C’est la vie, répondit Fanny avec philosophie en rallumant le contact, et dans la vie, il faut choisir ses combats.
Lilou se mit à rire et Fanny haussa un sourcil.
— Ça t’amuse que je ruine ma carrière ?
— Non, je suis fière de toi. Tu sais, au final, vu qu’on est dans le secret et qu’on protège Sarah, on est un peu des Désenchantées, nous aussi.
Fanny jeta un dernier regard à la mer bleu marine qui s’éloignait dans le rétroviseur.
— Oui, c’est vrai, on peut dire qu’on fait partie des Désenchantées, maintenant. Allez, rentrons à la maison.
J’ai les yeux ouverts. Entre ma perte de conscience et ce réveil, une seconde, un claquement de doigts, mille souvenirs. Pourtant, je ne suis plus au même endroit. Toujours, au-dessus de ma tête, ces néons d’hôpital. Je pose les mains sur mon ventre. Effort immense. Rien. Un pansement. Du vide. Douleur indicible. Deux visages au-dessus du mien. Flous. Ils me parlent. Je ne comprends rien. Je m’en fous.
Ma voix, rauque, différente.
— Is my baby OK?
Trois fois.
Trois fois je demande si tu vas bien, trois fois on me répond quelque chose que je ne comprends pas. Trop long. Trop compliqué. Puis enfin, une réponse se fraye un chemin jusqu’à mon cerveau atrophié :
— Yes. Yes, Angélique is OK.
Tu vas bien.
S’ils connaissent ton prénom, même avec cette prononciation atroce, c’est que tu as survécu.
Angélique n’aurait jamais pensé revenir au collège-lycée Victor-Hugo de Saint-Martin un jour. Pourtant, elle se trouvait là, devant les grilles où elle avait passé tant de temps à discuter avec Sarah, puis avec Jasmine et Morgane, à échanger les potins, à partager les cigarettes et les écouteurs des baladeurs ou à espionner les garçons du coin de l’œil.
Elle n’était jamais revenue ici depuis le jour où elle avait décidé de garder Mia et d’arrêter le lycée. Une partie d’elle se demandait parfois ce qu’elle serait devenue si elle avait poursuivi ses études après le bac, comme une adolescente normale qui s’en sort bien à l’école et qui ne serait pas devenue mère à dix-sept ans. Mais elle chassait aussitôt ces pensées malvenues. Aucune étude, aucun succès scolaire ne l’aurait sauvée comme Mia l’avait sauvée. Elle avait trouvé le bonheur, peu importait le chemin qu’elle avait pris pour y arriver.
Toutefois, Angélique savait depuis des années qu’elle avait une dette envers l’adolescente à l’eye-liner dégoulinant qu’elle avait été. Tout ce qui s’était passé ces dernières semaines, la mort de sa mère, sa réconciliation avec Fanny, l’histoire de Sarah qui avait refait surface… Tout cela l’avait convaincue qu’elle ne pouvait pas attendre plus longtemps. C’était une chose de se mentir à soi-même, une autre de trahir l’enfant qu’on a été.
La sonnerie retentit, des ados commençaient à sortir. Moins de clopes et plus de téléphones portables qu’à son époque, mais sans doute les mêmes discussions, les mêmes doutes et la même solitude, parfois. Elle attendit un long moment, les lycéens se dispersèrent en se lançant des « à demain » et des signes de la main.
Elle reconnut sa démarche avant son visage et elle qui souriait rarement, sentit les commissures de ses lèvres s’étirer malgré elle. Il portait un blouson en cuir et un jean délavé. Au fond d’elle, elle avait toujours su que même à presque trente-sept ans, même avec des lunettes et même devenu professeur de musique au collège-lycée Victor-Hugo, Benjamin Chevalier saurait rester un éternel adolescent.
