4. Zone Nature Protégée

1

– Il faut faire quelque chose pour le village…

Une voix a parlé, dans le silence pesant du conseil municipal. Il est neuf heures du soir. Assis sous le portrait du président de la République, le maire scrute ses concitoyens, l'air grave. Un balancier d'horloge égrène les secondes dans cette salle rustique, donnant sur un préau d'école désaffecté. Autour de la grande table, les huit conseillers se regardent les uns les autres en répétant:

– II a raison, il faut faire quelque chose pour le village.

A gauche du maire se tient Robert Pommier, le second adjoint.

Qui est Pommier? Ancien préposé de l'Électricité de France, il occupe sa retraite en entretenant ses voitures. Chaque matin, devant chez lui, il frotte, lustre, astique l'une de ses carrosseries (il en possède trois). Tous les deux jours, il se rend avec sa femme au centre commercial de la ville voisine; le lendemain matin, il s'agite а nouveau devant son garage, jet d'eau en main, pour nettoyer l'auto de la veille. Pommier est un homme méfiant. Lorsqu'un touriste en promenade, traversant le village, lui dit «bonjour», il le regarde passer sans répondre, l'oeil mauvais.

А droite du maire se tient Serge Navet, le premier adjoint.

Qui est Navet? L'homme le plus riche de la commune, propriétaire de l'usine d'incinération d'ordures située dans la lande, а deux kilomètres. Amoureux des machines, du développement, des grands projets, Navet prône l'industrialisation du village par les autochtones. Dès les années soixante, il a travaillé sur une chaîne de montage, avant de fonder sa propre entreprise. Il fut l'un des premiers habitants а posséder une voiture. Il aimerait doter la contrée des avantages d'une banlieue moderne: crèche, dispensaire, école de tir, élevage de chiens… Pour commencer, il rêve d'un vaste complexe d'incinération dont les cheminées s'aligneraient entre les pins et l'océan.

Le maire, de son côté, cherche а concilier l’industrie et le tourisme. Propriétaire d'un hôtel-restaurant, il sait que les estivants, randonneurs, baigneurs représentent un fonds de commerce pour ce village situé а quelques encablures de la mer, sur une côte encore sauvage. Mais ses trois cents électeurs l'ont doté d'une mission et d’un empire plus considérables: des milliers d'hectares des kilomètres de route, une usine en plein essor, grâce а sa matière première gratuite et inépuisable: l'ordure. А la soif de modernité de ses administrés, le maire doit savoir répondre. Fort de son pouvoir, il sent grandir son influence auprès des notables politiques régionaux, prestige qui lut permettra peut-être un jour – comme l'espère sa soeur, la secrétaire de mairie – de briguer un mandat de conseiller général.

Allié а Navet et а Pommier, le maire vient de lancer son plan de bataille. Avant la réunion, il a organisé un dîner а l'auberge. Les hommes sont éméchés. On dirait que leurs visages vont éclater, étranglés par leurs cravates. Certains ont conservé leur casquette. Ils se regardent autour de la table, les yeux brillants, et répètent:

– Il faut faire quelque chose pour le village.

Navet insiste:

– Nous vivons comme des exclus, en marge du progrès!

Les mots «progrès» et «exclus» ricochent d'une oreille а l'autre, réveillant une vieille frustration. Depuis longtemps, les paysans se sentent sur la touche. Le monde rural revendique: il a acquis l’éducation, l'auto, la télé; il ne s'arrêtera pas là. Robert Pommier lance sa formule:

– On ne veut pas être sacrifiés!

Les autres reprennent au vol, expriment par des grognemenrs leur désir d'entrer dans une nouvelle société. Les yeux cachés par ses lunettes teintées, Navet scande:

– Nous n'accepterons pas cette fracture sociale!

Propriétaire d'un vaste domaine dans la lande, Navet a donné corps, quelques années plus tôt, au rêve de son épouse: une maison coloniale aux murs habillés de bois, colonnes, terrasses et balcons comme ceux d'Autant en emporte le vent… A l'approche de la retraite, il incarne la réussite sociale au village. La plupart des habitants ont un frère, un fils, un neveu employé а l'usine; mais Navet sait se montrer simple. Il n'est pas bêcheur. II a gardé son accent, ses habitudes de bistrot. Il savoure sa victoire avec modestie.

Il se tourne vers le maire; leurs deux regards se consultent silencieusement pour déclencher la seconde phase des opérations. Dans la salle, les hommes s'énervent en répétant, sur un ton obstiné:

– Ni sacrifiés!

– Ni exclus!

– Désenclavons le village!

Ils énumèrent ces richesses dont on les a privés: réseau autoroutier, hypermarchés, zones industrielles, trains а grande vitesse, plate-forme de lancement de satellites… Et, tandis qu'une voix éteinte prône la patience, d'autres voix parlent plus fort pour exiger tout, tout de suite!

Le maire entreprend alors, pour les calmer, de dévoiler les premières mesures de son plan. D’une voix posée, modeste, il rappelle ses concitoyens а la réalité:

– Évidemment, notre commune n'a que de petits moyens. Nous ne sommes pas riches…

Les membres du conseil se regardent, abattus par des siècles d'injustice. Pommier allume une gitane maïs.

– Toutefois, poursuit le maire…

Une lueur brille dans les yeux.

– Toutefois, mes relations au conseil général et а la direction départementale de l'Équipement m'ont valu la promesse d'un Contrat d'aide au développement. J'ai le texte sous les yeux: «revaloriser les sites», «désenclaver les petites communes», «stimuler l'économie locale»…

Le maire laisse passer un silence. Il observe ses conseillers, s'avachit sur la table pour ne pas se donner trop d'importance. Il poursuit:

– Ayant mis bout а bout les différentes ressources dont nous pourrions disposer – subvention du département, taxe d'habitation, taxe professionnelle -, et en accord avec les industriels locaux (il se tourne solennellement vers Navet), voici les grands axes du plan de développement que je soumets а la délibération du conseil municipal:

1) Extension de l'usine d'incinération, qui fournit la majeure partie des ressources budgétaires de la commune… C'est capital!

2°) Cette extension permettra le financement d’un parking, de toilettes publiques et d'autres équipements favorisant la halte du touriste dans notre village.

3°) Programme de gestion du paysage traditionnel: construction d'un sentier de découverte balisé conduisant du village au littoral.

4°) Élargissement de la route départementale, première étape d'un plan de désenclavement routier…»

Un mouvement d'approbation passe dans le conseil. Le maire poursuit:

«- Cet élargissement favorisera les flux touristiques et les flux de poids lourds chargés d'alimenter l'usine en ordures.

5°) Ouverture d'un terrain de motocross en bordure de l'espace dunaire.

6°) Organisation d'une fête traditionnelle avec accueil convivial et verre de l'amitié.»

2

S'éloignant de l'hôtel, Patrick traversa les prairies où paissaient des troupeaux de moutons. Il s'enfonça dans la lande par un sentier, plongea dans la lumière jaune d'un pétit bois de sureau, déboucha dans un champ de trèfles et retrouva bientôt la trace du sentier, fier de s'orienter aisément, quand un touriste ordinaire se serait égare.

Chaque année, au printemps, Patrick venait passer une semaine au village, pour se reposer des tournées qu'il n'avait pas accomplies. Quarante ans, comédien au chômage, originaire de la région, il aimait la campagne et les conversations de bistrot. Grand et mince, le visage osseux, il portait par habitude une queue-de-cheval, qu'il avait longtemps considérée comme une marque d'affranchissement.

