Hélène


Saint-Martin-Vésubie, été 1943


Elle savait que l’hiver était fini quand elle entendait le bruit de l’eau. L’hiver, la neige avait recouvert le village, les toits des maisons et les prairies étaient blancs. La glace avait fait des stalactites au bout des toits. Puis le soleil se mettait à brûler, la neige fondait et l’eau commençait à couler goutte à goutte de tous les rebords, de toutes les solives, des branches d’arbre, et toutes les gouttes se réunissaient et formaient des ruisselets, les ruisselets allaient jusqu’aux ruisseaux, et l’eau cascadait joyeusement dans toutes les rues du village.

C’était peut-être ce bruit d’eau son plus ancien souvenir. Elle se souvenait du premier hiver à la montagne, et de la musique de l’eau au printemps. C’était quand ? Elle marchait entre son père et sa mère dans la rue du village, elle leur donnait la main. Son bras tirait plus d’un côté, parce que son père était si grand. Et l’eau descendait de tous les côtés, en faisant cette musique, ces chuintements, ces sifflements, ces tambourinades. Chaque fois qu’elle se souvenait de cela, elle avait envie de rire, parce que c’était un bruit doux et drôle comme une caresse. Elle riait, alors, entre son père et sa mère, et l’eau des gouttières et du ruisseau lui répondait, glissait, cascadait…

Maintenant, avec la brûlure de l’été, le ciel d’un bleu intense, il y avait un bonheur qui emplissait tout le corps, qui faisait peur, presque. Elle aimait surtout la grande pente herbeuse qui montait vers le ciel, au-dessus du village. Elle n’allait pas jusqu’en haut, parce qu’on disait qu’il y avait des vipères. Elle marchait un instant au bord du champ, juste assez pour sentir la fraîcheur de la terre, les lames coupantes contre ses lèvres. Par endroits, les herbes étaient si hautes qu’elle disparaissait complètement. Elle avait treize ans, elle s’appelait Hélène Grève, mais son père disait : Esther.


L’école avait fermé ses portes au début de juin, parce que le maître, Seligman, était tombé malade. Il y avait aussi le vieux Heinrich Ferne, qui donnait des classes le matin, mais il ne voulait pas venir seul. Pour les enfants, les vacances qui avaient commencé allaient être longues. Ils ne savaient pas que, pour beaucoup d’entre eux, elles s’achèveraient dans la mort.

Chaque matin, au lever du jour, ils sortaient pour ne revenir qu’à l’heure du déjeuner, à la hâte, puis ils repartaient courir dans les champs, ou jouer dans les ruelles du village, avec un vieux ballon qui avait crevé plusieurs fois et qui avait été réparé avec des rustines de vélo.

Au début de l’été, la plupart des enfants étaient pareils à des sauvages, visages, bras et jambes hâlés par le soleil, cheveux emmêlés d’herbes, vêtements déchirés, tachés par la terre. Esther aimait partir avec les enfants chaque matin, dans cette troupe hétéroclite où étaient mêlés filles et garçons, enfants juifs et enfants du village, tous bruyants, dépenaillés, la classe de M. Seligman. Avec eux elle courait dans les ruelles encore fraîches, tôt le matin, puis à travers la grande place où ils faisaient aboyer les chiens et grogner les vieux assis au soleil. Tout le long de la rue du ruisseau, ils descendaient vers la rivière, coupant à travers champs, jusqu’au cimetière. Quand le soleil était fort, ils se baignaient dans l’eau glacée du torrent. Les garçons restaient là, et les filles remontaient le torrent pour se cacher derrière les gros blocs de rocher. Mais elles savaient que les garçons venaient à travers les broussailles pour les épier, elles entendaient leurs ricanements étouffés, et elles leur jetaient de l’eau au hasard, en poussant des cris stridents.

Esther était la plus sauvage de toutes, avec ses cheveux noirs et bouclés coupés court, son visage hâlé, et quand sa mère la voyait rentrer pour manger, elle lui disait : « Hélène, tu as l’air d’une gitane ! » Son père aimait bien cela, il disait alors son nom en espagnol : « Estrellita, petite étoile. »

C’était lui qui lui avait montré la première fois les grands champs d’herbes en haut du village, au-dessus du torrent. Plus loin, commençait la route vers les montagnes, la sombre forêt des mélèzes, mais c’était un autre monde. Gasparini disait qu’il y avait des loups dans la forêt en hiver, et que si on écoutait dans la nuit, on pouvait les entendre hurler, très loin. Mais Esther avait beau écouter, la nuit, dans son lit, elle n’avait jamais entendu leurs hurlements, peut-être à cause du bruit de l’eau qui courait sans cesse dans le ruisseau, au milieu de la rue.

Un jour, avant l’été, son père l’avait emmenée jusqu’à l’entrée de la vallée, là où la rivière devient un filet d’eau bleue qui bondit de rocher en rocher. De chaque côté de la vallée, les montagnes étaient dressées, pareilles à des murailles, couvertes de forêts. Son père lui avait montré le fond de la vallée, le chaos de montagnes serrées, et il avait dit : « Par là, c’est l’Italie. » Esther cherchait à deviner ce qu’il y avait de l’autre côté des montagnes. « Est-ce que c’est loin, l’Italie ? » Son père avait dit : « Si tu pouvais voler comme un oiseau, tu y serais ce soir même. Mais pour toi, il faudrait marcher longtemps, deux jours peut-être. » Elle aurait bien aimé être un oiseau, pour arriver le soir même. Après cela, son père n’avait plus jamais parlé de l’Italie, ni de rien de ce qu’il y avait de l’autre côté des montagnes.

Les Italiens, on les voyait seulement dans le village. Ils habitaient l’hôtel Terminus, une grande bâtisse blanche à volets verts qui donnait sur la place. La plus grande partie du temps, ils restaient dans l’hôtel, dans la grande salle à manger du rez-de-chaussée, à parler et à jouer aux cartes. Quand il faisait beau, ils sortaient sur la place, et ils se promenaient de long en large, par groupes de deux ou trois, policiers et soldats. Les enfants se moquaient à voix basse de leurs chapeaux ornés d’une plume de coq. Quand Esther passait devant l’hôtel avec d’autres filles, les carabiniers plaisantaient un peu, en mêlant des mots de français à l’italien. Une fois par jour, les Juifs devaient faire la queue devant l’hôtel, pour faire enregistrer leur présence et contrôler leurs cartes de rationnement. Chaque fois, Esther accompagnait sa mère, et son père. Ils entraient dans la grande salle sombre. Les carabiniers avaient installé une des tables du restaurant près de la porte, et chaque personne qui entrait disait son nom pour que le policier pointe sur sa liste.

Pourtant, le père d’Esther n’en voulait pas aux Italiens. Il disait qu’ils n’étaient pas méchants comme les Allemands. Un jour, pendant une réunion dans la cuisine de la maison d’Esther, quelqu’un avait dit du mal des Italiens, et son père s’était fâché : « Taisez-vous, ce sont eux qui nous ont sauvé la vie, quand le préfet Ribière a donné l’ordre de nous livrer aux Allemands. » Mais il ne parlait presque jamais de la guerre, de tout cela, il ne disait presque jamais : les Juifs, parce qu’il ne croyait pas à la religion, et qu’il était communiste. Quand M. Seligman avait voulu inscrire Esther à l’instruction religieuse, là où les enfants juifs allaient tous les soirs, dans le chalet en haut du village, son père avait refusé. Alors les autres enfants s’étaient moqués d’elle, ils avaient même dit : goy, ce qui veut dire « païen ». Ils avaient dit aussi : « communiste ! » Esther s’était battue avec eux. Mais son père n’avait pas cédé. Il s’était contenté de dire : « Laisse-les. Ils se lasseront plus vite que toi. » En effet, les enfants de la classe de M. Seligman avaient oublié, ils ne disaient plus « païen », ni « communiste ». Il y avait d’ailleurs d’autres enfants qui n’allaient pas à l’instruction religieuse, comme Gasparini, ou comme Tristan, qui était à moitié anglais, et dont la mère était italienne, une jolie femme brune qui portait de grands chapeaux.


M. Heinrich Ferne, Esther l’aimait beaucoup, à cause du piano. Il habitait le rez-de-chaussée d’une vieille villa un peu délabrée, en contrebas de la place, dans la rue qui descendait vers le cimetière. Ce n’était pas une belle maison, plutôt sinistre on aurait dit, avec son jardin à l’abandon envahi par les acanthes, et les volets de l’étage toujours fermés. Quand M. Ferne n’enseignait pas à l’école, il restait enfermé dans sa cuisine, et il jouait du piano. C’était le seul piano du village, et peut-être même qu’il n’y en avait plus d’autre dans aucun village des montagnes jusqu’à Nice et à Monte-Carlo. On racontait que lorsque les Italiens s’étaient installés à l’hôtel, le capitaine des carabiniers, qui s’appelait Mondoloni et qui aimait la musique, avait voulu installer le piano dans la salle à manger. Mais M. Ferne avait dit : « Vous pouvez emporter le piano, naturellement, puisque vous êtes les vainqueurs. Mais sachez que jamais je ne jouerai pour vous là-bas. »

Il ne jouait pour personne. Il vivait seul dans cette villa délabrée, et quelquefois, l’après-midi, quand elle passait, Esther entendait la musique qui s’envolait par la porte de la cuisine. C’était comme le bruit des ruisseaux au printemps, un bruit doux, léger, fuyant, qui semblait sortir de partout à la fois. Esther s’arrêtait dans la rue, près de la grille, et elle écoutait. Quand c’était fini, elle s’en allait vite, pour qu’il ne la voie pas. Un jour, elle avait parlé du piano à sa mère, et sa mère avait dit que M. Ferne avait été un pianiste célèbre, autrefois, à Vienne, avant la guerre. Il donnait des concerts le soir, dans des salles où venaient les dames en robe du soir et les messieurs en veste noire. Quand les Allemands étaient entrés en Autriche, ils avaient mis en prison tous les Juifs, et ils avaient emmené la femme de M. Ferne, et lui avait pu s’échapper. Mais depuis ce jour, il ne voulait plus jouer du piano pour personne. Quand il s’était installé au village, il n’y avait pas de piano. Il avait pu en acheter un sur la côte, il l’avait fait venir en camionnette, caché sous des bâches, et il l’avait installé dans sa cuisine.

Maintenant qu’elle savait cela, Esther osait à peine s’approcher de la grille. Elle écoutait les notes de musique, le glissement doux des notes, et il lui semblait qu’il y avait quelque chose de triste, qui faisait monter les larmes dans ses yeux.

Cet après-midi-là, il faisait chaud, et tout semblait dormir dans le village, Esther est allée jusqu’à la maison de M. Ferne. Dans le jardin, il y avait un grand mûrier. Esther est montée sur le mur, en s’agrippant à la grille, à l’ombre du mûrier. Par la fenêtre de la cuisine, elle a vu la silhouette de M. Ferne penchée sur le piano. Les touches d’ivoire luisaient dans la pénombre. Les notes glissaient, hésitaient, repartaient, comme si c’était un langage, comme si M. Ferne ne savait plus très bien par où commencer. Esther regardait de toutes ses forces à l’intérieur de la cuisine, jusqu’à avoir mal aux yeux. Alors la musique a commencé vraiment, elle a jailli tout d’un coup du piano et elle a empli toute la maison, le jardin, et la rue, elle a tout rempli de sa force, de son ordre, puis elle est devenue douce, mystérieuse. Maintenant elle bondissait, elle se répandait comme l’eau dans les ruisseaux, elle allait droit jusqu’au centre du ciel, jusqu’aux nuages, elle se mêlait à la lumière. Elle allait sur toutes les montagnes, elle allait jusqu’aux sources des deux torrents, elle avait la force de la rivière.

Les mains agrippées à la grille rouillée, Esther écoutait le langage de M. Ferne. Il ne parlait plus comme le maître d’école, à présent. Il racontait de drôles d’histoires, dont elle ne pouvait pas se souvenir, des histoires comme celles des rêves. Dans ces histoires, on était libre, il n’y avait pas de guerre, il n’y avait pas d’Allemands ni d’Italiens, rien qui pouvait faire peur ou arrêter la vie. Pourtant, c’était triste aussi, et la musique ralentissait, interrogeait. Il y avait des moments où tout se déchirait, se brisait. Puis le silence.

La musique reprenait, elle écoutait attentivement chaque parole qui s’échappait. Jamais rien n’avait eu tant d’importance, sauf peut-être quand sa mère chantait une chanson ou quand son père lui lisait les passages des livres qu’elle préférait, comme l’entrée de M. Pickwick dans la prison de Londres, ou la rencontre de Nicolas Nickleby avec son oncle.

Esther a poussé la grille, elle a traversé le jardin. Sans faire de bruit, elle est entrée dans la cuisine et elle a marché jusqu’au piano. Elle regardait chaque touche d’ivoire s’enfoncer avec précision, sous les doigts nerveux du vieil homme, elle écoutait attentivement chaque parole.

Tout à coup M. Ferne s’est arrêté, et le silence est devenu lourd, menaçant. Esther commençait à reculer, mais M. Ferne s’est tourné vers elle. Son visage blanc était éclairé par la lumière, avec sa drôle de barbiche de chèvre.

Il a dit :

« Comment t’appelles-tu ? »

« Hélène », a dit Esther.

« Eh bien, entre. »

Comme si c’était naturel, comme s’il connaissait la jeune fille.

Puis il a recommencé à jouer, sans s’occuper d’elle. Elle l’écoutait, debout à côté du piano, sans oser respirer. Jamais la musique ne lui avait paru aussi belle. Dans la pénombre, le piano noir effaçait tout. Les longues mains du vieil homme couraient sur les touches, s’arrêtaient, repartaient. De temps à autre M. Ferne cherchait sur une pile de cahiers, où il y avait écrit des noms mystérieux.

Sonaten für Pianoforte

von W. A. Mozart


Czerny

Études de petite vélocité, op. 636


Beethoven

Sonaten, vol. II, par Moszkowski


Liszt

Klavierwerke, Band IV


Bach

Englische suiten, 4-6

Il s’est tourné vers Esther :

« Est-ce que tu voudrais jouer ? »

Esther l’a regardé avec étonnement.

« C’est que je ne sais pas. »

Il a haussé les épaules.

« Ça n’a pas d’importance. Essaye, regarde comment vont mes doigts. »

Il l’a fait asseoir sur le banc, à côté de lui. Il avait une façon étrange de faire courir ses doigts sur le clavier, comme un animal maigre et nerveux.

Esther a essayé de l’imiter, et à sa grande surprise elle est arrivée à l’imiter.

« Tu vois ? C’est simple. L’autre main, maintenant. »

Il la suivait, il avait l’air impatient.

« Bon, il faudrait te donner des leçons, tu pourrais peut-être jouer. Mais c’est un travail. Essaye les accords. »

Il plaçait les mains d’Esther, il écartait ses doigts. Il avait lui-même des mains longues et fines, non pas des mains de vieillard, mais des mains jeunes, fortes, avec des veines qui saillaient. Les sons des accords jaillissaient, magiques. Vibraient sous les doigts de la jeune fille, jusqu’à son cœur.

Quand la leçon fut finie, M. Ferne se mit à chercher fébrilement dans la liasse de feuilles en équilibre sur le piano. Il en tira une qu’il tendit à Esther :

« Il faut que tu apprennes à lire les notes. Quand tu sauras, tu reviendras me voir. »

Depuis ce jour, Esther revenait dès qu’elle pouvait, les après-midi. Elle poussait la grille de la villa, elle entrait sans faire de bruit dans la cuisine, pendant que M. Ferne jouait. À un moment, sans tourner la tête, il savait qu’elle était là. Il disait : « Entre, assieds-toi. »

Esther s’asseyait à côté de lui sur le banc, et elle regardait les longues mains qui couraient sur le clavier comme si c’étaient elles qui fabriquaient les notes. Cela durait si longtemps qu’elle oubliait tout, même l’endroit où elle était. M. Ferne lui montrait comment faire glisser ses doigts sur les touches. Sur du papier blanc, il avait écrit les notes, il voulait qu’elle les chante en même temps qu’elle les jouait. Ses yeux brillaient, sa barbiche de chèvre s’agitait. « Tu as une jolie voix, mais je ne sais pas si tu pourras vraiment jouer du piano. » Quand elle se trompait, il se mettait en colère. « C’est fini pour aujourd’hui, va-t’en, laisse-moi tranquille ! » Mais il la retenait par le bras, et pour elle il jouait une sonate de Mozart, ce qu’il préférait.

Quand Esther sortait dans la rue, elle était éblouie par le soleil et par le silence, il lui fallait quelques secondes pour retrouver son chemin.


La fin de l’après-midi, Esther voyait M. Ferne sur la place du village. Les gens venaient le saluer, mais il parlait de tout sauf de musique. C’étaient les gens riches qui habitaient les chalets, de l’autre côté du torrent, au milieu des jardins plantés de grands châtaigniers. Le père d’Esther ne les aimait pas trop, mais il n’acceptait pas qu’on dise du mal d’eux, parce qu’ils aidaient les pauvres qui venaient de Russie ou de Pologne. M. Ferne saluait tout le monde cérémonieusement, il échangeait quelques mots avec chacun, puis il retournait dans sa maison délabrée.

Vers le soir, la place s’animait, les gens arrivaient de toutes les rues de Saint-Martin, les gens fortunés des villas et les pauvres qui vivaient dans des chambres d’hôtel, les fermiers revenus de guerre, les villageoises en tablier, les jeunes filles qui se promenaient trois par trois sous le regard des carabiniers et des soldats italiens, les diamantaires, les tailleurs, les fourreurs venus du nord de l’Europe. Les enfants couraient à travers la place, ils s’amusaient à bousculer les filles, ou bien ils jouaient à cache-cache derrière les arbres. Esther restait assise sur le petit mur qui longeait la place, elle regardait tous les gens. Elle écoutait le bruit des voix, les appels. Les cris des enfants éclataient tout d’un coup comme des clameurs d’oiseaux.

Puis le soleil se cachait derrière la montagne, il y avait une sorte de brume laiteuse qui estompait le village. La place était envahie par l’ombre. Tout paraissait étrange, lointain. Esther pensait à son père, qui marchait dans les hautes herbes, quelque part dans la montagne, au retour de ses rendez-vous. Elizabeth ne venait jamais sur la place, elle attendait chez elle, en tricotant avec des bouts de laine, pour tromper son inquiétude. Esther n’arrivait pas à comprendre ce que tout cela signifiait, ces hommes et ces femmes, tellement différents, parlant toutes ces langues, venant de toutes les régions du monde sur cette place. Elle regardait les vieux Juifs vêtus de leurs longs manteaux noirs, les femmes du pays, avec leurs vêtements usés par les travaux des champs, et ces jeunes filles qui tournaient autour de la fontaine dans leurs robes claires.

Quand la lumière avait disparu, la place se vidait lentement. Chacun retournait chez soi, les voix s’éteignaient les unes après les autres. On entendait le glouglou de la fontaine, et les cris des enfants qui se poursuivaient à travers les rues. Elizabeth arrivait sur la place. Elle prenait Esther par la main, et ensemble elles descendaient vers le petit appartement obscur. Elles marchaient au même rythme, leurs pas résonnaient à l’unisson dans la rue. Esther aimait cela. Elle serrait bien fort la main de sa mère, c’était comme si elles avaient toutes les deux treize ans, et toute la vie devant elles.


Tristan se souvenait toujours des mains de sa mère jouant sur le piano noir, l’après-midi, quand tout semblait dormir alentour. Dans le salon, il y avait parfois des invités, il entendait les voix, les rires des amies de sa mère. Tristan ne savait plus leurs noms. Il ne voyait que le mouvement des mains sur les touches du piano, et la musique s’échappait. C’était il y avait très longtemps. Il ne savait pas quand elle lui avait dit le nom de cette musique, La Cathédrale engloutie, avec le bruit des cloches qui résonne au fond de la mer. C’était à Cannes, dans un autre temps, dans un autre monde. Alors il voulait retourner à cette vie, comme dans un rêve. La musique du piano grandissait, emplissait la petite chambre de l’hôtel, s’échappait dans les couloirs, gagnait chaque étage. Elle résonnait fort dans le silence de la nuit. Tristan sentait son cœur palpiter au rythme de la musique, et tout d’un coup il sortait de son rêve, effrayé, le dos trempé de sueur, il se redressait dans son lit pour écouter, pour être sûr que personne d’autre n’avait entendu la musique. Il écoutait le souffle calme de sa mère endormie, et de l’autre côté des volets, le bruit de l’eau dans le bassin de la fontaine.

Ils habitaient au premier étage de l’hôtel Victoria, une petite chambre avec un balcon donnant sur la place. Les étages étaient tous occupés par des familles pauvres, que les Italiens avaient assignées à résidence, et il y avait tant de monde que dans la journée l’hôtel bourdonnait comme une ruche.

Quand Mme O’Rourke était arrivée à Saint-Martin par l’autocar, Tristan était un garçon de douze ans solitaire, timide. Ses cheveux blonds et raides étaient coupés autour de sa tête, « au bol », il portait de curieux habits anglais, un short de flanelle grise trop long, des chaussettes de laine, de drôles de gilets. Tout en lui était étranger. À Cannes, ils avaient vécu dans le cercle fermé des Anglais en villégiature, que la guerre avait encore restreint. La guerre avait éclaté, et le père de Tristan, qui était commerçant en Afrique équatoriale, s’était engagé dans les forces armées coloniales. Depuis, on ne savait plus rien de lui. Tristan avait cessé d’aller à l’école, et c’était sa mère qui lui avait donné des leçons. Aussi, quand ils étaient arrivés dans la montagne, Mme O’Rourke n’avait pas voulu inscrire son fils à l’école de M. Seligman. Le premier souvenir qu’Esther avait de lui, c’était sa silhouette, dans ses habits bizarres, tandis qu’il restait devant la porte de l’hôtel à regarder passer les enfants qui allaient à l’école.

Mme O’Rourke était belle. Ses longues robes et ses grands chapeaux contrastaient avec le sérieux de son visage, l’expression un peu mélancolique de son regard. Elle parlait un français très pur, sans accent, et on disait qu’elle était vraiment italienne. On disait qu’elle était une espionne au service des carabiniers, ou qu’elle était une criminelle qui se cachait. C’étaient surtout les filles qui racontaient des histoires à voix basse. C’était comme quand elles parlaient de Rachel, qui allait voir en cachette le capitaine des carabiniers.

Alors, au début, Tristan ne voulait pas se mêler aux autres enfants. Il se promenait tout seul dans le village ou bien, quelquefois, il allait dans les champs, il descendait la pente jusqu’à la rivière. Quand il y avait d’autres enfants, il remontait, sans se retourner. Peut-être qu’il avait peur d’eux. Il voulait montrer qu’il n’avait besoin de personne.

Le soir, Esther le voyait marcher sur la place, donnant cérémonieusement le bras à sa mère. Ils marchaient ensemble sous les platanes, jusqu’au bout de la place, là où étaient les carabiniers. Puis ils recommençaient en sens inverse. Les gens ne parlaient pas trop à Mme O’Rourke. Mais elle échangeait quelques mots avec le vieux Heinrich Ferne, parce qu’il était musicien. Elle n’allait jamais avec les autres, pour faire pointer son nom sur la liste, à l’hôtel Terminus. Elle n’était pas juive.

Le temps avait passé, l’été arrivait. Maintenant, tout le monde savait que Mme O’Rourke n’était pas riche. On disait même qu’elle n’avait plus du tout d’argent, parce qu’elle était allée voir les diamantaires pour leur emprunter de l’argent en échange de ses bijoux. On disait qu’elle n’avait presque plus rien à échanger, seulement quelques médaillons, des colliers en ivoire, des colifichets.

Tristan regardait sa mère comme s’il ne l’avait jamais vue. Il voulait se souvenir du temps de la maison de Cannes, les mimosas dans la lumière de l’après-midi, le chant des oiseaux au-dehors, la voix de sa mère, et toujours les mains qui jouaient La Cathédrale engloutie, la musique tantôt si violente, tantôt si triste. C’était un paysage qui s’estompait, qui s’éloignait.

Tristan ne pouvait plus tenir dans la chambre de l’hôtel. Le soleil avait brûlé son visage, ses mains, avait blanchi ses cheveux trop longs. Ses habits étaient abîmés et salis par les courses à travers les broussailles. Un jour, sur la route, à la sortie du village, il s’était battu avec Gasparini, parce que le garçon faisait la cour à Esther. Gasparini était plus âgé, plus fort, il avait bloqué le cou de Tristan par une clef, son visage était contracté par la haine, il disait : « Répète que tu es un con ! Répète ! » Tristan avait résisté jusqu’à l’évanouissement. À la fin, Gasparini l’avait relâché, il avait fait croire aux autres que Tristan avait avoué.

Depuis ce jour, tout avait changé. Maintenant, c’était l’été, les journées étaient devenues longues. Tristan sortait de l’hôtel chaque matin, pendant que sa mère dormait encore dans la chambre étroite. Il ne revenait qu’à midi, affamé, les jambes griffées par les ronces. Sa mère ne disait rien, mais elle avait bien deviné. Un jour, quand il partait, elle avait dit, d’une drôle de voix : « Tu sais, Tristan, cette jeune fille, elle n’est pas pour toi. » Il s’était arrêté : « Comment, de quoi parles-tu ? Quelle jeune fille ? » Elle avait seulement répété : « Elle n’est pas pour toi, Tristan. » Mais ils n’en avaient plus jamais parlé.

Le matin, Tristan était sur la place du village, à l’heure où les Juifs faisaient la queue devant la porte de l’hôtel Terminus. Les hommes et les femmes attendaient d’entrer à tour de rôle, pour qu’on marque leurs noms sur le registre, et pour recevoir leurs cartes de rationnement.

À demi caché derrière les arbres, Tristan regardait Esther et ses parents qui attendaient. Il avait un peu honte, parce que sa mère et lui n’avaient pas besoin de faire la queue, ils n’étaient pas comme les autres. C’était ici, sur la place, qu’Esther l’avait regardé pour la première fois. Il pleuvait par à-coups. Les femmes se serraient dans leurs châles, ouvraient leurs grands parapluies noirs. Les enfants restaient auprès d’elles, sans courir, sans crier. Dans l’ombre des platanes, Tristan regardait Esther, au milieu de la file d’attente. Elle était tête nue, les gouttes de pluie brillaient dans ses cheveux noirs. Elle donnait le bras à sa mère, et son père paraissait très grand à côté d’elle. Elle ne parlait pas. Personne ne parlait, pas même les carabiniers debout devant la porte du restaurant.

