Esther


Port d’Alon, décembre 1947


J’ai dix-sept ans. Je sais que je vais quitter ce pays, pour toujours. Je ne sais pas si j’arriverai là-bas, mais nous allons bientôt partir. Maman est assise contre moi, dans le sable, à l’abri du cabanon en ruine. Elle dort, et moi j’attends. Nous sommes enveloppées dans la couverture militaire que nous a donnée l’oncle Simon Ruben avant notre départ. C’est une couverture de l’armée américaine, dure et imperméable, à laquelle il tenait beaucoup. Simon Ruben est l’ami de maman, il est mon ami aussi. C’est lui qui s’est occupé de tout pour notre voyage. Après la guerre, quand nous sommes venues à Paris, sans mon père, Simon Ruben nous a recueillies. Il était ami avec mon père, il le connaissait bien, et c’est pour cela qu’il nous a recueillies. D’abord il nous a logées dans un garage, parce qu’il n’était pas sûr que la guerre était finie, et que les Allemands n’allaient pas revenir. Puis, quand il a compris que c’était vraiment fini, qu’il n’y avait plus de raison de se cacher, il nous a laissé la moitié d’un appartement qu’il avait dans la rue des Gravilliers, et dans l’autre moitié il y avait une vieille dame aveugle, qui s’appelait Mme d’Aleu, et c’est là que nous avons habité. Mais maintenant, il n’y a plus d’argent, et nous ne savons pas où aller. Il n’y a plus de place pour nous, nulle part. Simon Ruben a dit à maman que ce n’était pas pour l’argent, mais pour notre vie, pour qu’on oublie. Il a dit : « Est-ce qu’il ne faut pas oublier ce que la terre a recouvert ? » Il a dit cela, je m’en souviens très bien, et moi je n’avais pas compris ce qu’il voulait dire. Il tenait les mains de maman, il était penché sur la table, il avait son visage tout près de celui de maman, et il disait, il répétait : « Il faut partir pour oublier ! Il faut oublier ! » Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire, ce qu’il fallait oublier, ce que la terre avait recouvert. Maintenant je sais qu’il voulait dire mon père, c’était cela qu’il disait, mon père avait été recouvert par la terre, et il fallait bien l’oublier. Je me souviens de l’oncle Simon Ruben, de sa figure vieillie et bouffie tout près de maman, elle si belle, pâle et fragile, si jeune. Je me souviens de son visage avec l’ombre de ses grands yeux aux cils très noirs. Même à moi qui étais son enfant elle me paraissait jeune et fragile comme une petite fille. Je crois qu’elle pleurait. Ici, nous sommes arrivées ici dans la pénombre de l’aube, après avoir marché dans la nuit, sous la pluie, depuis la gare de Saint-Cyr, nous avons marché en écoutant le bruit du vent dans la forêt, un bruit de souffle, le vent qui nous chassait vers la mer. Combien d’heures avons-nous marché, sans parler, à l’aveuglette, guidées par la mince lumière de la torche électrique, trempées par la pluie froide ? Par instants, la pluie cessait, on n’entendait plus le vent. Le chemin boueux sinuait à travers les collines, descendait au fond des vallées. Au point du jour, nous sommes entrées dans la forêt de pins maritimes géants, au fond d’une vallée. Les troncs des arbres étaient debout dans la lueur vague de la mer, et cela faisait battre notre cœur, comme si nous étions en train de marcher dans un pays inconnu. L’homme qui nous guidait a installé tout le monde auprès des ruines d’un cabanon, et il est reparti. Maman s’est assise par terre, dans le sable, en se plaignant de ses jambes, en reniflant un peu.

Nous attendons dans la pénombre de l’aube. Le vent souffle par rafales, un vent froid qui cherche à percer la carapace mouillée de la couverture. Maman est serrée contre moi. Elle s’est endormie presque tout de suite. Je ne bouge pas, pour ne pas la réveiller. Je suis si fatiguée.