Après l’arrestation d’Éric, Bernard Leroy s’était très vite désolidarisé des Chevalier. Peut-être avait-il divorcé pour des raisons d’image. Un beau-fils en prison, pour un maire respectable, ce n’est pas l’idéal. Angélique, toutefois, se plaisait à croire que Bernard Leroy avait enfin trouvé le courage de regarder la vérité en face et que, même si c’était trop tard, il s’était décidé à prendre le parti de sa fille. Iris, qui avait perdu son salon dans le divorce, était redevenue esthéticienne à Lille. Elle s’était remariée deux ans plus tard avec l’avocat qu’elle avait embauché dans l’espoir d’innocenter son fils chéri. Malgré les appels et les demandes de libération conditionnelle, Éric n’avait jamais bénéficié de remise de peine. À Bouville, tout le monde savait qu’elle rendait visite à son fils tous les samedis en prison. En vingt ans, Benjamin ne l’avait pas accompagnée une seule fois.
Quand Benjamin Chevalier aperçut Angélique, il s’arrêta. Un peu surpris, mais pas tant que ça. Comme si toutes ces années, il avait su qu’un jour elle serait là.
— Salut, dit-il en arrivant à sa hauteur.
— Salut.
Elle n’avait pas pensé à se maquiller, elle ne s’était pas changée, elle n’avait même pas pensé à vérifier son reflet dans la glace de l’entrée avant de venir. Maintenant, elle regrettait. Les quelques rides qu’il arborait au coin des yeux le rendaient encore plus beau. Elle avait envie de passer la main dans ses cheveux, où quelques reflets gris avaient remplacé le gel effet mouillé. Mais ça ne se faisait pas. Il hésita.
— Tu attends quelqu’un ?
Elle pensa : oui, toi, depuis vingt ans.
— Pas vraiment, je ne sais pas…
Ils se dévisagèrent quelques longues secondes et Angélique regretta d’être là. C’était ridicule, elle le mettait mal à l’aise. Elle n’était pour lui qu’un rappel désagréable de la tragédie qui avait marqué son adolescence et envoyé son frère en prison. Qu’est-ce qu’elle s’était imaginé ? Il replaça ses lunettes, rajusta la sacoche sur son épaule et demanda :
— Tu veux boire un verre ? Je connais un endroit très sympa…
Elle hocha la tête. Il lui fit signe de le suivre. Ils rentrèrent ensemble dans la cour du lycée, traversèrent le préau, passèrent devant les toilettes autrefois condamnées et désormais transformées en labo de physique-chimie, pénétrèrent dans le bâtiment principal et remontèrent le couloir jusqu’aux distributeurs.
— Un Ice Tea pêche et un Orangina ? demanda-t-il en glissant les pièces dans la fente. Je suis désolé, mais il n’y a plus d’Oasis Tropical.
Elle eut envie de rire. Quand il lui tendit la canette, leurs mains se touchèrent.
Elle se lança :
— Je suis venue te dire que voilà, j’avais raison : ça fait vingt ans, et contrairement à Mickey 3D, Jean-Jacques Goldman passe toujours à la radio.
— Je sais, répondit-il très sérieusement, d’ailleurs j’ai fait apprendre Je te donne à mes sixièmes l’année dernière.
— Tu n’avais pas complètement tort, je n’aime plus ni Aqua ni Britney Spears, mais j’ai toujours une certaine tendresse pour les Spice Girls.
— L’année dernière, j’ai regardé The Bodyguard et j’ai chialé sur I Will Always Love You.
— Il faut croire qu’on a vieilli.
Il sourit avec douceur.
— Pas toi, toi, tu n’as pas changé.
Ils avaient beaucoup de choses à expliquer, certaines peu agréables à aborder, mais sur le moment, Angélique s’en fichait. Elle ne pouvait pas s’arrêter de sourire. Elle avait douze ans à nouveau et elle tombait amoureuse pour la première fois.