Patrick jouait les rôles comiques avec un certain talent, mais un tic absurde entravait – selon lui – l'épanouissement de sa carrière. A intervalles réguliers mais imprévisibles, sa bouche se crispait, il clignait de l'oeil а deux ou trois reprises, puis le symptôme passait. Adolescent, ses parents l'avaient envoyé consulter une psychologue; faute de le guérir, celle-ci l'avait persuadé de suivre sa vocation (elle évoquait le cas d'un acteur célèbre qui maîtrisait ses tics dès qu'il entrait en scène). Malgré un prix de théâtre, obtenu avec félicitations du Jury, la carrière n'avait pas suivi. Patrick vivait а Paris dans une chambre de bonne, donnait des cours dans un conservatoire de banlieue, séduisait parfois l'une de ses élèves; mais il n'aimait rien tant que ces promenades dans la lande, ce petit voyage rituel au cours duquel il se confrontait, pendant huit jours, aux questions de la nature,

Une angoisse se noua dans son ventre: il n'avait pas payé sa facture de téléphone. Patrick lutta contre cette pensée. Repoussant les genêts, il grimpa sur un promontoire sablonneux coiffé d'herbes sèches d'où il aperçut enfin, un kilomètre plus loin, la mer bleue et blanche. Juché sur la dune, il observa la côte sauvage. Puis il se tourna vers l'intérieur du pays en évitant, sur sa droite, la portion du paysage abîmée par la petite usine d'incinération…

II s'arrêta, horrifié. Là où, l'an dernier, s'étendaient encore des prairies, ses yeux s'écarquillèrent devant un immense chantier. L'usine avait triplé de volume. Près de la vieille cheminée, deux nouvelles unités portaient, en lettres rouges, le nom de NAVET. Des bulldozers s'agitaient dans des travaux de terrassement. Près des fours, les camions déversaient des bennes d'ordures sur lesquelles virevoltaient des nuées d'oiseaux; puis ils repartaient vides, à cent à l'heure, récolter de nouvelles cargaisons de déchets.

Patrick ferma les yeux; il dévala la dune en poussant des jurons. L'industrialisation! Un siècle en retard! Sur cette côte sauvage! А l'heure de la protection de la nature! Comment les villageois autorisaient-ils une chose pareille? Pendant un kilomètre, le comédien marcha vers la mer, consterné, furieux, agité par un tremblement du visage. Il prit des décisions radicales: jamais il ne reviendrait. Il chercherait ailleurs une contrée préservée, s'il en restait encore… Arrivé а l'embouchure de la rivière, il se calma en observant un groupe de goélands posés sur le sable. Les mêmes, peut-être, qui s'ébattaient dans les ordures! Il les chassa d'un coup de pied puis remonta le cours d'eau. Passant devant le moulin abandonné, il s'assit sur une pierre en songeant à la beauté disparue; puis il se domina en considérait la vie pénible des paysans d'autrefois.

Quelques minutes plus tard, il arrivait au hameau de l'étang où des bosquets verts et gras contrastaient avec la sécheresse de la lande. Au bord d'une pièce d'eau se dressaient un chalet suisse et un mas provençal (construits avant qu'une loi n'impose, sur tout le littoral, des normes architecturales régionales). Patrick s'approcha de la demeure méditerranéenne, devant laquelle stationnait une jeep. Il entra sans bruit dans un couloir pavé conduisant а une porte, sur laquelle il frappa un rythme joyeux.

– C'est qui? chanta une voix d'homme sur un ton complice.

– Un visiteur de Paris! répliqua l'acteur sur le même ton.

