5. Scènes de vie-2

(SORTIE DE CLASSE)


Gare de Lyon, huit heures du matin. Au milieu de la foule des employés, étudiants, ouvriers, cadres moyens et supérieurs, un homme à cheveux gris agite un petit panneau. Perdu dans le grouillement des voyageurs et des banlieusards, il exhibe une pancarte, ornée de trois mots en lettres capitales: WAGON DES ECRIVAINS. Ces indications mystérieuses, sous l’immense charpente en fer de la révolution industrielle, ne suscitent qu’indifférence, avant d’attirer d’autres individus costumés chargés de cartables, d’attachés-cases… Ils sont à présent une vingtaine autour du panneau. Certains sont vieux, d’autres jeunes, assez semblables aux différents humains qui s’agitent autour d’eux, munis de micro-ordinateurs, dossiers, quotidiens économiques. Certains se reconnaissent, se congratulent. L’homme à la pancarte consulte plusieurs fois une liste, il compte les arrivants puis lance enfin, avec un sourire:

– Par ici les écrivains.

Alors, tous s’engagent derrière lui sur le quai – tel un groupe de collégiens en sortie de fin d’année – et grimpent dans le train à très grande vitesse.

Nous sommes un groupe de littérateurs levés de bon matin, douchés, peignés, parfumés, habillés, rassemblés par le sympathique organisateur qui doit nous conduire à notre but: un salon du livre en province. A l’intérieur du wagon, la plupart des écrivains s’assemblent par dux et commencent à bavarder, tandis qu’une jeune fille distribue du café. L’ambiance est bonne. Je ne connais pas le livre de mon voisin, mais nous sommes contents de nous considérer mutuellement comme des écrivains. Le train file à deux cents à l’heure parmi les campagnes de Bourgogne; beaux et lointains villages, derrière les vitres haute sécurité. Nous causons, émettons quelques éclats de rire, divers signes de connivence qui marquent notre appartenance au monde des lettres françaises. Quelques-uns sortent des livres, des dossiers, des stylos et font semblant de travailler.

Arrivés à la destination, nous grimpons l’un derrière l’autre dans un autocar stationné devant la gare. Le véhicule traverse les rues étroites de la ville puis stationne sur un parking, devant le palais d’expositions. Nous descendons à la queue leu leu, précédés par notre sympathique animateur qui nous entraîne vers ce hangar en panneaux préfabriqués. Le bâtiment est orné pour l’occasion de banderoles dédiées à la "Douzième foire du livre". Nous entrons sous les néons, dans un tumulte de centre commercial. Aux stands s’entassent des dizaines d’autres écrivains, attablés derrière leurs piles de livres. Des curieux circulent d’un présentoir à l’autre. Suspendus au plafond, les sigles des vieilles maisons d’édition désignent chaque rayonnage comme une marque d’électroménager.

Cette fête figure parmi les principales animations de la saison. Le livre est à la mode; mais les clients, sceptiques, considèrent les visages autant que les ouvrages. Les travaux de dédicace s’avèrent parfois pénibles. La vente est difficile. Chaque volume acheté par un lecteur est une aubaine. Assis derrière ma table, trônant sur mon oeuvre à trois cents francs le kilo, je recours aux techniques du petit commerce, souris aux dames, vante ma marchandise en ironisant, ce qui me vaut parfois d’honorables résultats.

L’après-midi est chaud. Une foule compacte de parents, d’enfants, de vieillards, se presse dans les allées, mêlée à une poignée d’intellectuels locaux. Quelques écrivains régionaux vendent des récits du terroir et feignent d’ignorer les écrivains parisiens. Amplifié par les enceintes acoustiques, un animateur lit des poèmes, diffuse des interviews d’écrivains. Assis derrière leurs tables, légèrement moqueurs, les romanciers d’avant-garde, les membres de jurys littéraires s’affichent comme les autres devant un public sévère. Face à la clientèle, ils se rapprochent dans des actes de fraternité, ironisent en aparté tels les membres d’une tribu égarés dans une autre tribu. Mais ils comptent secrètement leurs exemplaires vendus, chacun espérant battre son voisin. Seuls ceux qui ne vendent absolument rien s’autorisent à mépriser définitivement tous les autres.