Chaque fois que la porte s’ouvrait, Tristan apercevait un peu de la grande salle éclairée par les portes-fenêtres ouvertes sur le jardin. Les carabiniers étaient debout près des fenêtres, ils fumaient. L’un d’eux était assis à une table, avec un registre ouvert devant lui, il pointait les noms. Il y avait quelque chose de terrible, de mystérieux, pour Tristan, comme si les gens qui entraient dans la salle n’allaient pas repartir. Du côté de la place, les fenêtres de l’hôtel étaient fermées, les rideaux tirés. Quand la nuit tombait, les Italiens fermaient les volets et se barricadaient dans l’hôtel. La place devenait noire, comme inhabitée. Personne n’avait le droit de sortir.

C’était le silence qui attirait Tristan devant l’hôtel. Il avait quitté la chambre tiède où sa mère respirait doucement, le rêve de musique et de jardins, pour venir voir Esther au milieu des silhouettes noires qui attendaient sur la place. Les carabiniers écrivaient son nom. Elle entrait avec son père et sa mère, et l’homme au registre marquait son nom sur le cahier, à la suite des autres noms. Tristan aurait voulu être avec elle, dans la file, avancer avec elle jusqu’à la table, il ne pouvait pas dormir dans la chambre de l’hôtel Victoria pendant que cela se passait. Le silence de la place était trop fort. On n’entendait que le bruit de l’eau dans le bassin de la fontaine, un chien qui aboyait quelque part.

Ensuite, Esther est ressortie. Elle a marché sur la place, un peu à l’écart de son père et de sa mère. Quand elle est passée devant les arbres, elle a vu Tristan, et dans ses yeux noirs il y avait une flamme, comme de colère, ou de dédain, une flamme violente qui a fait battre trop fort le cœur du garçon. Il a reculé. Il voulait dire, vous êtes belle, je ne pense qu’à vous, je vous aime. Mais les silhouettes se hâtaient déjà vers les ruelles.

Le soleil montait dans le ciel, la lumière brûlait entre les nuages. Dans les champs, l’herbe coupait, les broussailles fouettaient les jambes. Tristan courait pour s’échapper, il descendait jusqu’au ruisseau glacé. L’air était plein d’odeurs, de pollen, de mouches.


C’était comme s’il n’y avait jamais eu d’autre été avant celui-là. Le soleil brûlait les champs d’herbes, les pierres du torrent, et les montagnes semblaient lointaines, contre le ciel bleu sombre. Esther allait souvent vers la rivière, au fond de la vallée, là où les deux torrents s’unissaient. À cet endroit, la vallée devenait très large. Le cercle des montagnes paraissait encore plus lointain. Le matin, l’air était lisse et froid, le ciel absolument bleu. Puis, après midi, les nuages faisaient leur apparition au nord et à l’est, au-dessus des cimes, gonflant leurs volutes éblouissantes. La lumière vibrait au-dessus de l’eau de la rivière. La vibration était partout, quand on tournait la tête, elle s’unissait au bruit de l’eau et au chant des criquets.

Un jour, Gasparini était venu jusqu’à la rivière avec Esther. Comme le soleil était au centre du ciel, Esther commençait à remonter la pente pour retourner chez elle, et Gasparini lui avait pris la main : « Viens, on va voir mon cousin faucher, en bas, à Roquebillière. » Esther hésitait. Gasparini : « Ce n’est pas loin, c’est juste en bas, on va y aller avec la charrette de mon grand-père. » Esther avait déjà vu la moisson autrefois, avec son père, mais elle n’était pas sûre de se souvenir comment était le blé. Finalement, elle était montée dans la charrette. Il y avait des femmes avec des foulards sur la tête, des enfants. C’était le grand-père Gasparini qui guidait le cheval. La charrette avait suivi la route, descendant les lacets jusqu’à la vallée. Il n’y avait plus de maisons, seulement la rivière qui brillait au soleil, les champs d’herbes. La route était défoncée, la charrette cahotait, et ça faisait rire les femmes. Un peu avant Roquebillière, la vallée était large. Avant de voir quoi que ce soit, Esther avait entendu : des cris, des voix de femmes, des rires aigus qui arrivaient dans le vent chaud, et une rumeur sourde, régulière, comme le bruit de la pluie. « On arrive, les champs de blé sont là », avait dit Gasparini. Alors le chemin rejoignait la route, et Esther avait vu tout d’un coup tous ces gens au travail. Il y avait beaucoup de monde, des charrettes arrêtées, avec les chevaux en train de brouter l’herbe des talus, des enfants qui jouaient. Près des charrettes, des hommes âgés étaient occupés à charger le blé à l’aide de fourches en bois. La plus grande partie des champs était déjà fauchée, les femmes coiffées de fichus étaient penchées sur les gerbes qu’elles liaient, avant de les repousser sur la route près des charrettes. Près d’elles, des bébés, des marmots s’amusaient avec les épis tombés par terre. D’autres enfants, plus grands, glanaient dans le champ, enfournaient les épis dans des sacs de jute.

C’était au fond du champ que les jeunes hommes travaillaient. À quelques pas les uns des autres, ils formaient une ligne, comme des soldats, et ils avançaient lentement dans les blés en balançant leurs faux. C’étaient eux qu’Esther avait entendus de loin, quand elle était arrivée. Avec une régularité mécanique, les faux se levaient en arrière, leurs longues lames étincelant au soleil, un bref instant immobiles, puis retombaient d’un coup en crissant dans les blés, et les hommes faisaient un bruit sourd avec leur gorge et leur poitrine, un ran ! qui résonnait dans la vallée.

Esther s’était cachée derrière les charrettes, parce qu’elle ne voulait pas qu’on la voie, mais Gasparini l’avait tirée par la main et l’avait forcée à marcher au milieu du champ. Les chaumes étaient durs et piquants, ils traversaient leurs espadrilles de corde, ils écorchaient leurs chevilles. Il y avait une odeur surtout, une odeur qu’Esther n’avait jamais respirée auparavant, et c’était peut-être à cause d’elle qu’elle avait eu peur, en arrivant. Une odeur âcre de poussière et de sueur, une odeur mêlée d’homme et de plante. Le soleil éblouissait, il brûlait les paupières, le visage, les mains. Autour d’eux, dans le champ, il y avait des femmes et des enfants vêtus pauvrement, qu’Esther n’avait jamais vus auparavant. Avec une sorte de hâte fiévreuse, ils ramassaient les épis tombés des gerbes, et les mettaient dans leurs sacs de toile. « Eux, ils sont italiens », avait dit Gasparini, avec une nuance de condescendance dans la voix. « Il n’y a pas de blé chez eux, alors ils viennent glaner ici. » Esther regardait avec curiosité les jeunes femmes en haillons, leur visage presque dissimulé par des chiffons fanés. « D’où viennent-ils ? » Gasparini avait montré les montagnes, au fond de la vallée. « Ils viennent de Valdieri, de Santa Anna (il disait Santanna), ils sont venus en marchant à travers la montagne, parce qu’ils ont faim chez eux. » Esther était étonnée, jamais elle n’avait imaginé que les Italiens pouvaient être comme ces femmes et ces enfants. Mais Gasparini l’entraînait vers la ligne des faucheurs. « Regarde, lui, c’est mon cousin. » Un jeune homme en tricot de corps, visage et bras rougis par le soleil, s’était arrêté de balancer sa faux. « Alors ? Tu me présentes ta fiancée ? » Il avait éclaté de rire, et les autres hommes aussi s’étaient arrêtés pour les dévisager. Gasparini avait haussé les épaules. Avec Esther, il marchait à l’autre bout du champ, pour s’asseoir sur un talus. De là, on entendait seulement le sifflement de la faux dans les blés, et le souffle rauque des hommes : ran ! ran ! Gasparini avait dit : « Mon père dit que les Italiens vont perdre la guerre parce qu’ils n’ont plus rien à manger chez eux. » Esther : « Alors peut-être qu’ils vont s’installer ici ? » Gasparini avait répondu, sans hésiter : « On ne les laissera pas faire. On les chassera. D’ailleurs les Anglais et les Américains vont gagner la guerre. Mon père dit que les Allemands et les Italiens vont être battus bientôt. » Il avait tout de même un peu baissé la voix : « Mon père, il est dans le maquis. Et le tien ? » Esther avait réfléchi. Elle n’était pas bien sûre de ce qu’elle devait répondre. Elle avait dit comme lui : « Mon père aussi, il est dans le maquis. » Gasparini : « Qu’est-ce qu’il fait ? » Esther avait dit : « Il aide les Juifs qui traversent les montagnes, il les aide à se cacher. » Gasparini avait l’air un peu irrité : « Ce n’est pas pareil. Aider le maquis, ce n’est pas ça. » Esther regrettait déjà d’avoir parlé de tout cela. Son père et sa mère lui avaient dit qu’il ne fallait jamais parler de la guerre, ni des gens qui venaient chez eux, à qui que ce soit. Ils avaient dit que les soldats italiens donnaient de l’argent à ceux qui dénonçaient les autres. Peut-être que Gasparini allait répéter tout cela au capitaine Mondoloni ? Un long moment, tous les deux étaient restés silencieux, mâchonnant les grains de blé qu’ils extrayaient un à un de leurs gaines transparentes. Il avait dit enfin : « Qu’est-ce qu’il fait ton père ? Je veux dire, qu’est-ce qu’il faisait avant la guerre ? » Esther avait dit : « Il était professeur. » Gasparini avait l’air intéressé : « Professeur de quoi ? » Esther : « Professeur d’histoire au lycée. Histoire géographie. » Gasparini ne disait plus rien. Il regardait droit devant lui, le visage fermé. Esther pensait à la façon dont il avait dit, tout à l’heure, en regardant les enfants en train de glaner : « Ils ont faim chez eux. » Plus tard Gasparini avait dit : « Mon père a un fusil, il l’a toujours, il est caché chez nous, dans la grange. Si tu veux, un jour, je te le montrerai. » Esther et lui étaient restés encore un moment sans rien dire, à écouter le bruit des faux et des respirations des hommes. Le soleil était immobile au centre du ciel, on ne voyait pas d’ombres sur la terre. Entre les piques des chaumes, il y avait de grosses fourmis noires qui avançaient, s’arrêtaient, repartaient. Elles aussi, elles cherchaient les grains de blé tombés des gerbes.

« C’est vrai que tu es juive ? » avait demandé Gasparini. Esther l’avait regardé comme si elle ne comprenait pas. « Dis, c’est vrai ? Tu es juive ? » avait répété le jeune garçon. Son visage tout à coup exprimait une telle appréhension qu’Esther avait répondu, très vite, en colère : « Moi ? Non, non ! » Le visage de Gasparini ne s’était pas détendu. Il disait maintenant : « Mon père, il dit que si les Allemands viennent ici, ils tueront tous les Juifs. » Tout d’un coup, Esther avait senti son cœur battre plus fort, avec douleur, le sang gonfler les artères de son cou, battre dans ses tempes et ses oreilles. Sans comprendre pourquoi, ses yeux étaient pleins de larmes. C’était d’avoir menti qui lui faisait cela. Elle entendait la voix lente, insistante du garçon, et sa propre voix qui résonnait, répétait : « Moi ? Non, non ! » La peur, ou la douleur, qui débordait de ses yeux. Au-dessus des champs, le ciel était bleu presque noir, la lumière brillait sur les faux, sur les pierres des montagnes. Le soleil brûlait son dos et ses épaules à travers sa robe. Plus loin, au milieu du champ, pareils à des fourmis inlassables, les femmes et les enfants en guenilles continuaient de fouiller avidement les chaumes, et leurs doigts coupés saignaient.

D’un seul coup, sans rien dire, Esther s’était levée et elle était partie, d’abord en marchant, avec les piques des chaumes qui entraient dans ses espadrilles. Derrière elle, il y avait la voix un peu éraillée du garçon qui criait : « Hélène ! Hélène, attends-moi ! Où est-ce que tu vas ? » Quand elle était arrivée sur la route, là où les charrettes attendaient leur chargement de gerbes, elle s’était mise à courir, de toutes ses forces, dans la direction du village. Elle courait sans se retourner, sans perdre un instant, en pensant qu’elle avait un chien furieux derrière elle pour pouvoir courir encore plus vite. L’air frais de la vallée glissait sur elle, après la chaleur des champs de blé, c’était comme de l’eau.

Elle avait couru, jusqu’à ce qu’elle ait mal, et ne puisse plus respirer. Puis elle s’était assise au bord de la route, et le silence était effrayant. Un camion était arrivé, dans un nuage de fumée bleue, conduit par des carabiniers. Les Italiens l’avaient mise à l’arrière, et quelques instants après, Esther était descendue sur la place du village. Elle n’avait pas dit à sa mère ce qui était arrivé, en bas, là où les gens moissonnaient. Elle avait gardé longtemps le goût âcre des grains de blé dans sa bouche.


Les Italiens avaient quand même emporté le piano de M. Ferne, un matin, de bonne heure, sous la pluie. La nouvelle s’était répandue sans qu’on sache comment. Tous les enfants du village étaient là, et aussi quelques vieilles femmes en tablier et des Juifs vêtus de leur caftan d’hiver à cause de la pluie. Alors le grand meuble magique, d’un noir brillant, avec ses chandeliers de cuivre en forme de diables, avait commencé à remonter la rue, porté par quatre soldats italiens en uniforme. Esther avait regardé passer ce cortège bizarre, ce piano qui oscillait et tanguait comme un énorme cercueil, et les plumes noires des chapeaux militaires qui s’agitaient à chaque secousse. Plusieurs fois, les soldats avaient dû s’arrêter pour souffler, et chaque fois qu’ils déposaient le piano sur le pavé, les cordes résonnaient avec une longue vibration qui ressemblait à une plainte.

C’était ce jour-là qu’Esther avait parlé à Rachel, pour la première fois. De loin, elle avait suivi le cortège, puis elle avait aperçu la silhouette de M. Ferne qui remontait lui aussi la rue, sous la pluie. Esther s’était cachée dans l’embrasure d’une porte, pour attendre, et Rachel s’était arrêtée à côté d’elle. Des gouttes d’eau mouillaient la belle chevelure rouge de Rachel, coulaient sur son visage comme des larmes. Peut-être que c’était à cause de cela qu’Esther avait eu envie d’être son amie. Mais déjà le piano avait disparu en haut de la rue, vers l’hôtel Terminus. M. Ferne était passé devant elles sans les voir, son visage blanc curieusement grimaçant à cause de l’anxiété, ou de la pluie. Sa barbiche grise s’agitait, comme s’il parlait tout seul, et peut-être qu’il lançait des malédictions sur les soldats italiens dans sa langue. C’était comique et triste à la fois, et Esther sentait sa gorge se serrer, parce qu’elle comprenait tout d’un coup ce qu’était la guerre. Quand il y avait la guerre, des hommes, des policiers et des soldats avec de drôles de chapeaux à plumes pouvaient oser prendre le piano de M. Ferne, chez lui, pour l’emporter dans la salle à manger de l’hôtel Terminus. Et pourtant ce piano, M. Ferne y tenait plus qu’à tout au monde, c’était tout ce qui lui restait dans la vie.

Alors Rachel a remonté la rue vers la place, et Esther marchait à côté d’elle. Arrivées sur la place, elles se sont mises à l’abri d’un platane, et elles ont regardé la pluie qui tombait. Quand Rachel parlait, ça faisait un petit nuage de buée autour de ses lèvres. Esther était contente d’être là, malgré le piano de M. Ferne, parce qu’il y avait longtemps qu’elle voulait parler à Rachel, sans oser. Esther aimait ses cheveux roux, longs et libres sur ses épaules. Cela choquait beaucoup de gens au village, les femmes du pays et aussi les religieux juifs, parce que Rachel n’allait plus aux cérémonies, et qu’elle parlait souvent avec les carabiniers italiens, devant l’hôtel. Mais elle était si belle qu’Esther pensait que ce n’était pas important qu’elle ne fasse pas comme les autres. Souvent, Esther l’avait suivie sans qu’elle s’en rende compte, dans les rues du village, quand elle allait faire des courses, ou quand elle se promenait l’après-midi sur la place avec son père et sa mère. Les gens racontaient des choses sur elle, les garçons disaient qu’elle sortait la nuit, malgré le couvre-feu, et qu’elle allait se baigner toute nue dans la rivière. Les filles racontaient des choses moins extraordinaires, mais plus venimeuses. Elles disaient que Rachel fréquentait le capitaine Mondoloni, qu’elle allait le voir, à l’hôtel Terminus, et qu’elle partait avec lui sur les routes, dans l’auto blindée. Quand la guerre serait finie, et quand les Italiens auraient été battus, on lui couperait ses beaux cheveux et on la fusillerait, comme tous les agents de la Gestapo et de l’armée italienne. Esther savait bien qu’elles racontaient cela parce qu’elles étaient jalouses.

Ce jour-là, Esther et Rachel sont restées ensemble un long moment, à parler et à regarder la pluie qui picotait les flaques. Quand la pluie a cessé, les gens sont venus sur la place, comme chaque matin, les femmes du pays en tablier et en galoches, les Juives avec leurs manteaux et leurs fichus, et les vieux avec leurs longs caftans noirs et leurs chapeaux. Les enfants aussi commençaient à courir, la plupart en haillons et pieds nus.

Puis Rachel a montré M. Ferne. Il était lui aussi sur la place, caché de l’autre côté de la fontaine. Il regardait du côté de l’hôtel, comme s’il allait pouvoir apercevoir son piano. Sa silhouette maigre, qui se faufilait d’un arbre à un autre, tendant le cou pour essayer de voir à l’intérieur de l’hôtel, pendant que les carabiniers fumaient devant la porte, cela avait quelque chose de risible et de pitoyable à la fois, qui faisait honte à Esther. Tout d’un coup, elle en a eu assez. Elle a pris la main de Rachel et elle l’a entraînée vers la rue du ruisseau, et elles sont allées jusqu’à la route, au-dessus de la rivière. Elles ont marché ensemble sur la route encore luisante de pluie, sans rien dire, jusqu’au pont. En dessous, les deux torrents se rencontraient, avec des tourbillons. Un chemin conduisait jusqu’au confluent, où il y avait une plage étroite de galets. Le bruit des torrents était assourdissant, mais Esther trouvait que c’était bien. À cet endroit, il n’y avait rien d’autre au monde, et on ne pouvait pas se parler. Les nuages s’étaient écartés, le soleil brillait sur les pierres, faisait étinceler l’eau rapide.

Esther et Rachel sont restées un long moment assises sur les pierres mouillées, à regarder l’eau tourbillonner. Rachel a sorti des cigarettes, un paquet bizarre, écrit en anglais. Elle a commencé à fumer, avec la fumée âcre douce de la cigarette qui tournait autour d’elle, et qui attirait les guêpes. À un moment, elle a donné la cigarette à Esther pour qu’elle essaie, mais la fumée l’a fait tousser, et Rachel s’est mise à rire.

Ensuite, elles ont remonté le talus, parce qu’elles avaient froid, et elles se sont assises sur le petit mur, au soleil. Rachel a commencé à parler de ses parents, avec une drôle de voix, dure et presque méchante. Elle ne les aimait pas, parce qu’ils avaient toujours peur, et qu’ils s’étaient enfuis de chez eux, en Pologne, et qu’ils s’étaient cachés en France. Elle ne parlait pas des Italiens, ni de Mondoloni, mais tout d’un coup, elle a fouillé dans la poche de sa robe, et elle a montré une bague dans sa main ouverte.

« Regarde, on m’a donné ça. »

C’était une bague ancienne très belle, avec une pierre bleu sombre qui luisait au milieu d’autres petites pierres très blanches.

« C’est un saphir », a dit Rachel. « Et les petites, autour, ce sont des diamants. »

Esther n’avait jamais vu rien de pareil.

« C’est beau ? »

« Oui », a dit Esther. Mais elle n’aimait pas cette pierre sombre. Elle avait un éclat étrange, qui faisait un peu peur. Esther pensait que c’était comme la guerre, comme le piano que les carabiniers avaient emmené de la maison de M. Ferne. Elle n’a rien dit, mais Rachel a compris, et elle a remis tout de suite la bague dans sa poche.

« Qu’est-ce que tu feras, quand la guerre sera finie ? » a demandé Rachel. Et avant qu’Esther n’ait eu le temps de réfléchir, elle a continué :

« Moi, je sais ce que je voudrais faire. Je voudrais faire de la musique, comme M. Ferne, jouer du piano, chanter. Aller dans les grandes villes, à Vienne, à Paris, à Berlin, en Amérique, partout. »

Elle a allumé une autre cigarette, et pendant qu’elle parlait de cela, Esther regardait son profil, auréolé par sa chevelure rouge, lumineuse, elle regardait ses bras, ses mains aux ongles longs. Peut-être à cause de la fumée de la cigarette, à cause du soleil, Esther sentait sa tête tourner un peu. Rachel parlait des soirées à Paris, à Varsovie, à Rome, comme si elle avait vraiment connu tout cela. Quand Esther a parlé de la musique de M. Ferne, Rachel s’est mise en colère tout à coup. Elle a dit que c’était un vieil imbécile, un clochard, avec son piano dans sa cuisine. Esther n’a pas protesté, pour ne pas détruire l’image de Rachel, son profil si fin et son auréole de cheveux roux, pour rester le plus longtemps possible à côté d’elle et sentir l’odeur de sa cigarette. Mais c’était triste de l’entendre parler comme cela, et de penser au piano de M. Ferne tout seul dans la grande salle enfumée de l’hôtel Terminus, avec les carabiniers en train de boire et de jouer aux cartes. Cela faisait penser à la guerre, à la mort, à l’image qui revenait sans cesse dans l’esprit d’Esther, son père qui marchait dans les grands champs d’herbes, loin du village, qui disparaissait, comme s’il n’allait jamais revenir.

Quand Rachel a eu fini sa cigarette anglaise, elle a jeté le bout dans le fond de la vallée, et elle s’est levée, en essuyant ses fesses avec les mains. Ensemble, sans parler, elles sont retournées vers le village où les cheminées fumaient pour le repas du midi.


On était déjà en août. Chaque soir, à présent, le ciel se remplissait de gros nuages blancs ou gris, qui montaient en dessinant des formes fantastiques. Depuis plusieurs jours, le père d’Esther partait tôt le matin, vêtu de son complet-veston de flanelle grise, un petit cartable d’écolier à la main, celui-là même qu’il prenait autrefois pour aller enseigner l’histoire-géo au lycée, à Nice. Esther regardait avec anxiété son visage tendu, sombre. Il ouvrait la porte de l’appartement, en contrebas de la ruelle encore dans l’ombre, et il se retournait pour embrasser sa fille. Esther un jour lui a demandé : « Où est-ce que tu vas ? » Il a répondu, presque sèchement : « Je vais voir des gens. » Puis il a ajouté : « Ne me pose pas de questions, Estrellita. Il ne faut pas parler de cela, jamais, tu comprends ? » Esther savait qu’il allait aider les Juifs à passer les montagnes, mais elle n’a rien demandé. Pour cela, l’été semblait terrifiant malgré la beauté du ciel bleu, malgré les champs d’herbes si grands, malgré le chant des criquets et le bruit de l’eau sur les pierres des torrents. Esther ne pouvait pas rester une minute en place dans l’appartement. Sur le visage de sa mère, elle lisait sa propre inquiétude, le silence, le poids de l’attente. Alors, aussitôt qu’elle avait bu le bol de lait chaud du petit déjeuner elle ouvrait la porte de l’appartement, elle montait l’escalier vers la rue. Elle était dehors quand elle entendait la voix de sa mère qui disait : « Hélène ? Tu sors déjà ? » Jamais sa mère ne l’appelait Esther quand on pouvait l’entendre du dehors. Un soir, dans son lit, dans la chambre obscure, Esther avait entendu sa mère se plaindre de ce qu’Esther passait son temps à vagabonder, et son père avait seulement répondu : « Laisse-la, ce sont peut-être les derniers jours… » Depuis, ces mots étaient restés dans son esprit : les derniers jours… C’étaient eux qui l’attiraient au-dehors, irrésistiblement. C’étaient eux qui faisaient le ciel si bleu, le soleil si éclatant, les montagnes et les champs d’herbes si envoûtants, si dévorants. Depuis l’aube, Esther guettait la lumière à travers les interstices du carton bouchant la fenêtre du soupirail, elle attendait les cris brefs des oiseaux qui l’appelleraient, le pépiement des moineaux, les cris aigus des martinets, qui l’inviteraient au-dehors. Quand elle pouvait enfin ouvrir la porte et sortir dans l’air frais de la rue, avec le ruisseau glacé qui courait au centre des pavés, elle ressentait une impression extraordinaire de liberté, un bonheur sans limites. Elle pouvait aller jusqu’aux dernières maisons du village, voir l’étendue de la vallée, immense encore dans la brume du matin, et les mots de son père s’effaçaient. Alors elle se mettait à courir à travers le grand champ d’herbes, au-dessus de la rivière, sans prendre garde aux vipères, et elle arrivait à l’endroit où le chemin partait vers la haute montagne. C’était là que son père s’en allait, chaque matin, vers l’inconnu. Les yeux éblouis par la lumière du matin, elle cherchait à apercevoir les plus hautes cimes, la forêt des mélèzes, les gorges, les ravins dangereux. En bas, au fond de la vallée, elle entendait les voix des enfants dans la rivière. Ils s’amusaient à pêcher les écrevisses, dans l’eau froide jusqu’à mi-cuisses, enfoncés dans les creux sablonneux du torrent. Esther entendait distinctement les rires des filles, leurs appels stridents : « Maryse ! Maryse !.. » Elle continuait à avancer dans le champ d’herbes, jusqu’à ce que les voix et les rires s’amenuisent, disparaissent. De l’autre côté de la vallée, il y avait la pente sombre de la montagne, les éboulis de pierres rouges semés de buissons d’épines. Dans le champ d’herbes, déjà, le soleil brûlait, et Esther sentait la sueur couler sur son visage, sous ses bras. Plus loin, à l’abri de quelques blocs de rochers, il n’y avait pas de vent, pas un souffle, pas un bruit. C’était ce silence qu’Esther venait chercher. Quand il n’y avait plus un seul bruit d’homme, seulement les crissements aigus des insectes, et de temps à autre le cri bref d’une alouette, et la vibration des herbes, Esther se sentait bien. Elle écoutait son cœur battre à grands coups lents, elle écoutait même le bruit de l’air qui sortait de ses narines. Elle ne savait pas pourquoi elle voulait ce silence. Simplement, c’était bien, c’était nécessaire. Alors, petit à petit, la peur s’en allait. La lumière du soleil, le ciel où les nuages commençaient à gonfler, et les grands champs d’herbes où les mouches et les abeilles restaient suspendues dans la lumière, les murailles sombres des montagnes et des forêts, tout cela pouvait continuer, encore, encore. Ce n’était pas déjà le dernier jour, elle le savait alors, tout cela pouvait encore rester, encore continuer, personne n’allait l’arrêter.