Des charnières grincèrent. La porte trembla puis elle s'ouvrit lentement. Toute seule. Et Patrick découvrit devant lui, au fond de la pièce, Joseph allongé sur un canapé en compagnie de Marceline – une jeune veuve des environs -, la poitrine à moitîé nue. Elle pouffait de rire. Joseph tenait а la main une ficelle, chevauchant sur des poulies, par laquelle il actionnait la porte а distance, sans quitter sa couche de roi fainéant.

~~~ On faisait la sieste en t'attendant!

Joseph, la cinquantaine, paraissait encore jeune malgré son nez rouge turgescent, entretenu par d’innombrables beuveries. Fils de villageois, célibare attardé, il dilapidait le petit héritage de ses parents dans une retraite précoce. Ami des touristes, il avait sympathisé avec Patrick au fil des conversations de bistrot.

Cinq minutes plus tard, les trois convives s'attablaient dans la cuisine, autour d'une bouteille de vin blanc. Le téléviseur s'exprimait bruyamment. Joseph servit une première tournée, puis une seconde. Il semblait fier de sa nouvelle antenne parabolique, raccordée а quatre-vingt-huit chaînes publiques, privées, cryptées. Télécommande en main, Patrick zappait par politesse; mais il avait la plus grande peine а s'exprimer devant le poste allumé. Un présentateur évoquait le drame d'une douzaine de bébés espagnols: leur croissance interrompue par une crème de soins pour les fesses toxique… A la troisième tournée, Patrick avoua que le téléviseur le gênait. Etonné, Joseph coupa le son, tandis que Marceline allait chercher, dans la cave, une seconde bouteille de vin blanc.

Patrick respira, soulagé par la perspective d'une vraie conversation. Joseph raconta divers événements survenus au village depuis l'an dernier: deux enterrements, un divorce. L'acteur parla des nuits parisiennes; il évoqua, sur un ton familier, une comédienne célèbre (en réalité, il l'avait croisée dans une soirée). Puis il interrogea Joseph sur l’extension de l'usine d'incinération, cet horrible chantier au milieu des dunes. Mais au lieu de l'approuver. Joseph se rembrunit:

– Merde alors! Les Parisiens, vous êtes tous pareils. Le progrès pour vous et le Moyen Age pour les autres!

Patrick n'avait pas prévu cette riposte. Sa bouche se tordit dans un rictus et il cligna de l'oeil, tout en bégayant:

– Le progrès? Mais quel progrès?

– Tu voudrais qu'on vive comme les paysans d'autrefois? Qu'on nous enferme dans des réserves?

Le ton monta rapidement. Patrick croyait prêcher l'évidence: les villageois possédaient des autos, des maisons, des télés, des machines а laver, des fours а micro-ondes, des débroussailleuses, des chaînes stéréo, des ordinateurs. Fallait-il, de surcroît, transformer la campagne en banlieue? De son côté, Joseph considérait Patrick comme un fou, vivant toute l'année au milieu des voitures, mais incapable de supporter un bruit de moteur а la campagne; respirant abondamment l'air pollué de Paris, mais obsédé par la pureté de son lieu de vacances. L'acteur s'indignait:

– On voit l'usine partout; on sent des odeurs qui planent. Vous allez détruire la faune et la flore…

– Au contraire, ça attire les oiseaux. T'as pas vu les mouettes autour de l'usine?

– Vous ferez fuir les touristes avec vos ordures.

– Non, monsieur! On a pensé а tout. Une zone touristique, un sentier balisé, des parkings, des buvettes… Les taxes de l'usine vont permettre de créer des activités. Et pour qui crois-tu qu'on se donne tout ce mal? Pour vous, les vacanciers! Seument voilа, vous n'êtes jamais contents.

– Ne faites rien, ce sera mieux!

Patrick dressa brusquement la tête, comme s'il gobait une mouche, et il cligna plusieurs fois de l’oeil. Tout en servant une autre tournée, Joseph le considérait avec pitié en fulminant:

– Vous, les écolos, vous voudriez nous enfermer dans des zoos et nous distribuer des cacahuètes.

– Les gens ont besoin d'air, de nature. Votre richesse, c'est la côte; votre avenir, c'est la lande.

Patrick prononça fortement cette dernière phrase, persuadé d'avoir trouvé un slogan convaincant. Mais rien ne pouvait briser la solidarité autochtone. Voyant ses efforts vains, l'acteur laissa un silence, puis il lança un autre sujet.

Il quitta Joseph en fin d'après-midi, ivre et embêté. Sur le chemin du village, il reprit ses arguments, mais ses théories lui semblèrent déplacées. Pouvait-il faire la leçon aux paysans, chez eux? N'était-ce pas se comporter en Parisien arrogant, en privilégié? Il recensa ses privilèges: un studio en location, des vacations de six mille francs brut par mois… Un léger tremblement parcourut son nez et ses cils.

3

Peu avant dix heures, par un frais matin d'avril, le maire sortit devant son hôtel, près de l'église du village. Vêtu d'un costume trois pièces, il était ceint de l'écharpe tricolore. Il adressa un bonjour de la main à Mme Martin qui – au volant de sa Renault Super 5 – franchissait la centaine de mètres séparant sa maison de la pharmacie (le dernier magasin de la commune). Puis il salua M. Renard qui – au volant de sa Peugeot turbo – dévalait en sens inverse les cinquante mètres séparant la pharmacie de sa maison. Un pétit vent soufflait. Le maire grimpa dans sa Volkswagen а injection. Il fît ronronner le moteur. Douze secondes plus tard, il freinait sur le nouveau parking, а deux cents mètres de l'église.

Il descendit de voiture, posa le pied sur l'étendue de bitume noir, encore frais et presque collant. Un groupe d'autochtones se massait au milieu du terrain; des têtes se tournèrent vers l'édile municipal qui pâlit. Dès qu'on le regardait marcher, une timidité rendait sa démarche maladroite. Il tâcha de se redresser, en imprimant а son corps rond l'allure d’un notable. Son visage se figea dans un sourire plein d'ironie. II parvint enfin а rejoindre ses concitoyens, sans susciter la moindre moquerie.

– Le sous-préfet n'est pas arrivé? demanda-t-il inquiet.

Par divers mouvements de tête, les autres signifièrent qu'on attendait toujours. Le conseil municipal était rassemblé sur le parking: les hommes avaient revêtu leur tenue de pompiers – pantalon noir, veste ignifugée, casque chromé -, selon la tradition des jours de cérémonie. Le menton tenu par une sangle, la tête écarlate de Robert Pommier ressemblait а un fruit mûr; le visage gris de Navet sortait de son casque comme un escargot de sa coquille. Joseph portait un drapeau tricolore. D'autres hommes se serraient autour du maire entourés par un cercle plus large de femmes et d'enfants venus assister а l'événement.

A dix heures moins cinq, un minibus déposa sur le parking les majorettes du canton. L'une derrière l'autre, elles descendirent le marchepied et posèrent leurs jambes nues sur le goudron. Minijupes blanches а franges dorées, cuisses roses et petits seins suscitèrent des sifflements chez les pompiers. Mais les jeunes filles étaient accompagnées par une bande d'adolescents de la ville voisine, mi-campagnards, mi-banlieusards, portant anneaux а l'oreille et jeans très larges de Portoricains du Bronx. Un curé а la retraite, séjournant а l'hôtel du village, avait accepté de bénir le nouveau parking. Il portait sur sa veste noire un ruban de solidarité avec les malades du sida. L'enfant de choeur, en aube, tenait un bénitier. Le ciel était traversé par de grands nuages.

Le sous-préfet n'arrivait pas. Le maire déambulait nerveusement, puis s'arrêtait par instants pour contempler son chef-d'oeuvre: une superbe plateforme goudronnée de mille mètres carrés, allongée le long de la rivière а la place de l'ancien relais de poste. Sur le sol, des traits de peinture blanche délimitaient les emplacements réservés aux véhicules. A l'extrémité du parking, un bâtiment en panneaux agglomérés abritait des toilettes automatiques et un espace pique-nique; un plan des environs conduisait le touriste vers le sentier-promenade balisé. La fierté du maire visait, surtout, la dizaine de lampadaires disposés autour du parking; un modèle choisi par sa soeur. Femme de goût, amoureuse des objets d'autrefois, elle avait porté son dévolu sur une série de becs de gaz 1900 qui donnaient а cette étendue, entre prairie et rivière, un périt air haussmannien. La nuit surtout, quand les réverbères éclairaient le bitume d'une lueur jaunâtre, toutes les différences socio-historiques se brouillaient dans une ambiance de périphérie moderne, mâtinée de vieux Paris, qui faisait chaud au coeur des villageois.

