6. Comme au cinéma

Glissé dans le faire-part, un plan photocopié indiquait différents chemins pour se rendre à la messe, puis au dîner. Lionel s’excusa de ne pouvoir venir qu’au dîner. Le jour venu, il prit le train jusqu’à la gara la plus proche. Il grimpa dans un taxi qui suivit une route sinueuse le long d’une rivière, puis s’enfonça dans la forêt. A la sortie des bois, le chauffeur désigna un château dressé sur le coteau dominant la vallée: une folie bourgeoise du XIXe siècle, reconvertie en hôtel-restaurant pour fêtes de famille et séminaires d’entreprise.

A l’entrée du domaine, l’allée bitumée ornée de statues vermoulues conservait l’illusion d’un parc; le reste des jardins était transformé en parking. Lionel paya le taxi. Autour de lui, des hommes costumés, des femmes coiffées de chapeaux sortaient de voitures chères de grande série – modèles à injection, couleurs sombres, signaux d’alarme. Ils s’avançaient dans le vent printanier et l’euphorie du mariage. Les conversations se rapportaient aux affaires, aux enfants, aux études, aux vacances… A l’entrée du château, les jeunes époux, en redingote et robe blanche, accueillaient les invités. Lionel embrassa son oncle et sa tante, les parents du marié, déguisés en châtelain et en châtelaine. Coiffé d’un chapeau haut-de-forme, l’oncle Jean fumait un cigare en prenant des airs de hobereau.

Un cocktail précédait le dîner. Les invités se massaient dans le salon, ouvert par des baies vitrées au-dessus de la rivière. Lionel salua plusieurs cousins qui le trouvèrent en pleine forme, ce qui le rassura. A trente et un ans, sa tenue de bohème attardée – un jean négligé et un tee-shirt portant en grandes lettres le slogan: "Ne travaillez jamais" – éveillait plutôt l’inquiétude; mais ce soir, tout le monde s’en amusait. Des mots jaillissaient autour de lui, des phrases pleines de golf, ski, voiture, télévision, famille, politique… Le député de la circonscription, un ami de la famille, discutait avec un industriel. Lionel songea que ce notable régional versé dans la culture – et qu’il connaissait depuis son enfance – avait certainement lu l’important article sur son court-métrage publié le mois précédent dans un journal local. Il s’arrangea pour passer et repasser plusieurs fois devant lui, espérant une flatterie et peut-être une commande. Tournant la tête vers lui, le député le reconnut et lança, bienveillant:

– Ça va, l’artiste? Toujours dans la musique?

Puis il se retourna vers l’industriel.

Lionel se sentit honteux. Il se resservit une coupe, blessé. Hier, Paris le consacrait; il venait d’obtenir le prix Monoprix du meilleur court-métrage: un concours professionnel, financé par une chaîne de grands magasins. Aujourd’hui, la province l’ignorait: "L’artiste!" Que serait la France sans artistes? Parlait-on ainsi à Renoir, à Rivette, à Resnais? Lionel, abattu, se replia sur un oncle plus modeste, ancien prêtre reconverti dans le militantisme ouvrier. Ils burent du champagne.

Pour dîner, on avait placé à sa gauche une fille à marier et, tout autour de la table, d’autres gens de sa génération exerçant diverses activités. Fabrice, un lointain cousin du même âge, se tenait à sa droite et ils engagèrent la conversation. Cadre dans une boîte d’informaique, Fabrica expliqua son job avant de s’intéresser à celui de Lionel:

– Tu fais toujours du cinéma?

Pourquoi toujours? Lionel entendit, dans ce mot, un voeu plus ou moins conscient que cela s’arrête; un appel de sa famille exprimé involontairement. Piqué une seconde fois dans son orgueil, il s’efforça d’expliquer que non seulement il faisait toujours du cinéma, mais que de plus, à Paris, il était un homme en vue, ami de plusieurs vedettes dont il cita les noms. Il venait d’ailleurs d’obtenir le prix Monoprix. Fabrice sourit:

– Super! Ça rapporte combien?