Une handicapée apparaît dans l’allée centrale. Poussée par un homme, affalée sur sa chaise roulante, cette paralytique obèse trace son sillage, en repoussant brutalement la foule. Monstre moustachu, mi-femme mi-bête, elle porte sur ses genoux un roquet qui jette aux écrivains des aboiements furieux. Trônant dans sa voiture à deux roues, la malade glisse, arrogante, parmi les représentants de l’élite littéraire. Elle passe comme une reine, accorde ici ou là un oeil à ceux qui l’intéressent. Elle ordonne à son chauffeur de freiner, feuillette un recueil de poèmes, le repose de travers, l’air dégoûté, puis redémarre. Levant son regard d’ogresse depuis une pile de romans jusqu’au noble visage d’un académicien gâteux, la grosse femme hésite un instant, scrute le patriarche comme une viande avariée, puis elle articule fortement à l’intention de son pilote: "NON!", avant de s’enfoncer plus loin.

A sa suite bondissent, dans les allées, les enfants des écoles. Entraînés par leurs instituteurs, des écoliers envahissent le salon, piaillant, souriant, questionnant, pleins d’amour, mais dépourvus d’argent pour acheter le moindre volume. Incités à interroger les auteurs en vue d’une prochaine rédaction, ils procèdent à des interviews, des sondages, récoltent des dédicaces sur leurs cahiers d’écoliers. Un instant, les écrivains s’accrochent à ce public de substitution; puis ils se lassent et refusent de signer, agacés par ce faux succès, cett reconnaissance vague qui concerne leur profession mais pas eux, personnellement.

Au fil de la journée, les espoirs diminuent. Après quelques heures d’attente derrière leur table, les gloires de Saint-Germain-des-Prés se résignent, se relâchent, sortent fumer des cigarettes, abandonnent leur poste… S’accaparant les faveurs de la foule, quelques auteurs vedettes – hommes politiques, acteurs, chefs d’entreprise – vendent leurs livres de souvenirs par cartons entiers. Choyées par les notables locaux, les stars télévisuelles débitent leurs Mémoires, triomphent, bavardent, improvisent rapidement des dédicaces, sous les regards consternés des vrais écrivains. Heureusement, en fin de journée, les organisateurs du salon font le tour des stands, et achètent quelques livres à ceux qui n’ont rien vendu.

De rares teenagers passent en groupes, désinvoltes, pressés de retourner à leurs mobylettes. Les amateurs de littérature sont plus souvent des femmes mûres, professeurs, infirmières, à la recherche de récits tristes. J’ai un certain succès avec les femmes légères; malheureusement, c’est une grosse fille de mon âge qui vient à présent se poster devant moi. Elle est laide, boutonneuse, vêtue d’un anorak. Elle fume une cigarette et feuillette mes livres, sceptique, en laissant tomber sa cendre. Elle disparaît, revient, repart, revient plusieurs fois et m’observe avec une grimace. Au début, je suis aimable; je tente de nouer la conversation, espérant qu’elle va acheter. Mais elle continue à feuilleter, écorne les pages, laisse traîner ses doigts graisseux, fait sentir qu’elle me trouve médiocre.

Soudain, elle me fixe dans les yeux. Son regard d’égal à égal me glace. Moi qui regnais derrière ma table de jeune écrivain, je me sens ridicule. La fille m’observe comme un prétentieux et prononce soudain:

– Comment t’as fait pour te faire éditer?

