Bénoit Duteurtre
Drôle de temps

1. Scènes de la vie

(PETIT DÉJEUNER)


Vers huit heures, je bois un bol de café au lait. Mal réveillé, je contemple cette mare fumante où se forme une mince pellicule de crème. Du pouce et de l`index, je soulève la peau que je tire vers le rebord. Je tourne la cuiller, pour dissoudre et délayer le morceau de sucre blanc. J`écoute les informations d`une station radio: querre et paix, mises en examen, show-biz du petit matin. La crème, sur le rebord, dégouline lentement. Les nouvelles d`aujourd`hui ressemblent à celles d`hier, mais je m`intéresse. J`étale un peu de beurre sur la tartine. Je donne mon avis, je commente le commentaire. Je jette un coup d`oeil sur la couleur du ciel. La radio grésille. Des phrases me font sourire. Quelques formules m`agacent. Peu à peu je m`éveille. J`interpelle un journaliste. Seul dans la cuisine, les lèvres imbibées de café sucre, je proteste. Des décisions m`irritent. Je raisonne les gouvernants. Je prends la bouteille de jus d`orange dans le réfrigérateur. Je m`interpose entre l`Amérique et le Moyen Orient. Je plonge la cuiller dans le pot de confiture. Je suis contre la création de places supplémentaires dans les prisons. Je demande un projet, un vrai projet de société: je veux du sens. Je mords goulûment le pain beurré, plein de dédain pour la classe politique. Je finis mon bol en suivant les cours de la Bourse. Je m`essuie les babines. J`attends la météo.

Il était une fois un homme en France, à la fin du XXme siècle. Je me présente: je ne manque de rien, je n`ai peur de personne. Tout pour être heureux, en somme: un pays tempéré, un régime politique stable, des études supérieures à l`université, une profession convenablement rémunérée. Mon éducation m`a laissé le sens du devoir, le goût du travail bien fait, l`esprit critique et l`angoisse de l`oisiveté. J`ai appris à être poli, à me tenir proprement à table. Je dissimule sans doute quelques zones troubles. Mais presque tout en moi correspond – ou s`efforce de correspondre – à la catégorie humaine à laquelle j`appartiens. Je suis un reflet de mon temps.


(COCKTAIL)


Ministère de la Culture. Conférence de presse dans les salons du deuxième étage, au-dessus des jardins du Palais-Royal. J`arrive un peu en retard, vêtu d`un costume et d`une chemise entrouverte. Je donne mon carton, grimpe rapidement l`escalier, m`enfonce dans la foule sous les lambris. Je me hisse sur la pointe des pieds, lève la tête pour apercevoir le ministre, tout au fond, en train d`évoquer la Cité de la Musique, érigée à la place des anciens abattoirs:

– Tel un forum de la Réconciliation des Cultures…

La voix susurre. Intimité amplifiée par les haut-parleurs; douceur enveloppante, grain légèrement canaille; tout souligne le style détendu du ministre de la liberté, du bonheur et, plus simplement, «de la vie», comme il aime se désigner lui même. Sa tête bien coiffée émerge d`une chemise à large col, dessinée par un couturier branché. Assis à sa tribune, il sourit à la cantonade, cite André Breton avant de conclure:

– La Cité de la Musique est l`une des institutions les plus modernes d`Europe.

Des millions de francs coulent de sa bouche. Vingt-cinq mille groupes de rock subventionnées par l`État. Le pouvoir en lutte contre l`ordre établi…

Le ministre a rassemble, au premier rang de sa conférence, un plateau très chic: artistes de l`avant-garde, stars du rap, de la chanson, metteurs en scène audacieux, créateurs de mode. Derrière eux, sur plusieurs rangées de chaises, sont assis les bataillons de faux journalistes, correspondants de revues disparues qui meublent semblables réceptions tout en prenant des notes sur de petits carnets. Au fond de la salle se tient la vraie presse, arrivée légèrement en retard, mêlée aux administrateurs et aux directeurs. Debout les uns contre les autres, serrés dans les coins, désinvoltes, les commentateurs et gestionnaires de la culture moderne écoutent leur ministre:

– Le milieu artistique français doit s`armer contre la concurrence internationale…

Les lustres au plafond sont d`époque. Poussant des épaules, je gagne quelques rangs. Soucieux d`être vu, satisfait d`être reconnu, j`adresse un signe complice à quelques connaissances.