Esther, un jour, avait voulu montrer cet endroit, ce secret, à quelqu’un. Elle avait conduit Gasparini à travers les herbes, jusqu’aux blocs de rocher. Heureusement, Gasparini n’avait pas parlé des vipères, peut-être pour montrer qu’il n’avait pas peur. Mais quand ils étaient arrivés près des éboulis, Gasparini avait dit, très vite : « Ce n’est pas bien ici, moi je redescends. » Et il était reparti en courant. Mais Esther n’était pas fâchée. Elle était simplement étonnée d’avoir compris pourquoi le garçon s’était sauvé si vite. Lui, il n’avait pas besoin de savoir que tout cela allait durer, que tout cela devait continuer jour après jour, pendant des années et des siècles, et que personne ne pourrait l’arrêter.

Ce n’étaient pas les champs d’herbes à vipères qui faisaient peur à Esther. Ce qui l’effrayait, c’étaient les moissons. Les champs de blé étaient comme les arbres qui perdent leurs feuilles. Une fois, Esther était retournée vers les moissons, là où elle était allée avec Gasparini, en bas de la vallée, du côté de Roquebillière.

Maintenant, les champs étaient presque entièrement fauchés. La ligne des hommes armés de leurs grandes lames étincelantes s’était disjointe, il n’y avait plus que quelques groupes isolés. Ils fauchaient en haut des champs, à flanc de colline, sur les restanques étroites. Les enfants liaient les dernières gerbes. Les femmes et les enfants pauvres erraient dans les chaumes, mais leurs sacs restaient vides.

Esther restait assise sur le talus, à regarder les champs pelés. Elle ne comprenait pas pourquoi elle ressentait cette tristesse, cette colère, avec le ciel si bleu et le soleil qui brûlait au-dessus des chaumes. Gasparini venait s’asseoir à côté d’elle. Ils ne se parlaient pas. Ils regardaient les moissonneurs avancer le long des restanques. Gasparini avait une poignée d’épis, et ils croquaient les grains de blé, savourant longuement le doux-amer. À présent, Gasparini ne parlait plus jamais de la guerre, ni des Juifs. Il avait l’air tendu, inquiet. C’était un garçon de quinze ou seize ans, mais déjà large et fort comme un homme, avec des joues qui rougissaient facilement comme celles des filles. Esther se sentait très différente de lui, mais elle l’aimait bien quand même. Quand ses camarades passaient sur la route, le long des champs, ils lui criaient des lazzis, et lui les regardait avec colère, il se relevait à moitié, comme s’il voulait se battre.


Un jour, Gasparini est venu chercher Esther chez elle, tôt le matin. Il a descendu le petit escalier en contrebas de la rue, il a frappé à la porte. C’est la mère d’Esther qui a ouvert la porte. Elle l’a regardé un instant sans comprendre, puis elle l’a reconnu, et elle l’a fait entrer dans la cuisine. C’était la première fois qu’il entrait chez Esther. Il a regardé autour de lui, la pièce étroite et sombre, la table en bois et les bancs, le poêle en fonte, les casseroles en équilibre sur une planche. Quand Esther est arrivée, elle a failli éclater de rire en le voyant si penaud devant la table, le regard fixé sur la toile cirée. De temps en temps, il chassait les mouches d’un revers de sa main.

Elizabeth a apporté la bouteille de jus de cerise qu’elle avait préparé au printemps. Gasparini a bu le verre de jus, puis il a sorti un mouchoir de sa poche pour s’essuyer la bouche. Le silence, dans la cuisine, faisait durer encore plus le temps. À la fin, il s’est décidé à parler, d’une voix un peu enrouée. « Je voulais demander la permission d’emmener Hélène à l’église, vendredi, pour la fête. » Il regardait Esther debout devant lui, comme si elle pouvait l’aider. « Quelle fête ? » a demandé Elizabeth. « C’est la fête de la Madone, vendredi », a expliqué Gasparini. « La Madone doit retourner dans la montagne, elle va quitter l’église. » Elizabeth s’est tournée vers sa fille : « Eh bien ? C’est à toi de décider, je suppose ? » Esther dit avec sérieux : « Si mes parents sont d’accord, j’irai. » Elizabeth a dit : « Je te donne la permission, mais il faudra demander aussi à ton père. »

La cérémonie a eu lieu le vendredi, comme prévu. Les carabiniers avaient donné l’autorisation et, dès le matin, les gens ont commencé à arriver sur la petite place, devant l’église. Dans l’église, les enfants ont allumé des cierges et accroché des bouquets de fleurs. Il y avait surtout des femmes et des hommes âgés, parce que la plupart des hommes étaient prisonniers, et n’étaient pas revenus de la guerre. Mais les jeunes filles sont venues avec leurs robes d’été, décolletées, et jambes nues, les pieds chaussés d’espadrilles, avec seulement un châle sur les cheveux. Gasparini est venu chercher Esther. Il portait un complet à culotte de golf gris clair, qui appartenait à son frère aîné, et qu’il n’avait mis que le jour de sa communion solennelle. C’était la première fois qu’il mettait une cravate, en tissu rouge lie-de-vin. La mère d’Esther a eu un sourire un peu moqueur pour le jeune paysan endimanché, mais Esther l’a regardée avec reproche. Le père d’Esther a serré la main de Gasparini en lui disant quelques mots aimables. Gasparini était très impressionné par la haute taille du père d’Esther, et parce qu’il était professeur. Quand Esther avait demandé l’autorisation à son père, il avait dit sans hésiter : « Oui, c’est important que tu ailles à cette fête. » Il avait dit cela d’un air si sérieux qu’Esther en avait été intriguée.

Maintenant, en voyant l’église pleine de monde, elle comprenait pourquoi c’était si important. Les gens étaient venus de tous les côtés, même des fermes isolées de la montagne, des bergeries du Boréon, ou de Mollières. Sur la grand-place, devant l’hôtel Terminus surmonté du drapeau italien, les carabiniers et les soldats regardaient passer la foule.

Vers dix heures, la cérémonie a commencé. Le prêtre est entré dans la chapelle, suivi par une partie de la foule. Au milieu, il y avait trois hommes en complet-veston bleu sombre. Gasparini a chuchoté à l’oreille d’Esther : « Regarde, là, c’est mon cousin. » Esther a reconnu le jeune homme qui fauchait les blés dans le champ, près de Roquebillière. « Quand la guerre sera finie, c’est lui qui emmènera la Madone en haut, dans la montagne. » L’église était comble, et les enfants ne pouvaient plus entrer. Ils sont restés sur le parvis de l’église, au soleil, à attendre. Quand la cloche s’est mise à tinter, il y a eu un mouvement dans la foule, et les trois hommes sont apparus, portant la statue. C’était la première fois qu’Esther voyait la statue de la Madone. C’était une petite femme au visage couleur de cire qui tenait dans ses bras un bébé qui avait un curieux regard d’adulte. La statue était vêtue d’un grand manteau en satin bleu qui brillait au soleil. Ses cheveux aussi brillaient, ils étaient noirs et épais comme du crin de cheval. La foule s’est écartée pour laisser passer la statue qui tanguait au-dessus des têtes, et les trois hommes sont retournés vers l’intérieur de l’église. Dans le brouhaha, on entendait le refrain de l’Ave Maria. « Quand la guerre sera finie, mon cousin ira avec les autres, ils emmèneront la statue jusqu’au sanctuaire, dans la montagne. » Gasparini répétait cela avec une sorte d’impatience. Quand la cérémonie a été finie, tout le monde est allé sur la place. Sur la pointe des pieds, Esther a cherché à voir les soldats italiens. Leurs uniformes gris faisaient une drôle de tache, à l’ombre des tilleuls. Mais c’était Rachel qu’Esther voulait voir.

Un peu à l’écart, les vieux Juifs regardaient aussi. On les voyait de loin, à cause de leurs vêtements noirs, de leurs chapeaux, les fichus des femmes, la pâleur de leurs visages. Malgré la chaleur du soleil intermittent, les vieux avaient gardé leurs caftans. Ils regardaient sans se parler, en caressant leurs barbes. Les enfants juifs ne se mêlaient pas à la foule endimanchée. Ils restaient auprès de leurs parents, sans bouger.

Tout d’un coup, Esther a vu Tristan. Il était au bord de la place, avec les enfants juifs. Il ne bougeait pas, il regardait. Son visage avait une drôle d’expression, une grimace figée par le soleil.

Esther a senti le sang affluer sous sa peau. Elle s’est dégagée de la main de Gasparini, elle a marché droit vers Tristan. Son cœur cognait fort, elle croyait que c’était de colère. « Pourquoi tu me regardes toujours ? Pourquoi tu me surveilles ? » Lui a reculé un peu. Ses yeux bleu sombre brillaient, mais il ne répondait rien. « Va-t’en ! Va t’amuser, laisse-moi, tu n’es pas mon frère ! » Esther a entendu la voix de Gasparini qui l’appelait : « Hélène ! Viens, où est-ce que tu vas ? » Le regard de Tristan exprimait une telle anxiété qu’elle s’est arrêtée un instant, sa voix s’est radoucie pour lui dire : « Je reviens, excuse-moi, je ne sais pas pourquoi je t’ai dit ça. » Elle a fendu la foule, tête baissée, sans répondre à Gasparini. Les filles s’écartaient pour la laisser passer. Elle a commencé à descendre la rue du ruisseau, maintenant déserte. Mais elle ne voulait pas rentrer chez elle, elle ne voulait pas avoir à répondre aux questions de sa mère. Loin de la place, elle entendait grandir le bruit des voix humaines, les rires, les appels, et par-dessus tout comme un bourdonnement, la voix du prêtre qui psalmodiait dans l’église, Ave, Ave, Ave Mari-i-ia…


Vers la fin de l’après-midi, Esther est revenue sur la place. La plupart des gens étaient partis mais, du côté des tilleuls, il y avait un groupe de garçons et de filles. Quand elle s’est approchée, Esther a entendu le bruit de la musique d’accordéon. Au milieu de la place, près de la fontaine, il y avait des femmes qui dansaient entre elles, ou bien avec de très jeunes garçons qui leur arrivaient à l’épaule. Les soldats italiens étaient debout devant l’hôtel, ils fumaient en écoutant la musique.

C’était Rachel qu’Esther cherchait, maintenant. Lentement, elle marchait dans la direction de l’hôtel, le cœur battant. Elle regardait vers la grande salle, et par la porte ouverte elle voyait les soldats et les carabiniers. Sur le piano de M. Ferne, il y avait un gramophone en train de tourner, et ça faisait une musique de mazurka lente et nasillarde. Dehors, les femmes tournaient sur elles-mêmes, leurs visages rouges brillant au soleil. Esther passait devant elles, devant les garçons, devant les carabiniers, elle approchait de la porte de l’hôtel.

Le soleil était très bas dans le ciel, il éclairait en plein la grande salle, par les fenêtres ouvertes sur le jardin. La lumière faisait mal à Esther, lui donnait le vertige. C’était peut-être à cause de ce qu’avait dit son père, que tout devait s’arrêter. Quand Esther est entrée dans la salle, elle a senti un soulagement. Mais son cœur continuait à battre à grands coups dans sa poitrine. Elle a vu Rachel. Elle était avec les soldats emplumés, au centre de la salle dont les tables et les chaises avaient été repoussées contre les murs, et elle dansait avec Mondoloni. Il y avait d’autres femmes dans la salle, mais Rachel était la seule qui dansait. Les autres la regardaient, comme elle virevoltait, avec sa robe claire qui se soulevait et montrait ses jambes minces, et son bras nu posé légèrement sur l’épaule du soldat. Par moments, les carabiniers et les soldats s’arrêtaient devant elle, et Esther devait se mettre sur la pointe des pieds pour la voir. À cause du bruit de la musique, Esther n’entendait pas sa voix, mais il lui semblait percevoir de temps en temps une interjection, un éclat de rire. Jamais Rachel ne lui avait paru aussi belle. Elle avait dû boire déjà passablement, mais elle était de ces gens qui maîtrisent bien leur ivresse. Simplement, elle se tenait très droite, tandis qu’elle tournait et tournait au son de la mazurka, et sa longue chevelure rouge sombre balayait son dos. En vain, Esther cherchait à capter son regard. Son visage mat était renversé en arrière, elle était partie, ailleurs, dans un autre monde, emportée par le bruit de la musique et par la danse. Les soldats et les carabiniers étaient tournés vers elle, ils la regardaient en fumant et en buvant, et Esther croyait entendre leurs rires. Devant la porte, les enfants s’arrêtaient pour chercher à voir, les femmes se penchaient pour distinguer la silhouette claire qui dansait dans la grande salle. Alors les carabiniers se tournaient vers le dehors, ils faisaient des gestes, et tout le monde s’écartait. Dehors, sur la place, les jeunes gens restaient à l’écart, de l’autre côté de la fontaine. Personne ne semblait faire attention. C’est cela qui faisait battre le cœur d’Esther. Elle sentait que ce n’était pas normal, qu’il y avait comme un mensonge quelque part. Les gens faisaient semblant de ne rien voir, mais c’était à Rachel qu’ils pensaient, ils la haïssaient au fond d’eux-mêmes, plus encore que les soldats italiens.

La musique ne cessait pas, avec sa voix nasillarde, les polkas rythmées sur le piano de M. Ferne, la voix étranglée de la clarinette qui s’emberlificotait dans l’air.

Quand Esther a quitté l’hôtel, Gasparini s’est arrêté devant elle. Il avait les yeux brillants de colère. « Viens, on va se promener. » Esther secouait la tête. Elle descendait la ruelle, jusqu’à l’endroit où on voit la vallée. Elle voulait être seule, ne plus entendre la musique, ni les voix. À un moment, Gasparini a pris son poignet, et il l’a attirée vers lui, maladroitement, en la tenant par la taille, comme s’il voulait danser. Son visage était rouge de chaleur, la cravate l’étranglait. Il s’est penché vers Esther, il a cherché à l’embrasser. Esther a senti son odeur, une odeur lourde, qui lui faisait peur et l’attirait en même temps, une odeur d’homme. Elle a commencé à le repousser, d’abord en répétant, « laisse-moi tranquille, laisse-moi ! » puis elle s’est débattue avec rage, elle l’a griffé, et il est resté debout au milieu de la rue, sans comprendre. Autour d’eux les garçons riaient. Alors Tristan a sauté au cou de Gasparini, il cherchait à lui faire une prise, mais il était trop léger, il restait suspendu, ses pieds battant dans le vide, et Gasparini l’a rejeté d’une simple bourrade et l’a envoyé rouler par terre. Il criait : « Espèce de petit merdeux, tu recommences, je te casse la tête ! » Esther s’est mise à courir à travers les rues, le plus vite qu’elle a pu, puis elle est descendue à travers champs jusqu’au torrent. Elle s’est arrêtée de courir, elle a écouté les coups de son cœur dans sa poitrine, dans sa gorge. Même là, auprès de la rivière, elle entendait encore la musique triste et geignarde de la fête, la clarinette qui répétait sans cesse la même phrase sur le disque, tandis que Rachel tournait avec Mondoloni, son visage blanc impassible et lointain comme celui d’une aveugle.


Les nuits étaient noires, à cause du couvre-feu. Alors, il fallait tirer les rideaux devant les fenêtres, boucher tous les interstices avec des chiffons et du carton. Les hommes du maquis arrivaient quelquefois dans l’après-midi. Ils s’installaient dans la cuisine étroite, sur les bancs, autour de la table couverte de toile cirée. Esther les connaissait bien, mais elle ne savait pas leurs noms, pour la plupart. Il y avait ceux du village, ou des environs, qui repartaient avant la nuit. Il y avait ceux qui venaient de loin, de Nice, ou de Cannes, les envoyés d’Ignace Finck, Gutman, Wister, Appel. Il y en avait même qui venaient des maquis italiens. Parmi eux, il y en avait un qu’Esther aimait vraiment bien. C’était un garçon aux cheveux aussi roux que ceux de Rachel, et qu’on appelait Mario. Il venait de l’autre côté des montagnes, là où les paysans et les bergers italiens se battaient contre les fascistes. Quand il venait, il était si fatigué qu’il restait à dormir là, sur des coussins, par terre, dans la cuisine. Il ne parlait pas beaucoup avec les autres du maquis. Il s’amusait plutôt avec Esther. Il lui racontait de drôles d’histoires, moitié en français, moitié en italien, qu’il ponctuait de grands éclats de rire. Il avait de petits yeux d’un vert surprenant, des yeux de serpent, pensait Esther. Quelquefois, quand il avait passé la nuit dans la cuisine, à l’aube il emmenait Esther se promener autour du village, sans se soucier des soldats de l’hôtel Terminus.

Avec lui elle allait jusqu’aux champs d’herbes, au-dessus de la rivière. Ensemble ils entraient dans les hautes herbes, lui devant, et elle le suivant dans le sillage qu’il faisait dans les herbes. C’était lui qui lui avait parlé des vipères, la première fois. Mais il n’avait pas peur d’elles. Il disait qu’il pouvait les apprivoiser, et même les attraper, en les sifflant comme des chiens.

Un matin, il a emmené Esther encore plus loin dans les champs d’herbes, au-delà du confluent des deux torrents. Esther marchait derrière lui, le cœur battant, écoutant Mario qui faisait ses drôles de sifflements, doux et aigus, une musique qu’elle n’avait jamais entendue auparavant. La chaleur du soleil tourbillonnait déjà dans les herbes, et les montagnes, autour de la vallée, ressemblaient à des murailles géantes, d’où naissaient les nuages. Ils ont marché longtemps à travers les herbes, avec les sifflements doux de Mario qui semblaient venir de tous les côtés à la fois, qui donnaient un peu le vertige. Tout d’un coup, Mario s’est arrêté, la main en l’air. Esther est arrivée juste derrière son dos, sans faire de bruit. Mario s’est retourné vers elle. Ses yeux verts brillaient. Dans un souffle, il a dit : « Regarde ! » À travers les herbes, sur la plage de sable et de galets, au bord de la rivière, Esther a vu quelque chose qu’elle n’a pas bien compris. C’était si étrange que son regard ne pouvait plus s’en détacher. Cela ressemblait à une épaisse corde, faite de deux brins torsadés et courts, couleur de feuille morte, et qui brillait au soleil comme si on venait de la sortir de l’eau. Soudain Esther a frissonné : la corde bougeait ! Horrifiée, Esther regardait à travers les herbes les deux vipères enlacées qui glissaient et se tordaient sur la plage. À un moment, leurs têtes se sont détachées, leur mufle court, leurs yeux à la pupille verticale, leurs gueules entrouvertes. Les vipères restaient soudées l’une à l’autre, regardant fixement, comme en extase. Puis leurs corps ont recommencé à se tordre sur la plage, glissant entre les cailloux, formant lentement des anneaux de côté, unis l’un à l’autre par des nœuds qui glissaient de haut en bas, se défaisaient en agitant leurs queues comme des fouets. Elles continuaient à glisser, à rouler, et malgré le fracas de la rivière, Esther croyait entendre le crissement des écailles les unes sur les autres. « Elles se battent ? » a demandé Esther, en faisant un effort pour parler à voix basse. Mario regardait les vipères. Son visage épais était tout entier dans son regard, dans ses deux yeux étroits et fendus comme ceux des serpents. Il s’est retourné vers Esther, il a dit : « Non. Elles s’aiment. » Alors Esther a regardé avec encore plus d’attention les deux vipères unies qui glissaient sur la plage, entre les cailloux, sans s’apercevoir de leur présence. Cela a duré très longtemps, les serpents parfois immobiles et froids comme des morceaux de branches, puis soudain tremblants et fouettant le sol, noués si étroitement qu’on ne voyait plus leurs têtes. À la fin, leurs corps se sont calmés, et leurs têtes sont retombées, chacune de son côté. Esther voyait la pupille fixe, pareille à une meurtrière, et la respiration qui gonflait leurs corps, faisait briller leurs écailles. Très lentement, une des vipères a défait le nœud, elle a glissé au loin, et elle a disparu à travers les herbes, le long de la rivière. Quand l’autre a commencé à ramper, Mario s’est mis à siffler à sa façon étrange, entre ses dents, presque sans ouvrir les lèvres, un sifflement fin, léger, presque inaudible. Le serpent a redressé la tête, et il a regardé fixement Mario et Esther debout devant lui dans les herbes. Sous son regard, Esther a senti son cœur tressaillir. La vipère a hésité un instant, sa tête large formant un angle droit avec son corps dressé. Puis en un clin d’œil, elle a disparu à son tour à travers le champ d’herbes.

Mario et Esther sont retournés vers le village. Tout le long du chemin, à travers les hautes herbes, ils n’ont rien dit, attentifs seulement à ce qui se trouvait sous leurs pieds. Quand ils sont arrivés sur la route, Esther a demandé : « Tu ne les tues jamais ? » Mario s’est mis à rire. « Si, si, je sais les tuer aussi. » Il a pris un petit bâton au bord du chemin, et il lui a montré comment il faut faire, en donnant un coup sec sur le cou du serpent, près de la tête. Esther a demandé encore : « Et là, tu aurais pu les tuer ? » Mario a eu une expression étrange. Il a secoué la tête. « Non, là, je ne pouvais pas. C’était mal de les tuer. »


C’était pour cela qu’Esther aimait bien Mario. Un jour, au lieu de lui raconter des histoires, il lui avait raconté un peu sa vie, par bribes. Avant la guerre, il était berger, du côté de Valdieri. Il n’avait pas voulu partir à la guerre, il s’était caché dans la montagne. Mais les fascistes avaient tué tous ses moutons et son chien, et Mario était entré dans le maquis.

Maintenant, Esther avait des faux papiers. Un après-midi, des hommes étaient venus, avec Mario, dans la cuisine, et ils avaient mis sur la table les cartes d’identité pour tout le monde, pour Esther, pour son père et sa mère, pour Mario aussi. Esther avait regardé longuement le bout de carton jaune qui portait la photo de son père. Elle avait lu les mots écrits :

Nom : JAUFFRET. Prénoms : Pierre, Michel

Né le : 10 avril 1910 À : Marseille (Bouches-du-Rhône)

Profession : Commerçant

Signalement :

Nez : dos : rectiligne.

Base : moyenne

Dimension : moyenne

Forme générale du visage : long

Teint : clair

Yeux : verts

Cheveux : châtains

Puis la carte de sa mère, au nom de : LEROY épouse JAUFFRET, prénoms : Madeleine, née le 3 février 1912 à Pontivy (Morbihan), sans profession. Et la sienne propre, JAUFFRET Hélène, née le 22 février 1931, à Nice (Alpes-Maritimes), sans profession, signalement Nez : dos : rectiligne, base : moyenne, dimension : moyenne, forme générale du visage : ovale, teint clair, yeux : verts, cheveux : noirs.

Les hommes parlaient longtemps, autour de la table, leurs visages éclairés de façon fantastique par la lumière de la lampe à pétrole. Esther essayait d’écouter ce qu’ils disaient, sans comprendre, comme si c’étaient des voleurs en train de préparer un méfait. Elle regardait le visage large de Mario, ses cheveux rouges, ses yeux étroits et obliques, et elle se disait qu’il rêvait peut-être aux vipères dans les champs d’herbes, ou aux lièvres qu’il attrapait dans ses pièges, les nuits de pleine lune.

Quand les hommes parlaient avec son père, il y avait toujours un nom qui revenait, un nom qu’elle ne pouvait pas oublier, parce qu’il résonnait bien, comme le nom d’un héros des livres d’histoire de son père : Angelo Donati. Angelo Donati avait dit ceci, fait cela, et les hommes approuvaient. Angelo Donati avait préparé un bateau à Livourne, un grand bateau à voile et à moteur qui emmènerait tous les fugitifs, qui les sauverait. Le bateau traverserait la mer et conduirait les Juifs à Jérusalem, loin des Allemands. Esther écoutait cela, allongée par terre sur les coussins qui servaient de lit à Mario, et elle s’endormait à moitié en rêvant au bateau d’Angelo Donati, au long voyage à travers la mer jusqu’à Jérusalem. Alors Elizabeth se levait, elle entourait Esther de ses bras, et ensemble elles marchaient jusqu’à la petite chambre en alcôve, où se trouvait le lit d’Esther. Avant de dormir, Esther demandait : « Dis, quand est-ce qu’on partira sur le bateau d’Angelo Donati ? Quand est-ce qu’on ira à Jérusalem ? » La mère d’Esther l’embrassait, elle lui disait en plaisantant, mais à voix basse, avec l’inquiétude dans sa gorge : « Allons, dors, ne parle jamais d’Angelo Donati, à personne, tu comprends ? C’est un secret. » Esther disait : « Mais c’est vrai que le bateau va emmener tout le monde à Jérusalem ? » Elizabeth disait : « C’est vrai, et nous aussi nous partirons, peut-être, nous irons à Jérusalem. » Esther gardait les yeux ouverts dans le noir, elle écoutait le bruit des voix qui résonnaient sourdement dans la petite cuisine, le rire de Mario. Puis les pas s’éloignaient au-dehors, la porte se refermait. Quand son père et sa mère se couchaient dans le grand lit, à côté d’elle, et qu’elle entendait le bruit de leur respiration, elle s’endormait.


C’était déjà la fin de l’été, avec les pluies, chaque après-midi, et le bruit de l’eau qui ruisselait sur les toits et dans tous les caniveaux. Le matin, le soleil brillait au-dessus des montagnes, et Esther prenait à peine le temps de boire son bol de lait pour être plus vite dehors. Sur la place, devant la fontaine, elle attendait Tristan, et avec les autres enfants ils descendaient en courant par la rue du ruisseau jusqu’à la rivière. L’eau du Boréon était à peine troublée par les pluies, violente, froide. Les garçons restaient en bas, et Esther remontait avec les autres filles, jusqu’à l’endroit où le torrent cascade entre les blocs de pierre. Elles se déshabillaient dans les buissons. Comme la plupart des filles, Esther se baignait en culotte, mais il y en avait, comme Judith, qui n’osaient pas enlever leur combinaison. Ce qui était bien, c’était d’entrer dans l’eau là où le courant était le plus fort en s’agrippant aux rochers, et de laisser l’eau couler le long de son corps. L’eau lisse descendait, pesait sur les épaules et sur la poitrine, glissait sur les hanches et le long des jambes, en faisant son bruit continu. Alors on oubliait tout, l’eau froide vous lavait jusqu’au plus profond, vous débarrassait de tout ce qui vous gênait, vous brûlait. Judith, l’amie d’Esther (ce n’était pas vraiment son amie, pas comme Rachel, mais elles étaient assises à côté dans la classe de M. Seligman), avait parlé du baptême qui efface les fautes. Esther pensait que ça devait être ainsi, une rivière lisse et froide qui coulait sur vous et vous lavait. Quand Esther sortait du torrent, au soleil, et qu’elle restait debout sur la roche plate en titubant, elle avait l’impression d’être neuve, et que tout le mal et toute la colère avaient disparu. Ensuite elles redescendaient là où étaient les garçons. Ils avaient fouillé en vain les trous du torrent à la recherche d’écrevisses, et pour se venger de n’avoir rien pêché, ils envoyaient de l’eau sur les filles.

