Estampillé Moscou

Treize lettres à un ami de province




Lettre première

Cher ami,


Le sort des lettres qui arrivent en retard est bien connu : d’abord on les attend ; puis on cesse de les attendre. Je sais : mon enveloppe à l’estampille de Moscou est désormais vaine et inutile. Mais il ne pouvait en être autrement : je vivais moi-même à l’intérieur d’une enveloppe hermétiquement fermée. Je commence tout juste à émerger. Deux années ont glissé sous mes doigts comme les boules d’un boulier compteur ; derrière : la tige nue. Cela au moins, vous saurez le comprendre et le pardonner, parce que vous êtes… mon cher ami.

Mais pourrez-vous me pardonner une déception ? Car vous ne trouverez sous ce pli estampillé Moscou que des réflexions sur l’estampille de Moscou. Pour moi, c’est un thème important, qui m’est proche. Pour vous, à sept cents verstes d’ici, il est peut-être ennuyeux, il vous reste étranger. Mais je ne sais écrire que sur ce que je connais. Je suis tellement absorbé par mon problème d’estampille, tellement préoccupé – drôle de préoccupation, direz-vous – par l’étude de ce « cachet unique » déjà signalé par Griboïedov, qui marque et distingue toute la vie qui m’entoure actuellement, que je ne pourrais ni ne saurais inventer d’autres thèmes, qui vous amusent et vous intéressent plus.

Tous les matins, à neuf heures trois quarts, je m’enferme dans mon manteau et m’élance à la poursuite de Moscou. Mais oui : il y a deux ans, je m’en souviens, le train avait pris treize heures de retard, m’obligeant à descendre à la gare de Briansk : il restait encore un bon bout de chemin pour arriver à tout ce que signifie Moscou.

Ainsi, tous les matins, je marche par les rues étroites, laissant les carrefours casser mon chemin comme bon leur semble, et Moscou se rassemble en moi. Un homme long, les épaules voûtées, le visage caché sous les bords noirs de son chapeau, marche près de moi dans les vitres des magasins : je n’ai qu’à tourner légèrement la tête pour le voir. Tous deux, échangeant parfois un regard, nous allons à la recherche de nos significations.

Étrange. Lorsque, le jour de mon arrivée, l’épaule tordue par la valise, je vis du haut du pont Dorogomilov un tas de maisons sous un tas de lumières, je ne pouvais imaginer qu’un jour tout cela allait s’amonceler devant moi, barrant le chemin de ma pensée comme un problème difficile à résoudre.

Bien sûr, les autres cherchent aussi des solutions à tel ou tel problème, comme ils le peuvent ou comme ils le veulent. Derrière tout front, il y a une question qui embarrasse la pensée et tourmente le moi. Pourtant, j’envie les autres : chacun d’entre eux peut enterrer son problème dans un cahier de brouillon, le mettre sous clé dans un laboratoire, l’enserrer entre des signes mathématiques ; ou plutôt, chacun peut s’absenter de son casse-tête, s’en détacher ne serait-ce qu’un instant, laisser à sa pensée le temps de souffler. Mais moi, il m’est impossible de me séparer de mon thème : je vis en lui. Quand je passe devant les fenêtres des maisons, elles me jettent un drôle de regard ; le matin, les yeux à peine ouverts, je vois les briques rouges de la maison d’en face : c’est déjà Moscou. Déjà la pensée : Moscou. Le problème s’est matérialisé, il m’a cerné de mille blocs de pierre, sous mes semelles il a tracé mille petites rues sinueuses, et moi – le drôle de type qui cherche à comprendre où il est – je m’y suis laissé prendre comme le rat dans une souricière.

Quand je passe devant le pavillon jaune pâle portant l’inscription TSKRKP (b)1 puis, une demi-heure plus tard, devant le clocher incliné de l’église des Neuf-Martyrs-aux-Choux, à côté du Pont-Bossu, je ne puis m’empêcher de chercher désespérément leur dénominateur commun. Sur mon chemin, les vitrines des libraires avec des couvertures chaque jour nouvelles : Moscou. Les mendiants qui, la main tendue, encombrent le passage : Moscou. Noir et tranchant, fraîchement imprimé sur des piles de papier blanc, le mot Pravda : Moscou.

Moscou a été trop piétinée, trop de pas ont foulé son asphalte et ses pavés : jour après jour, année après année, siècle après siècle, on a marché comme je le fais d’un carrefour à l’autre, traversant les places, longeant les églises et les marchés clos de murailles, ceints de pensées : Moscou. Traces recouvertes de traces et de traces ; pensées, de pensées et de pensées. Trop de choses s’entassent ici, entourées par la longue courbe des remparts du Collège Impérial. Quant à moi, je mesure tout à l’aune d’un symbole diffus mais obsédant : Moscou.

La vieille demeure blanche2 qui, boudant le bruit de la rue, ne présente que son flanc, au numéro 7 b du boulevard Nikitski, me dit plus exactement l’âme d’un de ses habitants que ne le feraient les essais de Sheenrock.

Aujourd’hui encore, les rotatives pressent le mot à demi exsangue « slavophilie » ; mais pour qui voudrait, un beau dimanche de cinq à sept, visiter l’ancienne Maison Khomiakov sur la Cour-aux-Chiens, la pièce d’angle dite « la parlerie » fournirait une explication nette et définitive. Entre ses murs nus et aveugles distants d’à peine plus de deux mètres, un sofa de cinq ou six places au cuir élimé ; dans l’angle, un râtelier de chibouques. Rien d’autre. Et c’est dans cette pièce sombre, étroite et fermée, que les slavophiles, genoux contre genoux, se sont épuisés en palabres.

Le tramway numéro 17, terminus Cimetière de Novodievitchi, plus sûrement que bien des livres vous conduira au nom : Vladimir Soloviev. Il s’inscrit en un nœud de signes noirs et déliés sur la croix blanche entre les trois icônes œcuméniques. Si l’on examine les lettres décolorées de celle du bas, on ne discerne que : erit

Soit. Il suffit de remuer cet écheveau, il suffit de tirer un fil, pour que toute l’énorme pelote suive : Moscou. Vous êtes sans doute perplexe : comment ai-je pu m’attacher à ce que j’appelle « mon problème », comment mes errances à travers les significations de Moscou ont-elles commencé ?

C’est très simple. Ma chambre ne fait pas huit mètres carrés. C’est peu. Vous connaissez ma vieille manie – quand je pense à quelque chose et que je me débats avec mes idées – de tourner comme un ours en cage. Ici, la cage est trop étroite. J’ai bien essayé ; en plaçant la table contre la fenêtre et la chaise sur le lit, je libérais de l’espace : trois pas en avant, un et demi de côté. Pas de quoi faire des cabrioles. Résultat : dès qu’une pensée se met en mouvement dans ma tête, j’ai envie de faire la même chose : fuir mes trois pas verrouillés et suivre les longues courbes des rues.

Impossible de protéger la vie lovée entre nos os temporaux de celle qui tourbillonne autour de nous, impossible de penser en marchant dans la rue sans voir celle-ci. J’ai beau concentrer mes idées, j’ai beau mettre ma pensée à l’abri des impulsions extérieures, cela reste impensable. La rue m’envahit : elle se faufile sous mes paupières baissées, elle frappe à mes tympans, exaspérante et brutale, elle use de ses pavés mes semelles élimées. On n’échappe à la rue qu’en tournant dans une ruelle ; on n’échappe à celle-ci que pour tomber dans une impasse. Et cela recommence. La ville martèle mes tempes de ses hurlements, de ses crissements, de ses lettres arrachées aux mots ; elle cherche à pénétrer mon crâne jusqu’à le remplir du clignotement bariolé de ses lambeaux.

Nul doute qu’il y a en moi une certaine passivité. Au début, j’ai résisté. Puis j’ai renoncé : j’ai laissé entrer la ville en moi. Quand je marchais, frappant les lignes étirées des rues du pointillé de mes pas, je le sentais parfois se prolonger en une ligne qui se confondait avec celle de la rue. Par moments, arrêté à un carrefour désert, j’entendais nettement les pulsations de Moscou résonner à mes tempes. Ou encore, il m’arrivait cette chose étrange : je marche, pressant le pas, de rue en rue, et, au moment où ma pensée s’arrête brutalement, je lève le regard et je me vois dans un cul-de-sac de pierre, entouré de petites fenêtres aux rideaux tirés et de lanternes penchées au bord des trottoirs. Oui. J’ai plus d’une fois remarqué, non sans une certaine joie, que les lignes de la pensée se confondent avec celles qui sillonnent la ville : courbe sur courbe, détour sur détour, méandre sur méandre – avec la précision d’une superposition géométrique.

Peu à peu, je me suis laissé entraîner dans ce jeu de l’esprit avec l’espace : j’aimais à marcher le soir d’un pas régulier le long des lanternes alignées, jetant un regard sur l’ombre qui glissait derrière moi. Arrivé au pied d’une lanterne, je m’arrêtais un instant et je savais qu’alors l’ombre silencieuse me dépasserait pour venir serpenter devant moi, formant avec mon corps un angle à 90°. Ou encore, toujours flânant, je regardais les numéros blancs sur fond bleu augmenter régulièrement : 1-3-5-7…, 2-4-6-8… Mais assez parlé. Si je continue, deux timbres ne suffiront pas.

J’ai déplié le plan de Moscou. J’ai l’intention d’étudier sérieusement cette tache bariolée, ronde comme un tampon, qui s’élargit avec le temps en prenant des couleurs différentes : non, elle ne m’échappera pas. Je vais la prendre en tenailles.




Deuxième lettre

Étrange : à peine ai-je mis ma première lettre dans la boîte jaune que partout, à chaque coin de rue, des boîtes en fer-blanc au ventre gonflé semblent me guetter. Elles ouvrent leurs étroites bouches noires rectangulaires et attendent : encore. Eh bien, va pour encore. À propos, quel immense flot de paroles Moscou déverse tous les jours dans ces boîtes ! À huit heures du matin et à cinq heures du soir, des sacs en grosse toile remplis de mots entassés les uns sur les autres bringuebalent sur des charrettes postales ; puis Moscou frappe les mots de son tampon et les lance à la volée aux quatre coins de l’horizon. Les quelques miens avec. Soit.