Un peu honteux, je jure que j’ai donné mon manuscrit à des éditeurs. Elle me regarde, méprisante, et grogne:

– Paraît qu’il faut être pistonné…

C’est la rentrée des classes. Je suis dans une cour d’école plantée de marroniers. Nous ne nous connaissons pas encore, mais cette fille ne m’aime pas et elle me le dit…

Elle se penche vers le sol, disparaît un instant derrière la table, fouille dans une sacoche puis resurgit, munie d’un manuscrit, et m’informe qu’il a été refusé par douze maisons d’éditions. Elle semble m’en vouloir personnellement. Censurée dans sa parole, elle me désigne, moi, le novice, pour endosser la culpabilité du milieu littéraire à son égard. Elle me trouve moche. Elle ne peut comprendre que je sois là, à sa place.


(HIVER)


Manger des petits pois en écoutant les ondes courtes. Jeter une bûche dans le fourneau. Regarder les flocons tomber par la fenêtre.

Depuis quelques jours, le sol a blanchi autour de la maison. Le paysage s’est arrondi en vagues douces et silencieuses d’où émerge le manteau de sapins. J’entrouvre la porte et m’avance sur la terrasse, dans l’air glacé; je regarde les arcs des montagnes qui s’entrecoupent au lointain, la forêt bleue plantée dans une mer d’ouate; j’entends les cris rares de quelques oiseaux. Je retourne m’asseoir près du fourneau.

Hier, à la nuit tombante, j’ai traversé le cimetière où les croix surgissaient de la neige comme des spectres silencieux, bercés par les grelots du torrent. A l’entrée du presbytère, j’ai tiré la pognée rouillée d’une sonnette. Quelques instants plus tard, la porte s’est ouverte sur un vieillard de quatre-vingts ans à grande barbe grise. Sur sa poitrine étaient épinglés une croix d’écclésiastique et un badge de l’office du tourisme: "Les Vosges, c’est sympa". Les vieux curés tâchent d’avoir l’air jeune. Il m’a fait entrer pour boire l’apéritif. Dans le vestibule s’entassaient des piles de journaux religieux, quotidiens et périodiques traitant de l'actualité catholique depuis un demi-siècle; et aussi des entassements de croix, de bougeoirs, de missels, de soutanes brodées; toutes sortes d'ornements ecclésiastiques périmés.

Quelques chaussettes mouillées, accrochées а des pinces а linge, pendaient au-dessus du réchaud de la cuisine. Un missel, un calice et un ostensoir étaient posés sur une petite table, près de l'évier. Faute de paroissiens, le curé dit la messe chez lui, les jours de semaine. Un oeil sur la casserole en train de mijoter, il accomplit ses invocations; il répète un sermon, répond au téléphone au milieu du Sanctus; puis, saisi par une légère culpabilité, il achève l'eucharistie avec une vraie dévotion.

Nous avons pris la direction de l'auberge, en traversant de nouveau le cimetière. «Un emplacement recherché», précise le curé. Sa paroisse fait fureur pour les mariages et les enterrements. Les dimanches de printemps, on accourt des villes voisines pour s'épouser dans un décor d'autrefois. А l'approche de la mort, beaucoup de citadins et de banlieusards rêvent d'une tombe au creux des montagnes. Les concessions sont prises d'assaut. Le marché des caveaux flambe. Le maire doit prendre des mesures, refuser les corps étrangers.

Il faisait nuit. Nos pas crissaient dans la neige glacée. Des congères s'étaient formées sur la chaussée. Les véhicules de l'Equipement n'avaient pas encore déversé des tonnes de phosphate sur la chausseé.

Nous avancions vers le village, éclairés par la pleine lune. Un instant, je me persuadai que cet homme, а cause de sa barbe blanche, possédait un profond savoir. Je lui posais des questions; il me répondait des histoires de clochers, mêlées de banalités télévisuelles sur le chômage, le tiers-monde, le droit des femmes. Au milieu de la route, coupée par la neige, nos voix résonnaient dans l'air glacé. Sur ce chemin enseveli, а l'ombre des fermes transformées en résidences secondaires, le temps, ce soir, retrouvait l'esprit de l'hiver. Une vieille saison montagnarde imprégnait les formes, les sons, les distances, les odeurs, et donnait un sens éternel а notre marche dans la nuit claire.