Alors on s’asseyait tous sur une grande roche plate, au-dessus du torrent, et on attendait en regardant l’eau. Le soleil montait dans le ciel encore sans nuages. La forêt de bouleaux et de châtaigniers s’éclairait. Il y avait des guêpes irritées qui tournaient, attirées par les gouttes d’eau accrochées dans les cheveux, sur la peau nue. Esther faisait attention à chaque détail, à chaque ombre. Elle regardait avec un soin presque douloureux tout ce qui était près ou lointain, la ligne de crête des Caïres sur le ciel, les pins hérissés au sommet des collines, les herbes épineuses, les pierres, les moucherons suspendus dans la lumière. Les cris des enfants, les rires des filles, chaque mot résonnait en elle bizarrement, deux ou trois fois, comme les aboiements des chiens. Ils étaient étrangers, incompréhensibles, Gasparini avec son visage rouge, ses cheveux coupés court, ses épaules larges d’homme, et les autres, Maryse, Anne, Bernard, Judith, maigres dans leurs habits mouillés, avec leur regard caché par l’ombre des orbites, leurs silhouettes à la fois fragiles et lointaines. Tristan, lui, n’était pas comme les autres. Il était si gauche, il avait un regard si doux. Maintenant, quand ils allaient se promener autour du village, Esther tenait sa main. Ils jouaient à être amoureux. Ils descendaient jusqu’au torrent, et elle l’entraînait vers la gorge, en sautant de roche en roche. C’était cela qu’elle savait le mieux faire dans sa vie, pensait-elle : courir à travers les rochers, bondir légèrement en calculant son élan, choisir le passage en un quart de seconde. Tristan voulait la suivre, mais Esther était trop rapide pour lui. Elle bondissait si vite que personne n’aurait pu la suivre. Elle sautait sans réfléchir, pieds nus, ses espadrilles à la main, puis elle s’arrêtait pour écouter la respiration haletante du garçon qui n’arrivait pas à la suivre. Quand elle avait remonté très loin le torrent, elle s’arrêtait au bord de l’eau, cachée par un bloc de rocher, et elle guettait tous les bruits, les craquements, les vibrations des insectes, qui se mêlaient au fracas du courant. Elle entendait des chiens aboyer très loin, puis la voix de Tristan, qui criait son nom : « Hélène ! Hé-lè-ne !.. » Ça lui plaisait de ne pas répondre, de rester blottie à l’abri du rocher, parce que c’était comme si elle était maîtresse de sa vie, qu’elle pouvait décider de tout ce qui lui arriverait. C’était un jeu, mais elle n’en parlait à personne. Qui aurait compris cela ? Quand Tristan était enroué à force de crier, il redescendait le torrent, et Esther pouvait quitter sa cachette. Elle escaladait la pente, jusqu’au sentier, et elle arrivait jusqu’au cimetière. Là, elle faisait de grands gestes et elle criait, pour que Tristan la voie. Mais quelquefois, elle retournait toute seule au village, et elle rentrait chez elle, elle se jetait sur son lit, la figure dans l’oreiller, et elle pleurait. Elle ne savait pas pourquoi.


C’était la fin, le plus brûlant de l’été, quand les champs d’herbes devenaient jaunes, et que les chaumes fermentaient au bout des champs, avec une chaleur âcre. Esther est allée au plus loin, seule, passé l’endroit où les bergers enfermaient les bestiaux pendant l’hiver, des huttes de pierre sèche sans fenêtre, des caves voûtées pareilles à des grottes.

Tout à coup, les nuages sont apparus, éteignant la lumière comme si une main géante s’était ouverte dans le ciel. Esther est allée si loin qu’elle se croyait perdue, comme dans les rêves, quand son père disparaissait dans les champs d’herbes hautes. Ça n’était pas vraiment terrifiant, cette impression d’être perdue, à l’entrée des gorges, dans l’intérieur sombre de la montagne. Cela faisait frissonner, à cause des histoires de loups. Mario avait raconté les loups qui marchaient dans la neige, l’hiver, en Italie, les uns derrière les autres, et qui descendaient dans les vallées pour arracher des agneaux, des chevreaux. Mais c’était peut-être le vent de la pluie qui faisait frissonner Esther. Debout sur un rocher, au-dessus des broussailles, elle voyait les nuages gris qui couvraient les flancs des montagnes, qui remontaient la vallée étroite. Le rideau avalait les parois rocheuses, les forêts, les blocs de pierre. Le vent s’est mis à souffler fort, un froid coupant après la chaleur des herbes fermentées. Esther a commencé à courir pour essayer de retourner jusqu’aux huttes de bergers avant la pluie. Mais déjà les gouttes glacées, épaisses, frappaient la terre. C’était la vie qui se vengeait, qui rattrapait le temps qu’Esther avait volé dans ses cachettes. Elle courait, et son cœur battait très fort dans sa poitrine.

La bergerie était immense, comme une grotte. Elle formait un long tunnel à l’intérieur de la montagne. Sur le plafond obscur, il y avait des chauves-souris. Esther s’est blottie dans l’entrée à demi barrée par un massif de ronces. Maintenant que la pluie tombait, Esther se sentait plus calme. Les éclairs brillaient dans les nuages. L’eau a commencé à ruisseler le long de la colline, en faisant de grands ruisseaux rouges. Bientôt M. Seligman allait rouvrir les portes de l’école, les journées seraient de plus en plus courtes, et la neige tomberait sur les montagnes. Esther pensait à cela en regardant la pluie tomber et les ruisseaux couler vers le bas. Elle pensait qu’on allait vers autre chose, qu’on ne savait pas.

Ces jours-là, les derniers jours, les gens n’étaient plus les mêmes. Ils avaient une sorte de hâte, quand ils parlaient, quand ils bougeaient. C’étaient surtout les enfants qui avaient changé. Ils étaient impatients, irritables, quand ils jouaient, quand ils allaient pêcher ou se baigner dans le torrent, quand ils couraient sur la place. Gasparini a dit à nouveau : « Les Allemands vont venir bientôt, ils emmèneront tous les Juifs. » Il a dit cela comme une certitude, et Esther a senti sa gorge se serrer encore une fois, parce que c’était cela que le temps apportait, et qu’elle voulait empêcher. Elle a dit : « Alors, moi aussi, ils m’emmèneront. » Gasparini l’a regardée avec attention : « Si tu as des faux papiers, ils ne t’emmèneront pas. » Il a dit : « Hélène, ce n’est pas un nom juif. » Esther a dit tout de suite, sans crier, froidement : « Je ne m’appelle pas Hélène. Je m’appelle Esther. C’est un nom juif. » Gasparini a dit : « Si les Allemands arrivent, il faudra te cacher. » Pour la première fois, il avait l’air troublé. Il a dit aussi : « Si les Allemands arrivent, je te cacherai dans la grange. »

Sur la place, les garçons parlaient à propos de Rachel. Quand Esther s’est approchée, ils l’ont repoussée avec des bourrades : « Va-t’en ! Toi, tu es trop petite ! » Mais Anne savait de quoi ils parlaient, parce qu’il y avait son frère aîné dans le groupe. Elle les avait entendus dire qu’ils avaient vu où le capitaine Mondoloni allait, avec Rachel, dans une vieille grange, de l’autre côté du pont, près de la rivière. C’était midi, mais au lieu d’aller déjeuner, Esther a couru sur la route jusqu’au pont, puis à travers champs vers la grange. Quand elle est arrivée, elle a entendu les cris des corbeaux dans le silence, et elle a cru que les garçons avaient raconté une histoire. Mais quand elle s’est approchée de la vieille grange, elle les a vus qui étaient embusqués derrière des buissons. Il y avait plusieurs garçons, des grands, et des filles aussi. La grange était bâtie à cheval sur deux terrasses, en contrebas de la route. Esther est descendue le long du talus, sans faire de bruit, jusqu’à la grange. Trois garçons étaient allongés dans l’herbe, et ils regardaient à l’intérieur de la grange par une ouverture en haut du mur, juste sous le toit. Quand Esther est arrivée, ils se sont relevés, et ils ont commencé à la battre, sans dire un mot. Ils lui ont donné des coups de pied et des coups de poing, pendant que l’un d’eux la maintenait par les bras. Esther se débattait, les yeux pleins de larmes, sans crier. Elle a essayé de faire une clef au cou de celui qui la tenait, et il s’est reculé en titubant. Le garçon reculait, avec Esther agrippée de toutes ses forces à son cou, pendant que les autres la bourraient de coups dans le dos pour lui faire lâcher prise. À la fin, elle est tombée par terre, les yeux voilés par un nuage de sang. Les garçons ont remonté le talus et se sont sauvés sur la route. Puis la porte de la grange s’est ouverte, et à travers le nuage rouge, Esther a vu Rachel qui la regardait. Elle avait sa belle robe claire, le soleil faisait briller ses cheveux comme du cuivre. Puis le capitaine est sorti derrière elle, en rajustant ses habits. Il avait son revolver à la main. Quand il a vu Esther sur le talus, et les garçons qui s’enfuyaient, il a éclaté de rire, et il a dit quelque chose en italien. À ce moment, Rachel s’est mise à crier, elle aussi, avec une drôle de voix aiguë et vulgaire qu’Esther ne reconnaissait pas. Elle montait la pente du talus, avec sa chevelure étincelante, et elle ramassait des cailloux et elle les lançait maladroitement vers les garçons qui s’enfuyaient, sans arriver à les atteindre. La douleur empêchait Esther de se relever. Elle a commencé à remonter le talus en rampant, cherchant désespérément un trou pour se cacher, pour arrêter la honte et la peur. Mais Rachel est venue, elle s’est assise dans l’herbe à côté d’elle, elle a caressé ses cheveux et son visage, elle disait avec une drôle de voix enrouée à force d’avoir crié : « Ce n’est rien, ma chérie, c’est fini… » Alors elles sont restées seules sur la pente d’herbe, au soleil. Esther tremblait de froid et de fatigue, elle regardait la lumière dans les cheveux rouges de Rachel, elle sentait l’odeur de son corps. Ensuite, elles sont descendues jusqu’au torrent, et Rachel l’a aidée à laver soigneusement sa figure où le sang avait gercé. Esther était si fatiguée qu’elle a dû s’appuyer sur Rachel pour remonter la pente, jusqu’au village. Elle aurait voulu qu’il pleuve maintenant, que la pluie ne cesse pas de tomber jusqu’à l’hiver.


C’est le soir qu’Esther a appris la mort de Mario. Dans la nuit, il y a eu les coups légers frappés à la porte, et le père d’Esther a fait entrer des hommes, un Juif nommé Gutman et deux hommes qui venaient de Lantosque. Esther est sortie de son lit, elle a entrebâillé la porte de la chambre, les yeux plissés à cause de la lumière de la cuisine. Elle est restée dans l’encadrement de la porte, à regarder les hommes en train de chuchoter autour de la table, comme s’ils parlaient à la lampe à huile, Elizabeth était assise avec eux, elle aussi regardait la flamme de la lampe, sans rien dire. Esther a tout de suite compris qu’il se passait quelque chose de grave. Quand les trois hommes sont repartis dans la nuit, le père d’Esther l’a vue, debout en chemise de nuit dans l’encadrement de la porte, et il lui a dit d’abord, presque durement : « Qu’est-ce que tu fais là ? Retourne au lit ! » Puis il est venu jusqu’à elle, il l’a serrée dans ses bras, comme s’il regrettait d’avoir crié. Elizabeth s’est approchée, avec des larmes qui coulaient de ses yeux. Elle a dit : « C’est Mario qui est mort. » Son père a raconté ce qui s’était passé. C’étaient juste des mots, et pourtant, pour Esther, ils n’en finissaient pas, c’était une histoire qui recommençait sans cesse, comme dans les rêves. Cet après-midi, pendant qu’Esther descendait la route vers la grange abandonnée, là où Rachel avait rendez-vous avec le capitaine Mondoloni, Mario marchait dans la montagne, son sac à dos rempli de plastic et de crayons détonateurs à retardement, et aussi des cartouches de tolamite, pour rejoindre le groupe qui allait faire sauter la ligne électrique de Berthemont, où les Allemands venaient d’installer leur quartier général. Le soleil brillait sur les herbes, là où Esther marchait vers la grange abandonnée, et au même moment Mario avançait tout seul dans les champs, au pied des montagnes, et sûrement en marchant il sifflait doucement les vipères, selon son habitude, et il regardait le même ciel qu’elle, il entendait les mêmes cris des corbeaux. Mario avait les cheveux aussi rouges que ceux de Rachel, Rachel debout au soleil, avec sa robe claire dégrafée dans le dos, ses épaules blanches qui luisaient au soleil, si vivantes, si attirantes. Mario aimait bien Rachel, c’est lui-même qui l’avait dit un jour à Esther, et quand il s’était confié, il avait rougi, c’est-à-dire qu’il était devenu écarlate, et Esther avait éclaté de rire à cause de la couleur de ses joues. Il avait dit à Esther que, quand la guerre serait finie, il emmènerait Rachel danser le samedi, et Esther n’avait pas eu le courage de lui dire la vérité, que Rachel n’aimait pas les gens comme lui, qu’elle aimait les officiers italiens, qu’elle dansait avec le capitaine Mondoloni, et que les gens disaient qu’elle était une putain, et qu’on lui couperait les cheveux quand la guerre serait finie. Mario allait porter le sac d’explosifs aux hommes du maquis, du côté de Berthemont, il marchait vite à travers les champs pour arriver avant le soir, parce qu’il voulait retourner dormir à Saint-Martin cette nuit-là. Quand les trois hommes avaient frappé à la porte, c’est pour cela qu’Esther s’était levée, parce qu’elle croyait que c’était Mario. Esther glissait à travers l’herbe dure, vers la grange en ruine. Dans la grange chaude et humide, Rachel était couchée contre le capitaine, et lui, l’embrassait sur la bouche, dans le cou, partout. C’étaient les filles qui racontaient cela, mais elles n’avaient rien vu du tout, parce que la grange était trop noire. Seulement, elles avaient écouté les bruits, les soupirs, le froissement des vêtements. Alors, quand ils avaient fini de battre Esther, les garçons s’étaient sauvés en courant jusqu’à la route, ils avaient disparu, et elle se traînait dans l’herbe, sur le talus, avec ce nuage rouge devant les yeux. Et c’est à ce moment-là qu’elle avait entendu le bruit de l’explosion, là-bas, très loin, au fond de la vallée. C’était pour cela que le capitaine était sorti de la grange, son revolver à la main, parce que lui aussi, il avait entendu l’explosion. Mais Esther n’y avait pas fait attention, parce que au même instant, Rachel était debout devant la grange, avec sa chevelure rouge qui luisait comme une crinière, et elle criait ses insultes aux garçons, et elle s’asseyait à côté d’Esther. Et le capitaine s’était mis à rire, et il était parti sur la route, pendant que Rachel s’asseyait dans l’herbe, pour caresser les cheveux d’Esther. Il y avait eu une seule explosion, si terrible qu’Esther sentait ses tympans s’enfoncer. Quand les hommes du maquis étaient arrivés, ils n’avaient vu qu’un grand trou dans l’herbe, un trou béant aux bords brûlés qui sentait la poudre. En cherchant dans les herbes, alentour, ils avaient trouvé aussi une touffe de cheveux rouges, et c’est comme cela qu’ils avaient su que Mario était mort. C’est tout ce qui restait de lui. Rien qu’une touffe de cheveux rouges. Maintenant, Esther pleurait dans les bras de son père. Elle sentait les larmes qui débordaient de ses yeux et coulaient sur ses joues, le long de son nez et de son menton, qui dégoulinaient sur la chemise de son père. Lui disait des choses à propos de Mario, de tout ce qu’il avait fait, de son courage, mais Esther ne pleurait pas vraiment à cause de cela. Elle ne savait pas pourquoi elle pleurait. Peut-être que c’était à cause de tous ces jours passés à courir à travers les herbes, au soleil, de toutes ces fatigues, et aussi à cause de la musique de M. Ferne. Peut-être à cause de l’été qui finissait de brûler, les moissons, et le chaume qui pourrissait, les nuages noirs qui s’accumulaient chaque soir et la pluie qui tombait avec des gouttes froides, qui faisait naître les ruisseaux rouges et qui ravinait la montagne. Elle était si fatiguée. Elle voulait dormir, tout oublier, être ailleurs, être quelqu’un d’autre, avec un autre nom, un vrai, pas un nom inventé sur une carte d’identité. C’est sa mère qui l’a prise dans ses bras, qui l’a emmenée lentement, vers l’alcôve obscure où était le lit. Son front brûlait, elle grelottait comme si elle avait la fièvre. D’une voix rauque, risible, elle a demandé : « Quand est-ce que le bateau d’Angelo Donati va partir ? Quand est-ce qu’il va nous emmener à Jérusalem ? » Elizabeth murmurait, comme une chanson : « Je ne sais pas, mon amour, ma vie, dors maintenant. » Elle s’asseyait sur le lit à côté d’Esther, elle lui caressait les cheveux comme quand elle était petite. « Parle-moi de Jérusalem, s’il te plaît. » Dans le silence de la nuit, la voix d’Elizabeth murmurait, répétait la même histoire, celle qu’Esther entendait depuis qu’elle comprenait les paroles, le nom magique qu’elle avait appris sans le comprendre, la ville de lumière, les fontaines, la place où se rejoignaient tous les chemins du monde, Eretzraël, Eretzraël.


Au fond de la gorge, tout était mystérieux, nouveau, inquiétant. Jamais Tristan n’avait ressenti cela auparavant. Au fur et à mesure qu’il remontait le torrent, les rochers devenaient de plus en plus grands, de plus en plus noirs, en chaos comme si un géant les avait jetés du haut des montagnes. La forêt aussi était sombre, elle descendait presque jusqu’à l’eau, et dans les creux des pierres vivaient des fougères et des ronces, emmêlées, empêchant le passage, pareilles à des animaux. Ce matin, Tristan a suivi Esther plus loin encore. Le groupe des garçons et des filles était resté à l’entrée des gorges. Pendant un moment Tristan a entendu leurs cris, leurs appels, puis leurs voix ont été recouvertes par le bruit de l’eau qui cascadait entre les rochers. Au-dessus de la vallée, le ciel était d’un bleu total, une couleur dure et tendue qui faisait mal aux yeux. Tristan a suivi Esther dans la gorge, sans l’appeler, sans rien dire. C’était un jeu, et pourtant il sentait son cœur battre plus vite, comme si c’était vrai, comme si c’était une aventure. Il sentait la pression de son sang dans les artères de son cou, dans ses oreilles. Ça faisait un tremblement bizarre, qui résonnait dans la terre aussi, qui s’unissait à la vibration de l’eau du torrent. Dans la gorge, l’ombre était froide, mais quand Tristan respirait, l’air déchirait l’intérieur de son corps, sifflait comme par une fenêtre, par une brèche dans la montagne. C’était pour cela que tout était si nouveau, ici, mystérieux et inquiétant. C’était un endroit comme il n’en avait jamais imaginé, même en écoutant sa mère lui lire des livres, le Cinquième voyage de Sinbad le Marin, quand il arrive près de l’île déserte où vivent les rocs.

C’était au fond de lui, une douleur, un vertige, il ne comprenait pas bien. Peut-être que ça venait du ciel trop bleu, du fracas du torrent où s’engloutissaient tous les autres bruits, ou bien des arbres noirs suspendus au-dessus de la vallée. Au fond du ravin, l’ombre était froide, Tristan sentait l’odeur étrange de la terre. Les feuilles mortes pourrissaient entre les rochers. Sous ses pas, il y avait des marques où bouillonnait une eau noire.

Devant lui, par instants, fuyait la silhouette légère de la jeune fille. Elle bondissait de roche en roche, disparaissait dans les creux, reparaissait plus loin. Tristan aurait voulu l’appeler, crier son nom : « Hélène !.. » comme faisaient les autres garçons, mais il ne pouvait pas. C’était un jeu, il fallait bondir parmi les rochers, le cœur battant, le regard aux aguets, cherchant chaque recoin d’ombre, devinant les traces.

À mesure qu’ils remontaient le torrent, les gorges devenaient plus étroites. Les blocs de pierre étaient énormes, sombres, usés par l’eau. C’était comme si la lumière du soleil y restait enfermée. Ils semblaient des animaux gigantesques, pétrifiés, autour desquels l’eau du torrent tourbillonnait. Au-dessus d’eux, les parois de la gorge étaient couvertes d’une forêt épaisse, noire. Tout était sauvage. Tout disparaissait, était emporté, lavé par l’eau du torrent. Il ne restait que ces pierres, ce bruit d’eau, ce ciel cruel.

Il a rejoint Esther au centre d’un cercle de rochers sombres, où l’eau du torrent formait un bassin. Elle était accroupie au bord de l’eau, elle lavait ses bras. Puis, avec des gestes rapides, elle a enlevé sa robe et elle a plongé dans le bassin, non pas les pieds d’abord comme font habituellement les filles, mais tête la première, en se bouchant le nez. L’éclat de la lumière sur son corps très blanc a fait tressaillir Tristan. Il est resté en haut des rochers, sans bouger, épiant Esther qui nageait. Elle avait une façon bien particulière de nager, jetant un bras par-dessus sa tête, et disparaissant sous l’eau. Quand elle est arrivée à l’autre bout du bassin, elle a relevé la tête et elle a fait signe à Tristan de la rejoindre.

Après une hésitation, Tristan s’est déshabillé maladroitement entre les rochers, et il est entré à son tour dans l’eau glacée. Le torrent descendait lentement le bassin, dans un bruit de cataracte. Tristan a nagé de toutes ses forces vers l’autre bord, en avalant beaucoup d’eau.

Sur l’autre bord du bassin, il y avait un grand rocher qui dominait la gorge. Esther est sortie de l’eau, et Tristan a regardé encore l’éclat de la lumière sur sa peau blanche, son dos, ses jambes minces. Elle secouait ses cheveux noirs, éparpillant les gouttelettes en arrière. Avec agilité, elle a escaladé le rocher et elle s’est installée au sommet, au soleil. Tristan avait honte de son corps nu, de sa peau blanche. Il est monté lentement jusqu’en haut du rocher, pour s’asseoir à côté d’Esther. Après la nage à travers le bassin, il sentait sa peau brûler.

Esther était assise en haut du rocher, les jambes dans le vide. Elle le regardait comme si tout cela était naturel. Son corps était long et musclé comme celui d’un garçon, mais il y avait déjà la douceur des seins, une ombre légère, une palpitation.

Le bruit de l’eau qui coulait emplissait l’étroite vallée, jusqu’au ciel. Il n’y avait personne d’autre qu’eux, ici, dans cette gorge, ils étaient comme seuls au monde. Pour la première fois de sa vie, Tristan ressentait la liberté. Cela faisait vibrer tout son corps, comme si, d’un seul coup, le reste du monde avait disparu et qu’il ne restait que ce rocher sombre, une espèce d’îlot au-dessus de la sauvagerie du torrent. Tristan ne pensait plus à la place où les silhouettes noires attendaient sous la pluie avant d’entrer dans l’hôtel Terminus. Il ne pensait plus à sa mère, à son visage tendu et triste quand elle allait essayer de vendre ses colliers de pacotille aux diamantaires, pour acheter du lait, de la viande, des pommes de terre.

Sur le rocher lisse, Esther était appuyée en arrière, les yeux fermés. Tristan la regardait, sans oser s’approcher, sans oser poser ses lèvres sur les épaules qui brillaient, pour goûter à l’eau des gouttes encore accrochées à la peau. Il pouvait oublier le regard âpre des garçons, les paroles médisantes des filles sur la place, quand elles parlaient de Rachel. Tristan sentait son cœur battre très fort dans sa poitrine, il sentait le rayonnement de la chaleur de son sang, toute cette lumière du soleil qui était entrée dans les rochers noirs et qui irradiait leurs corps. Tristan a pris la main d’Esther, et tout à coup, sans comprendre comment il osait, il a posé ses lèvres sur celles de la jeune fille. Esther a d’abord tourné son visage, puis soudain, avec une violence incroyable, elle l’a embrassé sur la bouche. C’était la première fois qu’elle faisait cela, elle fermait les yeux et elle l’embrassait, comme si elle captait son souffle et éteignait ses paroles, comme si la peur qu’elle ressentait devait disparaître dans cette étreinte, qu’il n’y aurait plus rien avant ni après, seulement cette sensation à la fois très douce et brûlante, le goût de leurs salives qui se mêlaient, et le contact de leurs langues, le bruit de leurs dents qui se heurtaient, leur souffle coupé, les battements de leur cœur. Il y avait un tourbillon de lumière. L’eau froide et la lumière enivraient, presque jusqu’à la nausée. Esther a repoussé le visage de Tristan avec ses mains, elle s’est allongée sur la roche, les yeux fermés. Elle a dit : « Tu ne m’abandonneras jamais ? » Sa voix était rauque et pleine de souffrance. « Je suis comme ta sœur maintenant, tu ne le diras à personne ? » Tristan ne comprenait pas. « Je ne t’abandonnerai jamais. » Il a dit cela avec une gravité qui a fait rire Esther. Elle a mis la main dans ses cheveux, elle a attiré sa tête contre sa poitrine. « Écoute mon cœur. » Elle restait immobile, le dos appuyé contre le rocher lisse, les yeux fermés sur le soleil. Contre l’oreille de Tristan, la peau d’Esther était douce et brûlante, comme de fièvre, et il écoutait le bruit sourd du cœur qui battait, il voyait le ciel très bleu, il entendait aussi le fracas de l’eau en train de cascader autour de leur île.


Les Allemands étaient tout près, maintenant. Gasparini disait qu’il avait vu les balles traçantes, un soir, du côté de Berthemont. Il disait que les Italiens avaient perdu la guerre, qu’ils allaient se rendre. Alors les Allemands allaient occuper tous les villages, toute la montagne. C’était son père qui l’avait dit.

Ce soir, sur la place, tous les gens s’étaient réunis devant l’hôtel, ils parlaient entre eux, les hommes et les femmes du village, mais aussi les Juifs, les vieux habillés avec leurs caftans et leurs grands chapeaux, et les Juifs riches des villas, et M. Heinrich Ferne, et il y avait même la mère de Tristan, avec sa longue robe et son chapeau extraordinaire.