Lors des premiers jours que j’ai passés à Moscou, j’avais l’impression de me trouver à l’intérieur d’un tourbillon de mots. L’alphabet en folie dansait autour de moi, grimpait sur les panneaux, les affiches murales, les enseignes en fer-blanc peinturluré, sortait des paquets des vendeurs de journaux, m’écorchait les oreilles de fragments de mots. Des caractères géants, noirs, rouges et bleus, emportaient mes yeux dans leur ronde, les taquinaient du haut des toiles qui flottaient au vent, suspendues au-dessus des rues. Je marchais dans un chaos de lettres, mes pupilles, d’abord attirées, se rétractaient de fatigue. Ces lettres, je m’efforçais de les esquiver ou de les traverser du regard, mais elles me retroussaient effrontément les paupières, cherchaient sans cesse à se faufiler sous mes cils en un flot ininterrompu de taches de couleur aveuglantes. La nuit, après avoir fait claquer l’interrupteur, je tentais de cacher mes yeux sous mes paupières, mais le foisonnement des lettres s’animait en eux, refusait de s’endormir, se répandait en graffiti chamarrés sur l’oreiller blanc et s’agitait longtemps encore tout près de l’œil, s’accrochant aux cils, les empêchant de se refermer.

Il est curieux que mes premiers cauchemars à Moscou – immeubles qui s’effondraient en silence sur moi, course nerveuse jusqu’à l’épuisement mortel dans un dédale de rues conduisant inéluctablement, encore et toujours, au seul et même carrefour tordu, angoisse lancinante des ruelles vides et mortes, qui tantôt rapprochent de la lueur bourdonnante d’une grande place grouillante de monde, et tantôt font volte-face et reconduisent vers le mutisme et la putrescence – que ces cauchemars, donc, aient été en fait ma première approche de Moscou, à tâtons, ensommeillée… mes premières tentatives, aussi inconscientes et maladroites fussent-elles, pour saisir, faire la synthèse.

Il est à remarquer que les conclusions que je tirais de la réalité ne contredisaient pas, au fond, la sombre logique de mes cauchemars. Au début, la réalité la plus ensoleillée, la plus diurne, partie intégrante du moi, provoquait la sensation qu’on éprouve après plusieurs tours de manège, tandis que les arbres, les nuages, les gens et les pavés des trottoirs continuent à tournoyer, emportés sur je ne sais quelle orbite. Je me confiais souvent aux tramways A et B, et surtout au C qui décrivait un grand cercle irrégulier (drôle de coïncidence) : je regardais défiler les enseignes aux lettres fuyantes, les gens qui allongeaient le pas sur le ruban glissant des trottoirs, les jantes des calèches et des charrettes qui grinçaient plaintivement ; aux confins de la ville, la lettre C prenait de l’élan, faisant tinter et vibrer les parallèles des rails, et glissait le long des places désertes, laissant apercevoir les chapiteaux délavés des manèges qui parfois tournaient mais le plus souvent restaient immobiles, accablés de fatigue. Je me retournais pour les suivre du regard et me disais : c’est là.

Je me souviens très bien d’une colonne d’affichage tout écorchée – quelque part du côté de la rue Khapilovka : mots recouverts de mots. Ils se décollaient de la surface métallique et pendaient en d’absurdes lambeaux, telle une guenille bariolée et crasseuse. J’appuyai les mains sur les lettres à moitié putréfiées, et le manège de mots dans un grincement rouillé fit un demi-tour… Et moi aussi parfois, mortellement épuisé, les paupières lourdes et tombantes, je marchais sans regarder les passants, ne sentant que des coudes qui s’accrochaient à mes coudes. Je ne voyais alors que des bouts de chaussures qui pointaient comme des nez, ronds, longs, brillants ou ternes : traînant sur l’asphalte, trébuchant sur les pavés du trottoir défoncé, les nez marchaient méthodiquement et faisaient résonner leurs pas avec une indifférence tellement mécanique que, si les chaussures n’avaient pas été séparées des yeux par un bon mètre et demi… Je levais la tête et voyais avec étonnement non pas des visages et des yeux mais les pentes colorées des toits se dessinant sur l’air bleuté, couleur de coton délavé, que piquetaient les taches blanches des nuages. Un jour, j’entrai dans une gargote nommée À la lune, rue Néglinni (voilà bien un nom tombé du ciel !) : le garçon, qui venait de nettoyer la table des peaux de pois (« Une bière ? »), plongea le regard sous les bords de mon chapeau d’une manière telle que je n’eus pas le courage de me tourner aussitôt vers le miroir : et si jamais sous le chapeau j’allais découvrir à la place du visage – le vide ?

Ou bien je passe par le Pont-Haut au-dessus de la rivière fétide Iaouza, et soudain une association : laouza, je fais le lien3. Jamais des associations de ce genre ne m’étaient venues à l’esprit. Vous savez pourquoi ? Ici, en ville, elles sont en général curieusement univoques : une association par analogie, et surtout par analogie profonde, est un phénomène rare, sinon inexistant. Ici, les coiffeurs taillent toutes les moustaches de la même façon, les magasins de vêtements boutonnent tous leurs clients dans le même modèle, les vitrines des librairies proposent les mêmes jaquettes avec la bande « Vient de paraître ». De neuf heures à dix heures du matin, les quatre cinquièmes de toute la foule des yeux se cachent derrière les mêmes journaux, identiques jusqu’à la moindre coquille. Non, ici, en ville, si l’on pense par analogie, on en vient à tout confondre – le connu et l’inconnu, ce qui est d’aujourd’hui et ce qui est d’hier – on tombe dans la mélancolie et peut-être même dans la folie.

L’homme d’ici, l’homo urbanus, pratique essentiellement l’association par juxtaposition ; l’assemblage et la construction de la ville apprennent à ceux qui la peuplent à assembler et à construire discours et pensée ainsi, et pas autrement. Où qu’il se pose, le regard trouve, en rangs serrés : une tour de sept étages, derrière elle une petite isba à trois fenêtres et, juste à côté, un hôtel biscornu à péristyle ; à dix pas des colonnes, un marché ; un peu plus loin, un urinoir souillé ; plus loin encore, l’envol clair de la flèche d’un clocher élancé et les coupoles parées de diadèmes pointant dans l’azur ; et, à nouveau, écrasant l’église de sa masse, une énorme bâtisse luisante de peinture fraîche. Moscou, c’est un dépotoir d’édifices, d’immeubles, de maisons et de baraques que rien, ni la logique ni la perspective, ne relie, bourrés de la cave au grenier de bureaux, d’appartements et de gens que rien ne rassemble et qui vivent isolés, chacun à son rythme, chacun dans son coin, mais séparés par de simples cloisons, souvent en contre-plaqué, qui ne montent même pas jusqu’au plafond. À Moscou, les gens et ce qui les entoure sont proches, non pas parce qu’ils sont proches les uns des autres, mais parce qu’ils sont près, voisins, c’est-à-dire, dans le langage de James et de Bain, « juxtaposés ». Ici, dans le tourbillon de Moscou, on se rassemble et parfois on se lie d’amitié non pas parce qu’on se ressemble mais parce que les bancs sur les boulevards ont plusieurs places et que les fiacres ont leurs sièges en vis-à-vis. Parmi les huit cents rues de cette ville-amalgame, on trouve la rue du Mélange (n’est-ce pas là la source de tout ?) avec, à l’entrée, une petite église peinte en blanc, Notre-Dame-du-Meslinge (ancienne forme de « meslange » ou « mélange »). L’église a été construite en trois temps ; elle est faite de trois « près de » : une chapelle, une autre, et une troisième auprès de celle-là. Après cent ans de réflexion, on a soudain ajouté un parvis à la troisième chapelle.

C’est l’association par juxtaposition qui, dès le XVIIe siècle, a produit le hameau Izmaïlovski (à côté de Moscou) ; c’est elle aussi qui a édifié Kolomenskoïe comme un oiseau construit son nid, sans plan, guidé par l’instinct de construction : palais sur palais, sans lien logique, selon le principe de la simple proximité. L’ancienne « vue perspective » dessinée au XVIIe siècle par le peintre Zoubov, et qui permet de voir les maillons perdus de la vieille résidence des tsars dans les environs de Moscou, est tout à fait inattendue pour la pensée architecturale classique : pour se représenter Izmaïlovski aussi bien que Kolomenskoïe, dont il ne reste aujourd’hui que des vestiges épars, il est inutile de se servir du principe de l’unité par ressemblance. Et il me vient à l’idée que toutes ces charpentes pourries depuis longtemps – étages, cages, moitiés et quarts de cages entassés les uns sur les autres, planches clouées à la hâte ou simplement accolées – ne savaient peut-être pas donner à une ville la forme d’un ensemble harmonieux comme le faisait l’architecture occidentale, mais quelles exprimaient de manière plus ferme et plus incontestable l’essence de la ville qui semble toujours désordonnée et réunit sur sa surface exiguë ce qui est logiquement incompatible. Tous ces Smirnoï, Pétouchki, Potapov et Postnik ne possédaient pas les matériaux nécessaires et les techniques adéquates, mais ils avaient une intuition juste de ce que veut dire « construire une ville », ils savaient penser la ville.

La Lénivka, la « paresseuse » et les Pétrovskie Linii, les « lignes de pierre », sont les deux rues les plus courtes de Moscou. La Paresseuse, qui compte tout juste trois ou quatre maisons disposées à la diable, est courte parce qu’elle a la paresse d’aller plus loin. Les Lignes-de-Pierre n’ont donné qu’une malheureuse droite, courte et sans force, parce que, malgré tous les oukases de Pierre le Grand sur la construction « en lignes », les Lignes se sont aussitôt dispersées en un écheveau de ruelles, d’impasses aveugles, de passages et de méandres, et n’ont jamais fait plus de cent pas. La ruellerie de Moscou aura eu vite fait de régler son compte à la « ligne ». Dégingandée, capricieuse, conduisant à droite pour aussitôt vous faire tourner à gauche, elle a dérouté mes pensées pendant les premières semaines de mon séjour à Moscou lorsque, après avoir usé deux paires de chaussures, je piétinais encore, incapable de parvenir à cette question élémentaire : si je n’arrive pas à démêler les nœuds de Moscou, est-ce parce qu’ils sont trop serrés ou parce que mes doigts sont trop faibles ? Je devais donc me muscler les doigts, les rendre aptes à saisir et à tenir : ce à quoi je m’employai avec méthode.