Le voyage en train, depuis Paris. Les wagons étaient bondés, il n’y avait aucune place assise. Maman s’est allongée par terre sur un carton, dans le couloir, devant la porte des W.-C., et moi je suis restée debout le plus longtemps que j’ai pu, pour surveiller nos valises. Nos deux valises sont renforcées avec de la ficelle. Dedans sont tous nos trésors. Nos vêtements, nos affaires de toilette, nos livres, nos photos, des souvenirs. Maman a pris deux kilos de sucre, parce qu’elle dit que ça doit sûrement manquer là-bas. Moi, je n’ai pas beaucoup d’habits. J’ai pris ma robe d’été en percale blanche, des gants, des chaussures de rechange, et surtout les livres que j’aime, les livres que mon père nous lisait quelquefois, le soir, après le dîner, Nicolas Nickleby, et Les aventures de M. Pickwick. Ce sont les livres que je préfère. Quand j’ai envie de pleurer, ou de rire, ou de penser à autre chose, il suffit que je prenne un de ceux-là, que j’ouvre au hasard, et tout de suite je trouve le passage qu’il me faut.

Maman, elle, n’a pris qu’un seul livre. L’oncle Simon Ruben a donné à maman, avant qu’elle ne s’en aille, le Livre du Commencement, Sefer Berasith, c’est comme cela qu’il s’appelle. Maman s’est endormie sur le sol crasseux du couloir du wagon, malgré les secousses des bogies et la porte des W.-C. qui battait près de sa tête, et l’odeur… De temps en temps, il y a quelqu’un qui a besoin d’utiliser les W.-C., et qui arrive au bout du couloir. Quand il voit maman endormie par terre sur son carton, il retourne, il va chercher ailleurs. Mais il y en a quand même un qui a voulu entrer. Il s’est planté devant maman, et il a dit : « Pardon ! » comme si elle allait tout de suite se réveiller et se relever. Elle a continué à dormir, alors il a crié plusieurs fois, de plus en plus fort : « Pardon ! Pardon ! Pardon ! » Puis il s’est penché pour la tirer de côté. Alors je ne sais pas ce qui m’a pris, mais je n’ai pas pu le supporter, non, ce gros homme sans pitié qui allait réveiller maman pour pouvoir aller tranquillement aux cabinets. J’ai sauté sur lui, et j’ai commencé à le bourrer de coups de poing et à le griffer, mais sans dire un mot, sans crier, avec les mâchoires serrées et des larmes dans les yeux. Lui, s’est reculé comme si un chat enragé s’était jeté sur lui, il m’a repoussée, et il s’est mis à crier, avec une drôle de voix aiguë, pleine de colère et de peur : « Vous allez avoir de mes nouvelles ! Vous allez voir ça ! » Et il est parti. Alors je me suis couchée par terre moi aussi, à côté de maman qui ne s’était même pas réveillée, je l’ai enlacée et j’ai dormi un peu, d’un sommeil plein de bruits et de cahots qui me donnait la nausée.

À Marseille, il pleut. Pendant des heures, nous attendons, sur le quai immense. Maman et moi, nous ne sommes pas les seules. Il y a beaucoup de gens sur les quais, entassés au milieu des bagages. Toute la nuit, nous attendons. Le vent froid souffle sur les quais, la pluie fait un brouillard autour des lumières électriques. Les gens sont couchés par terre contre les valises. Certains sont emmitouflés dans des couvertures de la Croix-Rouge. Il y a des enfants qui pleurent un peu, puis qui s’endorment tout d’un coup, écrasés de fatigue. Des hommes vêtus de noir, des Juifs qui parlent interminablement dans leurs langues. Ils parlent et fument, assis sur les bagages, et leurs voix résonnent bizarrement dans le vide de la gare.

Quand nous avons débarqué à Marseille, un peu avant minuit, personne ne nous a rien dit, mais c’est une rumeur qui est allée de l’un à l’autre, le long du quai : il n’y aura pas de train avant trois ou quatre heures du matin, pour la direction de Toulon. Peut-être qu’il faudra passer toute la nuit sur les quais à attendre, mais quelle importance ? Le temps a cessé d’exister pour nous. Nous voyageons, nous sommes dehors depuis si longtemps, dans un monde où il n’y a plus de temps.

Je l’ai vu, alors, sur le même quai, sous la grande horloge qui ressemble à une lune blafarde. Il était sur le quai de la gare, à Paris, avant le départ du train, il y a si longtemps que j’ai l’impression que cela fait des semaines. Il remontait à travers la foule au moment où le train entrait dans la gare, avec le fracas de la vapeur qui fusait et le crissement des freins. Il était grand, maigre, avec ces cheveux et cette barbe d’or qui lui donnent l’air d’un berger. Je dis cela, parce que maintenant je sais qu’il s’appelle comme cela, Jacques Berger. Alors je lui ai donné ce surnom, le Berger.