Lionel multiplia plusieurs fois le chiffre réel et prononça la somme de "80 000 francs". Pour brouiller les pistes, il se lança dans un vaste exposé sur les mécanismes financiers de la production, le système de l’avance sur recette, les millions en jeu dans son prochain projet. Ajoutant qu’il payait trop d’impôts, il perçut, dans le regard de Fabrice, un sentiment de solidarité. L’impression négative s’évaporait. L’autre voulait croire à ses ennuis fiscaux, donc à sa réussite.

Lionel, en fait, gagnait convenablement sa vie grâce à un job de photographe pour les écoles de la Ville de Paris. Chaque année, dans les maternelles et les cours primaires, il tirait le portrait de plusieurs milliers d’enfants. Mais il n’en parlait guère et cultivait son image de cinéaste prometteur.

Élargissant la conversation, il questionna à son tour la femme de Fabrice, déjà mère de deux enfants, qui s’intéressait au cinéma. Lionel sentit qu’elle l’inviterait prochainement à dîner. Les plats se succédaient lentement. Du saumon. Du boeuf avec une sauce. La fille à marier, à sa gauche, mâchait silencieusement avec des sourires gênés. En face se tenait le jeune prêtre qui avait célébré le mariage; de l’autre côté, un couple de jeunes médecins. Les mariés avaient voulu composer une table de gens de trente ans; mais Lionel trouvait son âge ridicule, loin de la vraie jeuness comme de la noble vieillesse. On n’en était qu’au plat de résistance. Certains étaient pour l’Europe, d’autres contre. Il essaya d’exposer quelques idées originales qui s’avérèrent aussi creuses que les théories adverses. Le médecin était de gauche. Les autres de droite. Il fur question de récession, de crise, de chômage, de Chirac, de Rocard, de Jospin, de Juppé… Entre la salade et le fromage, le jeune prêtre demanda à Lionel son avis sur le festival de Cannes, le cinéma français. Parlant sur le ton du prefessionnel informé, le jeune cinéaste se sentait intérieurement fatigué; soudain il s’excusa, se leva et quitta la salle à manger pour faire quelques pas dehors. Il avait besoin de se livrer, seul, à une occupation vraie; prendre un peu d’air frais, griller une cigarette.

Il sortit devant le château, tandis qu’à l’intérieur commençait une valse de Strauss. Les invités allaient danser. Assis sur un muret, Lionel croyait avoir trouvé un moment de quiétude, lorsqu’il vit un ombre s’approcher vers lui, depuis le parking. C’était l’oncle Jean, muni de son caméscope. Le père du marié portait son chapeau haut de forme de travers et ses yeux brillaient. ivre, il s’avançait en habit de cérémonie, le visage empreint d’un large sourire. Il scrutait Lionel presque tendrement, avec une complicité de vieil oncle copain. Approchant du muret, il souleva la caméra, appuya son oeil contre l’objectif et commença à filmer son neveu en commentant:

– Voici maintenant notre cher Lionel, un neveu cinéaste…

Lionel se sentait gêné. L’oncle progressait en filmant, citait à voix haute Hitchcok, Fellini, tout en braquant la vidéo sur sa proie qu’il questionnait en direct:

– Ta mêre nous a dit que tu venais d’avoir le prix Monoprix. Peux-tu nous expliquer en quoi cela consiste?

Cette interview était grotesque. Mal à l’aise devant la caméra amateur, Lionel se masqua le visage d’une main. Puis, comme son oncle insistait, il accorda un sourire nerveux au caméscope, chercha une phrase, n’en trouva aucune. Pour ne pas rester idiot, il se crut obligé de répondre et prononça sérieusement, après quelques bégaiements:

– C’est un prix décerné à un cinéaste professionnel. Un prix assez réputé dans le milieu…

Un silence passa. L’oncle Jean poursuivit:

– Parle-nous de ta vie. Ce sont toujours tes petits boulots qui te font vivre?

Lionel n’arrivait plus à articuler un mot. Il cherchait une plaisanterie mais n’en trouvait pas, tandis que son oncle concluait:

– Merci, Lionel!