Troisième lettre

Quand j’arrivai à Moscou, ma valise solidement bouclée contenait trois changes de linge, les trois Critique de Kant, un volume dépareillé de Soloviev, mon bric-à-brac de célibataire et une demi-livre de lettres de recommandation. Ces lettres étaient attachées par une ficelle : le paquet dénoué, moi-même transformé en « porteur de la présente », je me mis à errer de sonnette en sonnette. Sur les portes, à côté de la poignée, je trouvais immanquablement une affichette : pour untel, deux longs, un bref ; pour untel, trois brefs ; c’était tout. Je sonnais selon les indications, tant de longs, tant de brefs, pressant avec application la sonnette de mon doigt, et il en résultait toujours la même chose : d’abord, on décachetait l’enveloppe et l’on parcourait le texte du regard, puis c’était moi que l’on décachetait et que l’on toisait. Il y avait des regards longs et il y en avait de brefs ; généralement longs au début, ils devenaient de plus en plus courts ; les pupilles me palpaient, comme ci, comme ça, une fois, deux fois, trois fois ; le regard se plissait pensivement, il se posait d’abord sur moi, puis passait à travers moi, puis à côté.

Écoutant le bruit léger de la serrure américaine, je comptais les marches mal équarries de l’escalier qui ramenait au rez-de-chaussée et je cherchais, mon ami, des métaphores. L’image de la sonnette fatiguée eut vite fait de m’ennuyer. Un jour, comme je traversais le marché, je trouvai quelque chose de plus éloquent : les gens qui se pressent parmi les étals et les cageots savent parfaitement ce qu’est une brioche, une brioche ordinaire, que le petit vendeur soumet au toucher des clients, pour que l’acheteur méfiant puisse s’assurer de la qualité de la marchandise. Chaudes et potelées, les brioches s’amoncellent dans un panier, protégées par un tissu. Mais l’une d’elles, toujours seule, reste sur la toile, livrée aux doigts qui la palpent : les passants, serviette, sac ou cabas à la main, qui se hâtent de rejoindre leur bureau ou de finir leurs courses, empoignent la brioche solitaire – les uns d’un geste rapide et brutal, les autres d’un mouvement lent et pensif, la pétrissant entre leurs doigts – et de nouveau elle frissonne sur la toile, séparée de ses semblables ; elle a depuis longtemps perdu sa parure croustillante et dorée, son corps chaud grelotte, il n’est plus que plaies et bosses, traces d’attouchements.

Je me souviens qu’au moment où vint le tour de la lettre portant pour adresse « 14, boulevard du Crochet4 », j’eus comme une hésitation. Je pris mon chapeau. Le reposai. Dépliai le plan. Une longue enfilade de lettres – C-r-o-c-h-e-t – et soudain un nom me saute aux yeux : Tâtons5. Cela me disait quelque chose. Je feuilletai : Zabéline d’abord – rien, il n’y est pas ; puis Martynov (Rues et ruelles de Moscou), et enfin Snéguirev. Tiens, tiens, c’est donc cela : il se trouve que la rue des Tâtons s’appelait anciennement rue des Tasteurs, et que ce mot désignait une longue pique munie d’un crochet de métal qui servait à tâter et à sonder toutes les marchandises arrivant aux portes de Moscou. Il faut avouer qu’en l’espace de deux ou trois siècles, les Moscovites sont parvenus à perfectionner cet instrument subtil, à le rendre invisible tout en renforçant et en améliorant son efficacité.

L’histoire de l’ancienne Moscou, c’est l’histoire de son emmurissement.

Au XVIIIe siècle, alors que toutes les villes grandes et petites, en Russie comme en Occident, avaient depuis longtemps abattu leurs murailles, s’en débarrassant comme de vestiges inutiles, Moscou abritait toujours son gros corps rond derrière l’enceinte de ses murs et de ses remparts.

Au début du XIXe siècle encore, protégée par ses postes de garde et ses infranchissables chevaux de frise, méfiante, les yeux plissés, elle scrutait à travers les battants entrebâillés de ses portes tous ceux qui vivaient « hors Moscou », tout ce qui venait de province, et elle levait tout doucement ses barrières colorées devant ces « venus d’ailleurs », arrivant d’au-delà des murs.

Bien sûr, tout cela était : mais tout s’est-il enfui dans l’« était » ?

Tous les jours, dans les six gares, les trains ne cessent de déverser de nouveaux arrivages : on amène les gens dans des wagons verts et dans des wagons rouges, on amène du bois, de la farine et des œufs de Kiev dans des clayettes.

Les uns après les autres, les œufs sont contrôlés à la lumière à travers leur frêle coquille, on utilise pour ce faire de petits tubes de papier. Quant aux gens… personne ne s’avise de les déranger en quoi que ce soit. Et pourtant, eux qui se tenaient droits au début, qui marchaient à grands pas et parlaient haut à la manière des provinciaux, se fanent étrangement vite, baissent le ton et se comportent comme s’ils avaient été testés du doigt et de l’œil. Le pas jour après jour plus court et plus discret, les bras ballants, le nouvel arrivé apprend vite à marcher dans la rue du côté ombre, à s’extraire nerveusement des regards qui convergent, à fuir tout ce qui touche et qui accroche.

Quant à vous, cher ami, Moscou n’est parvenue à vous atteindre qu’à travers des lettres, des numéros dépareillés de revues, et le hasard de quelques livres. Mais l’estampille Moscou ne nous perce-t-elle pas du regard, écarquillant son œil rond, noir comme l’encre ? Et les livres ? Ne sentez-vous pas leurs lignes qui se tendent pour vous palper ?

La littérature sur Moscou est complexe, touffue et disparate. Pourtant, il y a longtemps que, sans disperser les mots, je veux embrasser dans une seule et unique image (ou dans une formule) tout cet amoncellement de papier qui m’irrite. Mais l’image se dérobe.

À bientôt…




Quatrième lettre

Et je trouvai : Regardante. Les formules pour chasser les fièvres évoquent le vieux Sisinios et les treize sœurs Tremblantes. L’une d’elles s’appelle Regardante.

Chez nous, tout est bien de chez nous. Point d’Hélicon ni de Parnasse, mais sept tertres surgis des marécages et de la boue, les sept collines de l’ancien site de Moscou ; au lieu du chant des cigales, les piqûres des moustiques paludéens ; au lieu des neuf Muses, les treize sœurs Tremblantes.

Les Muses enseignent la pulsation régulière du vers enfermé dans son mètre et dans son rythme ; les Tremblantes savent comment enfiévrer et déchirer la strophe qui, chez elles, toujours tressaute, nerveuse, disperse les lettres. Les formules magiques n’agissent pas sur les Tremblantes. Elles sont vivantes. Et proches : ici même. Toute rencontre avec elles est dangereuse. Mais la plus dangereuse, c’est celle avec Regardante. Regardante ne sait qu’une chose : regarder, n’enseigne qu’une chose : regarder. Chez l’homme, les orbites ne sont pas vides, mais les yeux qui s’y logent peuvent tour à tour se remplir ou se vider, voir ou ne pas voir, interrompre le flot des images ou lui donner libre cours, fermer leurs paupières dans le sommeil ou les ouvrir sur la réalité. Regardante a les yeux nus : elle est sans paupières – on les lui a arrachées.

Pour les autres, le ciel s’embrase au matin et s’assombrit au soir, il est tantôt d’azur, tantôt luisant d’étoiles ; tour à tour, les choses disparaissent dans les ténèbres ou retournent dans la lumière impitoyable du soleil. Seule Regardante ne connaît ni nuit ni repos ni sommeil : son lot est de voir sans répit, sans arrêt, éternellement. Ceux qui ont honte peuvent baisser honteusement les paupières : Regardante sans paupières n’a rien à baisser.

Voilà pourquoi certains la nomment l’Effrontée. C’est vrai : la Tremblante n’est pas très pudique, elle fixe d’un regard calme et droit le ciel azuré et les trous des latrines, l’infâme et le pur, l’ignoble et le saint. Mais Regardante est pure, parce qu’elle connaît la grande souffrance de voir : le soleil fouette de ses rayons ses yeux nus, éclat sur éclat, image sur image ; ni fuite ni repos ; mais Regardante ne cherche pas à se protéger du soleil et, sans se plaindre, continue de remplir la haute et terrible mission de voir. Quand, pupilles nues, elle erre dans les rues de la ville plongée dans la nuit sans dédaigner La Moscou des tripots6, ce n’est pas parce que dans ces bouges et ces boxons on boit et l’on aime pour de l’argent, mais parce qu’on n’y dort pas : on respecte l’insomnie, précepte de Regardante.

Les imaginistes ont été trop oubliés : ils ont pourtant été les premiers à savoir soutenir le regard de Regardante. Aujourd’hui, leur école se niche dans une minuscule Auberge7 mais, pendant les années de la Révolution, ces disciples de Regardante avaient su envahir presque toutes les devantures des librairies ainsi que les kiosques de Moscou. La vision des imaginistes est sans paupières : les images viennent se plaquer sur leurs yeux et boucher la fente de leurs pupilles ; leur théorie de l’« image libre » ne libère que l’image qui peut faire ce qu’elle veut de l’œil sans défense.

La vieille formule « Homère sommeille » voulait dire que les images peuvent ouvrir ou fermer les yeux, à l’instar des gens ; des césures visuelles séparent les images ; tantôt le soleil tend ses rayons au dehors et tantôt il les rétracte ; tour à tour les couleurs dorment et s’éveillent, les lignes courent ou s’immobilisent.