Pendant que les gens parlaient de ces choses dramatiques, les enfants couraient comme d’habitude à travers la place, peut-être même qu’ils faisaient exprès de courir encore plus vite et de pousser des cris encore plus stridents pour tromper leur inquiétude. Esther était venue sur la place avec sa mère, et elles attendaient, immobiles près du mur, en écoutant les gens parler. Mais ce n’était pas ce que les gens disaient qui intéressait Esther. Elle regardait fixement l’hôtel Terminus, pour chercher à apercevoir Rachel. Les garçons et les filles racontaient que Rachel s’était fâchée avec ses parents, et que maintenant elle habitait à l’hôtel, avec le capitaine Mondoloni. Mais personne ne l’avait vue entrer ou sortir. Ce soir, les volets verts de l’hôtel étaient tous fermés, sauf ceux qui donnaient de l’autre côté, sur le jardin. Les soldats restaient à l’intérieur, dans la grande salle, à fumer et à parler. Esther s’était approchée, elle avait entendu le bruit de leurs voix. Le matin d’autres militaires étaient arrivés du bas de la vallée, en camion. Gasparini disait que les Italiens avaient peur, depuis ce qui était arrivé à Mario, et pour cela ils n’osaient plus sortir du village.

Esther restait immobile, assise sur le mur, à guetter la façade de l’hôtel, parce qu’elle voulait voir Rachel. Quand sa mère est redescendue, elle est restée, assise dans l’ombre. Depuis des jours, elle cherchait Rachel. Elle était même allée jusqu’à la grange abandonnée, et elle était entrée dans la ruine, le cœur battant, les jambes tremblantes, comme si elle faisait quelque chose de défendu. Elle avait attendu que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Mais il n’y avait rien, seulement le tas d’herbes qui avait servi de litière au bétail, et l’odeur âcre d’urine et de moisissure.

Elle voulait voir Rachel, juste un instant. Elle avait préparé dans sa tête ce qu’elle lui dirait, qu’elle s’était trompée, que ce n’était pas pour l’espionner qu’elle était venue jusqu’à la grange, que tout ça n’avait pas d’importance, qu’elle s’était battue pour la défendre. Elle dirait : « Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! » de toutes ses forces, pour qu’elle sache qu’elle, elle la croyait, qu’elle était toujours son amie et elle la croyait, qu’elle ne croyait pas ce que disaient les autres, qu’elle ne riait pas avec eux. Elle lui montrerait la trace des coups qu’elle avait reçus, les marques bleues sur les côtes, dans le dos, et c’était pour cela qu’elle n’arrivait plus à parler ni à marcher, l’autre jour, parce qu’elle avait si mal qu’elle ne pouvait pas se tenir debout.

Où était Rachel ? Peut-être qu’ils l’avaient déjà emmenée, en voiture, la nuit, quand personne ne pouvait rien voir, et qu’ils l’avaient emportée ailleurs, en Italie, de l’autre côté des montagnes, ou pire encore, vers le nord, là où les Allemands mettaient les Juifs en prison.

Sur la place, ce soir, les gens allaient et venaient nerveusement, ils parlaient dans toutes leurs langues, et personne ne se souciait de Rachel. Ils faisaient comme s’ils n’avaient rien remarqué. Esther est allée vers eux, les uns après les autres, pour leur demander : « Vous n’avez pas vu Rachel ? Vous ne savez pas où est Rachel ? » mais ils ont seulement détourné la tête, l’air gêné, ils ont fait comme s’ils ne savaient pas, comme s’ils ne comprenaient pas. Même M. Ferne n’a rien dit, il a secoué la tête sans rien dire. Il y avait tellement de méchanceté et de jalousie, c’est pour cela qu’Esther avait peur, qu’elle avait mal. Les volets de l’hôtel restaient fermés, et Esther ne pouvait pas imaginer ce qu’il y avait dans les chambres tristes et sombres comme des cavernes. Peut-être que Rachel était enfermée dans l’une d’elles, et qu’elle regardait à travers les fentes les gens qui allaient et venaient sur la place, qui parlaient. Peut-être qu’elle la voyait, et qu’elle ne voulait pas sortir, parce qu’elle croyait qu’elle était comme les autres, qu’elle se cachait dans les herbes pour l’espionner et rire avec les autres. De penser cela, lui donnait le vertige. Dans la pénombre, Esther est descendue jusqu’au bas du village, là où on voyait la vallée encore éclairée par une sorte de brume, et les hautes silhouettes des montagnes.

Le lendemain matin, il y a eu un bruit de musique, en contrebas de la place, du côté de la villa du mûrier. Esther a couru aussi vite qu’elle a pu. Dans la rue en pente, devant la grille, il y avait quelques femmes arrêtées, des enfants aussi. Esther est montée sur le mur, agrippée à la grille, à sa place à l’ombre de l’arbre, et elle a vu M. Ferne, assis dans la cuisine devant son piano noir. « Ils l’ont ramené ! Ils ont rendu le piano à M. Ferne ! » Esther avait envie de crier cela, en se retournant vers les gens. Mais ce n’était pas nécessaire. Tous avaient la même expression sur leur visage. Peu à peu les gens se sont assemblés dans la rue, pour écouter jouer M. Ferne. Et c’est vrai qu’il n’avait jamais joué comme cela. Par la porte de la cuisine obscure, les notes s’envolaient, montaient dans l’air léger, emplissaient toute la rue, tout le village. Le piano qui était resté trop longtemps silencieux paraissait jouer tout seul. La musique coulait, volait, brillait. Esther, agrippée à la grille, à l’ombre du mûrier, écoutait presque sans respirer, tellement les notes du piano allaient vite et emplissaient son corps, sa poitrine. Elle pensait que, maintenant, tout allait recommencer comme avant. Elle pourrait s’asseoir à nouveau à côté de M. Ferne, et apprendre à faire glisser ses mains sur les touches, lire la musique sur les feuilles qu’il préparerait. Elle pensait que rien ne s’achèverait puisque le piano de M. Ferne était revenu. Tout serait simple, les gens n’auraient plus peur, ils ne chercheraient plus à se venger. Rachel recommencerait à marcher dans les rues, pour faire les courses pour ses parents, elle irait sur la place, et sa chevelure brillerait comme du cuivre rouge au soleil. Le matin, elle attendrait Esther près de la fontaine, et elles iraient s’asseoir à l’ombre des platanes pour parler. Elle raconterait ce qu’elle ferait plus tard, quand la guerre serait finie, et qu’elle serait chanteuse à Vienne, à Rome, à Berlin. La musique de M. Ferne était comme cela : elle arrêtait le temps, et même, elle le faisait marcher à l’envers. Puis, quand il a eu fini de jouer, M. Ferne est apparu sur le seuil de la cuisine. Il a regardé tout le monde, avec ses yeux qui clignaient à cause de la lumière du soleil, et sa petite barbiche qui s’agitait. Il avait une drôle d’expression, comme s’il allait pleurer. Il a fait un ou deux pas dans le jardin, vers les gens qui étaient arrêtés dans la rue, et il a écarté les bras, en inclinant un peu la tête, pour dire : Merci, merci, mes amis. Et les gens ont commencé à applaudir, d’abord quelques hommes et des femmes, qui étaient là dans la rue, puis tout le monde, même les enfants, et ils criaient aussi, pour l’acclamer. Esther aussi a applaudi, elle pensait que c’était comme autrefois à Vienne, quand M. Ferne jouait devant les messieurs en frac et les dames en robe de soirée, au temps de sa jeunesse.


C’est le vendredi qu’Esther est entrée pour la première fois dans la synagogue en haut du village, là où avait lieu la cérémonie du shabbat. Chaque vendredi, c’était la même chose : M. Yacov, qui était l’assistant du vieux Reb Eïzik Salanter, allait de maison en maison et frappait à la porte, là où il savait que vivaient des Juifs. Chaque fois, il cognait à la porte de la maison d’Esther, mais personne n’allait au shabbat, parce que ni sa mère ni son père ne croyaient à la religion. Quand Esther avait demandé, un jour, pourquoi ils n’allaient pas au chalet, pour le shabbat, son père avait simplement dit : « Si tu veux y aller, tu es libre d’y aller. » Il pensait toujours que la religion était une affaire de liberté.

Plusieurs fois, elle était allée devant le chalet, au moment où les femmes et les filles entraient pour préparer le shabbat. Par la porte ouverte, elle avait vu briller les lumières, elle avait entendu le bourdonnement des prières. Aujourd’hui, devant la porte ouverte, elle ressentait la même appréhension. Des femmes vêtues de noir passaient devant elle, sans la regarder, entraient dans la salle. Elle a reconnu Judith, celle qui était assise à côté d’elle à l’école. Elle avait un fichu noir sur la tête, et quand elle est entrée dans le chalet avec sa mère, elle s’est retournée vers Esther et lui a fait un petit signe.

Esther est restée un long moment, arrêtée de l’autre côté de la rue, à regarder la porte ouverte. Puis soudain, sans comprendre pourquoi, elle a marché jusqu’à la porte et elle est entrée dans le chalet. À l’intérieur, à cause de la nuit qui venait, il faisait sombre comme dans une grotte. Esther a marché vers le mur le plus proche, comme si elle voulait se cacher. Devant elle, les femmes étaient debout, drapées dans leurs châles noirs, et elles ne s’occupaient pas d’elle, sauf une ou deux fillettes qui s’étaient retournées. Les yeux noirs des enfants brillaient dans la pénombre avec insistance. Puis une des fillettes, qui s’appelait Cécile, et qui était aussi à l’école de M. Seligman, est venue jusqu’à Esther, et elle lui a donné un foulard, en murmurant : « Il faut que tu mettes ça sur tes cheveux. » Elle est retournée vers le centre de la pièce. Esther a mis le foulard sur sa tête, et elle est allée devant, là où les jeunes filles étaient assemblées. Elle se sentait mieux, depuis que le foulard cachait ses cheveux et son visage.

Autour de M. Yacov, des femmes s’activaient, préparaient le pupitre, apportaient de l’eau, installaient les chandeliers dorés. Tout d’un coup, la lumière s’est mise à briller, quelque part dans la pièce, et tous les regards se sont tournés vers elle. Des étoiles de lumière apparaissaient, les unes après les autres, d’abord tremblantes, prêtes à s’éteindre, puis les flammes s’enracinaient en jetant de longs rayons. Des femmes allaient de chandelier en chandelier, une bougie à la main, et la lumière grandissait. En même temps, il y avait une rumeur de voix pareille à un chant souterrain, et Esther voyait des gens qui entraient dans le chalet, des hommes et des femmes, et au milieu d’eux marchait le vieux Reb Eïzik Salanter. Ils sont allés jusqu’au centre de la pièce, devant les lumières, en parlant dans leur langue étrange. Esther regardait avec étonnement leurs châles blancs qui tombaient de chaque côté de leur visage. À mesure qu’ils entraient, la lumière grandissait, les voix devenaient plus fortes. Maintenant, elles chantaient, et les femmes en noir répondaient, avec leurs voix plus douces. À l’intérieur de la pièce, les voix alternées faisaient comme un bruit de vent, ou de pluie, qui allait en diminuant, puis s’élevait de nouveau, résonnait fort entre les murs trop étroits, faisait vaciller les flammes des bougies.

Autour d’elle, les jeunes filles, les fillettes, le visage tourné vers les lumières, répétaient les paroles mystérieuses, en balançant leur corps en avant et en arrière. L’odeur de suint des bougies se mêlait à l’odeur de la sueur, au chant rythmé, et c’était pareil à un vertige. Elle n’osait pas bouger, et pourtant, sans même s’en rendre compte, elle a commencé à faire osciller son buste, en avant, en arrière, en suivant le mouvement des femmes autour d’elle. Elle cherchait à lire sur leurs lèvres les mots étranges, dans cette langue si belle, qui parlait au fond d’elle-même, comme si les syllabes réveillaient des souvenirs. Le vertige montait en elle, dans cette grotte pleine de mystère, comme elle regardait les flammes des bougies qui faisaient des étoiles dans la pénombre. Jamais elle n’avait vu une telle lumière, jamais elle n’avait entendu pareil chant. Les voix montaient, résonnaient, diminuaient, puis rejaillissaient ailleurs. Parfois, une voix parlait toute seule, la voix claire d’une femme, qui chantait une longue phrase, et Esther regardait son corps voilé qui se balançait plus fort, les bras légèrement écartés, le visage tendu vers les flammes. Quand elle cessait de parler, on entendait le murmure de l’assistance, qui disait sourdement, amen, amen. Puis une voix d’homme répondait ailleurs, faisait retentir les mots étranges, les mots pareils à la musique. Pour la première fois, Esther savait ce qu’était la prière. Elle ne comprenait pas comment cela était entré en elle, mais c’était une certitude : c’était le bruit sourd des voix, où éclatait tout d’un coup l’incantation du langage, le balancement régulier des corps, les étoiles des bougies, l’ombre chaude et pleine d’odeurs. C’était le tourbillon de la parole.

Ici, dans cette pièce, plus rien d’autre ne pouvait avoir de l’importance. Plus rien ne pouvait menacer, ni la mort de Mario, ni les Allemands qui étaient en train de remonter la vallée dans leurs blindés, ni même la silhouette haute de son père qui marchait vers la montagne, à l’aube, qui disparaissait dans les herbes, comme quelqu’un qui s’enfonce dans la mort.

Esther balançait son corps, lentement, en avant, en arrière, les yeux fixés sur les lumières, et au fond d’elle la voix des hommes et des femmes appelait et répondait, aiguë, grave, en disant tous ces mots dans la langue du mystère, et Esther pouvait franchir le temps et les montagnes, comme l’oiseau noir que lui montrait son père, jusque de l’autre côté des mers, là où naissait la lumière, jusqu’à Eretzraël.


Samedi 8 septembre, un bruit a réveillé Esther. Un bruit, un grondement, qui venait de tous les côtés à la fois, emplissait la vallée, résonnait dans les rues du village, entrait au fond de toutes les maisons. Esther s’est levée, et dans la pénombre de l’alcôve, elle a vu que le lit de ses parents était vide. Dans la cuisine, sa mère était déjà habillée, debout près de la porte ouverte. C’est son regard qui a fait tressaillir Esther : un regard troublé par l’inquiétude, et le regard répondait au grondement qui venait du dehors. Avant qu’Esther ait eu le temps de poser une question, Elizabeth a dit : « Ton père est parti cette nuit, il n’a pas voulu te réveiller. » Le grondement s’éloignait, revenait, paraissait irréel. Elizabeth a dit : « Ce sont les avions des Américains qui vont à Gênes… Les Italiens ont perdu la guerre, ils ont signé l’armistice. » Esther s’est serrée contre sa mère. « Alors les Italiens vont partir ? » L’inquiétude la figeait à son tour, pénétrait ses mains, ses jambes comme un flux glacé. Cela ralentissait son souffle, sa pensée. Le grondement des avions s’éloignait, roulait au loin, pareil au bruit d’un orage. Mais maintenant, Esther entendait un autre grondement, plus précis. C’était le bruit des camions italiens qui roulaient au fond de la vallée, qui montaient vers le village, fuyant l’armée allemande. « La guerre n’est pas finie », a dit Elizabeth lentement. « Maintenant, les Allemands vont venir. Il faut partir. Tout le monde doit partir. » Elle s’est reprise : « Tous les Juifs doivent partir très vite, avant que les Allemands n’arrivent. » Le bruit des camions était très fort à présent, ils entamaient le dernier virage avant d’entrer dans le village. Elizabeth a pris une valise prête, à côté de la porte, la vieille valise de cuir dans laquelle elle rangeait tous ses objets précieux. « Va t’habiller. Mets des vêtements chauds, les bonnes chaussures. Nous allons passer par la montagne. Ton père nous rejoindra là-bas. » Elle bougeait avec une hâte fébrile, bousculant les chaises, à la recherche de quelque chose d’utile qu’elle aurait oublié. Esther s’est habillée vite. Par-dessus son chandail, elle a mis la peau de mouton que Mario avait laissée sur le dossier d’une chaise, le jour où il était mort. Sur sa tête, elle a noué le foulard noir que lui avait donné Cécile, le soir du shabbat.

Dehors, sur la grande place, le soleil brillait, dessinait les ombres des feuillages sur le sol. Le dôme de l’église étincelait. Il y avait de beaux nuages très blancs dans le ciel. Esther regardait autour d’elle avec une attention douloureuse. De tous les côtés, les gens arrivaient sur la place. Les Juifs pauvres sortaient des ruelles, des sous-sols où ils avaient vécu pendant toutes ces années, ils arrivaient avec leurs bagages, leurs vieilles valises en carton fort, leurs baluchons de linge, leurs provisions dans des sacs de toile. Les plus vieux, comme le Reb Eïzik Salanter, Yacov, et les Polonais, avaient revêtu leurs lourds caftans d’hiver, leurs bonnets d’astrakan. Les femmes avaient quelquefois deux manteaux l’un sur l’autre, et toutes portaient les châles noirs. Les Juifs riches arrivaient eux aussi, avec de plus belles valises et des habits neufs, mais beaucoup n’avaient même pas pris de bagages parce qu’ils n’avaient pas eu le temps de se préparer. Certains arrivaient en taxi de la côte, ils avaient le visage tendu et pâle, et Esther pensait qu’ils ne reverraient peut-être plus jamais tout cela, cette place, ces maisons, la fontaine, les montagnes bleues au loin.

Le bruit des moteurs des camions résonnait sur la place et aurait empêché de toute façon quiconque de parler. Les camions étaient arrêtés sur la place, les uns derrière les autres tout le long de la rue jusqu’au grand parc des châtaigniers. Les moteurs grondaient, il y avait un nuage bleu qui flottait au-dessus de la chaussée. Les gens étaient massés autour de la fontaine, et les enfants aussi étaient là, mais ils ne couraient pas. Ils étaient vêtus pauvrement, et ils restaient auprès de leurs mères, assis sur des ballots de linge, l’air transi. Les soldats de la IVe Armée italienne étaient devant l’hôtel, attendant le signal du départ. Esther s’est approchée d’eux, et elle a été frappée par l’expression de leur visage, un air égaré, un regard absent. Beaucoup n’avaient pas dû dormir cette nuit, dans l’attente de la nouvelle qui confirmerait la défaite et la signature de l’armistice. Les soldats ne regardaient personne. Ils attendaient, debout devant l’hôtel, pendant que les camions faisaient ronfler leurs moteurs de l’autre côté de la place. Les Juifs allaient et venaient autour de la fontaine, portant les bagages de loin en loin, comme s’ils cherchaient le meilleur emplacement pour attendre. Les gens du village, les fermiers, étaient là aussi, mais à l’écart, ils se tenaient sous les arcades de la mairie, et ils regardaient les Juifs qui se massaient autour de la fontaine.

À l’ombre des arcades, Tristan était immobile, à demi caché. Son joli visage était pâle, avec de grands cernes sous les yeux. Il semblait frileux et lointain dans son costume anglais usé par les vagabondages de l’été. Lui aussi avait été réveillé par le bruit de grondement qui emplissait la vallée, et il s’était habillé à la hâte. Au moment de sortir de la chambre d’hôtel, sa mère l’avait appelé : « Où vas-tu ? » Et comme il ne répondait rien, elle avait dit, avec une voix curieusement enrouée par l’inquiétude : « Reste ! Il ne faut pas aller sur la place, c’est dangereux. » Mais il était déjà dehors.

Il a cherché Esther sur la place, au milieu des gens qui attendaient. Quand il l’a vue, il a fait un mouvement pour courir vers elle, puis il s’est arrêté. Il y avait trop de monde, les femmes avaient des regards angoissés. Puis Mme O’Rourke est arrivée. Elle s’était habillée n’importe comment, elle d’habitude si élégante, elle avait juste mis un imperméable par-dessus sa robe, elle ne portait pas de chapeau. Ses longs cheveux blonds ondulaient sur ses épaules. Elle aussi avait un visage tiré, des yeux fatigués.

C’est Esther qui a traversé la place, elle est allée jusqu’à Tristan, elle ne pouvait pas parler, elle ne savait pas quoi dire, sa gorge se serrait. Elle a embrassé légèrement Tristan, puis elle a serré la main de Mme O’Rourke. La mère de Tristan lui a souri, elle l’a serrée contre elle, elle l’a embrassée sur la joue, et elle a dit quelques mots, peut-être « bonne chance », elle avait une voix grave, c’était la première fois qu’elle parlait à Esther. Esther est retournée auprès de sa mère. L’instant d’après, quand elle a regardé de nouveau vers les arcades, Tristan et Mme O’Rourke avaient disparu.

Maintenant, le soleil brillait avec force. Les beaux nuages blancs se levaient à l’est, glissaient lentement dans le ciel. De temps à autre, l’ombre froide passait sur la place, éteignait les marques des feuillages sur le sol. Esther pensait que c’était une belle journée pour partir en voyage. Elle imaginait son père qui marchait à travers la montagne, tout à fait sur la ligne des crêtes, avec l’immensité des vallées encore dans l’ombre. Peut-être que de là où il était, il voyait le village, avec sa place minuscule, et la foule noire qui devait ressembler à des fourmis.

Peut-être qu’il descendait vers le fond de la vallée encore dans l’ombre, à travers les champs d’herbes jaunissantes, du côté de Nantelle ou des Châtaigniers, là où il avait rendez-vous avec les Juifs qui arrivaient de Nice, de Cannes, de plus loin encore, fuyant l’avance des soldats allemands ?

Tout d’un coup, sur la place, il y a eu un grondement de moteurs, et les Italiens ont commencé à partir. Sans doute avaient-ils reçu le signal qu’ils attendaient depuis l’aube, ou bien ils s’étaient impatientés, ils ne pouvaient plus supporter d’attendre. Ils sont partis les uns après les autres, par groupes, la plupart à pied. Ils partaient dans le grondement des moteurs, sans parler, sans s’appeler. Les camions s’ébranlaient et commençaient à monter la route dans la direction des hautes montagnes, le long de la vallée du Boréon. Le grondement des moteurs s’enflait, se répercutait dans le fond de la vallée, revenait comme l’écho du tonnerre. Tandis que les soldats se hâtaient, Esther s’est approchée de l’hôtel. Peut-être qu’elle allait apercevoir Rachel, à un moment, quand elle quitterait l’hôtel avec le capitaine Mondoloni. Il y avait des hommes en civil, en imperméable avec des chapeaux de feutre, des femmes aussi, mais Rachel n’était pas avec eux. Tout allait si vite, dans une telle bousculade qu’elle était peut-être passée sans qu’Esther la voie, elle était peut-être montée elle aussi dans un camion, avec ces gens. Le cœur d’Esther battait très fort, elle sentait sa gorge se serrer pendant qu’elle regardait les derniers soldats italiens qui se pressaient autour des camions, qui sautaient en marche sur les plates-formes bâchées. Tout était si gris et triste, Esther aurait bien aimé voir la chevelure de cuivre de Rachel, une dernière fois. Des gens sur la place disaient que les officiers étaient partis très tôt, avant dix heures. Alors, Rachel marchait déjà dans la montagne, elle franchissait la ligne de frontière, au col de Ciriega.

Maintenant, les gens commençaient à partir. Au centre de la place, près de la fontaine, un groupe d’hommes s’était réuni autour de M. Seligman, le maître d’école. Esther a reconnu certains de ceux qui venaient voir son père, quelquefois, le soir, dans la cuisine. Ils ont discuté un long moment, parce que les uns voulaient suivre la même route que les camions des Italiens, et passer le col de Ciriega, et les autres voulaient partir par le chemin le plus court, par le col de Fenestre. Ils disaient que c’était dangereux de marcher derrière les Italiens, que c’était probablement le chemin que prendraient les Allemands pour les bombarder.

Ensuite le maître, M. Seligman, est monté sur le rebord de la fontaine. Il semblait inquiet et ému, et pourtant sa voix résonnait clairement, comme lorsqu’il lisait les livres aux enfants. Il a d’abord dit quelques mots en français : « Mes amis ! Mes amis… Écoutez-moi. » Le brouhaha du départ s’est arrêté, et les gens qui avaient commencé à s’en aller ont déposé leurs valises pour écouter. Alors, de la même voix claire et forte avec laquelle il lisait aux enfants les Animaux malades de la peste ou des extraits de Nana, il a récité ces vers qui sont restés marqués pour toujours dans la mémoire d’Esther, il les a prononcés lentement, comme si c’étaient les paroles d’une prière, et longtemps plus tard Esther a appris qu’ils avaient été écrits par un homme qui s’appelait Hayyim Nahman Bialik :

Sur mon chemin tortueux

je n’ai pas connu de douceur.

Mon éternité est perdue.

À côté d’Esther, Elizabeth pleurait silencieusement. Les sanglots secouaient ses épaules et son visage était figé dans une grimace, et c’était plus terrible que tous les bruits et tous les cris du monde, pensait Esther. Elle a serré sa mère contre elle de toutes ses forces, pour étouffer les sanglots, comme on fait avec un enfant.

Déjà, les gens marchaient vers le haut de la place, ils passaient devant la fontaine où M. Seligman les regardait. Les hommes marchaient en tête, suivis par les femmes, les vieillards et les enfants. Cela faisait une longue troupe noire et grise, sous le soleil ardent, dans le genre d’un enterrement.

En passant devant l’hôtel, Esther a vu la silhouette de M. Ferne, une ombre furtive à demi cachée sous un platane. Avec ses jambes arquées, sa longue veste grisâtre aux poches avachies, sa casquette et sa barbiche, il semblait un gardien de cimetière assistant de loin à une cérémonie qui ne le concernait pas vraiment. Malgré la tristesse de sa mère, malgré l’inquiétude qui serrait sa gorge, quand Esther a vu la silhouette de M. Ferne, elle a eu envie de rire. Elle se rappelait comme il se cachait, quand les soldats italiens remontaient la rue en faisant brinquebaler le piano. Elle a couru vers lui, elle lui a pris la main. Le vieil homme l’a regardée comme s’il ne la reconnaissait pas. Il secouait la tête, et sa drôle de barbiche s’agitait pendant qu’il répétait : « Non, non, partez, partez tous, moi je ne peux pas, je dois rester ici. Où irais-je, dans la montagne ? » Esther lui serrait la main de toutes ses forces, et elle sentait les larmes qui embuaient ses yeux. « Mais les Allemands vont venir, vous devez partir avec nous. » M. Ferne continuait à regarder les gens qui marchaient sur la place. « Mais non. » Il parlait doucement, presque à voix basse. « Mais non. Qu’est-ce qu’ils feraient d’un vieux comme moi ? » Puis il a embrassé Esther une seule fois, très vite, et il s’est reculé. « Au revoir, maintenant. Au revoir. » Esther est retournée en courant auprès de sa mère, et elles ont commencé à marcher avec les autres, dans la direction du haut du village. Quand elle s’est retournée, Esther n’a plus vu M. Ferne. Peut-être qu’il était déjà retourné auprès de son piano, dans la cuisine obscure de la villa. Seules quelques personnes étaient encore debout sous les arcades de la mairie, des gens du village, des femmes vêtues de leurs robes à fleurs, de leurs tabliers. Ils regardaient la troupe des fugitifs qui disparaissait déjà en haut du village, à l’endroit où commencent les champs d’herbes et les bois de châtaigniers.