La voiture du sous-préfet entra en scène avec un quart d'heure de retard. Le chauffeur stationna instinctivement sur le bas-côté de la route. Irrité, le maire délégua un pompier qui se précipita en courant pour inviter le véhicule а occuper, sur le parkng, l'un des nouveaux emplacements bitumés. Le représentant de la République s'approcha du groupe solennellement ordonné: pompiers au garde-а-vous, majorettes alignées deux par deux et, au centre, le maire, le curé et l'enfant de choeur. Amusé par cette image de la France rurale, le sous-préfet serra quelques mains. Il demanda au maire comment procéder. Deux fillettes s'approchèrent, tenant chacune l'extrémité d'un ruban tricolore – symbolisant l'entrée du parking -, tandis qu'un garçonnet, poussé par sa mère, tendait а l'énarque une paire de ciseaux. Celui-ci insista pour laisser la préséance au maire. Visage grave, l'élu local découpa le ruban puis tendit les ciseaux au sous-préfet qui préleva, а son tour, un périt morceau.

Les pompiers n'avaient pas bougé. Austères, sanglés dans leurs casques, le visage aiguisé par le vent, ils incarnaient la pérennité loyale et valeureuse de la République. Les majorettes en minijupes et le adolescents à boucles d'oreilles ne semblaient pas moins impressionnés. Bientôt, le maire et le sous-préfet s'effacèrent pour laisser la parole au représentant de l'Église qui s'avança, suivi par l'enfant de choeur. Plongeant la main dans le bénitier, le prélat s'empara du goupillon. Il le tendit vers le ciel, accomplit son mouvement professionnel de haut en bas et de gauche а droite, en disant:

– Au nom du père, du fils et du Saint-Esprit, je bénis ce parking: espace de rencontre, d'ouverture et de pique-nique, au bord d'une rivière limpide; lieu de rassemblement, carrefour des familles, venues prendre des congés bien mérités en goûtant aux charmes de votre village…

Tandis que le curé rentrait dans le rang, le maire s'avança, se tourna vers le sous-préfet et entonna à son tour:

– Monsieur le sous-préfet, mes chers concitoyens. Comme le laissait entendre M. le curé, le parking marque le début d'une nouvelle ère dans l'histoire de notre village et dans le développement de la région. Depuis trop longtemps, des touristes traversant en voiture notre terroir hésitaient а s'arrêter et repartaient, découragés. Une mission d'étude, suivie d'une réflexion du conseil municipal, nous a orientés vers cette solution: la construction d'emplacements de stationnement en plusieurs points de la commune. Le premier voit aujourd'hui le jour…

Robert Pommier, le visage cramoisi sous son casque de pompier, avait envie de pisser. II n'aurait pas dû boire cette tournée de blanc avec Joseph, avant la cérémonie. Sa position d'adjoint rendait malheureusement tout mouvement impossible. Le maire parlait:

– Ce parking n'est que la première étape d'un plan de modernisation, visant а désenclaver notre commune, dont je vous rappellerai brièvement les grandes lignes:

«1°) Lxiension de l'usine d'incinération, dont vous avez pu admirer le chantier, étendu de part et d autre de notre superbe lande…

«2°) Mise en valeur du paysage traditionnel et revegétalisation de l'espace dunaire…

Pommier n'en pouvait plus. Le vent frais excitait son besoin. А chaque chute de tonalité dans la voix du maire, il espérait que l'allocution s'achevait; mais l'édile repartait de plus belle:

… 6°) Construction d'un lotissement tout confort…

A bout de nerfs, Pommier se tourna vers le capitaine des majorettes et chuchota:

– Ça va être а vous.

Le maire, les yeux mi-clos, s'éternisait en considérations générales sur les relations entre les petites communes et les pouvoirs départementaux. Comme il s'éteignait dans une phrase incertaine, Pommier souffla а sa voisine:

– Allez-y!

La femme leva son bâton. Un adolescent, juché sur le camion-sono, lança la musique. Les haut-parleurs entonnèrent une marche militaire; les jeunes filles levèrent les genoux en rythme tandis que le maire, décontenancé, continuait а parler dans un vacarme où nul ne l’écoutait plus. II se laissa donc entraîner par le défilé, du parking vers le centre du village.

Pommier profita de la confusion pour se précipiter vers le talus et s'apaiser. Il rejoignit la troupe à mi-chemin, tout rouge, gonflé, soufflant. Derrière le camion-sono, les pompiers marchaient au pas avec un sérieux militaire; les majorettes lançaient ensemble leurs jambes dans une belle unité martiale; suivaient le maire, le sous-préfet, le curé et les curieux. A l'autre extrémité du village, la circulation était coupée par la gendarmerie, le temps de laisser passer la procession. Des poids lourds patientaient derrière le barrage. Une odeur de pourriture planait. Le maire expliqua fièrement au sous-préfet que ces camions alimentaient, jour et nuit, l'usine de l'incinération.

La cérémonie s'acheva au bar de l'auberge. Le blanc coulait а flots. Le sous-préfet resta une demi-heure. Toujours sanglé dans son casque, Navet le remercia pour l'autorisation d'extension accordée а son entreprise, malgré la campagne d'une demi-douzaine d'écolos. Tout en dégustant son muscadet, il s'indignait:

– Ça leur plairait qu'on vive comme au Moyen Âge, qu'on nous enferme dans des réserves!

Le sous-préfet sourit:

– Le tout est de trouver un juste équilibre entre développement industriel et protection des sites. Je crois que c'est ce que vous réussissez ici.

Toutes les cinq minutes environ, la salle de réception de l'hôtel était agitée par un tremblement. Un camion d'ordures traversait la commune а toute vitesse. Habitués а l'itinéraire, les chauffeurs suivaient la route sans ralentir; ils fonçaient vers les fours pour anéantir plusieurs tonnes de déchets ménagers. Navet observait le va-et-vient par la fenêtre. L'économie locale avait trouvé, grâce a lui, sa dynamique: pour développer le village, il fallait lancer des projets; pour financer ces projets, il lallait développer l'usine. Ce processus enclenché, plus rien ne freinerait l'essor de la contrée.

4

Patrick marchait dans la lande. Son sac accroché sure dos, il foulait les bruyères, heureux de retrouver la bonne senteur du littoral après une saison théâtrale déprimante. Choisi pour le rôle de Scapin – en vue d'une tournée de trois mois en banlieue parisienne -, il s'était fait doubler par l'amant d'une directrice départementale des affaires culturelles. Pis encore: l'acteur en question avait suivi ses propres cours. Invité а la générale, la mort dans l'âme, Patrick dut reconnaître que son élève jouait assez bien le rôle. II se repliait sur le destin de pédagogue, persuadé d'avoir forgé une génération d'acteurs. Il reprit son enseignement, sa bohème organisée, son séjour printanier au village.

Le sentier longeait un pré entouré de pierres où bêlaient des brebis. Une antique maison de torchis, coiffée d'un toit de chaume, apparut parmi les genêts. La cheminée fumait. Rien, ici, n'avait changé depuis un siècle; Patrick aimait les mondes engloutis, les derniers des Mohicans, comme cette vieille paysanne а laquelle, régulièrement, il venait rendre visite.

Depuis son engueulade avec Joseph, l'an dernier, l'acteur avait pris des résolutions. Le rôle d'écologiste parisien en guerre contre les autochtones était aberrant. Il ne changerait pas le destin du village et devait s'adapter, bon gré mal gré, а des transformations qui le dépassaient. Pourtant, en approchant de cette chaumière primitive, il se sentait mieux. Longeant le vieil enclos, il regarda les poules et les canards, le cochonnet aux cuisses rosés, pataugeant et reniflant dans son auge; scènes et fables d'un théâtre de campagne.