Le cinéaste demeura seul, piégé, idiot, affligé par son manque de repartie. il se leva piteusement pour regagner la salle à manger. par les fenêtres ouvertes résonnait la valse de Strauss, accompagnée par une boîte à rythme. Au milieu de la piste déserte, le marié en redingote tentait de valser avec sa mère. Raides comme des piquets, ils piétinaient maladroitement, pataugeaient dans Le Danube bleu sous le regard des convives. La disco battait une mesure à quatre temps. Des êtres mangeaient, buvaient, parlaient, riaient, criaient. Tout cela se passait dans un faux château, à cent cinquante kilomètres de Paris.


Lionel n’a qu’une idée: partir. Trouver une voiture qui le réconduira chez lui. Il prévient le marié que si quelqu’un reprend la route, ce soir, cela l’arrangerait. L’espoir est mince. Lionel voudrait rentrer, regarder un film, traîner dans une boîte de nuit minable, sur un quai de métro, n’importe où… Pour passer le temps, il boit du champagne. Tandis que les convives enchaînent rocks et danses à la queue leu leu, la mariée s’approche et lui demande:

– C’est toi qui cherchais une voiture? J’ai deux copines de boulot qui rentrent à Paris. Elles peuvent te ramener, si tu veux.

Son doigt désigne, au milieu de la foule suante, deux jeunes femmes d’une trentaine d’années, en train de se déhancher et de hurler sur une musique antillaise. La plus grande porte une robe échancrée, entourée de rubans multicolores qui rebondissent au rythme de ses seins. La plus petite est en jupe moulante; corsage auréolé de transpiration, visage en nage. Elles s’éclatent, se trémoussent avec des gestes obscènes, face à d’autres garçons de trente ans, cravatés et bédonnants, qui poussent des râles. Lionel hésite, mais l’heure tourne: une voiture pour Paris ne saurait être négligée. profitant d’une pause entre deux morceaux de musique, il se glisse vers les jeunes femmes qui reprennent leur respiration. Il se présente: le-cousin-du-marié-qui-cherche-une-auto-pour-Paris… La plus grande lui accorde un sourire mais la petite lance un regard mauvais. pourquoi n’a-t-il pas de voiture? Lionel se sent minable. les yeux de la jeune femme le toisent, s’arrêtent avec dégoût sur son jean et son tee-shirt, puis elle lance:

– On te préviendra quand on partira. Sois prêt, parce que j’attendrai pas!

Visiblement, c’est elle qui commande. La danse reprend et les deux copines recommencent à s’agiter parmi les célibataires en chaleur et les vieillards à la recherche d’excitation. Fabrice et sa femme se tapent les fesses en rythme; de vieilles mêres contemplent leur progéniture avec un sourire attendri. Lionel admet que ses soirées d’artiste ne valent pas toujours beaucoup mieux. Voyant l’heure du départ approcher, il commence même à trouver ce spectacle distrayant. Tout en attendant ses pilotes, il reprend une coupe de champagne et va dire au revoir aux invités, gagné par une soudaine bonne humeur.

Un quart d’heure plus tard, les deux filles quittent la piste de danse. Défaites, visages dégoulinants, vêtements froissés, démarche pantelante, elle s’avancent vers la sortie du château et l’allée du parc où le jeune cinéaste les suit, discret mais résolu.

En approchant de leur voiture – une petite voiture moderne pour gens de trente ans -, Lionel réalise avec inquiétude que les filles sont complétement ivres. Marchant entre les buissons, loin des enceintes acoustiques, elles chantent en se tenant par l’épaule sur le refrain qui résonne par les fenêtres du château. La plus petite lance des cris dans l’air humide; puis elle change subitement d’idée, commence à chercher ses clefs dans son sac. Elle met un certain temps avant de les trouver, s’énerve. Soudain, dans la fraîcheur du parc, elle se retourne vers son passager, le dévisage à nouveau et lâche sèchement:

– Ah, t’es là, toi? J’avais oublié.