Il remontait la foule en cherchant du regard, quelque chose, quelqu’un, un parent, un ami. Quand il est arrivé à ma hauteur, son regard s’est arrêté sur moi, si longuement que j’ai dû détourner le mien, et pour qu’il ne me voie pas rougir je me suis penchée vers ma valise comme si je cherchais quelque chose.

Je l’avais oublié, pas tout à fait oublié, mais le train, le bruit des bogies, les cahots, et maman qui dormait comme une enfant malade, allongée par terre à côté de la porte des W.-C., tout ça m’empêchait de penser à qui que ce soit. D… ! Je hais bien les voyages ! Comment peut-on prendre le train ou le bateau pour son plaisir ! J’aimerais rester toute ma vie au même endroit, à regarder passer les jours, passer les nuages, les oiseaux, à rêver. À l’autre bout du quai comme à Paris, le Berger en question est debout, comme s’il attendait quelqu’un, un parent, un ami. Malgré la distance, je vois son regard dans l’ombre des orbites.

Puisque nous devons peut-être attendre toute la nuit sur ce quai, autant s’organiser. J’ai mis les deux valises à plat, et maman est assise par terre, le haut de son corps appuyé sur les valises. Je compte bien l’imiter tout à l’heure. Quand tout cela finira-t-il ? Il me semble aujourd’hui que je n’ai jamais cessé de voyager depuis que je suis née, dans les trains, dans les autocars, sur les routes de montagne, et puis allant d’un logement à un autre, à Nice, à Saint-Martin, à Festiona puis Nice encore, et Orléans, Paris jusqu’à ce que la guerre soit finie. C’est là que j’ai compris que je ne pourrai jamais cesser de voyager, que je n’aurai jamais de repos. Je voudrais ne plus pouvoir penser à Saint-Martin, à Berthemont. Maman a dit un jour que ces noms-là étaient des noms maudits, qu’on ne devait plus les dire. Plus y penser même.

Le Berger m’a parlé tout à l’heure, quand je revenais des toilettes de la gare. Je passais sous la pendule, et il était là, assis sur sa valise au milieu des gens couchés. À côté de lui, il y avait le groupe des Juifs habillés de noir, en train de bavarder et de fumer. Il m’a dit : « Bonjour mademoiselle », avec sa voix un peu grave. Il m’a dit : « C’est long, d’attendre sur un quai », et : « Vous n’avez pas trop froid ? » avec un accent de Parisien, je crois. J’ai vu qu’il avait une petite cicatrice près de la lèvre, j’ai pensé à mon père. Je ne sais plus ce que j’ai dit, peut-être que je suis repartie sans répondre, la tête baissée, parce que j’étais si lasse, si désespérément fatiguée. Je crois que j’ai grogné quelque chose de désagréable, pour pouvoir m’en aller plus vite, m’installer le buste appuyé contre les valises, les jambes repliées de côté, le plus près possible de maman. Je crois que je n’avais jamais encore pensé qu’elle pouvait mourir.

Les nuits sont longues, quand il fait froid et qu’on attend un train. Je n’ai pas pu dormir un instant, malgré la fatigue, malgré le vide qui était autour de moi. Je regardais sans cesse autour de moi, comme pour m’assurer que rien n’avait changé, que tout continuait d’être réel. Je regardais cela, la gare immense avec sa verrière où ruisselait la pluie, les quais dont l’extrémité se perdait dans la nuit, les halos autour des réverbères, et je pensais : je suis ici, voilà. Je suis à Marseille, c’est la dernière fois de ma vie que je vois cela. Je ne dois pas l’oublier, jamais, même si je dois vivre aussi vieille que Mme d’Aleu, la vieille dame aveugle qui partage notre appartement au 26 de la rue des Gravilliers. Je ne dois jamais rien oublier de tout cela. Alors, je me redressais un peu, en m’appuyant sur les vieilles valises, et je regardais les corps étendus sur le quai, contre les murs, et les gens qui somnolaient assis sur les bancs, enveloppés dans leurs couvertures, et on aurait dit des dépouilles, des habits jetés. Mes yeux brûlaient, je sentais un vertige dans ma tête, j’entendais le bruit des respirations, lourd, profond, et je sentais les larmes couler sur mes joues, le long de mon nez, goutter sur la valise, sans comprendre pourquoi elles sortaient de mes yeux. Maman bougeait un peu dans son sommeil, elle geignait, et je lui caressais les cheveux comme on fait à un enfant pour qu’elle ne se réveille pas. Là-bas, la pendule montrait sa face blafarde, sa face de lune, où les heures avançaient si lentement : une heure, deux heures, deux heures et demie. J’essayais d’apercevoir le Berger, au bout du quai, sous la pendule, mais il avait disparu. Lui aussi était devenu une dépouille, un haillon jeté. Alors, la joue appuyée contre la valise, je pensais à tout ce qui était arrivé, à tout ce qui allait advenir, comme cela, lentement, en suivant un chemin au hasard, comme quand on écrit une lettre. Je pensais à mon père, quand il était parti, la dernière image que j’avais gardée de lui, grand, fort, son visage doux, ses cheveux bouclés très noirs, son regard, comme s’il voulait s’excuser, comme s’il avait fait une bêtise. Un instant, il était là, il m’embrassait, il me serrait fort contre lui, à me faire perdre le souffle, et je riais en le repoussant un peu. Puis il était parti, pendant mon sommeil, laissant seulement l’image de ce visage sérieux, de ces yeux qui voulaient se faire pardonner.