(DIGESTION)


А moitié ivre, je pousse la porte de l'établissement.

Un employé, derrière la caisse, me tend une clef, une serviette blanche et une assiette en carton. Le dimanche après-midi, une collation est comprise dans le prix du ticket:

– On vous appellera tout а l'heure, pour la pizza, précise-t-il.

Je m'avance dans un couloir sombre. De part et d'autre s'alignent des cabines minuscules. Le numéro de ma clef correspond а l'une des portes. Chaque cellule est éclairée par un tube au néon, meublée d'un matelas étroit, d'un portemanteau et d'une tablette, où sont disposés un préservatif gratuit et des essuie-tout.

Je ferme le verrou, j'ôte mon pantalon, ma chemise, mes sous-vêtements que J'accroche méticuleusement. J'hésite un instant; je crois que l'usage est de nouer la serviette blanche autour de sa taille. Puis, tel un explorateur, j'ouvre la porte de la chambrette et me glisse dans le couloir, la clef accrochée par un élastique а mon poignet.

Au plafond courent des tuyaux de chauffage et d'aération. Dans l'atmosphère obscure et moite du labyrinthe, je croise d'abord un homme bedonnant, torse velu, qui déambule en sens inverse, serviette pareillement nouée autour de la taille. Il me jette un regard а travers ses lunettes, ralentit légèrement. Indifférent, je poursuis mon chemin. Au premier tournant surgit un grand jeune homme, cheveux ras, bouche entrouverte, qui se précipite а la poursuite d'une proie invisible. Plus loin, un moustachu nerveux suit une créature aux longs cheveux. Aptes quelques tours, j'adopte le rythme des autres et nous déambulons tous ensemble, les uns derrière les autres, retrouvant а chaque carrefour ceux que nous avons laissés au couloir précédent. La familiarité qui se noue, tour après tour, rend de plus en plus improbable la consommation d'un acte sexuel sauvage.

Les couloirs composent une variété d'itinéraires monotones le long des cabines ouvertes ou fermées. Derrière certaines portes entrouvertes, des corps sont assis dans l'ombre, sur leur matelas. La serviette а moitié dénouée, ils semblent convier les passants а l'assaut. Mais lorsqu'un baiseur postulant s'immobilise dans l'embrasure de la porte, l'occupant de la cellule, après l'avoir dévisagé, finit généralement par baisser la tête, signifiant au visiteur qu'il n'est pas son genre. L'intrus reprend sa marche, dans l'espoir d'une rencontre érotique plus favorable.

Dans plusieurs coins salons, des clients, affalés dans des fauteuils, regardent placidement une vidéo porno. Ailleurs, sous un néon, quelques fresques figurent des rivages méditerranéens. On trouve également une piscine au rez-de-chaussée et, au premier étage, une véritable salle de sauna (la raison sociale de l'établissement). Le contingent est régulièrement renouvelé, tandis que les plus anciens se lassent et s'en vont. On entend parfois un gémissement d'extase. Peu après, une cabine se libère et le client rentre chez lui, heureux ou mélancolique. Dès qu'il a rendu sa clef, la cellule est nettoyée par l’homme de ménage, unique individu habillé de cet établissement, qu'on croise de temps а autre, sa bonbonne d'eau de Javel а la main.

Au début, la promenade paraît monotone et fastidieuse. Mais avec l'habitude, je finis par la trouver amusante. Pour la vingtième fois, j'arpente la même allée où je reconnais un ancien, que je salue d'un sourire complice. Un éphèbe blond, le regard vaporeux, me jette une oeillade lasse, et poursuit son itinéraire. Soudain, dans le couloir situé près des toilettes, surgit une chaise roulante а moteur qui transporte un handicapé, tout nu. Torse musclé, jambes chétives, il porte, comme les autres, une serviette blanche négligemment posée sur le pubis. Affalé dans son engin mécanique, la main gauche crispée sur ses commandes, il appuie sur un bouton pour accélérer sa machine, а la poursuite d'un corps excitant. La chaise amorce un virage et disparaît dans le couloir.