Lionel s’excuse, répond que ce n’est pas grave, qu’on ne s’occupe pas de lui. Elle annonce qu’elle doit changer de vêtements pour prendre la route, impossible de conduire avec cette jupe serrée, elle va enfiler un pantalon. Les yeux brillants, elle commande au garçon:

– Ne regarde pas, retourne-toi.

Lionel n’a aucune envie de voir ce spectacle, mais l’injonction de la fille le rend obscène malgré lui. Obéissant, il se retourne face au talus. La conductrice, au milieu du parking, ôte sa jupe et enfile son pantalon en répétant plusieurs fois:

– Te retourne pas, hein! C’est pas pour toi.

Les deux filles rigolent. Elles sont saoules. La route sera dangereuse. Subir ces harpies pendant une heure ne fait pas peur à Lionel; mais il n’aimerait pas finir dans une chaise roulante. Regagner le château? Il n’en peut plus. Il voudrait voir Paris, sa maison, son lit. Lionel s’engouffre à l’arrière de l’auto qui démarre dans la nuit brumeuse.

Une rout escarpée descend vers la vallée. Discrètement replié sur la banquette arrière, le passager espère que ces jeunes femmes vont faire preuve, au volant, d’un certain self-control; que l’ébriété cessera à l’instant où tournera la clef de contact. Au contraire, l’hystérie alcoolique redouble avec le mouvement de la voiture qui dévale, à cent à l’heure, le chemin et ses tournants, manquant plusieurs fois de sombrer dans le fossé:

– Mets la musique, j’ai envie de chanter, ordonne la petite à la grande… Cherche la cassette de Patrick Bruel.

La grande trouve la cassette et l’enfonce dans la fente. Le chanteur commence à gueuler son désespoir. Concert public, foule hurlante. L’auto roule au bord de la rivière. Le texte évoque les premières amours, les ambitions déçues de l’adolescence. Le refrain scande: "T’as raté ta vie!" Patrick Bruel pleure, geint; la foule hurle et reprend en choeur: "T’as raté ta vie!"

La conductrice trouve que ce n’est pas assez fort et monte le son. Sonorisaton maximale. Les haut-parleurs se trouvent juste derrière Lionel qui subit intensément chacun des sentiments exprimés par la voix amplifiée. La voiture fonce sur la nationale à cent cinquante à l'heure. L’effet du champagne rend toutefois le passager légèrement euphorique. A l’avant, les deux filles fument cigarette sur cigarette et chantent avec la musique:

– "… Et toi François, et toi Sophie, as-tu réussi ton pari?"

Elles bougent, dansent autour du volant, tandis que la voiture tangue vers bâbord et tribord. Tenant son volant d’une main, la conductrice ôte encore sa veste et accélère soudain, les bras mi-nus, tandis que Lionel se crispe à l’arrière. Il scrute la route à chaque tournant, les phares d’une voiture qui va leur rentrer dedans. Cette fille est dingue. Il n’ose demander de ralentir. Elle en profiterait pour appuyer plus fort sur le champignon. Cent cinquante, cent soixante… Un instant, Lionel songe à descendre là, en pleine route, au milieu de cette forêt, à continuer en auto-stop. Il n’a pas le courage.

"T’as raté ta vie, t’as raté ta vie…" chante la voix.

Sur l’autoroute, le compteur monte à cent quatre-vingts mais Lionel se sent en sécurité. Penché vers le siège avant, il hurle quelques questions aux demoiselles concernant leur vie, leur travail. Elles sont "conseil financier dans un cabinet de communication". Il tente d’en savoir plus. Que conseillent-elles? Elles tapent des textes sur des machines, classent des papiers, répondent au téléphone. L’auto accélère dans la nuit en direction de Paris-Notre-Dame.

Les filles veulent encore écouter Patrick Bruel. Elles disent que c’est génial, qu’il les rend folles. Elles discutent à nouveau entre elles, grillent d’autres cigarettes. La pilote demande à sa copilote de revenir en arrière sur la cassette, non, pas celui-ci, un peu plus loin, remonter en avant, oui, c’est ça, c’est bon, Patrick! Lorsque les coups de volant se font trop dangereux, la copilote s’inquiète un peu, mais elles sont tellement ivres qu'elles préfèrent chanter à tue-tête: "T’as raté ta vie… As-tu réussi ton pari?"