Maintenant les gens marchaient sur la route, au soleil de midi, ils étaient si nombreux qu’Esther ne voyait pas le commencement ni la fin de la troupe. Il n’y avait plus de grondements de moteurs dans la vallée, plus un bruit, rien que le raclement des pieds sur la route de pierres, et cela faisait une rumeur étrange, un bruit de fleuve sur les galets.

Esther marchait en regardant les gens autour d’elle. Elle les reconnaissait, pour la plupart. C’étaient les gens qu’elle avait vus, dans les rues de la ville, au marché, ou bien sur la place, l’après-midi, en train de bavarder par petits groupes, pendant que les enfants couraient en poussant leurs cris stridents. Il y avait les vieux, avec leurs grands manteaux à col de fourrure, coiffés de leurs chapeaux noirs d’où sortaient les nattes de cheveux gris. Il y avait celui qu’on appelait le hazan, M. Yacov, qui marchait à côté du vieux Eïzik Salanter, ses lourdes valises à la main. À part le Reb Eïzik et M. Yacov, Esther ne connaissait pas leurs noms. C’étaient les Juifs les plus pauvres, ceux qui étaient venus d’Allemagne, de Pologne, de Russie, qui avaient tout perdu dans la guerre. Quand elle était entrée dans le temple, dans le chalet en haut du village, Esther les avait vus, debout autour de la table où étaient allumées les lumières, la tête voilée par le grand châle blanc, elle les avait entendus réciter les paroles du livre dans la langue mystérieuse et si belle, qui entrait au fond de vous sans qu’on la comprenne.

De les voir maintenant, au soleil, sur cette route de pierres, courbés en avant, marchant lentement avec leurs grands manteaux qui les encombraient, Esther sentait son cœur battre plus fort, comme si quelque chose de douloureux et d’inéluctable était en train d’arriver, comme si c’était le monde entier qui marchait sur cette route, vers l’inconnu.

C’étaient les femmes et les enfants surtout qu’elle regardait. Il y avait des femmes âgées qu’elle avait entrevues au fond des cuisines, et qui ne sortaient jamais, sauf pour les fêtes, ou pour les mariages. Maintenant, vêtues de lourds manteaux, la tête entourée de châles noirs, elles avançaient le long de la route de pierres, sans parler, leurs figures très pâles grimaçant sous le soleil. Il y avait des femmes plus jeunes, encore sveltes malgré les manteaux et les paquets de toutes sortes qui les encombraient, tirant des valises. Elles parlaient entre elles, certaines riaient même, comme si elles partaient pour un pique-nique. Les enfants couraient devant elles, vêtus de chandails trop chauds, chaussés de gros souliers de cuir qu’ils ne mettaient que pour les grandes occasions. Eux aussi portaient des paquets, des sacs contenant du pain, des fruits, des bouteilles d’eau. Pendant qu’elle marchait avec eux, Esther cherchait leurs noms dans sa mémoire, Cécile Grinberg, Meyerl, Gelibter, Sarah et Michel Lubliner, Léa, Amélie Sprecher, Fizas, Jacques Mann, Lazare, Rivkelé, Robert David, Yachet, Simon Choulevitch, Tal, Rebecca, Pauline, André, Marc, Marie-Antoinette, Lucie, Éliane Salanter… Mais elle ne retrouvait leurs noms qu’avec peine, parce que ce n’étaient plus déjà les garçons et les filles qu’elle connaissait, ceux qu’elle voyait à l’école, qui couraient et criaient dans les rues du village, ceux qui se baignaient nus dans les torrents, et qui jouaient à la guerre dans les fourrés. Maintenant, vêtus d’habits trop grands, trop lourds, chaussés de leurs chaussures d’hiver, les filles avec leurs cheveux cachés par les foulards, les garçons coiffés de bérets ou de chapeaux, ils ne couraient plus aussi vite, ils ne se parlaient plus. Ils semblaient des orphelins en promenade, déjà tristes, fatigués, ne regardant rien ni personne.

La troupe traversait le haut du village, passant devant l’école fermée, devant le poste de gendarmerie. Sur leur passage, les habitants regardaient un instant, debout devant les portes, ou accoudés aux fenêtres, silencieux comme ceux qui passaient devant eux.

C’était la première fois, c’était une douleur, Esther s’apercevait qu’elle n’était pas comme les gens du village. Eux, pouvaient rester chez eux, dans leurs maisons, ils pouvaient continuer à vivre dans cette vallée, sous ce ciel, boire l’eau des torrents. Eux restaient devant leur porte, ils regardaient par la fenêtre, pendant qu’elle marchait devant eux, vêtue de ses habits noirs et de la peau de mouton de Mario, la tête serrée dans le foulard noir, les pieds meurtris par les chaussures d’hiver, elle devait marcher avec ceux qui, comme elle, n’avaient plus de maison, n’avaient plus droit au même ciel, à la même eau. Sa gorge se serrait de colère et d’inquiétude, son cœur battait trop fort dans sa poitrine. Elle pensait à Tristan, à son visage blanc et à ses yeux fiévreux. La fraîcheur de la joue de Mme O’Rourke, et sa main qui avait serré un instant la sienne, et son cœur avait battu parce que c’était la première fois qu’elle lui parlait, et qu’elle ne la reverrait sans doute jamais. Elle pensait à Rachel, à l’hôtel vide maintenant. Le vent devait entrer par les fenêtres ouvertes et tourbillonner dans la grande salle. C’était la première fois, elle comprenait qu’elle était devenue une autre. Son père ne pourrait jamais plus l’appeler Estrellita, plus personne ne devrait lui dire Hélène. Cela ne servait à rien de regarder en arrière, tout cela avait cessé d’exister.


La troupe marchait sur la route de pierres, entre les champs d’herbes, là où Esther allait se cacher autrefois, pour attendre le retour de son père. Le torrent faisait son bruit en contrebas, un froissement d’eau qui résonnait sur les flancs de la montagne. Dans le ciel, les nuages blancs s’amoncelaient à l’est, formant des architectures fantastiques au fond de la vallée, comme des pics de neige, comme des châteaux. Esther se souvenait de les avoir regardés arriver, allongée sur les pierres plates, encore mouillée de l’eau du torrent, sentant les gouttelettes froides qui se rétrécissaient sur la peau de ses cuisses, écoutant la musique de l’eau et le vrombissement des guêpes. Elle se souvenait qu’elle voulait aller avec les nuages, parce qu’ils glissaient librement dans le vent, qu’ils allaient sans souci de l’autre côté des montagnes, jusqu’à la mer. Elle imaginait tout ce qu’ils voyaient, les vallées, les rivières, les villes pareilles à des fourmilières, et les grandes baies où la mer étincelle. Aujourd’hui, c’étaient les mêmes nuages, et pourtant ils avaient quelque chose de menaçant. Ils faisaient comme un barrage au fond de la vallée, ils mangeaient les sommets des montagnes, ils dressaient un grand mur blanc et sombre, infranchissable.

Esther serrait fort la main de sa mère, tandis qu’elles marchaient au même pas sur le chemin, dans la longue cohorte. Déjà la forêt s’était épaissie, et les châtaigniers et les chênes avaient été remplacés par de grands pins au feuillage presque noir. Jamais Esther n’était allée si loin dans la vallée du torrent. Maintenant, on ne voyait plus le bout de la vallée, ni la muraille de nuages. Seulement, par instants, entre les fûts des arbres, le torrent qui scintillait au soleil. La troupe avait ralenti sa marche, peinant le long du sentier en pente. Les vieillards, les femmes qui portaient des enfants s’arrêtaient déjà au bord du chemin pour se reposer, assis sur des rochers, ou sur leurs valises. Personne ne disait rien. On entendait le bruit des chaussures sur les pierres, et les cris des jeunes enfants, qui résonnaient bizarrement, un peu étouffés par les arbres, pareils à des cris d’animaux. En traversant la forêt, la troupe effrayait des chocards qui s’envolaient un peu plus loin en criaillant. Esther regardait les oiseaux noirs, et elle se souvenait de ce que son père avait dit, un jour, en parlant de l’Italie. Il avait montré un corbeau dans le ciel : « Si tu pouvais voler comme cet oiseau, tu y serais ce soir même. » Elle n’osait pas poser la question à Elizabeth, lui demander : « Quand est-ce que papa nous rejoindra ? » Mais elle serrait très fort sa main en marchant, et elle la regardait furtivement, le visage aigu, pâle de sa mère, sa bouche aux lèvres serrées, son expression vieillie par le foulard noir qui serrait ses cheveux, et qu’elle avait mis pour ressembler aux autres femmes. Cela aussi serrait sa gorge de colère, parce qu’elle se souvenait des jours d’été, quand Elizabeth mettait sa belle robe bleue décolletée et ses Spartiates, et qu’elle brossait longuement sa chevelure si noire et soyeuse, pour faire plaisir au père d’Esther et l’accompagner jusqu’à la place du village. Esther se souvenait des longues jambes bronzées de sa mère, de la peau si lisse sur ses tibias, de la lumière qui brillait sur ses épaules nues. Maintenant, sûrement, rien de tout cela ne pourrait revenir, car peut-on retrouver ce qu’on a laissé derrière soi en partant ? « Est-ce qu’on retournera ici avec papa, est-ce qu’on s’en va vraiment pour toujours ? » Esther n’avait pas demandé cela, quand, après s’être habillée à la hâte, elle avait pris la valise et était sortie de la maison en montant les six marches étroites qui conduisaient jusqu’à la rue. Elles marchaient ensemble dans la rue, vers la place, et Esther n’avait pas osé poser la question. Mais sa mère avait compris ; elle avait fait seulement une drôle de grimace, en haussant les épaules, et Esther l’avait vue un peu plus loin qui essuyait ses yeux et son nez, parce qu’elle pleurait. Alors elle s’était mordu la lèvre de toutes ses forces, jusqu’au sang, comme quand elle voulait effacer quelque chose de mal qu’elle avait fait.

Elle n’avait plus regardé personne, pour ne pas avoir à lire le malheur dans les yeux, pour qu’on ne sache pas qu’elle y pensait, elle aussi. Sur la route de pierres qui montait à travers la forêt, les gens avaient pris leurs distances. Les plus jeunes, les hommes, les jeunes garçons, étaient loin devant, on n’entendait même plus leurs voix quand ils s’interpellaient. Derrière eux s’étirait la longue procession. Bien qu’elles ne marchassent pas vite à cause du poids des valises qui leur brûlait les mains, Esther et sa mère dépassaient d’autres femmes, les vieilles qui trébuchaient sur les cailloux, les femmes qui portaient des bébés dans leurs bras, les vieux Juifs vêtus de leurs caftans trop lourds, appuyés sur des cannes. Quand elles arrivaient près d’eux, Esther ralentissait, pour les aider, mais sa mère la tirait alors par le bras, presque avec violence, et Esther était effrayée de voir l’expression dure sur son visage, tandis qu’elles dépassaient les retardataires. Au fur et à mesure qu’elles marchaient, les silhouettes de femmes assises au bord du chemin devenaient de plus en plus rares. Puis il y eut un moment où Esther et sa mère marchaient complètement seules, sans plus rien entendre que le bruit de leurs propres pas et le fracas doux du ruisseau en contrebas.

Le soleil était tout près de la ligne des montagnes, derrière elles. Le ciel était devenu pâle, presque gris, et devant elles, les nuages lourds étaient massés. Comme elle avait cherché cela depuis un bon moment, Elizabeth aperçut tout à coup une sorte de clairière, sur une plate-forme au-dessus du torrent. Elle dit : « C’est là qu’on va passer la nuit. » Elle descendit un peu, jusqu’aux rochers qui surplombaient le torrent. Jamais Esther n’avait vu un endroit plus joli. Entre les masses arrondies des rochers, la mousse faisait un tapis, et au-dessus, à gauche, il y avait une petite plage de sable où venaient mourir les vagues du torrent. Après la dureté du chemin de pierres et la brûlure du soleil, après tant de trouble et d’incertitude, tant de fatigues, cet endroit parut à Esther comme une image du paradis. Elle courut s’étendre sur la mousse, entre les blocs de rocher, et elle ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, elle vit devant elle le visage de sa mère. Elizabeth avait lavé ses bras et sa figure dans l’eau du torrent, et la lumière vague du soir faisait un halo autour de ses cheveux dénoués. « Tu es si belle », a murmuré Esther. « Tu devrais aller te laver aussi », dit Elizabeth, « elle est bien fraîche, et puis d’autres gens vont sûrement s’arrêter pour la nuit. » Esther enleva son châle et ses chaussures, et elle entra dans l’eau glacée jusqu’à mi-mollets, en relevant sa robe. L’eau froide glissait le long de ses jambes, les insensibilisait. Elle but de l’eau dans le creux de sa main, elle s’aspergea la figure, pour atténuer la brûlure du soleil. L’eau mouillait le bas de sa robe, les manches de son chandail, s’accrochait à la toison du mouton.

Un peu plus tard, en effet, les gens sont arrivés. Beaucoup s’étaient arrêtés plus bas, dans une autre clairière, et Esther entendait la voix des enfants, les appels des femmes. Tout le monde savait qu’il ne fallait pas allumer de feu afin de ne pas être repérés par l’armée allemande, alors on préparait le repas du soir comme on pouvait. Les femmes avaient sorti le pain, elles découpaient des tranches que les enfants mangeaient, assis devant le torrent. La mère d’Esther avait emporté un morceau de fromage sec que lui avait donné la propriétaire de leur appartement, et cela semblait délicieux. Elles mangèrent aussi des figues, puis elles allèrent boire à même le torrent, à genoux sur la petite plage. Avant la nuit, elles construisirent un abri, avec des branches de pin, dont les aiguilles serrées faisaient comme un toit.

La nuit arrivait doucement. Dans la forêt, un peu partout, les voix humaines résonnaient avec plus de force. Malgré la fatigue, Esther n’avait pas sommeil. Elle marcha en aval du torrent, guidée par les voix d’enfants. À quelque cent mètres plus bas, elle aperçut un groupe de fillettes qui jouaient au bord du torrent. Malgré leurs habits, elles étaient dans l’eau jusqu’à mi-cuisses, et elles s’aspergeaient en riant. Esther les reconnut. C’étaient de jeunes Polonaises, qui étaient arrivées au village au début de l’été avec leurs parents, et qui ne parlaient que dans leur langue, si étrange et chantante. Esther se souvenait que son père lui avait parlé, un soir, d’une ville au nom étrange comme la langue des fillettes, Rzeszow, et des soldats allemands qui avaient mis le feu aux maisons et chassé tous les Juifs, et les avaient enfermés dans des wagons à bestiaux pour les envoyer dans des camps, dans des forêts où même les enfants devaient travailler jusqu’à en mourir. Elle se souvenait de cela, et elle regardait les fillettes. Maintenant, elles étaient ici, dans cette forêt profonde, au bord de ce torrent, chassées de nouveau, elles allaient vers l’inconnu, vers les montagnes où s’amoncelaient les nuages, et pourtant elles semblaient aussi insouciantes que si ç’avait été une promenade. Esther entra dans la clairière pour les regarder. À présent, les fillettes jouaient à s’attraper, courant d’un arbre à un autre, avec leurs longues robes noires qui se gonflaient autour d’elles comme si elles dansaient. La plus grande, qui devait avoir dix ou onze ans, avait des cheveux et des yeux très pâles, tandis que ses sœurs étaient brunes. À un moment, elles aperçurent Esther. Elles s’immobilisèrent. Ensemble, avec précaution, elles s’approchèrent, et elles prononcèrent quelques mots dans leur langue. La nuit venait. Esther savait qu’elle devait retourner auprès de sa mère, et pourtant elle ne pouvait pas détacher son regard des yeux pâles de la petite fille. Les autres recommencèrent à jouer.

Près d’un pin, il y avait leurs parents, des femmes vêtues de noir et des hommes habillés de caftans. Il y avait aussi un vieil homme portant une grande barbe grise, qu’Esther avait aperçu à l’entrée du temple, dans le chalet.

La petite fille prit Esther par la main et la conduisit jusqu’à l’arbre. Une des femmes, en souriant, lui posa des questions, mais toujours dans cette langue étrange. Elle avait un beau visage régulier, et ses yeux étaient d’un vert très pâle, comme ceux de la petite fille. Alors elle découpa une tranche de pain noir et elle la tendit à Esther. Esther n’osa pas dire non, mais elle sentit comme de la honte, parce qu’elle avait mangé déjà du fromage et des figues, sans rien partager. Elle prit le pain, et sans rien dire, elle repartit en courant jusqu’à la route de pierres, et elle se hâta vers la clairière où sa mère l’attendait. La nuit resserrait déjà les arbres, mettait partout des ombres inquiétantes. Derrière elle, elle entendait encore les voix et les rires des fillettes.


La pluie a commencé à tomber. Sur les toits ça faisait un bruit doux de froissement, un bruit doux et tranquille, après les grondements des moteurs des camions, et les bruits de pas. Rachel sort dans les rues, malgré la nuit noire, elle se met à marcher sous la pluie, emmitouflée dans le grand châle noir de sa mère. Quand le bruit des camions italiens a commencé à résonner dans toute la vallée, elle a voulu courir jusqu’à la place, mais sa mère a dit : N’y va pas ! N’y va pas, je t’en prie, reste avec nous ! Son père était malade, et Rachel n’est pas sortie. Tout le jour, les camions ont fait leur bruit dans la vallée, dans les montagnes. Parfois, le bruit était si proche qu’on avait l’impression que les camions allaient renverser les murs de la maison. Après, il y a eu le bruit de pas, et c’était peut-être encore plus effrayant, ce bruit mou, ces galopades. Jusque dans la nuit, les gens remontaient la ruelle, s’éloignaient. On entendait des voix, des appels étouffés, des pleurs d’enfants. Rachel est restée éveillée toute la nuit, dans l’obscurité, assise sur une chaise à côté du lit où sa mère dormait. Dans l’autre lit, dans la petite chambre, elle entendait le souffle trop rapide de son père, sa toux sèche d’asthmatique. Le matin, c’était dimanche, il y a eu un grand calme. Le soleil brillait au-dehors, à travers les interstices des volets. Il y avait des cris d’oiseaux dans l’air, comme en été. Mais Rachel n’a pas voulu sortir, ni même ouvrir les volets. Elle était si fatiguée qu’elle en avait mal au cœur. Quand sa mère s’est levée pour se préparer et pour cuisiner, Rachel s’est couchée dans le lit encore tiède, et elle s’est endormie.

Maintenant, la nuit est revenue, la pluie tombe doucement sur les toits du village. Quand elle s’est réveillée, Rachel n’a pas bien compris où elle était. Elle a cru un instant qu’elle était dans la chambre de l’hôtel, avec Mondoloni, puis elle s’est souvenue de ce qui s’était passé. Peut-être qu’elle a pensé que le carabinier était resté seul dans l’hôtel, et qu’il écoutait la pluie tomber, lui aussi. Les soldats italiens sont tous partis, et le silence est revenu dans la montagne. Un jour, dans l’hôtel, pendant qu’elle se coiffait devant la glace, dans la chambre, il s’est approché d’elle et il l’a regardée avec un drôle d’air. Il a dit : « Quand la guerre sera finie, je t’emmènerai en Italie, partout, à Rome, à Naples, à Venise, on fera un très long voyage. » C’est ce jour-là qu’il lui a donné cette bague avec la pierre bleue.

Rachel marche dans les rues silencieuses. Tous les volets sont fermés. Elle pense à quelque chose qui fait battre son cœur, elle pense que c’est peut-être aujourd’hui, la guerre est peut-être finie. Quand les Américains ont bombardé Gênes, Mondoloni a dit que c’était fini, que les Italiens allaient signer l’armistice. Les soldats italiens sont partis dans la montagne, ils sont rentrés chez eux, et la ville s’est endormie, sans bruit, comme quelqu’un de très fatigué.

Rachel se hâte vers la place. Quand elle arrivera devant l’hôtel, elle frappera au volet, comme d’habitude, et il viendra ouvrir. Elle sentira son odeur, l’odeur du tabac, l’odeur de son corps, elle entendra sa voix résonner dans sa poitrine. Elle aime quand il parle de l’Italie. Il parle des villes, de Rome, de Florence, de Venise, il dit des choses en italien, lentement, comme si elle pouvait comprendre. Quand la guerre sera finie, elle pourra s’en aller, loin de ce village, loin des gens qui épient et qui parlent, des garçons qui lui jettent des cailloux, loin de la maison en ruine, de l’appartement froid où son père tousse, elle va voyager dans ces villes où il y a de la musique dans les rues, des cafés, des cinémas, des magasins. Elle a tellement envie que ce soit vrai, tout de suite, que ses jambes tremblent sous elle et qu’elle doit s’arrêter, dans l’embrasure d’une porte, avec l’eau qui dégouline sur sa tête et colle le foulard noir à ses cheveux.

Elle est dans la rue qui monte jusqu’à la place, elle passe devant la villa du Mûrier, là où habite M. Ferne. On ne voit pas de lumière par les trous des volets, et il n’y a pas de bruit, la nuit est très noire. Mais Rachel est sûre que le vieux est dans la maison. En prêtant l’oreille, il lui semble qu’elle l’entend parler tout seul, de sa voix chevrotante. Elle l’imagine en train de faire tout seul les questions et les réponses, et ça lui donne envie de rire.

Elle entend à présent l’eau qui cascade dans le bassin de la fontaine. Sur la place, les arbres sont éblouissants de lumière. Pourquoi y a-t-il tant de lumière ? Est-ce qu’il n’y a plus de couvre-feu ? Rachel pense aux sentinelles. Les carabiniers ont tiré sur le mari de Julie Roussel, la nuit où il allait chercher le docteur pour l’accouchement. Quand Mondoloni parle des soldats, il dit « bruti », en baissant la voix, avec mépris. Il n’aime pas les Allemands. Il dit qu’ils sont comme des animaux.

Rachel hésite au bord de la place. Il y a une grande lumière qui vient de l’hôtel, ça éclaire les arbres et les maisons comme un décor de théâtre. La lumière dessine des ombres fantastiques. Mais Rachel écoute le bruit de l’eau qui cascade dans le bassin, et elle se sent rassurée. Peut-être que les carabiniers et les soldats ont décidé de fêter la fin de la guerre. Pourtant, maintenant, Rachel sait bien que ce n’est pas vrai. La lumière qui éclaire la place est froide, elle fait briller les gouttes de pluie. Il n’y a aucun bruit, pas une voix. Tout est silencieux et vide.

En longeant la balustrade, Rachel s’approche de l’hôtel. Entre les troncs des arbres, elle voit la façade. Toutes les fenêtres sont éclairées. Les volets sont grands ouverts, la porte est ouverte aussi. La lumière est éblouissante.

Lentement, sans comprendre encore, Rachel s’approche de l’hôtel. La lumière lui fait mal et l’attire malgré elle, malgré son cœur qui bat trop fort et ses jambes qui tremblent. Jamais elle n’a vu autant de lumière. La nuit alentour semble encore plus épaisse, plus silencieuse. Quand Rachel arrive près de l’hôtel, elle voit le soldat debout devant la porte. Il est immobile, son fusil à la main, il regarde devant lui, comme s’il voulait trouer la nuit avec toute cette lumière. Rachel reste immobile. Puis, très lentement, elle recule, pour se cacher. Le soldat est un Allemand.

Alors elle voit les camions arrêtés, et dans l’ombre, la voiture noire de la Gestapo. Rachel recule jusqu’aux arbres, elle s’enfuit, elle descend en courant les ruelles jusqu’à la vieille maison, et ses pas résonnent dans le silence comme le galop d’un cheval. Son cœur bat si fort, elle sent une douleur au centre de sa poitrine, une brûlure. Pour la première fois de sa vie, elle a peur de mourir. Elle voudrait courir à travers les montagnes, jusqu’en Italie, jusqu’aux camps des soldats dans la nuit, elle voudrait entendre la voix de Mondoloni, sentir son odeur, nouer ses bras autour de sa taille. Mais elle arrive devant la porte de la maison, elle sait que c’est trop tard. Elle sait que maintenant les Allemands vont venir, ils vont la prendre, et son père et sa mère aussi, pour les emmener très loin. Elle attend un moment, que son cœur se calme et sa respiration s’apaise. Elle cherche les mots qu’elle va dire à son père et à sa mère, pour les rassurer, pour qu’ils ne sachent pas tout de suite. Elle les aime, à en mourir, et elle ne le savait pas.


À l’aube, la pluie les a réveillées. C’était une pluie fine qui bruissait doucement sur les aiguilles de pin au-dessus d’elles, et se mêlait au fracas du torrent. Les gouttes commençaient à traverser le toit de leur abri, les gouttes glacées tapotaient leur visage. Elizabeth a bien essayé d’arranger les branches, mais elle n’a réussi qu’à faire pleuvoir encore plus fort. Alors elles ont pris les valises et, enveloppées dans leurs châles, elles se sont blotties au pied d’un mélèze en frissonnant. La lumière du jour révélait la forme des arbres. Un brouillard blanc descendait la vallée. Il faisait si froid qu’Esther et Elizabeth restaient enlacées au pied du mélèze, sans avoir le courage de bouger.

Puis les voix des hommes ont résonné dans la forêt, des appels. Il a fallu se mettre debout, s’emmitoufler dans les habits humides, ramasser les valises, repartir.

Les pieds d’Esther étaient si endoloris qu’elle titubait sur le chemin de pierres, en regardant la silhouette de sa mère devant elle. D’autres formes surgissaient de la forêt, pareilles à des fantômes. Esther espérait voir derrière elle les fillettes polonaises. Mais il n’y avait plus de voix d’enfants, ni de rires. Seulement, à nouveau, le raclement des chaussures sur les pierres du chemin, et le bruit continu du torrent qui allait dans l’autre sens.

Prise par la brume, la forêt semblait sans fin. On ne voyait plus le haut des arbres, ni les montagnes. C’était comme si on marchait sans but, penché en avant, alourdi par le poids des valises, trébuchant, les pieds meurtris par les arêtes des cailloux. Esther et Elizabeth dépassaient des fugitifs, qui étaient partis avant l’aube, et qui étaient déjà fatigués. Des vieilles femmes assises sur leurs paquets au bord du chemin, et dans la brume leur visage semblait encore plus pâle. Elles ne se plaignaient pas. Elles attendaient au bord du chemin, parfois toutes seules, l’air résigné.