Vers dix-sept heures, une voix retentit dans les haut-parleurs. Le speaker annonce:

– La pizza est servie. Vous pouvez venir au guichet. N'oubliez pas vos assiettes en carton.

Aussitôt dit, aussitôt fait. La plupart des clients retournent dans leur cabine d'où ils ressonent munis de leur récipient. Puis ils se rassemblent а l'emplacement prévu pour la collation incluse dans le prix du ticket. Debout l'un derrière l'autre, longue file de corps nus, serviettes nouées autour de la taille, ils échangent des impressions, se relâchent. L'un après l'autre, ils tendent leur assiette. Le bras d'un employé apparaît et disparaît par une ouverture dans le mur et sert, а chacun, sa part de pizza chaude. Après quoi les corps nus vont s'asseoir près de la piscine et dégustent lentement la nourriture avant de reprendre leur chasse.


(SOIRÉE DE GALA)


En tenue de gala, je cours jusqu'а l'avenue Victor-Hugo où commence, dans une demi-heure, la réception de la fondation Richelieu. La soirée s'ouvre par un petit concert dont j'ai établi le programme (je suis «conseiller artistique» de la fondation). Ce soir, un duo piano violon joue la Première sonate de Prokofiev.

La fête se déroule entre cour et jardin, dans le vieil hôtel particulier où la princesse de Richelieu organisait, au début du siècle, ses «lundis poétiques». J'entre dans le hall, grimpe le large escalier de marbre puis me dirige vers la salle de réception où résonnent des accords de piano. Les musiciens finissent de répéter. Je les salue, m'assure que tout va bien. Nous discutons sous les dorures quand surgit la secrétaire de la fondation, furieuse:

– Ne restez pas comme ça. Les invités vont arriver. Partez! Partez!

Telle une intendante d'autrefois, elle envoie sans ménagement le pianiste et le violoniste enfiler leur frac, tandis que j'élève la voix:

– Vous parlez а de grands artistes. Un peu de respect, quand même!

A vingt heures trente, les premiers invités graviissent péniblement l'escalier de marbre. Très âgés pour la plupart, ils s'arrêtent а mi-pente et reprennent leur souffle, en évaluant le nombre de marches jusqu'au premier étage. Ambassadeurs en retraite, membres de l'Institut, commandeurs de la Légion d'honneur, cardinaux seniles forment l'ordinaire de la fondation Richelieu. Des princes cacochymes tiennent par le bras des duchesses gâteuses. Quelques comtesses liftées, entre deux âges, portent des robes de grands couturiers trop jeunes pour elles, des jupes noires échancrées au-dessus des genoux qui font ressortir la flétrissure de leurs corps. Les notables sont placés aux rangs réservés; la secrétaire les installe avec dévotion. Les invités occasionnels sans titre ni particule se serrent sur des chaises au fond de la salle. Excités par le vieux spectacle des privilèges, ils observent les rituels de la maison.

Le président de la fondation entre le dernier. Ancien ministre hautain, il s'avance, léger sourire radical-socialiste. Il est accompagné d'une vedette du pétit écran, animatrice de débats télévisés. Plusieurs duchesses ont un mouvement du cou. L'une d'elles hurle а l'oreille sa voisine:

– Qui c'est, celle-lа?

Je grimpe sur scène pour présenter le programme. Un peu gêné par le smoking trop ample et les chaussures vernies empruntés pour l'occasion, je tapote sur le micro. Le silence se fait dans la salle et j'accomplis mon devoir, en m'efforçant de bien prononcer. Une anecdote sur les manies de Prokofiev me vaut les sourires d'un membre de l'académie des Sciences, а longue chevelure blanche. La bonne humeur se répand et je souhaite а tous une bonne soirée avant de regagner ma place.