Durant les quelques jours que j’ai passés dans cet hôtel de Douvres à dormir et à regarder la télé le temps de me remettre de mon périple, Friends est passé plusieurs fois à la télévision. Je me suis souvenue des rêves d’études à New York que nous avions avec Angélique, j’ai décidé que c’était un signe. J’ai dépensé presque tout l’argent qu’Angélique, Jasmine et Morgane m’avaient généreusement donné dans un aller simple Londres-New York acheté en cash dans une agence de voyages miteuse de Camden Town à Londres. Je suis arrivée aux États-Unis le 10 septembre 2001, la veille des attentats du World Trade Center. Inutile de préciser que, dès le lendemain, les compagnies aériennes et les autorités du monde entier avaient autre chose à chercher qu’une adolescente en cavale.
La première année, j’ai été femme de ménage et serveuse dans les bars les plus sordides de New York, j’ai dormi dans des squats, dans le métro, dans la rue. En dépit de mon passeport au nom de Fanny Courtin, je me suis toujours fait appeler Sarah. C’était tout ce qu’il me restait de mon enfance et je ne pouvais envisager de renier le prénom que ma mère m’avait choisi. Je n’avais ni permis de travail ni assurance maladie. J’ai accepté les salaires de misère et les conditions de travail extrêmes des immigrants illégaux. De temps en temps, je passais dans un cybercafé et j’envoyais un e-mail de nouvelles à Angélique. Un jour, Sam, un jeune collègue du restaurant où je servais l’eau de dix-huit heures à trois heures du matin sans interruption sept jours sur sept, m’a proposé une chambre qui venait de se libérer dans sa coloc du Bronx. Je pouvais payer cash. Sam avait hérité l’appartement de sa grand-mère et sous-louait la chambre. Il me connaissait et ne m’a demandé aucune garantie particulière. Peut-être a-t-il simplement compris que j’avais besoin d’aide. Sam était homosexuel, dans sa famille, ça ne se faisait pas. J’étais clandestine, nous nous sommes mariés pour les papiers et j’ai pris son nom. Nous avons vécu ensemble dix ans, jusqu’à ce que, lassée de New York, je décide d’aller vivre en Californie et que Sam, qui avait trouvé l’amour de sa vie, me propose un divorce pour épouser l’élu de son cœur. La mer me manquait trop. Grâce à Sam, j’avais désormais un permis de travail et un compte en banque, mais je n’ai jamais osé demander officiellement la nationalité américaine. De toute évidence, je ne pouvais pas me permettre de faire une demande d’extrait d’acte de naissance à la mairie de Bouville-sur-Mer où mon père sévissait toujours.
Il y a quatre personnes dans ce monde qui savent que je suis vivante : Angélique, Morgane, Jasmine et le vieux René qui connaissait tout ou presque de ma situation et qui s’est toujours comporté avec moi comme un père. Il avait déjà perdu sa fille, je ne pouvais pas lui imposer un deuxième deuil. Ils ne m’ont jamais trahie. Même quand la police a interrogé tous les élèves de ma classe, même quand ils ont accusé René à qui j’avais donné ma médaille en souvenir avant de partir, même quand Éric a été arrêté, puis condamné. Même quand cela signifiait aller à l’encontre de toutes leurs convictions et de leur définition de la justice, comme pour Morgane. Ils m’ont protégée. Au nom de la solidarité, les Désenchantées m’ont offert tout leur temps, leur énergie et leur argent, alors qu’elles ne me devaient rien. J’ai beau avoir eu peu de contacts avec Morgane, Jasmine et René après cette histoire, je leur serai éternellement reconnaissante. Ils m’ont sauvé la vie et m’ont redonné foi en l’humanité.
Je regrette la peine que j’ai infligée à ceux qui ont souffert de ma disparition et ont dû porter mon deuil, à mon père, malgré tout, à mon amie, Julie Durocher, et surtout à mon frère Benjamin. Mais être considérée comme morte, c’était être libre, le plus sûr moyen que personne ne me cherche. J’avais prévu de contacter Benjamin, une fois en sécurité aux États-Unis. Cependant, je ne vais pas prétendre être meilleure que je ne le suis : quand Éric a été arrêté, dès que j’ai compris que j’avais l’opportunité de détruire sa vie et celle d’Iris comme ils avaient détruit la mienne, je l’ai saisie sans hésiter une demi-seconde. J’ai sacrifié Benjamin parce que j’étais certaine que, s’il me savait vivante, il n’aurait pas laissé Éric partir en prison.