La nouvelle formule « l’image est libre » disait : à bas les césures visuelles ; au diable leurs couleurs fanées ; que le soleil monte au zénith et qu’il arrache à l’œil sa paupière. Mais le principe imaginiste vit dans tous les mouvements littéraires de Moscou, il anime les images dans les strophes et les phrases de tous les poètes de cette ville, de tous ses écrivains.

Pour comprendre la poésie de Moscou, il ne suffit pas de la vigilance dont parle I. Lejnev, qui « ouvre l’œil et même les deux » : il faut en venir à l’idée d’une vigilance sans paupières.

Maïakovski fait semblant d’avoir les paupières à leur place comme si, fidèle à ses habitudes de banlieusard, il écarquillait les yeux devant toute chose, parce que cela lui plaît. Mais dans ses poèmes-enseignes en vers, dans sa poésie qui envahit les rues et frappe impitoyablement les yeux des passants au lieu de se tenir tranquille sous les reliures, on sent comme une revanche : eh bien, tenez, souffrez donc un peu vous aussi ! Je ne peux pas ne pas voir – eh bien je n’admets pas que vous ne voyiez pas !

Quant à Alexis Tolstoï, c’est tout simple : je renverrai à Tchoukovski, le Pétersbourgeois, car on voit mieux de loin. « A. Tolstoï, écrit-il, se borne à voir, il ne pense pas. »

Mister Williams Hardail, l’actionnaire du Trust D E8, balaie des millions de gens de la surface de l’Europe de manière qu’ils ne l’empêchent pas de la voir. J’ignore si Ehrenbourg a quoi que ce soit en commun avec M. Hardail, mais sous l’amoncellement de ses images dans lesquelles il récupère presque toute la vieille Europe, c’est à peine si l’on trouve deux ou trois « parce que » et c’est en vain qu’on chercherait un seul « pourquoi ».

Les romans de Pilniak, que lui-même tient parfois pour de simples « matériaux », constituent un vaste entrepôt de décors de théâtre multicolores dans lequel fouille, hélas, un simple accessoiriste. Et c’est en vain que Pasternak quitte Moscou pour aller à Marbourg chercher l’Unsichtbar – l’invisible -bref, une paire de paupières amovibles (fabrication allemande !) : elles ne sont d’aucune utilité pour Moscou.

Moscou est trop bigarrée, trop multiple, et ses images frappent trop droit pour que celui qui y vit sans paupières puisse mettre la moindre de ses cellules grises ou le moindre recoin de sa tête à l’abri de ces images, qui envahissent spontanément le cerveau. C’est pourquoi la pensée habitée par Moscou est tellement encombrée : comme dans un magasin aux accessoires, tout y regorge de toiles multicolores – et l’artiste s’y trouve à l’étroit. Images, images, images ; nulle place pour des idées : elles se dérobent à la pensée, comme si elles se frayaient un chemin sous une averse de soleil. Puisqu’on ne peut fuir son regard – sinon au gré du regard.

Regardante ne visite pas seulement les poètes : elle a un laissez-passer permanent pour le Kremlin. C’est elle qui a dicté à Nicolas Tikhonov : « Au Kremlin, on ne dort pas ». La Tremblante sans paupières erre le long des murailles du Kremlin plongées dans la nuit, telle l’image de la vigilance éternelle ; elle interpelle les sentinelles en éveil et plonge son regard dans les fenêtres jamais éteintes de la citadelle.

Regardante « a bien mérité de la Révolution ». De même que Macbeth, lorsqu’il tue le roi, devient en conséquence l’« assassin du sommeil », de même la Révolution ne peut-elle s’en prendre aux rois que lorsqu’elle en finit avec le sommeil. L’insurrection des masses, c’est un réveil général ; et, comme il existe un sommeil profond, il peut aussi y avoir un éveil profond, une ouverture sur le réel si pleine et si durable, une telle acuité du système nerveux, que la vie se transforme en une insomnie en état d’alerte maximum.

Les révolutionnaires ne dorment pas. Même dans le sommeil, leur cerveau ne connaît pas le repos. Enveloppé par le bourdonnement des fils téléphoniques, par l’incessante vibration des nerfs, habité et transpercé par la vigilance, il empêche les paupières de se refermer ; il vit et il pense comme si elles n’existaient pas.

Ce n’est qu’en liquidant la nuit, en supprimant le temps perdu dans les trous noirs du sommeil, en rattachant les jours aux jours, en faisant de la vie un Octobre qui dure comme s’il se prolongeait à l’infini, que la Révolution a trouvé le temps de faire ce qu’elle a fait. Il ne faut pas sous-estimer les mérites de Regardante.

Et si l’homme qui peut fermer les yeux ne comprend pas ceux dont les paupières ont été arrachées, tant pis pour lui. Qu’il use de ses paupières : qu’il les baisse.

Il y a environ six mois, arrivait à Moscou un homme de lettres originaire de Leningrad – ou plutôt de Saint-Pétersbourg. Le littérateur qui venait de la ville des idées à la ville des images avait avec lui un manuscrit. Lorsque, entouré de Moscovites, il se mit à le lire, nous eûmes tous l’impression (en fait, le « nous » est ici de trop : moi-même je ne suis pas de Moscou, je ne suis qu’un des « arrivants ») que des taches sans forme ni couleur rampaient sur les pages : impossible de les saisir du regard. À la fin de la lecture, un débat s’engagea : les Moscovites affirmaient d’une seule voix que l’auteur n’avait rien vu ; l’auteur – Pétersbourgeois – que les Moscovites n’avaient rien compris. Sur quoi on se sépara.

Il était tard. Je sonnai à la porte de mon immeuble. Au bout de quarante minutes, je pensai, ou plutôt je vis : d’abord deux vers d’un poème assez connu, puis une phrase d’un épitomé de l’histoire de Moscou, que vous ignorez sans doute :

Au bord des îlots déserts, il se dressait

Plein de grandespensées9

Et :

… Et Vassili Gretchine dit au prince : « Une vision me vint : en ce lieu sera érigée une ville grande et de haute ascendance… et son nom sera : Moscou. »




Cinquième lettre

On trouve chez Monroe une évocation de Han Lin Yuan, dont le nom signifie en chinois « la forêt des crayons ». Ce nom fut donné, je ne sais quand, à un minuscule hameau réunissant une quinzaine de toits de bambou et dans lequel furent installés, de par la volonté du pouvoir, les meilleurs écrivains, poètes et érudits de l’Empire du Milieu.

L’arbre à thé chinois, si populaire à Moscou, n’y arrive malheureusement qu’après avoir été débité, sous forme de petits cubes solidement empaquetés. Mais nous avons notre propre « forêt de crayons » à Moscou.

Au début, il y a une centaine d’années, ce n’était qu’un minuscule verger de crayons : un boqueteau d’une quinzaine de troncs vernis à la cime encore plate. Mais les arbres se redressaient, poussant d’un même élan. Les sommets arrondis laissaient bientôt percer la pointe de la mine. Petits crayons devenaient grands. Notre littérature moscovite venait d’éclore à l’abri des remparts.

Peu à peu, naquit une habitude : passer le dimanche au bois de Sokolniki, et, aux heures de loisir, avant de se coucher, faire une promenade « culturelle » dans la « forêt des crayons ». Mais comme elle grandissait, multipliant et fortifiant ses troncs vernis, jaunes ou rouges, cylindriques ou hexagonaux, la forêt envahissait une surface de papier de plus en plus importante, des tranches de temps de plus en plus grandes. Et aujourd’hui, on ne sait pas de quoi un vrai Moscovite est le plus fier : du bois de Sokolniki ou de la « forêt de crayons ». La littérature de Moscou est effectivement une littérature de crayon : elle ne vient pas de la plume, mais de la fragile mine de plomb. En Occident, tout comme à Pétersbourg d’ailleurs, on écrit à la plume – ici, non.

La plume est souple, mais elle est ferme, précise et convenable ; elle aime les pleins et les déliés ; elle est encline à la méditation : elle s’arrête dans l’encrier avant de revenir sur la page. Le crayon écrit d’un trait, sans s’arrêter ; il est nerveux, sans soin ; il aime le brouillon : à peine son crissement a-t-il recouvert un griffonnage par un autre qu’en plein élan – crac ! il se casse.

Après avoir visité la ville dans les années vingt du siècle dernier, un étranger dédaigneux faisait entendre cette plainte : « À Moscou, j’ai découvert un cinquième élément : la boue. » Le regard moscovite maîtrise les quatre éléments : disciple de Regardante, il voit tout le visible et embrasse tout, des étoiles aux grains de poussière. En lui, le monde se pose comme la terre, coule comme l’eau, souffle comme l’air et brûle comme le feu. Mais, comme le dit si justement l’étranger, aux quatre éléments vient s’ajouter le « cinquième » qui recouvre tout de la patine grise et sale laissée par le crayon, de la fine poussière terne de la mine de plomb. La vue est nette, l’écriture négligée : l’œil saisit, les doigts lâchent.

Dans mon plumier, il y a presque toutes les essences de la « forêt des crayons » de Moscou. Je soulève le couvercle : le contenu est sur la table. Et voici : un gros crayon polyédrique et bicolore : l’égal en droits de la plume, mais… à deux couleurs ; et qui peut par une pointe donner ceci, et par l’autre cela ;

une frêle mine de plomb bien taillée : pour la protéger, je la coiffe d’un capuchon en métal ;

un crayon à encre recouvert d’un vernis glissant : l’égal en droits de la plume, mais… une botte de jeunes pousses de crayons non encore taillées ; quelques moignons usés jusqu’à la mine par le papier.

Je crois que c’est tout. J’arrête. Je range ma littérature : sous son couvercle. Tous mes meilleurs souhaits, mon lointain ami.




Sixième lettre

Il y a une centaine d’années, au centre du polygone irrégulier de la place de l’Arbat se dressait un grand théâtre de bois. Sous sa coupole posée sur des colonnes blanches, des foules de Moscovites amoureux de théâtre se réunissaient chaque soir pour polémiquer autour de la question : qui a le jeu le plus agréable, mademoiselle George ou la jeune Sémionova ?