Les artistes entrent sous les applaudissements. La musique commence. Dès les premières mesures, plusieurs vieillards s'endorment dans leur fauteuil. Un égyptologue centenaire semble déjа momifié. D'autres, seulement évanouis, aspirent faiblement l'air par la bouche, comme des poissons malades а la surface de l'eau. Des sonotones sifflent par intermittence. Les fresques, au plafond, représentent la princesse de Richelieu au milieu d'une forêt enchantée: lianes, lions, singes… Réveillé par le second mouvement – Allegro brusco -, un sénateur se dresse dans un demi-coma et pose des questions а voix haute а son épouse qui n'entend pas. Des ombres s'agitent dans l'obscurité. Au milieu du silence recueilli de l’Adagio, une dame agite longuement ses bracelets. Elle s'ennuie. Il fait chaud.

Entre les mouvements, puis а la fin du morceau, le public applaudit longuement. Ma voisine trouve Prokofiev trop «moderne»; elle préfère Chopin. Ce salon n'est plus d'avant-garde. Les artistes saluent. Tout au fond, les invirés occasionnels tendent la tête pour apercevoir quelque chose. Puis, soudain, comme une bourrasque, le public se lève, se précipite en masse vers le buffet afin de boire du champagne en dévorant les petits-fours. Les duchesses sont les plus rapides et bloquent bientôt toutes les tables. Elles se savent а pleines mains de toasts au foie gras, de petits pains tièdes, de tartelettes salées.

Dans l’euphorie générale de la beuverie chic, quelques convives me félicitent pour l’organisation. Errant dans la foule, je tombe face à une amie d’enfance, invitée par sa tante qui connaît un membre de l’Institut. Cadre commercial dans une boîte de cosmétiques, chrétienne et célibataire, elle me parle longuement de l’animatrice de télé présente ce soir. Elles viennent de bavarder ensemble, quelques minutes:

– C’est une femme vraiment simple, très sympa, en fait…

Un monsieur chic en veste blanche, noeud papillon, la soixantaine, se tourne vers nous, sa coupe à la main. Il sourit largement et approuve en affirmant, telle une vérité scientifique:

– C’est l’une des deux ou trois plus belles femmes de Paris.

Content de son analyse, il dirige son regard vers son épouse qui a un grand nez et répète:

– L’une des deux ou trois plus belles femmes de Paris.


(DANS LE SOUTERRAIN)


Les murs sont couverts de tags. Trois jeunes zonards boivent sur un banc de plastique, cheveux colorés, teint livide, complètement ivres dans la fausse lumière du sous-sol. Deux vigiles blacks arpentent le quai; leurs chiens-loups portent des muselières. L’agent de surface arabe, qui balaie calmement la station, fait presque figure de privilégié.

Gare du Nord. RER. Ambiance de crépuscule, ambiance de n’importe où. Je lis le journal en attendant le train. Une rame s’arrête. Des policiers descendent, entraînant un Africain sans ménagement. J’entre dans le wagon. Deux filles blanches, assises sur la banquette, commentent le coin:

– Avant, à La Défense, c’était pire que ça. Maintenant, à la Défense, ça craint plus. Sauf au niveau du cinéma…

Avant que le train ne reparte, les deux filles regardent les vigiles qui leur font des sourires en arpentant le quai. Ils s’arrêtent devant la rame entreouverte. Les filles s’adressent à eux, leur parlent en plaisantant, recontent qu’elles sortent le samedi soir dans une boîte de Saint-Cloud. Les Blacks ont l’air contents; ils répètent le nom du night-club. Les filles leur donnent l’adresse. Deux midinettes, dans le RER, invitent en se moquant deux vigiles accompagnés de chiens-loups:

– Là-bas, le week-end, c’est la fête!

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