La conductrice a décidément trop chaud. Tout en conduisant, elle ouvre largement son corsage sur un soutien-gorge de dentelle blanche.

– Ouf, ça va mieux! respire-t-elle.

Elle encourage sa copine:

– Fais comme moi, si tu as trop chaud!

Obéissante, l’autre dégrafe sa robe, tandis que Patrick Bruel entonne un rock accompagné par les applaudissements du public.

On approche de Paris. La circulation devient plus dense. Un petit bouchon se forme au péage automatique. Les deux filles fredonnent en choeur; leurs seins à moitié nus rebondissent avec la chanson. Une grosse voiture avance sur la rngée voisine. Soudain, une main s’agite derrière le pare-brise teinté, adressant un geste à Lionel. Tout en lorgnant les deux secrétaires, un homme moustachu tend son pouce pour féliciter le jeune homme. Il contemple les seins et semble envier Lionel qui, pour la première fois, se sent fort, adopte un visage dominateur et renvoie à l’homme un geste complice.

Les filles jettent la monnaie dans la corbeille, l’auto redémarre. L’autre voiture roule encore à côté d’eux. L’homme adresse un dernier signe sexuel d’encouragement à Lionel; puis, il accélère, les dépasse et disparaît.

Patrick Bruel entonne une chanson triste. Les deux filles semblent plus calmes. Leurs poitrines retombent et les voix se taisent dans une brume ethylique. Chacun ne pense à rien. La voiture fonce dans la nuit. Lionel regarde, à travers la vitre, le paysage monotone défiler sous la pleine lune: forêts, trous noirs, zones d’urbanisation, panneaux fluorescents signalant d’invisibles monuments, d’hypothétiques vestiges archéologiques.

Plongé dans l’obscurité de la voie rapide, seul dans la nuit où les phares avancent, perdu dans la soûlographie de cette voiture, il se laisse emporter. Comme au cinéma. Pas de règles, pas de but. Regarder le paysage. Se regarder les uns les autres, agir, trébucher, repartir. Se rappeler d’autres voyages, la tête collée contre le pare-brise d’une voiture ou d’un train. Être un voyageur sur une route, dans la nuit.


– J’ai envie de quelque chose…

Ce désir, soudain formulé par la conductrice, tire Lionel de sa rêverie. La cassette de Patrick Bruel s’est arrêtée. L’auto roule dans la région parisienne, entre cités de banlieue, zones industrielles, centres commerciaux. Le cinéaste se réconforte à l’idée d’arriver bientôt, mais la conductrice répète, en insistant:

– J’ai envie de quelque chose…

A moitié endormie, sa copine entrouvre un oeil:

– Qu’est-ce que tu dis?

– Tu connais le drive-in?

– C’est quoi?

– Ça vient d’ouvrir, un peu plus loin, juste après l’échangeur. Tu sais, un drive-in, comme en Amérique: un cinéma en plein-air, pour les bagnoles. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre…

– Ah bon?

– On y va?

Surpris par cet imprévu, Lionel espère que l’autre va refuser. Elle semble épuisée. Il l’encourage mentalement à dire non, à rentrer dormir. Mais la grande, manupulée par la petite, ne tarde pas à céder. La conductrice appuie sur l’accélérateur en criant:

– Youpi! Comme en Amérique…

Lionel n’a pas de choix; patienter encore. Quelques instants plus tard, l’automobile franchit l’échangeur puis sort, par la voie de droite, sur l’aire autoroutière de la Roseraie. Le véhicule ralentit, longe une station-service, un supermarché, des toilettes publiques. Des panneaux lumineux le dirigent dans l’obscurité vers le nouveau drive-in, un parking installé à l’extrémité de l’aire, entouré d’une haie d’arbustes. Une barrière automatique commande l’entrée. Elle accepte uniquement les cartes de crédit. Les filles fouillent leurs sacs, ne trouvent pas, s’impatientent. La pilote demande à Lionel de prêter la sienne. Il espère encore retourner la situation en répondant qu’il n’en a pas. Cet aveu le fait baisser davantage dans l’estime de la chef qui ricane; mais presque aussitôt elle retrouve sa carte à puce. La barrière se lève et la voiture entre sur le parking.