Dans un coin de la pièce, appuyé contre une porte, je reconnais le directeur du Théâtre. Grand maigre, costume bleu, cravate rouge, cheveux gominés, chewing-gum. Faussement détendu, l`homme se balance d`une jambe à l`autre. Par instants, son visage se crispe, et il ressemble à un oisillon. C`est un cadre supérieur de la création, stressé; il est autoritaire, inscrit à gauche. Près de lui se tient le directeur des Arts plastiques, moue boudeuse. Ce critique a su, en son temps, s`affirmer comme militant d`avant-garde. Il a gravi les échelons de la hiérarchie culturelle. Ancien moïste, il est passé au centre.

Le ministre achève son discours, énumère les actions de l`État, d`où il ressort que nous vivons une époque extraordinaire; que la demande d`identité n`a jamais été aussi forte, ni le savoir-faire culturel aussi grand, que jamais l`État n`a autant aimé les artistes, que jamais les artistes n`ont autant aimé la France:

– Notre conviction est que l`art est un partage, que nous voudrions rendre chaque jour un peu plus large, un peu plus libre, un peu plus fécond.

On applaudit. Des questions? Pas de question… Tandis que les faux journalistes se jettent sur le buffet, le directeur du Théâtre et le directeur des Arts plastiques s’avancent vers le ministre pour le féliciter. Plus rapide qu’eux, un reporter de province saisit le gouvernant au pied de l’estrade, tend son micro et pose une question subsidiaire. Irrités par ce contretemps, les dux éminences du pouvoir culturel s’immobilisent discrètement sur le côté. Pressés de saluer le patron, ils jettent des regards agacés. Un déjeuner de travail les attend. Ils s’impatientent, immobiles, tels deux chiens d’arrêt, à un mètre du ministre.

D’autres individus s’approchent, munis de coupes de champagne. Toute une grappe humaine tourne autour du chef, chacun calculant le moment oûil va bondir par hasard, accrocher son regard par hasard et, peut-être, dire une phrase qui le fera remarquer.

L’interview se prolonge. Le ministre sourit à deux photographes. Les directeurs du Théâtre et des Arts plastiques échangent quelques mots pour masquer leur irritation. Ils évoquent un récent gala contre le fascisme. Ils se dévisagent, comparent leur cravates, leurs surfaces médiatiques, leurs teints pâles.

Enfin, le journaliste intrus est repoussé. Aussitôt, laissant choir leur conversation, le couple de tourtereaux fond d’un même élan grâcieux vers sa majesté poudrée et parfumée. Comme dans un duo parfaitement réglé, les deux gestionnaires composent leur meilleur sourire. Ils s’immobilisent devant leur "ami", lui serrent chaleureusement la main. Le ministre de la vie leur sourit, les empoigne, les rassure. Et les deux grands de la classe prononcent d’une seule voix:

– Je dois partir. Je voulais simplement vous serrer la main.

– Je voulais simplement te serrer la main.

Le ministre leur sourit, glisse un mot de connivence.

Séduit par cet homme simple, je décide de tenter ma chance, moi aussi. Le ministre me connaît; nous avons dîné à la même table, un soir. Je m’avance discrètement et me fige, dans un demi-sourire, face à lui. A sa gauche et à sa droite, le directeur du Théâtre et le directeur des Arts plastiques rivalisent de sous-entendus. Légèrement en recul, je lance un regard confiant, afin de rappeler au grand homme que nous nous connaissons, que nous avons déjà bavardé ensemble, une fois. Mais le ministre me considère, l’oeil vide, sans se souvenir. Je tiens ma main vers lui, à demi tendue, puis je la replie maladroitement, l’enfonce dans ma poche et recule piteusement.

Les deux autres sont satisfaits car leur cher ami parle avec eux longuement, sérieusement, personnellement. Les connivences se traduisent en éclats de rire. Enfin, le ministre dit:

– Merci d’être venus.

Alors, ensemble, ils marquent une très légère inclination du buste, accompagnée d’un bref sourire. Puis ils s’envolent vers la sortie, vers la porte, vers l’escalier du ministère, leur auto, leur chauffeur, leur déjeuner de travail.