Je pense à lui. Quelquefois je fais semblant de croire que c’est lui que nous allons retrouver, au bout de ce voyage. Il y a longtemps que je me suis entraînée à faire semblant, jusqu’à ce que j’y croie. C’est difficile à expliquer. C’est comme le courant qui passe de l’aimant à la plume de fer. Un moment la plume bouge, frémit. L’instant d’après, si vite qu’on n’a rien pu voir, la plume est collée à l’aimant. Je me souviens, quand j’avais dix ans, c’était au début de la guerre, quand nous avions fui Nice, vers Saint-Martin, cet été-là mon père m’avait emmenée en bas de la vallée voir les moissons, peut-être à l’endroit même où j’étais retournée trois ans après avec le jeune Gasparini. Nous avions fait tout le chemin dans la charrette à cheval, et mon père avait aidé les fermiers à faucher, et à lier les bottes de blé. Moi je restais près de lui, derrière lui, je respirais l’odeur de sa sueur. Il avait enlevé sa chemise et je voyais les muscles tendus de chaque côté de son dos sous la peau blanche, comme des cordes. Tout d’un coup, malgré le soleil, malgré les cris des gens et l’odeur du blé coupé, j’avais compris que ça allait finir, j’avais pensé cela très fort, que mon père devrait s’en aller, pour toujours, comme nous aujourd’hui. Je m’en souviens, cette idée-là est venue tranquillement, en faisant à peine un petit bruissement, et d’un seul coup elle a fondu sur moi, elle m’a serré le cœur dans sa griffe, et je n’ai plus pu faire semblant de rien. Saisie d’horreur, j’ai couru sur le chemin au milieu des blés, sous le ciel bleu, je me suis échappée aussi vite que j’ai pu. Je ne pouvais plus crier, ni pleurer, je ne pouvais que courir de toutes mes forces, en sentant cette étreinte qui broyait mon cœur, qui m’étouffait. Mon père s’est mis à courir derrière moi, il m’a rattrapée sur la route, il m’a soulevée, arrachée du sol, je m’en souviens, et moi je me débattais, il m’a serrée contre sa poitrine, cherchant à calmer mes sanglots sans larmes, mes hoquets, en caressant mes cheveux et ma nuque. Ensuite il ne m’a jamais posé aucune question, il ne m’a pas fait de reproches. Aux gens, qui demandaient ce qui s’était passé, il a dit seulement, rien, rien du tout, elle a eu peur. Mais j’ai vu dans ses yeux qu’il avait compris, qu’il avait senti cela aussi, le passage de cette ombre froide, malgré la belle lumière de midi et l’or des blés.