Il poussa la porte en bois, avança dans une entrée sombre de terre battue. L'eau s'écoulait jour et nuit dans un bassin de granit. Des outils reposaient contre les murs: faux, sarcloirs, râteaux en bois. Des lapins grossissaient dans les clapiers. Au-dessus de la bergerie, dans un grenier а foin, des sacs d'herbe sèche s'accumulaient parmi les poutres poussiéreuses, chargées de toiles d'araignée. Patrick frappa а la seconde porte.

– Entrez, cria une femme.

Il poussa le battant et reconnut la vieille Marie, petite paysanne vêtue de noir, visage fripé, assise sur un tabouret devant son fourneau plein de suie, où fumaient deux casseroles d'eau. Des torchons séchaient au-dessus de la cuisinière. Sur le buffet, sur le sol, dans les recoins poussiéreux somnolaient d'innombrables chats. Marie regarda Patrick:

– Ah, c'est vous.

Elle se leva et l'entraîna vers la salle а manger, où elle recevait ses visiteurs. Ayant indiqué а Patrick une chaise basse, elle s'installa sur une banquette en bois, à l'autre extrémité de la pièce, et la conversation commença. Patrick demanda:

– Auriez-vous une douzaine d'oeufs frais, que je les ramène а Paris?

Marie parut embêtée. Elle réfléchit avant de prononcer:

– Peut-être une demi-douzaine…

Les poules pondaient mal en ce moment; les demandes étaient trop nombreuses, Marie ne pouvaît satisfaire tout le monde; mais elle en trouverait peut-être cinq ou six, en cherchant bien… La vieille gérait méthodiquement ses stocks, pour attirer les visites au rythme régulier qui lui convenait. Ils passèrent а d'autres sujets. Marie se souvenait parfaitement de sa précédente conversation avec Patrick, l'an passé. La bouche de l'acteur se tordit plusieurs fois lorsqu'elle l'interrogea sur sa tournée théâtrale au Canada: le projet avait échoué, comme les autres, et Patrick préféra mentir en brodant sur quelques souvenirs d'un voyage au Québec. De temps а autre, Marie se levait et courait vers la cuisine, afin de transvaser une quantité d'eau chaude d'une casserole dans l'autre. Puis elle revenait s'asseoir sur sa banquette.

– Tout de même, vous devriez couper cette queue-de-cheval…

L'acteur sourit. Il demanda а la vieille son avis sur les travaux de la commune. Elle jugeait stupides les projets de ses concitoyens. Selon le tracé prévu, la nouvelle route d'accès а l'usine passerait près de sa ferme. Elle craignait qu'un de ses chats ne se fasse écraser. Le maire, Navet et Pommier étaient venus en délégation lui parler du droit au développement, du renforcement de l'industrie locale. Elle ne voulait rien entendre. Ils étaient revenus lа semaine suivante pour lui acheter un pré, en bordure du futur terrain de motocross. Marie les avait mis dehors.

«Une résistante!» songeait Patrick, aux anges.

– En cherchant bien, je vous en trouverai peut-être une douzaine.

Il faîlait partir, reprendre le train de nuit vers Paris. Marie fit durer la conversation sur le pas de la porte, dans le vent doux de cet après-midi de printemps. L'acteur s'éloigna par le chemin qui traversait les marécages; il passa le vieux pont où, un soir, il avait croisé la paysanne, suivie par son troupeau bêlant sous le ciel étoile. Il se pencha sur la rambarde pour écouter la rivière; d'innombrables entrechocs liquides résonnaient sous la voûte comme un jeu de grelots.

Soudain, Patrick renifla dans l'air un relent d'ordures.

5

Nathalie et Jean-Marc, en tenue de jogging, trottent sur le sentier balisé qui les conduit du parking vers la mer. Ils transpirent, côte а côte, dans leurs survêtements gris. L'hiver dernier, ils ont acheté une part d'appartement dans une station balnéaire voisine (un duplex en multipropriété qui leur appartient quatre semaines par an). Ils aiment courir sur cette lande sauvage et fleurie, où ils accomplissent une série d'exercices sportlrs – extensions, pompes, abdominaux. Arrivés au rivage, ils soufflent devant l'océan puis retournent au parking, boivent une bouteille d'eau minéraie, grimpent dans leur voiture et rentrent déjeuner.

Ils courent sans se parler, respirent la bonne odeur des pommes de pin. Chacun porte sur ses oreilles un walkman qui diffuse les programmes d'une radio tonique. Quand leur pas faiblit, une musique funky les encourage; quand leur esprit se relâche, un flash d'informations les ranime. Nathalie, jeune cadre dans une boîte de conseil financier, porte un bandeau qui maintient sa chevelure blonde. Jean-Marc, jeune ingénieur dans une boîte de conseil en informatique, porte des lunettes rondes, tenues par un ruban de caoutchouc qui les empêche de sauter sur son nez а chaque foulée. Un bandeau multicolore cerne également son crâne comme celui des tennismen qu'il admire; sans véritable utilité, vu sa calvitie précoce.

Concentrés sur le rythme de leur respiration, ils suivent les balises récemment implantées sur le sentier. Des panneaux, des flèches, des noms de lieux-dits ponctuent l'itinéraire: «lande du Sanglier», «chemin des Genêts»… Parfois, Nathalie et Jean-Marc s'arrêtent pour lire sur la balise une page d'histoire régionale, étudier un schéma géologique. Tout en ingurgitant les informations, ils trottent sur place, afin de conserver leur rythme respiratoire. D'autres pancartes, posées par l'Association de sauvegarde des forêts et dunes, invitent les joggeurs а respecter la nature, а ne pas cueillir une plante en voie de disparition, а ne pas marcher dans certaines zones dunaîres «en cours de revégétalisation écologique». Les deux paires d'Adidas se remettent en train, foulant un sol sablonneux mêlé de branches de bois sec, de coquillages minuscules, de mégots, de pissenlits, de kleenex froissés. A certaines étapes, un tronc d'arbre nettoyé et verni, disposé en travers du chemin, impose des épreuves particulières; grimper, sauter… Plus loin, un pont de corde est tendu au-dessus d'un fossé. Nathalie et Jean-Marc suivent fidèlement les propositions. Séjour après séjour, ils apprennent а maîtriser les itinéraires sportifs de la région dans un temps record.

Une disco tonique les encourage а l'approche des premières grandes dunes, dont le sol mou et les pentes vives exigent un surcroît d'effort. Le flash de dix heures annonce une baisse de la Bourse, liée à la trop bonne santé de l'économie. Un panneau, sur le côté du sentier, indique: «Marchez au pas.» Nathalie et Jean-Marc ralentissent leur élan; ils respirent profondément en soufflant vers le sol, étirent leurs bras en adoptant une foulée lente et régulière. Le soleil chauffe la lande. Jean-Marc prend instinctivement la main de Nathalie, tandis que le DJ lance une chanson d'amour. Soudain, au moment de contourner un monticule de sable, ils perçoivent, en travers du chemin, trois grosses motos dont les moteurs grondants couvrent bîentôt leurs programmes radio.

Les carburateurs rugissent par brusques reprises. Juchés sur leurs chars, deux hommes et une femme portent des combinaisons de cuir noir. Ils ont ôté leurs casques et dévisagent les deux tourtereaux. Affolé par ces cavaliers de l'Apocalypse, le jeune ingénieur conseil sent son coeur taper dans sa poitrine. Il a peur des loubards et redoute une agrèssion. Nathalie, plus amusée par ces monstres en pleine lande, tire son mari par la main et offre aux motards un large sourire. Ceux-ci renvoient un geste de salutation. Jean-Marc est rassuré quand l'un des trots pilotes demande d'une voix timide:

– Vous connaissez le terrain de motocross? Je crois qu'on est partis dans la mauvaise direction.

Affichant а son tour un sourire confiant, Jean-Marc tend la main:

– C'est par lа. Je crois. Vous roulez jusqu'а la petite ferme, vous passez les prés. Vous continuez, en suivant les cheminées de l'usine. Vous ne pouvez pas vous tromper.

– OK, merci, dit l'autre, inquiet de s'être égaré sur le chemin des joggers où il risque une contravention.