Tandis que les pauvres se nourrissent au buffet, le ministre m’abandonne au milieu du salon et va rapidement se changer pour le vernissage de l’après-midi.


(DANS LE TRAIN)


La scène se déroule en Lorraine, dans la plaine industrielle. Dix-huit heures, autorail Nancy-Saint-Dié. Le train traverse des usines, passe sous des faisceaux de tuyauterie, longe des silos de phosphates, des monticules artificiels, des bassins d’eau violette. Assis près de sa maman, un petit garçon parle tout seul sur la banquette d’un wagon de province.

Installée en face de moi, la jeune femme est blonde, vêtue d’un blue-jean fabriqué en Corée et d’un blouson acheté à l’hypermarché, un samedi, dans un élan de consommation un peu fou. Trente-cinq ans, mariée tôt, la peau blanche astiquée au savon, elle aurait peu être belle.

Le train dépasse la discothèque New Rêve, un bunker jaune de la banlieue de Lunéville. Les stores métalliques sont baissés, de même que ceux du bar Stan Flash, l'établissement voisin. Aux balcons des appartements а loyers modérés sont accrochés des séchoirs а linge, des antennes paraboliques dont les vasques blanches orientées vers le ciel captent les messages des satellites. Sur les trottoirs s'alignent des automobiles toutes semblables, de marques différentes. Suspendues au-dessus de la rue déserte, des banderoles multicolores annoncent une Fête sur la ville. Un groupe de Maghrébins traverse un parking, casquette de base-bail coiffée а l'envers. Ils vivent а Lunéville. Des gens s'aiment et meurent а Lunéville; d'autres а Naples, а New York, а Séville. C'est ainsi. C'est injuste.

Dans le train, le petit garçon parle tout seul près de sa mère. La jeune femme lui dit de rester tranquille. De l'autre côté somnole son fîls aîné, un peu adolescent, les joues rosés, la voix grosse. Il ouvre un oeil, n'a pas l'air content, pose une question. La femme répond sèchement:

– Tu vas pas acheter un bracelet а six heures du soir!

Le fils pousse un juron. Révolte adolescente. Le train s'arrête. Le train repart, ronfle dans la campagne. On longe des fabriques textiles désaffectées, des ruines de cheminées en brique rouge. La jeune femme blonde m'adresse un regard bienveillant.

Elle est sympa. Je lui souris. Je souris au grand garçon qui finira comme son père. Je souris au petit qui continue а se raconter des histoires. Le fils aîné se lève et demande «les cigarettes» а sa mère. Elle lui tend un paquet de Gauloises sans filtre. Il remonte l'allée centrale, s'enferme dans les toilettes puis ressort fumer son clope sur la plateforme. Accroché а son dos, sur son blouson de cuir, un grand portrait multicolore du chanteur Renaud.

Dehors, la plaine ondule. Le train entre dans la montagne. Sur le quai, un employé de la SNCF hurle le nom d'une petite gare. Le train repart. Sur une autre banquette, quatre vieilles femmes parlent. Elles étaient allées а la pêche, un dimanche:

– On a grimpé presque trois quarts d'heure. La voiture était pleine d'eau. Vous parlez si je devais être verte ou rouge…

– Vous étiez bleue, répond la voisine.

– Y nous ont emmenées а l'hôpital, renchérit l'autre. On riait comme des tordues.

Ma voisine me regarde, complice.

Quand nous arriverons а Saint-Dié, nous irons faire les courses а l'hypermarché Cora. Il y aura beaucoup de monde au rayon charcuterie. Nous prendrons un ticket d'attente pour être servis а notre tour.