Trois heures du matin. Une demi-douzaine d’autos suivent le spectacle, sur des emplacements délimités par des traits de peinture blanche. Des corps s’enlacent dans les voitures. Au fond se dresse un écran où défilent les images d’une comédie musicale en noir et blanc; puis – sans transition – une séquence technicolor de Rambo, en pleine bataille dans un enfer moderne… La voiture se gare près d’une borne métallique, couronnée par un haut-parleur. la conductrice baisse la vitre et laisse entrer le son. Une voix commente les extraits qui se succèdent sur l’écran: un film anthologie sur la légende du cinéma. John Travolta danse la fièvre du samedi soir. Puis Michelle Morgan embrasse Jean Gabin sur le quai des brumes… Les filles se calment à nouveau. Lionel s’intéresse un instant; il voit avec plaisir passer Humphrey Bogart. Entre deux séquences, un commentateur apparaît à l’image et prend la parole, assis dans un fauteuil de réalisateur:

"Merci, Michelle Morgan, Jean Gabin, John Travolta, Humphrey Bogart; merci pour ces instants magiques…"

Une autre voiture entre dans le parking et se gare sur l’emplacement voisin. Le présentateur poursuit:

"Quittons un instant Holliwood et sa légende, pour plonger dans l’autre face du Septième art: les gagne-petit, les éternels seconds, les destins ratés qui gravitent dans l'ombre des stars, en attendant leur jour qui n’arrive pas toujours…"

Drôle d’idée, songe Lionel. Il n’attendait pas, sur cette aire d’autoroute, cette évocation des coulisses du cinéma. Le commentateur présente la séquence:

"Découvrons, par exemple, cette figure malheureuse qui s’acharne sans espoir, ce prétendant éconduit, drôle et pitoyable, de la légende cinématographique…"

Un changement d’éclairage annonce le nouvel extrait. Prostré sur la banquette arrière, Lionel voit grandir l’image, dans un effet de zoom maladroit. La caméra semble tenue par un personnage ivre. Pendant une fraction de seconde, le jeune homme ne comprend pas bien ce qu’il voit. Puis ses yeux s’écarquillent. Le film montre une silhouette assise sur un petit mur de pierre, devant un château. L’objectif progresse vers le personnage. On dirait…

Lionel ferme les yeux, respire profondément. Il ouvre à nouveau ses paupières devant ce film qui grandit encore; il se frotte les sourcils, mais en vain: car l’image de Lionel, sa propre image, occupe maintenant la moitié de l’écran, avec son jean négligé, son tee-shirt mal repassé portant le slogan: "Ne travaillez jamais", son corps de jeune vieux enlaidi par un mauvais caméscope. On entend la musique d’un bal de mariage. Le beau Danube bleu. Assis sur le muret, Lionel semble terrorisé. D’abord souriant, son visage se déforme dans une grimace honteuse, tandis que l’opérateur avance vers lui. La voix du commentateur explique:

"Lionel se prend pour un grand cinéaste; mais il n’a jamais tourné aucun film; sinon quelques courts-métrages pour des entreprises. Son unique récompense? Un prix d’amateurs, décerné par une chaîne de grands magasins. Lionel devrait renoncer mais, grisé par une légende, il s’obstine. Faute d’admirateurs, il se fait interviewer par un membre de sa famille…"

Lionel reconnaît la voix de son oncle:

"Ta mère nous a dit que tu venais d’avoir le prix Monoprix. Peux-tu nous expliquer en quoi cela consiste?"