Dans une interview que j’ai trouvée récemment sur Internet, Morgane a expliqué que l’échec de la justice, ce n’est pas que des coupables soient remis en liberté faute de preuve, mais que des innocents soient condamnés à tort. Je ne suis pas d’accord. Pour moi, l’échec de la justice, c’est l’impunité des coupables. Notre monde est peuplé de criminels en liberté qui ne verront jamais l’intérieur d’une salle de tribunal, qui vivront heureux et sereinement et dont on fleurira les tombes de bouquets et de discours élogieux le jour venu alors qu’ils ont détruit des vies d’enfants. Moi, cette constatation me rend malade. Elle me donne envie de tout brûler. L’impunité se nourrit de nos silences, des secrets honteux de nos familles, des « ça ne nous regarde pas », des yeux qu’on choisit de détourner par lâcheté ou par peur des conséquences, des plaintes jamais portées parce que ça se règle entre proches. Comment est-ce possible, alors que tout le lycée était au courant, que pas un adulte n’ait cherché à creuser ce qui était arrivé à cette fille de treize ans qui affirmait avoir été violée par un garçon plus âgé au cours d’une soirée ? Comment est-ce possible, alors que je suis tombée enceinte à quinze ans et qu’on ne m’avait jamais connu de petit ami, qu’aucun adulte n’ait insisté pour savoir par quel miracle ce bébé était arrivé dans mon utérus ?
Si la France entière ne m’avait pas crue morte, Éric aurait vécu une belle vie sans être jamais importuné. Cette idée m’était intolérable. Pas tant par souci de vengeance personnelle, mais à cause de ce que cela révèle sur le monde dans lequel nous acceptons de vivre. Je suis désolée d’avoir imposé à mon frère, Benjamin, que j’aimais tendrement, la souffrance d’une tragédie qui n’est pas celle qui a réellement eu lieu. Je le regrette encore, mais si c’était à refaire, je mentirais à nouveau sans l’ombre d’une hésitation.
Parce que, même vingt ans après, je préfère encore crever pour de vrai que de voir Éric Chevalier réhabilité.
Fanny se gara devant Le Comptoir du Fort et coupa le contact.
— On est arrivés, Maman ? demanda Oscar, le visage collé à la vitre.
— Oui, mon chéri, répondit Esteban en ouvrant la portière.
Fanny et Esteban sortirent de la voiture et ouvrirent le coffre pour en extirper les bagages tandis que Lilou récupérait la clé dans le pot de fleurs.
— Comment tu sais qu’elle était là ? chuchota Oscar, les yeux écarquillés.
— Parce que je sais tout, déclara Lilou posément en ouvrant la porte qui menait à l’appartement d’Angélique.
— Ça, c’est bien vrai, admit Oscar avec l’admiration béate qu’il manifestait depuis toujours pour sa grande sœur.
On était fin octobre, l’automne avait emporté avec lui les derniers touristes et les rayons du soleil. Esteban et Fanny avaient décidé d’aller passer les vacances de la Toussaint à Bouville-sur-Mer. Kim, la meilleure amie de Lilou, les rejoindrai le lendemain par le train. Angélique n’avait pas voulu se séparer du restaurant, mais elle avait décidé de le fermer deux mois pendant l’hiver. Elle avait confié Obi-Wan au vieux René et, pour la première fois de sa vie, elle avait pris l’avion la semaine précédente. Pour son premier voyage, elle avait choisi les États-Unis. Quand elle l’avait annoncé à Fanny, celle-ci, amusée lui avait dit :
— Tu me raconteras. Personnellement, je n’ose plus aller aux États-Unis, la dernière fois, ils ont prétendu que mon passeport était celui d’une immigrée clandestine…
— Oh, vraiment ? s’était étonnée Angélique avec un ton innocent.