Les deux filles échangent quelques paroles; puis les trois motards, ayant rengainé leurs casques, font tourner les moteurs et foncent dans un tohu-bohu à travers dunes et sentiers. Nathalie et Jean-Marc rajustent leurs walkmans. Ils reprennent la direction de la plage, en suivant les instructions du panneau qui leur indique, maintenant, de sauter à cloche-pied jusqu'а la prochaine balise.

6

– Pourquoi tu refuses de vivre comme tout le monde? Pourquoi t'as pas de voiture, hein? Tu trouves ça normal?

– Ben, heu…

Depuis le début de la conversation, Patrick ne parvenait pas а formuler le moindre argument. Gérard Lambert s'énervait, les yeux hagards. Patrick ne l'avait pas cherché; il se voulait amical, compréhensif et restait effaré par l'individu sur lequel il avait fondé tant d'espoirs: Lambert, le plus jeune agriculteur du village; le dernier de cette contrée délaissée par les plans de sauvetage de la paysannerie.

Âgé de trente-trois ans, Lambert possédait un troupeau de brebis et une fabrique de fromages. Non loin de l'ancienne masure de ses parents – transformée en garage -, il s'était bâti une maison de parpaings dans laquelle il vivait avec une femme, deux enfants et deux chiens-loups. Son épouse travaillait comme caissière а l'hypermarché. Gérard s'occupait du troupeau, des fromages, des poulaillers. Apprenant l'existence de cette ferme, Patrick avait éprouvé un soulagement: la survie des petites exploitations agricoles le rassurait.

Venu chez Gérard, sous prétexte d'acheter quelques fromages, il fut saisi d'un doute, en apercevant cette baraque de banlieue entourée d'une aire bitumée où s'entassaient des pneus, des machines rouillées. Les chiens-loups se précipitaient vers la barrière en aboyant, les crocs pleins de bave. Terrorisé, Patrick demeura plusieurs minutes de l'autre côté du grillage; Gérard Lambert sortit de sa maison en bleu de travail, l'aperçut et cria familièrement:

– N'aie pas peur. Us vont pas te bouffer!

Les mains pleines de graisse, le fermier était occupé а réviser un moteur. Sans prêter attention а Patrick, il plongea les mains pour visser, dévisser, nettoyer les bougies, régler les soupapes, puis regarda la machine tourner avec la perfection d'un système bien rodé. Harcelé par les bergers allemands, Patrick avançait timidement pour demander а Gérard trois fromages. Enfin, celui-ci se retourna, considéra avec mépris la queue-de-cheval de son visiteur, puis lança:

– Tu bois un canon?

Ils entrèrent dans la ferme, Gérard nettoya ses mains au white-spirit; il enfila des chaussons et entraîna Patrick dans une salle а manger carrelée où tournait la télé, а côté d'une cheminée en style de temple grec. II sortit une bouteille de vin de table entamée. Patrick se présenta comme un habitué du village. Il prît soin de ne pas évoquer l'extension de l'usine. Mais Gérard, s'emballant dans une vaste réflexion politique, attaquait son interlocuteur comme un ennemi déclaré. Il l'engueulait par des allusions а peine détournées:

– Y a trop d'artistes. Des paresseux, payés а ne rien faire. Et c'est toujours le pauvre con qui paye.

– Sans doute, sans doute…

– Oui, je sais, vous êtes contre la peine de mort. Moi, je suis pour, avec torture. Qu'on les fasse souffrir! Qu'on les exécute а la hache, sur les places publiques.

– Mais ça n'empêcherait sans doute pas…

– Tu parles que ça n'empêcherait pas! Le Français est trop gentil. Vous, les artistes, dès qu'on tue un bougnoule, vous en faites une histoire. Mais quand un bougnoule tue un Français, vous vous en foutez. Quand est-ce qu'on arrêtera de se faire marcher sur les pieds? Le Français n'est pas méchant, mais un jour, il va en avoir marre, descendre dans la rue, et boum boum…

– Je ne sais pas si…

– Si J'étais dictateur? Je stériliserais les habitants du tiers-monde en leur balançant des sacs de bouffe trafiquée. C'est possible, avec la recherche scientifique. Il suffirait d'envoyer, par avion, des tonnes de bouffe stérilisante aux affamés. Ils arrêteraient de se reproduire et on serait tranquilles. Ça éviterait de faire des malheureux…

Solidaire du combat antifasciste, Patrick avait honte d'écouter de telles paroles sans réagir. Sa mâchoire se crispa violemment et il cligna des yeux cinq fois de suite. Gérard se demanda comment ce type bourré de tics pouvait faire du théâtre; d'ailleurs, il ne l'avait jamais vu а la télé. Il conclut sur un ton lourd de reproche:

– Tu n'as qu'а apprendre а conduire, t'achetér une voiture, faire un vrai boulot. Merde alors… T'es buté. T'arriveras а rien avec tes idées.

Après un silence, il reprit, plus cordial:

– Bon, c'est pas tout ça. Faut que j'aille donner de la farine aux moutons.

– De la farine?

– Oui, farine de cochon. C'est comme ça qu'on les nourrit maintenant. Le fromage est bien meilleur, tu verras…

Ils sortirent devant la maison. Les trois autos garées sur le terre-plein goudronné donnaient а la campagne un air de périphérie naissante. Tout en raccompagnant Patrick, Gérard tendit la main vers l'ouest, en disant:

– Tu vois les prés, au bord du marais? Parfois, au coucher du soleil, pendant que les gamines font leurs devoirs, je m'assois ici et je répète une poésie: Lamartine, Victor Hugo… Hugo, ça c'est un artiste!

Patrick, ses trois fromages en main, commençait а mesurer la complexité de la situation.

7

Pour passer le temps, tout en se rendant utile, Joseph accomplissait chaque semaine la tournée des maisons isolées. Le mercredi, il portait des commissions а Marie. Ensemble, ils commentaient l'actualité. Elle sortait une bouteille de vin de pêche de sa fabrication.

La vieille était robuste. Aussi Joseph fut-il surpris, un mercredi de novembre, d'entendre derrière la porte une voix très affaiblie qui lui disait d'entrer. Marie était ratatinée devant son fourneau, essoufflée, méconnaissable. Elle tourna vers son visiteur un visage jaune jusqu'au blanc des yeux. «Une hépatite», songea Joseph. Elle esquiva le sujet en affirmant: «Ça s'arrangera», puis reconnut qu'elle ne se sentait pas bien. Joseph alla chercher le médecin qui diagnostiqua une violente intoxication, sans pouvoir en déceler précisément la cause.

Le lendemain, la peau de Marie vira au brunâtre; elle avait des nausées et le docteur décida de l'hospitaliser. Elle mourut quelques heures plus tard.

Le village tout entier assista а l'enterrement. Donnant la solennité qui s'imposait aux funérailles d'une vieille paysanne, le maire prononça des mots sur le terroir. Mais, tandis que la foule défilait pour bénir le cercueil, l'élu s'abandonnait а d'autres rêveries: un horizon s'ouvrait, grâce а ce décès inespéré: la possibilité d'élargir la route de l'usine; détendre le terrain de cross. On pourrait même transformer la ferme en musée des traditions populaires, avec une statue de Marie en cire, assise parmi ses chats, près du fourneau bouillant; mais la cire risquait de fondre… Le maire sentit couler une larme, en revoyant, en chair et en os, cette vieille fermière râleuse; il pensa а sa propre mort et s'efforça de prier.

La catastrophe éclata le lendemain dans le journal régional. Le jour même de l'enterrement, le troupeau de Marie avait succombé tout entier après avoir bu а l'abreuvoir de la ferme. Le berger, envoyé pour garder les moutons, trouva cinquante carcasses étalées dans l'herbe. Dépêché sur les lieux, un gratte-papier de la presse locale titra une demi-page sur «Les eaux empoisonnées de la lande». Le soir même, l'affaire rebondissait au journal télévisé régional. Deux heures plus tard débarquaient, dans le bureau du maire, la gendarmerie, le sous-préfet et le service des eaux, suivis par une poignée de photographes. La consigne était officiellement donnée а toute la population de ne consommer que de l'eau minérale.

Des analyses démontrèrent rapidement que la source du village était saine mais que des produits toxiques avaient contaminé celle de la ferme. Les journaux évoquèrent l'extension du complexe de traitement d'ordures.