(VACHES ET DINDON)

La soixantaine, grande, maigre, souriante et ridée, Elisabeth se tient au volant, vêtue d'un imperméable chiffonné. Nous roulons sur le plateau normand, parmi les champs de blé et de maïs; nous plongeons dans des routes secondaires entre les talus; nous traversons des villages, longeons des églises, des châteaux; nous descendons dans une crique et regardons la pluie tomber sur l'eau; nous repartons. Elisabeth navigue d'un sujet а l'autre. Elle m'entretient de ses recherches. Soudain, а un automobiliste qui lui refuse la priorité:

– Je t'encule…

Nous entrons dans le parc, entouré de pins maritimes. Au fond se dresse une grande villa du XIXe siècle, ornée d'ailes, de terrasses, et d'innombrables petits toits d'ardoise. Le lierre court entre les fenêtres а croisillons. Nous entrons. Les pièces sont pleines de détails et de recoins: moulures, fresques, corniches, cheminées, lustres, tables peintes, fauteuils profonds, bibliothèques lourdes, livres poussiéreux de tous les pays et de routes les époques, étalés sur le sol dans la perspective d'un tri qui dure depuis toujours et ne s'achèvera jamais.

Nous nous asseyons côte а côte devant le Pleyel du petit salon, moi а gauche, Elisabeth а droite, pour attaquer а quatre mains quelques morceaux favoris: Berceuses de Reynaldo Hahn, Polonaises de Schubert. Habitués а jouer ensemble, nous nous indiquons d'un signe bref si nous ferons la «reprise». Elisabeth s'énerve parfois, pour une question de pédale pas assez enfoncée, une partie d'accompagnement trop forte. Je résiste. II arrive qu'on se fâche, pendant une а deux minutes. А la page suivante, nous nous réconcilions, rapprochons nos mains dans les mêmes inflexions et chantons, pour conclure, cette jolie valse lente intitulée: Notre amitié est invariable.

Je monte faire la sieste dans la chambre rose, une mansarde couverte de papier peint fleuri. La fenêtre donne sur la Manche, encadrée par deux hautes falaises comme dans un tableau de Claude Monet. Je regarde le passage d'un voilier, la marche des nuages, les buissons rouges au-dessus des flots. On dirait que cette maison est plantée seule sur l'océan.

Je marche dans les champs, le long de la mer scintillante. Des clôtures bordent la falaise et, parfois, disparaissent dans le précipice. J'avance prudemment sur le sentier. Je me couche au-dessus du large parmi les fleurs sauvages, dans un recoin abrité du vent. Des goélands passent en criant; quelques-uns sont nichés sur des promontoires. Cent mètres plus bas, la marée montante attaque les parois de craie et de silex. Le plateau s'écroule. Les agriculteurs reculent leurs clôtures vers l'intérieur, afin de protéger les troupeaux de vaches qui, sans cela, marcheraient calmement l'une derrière l'autre vers l'abîme, et plongeraient brutalement, а peine étonnées de s'écraser sur la grève où l'on retrouverait leurs cadavres, déchiquetés par l’eau salée.

Je m'approche des clôtures. Une, puis deux, puis dix têtes se dressent dans ma direction. Des nuages légers glissent entre le bleu de la mer et le bleu du ciel. Les vaches me regardent puis viennent se serrer derrière les barbelés. Elles se balancent doucement, appuyées l'une sur l'autre. Elles mâchent leur fourrage, l'une chiant, l'autre pissant, mais également curieuses et désireuses de m'interroger. «Meuh», dit l'une, de sa voix caverneuse, et je réponds «Meuh», Une autre prend la parole; balançant sa queue, elle se demande si je ne serais pas une vache, moi non plus. Je meugle plus fort. Au loin, un paysan me considère, l'air inquiet.

Devant une basse-cour, j'observe le dindon qui dresse un crâne chauve où pend son nez ridicule. La gorge gonflée de bulbes rouges, il avance en déployant sa parure pour me séduire, mais sa roue est déplumée. Il me garde en tremblant, tourne sur

lui-même puis projette son cou et lance un cri d'amour. Autour de lui accourt une bande de poules blanches, grises et rousses, attirées par la situation. Elles se précipitent en gloussant, la tête agitée par des soubresauts. Téméraires, elles s'approchent de la clôture pour me regarder, la crête renversée sur le crâne. А mon premier geste, elles s'enfuient dans l'autre sens. Jambes écartées, disgracieuses. Au loin, trois cous de pintades émergent dans l'herbe comme des serpents а lunettes.