Je me souviens aussi un jour, avec maman, nous étions allées nous promener du côté de Berthemont, nous avions suivi le torrent soufré au-dessus de l’hôtel en ruine. Déjà mon père était parti, il avait rejoint les gens des maquis, c’était mystérieux. Il y avait eu un échange de billets que mon père lisait à la hâte et qu’il brûlait tout de suite, et maman s’était habillée à la hâte. Elle m’avait prise par la main, on avait marché vite sur la route déserte, le long de la rivière, jusqu’à l’hôtel abandonné. Par un petit escalier d’abord, puis le long d’un sentier étroit, on avait commencé à escalader la montagne, maman marchait vite, sans s’essouffler, et j’avais du mal à la suivre, mais je n’osais rien dire parce que c’était la première fois que j’allais avec elle. Elle avait cette expression d’impatience que je ne retrouve plus aujourd’hui, ses yeux brillaient de fièvre. Nous marchions très haut maintenant, sur une pente couverte d’immenses herbages, et partout autour de nous c’était le ciel. Je n’étais encore jamais allée si haut, si loin, et j’avais le cœur qui battait fort, de fatigue, d’inquiétude. Puis nous étions arrivées en haut de cette pente, et là, au pied des sommets, il y avait une vaste plaine d’herbes, semée de cabanes de bergers en pierres sèches noires. Maman était allée jusqu’aux premières cabanes, et quand nous étions arrivées, mon père était apparu. Il était debout au milieu des grandes herbes, il ressemblait à un chasseur. Il avait des habits déchirés et salis, et il portait un fusil en bandoulière. J’avais du mal à le reconnaître, parce que sa barbe avait poussé et son visage était tanné par le soleil. Comme d’habitude, il m’a soulevée et il m’a serrée contre lui très fort. Et puis avec maman il s’était allongé dans l’herbe, près de la cabane de pierres, et ils avaient parlé. Je les entendais parler, et rire, mais je restais un peu à l’écart. Je jouais avec les cailloux, je m’en souviens, je les jetais sur le dos de ma main comme des osselets.

Je peux entendre encore leurs voix et leurs rires, cet après-midi-là, sur la pente d’herbages immenses, avec le ciel qui nous entourait. Les nuages roulaient, dessinaient des volutes éblouissantes sur le bleu du ciel, et j’entendais les rires et les éclats de voix de mon père et de ma mère, à côté de moi, dans les herbes. Et c’est là, à ce moment-là, que j’ai compris que mon père allait mourir. L’idée m’est venue, et j’avais beau l’écarter, elle revenait, et j’entendais sa voix, son rire, je savais qu’il suffisait que je me retourne pour les voir, pour voir son visage, ses cheveux et sa barbe brillant au soleil, sa chemise, et la silhouette de maman, couchée contre lui. Et tout d’un coup, je me suis jetée sur le sol, et je mordais ma main pour ne pas crier, pour ne pas pleurer, et malgré cela je sentais les larmes qui glissaient hors de moi, le vide qui se creusait dans mon ventre, qui s’ouvrait au-dehors, un vide, un froid, et je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il allait mourir, qu’il devait mourir.

C’est cela que je dois oublier, dans ce voyage, comme disait l’oncle Simon Ruben, « Il faut oublier, il faut partir pour oublier ! »


Ici, au fond de la baie d’Alon, tout semble si loin, comme si c’était arrivé à quelqu’un d’autre, dans un autre monde. Le vent du nord souffle fort dans la nuit, et je suis serrée contre maman, la couverture dure de Simon Ruben remontée jusqu’aux yeux. Il y a si longtemps que je n’ai pas dormi. Tout mon corps me fait mal, mes yeux brûlent. Le bruit de la mer me rassure, même si c’est la tempête. C’est la première fois de ma vie que je couche au bord de la mer. Par la fenêtre du wagon, debout dans le couloir à côté de maman, avant d’arriver à Marseille, je l’ai vue dans le crépuscule, un instant étincelante, ridée par le vent. Tout le monde était du même côté du wagon pour voir la mer. Ensuite, dans le train qui roulait vers Bandol, j’ai essayé de l’apercevoir, le front collé à la vitre froide, bousculée par les cahots et les virages. Mais il n’y avait rien d’autre que le noir, les éclairs de lumière, et les lampes lointaines qui dansaient comme les feux des navires.

Le train s’est arrêté à la gare de Cassis, et beaucoup de gens sont descendus, des hommes et des femmes enveloppés dans leurs manteaux, certains avec de grands parapluies comme s’ils allaient marcher sur les boulevards. J’ai regardé au-dehors, pour essayer de voir si le Berger était descendu avec eux, mais il n’était pas sur le quai. Ensuite le train s’est ébranlé lentement, et les gens étaient debout sur le quai, ils s’éloignaient pareils à des fantômes, c’était triste et un peu drôle à la fois, pareils à des oiseaux fatigués, éblouis par le vent. Est-ce qu’ils vont à Jérusalem, eux aussi ? Ou bien est-ce qu’ils vont au Canada ? Mais on ne peut pas le savoir, on ne peut pas le demander. Il y a des gens qui écoutent, des gens qui voudraient savoir, pour nous empêcher de partir. Simon Ruben a dit cela, quand il nous a accompagnées sur le quai de la gare : « Ne parlez à personne. Ne demandez rien à personne. Il y a des gens qui vous écoutent. » Dans le Livre du Commencement, il a glissé un papier avec le nom et l’adresse de son frère, à Nice, Meubles Édouard Ruben, descente Crotti, c’est là qu’on doit dire qu’on va, si la police nous arrête. Ensuite nous sommes arrivées à Saint-Cyr, et tout le monde est descendu. Sur le quai de la gare, un homme nous attendait. Il a rassemblé tous ceux qui devaient partir, et on a commencé à marcher sur la route, guidés par la lumière de sa torche électrique, jusqu’au port d’Alon.