Au même moment, une commission d'enquête débarquait а l'usine d'incinération. Navet trônait а son bureau, sous une grande peinture а l'huile représentant sa femme accoudée sur un piano blanc. Blême, le directeur de l'usine commença par s'énerver, accusant le «baratin des journalistes». Il plaisanta bruyamment de «toutes ces salades». Adoptant le rôle de l'honnête homme, jalousé pour son argent, il se présenta comme la «force de l'économie locale» et tenta de fraterniser avec l'administration. Sourds а ses avances, les enquêteurs se firent conduire а l'extérieur du bâtiment, où les attendait un expert vêtu d'une combinaison en matière plastique blanche, mains gantées, bouche et nez protégés par un masque. Muni de perches et de pinces, ce cosmonaute suivit Navet vers faire de stockage des ordures: un immense terrain entouré d'une double rangée de grillages.


Un poste de gardiennage contrôlait une barrière mobile. Les camions-poubelle se succédaient pour déverser leur cargaison sur le sol. A l'intérieur de l'enclos volaient et criaient des milliers d'oiseaux blancs. Errant parmi les détritus, deux ferrailleurs récupéraient des objets: téléviseurs, morceaux de bois, vieux vélos, fils électriques, jouets d'enfants… Une partie des déchets demeurait étalée sur le sol avant de pourrir sous la pluie, mêlée а la terre de remblai. D'autres ordures ménagères étaient poussées par des bulldozers vers les fours crématoires; des pelleteuses enfonçaient leurs mâchoires pour jeter de la nourriture au feu.

Sur un grand monticule s'entassaient les sacs-poubelle percés, cornes d'abondance d'où s'écoulait un grouillement multicolore de matière organique en décomposition: fleurs fanées saupoudrées de restes de purée, carcasses de poulets graisseuses pleines de mégots de cigarettes, serviettes hygiéniques imbibées de vin rouge, boîtes de médicaments, vieux journaux, disquettes, linges poisseux, chaussures trouées, pots de peinture, bouteilles de laque… L'homme en blanc, muni de sa perche, escalada cette colline dégoulinante. Ses pieds écrasèrent des têtes de poupées Barbie, piétinèrent des cassettes vidéo, des épluchures de pommes de terre. Il plongea plusieurs fois la pince, fouilla, sortit des prélèvements. Navet et les experts observaient. Le directeur de l'usine, affichant sa décontraction répétait:

– Vous savez. Je n'ai rien а craindre. Tout, ici est parfaitement transparent.

Il perdit son assurance quand les enquêteurs l'entraînèrent vers la partie neuve de l'usine où étaient stockées les ordures «professionnelles» livrées par plusieurs entreprises de la région. Un mur de parpaings protégeait cette zone où s'entassaient des bidons de plastique, des fûts en métal. L'expert poussa un sifflement admiratif. Navet hésita encore un instant. Puis il songea que la naïveté serait la meilleure des défenses et indiqua les zones où l'on enterrait habituellement ces produits.

La presse locale tira ses conclusions. Par ignorance ou par complaisance, la lande avait abrité plusieurs mètres cubes de déchets hautement toxiques qui s'étaient infiltrés dans la source alimentant la maison de Marie. L'usine fut mise sous scellés, Navet incarcéré, les comptes épluchés. Un vent de consternation souffla sur le village où s'effondraient le rêve industriel et, par voie de conséquence, les projets touristiques qui ne se relèveraient pas d'une telle médiatisation. Pendant quinze jours, un bataillon de journalistes tenta d'ouvrir les bouches closes, frappa aux portes des maisons. Murés а l'intérieur, les habitants suivaient, sur leur petit écran, les reportages consacrés а l'affaire. Le maire prenait un air mystérieux pour expliquer qu'il ne pouvait rien dire. Seul Gérard Lambert accepta de recevoir la télévision pour éructer:

– Les journalistes? Des menteurs! Des youpins! Des bougnoules!

Le directeur des programmes renonça а diffuser le reportage.

8

Un léger sourire illumine le visage de Patrick depuis son arrivée au village, cette année. L'hiver dernier, il a obtenu un rôle dans une comédie télévisée. Après diffusion de cette série grand public, des spectateurs l'ont reconnu dans les rues de Paris. Il sort d'une longue frustration; même si, devant les gens de théâtre, il ironise volontiers sur cette sitcom stupide.

Retrouvant la campagne et le comptoir du bistrot, Patrick évoque régulièrement ce feuilleton, au fil des conversations, pour tendre la perche а ses interlocuteurs. Malheureusement, sa prestation est passée inaperçue au village; nul ne remarque ses allusions. L'unique sujet de préoccupation, quelques mois après la catastrophe, reste l'empoisonnement de Marie et la fermeture de l'usine.

L'échec du programme de développement du village procure а Patrick une satisfaction secrète; mais la mort de la fermière l'attriste. Tout а l'heure, il a marché près de sa maison. Le petit pont de pierre s'est effondré après le passage du camion de déménagement qui transportait les meubles а la brocante. Le nouveau pont, sommaire, est fait d'une énorme buse en béton. Autour de la chaumière, Patrick a traversé un paysage lunaire: jardin brûlé sur pied, arbustes calcinés, fleurs desséchées, tapis d'épines grisâtres. Seule une espèce de salade géante prolifère. Des planches clouées murent portes et fenêtres. Au loin, les nouvelles cheminées de l'usine Navet sont éteintes. La première unité vient de reprendre son activité pour le traitement des ordures ménagères.

Horrifié par ce résidu de campagne, Patrick rejoint la zone préservée du littoral. Il traverse le pré, s'enfonce dans la lande en direction de la mer; il contourne les premières dunes, dépasse un blockhaus de la dernière guerre. Des montagnes de sable herbeuses s'élèvent autour de lui, aiguilles et cratères sculptés par le vent.

Patrick entend le bruit d'un moteur. Quoi encore? Prêt а affronter une nouvelle menace, il gravit un sentier tortueux jusqu'au sommet d'une dune où s'accrochent de petits hêtres, tordus par le vent. Soudain, il découvre, de l'autre côté, un paysage labouré de champ de bataille, un horizon ravagé où toute végétation a disparu. Un moteur rugit de nouveau et Patrick voit sauter dans le ciel une roue, deux roues, un châssis, un réservoir chromé qui retombent et disparaissent; puis une seconde moto volante qui s'élève au-dessus du sol, se cabre, plonge derrière une dune et resurgit un peu plus loin.

Patrick voudrait hurler sa haine. Mais il songe а ses résolutions, а la nécessité d'aimer le monde tel qu'il est. Il s'efforce de saisir une harmonie entre le ciel, la lande et la pétarade.

Des voitures stationnent а l'entrée du terrain de cross. Patrick reconnaît au loin la jeep de Joseph. Combattant sa mauvaise humeur, il descend le sentier, traverse l'aire de stationnement et se dirige vers un bâtiment en panneaux préfabriqués qui sert de bureau d'accueil et de buvette. En semaine, les clients sont rares. Mats les villageois se rendent fréquemment au motocross, devenu leur principal sujet de fierté depuis les malheurs de l'usine. Ils viennent boire un verre, bavardent avec le gérant. Une grande table en pin est disposée derrière la baraque. Patrick, en s'avançant, reconnaît Joseph, Marceline et Robert Pommier, en train d'écluser une bouteille de blanc.

– Voilа l'artiste! s'écrie Joseph en levant son verre.

Patrick sourit. Pommier hausse un sourcil; il se méfie de cet acteur à queue-de-cheval qui, chaque année, revient au village et cherche а sympathiser. Son juron est couvert par la moto qui s'approche au ralenti et freine devant la table. Deux mains gantées se lèvent pour ôter un casque, laissant apparaître un visage blond ébouriffé qui lance:

– Je m'éclate sur ce circuit!

C'est le fils de Marceline, qui s'ébat dans les dunes avec un camarade. Descendant de moto, il entre dans le local, ressort muni d'une boîte de coca qu'il avale rapidement avant d’enfourcher de nouveau sa monture, pour foncer vers les montagnes de sable.