Je regagne la maison d'Elisabeth au soleil couchant. La mer est rose. Nous bavardons dans la véranda. Nous suivons un débat télévisé. Un homme politique affirme que les jeunes sont sympas. Un jeune confirme que les nouvelles générations ont acquis le sens critique. Une vieille dame regrette la culture classique, mais admet qu'il y a beaucoup de bonnes choses а la télé. Le présentateur coupe la parole а tout le monde; il semble content et regrette que ce débat soit déjа terminé. Je reprends un petit verre de liqueur. Des cageots pleins de pommes répandent dans la pièce un parfum agréable.

Demain, Elisabeth me reconduira а la gare. Nous roulerons dans la campagne. Avant d'arriver а Fécamp, nous nous arrêterons au garage qui jouxte le centre commercial. La station-service sera déserte. Elisabeth, qui s'y connaît, sortira de la voiture pour introduire sa carte de crédit dans une fente. Un peu fatiguée, elle décrochera le tuyau puis injectera le liquide elle-même. Elle tapotera encore quelques touches et nous repartirons vers la gare, dans le silence.


(GLAUQUE)


Paul est artiste, comme les autres. Il fabrique des objets étranges et peu commodes. Il a vingt-six ans, tient des discours sur la révolution cybernétique, le développement de l’esprit par les drogues, l’alliance de l’écologie et des technologies.

Il vit dans une chambre au sixième, avec W-C sur le pallier. Un intérieur exigu mais sophistiqué: murs décorés de fragments de mosaïques, faux bois exotiques, faux marbres d’Italie, étagères néogothiques. Je suis arrivé vers neuf heures. Paul m’a fait asseoir sur une chaise compliquée, ornée de gargouilles moyenâgeuses. J’ai regardé par la fenêtre la vue plongeante sur un hôtel de ville de proche banlieue: jardins et jets d’eau, entre quartiers bourgeois et ghettos suburbains. Le dîner n’était pas prêt. Les autres invités sont venus plus tard. Les amis de Paul prétendent vivre sans horaires. Nous avons commencé le repas peu avant minuit, après de nombreuses cigarettes de haschisch.

Les amis de Paul – deux garçons et deux filles – sont tous vêtus de noir. Ils portent des blousons de cuir ornés de dessins archéo-futuristes. Tout en se nourrissant d’escalopes à la crème, ils évoquent autour de la table la dernière rave party, nuit de transe oû ils se sont rendus hier soir. Des centaines de participants glauques ont dansé sur la techno toute la nuit dans un entrepôt glauque. Pendant la moitié du repas, ils revivent ce délire en ricanant, dans une lente conversation rhythmée par le mot "glauque". Sébastien parle plus fort que les autres; il prédit une nouvelle ère sexuelle fondée sur les cocktails chimiques, les transes collectives, les multimédias érotiques. Il est gras, blond, féru de psychologie et adepte de sadomasochisme; il touche volontiers son sexe, moulé sous son Levi’s le long de sa cuisse. A chaque phrase, il reçoit l’approbation silencieuse de Slavie, sa femme, une petite brune rachitique dont les incisives supérieures ressortent comme des dents de lapin.

Un piercing dans le nez, un autre dans la lèvre, elle se comporte en esclave et aboie comme un chiot lorsque Sébastien avale goulûment le contenu de son assiette, sans l’autorise à rien manger. C’est un jeu sexuel de domination.

Le vin coule. Sébastien affirme:

– Quand tu fais du sport, tu augmentes tes performances érotiques.

Il parle de house, de baise, de science-fiction, de psychotropes, de sorcellerie. Les autres comprennent. La femme esclave à dents de lapin, qui n’a rien ingurgité depuis le debut du repas, va s’enfermer dans la cuisine d’oû elle ressort la bouche pleine. Et soudain elle prend la parole. Elle trouve cette soirée super-glauque, la vie super-glauque. Les autres approuvent. Paul montre ses derniers tableaux glauques qu’il a peints, la semaine passée; puis il fait écouter le dernier morceau de guitare glauque qu’il a enregistré dans un studio d’amateurs.