Il y a longtemps que le théâtre a brûlé, longtemps que de confortables corbillards ont conduit les disputeurs vers la tombe fraîchement creusée, et là où était la scène, des dalles de pierre ont pavé la chaussée. Sur ces pavés, les gens n’en finissent pas de courir, comme s’ils jouaient une scène de foule dans quelque interminable dernier acte – et seul un spectateur curieusement à la traîne tarde à quitter son fauteuil de bronze10. Il a les paupières closes ; mais si l’on prolongeait l’axe de son regard, on le verrait heurter la pointe de ses pieds effilés appuyés sur le socle carré. L’hiver, la neige se couche avec douceur sur les genoux du spectateur, telle une page blanche. Mais à présent, dans la chaleur de juillet – il y a longtemps que le blanc manuscrit a fondu – des moineaux criards se battent sur les genoux de bronze du géant.

Lorsque s’installent les langueurs de l’été, moi-même je me fatigue à courir les boulevards de Moscou et à brûler mes semelles sur l’asphalte qui fond sous la chaleur. Marcher à présent dans Moscou, cela veut dire se propulser dans l’air lourd aux pores bouchés par la poussière, enjamber les marelles dessinées à la craie sur les trottoirs dont les cases enferment les enfants qui jouent, l’air grave et concentré ; cela veut dire passer devant les balances qui attendent les citoyens « soucieux de leur santé » comme l’indique la réclame, et devant les étalages sales d’abricots secs pourrissants.

Je n’empêche pas les enfants de faire leurs marelles d’enfants en travers des trottoirs (mais qu’ils ne me gênent pas non plus !), les abricots secs me dégoûtent, je ne suis pas « soucieux de ma santé » – et c’est pourquoi, incapable de sortir de mon quartier, je m’assieds sur un banc face à l’homme de bronze et, comme j’étends mes jambes, son air accablé m’apprend à ne pas regarder. Parfois, serrant fort mes paupières, j’offre mon visage au coup impitoyable des rayons du zénith (pas d’argent pour aller en Crimée, et il est si long, si ennuyeux d’expliquer aux amis qui en reviennent pourquoi je ne suis pas bruni) ; ou encore, ayant pris avec moi quelques livres fraîchement édités, j’abrite mes yeux sous leurs couvertures. Au cours de ce mois, j’ai eu le temps de feuilleter des milliers de pages, et je me sens envahi par une drôle d’impression lorsque je cherche à saisir le pourquoi de tout ce fatras fraîchement sorti de l’imprimerie.

L’« idéologie » – disons – de ces romanciers du quotidien qui représentent aujourd’hui 90 % des nouveautés s’est égarée entre trois crayons, comme les habitants de Pochékhon entre trois sapins11 ; non seulement ils ne savent pas enchaîner leurs thèmes mais du travail à la chaîne ils ne savent que ce qu’en dit l’encyclopédie Granat.

Voici comment procèdent ces couvertures clinquantes et prétentieuses : elles s’emparent du vide et l’habillent, par exemple d’une veste de cuir ; une fois le vide boutonné de haut en bas, elles ne savent plus quoi faire. Même les crayons les plus talentueux et les plus audacieux racontent dans leurs nouvelles et leurs romans l’amour d’un tchékiste pour une ci-devant ou d’un officier blanc pour une révolutionnaire, et ainsi de suite jusqu’à ce que tout danse devant les yeux. Je le répète : les crayons sont bien taillés, les yeux visent juste ; le quotidien est pris en étroite filature par les écrivains, le quotidien est fixé par touches et moins immobilisé qu’arrêté et jeté derrière les barreaux des lignes.

Tout cela est néanmoins dans sa facture si compliqué, si tordu et si rebelle à toute analyse précise, que j’aurais poursuivi mes expériences de lecteur sans un événement à la fois extrêmement banal et très significatif qui, hier, est venu couper court à mes lectures. Peut-être pour longtemps.

Le soir tombait. J’étais assis derrière le dos de bronze de Gogol sur l’un des premiers bancs du boulevard Prétchistenski. Comme je refermais le petit volume blanc d’Arossev, je levai les yeux : juste devant moi, une toute petite fille jouait sur le sable du boulevard. À côté de la petite fille, s’étirait l’ombre large et noire d’un arbre : se traînant sur ses genoux dodus, la fillette cherchait à tracer le contour de la tache sombre, pas avec un crayon, mais avec une petite branche. Mais, le soir, l’ombre se déplace vite, et à peine l’enfant avait-elle dessiné son trait d’un bout à l’autre que l’ombre avait progressé, échappant au contour soigneusement dessiné sur le sable. La bonne tirait depuis longtemps la fillette par la main en lui disant qu’il était temps de rentrer. Mais nous étions tous deux si captivés, l’enfant par le mouvement de l’ombre, et moi-même, je l’avoue, par mon occupation d’observateur et pour ainsi dire de lecteur, que lorsque la bonne parvint enfin à l’entraîner, j’éprouvai comme un sentiment de dépit.

C’est alors que je compris le petit volume blanc que j’avais entre les mains : comme ses semblables, il ne sait qu’encercler les ombres fuyantes. Rien de plus. Mais l’ombre sans la chose, l’existant séparé de l’existence sont stériles et illusoires. Car existence, c’est existant plus ce ; et le ce n’apporte pas grand-chose. Et puisqu’on a abstrait l’ombre de la chose et l’existant de l’existence, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Du mot existence n’écoutons que la désinence, et dans le ce entendons un si : le conditionnel pur, le libre jeu de l’imagination si chers à Alexandre Grine. Telle est la première manière de sortir du monde des ombres – vers le monde du romanesque et du fantastique. Ou bien envisageons une existence qui contiendrait l’existant comme sa partie intégrante. C’est là la seconde manière de quitter le « royaume des ombres » : on pourrait dire que seul Andreï Biély la connaît.

Mais pardonnez-moi cette algèbre peut-être inintelligible. Il est temps de finir. Mes huit mètres carrés sont maintenant une véritable fournaise. J’étouffe. Il faudrait sortir… Mais où ? Et chez qui ?




Septième lettre

Je suis très pris en ce moment : je cherche Moscou sur les rayons des bibliothèques. Je n’ai pu me passer de la boîte à malices du très savant et très aimable Piotr Mikhaïlovitch Miller, remplie de fiches rectangulaires : quelque fiche que vous preniez, chacune porte un seul et même mot : Moscou. Voici trois semaines que je travaille dans la grande salle du premier étage du Musée historique et que je secoue la poussière des vieux livres sur Moscou. Vous demanderez sans doute ce que je trouve sous la poussière : des cendres.

En effet, nous vivons sur quarante cendres, nous marchons sur quarante cendres12.

Je n’ai pas encore terminé mon travail, mais je puis déjà affirmer que c’est un cierge de quatre sous qui a habillé Moscou de briques et de pierres. Avec une opiniâtreté qui, elle, vaut bien son pesant d’or, il n’a eu de cesse d’incendier Moscou année après année, jusqu’à ce que celle-ci se protège dans la pierre. L’histoire de ces quatre sous ravageurs, de ces pauvres petits bouts de chandelles qui balayaient régulièrement de la terre le travail accumulé par des centaines de milliers de personnes peut se résumer dans la sécheresse de quelques chiffres. Les anciens actes officiels, certaines chroniques plus anciennes encore, des mémoires récents et les comptes rendus – cette fois tout à fait récents – du Tribunal de police, fournissent une statistique incomplète mais suffisamment éloquente. Je ne donnerai qu’une poignée de chiffres. En 1389, l’incendie de la Toussaint ; auparavant déjà, un incendie en 1354 ; en 1451, les Tatars brûlent presque complètement le Kremlin et le Quartier des marchands ; puis une succession d’incendies : 1442, 1475, 1481, 1486 ; à la fin du XVIe siècle, Moscou brûle en 1572 et 1591 puis, au XVIIe, en 1626, 1629, 1648, 1668 ; plus tard encore, en 1701, 1709, 1737, 1748, 1754, et ainsi de suite. Et je ne mentionne que les « grands » incendies, qui ravageaient un quart, un tiers et jusqu’à la moitié des bâtiments, habités ou non. Certains sinistres ont même reçu des noms propres : incendie de la Toussaint, de la Trinité, de la Pentecôte, etc. Au fil des siècles, le cierge de quatre sous refuse de s’assagir et poursuit son œuvre : il ravive sournoisement l’incendie près de l’autel d’une petite chapelle, il gagne de proche en proche par les couloirs et les galeries, lance ses brandons de toit en toit, enjambe de sa langue de feu les murailles de pierre du Kremlin, monte jusqu’aux coupoles des tours et des clochers, jetant à bas les cloches dans le mugissement de la foule et les coups du tocsin. Puis les cendres qui refroidissent et, dans une agitation de fourmi, les maisons que l’on reconstruit pour cinq ou six ans. Puisque cinq ou six ans après, le cierge de quatre sous se remet à la tâche.

Le cierge brûle à petit feu dans les noms des carrefours, des rues, des quartiers et des places : l’incendie (ancien nom de la Place Rouge), le Marais-Brûlé (où s’élève aujourd’hui le monastère Pétrovski), le Grand-Feu (ainsi appelait-on parfois au XVIIe siècle le quartier des Marchands, Kitaï-Gorod), la Rue-au-Feu (aujourd’hui perdue parmi les nouveaux noms), la Brûlerie, etc. Comme vous le voyez, le cierge s’exprime de manière assez monotone.