Les bouteilles se succèdent. Dès le deuxième verre, Patrick fait allusion au tournage de sa série TV; il déplore que les producteurs imposent trop souvent des jeunes premiers incompétents, «simplement pour leur gueule», ce qui oblige les vieux routiers, comme lui, а «sauver théâtralement» ce genre de film. Sa bouche se tord et son oeil droit cligne en rafale. De temps а autre, les motos engloutissent la conversation. Puis le mugissement des deux-roues est couvert, а son tour, par le bourdonnement d'un hélicoptère, passant а basse altitude au-dessus de l'usine:

– Ils font des analyses d'air, s'esclaffe Josepu en haussant les épaules.

Les villageois désignent l'administration comme responsable de leurs maux. Ils dénoncent un acharnement, décidé а les empêcher de vivre. La responsabilité de Navet, dans la mort de Marie, n'est pas clairement établie. Les membres du conseil municipal ont retrouvé leur énergie pour échafauder de nouveaux projets, avec le soutien de la direction départementale de l'Equipement. Ils entendent jouer а fond la carte du tourisme, l'aménagement de la côte. Joseph rêve d'un complexe sportif, d'un parking en bord de mer, accueillant les véliplanchistes de France, d'Allemagne, de Hollande…

– L'important, c'est de proposer des activités.

Patrick écoute, résigné, prêt а aimer ce qu'on voudra: les dunes, le bitume, les salades géantes, l'itinéraire balisé, le vin blanc: tout ce qui compose la poésie d'un village а la fin du XXe siècle.

Les motos tournent bruyamment. Marceline rit dans son verre, tandis que Joseph verse tournée sur tournée. Pommier se plaint des motards de la ville voisine qui défilent le week-end sous ses fenêtres en se rendant au terrain de cross. II aimerait une route de contournemem du village; il réclame une police des dunes.

En fin d'après-midi, on entend un coup de klaxon. Gérard Lambert, en survêtement, descend de son 4x4, suivi par sa femme, ses filles et les deux chiens-loups, Ralf et BIondie. Averti de la fête, il apporte un quartier de mouton et plusieurs bouteilles de rosé. Le gérant du terrain – un vieux loubard а barbe grise – sort le barbecue; le charbon de bois commence а rougir. Patrick redoute les invectives de Gérard, mais le jeune agriculteur s'avance vers lui et prononce, presque tendrement:

– Dis donc, Je t'ai vu а la télé. Bravo… Ça fait plaisir de connaître une vedette!

Patrick est envahi d'une sensation délicieuse. Les fillettes jouent avec les chiens.

– Couché, Ralf! crie Gérard.

Sa femme porte un pantalon vert pomme qui grossit son derrière, un blouson de skaï et de longs cheveux frisottés. Elle retourne sur le feu les tranches de mouton. Les deux adolescents sautent sur leurs motos. Tandis que la nuit tombe, Joseph annonce:

– J'ai amené une surprise.

Sans rien dire, il disparaît derrière le bâtiment, grimpe dans sa jeep puis roule, en marche arrière, jusqu'а la table où les autres l'observent en silence. Sortant de voiture, Joseph les dévisage d'un sourire narquois:

– Vous vous demandez ce que je vais faire, hein?

– T'accouche! crie la grosse blonde, toujours occupée près des côtelettes de mouton.

Sans se presser, Joseph ouvre la porte arrière. Il tire vers lui un grand objet rectangulaire, protégé par une housse. Il ôte le tissu qui laisse apparaître un écran de télévision. Toujours silencieux, il va brancher un câble électrique dans la baraque du gardien puis retourne s'asseoir avec ses amis, sort de sa poche une télécommande et la tend vers récepteur en criant:

– Maintenant, que le spectacle commence!

L'écran s'illumine violemment. Des images apparaissent, représentant un terre-plein goudronné au bord d'une rivière, sur lequel se déplace une caméra mal assurée:

– Le parking! s'écrie l'une des fillettes.

Tous reconnaissent bientôt le maire, les majorettes et les pompiers, le jour de l'inauguration du parking. Un villageois a filmé l'événement et prêté la cassette а Joseph. L'image du caméscope explore l'espace pique-nique. L'absence de scénario donne а cette succession de personnages, de sourires, de signes adressés а l'objectif une tristesse un peu morbide. Mais chacun observe sa propre image en jubilant; la bouille rouge de Pommier, courant vers le talus, fait hurler de rire. L'adjoint au maire se rappelle son envie de pisser, ce matin-lа. On rit de plus belle. Patrick sert une ration de vin blanc, tandis que les premières côtelettes arrivent sur la table.

Navet apparaît sur l'écran, sanglé dans son casque de pompier, en grande conversation avec le sous-préfet, lors du vin d'honneur.

– S'il avait su ce qui allait lui arriver, déplore Pommier.

– T'en fais pas pour lui, rétorque Gérard.

Le soir tombe, il fait bon. L'odeur du mouton se mêle aux parfums de la lande, puis а la graisse des motos brûlantes qui s'approchent а nouveau de lа table. Les garçons coupent leur moteur et rejoignent les convives. Une conversation joyeuse se répand, axée sur des plaisanteries sexuelles. Quelqu'un lance l'idée d'installer un distributeur de préservatifs au village, en face de l'ancien presbytère. On rit. Patrick, par instants, a l'impression d'entendre un mouton bêler. Il se retourne, cherche autour de lui, puis songe qu'il s'agit probablement d'un effet de l'alcool. Il préfère piquer, dans son assiette, un morceau de côtelette.

Sitôt rassasiés, les jeunes remontent sur leurs motos, pour de nouvelles cabrioles nocturnes. Marceline recommande а son fils d'être prudent; le gérant la rassure; il entre dans son local et enclenche un puissant projecteur, accroché au pylône, vingt mètres au-dessus du sol. Une lumière blanche inonde les dunes et la table de camping, tandis que les motards chevauchent leurs selles pour attaquer la piste dans un grondement de moteurs.

Le film est terminé; les fillettes jouent avec la télécommande, passant d'un jeu d'argent aux multiples usages d'un hachoir électrique.

A onze heures et demie, deux portières de voiture claquent et l'on voit s'avancer, dans la pénombre, le maire du village accompagné de Navet, tout sourire, une bouteille de gnôle а la main. Son arrivée jette une émotion dans l'assistance. Tel un héros revenant des enfers, le directeur de l'usine s'assoit dans un silence solennel. Il débouche sa bouteille de poire Williams – une réserve spéciale -, il sert а chacun une rasade, puis rebouche sa fiole et la range devant lui. Il raconte une nouvelle fois ses malheurs, l'expérience de la prison, l'erreur judiciaire. Après la découverte des fûts toxiques, Navet a passé un mois en préventive avant d'être relâché. А son tour, il attaque l'industriel qui livrait les fûts. Il vient de lancer une campagne dans la presse régionale contre ceux qui cherchent а détruire l'emploi.

Redoutant d'être désigné comme un représentant du camp écolo, Patrick s'indigne plus fort que les autres. Il pose des questions, boit des verres, approuve systématiquement les propos de Navet. Soulagé d'avoir échappé а une mise en examen, le maire joue l'homme raisonnable qui, mieux que les autres, connaît les ressorts de la justice, les excès de l'information, les besoins réels du village. Il affirme que le développement doit jouer, aujourd'hui, la carte touristique, en harmonie avec une petite industrie locale.

Navet reprend la parole et parle de la diversification de son entreprise. Le procès achevé, il lancera de nouveaux chantiers pour faire oublier la catastrophe. Idée maîtresse: un circuit routier а travers les dunes; une chaussée а deux voies longeant le littoral, ponctuée de points de vue et de points de vente. Les automobilistes, sans quitter leur véhicule, pourront arpenter les plus beaux paysages de la côte.

– Nous avançons lentement mais sûrement, dit le maire. Il faut agir étape par étape.

Une moto passe dans le ciel. Patrick, complètement ivre, a de nouveau l'impression d'entendre un mouton bêler. Mais tous les visages se tournent vers l’écran, pour admirer un reportage sur les landes sauvages d’Irlande et leurs troupeaux de brebis.

– C’est beau! s’exclame Joseph.

– Si j’avais les moyens, approuve Gérard, j’irais en vacances là-bas, à la pêche au saumon!

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