— Tu passeras le bonjour à Sarah, avait rétorqué Fanny.
Angélique n’avait pas répondu, mais à l’autre bout du fil, Fanny avait entendu son sourire.
Fanny pénétra dans le petit appartement de son enfance.
— Ici, c’était ma chambre, expliqua-t-elle à Esteban, là celle d’Angélique. On prenait notre petit déjeuner sur le balcon de la cuisine, face à la mer…
Sur la télévision, bien en évidence, une enveloppe blanche. Dessus, de son écriture nerveuse, Angélique avait inscrit « Pour Fanny et Lilou ». Fanny saisit l’enveloppe, tandis qu’Esteban portait les valises dans la chambre.
— On va voir la mer ? demanda Oscar que les douze degrés à l’extérieur n’effrayaient pas.
Fanny ouvrit l’enveloppe. À l’intérieur, il n’y avait pas de mot, seulement deux petits rubans roses sur lesquels était écrit au stylo-bille « Désenchantée ». Fanny sourit.
— Lilou, viens voir ! appela-t-elle.
L’adolescente passa la tête dans l’entrebâillement de la porte. Elle n’avait plus ses cheveux roses. Maintenant, ils étaient verts, ce qui était pire, et d’un autre côté, Lilou avec des cheveux bêtement châtains, ça n’aurait pas vraiment été Lilou.
— Quoi ?
— Angélique a laissé ça pour toi.
Fanny noua le ruban autour du poignet de Lilou et celle-ci attacha le second au poignet de sa belle-mère.
— C’est quoi, ces bracelets ? demanda Esteban, curieux, en voyant l’expression ravie de sa fille.
— C’est rien du tout, répondit Lilou avec un sourire mystérieux. Viens, Oscar, on va voir la mer, j’ai trouvé un cerf-volant ! Et après je vais te présenter au vieux René, il a promis de nous emmener ramasser les moules !
— C’est un secret entre belle-mère et belle-fille, c’est ça ? s’amusa Esteban.
— Entre belle-mère et fille tout court, cria Lilou avant de claquer la porte, son petit frère sur les talons.
Esteban prit Fanny dans ses bras.
— On va avec eux ?
— Vas-y, toi, je voudrais travailler un peu.
— Ça marche.
Il déposa un baiser sur ses lèvres et partit rejoindre ses enfants. Fanny sortit de sa valise la pile de carnets que lui avait confiés Morgane quelques mois plus tôt. Fanny avait catégoriquement refusé de modifier ne serait-ce qu’un mot du dossier qu’elle avait envoyé à Catherine. La promotion qu’elle convoitait depuis si longtemps lui était passée sous le nez et elle avait démissionné. Elle avait décidé de devenir journaliste indépendante, pour pouvoir choisir ses sujets et écrire ce qu’elle voulait, comme elle l’entendait. N’était-ce pas pour ça qu’elle avait choisi ce métier au départ ?
En attendant, à partir des journaux intimes que lui avaient confiés les Désenchantées, elle avait décidé d’écrire leur histoire, la vraie. Angélique, Jasmine et Morgane en feraient ce qu’elles voudraient par la suite. Ce n’était pas à Fanny de décider pour elles, mais la vérité devait exister quelque part.
Fanny avait lu les journaux des Désenchantées en long et en large, elle avait pris des notes, elle avait marqué des passages à l’aide de Post-it colorés. Elle avait ressorti du grenier ses propres journaux intimes. Elle aussi avait eu M. Follet comme professeur de français, quelques années avant les autres.
Elle posa son ordinateur sur la toile cirée de la cuisine où elle avait tant de fois préparé le petit déjeuner d’Angélique. Elle ouvrit son ordinateur et commença à écrire :
Document de travail
Affaire Sarah Leroy – année 1992
Nous avons toutes une part de responsabilité dans ce qui est arrivé à Sarah Leroy. J’y ai moi-même participé, même s’il m’a fallu vingt ans pour comprendre et accepter le rôle que j’ai joué dans cette histoire…
Je sors de l’autoroute, sur le siège arrière, ma fille dort paisiblement dans son siège auto. Quand apparaissent les trois lettres géantes « LAX » indiquant l’entrée de l’aéroport de Los Angeles, je ne peux m’empêcher de ressentir une légère appréhension.