Tout brûle : en 1571, le palais de l’Opritchina ; en 1848, le manuscrit des Âmes mortes. Les habitants de l’ancienne Moscou sont des victimes professionnelles du feu ; ils vivent d’un incendie à l’autre ; ils construisent moins pour leur agrément que pour celui de l’éternel cierge de quatre sous. C’est pourquoi la façon même de construire et jusqu’à la manière de vivre dans ces maisons d’un jour ne correspondent pas à la possibilité d’y habiter, mais à leur totale disponibilité à être détruites par le feu : de sorte que les maisons et les choses quelles contiennent puissent à chaque instant, sans opposer de résistance, être réduites en cendres. Au XVIe siècle par exemple, les habitants du quartier marchand de Moscou allaient jusqu’à appeler leur maison Planche-en-l’air ou encore Tête-en-l’air. Inutile de réfléchir longuement et péniblement sur les formes architecturales, inutile de renforcer les murs et de creuser de solides fondations : de toute manière, c’est le cierge de quatre sous qui aura le dernier mot. « Presque chaque année, écrit le voyageur étranger Johann Georg Korb (1698), les fêtes les plus importantes s’accompagnent à Moscou d’incendies qui causent au peuple les plus graves dommages. Ils se déclarent presque toujours la nuit et réduisent parfois en cendres plusieurs centaines de maisons de bois. Lors du dernier incendie, qui détruisit six cents maisons sur les bords de la Néglinna, quelques Allemands accoururent pour éteindre le feu, mais ils furent roués de coups puis jetés dans les flammes » (page 57). Par la suite, P. Chérémétev acquit à juste titre la réputation de gardien des traditions moscovites en régalant les invités de sa villa des environs de Moscou d’« incendies dessinés », véritables œuvres d’art disposées çà et là dans le jardin. Alors même que Moscou commençait à troquer l’habit de bois pour celui de pierre, Catherine II écrivait à Voltaire : « Dans aucun État d’Europe on ne construit avec autant de hâte qu’en Russie » (elle voulait dire « à Moscou » ; t. II, Moscou, 1803, p. 26). Mais voilà ce qui arrivait parfois. Sur la cendre, on construisait des planches-en-l’air ; dans les planches-en-l’air, des têtes-en-l’air vivaient dans l’angoisse et la promiscuité, dans l’attente des nouveaux malheurs et des éternels déménagements ; mais – pour une raison ou pour une autre – le cierge de quatre sous tardait à venir : on attendait l’incendie, mais il ne se déclarait pas. Les maisons construites à la hâte pour durer cinq ou six ans s’affaissaient, se lézardaient, et, tout de guingois, attendaient impatiemment l’incendie – qui tardait toujours ; et la vie déviait de son cours, déconcertée, désemparée.

C’était ainsi.

Aujourd’hui, à la place des isbas mal bâties sous leurs toits de planches bas et avachis, des cubes de pierre dressent leurs cinq ou six étages ; à la place des petits nids en bois collés les uns contre les autres, les vastes plafonds et les voûtes reposant sur des colonnes. C’est vrai de l’extérieur. Mais à l’intérieur, c’est toujours la même Moscou en bois, étroite et confinée ; à l’intérieur, c’est la même confusion, le même besoin de déménager, la même vie de tête-en-l’air. La vieille Moscou en bois est toujours vivante, elle est simplement cachée sous un revêtement de pierre, sous le masque du monumental et de l’indestructible. À observer les bâtiments de la fin du xvir siècle et surtout du XVIIIe, on constate que les pierres sont encore assemblées comme dans les constructions en bois : dans la pensée de l’architecte, c’est du bois qui se fait passer pour de la pierre, du bois finement ciselé qui se cache sous des ornements de pierre. Mais à l’intérieur, derrière les larges fenêtres carrées et les épais murs de brique, c’est toujours – d’incendie en incendie, de révolution en révolution, de catastrophe en catastrophe – la même vie qu’avant.

Tout homme, toute maison, tout acte, toute idée, une fois qu’ils ont commencé à vivre, ont envie et ont besoin de s’accomplir jusqu’au bout, mais le cierge de quatre sous n’est pas d’accord : toujours il désire du nouveau et s’empresse de construire Moscou par-dessus Moscou. Et c’est pourquoi, ici, rien ni personne n’est jamais parvenu à s’accomplir jusqu’au bout, ni un homme ni une idée. Seul le cierge de quatre sous brûle jusqu’au bout.

Mais ce qui est mort avant terme, inaccompli, bouge encore dans sa mort même. D’où le paradoxe essentiel de Moscou : ici, ce qui est mort n’est pas définitivement mort, et ce qui est vivant ne l’est pas pleinement. Puisque le vivant ne saurait vivre parmi tant de disparitions, au milieu de ceux qui reposent sans repos et qui, morts à jamais, bougent encore sous l’herbe verte. Moscou, c’est le vieux conte de l’eau vive et de l’eau morte dit par un conteur qui aurait tout confondu : les vivants sont aspergés d’eau morte et les morts d’eau vive, et aucun d’entre eux ne distingue qui est vivant, qui est mort, et qui enterre qui.

On dit souvent que Moscou est conservatrice. Sottise. Le vieux bronze patiné ne chante-t-il pas l’hymne à l’avenir : L’Internationale ? Oui. D’abord il y eut les choses, puis les cendres, et elles-mêmes refroidirent. Aujourd’hui, presque tout ce qui reste de la vie qui n’est passée que d’hier, ce sont de vieux chiens aboyant encore dans les cours, comme on le leur avait appris, au passage des gens misérablement vêtus : ce sont les seuls qui n’arrivent pas à admettre ce qui s’est passé.




Huitième lettre

Oui, mon ami ! Le foret comme l’aiguille magnétique en témoignent : Moscou repose sur le vide. Il y a les maisons, sous les maisons le sol, sous le sol le sous-sol, et sous celui-ci – une gigantesque « bulle de terre » : une boule de vide qui pourrait contenir trois Moscou.

Il y a une semaine, des rafales de pluie me chassèrent par la ligne brisée des ruelles de la rue Nikitskaïa vers la rue Tverskaïa. Je notais tout en marchant : ici, dans cet hôtel particulier derrière les acacias, Stankévitch13 pensait et mourut, et ici, à ce carrefour, des marchands ambulants vendaient des « soufflés au vide », traditionnels à cette époque.

Et soudain je la sentis nettement : l’énorme boursouflure collant à mes semelles, la boule de vide qui gonflait insolemment en dessous de nous. Il suffirait d’un pas de travers, d’une pensée de travers – et… Non. Sottise ! Je regardai tout autour : la pluie fouettait les murs dégoulinants. Dans les flaques d’eau criblées par les gouttes s’agitait l’image inversée de Moscou, les toits pointant vers le bas. Un passant, le visage dissimulé sous une capuche de caoutchouc, passa rapidement, me bousculant avec sa serviette qui gonflait son imperméable.

Je fis brutalement demi-tour et rentrai chez moi. Là, les paupières serrées, la tête entre les mains, je retournai une nouvelle fois dans mon merveilleux Pays des Néants14.

Rappelez-vous combien de fois nous avons débattu de l’existence de ce pays de l’inexistant. Car tout aujourd’hui est quelque peu vulgaire et tous les Gens s’enflent d’autosatisfaction. Quand bien même une bulle de savon douterait des preuves platoniciennes de l’immortalité de la bulle, il serait presque impossible de la convaincre que tout ce qui apparaît en mille couleurs à sa surface n’éclatera pas en même temps qu’elle.

Et pourtant la bulle se trompe : si l’on souffle sur elle, les reflets meurent, mais les choses reflétées par sa courbe miroitante continuent d’être ce qu’elles étaient.

Qui plus est, après la disparition des reflets, l’œil qui admirait leur jeu sera contraint de chercher les choses non plus sur la bulle, mais en elles-mêmes.

Je rappellerai que la Parque ne tranche pas le fil mais le suspend. Pour le poète par exemple, le nom, l’appellation de la chose, c’est la chose elle-même, le matériau dans lequel chaque son et chaque écho pour lui se font choses ; et les « choses » – ou ce qui pour lui n’en a que le nom – ne sont que reflets sur une bulle. Et ce n’est que lorsque les choses-reflets disparaissent, déjetées de la vie, que les noms se prennent de nostalgie pour les choses dont ils sont les noms – et se font les pèlerins du pays des Néants. Car, pour commencer à être dans les strophes et dans les phrases, il faut cesser d’être dans le temps et dans l’espace : les noms ne parlent que de ce qui n’est pas.

Le pays des Néants m’appelle depuis longtemps. Je n’ai pas résisté à son charme. J’ai bien essayé de quitter les Néants pour les Gens, mais à présent je ne peux plus : les vieilles cendres me réchauffent. Et j’ai froid.

Hier, je suis tombé sur L’Arbat de Biély, qui évoque un passé tout récent, à peine disparu. Mais lorsque, tout plein encore des images de L’Arbat, je sortis dans l’Arbat d’aujourd’hui, je vis tout de suite qu’il était presque impossible de retrouver ne fut-ce qu’un pâle reflet de ce qui a été. J’étais dépité. Après tout, eux, les Gens, leur pierre n’est pas plus solide que de la cire : une misérable trentaine d’années, et tout a pris un nouvel aspect.

Les mots résistent mieux. Tenez, je me souviens : rue Marosseïka, on trouve encore aujourd’hui, coincée entre de hautes bâtisses, la petite église Saint-Nicolas-le-Miraculeux. L’église est de construction très ancienne. Lorsque jadis, à la place des maisons de brique, poussaient autour d’elle des peupliers, on l’appelait Nicolas-aux-longs-Arbres ; puis les peupliers furent coupés (1504) et l’on se mit à construire dans le voisinage des arsenaux pour la fabrication de l’acier des lames – alors l’église s’appela Nicolas-aux-Longs-Sabres ; enfin, lorsqu’à la place des arsenaux détruits on installa une grande pâtisserie, Nicolas, clignant des syllabes, prit le nom de Nicolas-aux-Bons-Sablés. C’est ainsi que le nom, serrant ses lettres, porta sa racine à travers cinq siècles, tenant la cadence et le son, ne cédant que sur l’écho.

J’aime tant ces petits clochers à chapiteau aux confins de la ville, ces vieilles églises de bois, comme celle que l’on trouve à la Cabane-au-Foin, ou l’émouvante architecture de Notre-Dame-des-Louanges dans le faubourg du Soulier : toutes sont à l’écart, éloignées de la vie, déjà inexistantes, mais elles tendent encore leurs tourelles ciselées vers le vide du ciel. Elles savent tout de même ne pas exister avec plus de force que tout cet « existant » qui les entoure et les repousse.