Horriblement gêné, le personnage à l’écran se cache le visage de la main. Est-il intimidé? Se prend-il pour une star poursuivie par les paparazzis? Poltron ou mythomane, il reste muet, accorde un sourire nerveux à la caméra, bégaie quelques mots incompréhensibles. Puis il finit par redresser la tête et prononce très sérieusement, comme un élève interrogé sur sa leçon:

"C’est un prix décerné à un cinéaste professionnel. Un prix assez réputé dans le milieu…"

Des éclats de rire fusent sur la bande-son; rires de spectateurs devant un spectacle comique. Abasourdi, Lionel se tasse sur la banquette arrière. Curieusement, les deux filles ne s’occupent pas de lui. On dirait qu’elles l’ont oublié. La conductrice dit simplement à l’autre:

– Quel nul, ce type.

L’interviewer s’adresse à Lionel de l’écran:

"Parle-nous de ta vie. Ce sont toujours les petits boulots qui te font vivre?"

On entend à nouveau des éclats de rire sur la bande-son. Le Lionel de l’écran demeure ahuri, minable, incapable d’articuler un mot. Celui de l’auto espère que c’est un cauchemar; mais cette nuit, ces filles, ce parking sont bien réels. Lionel regarde l’auto garée sur l’emplacement voisin. Un conducteur suit le film derrière son pare-brise. Soudain, Lionel reconnaît l’homme qui faisait signe au péage, tout à l’heure, pour l’encourager. Assis derrière le volant de sa grosse cylindrée, le moustachu se tourne à nouveau vers lui, la lèvre moqueuse. Comme la première fois, il tend son bras. Mais au lieu de pouce dressé, en signe de complicité macho, il dirige son pouce vers le bas, tel un empereur romain refusant la grâce.

Luttant contre ces hallucinations, Lionel se retourne vers l’intérieur de sa voiture. Les visages des filles sont à présent braqués sur lui, furieux. Tournées vers la banquette arrière, la grande et la petite semblent extrêmement haineuses, comme s’il les avait trompées depuis le début, comme si elles venaient de découvrir le pot aux roses. Plus aucune compassion. Au contraire, la gentille donne maintenant raison à la méchante. Et c’est elle qui prononce la première:

– T’est vraiment nul!

L’autre, satisfaite, les yeux brillants, se met à crier:

– T’es vraiment nul! Fous le camp…

Lionel n’est pas sûr d’avoir compris. Il prend peur. Les voix deviennent particulièrement agressives. Il se retourne vers le type, dans l’auto voisine, qui l’observe toujours en agitant son pouce vers le bas. La pilote hurle une second fois:

– Sors de la bagnole tout de suite!

Lionel est affolé. Il ne sait pas où aller. Il comprend qu’il doit obéir et brédouille:

– Oui, tout de suite…

Tremblant, il entrouvre la portière, sous les regards révulsés des deux secrétaires. Il pose un pied sur le parking, manque de se casser la figure. Au-dessus de lui, sur le grand écran, une nouvelle séquence a commencé:

"Après les minables du cinéma, retournons vers le monde du fantastique et de la légende."

Le projecteur diffuse un film de Walt Disney. Seul sur le parking, Lionel s’éloigne du véhicule à reculons. La grande fille le braque toujours méchamment, tandis que la petite baisse sa vitre vers la grosse voiture et s’adresse à l’homme moustachu:

– Quel minable, ce type!

– Comment vous appelez-vous! susurre une voix de macho.

– Sandrine. Et vous?

Lionel voudrait partir loin d’ici, voir le jour se lever. Il rejoint en titubant le fond du drive-in, franchit la haie d’arbustes près de l’écran, il se retrouve dans un petit bois à demi éclairé par la lumière du cinéma. Le sol est jonché d’épines, de papiers gras, de boîtes de coca-cola. Lionel trébuche, il avance dans la pénombre, piétine des sacs en plastique, des feuilles de papier hygiénique. Il fait de plus en plus noir. L’endroit est peu rassurant, mais le jeune homme a moins peur. Il entend, au loin, le grondement des voitures sur l’autoroute. Il avance encore, écrase un sachet de cacahuètes, continue droit devant lui, pressé de s’éloigner. Il finira bien par arriver quelque part.

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