Je n’ai jamais voulu prendre le risque de sortir des États-Unis. Angélique n’a jamais voulu prendre l’avion. Nos échanges se sont espacés. Sa fille et le restaurant accaparaient tout son temps. Je lui proposais de venir, mais elle n’avait pas l’argent ou pas le temps. Je crois surtout qu’elle avait peur de monter dans un avion, mais qu’elle était trop fière pour l’admettre. Quand elle m’a écrit le jour de l’accident, nous ne nous étions pas parlé depuis plus de trois ans. Ce silence ne changeait rien à notre amitié. Suite à mon accident, j’ai rappelé Angélique après des années sans contact pour comprendre son message. Elle m’a expliqué qu’il s’agissait d’une fausse alerte, l’enquête n’avait pas été rouverte. Je lui ai annoncé que je venais d’avoir un bébé et que je lui avais donné son nom. Elle a eu l’air très émue et elle m’a demandé :
— Je peux venir la voir ?
J’ai répondu :
— Bien sûr.
Sans croire une seconde qu’elle viendrait réellement. Et pourtant, quelques semaines plus tard, elle m’envoyait des dates et des horaires de vols.
Voilà comment je me retrouve, un samedi ensoleillé, mon bébé en écharpe, à attendre dans le hall des arrivées de LAX, mon amie d’enfance que je n’ai pas vue depuis vingt ans. Comment vais-je bien pouvoir la reconnaître, puisque ni elle ni moi, pour des raisons différentes, ne nous sommes jamais inscrites sur aucun réseau social. Les gens se pressent ou déambulent, tirant enfants et valises vers des destinations inconnues. Les passagers du vol en provenance de Paris-Charles-de-Gaulle ont déjà débarqué. Le temps de passer l’immigration et de récupérer ses bagages et Angélique sera là. Je scrute les visages. Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir se dire ? Nos retrouvailles vont être atrocement gênantes. Est-elle cette blonde qui porte des lunettes de soleil ? La brune au téléphone, un sac en bandoulière ?
Non, la première me dépasse sans me jeter un regard. La seconde se jette dans les bras d’un homme grisonnant qui attendait juste à côté de moi.
Et puis, d’un seul coup, je la vois.
Bien sûr que je l’aurais reconnue.
Même sans ce tee-shirt délavé des Power Rangers absolument ridicule qu’elle arbore avec une classe infinie. Même à quatre-vingts ans dans une foule de cent mille personnes, sans mot de code, sans photo. Même si je ne vois plus rien à cause de ces larmes idiotes qui ont envahi mes yeux sans prévenir.
Elle sourit, elle court vers moi, elle nous serre, moi et ma fille, dans ses bras. J’ai huit ans. Elle n’a plus son ciré jaune, mais elle sent toujours la mer et le chocolat chaud.
Je l’aurais reconnue n’importe où. Ça ne s’explique pas, c’est comme ça.
Parce qu’un jour, quand tous les emmerdeurs seront morts, on se retrouvera dans la même maison de retraite et les autres se demanderont qui sont ces deux petites vieilles qui se tordent de rire du matin au soir et trichent à tous les tournois de bridge.
Parce qu’entre elle et moi, ce sera toujours comme si on s’était quittées la veille. Il suffira de reprendre la conversation là où on l’avait laissée.
Parce qu’on se connaît comme seuls ceux qui se sont connus enfants se connaissent, et vingt ans et neuf mille kilomètres, face à ce qui nous lie, c’est une goutte d’eau dans l’océan qu’est notre amitié.
Parce que Montaigne et La Boétie.
Parce que c’était elle, parce que c’était moi…