Ce que je préfère, c’est le térémok15 Kroutitski avec son toit bombé. Il n’est pas très facile d’accès. Auprès des remparts du Collège Impérial, dans le lacis des ruelles Kroutitski, des Grands et des Petits-Maçons, sur une hauteur, dans une étroite impasse, au-dessus d’une double voûte, il semble flotter dans l’air – fragile, recouvert de carreaux de faïence aux arabesques pâlies et d’un antique vernis craquelé. À gauche, sur le mur renflé, on voit les restes des balustrades aux boules blanches ; elles bordaient jadis les passerelles couvertes reliant le térémok Kroutitski à l’église aux cinq coupoles consacrée à l’Assomption.

Je ne me lasserai jamais d’errer parmi les croix et les dalles funéraires des cimetières Donskoï, Danilovski et Lazarevski, cherchant à déchiffrer les vieilles inscriptions voilées par la mousse. Et ce qui m’attire le plus dans la région de Kouskovo, non loin de Moscou, c’est le vieux piédestal de marbre – sur le sentier à gauche du pavillon – portant le mot : Vénus. Aucune Vénus sur le piédestal : la statue a sans doute été détruite depuis longtemps. Seule demeure intacte la courbe délicate d’un pied de marbre. C’est tout ce qui reste ; mais je me rappelle être longtemps demeuré à contempler le néant.

Le territoire du pays des Néants s’étend de jour en jour : le son menu des clochers, qui parfois se mêle au grondement et au fracas de la ville, évoque ce qu’il y a de moins existant au pays de l’inexistant : c’est de Dieu que je parle. Passant devant quelque église, il m’arrive parfois de voir quelqu’un jeter un coup d’œil de droite et de gauche, soulever timidement sa casquette et laisser sa main esquisser un geste furtif du front à la poitrine et aux épaules : c’est ainsi qu’on salue des parents pauvres.

Au numéro 29 de la rue Tverskaïa, où habite aujourd’hui Dolidzé16, vivait jadis Karamzine qui y conçut La Pauvre Lisa. Quant au tramway numéro 28, il conduit ceux qui le souhaitent à la gare de marchandises de Lisino ; à quelques centaines de pas se trouve justement l’étang de Lisa : c’est là – vous vous rappelez – qu’elle mourut.

J’ai pris le tramway numéro 28 et bientôt je fus près d’une mare, tache ronde, noire et puante qui s’enfonçait entre ses bords irréguliers. Voilà l’étang de Lisa. Cinq ou six bicoques de bois montrent leur derrière à l’étang, qu’elles ne cessent de souiller impudemment de leurs immondices. Je tournai les talons et partis : ah non ! vite au pays des Néants !




Neuvième lettre

Cher ami ! Je voulais vous écrire hier, et j’en ai été incapable ; encore à présent, je ne parviens pas à rassembler mes mots. Je savais bien que Moscou est accrocheuse ; mais que moi, elle ait pu m’attraper à l’hameçon – cela, je l’avoue, je ne m’y attendais pas.

Tout s’est passé hier, je dirais d’un seul coup, entre deux et trois heures de l’après-midi. Il m’est souvent arrivé, comme je flânais du côté de la petite rue Ipatievski, de faire le détour pour admirer une vieille église du XVIIe siècle, Notre-Dame-de-Géorgie, dite de Mikitniki. Un haut toit élancé avec ses lunettes cernées de pierre, le regard en éveil ; un petit porche bas orné d’arabesques fantastiques ; la courbe audacieuse du cintre et la pierre finement ciselée des murs. Mais, quel que soit le moment où l’on vient, l’église est fermée. Le porche est désert – personne. Il y a longtemps que je voulais y entrer car je savais qu’elle renferme les œuvres du dernier peintre d’icônes de Moscou, Simon Ouchakov : le polyptyque à douze volets de la Liturgie de la Vierge et l’icône de la Madone à l’arbre (1659 et 1668).

Ayant appris que le bedeau ouvrait l’église à trois heures précises, je me hâtai vers la petite rue Ipatievski. Mais, arrivé rue Tverskaïa, je me trouvai bloqué. J’avais oublié (je lis rarement le journal) que ce jour-là, à cette heure-là, était prévue une des manifestations politiques si fréquentes aujourd’hui à Moscou.

Un flot humain compact et ininterrompu, marchant au son des orchestres qui jouaient tour à tour, me barrait la route. Rien à faire, il fallait attendre.

J’avoue que j’étais dépité. Ce n’était pas la première fois que je croisais des défilés à Moscou et je savais que j’en avais pour un bon moment. Je sortis ma montre ; l’aiguille des minutes avançait d’un pas régulier : j’allais encore être en retard. Mais que faire ! Le temps passait, et la foule ne cessait d’affluer. Je n’aime pas la foule, et j’avais de plus en plus de mal à supporter le bruit de ces centaines, de ces milliers de pas. Je me mis à regarder par-dessus les têtes mais, là encore, je découvris toute une vie éclatante, une et indivisible. Alignées sur les banderoles, des centaines et des milliers de lettres marchaient sur moi en rangs dorés. Vous vous rappelez que je vous ai déjà parlé de l’alphabet en folie, du chaos des lettres qui assaillent les murs et les panneaux d’affichage de Moscou. Cette fois, ce n’était pas du tout la même chose : c’était une vague de lettres au rythme régulier et imperturbable, un cortège triomphal de signes typographiques qui, conscients de la force qui les habitait, ne cessaient d’avancer au-dessus de la foule, telle une armée au-dessus d’une autre armée.

Je regardai à ma hauteur, et c’est alors seulement que je vis les visages. Certains étaient vieux, d’autres juvéniles, mais étrangement, malgré les différences d’âge, le regard des uns et des autres portait le même monde jeune – mieux : la jeunesse du monde. Mes oreilles bourdonnaient, je ne pouvais distinguer les mots, c’est à peine si je lisais les slogans en lettres d’or sur fond rouge, mais alors je compris l’essentiel. Oui, j’avais compris.

Cependant les rangs s’éclaircissaient, le dernier orchestre – six trompettes et un tambour – clama je ne sais quoi dans sa langue de cuivre. La voie était libre.

Je repris ma route machinalement. Mais lorsque le vieux gardien m’ouvrit la porte de l’église en faisant tinter les clés, et que les images ocre et or des saints se dessinèrent dans l’ombre et vinrent à ma rencontre, je vis soudain que je n’avais plus besoin de cela. Je glissai une pièce dans les doigts raides et descendis rapidement les marches. Le lourd cadenas claqua sèchement derrière moi.

Oui, c’en est bien fini de tout cela.




Dixième lettre

Au début, c’étaient des hommes que l’on clouait sur les croix : on raconte que parmi eux il arrivait qu’il y eût des dieux. Puis, ayant recouvert d’or le sang des crucifix, on installa les croix au sommet des coupoles. Il fallait alors lever la tête pour les voir. D’abord on le fit, puis on s’en lassa : pas le temps. C’était clair pour tout le monde : ces « plus » de métal n’additionnaient rien, ils ne savaient pas unir les vies disparates en une seule. L’amour, brouillé et bâclé à l’origine, le demeura.

Et bientôt, quoique certains cachassent une petite croix sous leur chemise, les gens apprirent certes à vivre à proximité de la croix, mais à côté d’elle.

Ce n’est qu’au moment où quelqu’un était couché sous la terre, et son nom sur une page de journal dans un petit cadre noir, que ce nom rencontrait une dernière fois la croix. Cependant, elle ne s’appelait déjà plus une croix mais simplement – les vieux typographes le savent – un signe mort. Dans les années qui précédèrent immédiatement la Révolution, le signe mort nichait dans un des cassetins de la casse d’imprimerie et, comme s’il avait honte de lui-même, cachait ses minuscules bras noirs entre les paumes rapprochées des parenthèses. Voici : (†). Puis les parenthèses se refermèrent, et le cassetin près de la latte centrale de la casse resta vide : le signe mort était mort.

Aujourd’hui encore, un étrange cimetière aérien surplombe Moscou : deux mille signes mort étendent lugubrement leurs bras au-dessus de la ville qui vit ou bien à côté d’eux, ou bien très loin.

On trouve à Kitaï-Gorod plusieurs églises extrêmement curieuses, Saint-Nicolas-à-la-Grande-Croix par exemple, ou Notre-Dame-de-Géorgie dont j’ai déjà parlé. Elles ont deux niveaux : au-dessus, sous forme d’une énorme chapka de pierre, se tient l’église proprement dite ; en dessous, on trouve l’habituelle cave servant d’entrepôt. Le marchand avait besoin d’un dépôt sûr et solide pour ses marchandises afin de mettre son bien à l’abri de la « tentation » (comme il est noté dans les actes de la fin du XVIIe siècle), et il faisait construire une église au-dessus de sa cave. L’idée était que le voleur craignant Dieu n’irait pas voler le commerçant craignant Dieu, propriétaire d’une église-entrepôt. En sorte que celle-là, qui a trait au céleste, était utilisée au profit de celle-ci, qui n’est que trop terrestre.

Et nous voici, mon cher, devant un bien curieux problème : la conscience classe les choses qui se présentent à elle en celles-ci et celles-là, les premières comprises dans le domaine de la perception, les secondes inaccessibles à la sensation ; les unes immanentes à la vie, les autres transcendantes ; celles-ci dans la proximité quotidienne et bien connue, celles-là dans le lointain brumeux et impénétrable.

Si maintenant on classe les consciences, il apparaît que, selon leur type, elles progressent dans la connaissance en des directions opposées. Les unes cherchent à faire passer les choses de cela en ceci, les autres – de ceci en cela. Et si enfin, parmi les porteurs de conscience, autrement dit parmi les êtres envisagés selon leur type intellectuel, j’appelle « cherchant-ceci » ceux qui cherchent à transformer cela en ceci, et « cher-chant-cela » ceux qui veulent convertir ceci en cela, alors c’en sera fini des anciennes terminologies normatives.

Revenons-en à Moscou : elle s’est toujours souciée de ceci, contenu dans ses murs ; elle n’a jamais construit que ceci, le recouvrant tout juste de cela à seule fin de le protéger de la tentation ; elle a toujours écrit et écrira toujours sur ceci. Le plus moscovite des écrivains de Moscou était tout fier d’avoir découvert un nouveau pays – le quartier de la Moscova – simplement parce qu’il y vivait (A. Ostrovski, 1.1).