Le chemin arrivait jusqu’au torrent, et maintenant il fallait traverser à gué. Le brouillard, en s’écartant, laissait voir la pente d’en face, couverte de mélèzes sombres, et le ciel bleu clair. Cela a donné du courage à Elizabeth, et elle a franchi le torrent en donnant la main à Esther, puis elles ont commencé à monter la pente de la montagne, sans s’arrêter. Plus haut, à main droite, il y avait une grange de pierre où des fugitifs avaient dû passer la nuit car l’herbe était piétinée tout autour. De nouveau, Esther a entendu les cris des chocards. Mais au lieu de l’inquiéter, ces cris lui firent plaisir, parce qu’ils voulaient dire : « Nous sommes là, nous sommes avec vous ! »

Avant midi, Esther et Elizabeth sont arrivées au sanctuaire. Au sortir de la forêt, la vallée s’élargissait et, sur un plateau dominant le torrent, elles ont vu les maisons militaires et la chapelle. Esther se rappelait quand Gasparini parlait de la Madone, de la statue qu’on montait au sanctuaire en été, et qu’on redescendait en hiver, vêtue d’un manteau pour qu’elle n’ait pas froid. Cela lui semblait tellement lointain qu’elle ne comprenait pas qu’elle était arrivée. Elle croyait qu’elle allait voir la statue dans une grotte, cachée au milieu des arbres, entourée de fleurs. Elle regardait sans comprendre ces grandes bâtisses laides qui ressemblaient à des casernes.

En continuant le chemin, Esther et sa mère sont arrivées jusqu’à la plate-forme. La place, devant la chapelle, était pleine de monde. Les fugitifs étaient là, déjà, tous ceux qui étaient partis dans la nuit. Les hommes, les jeunes gens, les femmes, les enfants, et même des vieillards vêtus de caftans étaient sur la place, assis par terre, le dos appuyé contre les murs. Il y avait aussi les soldats italiens de la IVe Armée. Ils étaient installés dans une des bâtisses. Ils étaient assis au-dehors, l’air fatigué, et malgré leurs uniformes ils avaient l’air, eux aussi, de fugitifs. Esther a cherché des yeux le capitaine Mondoloni, mais il n’était pas là. Il avait dû partir par l’autre voie, par le col de Ciriega, peut-être qu’il était déjà arrivé en Italie. Rachel non plus n’était pas là.

Esther a serré la main d’Elizabeth : « Est-ce que c’est ici que papa va nous rejoindre ? » Mais Elizabeth n’a pas répondu. Elle a déposé des bagages devant le mur de la bâtisse, et elle a demandé à Esther de les garder. Elle est allée parler à des hommes qui étaient avec M. Seligman. Mais eux ne savaient rien. Esther a entendu qu’ils parlaient du chemin de Berthemont, de la Passe. Ils montraient l’autre côté de la vallée, la haute montagne déjà sombre. Elizabeth est revenue. Sa voix était voilée, fatiguée. Elle a dit seulement : « On va attendre ici jusqu’à demain matin. On traversera demain matin. Il va nous rejoindre ici. » Mais Esther a compris qu’elle ne savait rien.

Les fugitifs se sont installés pour la nuit. Les soldats italiens ont ouvert la porte d’une des bâtisses, ils ont aidé les femmes à porter leurs valises. Ils ont donné des couvertures pour les lits, et ils ont même apporté du café chaud. Esther ne connaissait pas ces soldats. Certains étaient tout jeunes, presque des enfants. Ils disaient : « La guerre est finie. » Ils riaient.

Après la nuit passée sous la pluie, la bâtisse militaire semblait presque luxueuse. Il n’y avait pas assez de lits pour tout le monde, et Esther et Elizabeth devaient partager le même lit. D’autres fugitifs arrivaient, s’installaient où ils pouvaient dans le dortoir. Quand il n’y a plus eu de place dans la maison militaire, les gens sont allés s’installer dans la chapelle, dont les portes avaient été défoncées.

Les hommes les plus vaillants, avec M. Seligman, ont décidé de passer le col avant la nuit. Le vent avait chassé les nuages, et les hautes montagnes, au fond de la vallée, étaient brillantes de neige. Esther était sur la place quand la troupe a commencé à monter le long du chemin, au-dessus du sanctuaire. Elle les regardait partir, et elle aurait eu envie d’être avec eux, parce que ce soir même ils seraient en Italie. Mais sa mère était trop fatiguée pour continuer, et peut-être qu’elle espérait vraiment que son père arriverait ce soir.

En bas de la pente, il y avait une vacherie abandonnée, au milieu de grands prés que traversaient les sources du torrent. Esther pensait que c’était de ce côté-là que son père devait venir. Elle l’imaginait en train de descendre la montagne, de traverser les pâtures, avec l’herbe qui lui arriverait jusqu’à la taille, et il sauterait d’un rocher à un autre pour franchir le torrent.

Les enfants des fugitifs avaient déjà oublié leur fatigue. Ils commençaient à jouer sur la place du sanctuaire, ou à descendre les pentes en courant, en riant et en poussant des cris. Esther les regardait, et quand elle s’apercevait qu’à cause d’eux elle avait oublié de guetter la venue de son père au fond de la vallée, son cœur se serrait. Puis les cris stridents des enfants résonnaient encore, et de nouveau elle les suivait des yeux. Les chocards étaient restés au-dessus du sanctuaire. Eux aussi, ils tournoyaient dans le ciel en criant, comme s’ils avaient quelque chose à dire aux hommes.

Ensuite la mère d’Esther est venue s’asseoir près d’elle, elle l’a entourée de son bras et elle l’a serrée fort. Elle aussi avait guetté tout l’après-midi le fond de la vallée, la pente aride et noire de la montagne. Elle ne disait rien. Esther demanda : « Si papa ne peut pas venir ce soir, est-ce qu’on va l’attendre ici demain ? » Elizabeth a répondu tout de suite : « Non, il a dit qu’il ne fallait pas l’attendre, qu’il fallait marcher sans s’arrêter. — Alors il nous rejoindra en Italie ? — Oui, ma chérie, il va nous rejoindre, il viendra par un autre chemin, il connaît tous les chemins. Peut-être qu’il est déjà passé par Berthemont, avec ses amis. Les Allemands poursuivent les Juifs partout, tu comprends ? C’est pour cela qu’il faut marcher sans s’arrêter. » Mais comme tout à l’heure, Esther savait que sa mère mentait, qu’elle inventait tout cela, pour la rassurer. Cela lui faisait mal, au centre de son corps, comme le coup de poing que les garçons lui avaient donné autrefois, près de la grange abandonnée. « Et Rachel ? » dit Esther tout d’un coup. « Est-ce que les Allemands la poursuivent, elle aussi ? » Sa mère sursauta, comme si Esther avait dit un blasphème. « Pourquoi parles-tu de Rachel ? » Esther dit : « Parce qu’elle est juive, elle aussi. » Elizabeth haussa les épaules : « Elle a tout abandonné, ses parents, tout le monde. Elle est partie avec les Italiens. » Esther se mit en colère, elle cria presque : « Non, ce n’est pas vrai ! Elle n’est pas partie avec les Italiens ! Elle est restée au village avec ses parents. — Comment le sais-tu ? » dit sa mère. Esther répéta avec entêtement : « Elle n’est pas allée avec les Italiens, je le sais. Elle est restée avec ses parents. — Très bien », dit Elizabeth froidement. « Je suppose qu’elle saura se débrouiller. » Elles ont gardé le silence, regardant ensemble le même point, au fond de la vallée, près de la lisière de la forêt. Mais quelque chose s’était brisé, peut-être qu’elles n’attendaient plus rien.

Vers la fin de l’après-midi, les nuages obscurcirent les sommets. Les roulements du tonnerre faisaient vibrer le sol, avec des grondements si nets que certains, parmi les fugitifs, crurent à un début de bombardement et poussèrent des cris de peur. La pluie commença à tomber à larges gouttes. Esther courut se mettre à l’abri dans la chapelle. Il faisait si sombre qu’elle ne distinguait rien, et qu’elle trébuchait sur les corps. Les fugitifs étaient allongés par terre, enveloppés dans des couvertures. D’autres étaient debout, appuyés le dos aux murs. La partie gauche du toit avait été crevée par un obus, et la pluie cascadait à l’intérieur de la chapelle. Malgré les interdictions des Italiens, des bougies avaient été allumées, à droite de l’autel, et la lumière vacillante montra à Esther les formes et les visages des fugitifs. C’étaient, pour la plupart, des vieux, vieillards et vieilles femmes vêtus à la manière des Russes ou des Polonais, semblables à ceux qu’Esther avait vus au cours du shabbat, dans le chalet. La fatigue, l’angoisse avaient creusé leurs visages.

Près des bougies, au pied de l’autel, les vieux emmitouflés dans leurs caftans étaient tournés vers le Reb Eïzik Salanter qui lisait à haute voix dans un livre, le dos à la lumière des bougies pour mieux voir. Appuyée contre le mur froid de la chapelle, Esther écoutait à nouveau les paroles incompréhensibles, dans cette langue douce et saccadée, sans quitter des yeux le vieil homme éclairé par les bougies. À nouveau, elle a ressenti ce frisson, comme si cette voix inconnue ne résonnait que pour elle, au fond d’elle. La voix basse, chuintante, lisait le livre, et cela effaçait sa fatigue, sa peur, sa colère. Elle ne pensait plus à la pente noire où son père aurait dû venir, elle cessait d’y penser comme à un ravin terrifiant et mortel, mais comme à un chemin très long, très lointain, dont la fin était un secret. Tout s’était transformé ici, les montagnes où grondait le tonnerre, le chemin qui s’enfonçait dans les gorges, tout cela était devenu pareil à une légende, où les éléments tournaient pour s’assembler dans un ordre nouveau.

Dehors, la pluie tombait à torrents, et l’eau cascadait même à l’intérieur de la chapelle, par le toit béant. Les enfants étaient serrés contre leurs mères, et elles balançaient doucement leur corps, au rythme tranquille de la voix d’Eïzik Salanter qui lisait les paroles du livre.

Puis le vieil homme a gardé le livre ouvert devant son visage, longtemps, et il a commencé à chanter d’une voix grave et douce qui ne chevrotait pas. Alors les hommes et les femmes, et même les jeunes enfants ont chanté avec lui, en l’accompagnant sans paroles, simplement en répétant le même mot : Aïe, aïe, aïe, aïe !.. Une des fillettes polonaises, celle qui avait les yeux si pâles et qui avait conduit Esther jusqu’à sa famille, s’est approchée d’elle et l’a prise par la main. Elle l’avait reconnue malgré la pénombre. À la lueur des éclairs, Esther a vu son visage, comme éclairé par une joie intérieure tandis qu’elle chantait avec les autres, en balançant lentement son corps. Esther s’est mise à chanter, elle aussi.

Le chant résonnait à l’intérieur de la chapelle, par-dessus le fracas de l’eau et du tonnerre. Il semblait que les quelques bougies allumées sur le porte-cierges, près de l’autel, diffusaient la même lumière que dans le temple, le soir du shabbat. À présent, d’autres gens, venus des dortoirs des maisons militaires, entraient à l’intérieur de la chapelle. Esther vit sa mère, debout près de la porte. Sans lâcher la main de la jeune Polonaise, elle marcha jusqu’à elle et la fit entrer jusqu’au mur où elles étaient installées. Dehors, la nuit était noire, zébrée d’éclairs. Peu à peu, le chant cessa. Tout le monde resta en silence, à écouter le bruit de la pluie et les coups de tonnerre qui s’éloignaient dans les vallées. L’une après l’autre, les lumières des bougies vacillaient, s’éteignaient. Personne ne savait plus où on était. Plus tard, Esther a traversé la cour, dans le vent froid, et elle est allée se coucher dans le lit d’Elizabeth, et elles se sont serrées l’une contre l’autre pour ne pas tomber.

À l’aube, les soldats italiens reprirent la route, suivis par les fugitifs. Le ciel était bleu profond au-dessus des hautes montagnes enneigées. Le chemin de pierres montait par lacets au-dessus de la chapelle. Lentement, retardée par les enfants et les vieux, la file suivait le chemin, minuscules silhouettes noires sur cette étendue de pierre.

Esther et Elizabeth traversaient maintenant un immense éboulis. Jamais Esther n’avait imaginé un tel paysage. Au-dessus d’elle, un chaos de pierres, sans un arbre, sans une herbe. Les blocs de rocher étaient arrêtés, en équilibre au bord du précipice. Le sentier était si étroit que des cailloux se détachaient sous les pas et déboulaient jusqu’au fond de la vallée. Peut-être à cause du danger, ou à cause du froid, personne ne parlait. Même les petits enfants marchaient le long du sentier étroit, sans dire une parole. On n’entendait que le bruit du torrent, invisible au fond de la vallée, les éboulements des cailloux, et le sifflement des respirations.

À un moment, Esther voulut poser la valise et s’asseoir, mais aussitôt sa mère la prit par la main, avec une sorte de dureté désespérée, et l’obligea à continuer sa marche.

Maintenant, les groupes de fugitifs s’étaient espacés. Les vieillards, les femmes enveloppées dans leurs châles noirs, qui étaient partis les derniers de la chapelle, étaient loin derrière. Les arêtes des montagnes les cachaient déjà. Les autres, les femmes avec des enfants, marchaient lentement, sans s’arrêter. Le sentier longeait un précipice, où quelques arbres avaient réussi à s’accrocher. Esther regardait en dessous d’elle un grand mélèze foudroyé, noirci, pareil à un squelette. De l’autre côté de la vallée, la montagne coupait le ciel, hérissée d’aiguilles, menaçante. Ici, il y avait la peur, mais aussi la beauté de la pierre brillant au soleil, le ciel impénétrable. Ce qui faisait peur, surtout, c’était ce qu’on voyait au bout de la vallée, ce vers quoi on marchait depuis déjà deux jours, la muraille sombre et bleue, étincelante de givre, noyée dans un grand nuage blanc qui fusait vers le centre du ciel. Cela semblait si lointain, si inaccessible, qu’Esther sentait le vertige. Comment pouvait-elle arriver jusque-là ? Est-ce qu’on pouvait vraiment y arriver ? Ou bien on leur avait menti, et tous les gens allaient se perdre dans les glaciers et dans les nuages, ils seraient engloutis dans les crevasses. Plus loin, comme le sentier zigzaguait à flanc de montagne, Esther a vu à nouveau des oiseaux noirs qui tournoyaient dans le ciel, mais cette fois c’étaient des éperviers silencieux.

Tout le long du sentier, au pied des escarpements, les fugitifs étaient arrêtés. Esther reconnut certaines des femmes qui étaient dans la chapelle. Elles étaient exténuées de fatigue et de faim, elles restaient assises sur les pierres, au bord du chemin, prostrées, le regard fixe. Les enfants étaient debout à côté d’elles, immobiles, silencieux. Quand elle passait devant eux, les filles regardaient Esther. Il y avait une drôle d’expression dans leur regard, quelque chose de sombre et de suppliant, comme si elles avaient voulu s’accrocher à elle par le regard.

Quand Esther et Elizabeth sont arrivées au lac, au pied de la haute montagne, le soleil était déjà caché par les nuages, la lumière déclinait. L’eau du lac était couleur glacée, éclairée par un névé qui la divisait comme un miroir. La plupart des fugitifs s’étaient assis au bord du lac, dans le chaos de rochers, pour se reposer. Mais les hommes et les femmes les plus valides repartaient déjà, commençaient l’ascension vers le col, tandis que les groupes de femmes et de vieillards harassés arrivaient les uns après les autres devant le lac.

Assise contre un rocher, à l’abri des rafales de vent, Esther regardait ceux qui arrivaient. Plusieurs fois, Elizabeth s’est mise debout : « Allons, il faut partir, on doit passer avant la nuit. » Mais Esther guettait le chemin, comme la veille, quand elle attendait son père. Mais ce n’était pas lui qu’elle voulait voir arriver. C’était le vieux Reb Eïzik Salanter, celui qui avait chanté et lu le livre dans la chapelle. Elle ne voulait pas partir sans lui. Comme sa mère s’impatientait encore, elle dit : « S’il te plaît ! Attendons encore un peu. » Sur la paroi rocheuse, devant eux, le nuage s’ourla, montrant un instant la ligne sombre du chemin qui se confondait avec un ravin, entre deux pitons aigus, puis il ressouda ses bords.

Déjà le tonnerre grondait au fond de ses cavernes. Elizabeth était pâle, nerveuse. Elle marchait au bord du lac, revenait en arrière. Les fugitifs partaient les uns après les autres. Seules restaient les femmes âgées, et quelques-unes avec de très jeunes enfants. En s’approchant de l’une d’elles, une jeune Polonaise aux cheveux roux serrés dans un châle noir, Esther vit qu’elle pleurait sans bruit, appuyée sur un rocher. Esther lui toucha l’épaule. Elle aurait voulu lui parler, l’encourager, mais elle ne savait rien dire dans sa langue. Alors elle prit un peu de pain et de fromage dans le sac à provisions et elle les lui tendit. La jeune femme la regarda sans sourire, et elle se mit à manger aussitôt, toujours courbée sur son rocher.

Enfin, un groupe de fugitifs apparut devant le lac. Esther reconnut Eïzik Salanter et sa famille. Appuyé sur son bâton, le vieil homme marchait avec difficulté sur le chemin de pierres. Les rafales de vent gonflaient son caftan et faisaient flotter sa barbe grise et ses cheveux. En le voyant, Esther comprit aussitôt qu’il était à bout de forces. Il s’assit au bord du lac, et les femmes et les hommes qui l’accompagnaient l’aidèrent à s’allonger sur la terre. Son visage tourné vers le ciel était devenu très blanc, déformé par l’angoisse. Esther, en s’approchant, entendit son souffle perdu qui sifflait. Cela, elle ne pouvait le supporter. Elle s’éloigna, et elle se réfugia dans les bras de sa mère. « Je veux m’en aller, maintenant », dit-elle à voix basse. Mais c’était Elizabeth à présent qui ne pouvait détacher son regard du vieil homme étendu sur le sol.

La lumière du ciel vacillait, devenait bizarrement rouge. Les grondements du tonnerre se rapprochaient. L’orage tournoyait, grands nuages obscurs qui se déchiraient contre les montagnes, se refermaient plus loin, glissaient comme des fumées entre les cimes neigeuses. L’homme qui accompagnait Reb Eïzik Salanter soudain se leva et se tourna vers Esther et Elizabeth. Il dit seulement, presque sans élever la voix, comme si c’étaient des politesses : « Le rabbi ne peut pas marcher, il doit rester se reposer. Partez. » Il dit cela aussi dans sa langue, aux femmes qui étaient avec lui. Alors, docilement, toutes, elles ramassèrent leurs paquets et leurs valises, et elles commencèrent à marcher vers le col.

Avant d’entrer dans le ravin qui s’enfonçait dans la montagne, et de disparaître dans les nuages, Esther s’arrêta pour regarder une dernière fois Eïzik et son compagnon, immobiles au bord du lac glacé. Cela faisait deux taches noires au milieu des rochers.

Le chemin montait en lacets entre les pitons. On ne voyait pas la fin. Les nuages noirs chargés d’éclairs étaient directement au-dessus d’Esther et de sa mère. Cela faisait peur, mais c’était si beau qu’Esther voulait monter encore plus haut, plus près des nuages. Les taches de brume rougeoyaient, glissaient, se déchiraient sur les aiguilles de pierre, coulaient le long des ravins comme des ruisseaux immatériels. Sous Esther et Elizabeth, tout avait disparu. Les femmes et les autres fugitifs étaient invisibles. On flottait entre ciel et terre et, pour la première fois, Esther pouvait imaginer ce que ressentent les oiseaux. Mais il n’y avait plus d’oiseaux ici, plus personne. On était dans un monde où ne vivent que les nuages, les traînées de nuages, et la foudre.

Mario avait parlé quelquefois de la foudre qui tue les bergers sous les arbres, ou dans leurs cabanes de pierres. Il disait à Esther que ceux qui entraient dans la zone de mort, juste avant d’être frappés par la foudre, entendaient un bruit bizarre, comme un drôle de bourdonnement d’abeilles qui venait de tous les côtés à la fois, et qui tournait dans leur tête et les rendait fous. Maintenant, le cœur battant, c’était ce bruit qu’Esther guettait, tandis qu’elle montait le long du chemin de pierres.

Plus haut, une pluie fine commença à tomber. Sur la droite, accroché au flanc de la montagne, il y avait un blockhaus. Des femmes et des hommes s’étaient réfugiés là, accablés de fatigue et transis de froid. On voyait leurs silhouettes à l’entrée de cet abri sinistre. Mais Elizabeth dit : « Il ne faut surtout pas s’arrêter ici, il faut être de l’autre côté de la frontière avant la nuit. » Elles continuaient à marcher, à bout de souffle, sans penser à rien. La brume les enveloppait à tel point qu’elles croyaient être les seules à avoir marché si loin.

Soudain, le ciel s’ouvrit et montra un grand morceau de ciel bleu. Esther et Elizabeth s’arrêtèrent, émerveillées. Elles étaient parvenues au col. Maintenant Esther se souvenait de ce que racontaient les enfants, au village, cette fenêtre qui s’était ouverte dans le ciel, quand la statue de la Vierge avait fui à travers la montagne. C’était ici, cette fenêtre par laquelle on voyait l’autre côté du monde.

Dans le chaos de rochers, entre les sommets, la lumière du soleil brillait sur la neige fraîche. Le vent était glacé, mais Esther ne le sentait plus. Au milieu des rochers, les fugitifs étaient assis pour se reposer, femmes, vieillards, enfants. Ils ne se parlaient pas. Emmitouflés, le dos tourné sous le vent, ils regardaient autour d’eux les cimes qui semblaient glisser sous les nuages. Ils regardaient surtout l’autre côté, l’Italie, la pente tachée de neige, les ravins voilés, et la grande vallée déjà dans l’ombre de la nuit. Bientôt, tout serait obscur, mais à présent, ça n’avait plus d’importance. Ils étaient passés, ils avaient réussi à franchir le mur, l’obstacle qui leur faisait peur, ils étaient venus à bout des dangers, du brouillard, de la foudre.

Au-dessous d’eux, à l’endroit même d’où ils venaient, les lueurs rouges vacillaient dans l’épaisseur des nuages, le tonnerre grondait comme une canonnade. Le soleil s’éteignit, le ciel se referma, la pluie recommença à tomber. Elle était drue et froide, elle piquait le visage et les mains, les gouttes s’accrochaient à la toison du mouton, sur la poitrine d’Esther. Elle a ramassé la valise, Elizabeth a chargé le sac de toile sur son épaule. Les autres fugitifs s’étaient relevés, et dans l’ordre même qu’ils avaient suivi pour monter jusqu’au col, hommes et jeunes gens en tête, femmes, vieillards et enfants ensuite, par petits groupes silencieux, ils ont commencé la descente vers le fond de la vallée déjà dans la nuit, d’où montaient quelques fumées blanches, les villages oubliés de la Stura, où ils croyaient qu’ils trouveraient leur salut.


Festiona, 1944


C’était le temps très long de l’hiver. L’écharpe de fumée traînait sur les lauzes des toits, à Festiona. Il faisait froid l’après-midi. Le soleil se couchait tôt derrière les montagnes, la vallée de la Stura était un lac d’ombre. Esther aimait bien cette ombre, elle ne savait pas pourquoi. Cette fumée qui sortait des toits, qui flottait le long des ruelles, qui entourait la pension Passagieri, la fumée qui noyait les arbres, qui effaçait les jardins. Alors, elle marchait le long des ruelles désertes, en écoutant le bruit de ses galoches qui troublait à peine le silence cotonneux. Il y avait toujours des chiens qui aboyaient.

Tout l’hiver, à Festiona, elle était seule, seule avec Elizabeth. Toutes les deux, elles travaillaient à la pension Passagieri, en échange de la nourriture et d’une chambre au premier étage, sous les toits, avec une porte-fenêtre qui donnait sur le balcon, du côté de l’église. Sur le clocher, la pendule arrêtée marquait interminablement quatre heures moins dix.

Elizabeth, debout sur le balcon, suspendant les draps, le linge. Elle mettait un chandail par-dessus sa robe-tablier, ses mains et ses joues étaient rouges comme celles d’une paysanne. Laver le sol de la cuisine au savon et à la brosse, brûler les ordures à l’aube dans la cour, éplucher les légumes, donner à manger aux lapins qui servaient à l’ordinaire du restaurant. Mais elle n’avait jamais voulu les tuer. C’était Angela, la maîtresse de la maison (on disait aussi qu’elle était la maîtresse de M. Passagieri) qui se chargeait de la sale besogne, et elle le faisait sans histoires, le coup sur la nuque et la peau retournée, le corps sanguinolent pendu par les pieds. La première fois qu’elle l’avait vu, Esther était partie en courant à travers les herbes, jusqu’au grand fleuve. « Je veux retourner à Saint-Martin, je ne veux plus rester ici, il ne nous retrouvera jamais ici ! » Elizabeth avait couru derrière elle dans les broussailles, elle l’avait rattrapée au bord du fleuve, à bout de souffle, les genoux écorchés par les ronces, elle avait d’abord giflé Esther, puis elle l’avait serrée contre elle, c’était la première fois qu’elle la frappait. « Ne t’en va pas, mon cœur, mon étoile, reste avec moi, sinon j’en mourrai. » Esther alors la haïssait, comme si c’était elle qui avait voulu tout cela, qui avait mis ces montagnes glacées entre elle et son père, pour la briser.

La pension Passagieri n’avait pas beaucoup de clients. C’était la guerre. Il y avait quelques commis-voyageurs sur la route de Vinadio, comme égarés, et trois ou quatre paysans du village d’en dessous, veufs, ou trop vieux pour rester chez eux dans leur cuisine. Ils parlaient dans la salle du restaurant, les coudes appuyés sur la toile cirée. Pour aider, Esther apportait les assiettes, la soupe, la polente, le vin. Ils parlaient dans leur langue chantante, ils disaient, « wagazza », avec une drôle de façon de prononcer les « r », comme en anglais. Ils ne riaient pas, mais Esther les aimait bien, ils étaient si élégants, discrets.

Quand Angela allait acheter les provisions, c’était Esther qui l’accompagnait. Angela ne parlait pas beaucoup. Elle attendait à l’entrée de la ferme qu’on lui apporte le lait, les légumes, les œufs, parfois un lapin vivant qu’elle portait par les oreilles. Son ulcère allait mal, elle boitait, elle ne pouvait plus mettre de bas. Esther regardait avec crainte cette plaie qui attirait les mouches, au début elle avait pensé que ça allait bien avec une tueuse de lapins. Mais Angela était, sous son apparence rébarbative, pleine de gentillesse et de générosité. Elle disait à Esther « figlia mia ». Elle avait un regard d’un bleu très vif. C’était comme son aïeule qu’elle n’avait jamais connue.