Slavie est soudain autorisée à se servir d’escalopes. Son petit corps maigre, tabassé par les coups de poing, avale d’énormes quantités de pâtes et de viande, tandis que son maître parle de Dieu et du Diable. Slavie a une grosse bouche. Telle une petite fille, elle veut faire son intéressante, lance des phrases. À la commissure de ses lèvres coule un mince filet de crème. Elle répète sans fin les mots agréés par leur secte: louche, sordide, rave, extasy, transcore, dealer, lourd. Et Sébastien l’approuve, rebondit, évoque un DJ, une soirée Iguane, une envolée housienne puis le quotidien glauque: Lexomil, descente, bains chauds…

Je rejoins Paul dans la cuisine. Nos familles habitaient la même rue. Il avait quinze ans, voulait devenir artiste. Il était beau, inattendu, prometeur. Ses parents le destinaient à une école de commerce; Paul se fâcha, opta pour la peinture. Ses parents sont désormais ses seuls clients. Il me tend le joint puis se lance, en rigolant, dans d’urgentes confidences sexuelles liées à notre lointaine intimité. Tout en ouvrant la boîte de salade de fruits, il avoue son inclination pour les partouzes.

– Le cul, ça t’emmène loin! – répète-t-il.

Je lui rends la cigarette de cannabis, laisse ce grand basané se confier à demi-mot. Par un sourire entendu, je lui donne l’impression de comprendre, de partager sa foi. Paul croit avoir touché juste. En confiance, il avale une rasade de coca, quelques comprimés de vitamines (Paul est adepte de la nutrition par pilules), puis, tout saoulé de la modernité glauque et de sexe salvateur, il répète, songeur:

– Le cul, c’est le pied!


(PORTRAIT)


J’ai trente ans.

Mon corps est anodin. Ma manière de me vêtir, ordinaire, dénote un certain manque de goût dans l’assortiment des formes et des couleurs. On ne me remarque guère. Je ne dis pas grand-chose, ou alors des banalités sur le temps qu’il fait. J’existe pour autant que les autres existent. J’observe mes voisins, m’efforce de leur ressembler. J’approuve ceux qui parlent d’un hochement de tête bienveillant. Je défends leurs idées avec leurs arguments. Je les amuse avec leurs bons mots. Je comprends difficilement les astuces et je prie qu’on me les explique; puis je ris franchement pour montrer que j’ai bien compris.

Je connais ce qu’il faut pour être au courant: les débats d’actualité, les efforts de la diplomatie au Proche-Orient. Certains soirs, lorsque j’ai bu, j’élève la voix, je me passionne. Dans une soudaine inspiration, j’émets quelques idées, quelques paradoxes… Mais rien d’essentiel ne sort jamais de ma bouche. Foncièrement indécis, influençable, insincère, je peux changer d’avis pour plaire au premier venu. Je ne suis pas certain que notre monde soit meilleur ou pire. Je me soucie peu qu’il y ait une vie après la mort. Je m’engouffre dans une direction au hasard, puis je repars, au carrefour suivant, en sens inverse. Je me laisse manipuler, violenter, bercer par le temps qui coule.

D’aucuns prétendent que je me cache, contenant à grand renfort de barrages et d’écluses le torrent de pulsions qui se bousculent en moi, les déferlements de mots, les symptômes d’amour et de haine, les charrois d’injures, les soupirs d’extase et de volupté. Quelques amis me prêtent une humanité profonde. Ils discernent sous mon silence de grandes douleurs, de profonds secrets. Ils affirment: "C’est un sentimental qui s’ignore!"

Il me semble parfois que, malgré mes efforts, je n’existe pas encore en tant qu’individu, maître de son destin. Mes crises d’adolescence ont fait place au grand vide de l’âge adulte. Mon corps, mon cerveau montrent chaque jour leurs limites. Je me contente de bonheurs simples. J’aime me promener, marcher dans la campagne. Rire, boire et manger en bonne compagnie. Chanter, pleurer au son d’une musique exquise. J’aime les caresses légères et l’amour sans passion.

Je suis peut-être chargé de certaines missions, mais j’ignore lesquelles et pour le compte de qui. Je me balade, je butine, je m’étonne. J’essaie de comprendre, puis j’abandonne. Curieux de tout, fasciné par le monde, je m’instruis. Je songe à conquérir ma petite importance. Je m’accroche un instant, puis je décampe au premier danger. je suis un papillon, d’une espèce bizarre, volant légèrement de travers, au gré du vent.

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