Tous les Moscovites sont des « cherchant-ceci » de naissance. Même les tolstoïens, dont le courant est né au numéro 21 de la rue Khamovniki17, sont des « cherchant-ceci ».

Les plumes ou les stylographes de tous les Plutarque avaient coutume de prendre pour modèle les « cherchant-cela », des héros qui avaient la force d’abandonner le ceci accessible au nom de l’inaccessible cela.

Mais si l’on voulait écrire la biographie du plus conséquent des « cherchant-ceci », on devrait commencer par visiter le cimetière Sémionovski : là, au cinquième rang du troisième carré, près de l’allée principale, on trouve une tombe dont la pierre noire et bombée porte cette inscription en lettres bien visibles :

Nourriture saine mangerez,

À l’air pur exercice prendrez,

La nuit dans votre chambre

Fenêtre ouverte dormirez,

Tout médecin fuirez,

À la nature vous confierez

Et

Bonne santé.

Je respecte toute attitude absolue : je me suis incliné devant la pierre noire et bombée.




Onzième lettre

Ce n’est pas sans raison que le confesseur du tsar, le vieux pope moscovite Sylvestre, enseignait dans son Mesnagier qu’il faut « vivre avec économie ». Moscou veille sans relâche sur ce précepte : tout ce dont elle a besoin se trouve à l’intérieur de sa coquille de pierre ; son orbi se réduit à un urbi ; dans le nid moscovite, même des schémas aussi généraux que ceux de l’idéalisme et du matérialisme ont été façonnés par la ville, et de cela sont passés à ceci.

On a parlé, pour ne prendre que cet exemple, de « l’école idéaliste de Moscou ». Quant à moi, j’ai l’intention de vous parler non pas de la maison de la rue Mokhovaïa, mais du Kremlin et du quartier des Marchands ; non pas des tout derniers systèmes philosophiques influencés par l’idéalisme allemand, mais de l’idéalisme et du matérialisme primitifs qui remontent à l’époque de Kalita et de Serge le Vénérable, d’Ivan le Terrible et de Basile le Bienheureux.

Au tout début, dans l’enceinte ovale commune au Kremlin et à Kitaï-Gorod, tout l’espace exigu de cette première Moscou était divisé par le mur est du Kremlin comme pour former deux demi-villes : le Kremlin et le quartier des Marchands. Au Kremlin, on construisait des églises et des casernes ; à Kitaï-Gorod (le quartier des Marchands), des échoppes et des entrepôts. Au Kremlin, on rencontrait des soldats et des prêtres ; à Kitaï-Gorod, des marchands et des clients.

Je l’affirme : l’idée de l’immortalité est en pratique la plus nécessaire au soldat. On ne peut donner aisément cette vie-ci qu’en échange de celle-là. Il est vrai que, pour une conscience qui évolue en s’affinant, l’idée du combat pour sa propre cause, survivant aux victimes, peut remplacer celle de l’immortalité personnelle. Mais pour un lansquenet – guerrier dont le métier est de vendre sa vie – ou pour les Streltsy moscovites qui durent mourir pour la cause d’autrui, cela ne suffit pas.

C’est pourquoi, tout près de la caserne, mur contre mur, on construisait une église ; c’est pourquoi le soldat russe d’avant la Révolution touchait 75 kopecks, plus la garantie de l’immortalité.

Ce n’est pas sans raison que l’impérialisme – la soldatesque organisée – ne peut se passer de l’idéologie idéaliste. Et voici comment est né (je n’ai donné là que l’esquisse) l’idéalisme typique du Kremlin.

Mais, près de lui, de l’autre côté du mur, se renforçait de siècle en siècle le matérialisme de Kitaï-Gorod, tout aussi spécifique. Si le soldat tenait sa force de sa foi en son invulnérabilité, de sa croyance en son immortalité qui, en tant qu’idée, entraîne avec elle l’ensemble de la triade idéaliste (immortalité de l’âme, libre arbitre, existence de Dieu), le marchand quant à lui ne pouvait rien faire sans sa foi dans les choses, dans les prémisses purement matérielles qui seules permettent de définir ce que « vaut » le marchand. Aux dires de certains voyageurs étrangers – Olearius, Herberstein et Korb – les propriétaires de six à sept cents échoppes de Kitaï-Gorod étaient des commerçants et des bonimenteurs nés ; pour eux, la chose était reine, et ils savaient présenter et vendre leurs marchandises de manière telle qu’il était difficile aux commerçants étrangers les plus avisés d’entrer en concurrence avec eux. On ne construisait pas les énormes entrepôts aux murs épais de Kitaï-Gorod pour abriter des « phénomènes de l’esprit », des « apparences » ou des « projections de l’âme » (c’est ainsi que les idéalistes définissent la matière), mais pour la matière la plus authentique, diversifiée en choses. Personne n’enferme des « phénomènes de l’esprit » au moyen d’un lourd cadenas à double tour.

Pour moi c’est clair : les étals des boutiques du quartier des Marchands furent les premières chaires où s’enseigna le matérialisme particulier de Kitaï-Gorod.




Douzième lettre (carte postale)

Cette lettre est la dernière. J’ai dérangé les mots, et les voici qui me torturent. J’ai remarqué depuis bientôt un mois que mon thème est à l’étroit dans les enveloppes postales : il grandit sous ma plume, comme Moscou s’est étendue par cercles concentriques au fil de l’histoire.

J’ai dû me munir de gros cahiers : deux sont déjà complètement remplis. Ce travail engloutit presque tout mon temps et, surtout, toute mon énergie.

Eh bien, finissons-en. Ne m’en veuillez pas : j’ai toujours été ainsi.




Treizième lettre

Cher ami ! Vous m’avez fait une belle surprise ! Je travaillais – et soudain arrive une lettre : l’écriture est de vous, la signature est la vôtre, mais le reste vous est étrangement étranger.

Vous m’informez tout tranquillement que la totalité de mes douze lettres, dactylographiées par vous, a reçu une nouvelle destination : suit l’adresse exacte de l’une des rédactions de Moscou. J’étais plus qu’indigné : cela, venant de vous.

Il fallait faire vite. Sans perdre une seconde, je me précipitai au journal pour reprendre immédiatement mes lettres. J’étais sans doute bouleversé et, lorsque je pris le boulevard, mon cœur se mit à battre si fort (vous savez qu’il me joue des tours) que je dus m’asseoir sur un banc.

Des passants tranquilles passaient tranquillement devant moi. L’air affairé, des enfants creusaient le sable d’automne presque gelé. Mon émoi disparut. Mes pensée prenaient une autre route. Je m’abandonnai à leur cours.

Elles commencèrent par me dire : qu’est-ce qu’on t’a pris, au fond ? Rien, des miettes. L’essentiel est ailleurs, dans tes cahiers.

Et puis, ceux de la rédaction, qui se mêlent de mettre en forme les pensées d’autrui, ont leur propre « tasteur » : de toute façon, dans tes lignes échevelées, ils ne trouveront rien qui leur soit familier, rien de moscovite ; quant aux pensées arrivées avec un nouvel arrivé, ils s’en soucient comme d’une guigne : ils passeront à côté, comme tant d’autres.

Et les pensées ajoutèrent : tu as déjà trente-sept ans, c’est presque la vieillesse. Eh bien, pourquoi pas, si cela te dit de continuer à vivre comme par le passé – sans un mot, les dents serrées… pourquoi pas ? Mais rappelle-toi que bientôt tu n’auras plus rien à serrer.

Les pensées partirent. Je restai seul sur le boulevard transi par l’automne. Le soir tombait. Longtemps je demeurai ainsi.

Mais elles revinrent : il est temps, il est grand temps de devenir un tant soit peu moscovite. Ici, les mots de tous sont ouverts à tous vents. Alors, à toi ! Ou bien… aurais-tu peur des yeux de Regardante ?

Je me levai et partis lentement, non pas chercher mes lettres – mais loin d’elles – chez moi.

Et me voici à vous écrire.

Practica : puisque vous avez monté toute cette histoire avec vos lettres (ou bien les miennes – je ne m’y retrouve plus), à vous de la conclure. Je ne vous demande qu’une chose : supprimez le nom et les dates.

Après tout, c’est aussi bien ainsi : dès lors qu’ils se sont détachés de la plume, que les mots aillent leur chemin d’orphelins sans feu ni lieu – ils suivront leur destin. Et s’ils ont dû faire un détour de cent verstes pour aller de Moscou à Moscou, cela non plus n’est pas dénué de sens : eux et moi, nous sommes des provinciaux tout nouvellement arrivés.

Et voici qu’une autre histoire me revient à l’esprit : le professeur de philosophie Iourkévitch, vieil habitant de Moscou, se promenait un jour avec son assistant Soloviev dans l’entrelacs des ruelles moscovites. Frappant sentencieusement le trottoir de sa canne noueuse, le vieux professeur dit : « Mon jeune ami, ne croyez pas Kant pour qui le bâton est une chose en soi. Non ! Le bâton, c’est une chose pour les autres. »

Au fond, il avait peut-être raison. Et moi, ne devrais-je pas me débarrasser demain matin de mon Kant au marché de Soukharevka ? Croyez-vous qu’on me l’achètera ?


Le destinataire des lettres ci-dessus, vivant loin de Moscou, m’a prié de bien vouloir me charger de leur publication.

En communiquant à mon correspondant l’adresse de la revue qui avait accepté d’inclure Estampillé Moscou dans son calendrier, je lui ai demandé à mon tour quelques renseignements sur l’auteur et sur la ville qu’il habitait avant de faire sienne Moscou.

Pour toute réponse, le destinataire ma envoyé la treizième lettre qui semblait conclure la correspondance, sans commentaire ni explication.

C’est pourquoi la question de savoir si l’homme qui a inventé cette curieuse répartition de l’humanité en « cherchant-ceci » et « cherchant-cela » appartient à la première ou à la seconde catégorie, reste au moins pour moi sans réponse.

S. Krzyzanowski, 1925.

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