À Festiona, il n’y avait pas de temps, pas de mouvement, il n’y avait que les maisons grises aux toits de lauzes où traînait la fumée, les jardins silencieux, la brume du matin que le soleil faisait fondre, et qui revenait l’après-midi, qui envahissait la grande vallée.

Esther écoutait les bruits, le soir, dans la petite chambre, en attendant qu’Elizabeth revienne du travail. Elle frissonnait. Les voix des chiens qui se répondaient. Le bruit des galoches des pensionnaires de l’asile d’enfants, qui allaient et revenaient de l’église. Un ronronnement de prières, par moments. Elizabeth avait pensé inscrire Esther à l’école, là, dans l’asile. Mais la jeune fille avait refusé, sans cris, sans larmes. « Jamais je n’irai là. » L’asile était une grande maison sombre à un étage, aux volets fermés dès quatre heures, qui abritait une douzaine d’orphelins de guerre et quelques cas difficiles placés là par leurs parents. Garçons et filles étaient vêtus de tabliers gris, ils étaient pâles, maladifs, avec un regard en dessous. Ils ne sortaient jamais de l’asile, sauf pour aller à l’église le matin et le soir, et le dimanche, pour une promenade en rangs, jusqu’à la rivière, encadrés par les bonnes sœurs et par un grand homme vêtu de noir qui servait d’appariteur. Esther avait si peur d’eux qu’elle se cachait dès qu’elle entendait le bruit de leurs pas résonner sur la place et dans les ruelles.

Le soir, Elizabeth faisait travailler Esther, dans la chambre éclairée par une lampe à huile. Les carreaux de la porte-fenêtre étaient bouchés avec du papier bleu, à cause des bombardements. Quelquefois on entendait le bruit des avions, très haut, dans la nuit. Un grondement aigu qui venait de tous les côtés à la fois, qui emballait le cœur. Esther se serrait contre sa mère, elle appuyait sa tête contre sa poitrine. Les mains d’Elizabeth étaient froides, gercées par l’eau des lavages. « Ce n’est rien, maman, ils s’en vont. »

Quelquefois aussi, on entendait des coups de feu dans la nuit, qui résonnaient dans toute la vallée. C’étaient les partisans. Brao disait qu’ils s’appelaient Giustizia e Libertà, ils descendaient des montagnes pour attaquer les Allemands, du côté de Démonté, ou bien en descendant la Stura, là où le pont traverse la gorge vers Borgo San Dalmazzo.

Brao était un garçon de quinze ans, il avait été mis comme pensionnaire à l’asile des enfants, il était un des cas difficiles. Il s’était sauvé plusieurs fois de chez lui, il chapardait dans les fermes. Il était si mince et frêle qu’on aurait dit un enfant de douze ans, mais Esther le trouvait drôle. Il se sauvait à l’heure d’aller à l’église, il venait voir Esther dans la cour de la pension. Il parlait un peu en français, et beaucoup par signes. Elizabeth ne voulait pas qu’elle le voie. Elle ne voulait pas qu’Esther parle à quiconque, elle avait peur de tout, même de ceux qui étaient gentils. Elle disait que Brao était un voyou.

Esther aimait bien marcher avec Brao, dans les champs, à la lisière du village. Le matin, Brao s’échappait, et ensemble ils allaient à travers champs. La vallée brillait au soleil. Brao connaissait tous les chemins, tous les raccourcis, et aussi les pistes des animaux, des lapins de garenne, les cachettes des faisans, les endroits entre les roseaux d’où on pouvait guetter les hérons et les canards sauvages. Esther se souvenait de Mario, comme il marchait dans les grands champs d’herbes, à Saint-Martin, à la chasse aux vipères. Cela lui semblait loin, maintenant, comme dans un autre pays, comme dans une autre vie.

Avec Brao, elle allait marcher dans le lit de la rivière, du côté de Ruà. Au printemps, à la fonte des neiges, la Stura était une rivière immense, qui coulait d’un bord à l’autre en charriant de la boue, des troncs, des mottes d’herbes arrachées aux rives. Il y avait le bruit surtout, qui étourdissait, donnait le vertige. La nappe d’eau descendait, blanche de tourbillons, elle emportait tout. Esther rêvait qu’elle descendait la rivière sur un radeau de branches et d’herbes, jusqu’à la mer, et plus loin encore, de l’autre côté du monde. Brao disait que si on se laissait emporter par la rivière, on arriverait jusqu’à Venise. Il montrait l’est, au-delà des montagnes, et Esther ne pouvait pas comprendre comment cette eau voyageait si loin sans se perdre.

Dans le lit de la Stura, il y avait des îles. Les arbres avaient poussé, les herbes étaient hautes. La rivière se séparait en plusieurs bras, formait des baies, des caps, des péninsules. Il y avait des lacs d’azur. Sur les plages marchaient lourdement les corbeaux, puis ils s’envolaient quand on s’approchait, en poussant des cris âpres qui donnaient le frisson. Là, dans le lit de la rivière, tout était bien. Esther pouvait rester des heures, pendant que Brao cherchait des écrevisses. Il y avait toutes sortes de cachettes.

Là, Esther pensait à son père. C’était comme s’il était tout près, quelque part dans la montagne, dans la Costa dell’Arp, ou dans la Pissousa. De là-haut, il pouvait la voir. Il ne pouvait pas descendre, parce que le moment n’était pas encore venu, mais il la regardait. Esther sentait son regard sur elle, c’était doux et fort, une caresse, un souffle, ça se mêlait au vent dans les arbres, au froissement régulier de l’eau sur les plages de galets, même aux cris des corbeaux.

« Si tu pouvais voler comme cet oiseau, tu y serais ce soir même. » Alors Esther était avec lui, à Saint-Martin, elle tenait sa main, elle était dans son ombre, il était si grand, il faisait écran contre la lumière du soleil de l’été.

L’hiver, puis le printemps, tout était si lent, si long, comme quand on est très loin au fond d’une grotte et qu’on regarde vers la lumière. C’était à cause de ce qui était arrivé, là-bas, à Borgo San Dalmazzo. Elizabeth savait, mais elle n’en parlait jamais. Seulement, une fois, parce qu’Esther était partie avec Brao sur la route, là où la rivière est si large, avec tous ses bras et toutes ses îles, et qu’on ne voit presque plus les montagnes, Elizabeth était partie à sa recherche.

Esther l’avait rencontrée dans Ruà, à la nuit tombante, vêtue de sa robe-tablier à fleurs et chaussée de ses galoches, les cheveux cachés dans un foulard noir comme une paysanne. Elizabeth l’avait serrée contre elle, elle était glacée. C’était la première fois qu’Esther se rendait compte que sa mère était si fragile, comme si elle avait vieilli d’un coup. Elle avait honte, elle était en colère. « Pourquoi tu ne me laisses pas faire ce que je veux ? J’en ai assez, je veux qu’on s’en aille d’ici, il ne nous retrouvera jamais ici. » Elle ne voulait plus dire « papa », elle ne voulait plus penser à ce mot, plus croire à ce nom. Elle suffoquait, ses yeux étaient pleins de larmes. C’était étrange. Le brouillard passait sur les champs, s’accrochait aux ruelles, montait du lit de la rivière avec la nuit. Elizabeth serrait Esther, elles marchaient lentement, la tête un peu baissée, avec toutes ces gouttes de brouillard qui s’accrochaient à leur visage.

« Ils ont emmené tous ces gens, Hélène, tu comprends ? » Elizabeth parlait lentement, c’était pour cela que ses mains étaient glacées. Les mots étaient lents, et calmes, glacés aussi. « Ils les ont tous pris sur la route, à Borgo San Dalmazzo. Ils les ont tous emmenés, même les vieilles femmes et les petits enfants. Ils les ont mis dans leur train, ils ne reviendront jamais. Ils vont tous mourir. »

Après cela, chaque fois qu’Esther entendait le nom de Borgo San Dalmazzo, elle pensait au brouillard qui montait de la rivière, qui effaçait tout, les visages et les corps, qui noyait les noms.


Dans les bâtiments de la gare, ils avaient attendu. Les soldats allemands les avaient capturés facilement, à l’entrée de Borgo San Dalmazzo. Ils étaient épuisés de fatigue, de faim, de sommeil. Il y avait des jours qu’ils marchaient sur les sentiers rocailleux, sans abri. Quand ils avaient descendu la vallée étroite, ils avaient vu d’abord l’église d’Entracque, les toits du village, et ils s’étaient arrêtés, le cœur battant. Les enfants regardaient avec émerveillement. Ils pensaient qu’ils étaient arrivés, qu’il n’y avait plus rien à craindre, que la guerre était finie. La vallée brillait dans l’air du matin, il y avait déjà les couleurs de l’automne, un automne triomphant, enivrant presque. Au loin, il y avait un bruit de cloches, qui arrivait par bouffées, on voyait briller les vols de pigeons au-dessus des toits. C’était comme une fête.

Ils s’étaient remis en marche, ils avaient traversé le village. Les chiens aboyaient sur leur passage, les suivaient en courant le long des talus. Les enfants se serraient contre leurs mères. Sur le pas des portes, les villageois les regardaient passer. C’étaient des gens âgés pour la plupart, des paysannes, des vieilles habillées en noir. Ils regardaient sans rien dire, les yeux plissés à cause du soleil. Mais il n’y avait pas d’hostilité, ni de crainte. Tandis qu’ils traversaient, des femmes avaient marché vers eux, leur avaient tendu du pain, du fromage frais, des figues, elles avaient dit quelques mots dans leur langue.

La troupe avait descendu la vallée, jusqu’à Valdieri, ils étaient passés au large, en suivant la rivière Gesso. Les enfants regardaient avec étonnement les hautes façades éclairées par le soleil, le bulbe de l’église, la flèche haute comme un phare. Il y avait aussi les vols des pigeons basculant dans le ciel, autour des coupoles, le son des cloches. Les fumées qui montaient, portant l’odeur des repas, les feux d’herbes sèches dans les champs. Le bruit de l’eau courant sur les galets de la rivière, un froissement doux qui parlait d’avenir. Ils allaient vers le train, ils voyageraient vers Gênes, vers Livourne, jusqu’à Rome peut-être, ils prendraient le bateau d’Angelo Donati. Il n’y avait plus de guerre. On pouvait aller partout, on pouvait commencer une vie nouvelle.

Quand le soleil était au zénith, ils se sont arrêtés au bord de la rivière pour se reposer. Les femmes ont partagé les provisions, le pain dur de Saint-Martin, et le pain frais, le fromage et les figues que les villageoises leur avaient donné au passage, à Entracque, à Valdieri.

Alors cela leur semblait peut-être une promenade, un simple pique-nique à la campagne, malgré les valises et les paquets, malgré les blessures aux pieds, la souffrance et la fièvre qui brûlait les yeux des enfants. La rivière brillait au soleil, il y avait des moucherons en suspens dans l’air, des oiseaux dans les arbres.

Ils s’étaient assis sur les plages de galets pour manger. Ils écoutaient la musique de liberté de la rivière. Les enfants avaient commencé à jouer, à courir le long des rivages. Ils fabriquaient des bateaux avec des bouts de bois. Les hommes étaient assis, ils fumaient et ils parlaient. Ils parlaient de ce qu’ils feraient, là-bas, de l’autre côté des montagnes, à Gênes, à Livourne. Certains parlaient même de Venise, de Trieste, et de la mer qu’ils allaient traverser, jusqu’à Eretz Israël.

Ils parlaient de leur terre, d’une ferme, d’une vallée. Ils parlaient de la ville de lumière, étincelante avec ses dômes et ses minarets, là où se trouvait la fondation du peuple juif. Peut-être qu’ils rêvaient qu’ils étaient déjà arrivés, et que les dômes et les tours de Valdieri étaient aux portes de Jérusalem.

Ils sont repartis assez vite, parce que la nuit venait déjà au fond de la vallée. À l’entrée de Borgo San Dalmazzo, sur la route de la gare, les soldats de la Wehrmacht les ont capturés. Tout s’est passé très vite, sans qu’ils aient compris vraiment ce qui leur arrivait. Devant eux les soldats habillés de manteaux verts étaient au bout de la longue rue étroite et froide. Derrière eux, les camions roulaient lentement, avec leurs phares allumés, et les poussaient comme un troupeau. Ils sont arrivés ainsi jusqu’à la gare. Là, les soldats les ont fait entrer dans une grande bâtisse, à droite de la gare. Ils sont entrés tous, les uns après les autres, jusqu’à ce que les grandes salles soient pleines. Alors les Allemands ont fermé les portes.

C’était la nuit. Les voix résonnaient autour de la gare. Il n’y avait pas de lumière, seulement la lueur des phares des camions. Les femmes se sont assises par terre, près de leurs paquets, et les enfants se sont serrés contre elles. Il y avait des pleurs d’enfants, des sanglots, des chuchotements. Le froid de la nuit est entré dans les grandes salles par les carreaux cassés, à travers les grillages. Il n’y avait pas de meubles, pas de lits. Au bout de la plus grande des salles, des latrines bouchées qui sentaient mauvais. Le vent de la nuit passait sur les enfants apeurés. Puis les plus petits se sont endormis.

Vers minuit, ils ont été réveillés par le bruit des trains qui arrivaient, qui manœuvraient, les grincements, les chocs des wagons, le souffle des locomotives. Il y a eu des coups de sifflet. Les enfants cherchaient à voir ce qui se passait, les petits recommençaient à pleurnicher. Mais il n’y avait pas de voix d’hommes, seulement ces bruits de machines. On n’était plus nulle part.

À l’aube, les soldats ont ouvert les portes du côté des voies ferrées, et ils ont poussé les hommes et les femmes dans les wagons sans fenêtres, peints aux couleurs du camouflage. Il faisait froid, la vapeur des locomotives s’étalait en nuages phosphorescents. Les enfants s’accrochaient à leurs mères, peut-être qu’ils disaient : « Où est-ce que nous allons ? Où est-ce qu’on nous emmène ? » Les quais, les bâtiments de la gare, et la ville alentour, tout était vide. Il n’y avait que les figures fantomatiques des soldats vêtus de leurs longs manteaux, debout de loin en loin dans la vapeur des trains. Peut-être que les hommes rêvaient de s’échapper, il suffirait d’oublier les femmes et les enfants et courir à travers les voies, sauter par-dessus les talus et disparaître dans les champs. L’aube était interminable et silencieuse, sans cris et sans voix, sans oiseaux et sans aboiements de chiens, avec seulement le souffle bas des locomotives et les grincements des attelages, puis le raclement aigu quand les roues avaient commencé à patiner sur les rails et que le train s’était ébranlé pour ce voyage sans but, Turin, Gênes, Vintimille, les enfants serrés contre leur mère, l’odeur âcre de la sueur et de l’urine, les coups des bogies, la fumée qui entrait dans les wagons aveugles, et la lumière de l’aube à travers les fentes des portes, Toulon, Marseille, Avignon, le bruit des roues, les pleurs des enfants, la voix étouffée des femmes, Lyon, Dijon, Melun, et le silence qui suivait l’arrêt du train, et cette nouvelle nuit froide, l’immobilité étourdissante, Drancy, l’attente, tous ces noms et tous ces visages qui s’effaçaient, comme s’ils avaient été sœurs et frères arrachés de la mémoire d’Esther.


Les orphelins allaient à l’église de Festiona, chaque après-midi, à la tombée de la nuit. Un soir, Brao s’est échappé, et il a rencontré Esther sur la place. « Viens. » Il lui montrait l’église. Esther ne voulait pas, elle avait horreur d’entendre le bruit de pas des enfants, le bourdonnement machinal des prières. À côté de la porte, il y avait cette peinture bizarre, la Vierge piétinant un dragon. Brao a pris Esther par la main et l’a conduite à l’intérieur de l’église. On aurait dit une grotte très noire. Ça sentait le bois ciré et le suif. Au fond de l’église, de chaque côté de l’autel, une petite étoile de lumière vacillait dans le froid. Esther s’est approchée des lumières, comme si elle n’arrivait pas à détacher son regard.

Au bout d’un moment, Brao l’a tirée par le bras. Il semblait inquiet, il ne comprenait pas. Alors Esther a pris une des lumières, et elle a commencé à allumer les bougies, les unes après les autres. Elle ne savait pas bien pourquoi elle faisait cela, elle voulait voir la lumière briller, comme ce soir, à Saint-Martin, quand elle était entrée dans le chalet en haut du village, avec toutes ces flammes qui palpitaient. C’était la même lumière, maintenant, comme si le temps ne passait pas, et qu’on était encore de l’autre côté, avant la barrière des montagnes, et que les flammes trouaient l’ombre et vous regardaient.

C’étaient les yeux des gens là-bas qui vous voyaient, les enfants, les femmes, Cécile avec son fichu sur ses beaux cheveux noirs. Les voix des hommes qui grandissaient, résonnaient comme un orage, et puis devenaient très douces et murmuraient, et les paroles du livre, dans cette langue mystérieuse, qui entraient en vous sans qu’on les comprenne.

Une lumière à la main, Esther faisait le tour de l’église et elle allumait les bougies partout où il y en avait, dans les coins, devant les statues, de chaque côté de l’autel. Brao restait debout près de l’entrée, il regardait sans rien dire mais ses yeux brillaient aussi. La jeune fille allait et venait fébrilement, elle faisait naître d’autres étoiles de lumière, et à présent, l’église resplendissait comme pour une fête. Les bougies étincelaient. Cela faisait une chaleur intense, magique presque. Esther est restée debout au milieu de l’église, à regarder briller les lumières. Elle laissait entrer en elle la chaleur. C’était comme s’ils étaient tous là, un instant encore, juste un instant, elle sentait la force de leur regard, les enfants qui interrogeaient, les femmes qui donnaient leur amour, elle sentait la force dans le regard des hommes, elle entendait le son grave de leurs voix, et ce mouvement lent de balancement des corps tandis qu’ils chantaient, et l’église tout entière qui vibrait et oscillait a la manière d’un navire.

Mais cela ne dura qu’un bref instant, parce que tout d’un coup la porte de l’église s’ouvrit, et la voix de l’appariteur éclata. L’homme habillé de noir tenait Brao par le col de son tablier, Brao criait : « Elena ! Elena ! » Esther avait honte, elle aurait dû rester, aider Brao, mais elle a eu peur et elle s’est sauvée en courant. Quand elle est arrivée à la pension, elle s’est enfermée dans la chambre, mais même là, elle croyait entendre Brao qui criait son nom, et le bruit des galoches des maudits orphelins qui marchaient au pas vers l’église. Comme chaque soir, ils entraient dans la grotte sombre, ils s’asseyaient sur les bancs grinçants, les filles à gauche, les garçons aux crânes rasés à droite, dans leurs vieux tabliers gris usés aux coudes, et Brao était avec eux, l’épaule encore endolorie des coups qu’il avait reçus.


C’était la fin de l’été, on savait que les Allemands avaient commencé leur retraite, qu’ils repartaient vers le nord. Brao parlait de cela, et les gens aussi, au restaurant de la pension Passagieri, ils parlaient des hommes de Giustizia e Liberté, qui s’étaient rencontrés à la Madone du Coletto, au-dessus de Festiona. Elizabeth avait serré Esther très fort contre elle, sa voix était changée, elle n’arrivait pas bien à expliquer. « Nous allons bientôt rentrer, tout est fini, nous irons bientôt en France. » Mais Esther la regardait durement. « Alors, demain on s’en va ? » Elizabeth lui faisait signe de se taire. « Non, Hélène, il faut attendre, pas encore maintenant. » Elle faisait semblant de ne pas comprendre, comme si rien ne s’était passé, comme si tout était normal, elle ne voulait même plus dire « Esther », c’était un nom qui lui faisait peur. Esther se dégageait, elle sortait de la petite chambre, elle descendait dans la cour, elle s’éloignait du côté des champs. Elle avait mal au cœur, elle sentait un nerf qui frémissait dans sa poitrine.

Le lendemain matin, de bonne heure, Esther est partie vers le Coletto. Elle a commencé à marcher sur la route de terre. La montagne était haute devant elle, couverte de mélèzes rouillés par l’automne. Tout de suite après les dernières maisons de Festiona, la route montait en lacets.

Il y avait maintenant un an, Esther et Elizabeth avaient descendu cette même route, en arrivant de Valdieri. C’était si loin, et pourtant Esther avait l’impression qu’elle mettait ses pieds exactement sur ses traces. Il n’avait pas plu depuis le commencement de l’été. La route s’effritait, les pierres roulaient, il y avait beaucoup d’herbe sèche sur les talus. Esther coupait entre les lacets par des raccourcis à travers les broussailles. Elle montait sans regarder en arrière, en s’accrochant aux arbustes. Son cœur cognait fort dans sa poitrine, elle sentait les gouttes de sueur qui mouillaient sa robe sur son dos, qui piquaient sous ses aisselles.

Il n’y avait pas de bruit dans la forêt, seulement de temps en temps les cris des corbeaux invisibles. La montagne était belle et solitaire, le soleil du matin faisait briller les aiguilles des mélèzes, exaltait l’odeur des buissons.

Esther pensait à la liberté. Giustizia e Libertà. Brao disait qu’ils étaient là, en haut de cette montagne, qu’ils se retrouvaient près de la chapelle. Peut-être qu’elle pourrait leur parler, peut-être qu’ils savaient quelque chose, qu’ils avaient des nouvelles de Saint-Martin. Peut-être qu’elle pourrait partir avec eux, franchir les montagnes, et là-bas il y aurait Tristan, et Rachel, et Judith, et tous les gens du village, les vieux emmitouflés dans leurs caftans et les femmes vêtues de leurs longues robes, avec leurs cheveux cachés par des foulards. Il y aurait les enfants, aussi, tous les enfants en train de courir sur la place autour de la fontaine, ou bien cavalcadant le long de la rue du ruisseau, jusqu’aux champs d’herbes au bord de la rivière. Mais elle ne voulait plus penser à tout cela. Elle voulait aller plus loin, prendre le train pour Paris, aller jusqu’à l’océan, en Bretagne peut-être. Avant, elle parlait souvent de la Bretagne avec son père, il lui avait promis qu’il l’emmènerait. C’était pour cela qu’elle escaladait cette montagne, pour être libre, pour ne plus penser. Quand elle serait avec les gens de Giustizia e Libertà, elle n’aurait plus besoin de penser à rien, tout serait différent.

Un peu avant midi, Esther est arrivée au sanctuaire. La chapelle était abandonnée, la porte fermée, les fenêtres avaient des carreaux cassés. Sous le porche, il y avait des traces de feu. Des gens avaient mangé là, avaient dormi peut-être. Il restait des morceaux de carton, des brindilles sèches. Esther a grimpé jusqu’à la fontaine, au-dessus du sanctuaire, et elle a bu l’eau très froide. Puis elle s’est assise pour attendre. Son cœur battait fort. Elle avait peur. Tout était silencieux, seulement le bruit léger du vent dans les mélèzes, mais peu à peu Esther percevait d’autres bruits, des craquements dans les pierres, des frôlements dans les broussailles, ou bien le passage bref d’un insecte, un cri lointain d’oiseau dans les fourrés. Le ciel était très bleu, sans nuages, le soleil brûlait.

Tout d’un coup, Esther n’a pas pu attendre davantage. Elle a commencé à courir, comme autrefois sur la route de Roquebillière quand Gasparini l’avait emmenée voir la moisson des blés et qu’elle avait senti un vide entrer en elle, la peur de la mort. Elle a couru sur la route de Valdieri, jusqu’à la grande courbe d’où on voyait la vallée, et là, elle s’est arrêtée, à bout de souffle. Devant elle, elle pouvait tout voir, comme si elle était un oiseau.

La vallée de Valdieri était éclairée par le soleil, elle reconnaissait chaque maison, chaque sentier, jusqu’au village d’Entracque par où elle était arrivée avec Elizabeth. C’était une grande brèche par où soufflait le vent.

Alors elle s’est assise par terre, au bord de la route, et elle a regardé au loin, du côté des montagnes. Les cimes étaient aiguës, elles griffaient le ciel, leur ombre s’étendait sur les pentes rouillées jusqu’à la vallée. Tout à fait au fond, la glace brillait comme un joyau.

Il y avait un an, Esther et Elizabeth avaient franchi ces montagnes avec tous les gens qui fuyaient les Allemands. Esther se souvenait de chaque instant et, pourtant, cela lui semblait très lointain, comme dans une autre vie. Tout avait changé. Maintenant, ce qu’il y avait de l’autre côté de la montagne était devenu impossible. Peut-être qu’il ne restait rien.

Cela faisait un trou au centre d’elle, une fenêtre par où passait le vide. C’était cela qu’elle avait vu, elle s’en souvenait, quand elle s’était approchée de la montagne, avant de passer le col. Une fenêtre irréelle, où brillait le ciel. Mais c’était peut-être un rêve qu’elle avait fait, juste avant que les nuages ne se referment sur Elizabeth et sur elle et ne les enfoncent dans l’oubli, à Festiona. Alors les combattants de Giustizia e Libertà ne pouvaient plus rien, est-ce qu’on se libère des ombres ?

Le soleil descendait vers les hautes montagnes, elle sentait sur son visage la marche vers les ténèbres. Là-bas, il y avait cette montagne que les gens appelaient justement de ce nom, le mont Tenebre.

Esther s’efforçait de ne pas détacher son regard du fond de la vallée, le passage au milieu des glaces. L’ombre s’étendait lentement, recouvrait la vallée, noyait les villages. Maintenant Esther entendait les bruits de la vie, les aboiements des chiens, les tintements des cloches, même les cris des enfants. L’odeur de la fumée était apportée par le vent. C’était un jour comme un autre, en bas. Personne ne pensait à la guerre.

Au loin, la cime du Gelas semblait de plus en plus éloignée, elle flottait au-dessus de la brume, légère comme un nuage. Esther regardait, le soleil se rapprochait inévitablement des montagnes. Elle pensait à Elizabeth, en bas, à Festiona. Elle avait dû enfiler le chandail sur sa robe-tablier, à cause du froid de la nuit qui arrivait déjà. Brao devait guetter sur la place, c’était l’heure où les enfants de l’asile se préparaient à marcher vers l’église. Encore quelques minutes, Esther regardait la vallée de Valdieri, l’arête aiguë des glaciers, comme si quelqu’un allait venir, descendre des cimes et marcher jusqu’aux villages enfumés, un homme très grand qui traverserait les torrents et les champs d’herbes, le dos contre le soleil, et elle sentirait enfin son ombre sur elle.

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