Maintenant, nous sommes sur la plage, à l’abri du cabanon en ruine, nous attendons l’aube. Peut-être que d’autres cherchent à voir, comme moi. Ils se redressent, ils regardent devant eux, ils cherchent à voir dans le noir la lumière du bateau, ils scrutent le fracas de la mer pour entendre les voix des marins qui appellent. Les pins géants grincent et craquent dans le vent, leurs aiguilles font le bruit des vagues sur une étrave. Le bateau qui doit venir est italien, comme Angelo Donati. Il s’appelle le Sette Fratelli, ce qui veut dire Sept Frères. Quand j’ai entendu ce nom pour la première fois, à Paris, j’ai pensé aux sept enfants perdus dans la forêt dans le conte du Petit Poucet. Il me semble qu’avec ce nom-là, rien ne peut nous arriver.

Je me souviens quand mon père parlait de Jérusalem, quand il racontait ce que c’était que cette ville, le soir, comme une histoire, avant de dormir. Ni lui, ni maman n’étaient croyants. C’est-à-dire qu’ils croyaient en D…, mais ils ne croyaient pas à la religion des Juifs, ni à aucune autre religion. Mais quand mon père parlait de Jérusalem, au temps du roi David, il racontait des choses extraordinaires. Je pensais que ça devait être la plus belle et la plus grande ville du monde, pas comme Paris en tout cas, car il n’y avait sûrement pas là-bas des rues noires ni d’immeubles vétustes, ni de gouttières crevées, ni d’escaliers qui sentaient mauvais, ni de ruisseaux où couraient les armées de rats. Quand vous dites Paris, il y a des gens qui pensent que vous avez de la chance, une si belle ville ! Mais à Jérusalem c’était sûrement autre chose. Comment était-ce ? Je n’arrivais pas bien à l’imaginer, une ville comme un nuage, avec des dômes et des clochers et des minarets (mon père disait qu’il y avait beaucoup de minarets), et des collines tout autour, plantées d’orangers et d’oliviers, une ville qui flottait au-dessus du désert comme un mirage, une ville où il n’y avait rien de banal, rien de sale, rien de dangereux. Une ville où on passait son temps à prier et à rêver.

Je crois que je ne savais pas bien ce que ça voulait dire alors, prier. Peut-être que je pensais que c’était comme les rêves, quand on laisse glisser autour de soi des choses secrètes, ce qu’on souhaite et ce qu’on aime le mieux au monde, avant de partir dans le sommeil.

Maman avait parlé souvent de cela, elle aussi. Les derniers temps, à Paris, elle ne vivait plus que pour ce nom de Jérusalem. Elle ne parlait pas vraiment de la ville, ni du pays, Eretz Israël, mais de tout ce qui avait existé là-bas, autrefois, de tout ce qui allait recommencer. Pour elle, c’était une porte, c’est ce qu’elle disait.


Le vent froid entre peu à peu en moi, me traverse. C’est un vent qui ne vient pas de la mer, mais qui souffle du nord, par-dessus les collines, qui résonne entre les fûts des grands arbres. Il fait gris, maintenant, et je vois les troncs très hauts, et le ciel entre les branches. Mais on n’aperçoit pas encore la mer. Maman s’est réveillée, à cause du froid de l’aube. Je sens son corps qui frissonne à côté du mien. Je l’ai serrée plus fort contre moi. Je lui dis des mots pour la tranquilliser, pour la calmer. Est-ce qu’elle m’a entendue ? Je voudrais lui parler de tout cela, de la porte, lui dire que c’est vraiment difficile et long, de franchir cette porte. Il me semble que c’est elle l’enfant, et moi qui suis sa mère. Le voyage a commencé il y a si longtemps. Je me souviens de chaque étape, depuis le commencement. Quand nous sommes allées vivre à Paris, dans l’appartement de Simon Ruben, rue des Gravilliers, avec la vieille dame aveugle. Alors je ne parlais plus, je ne mangeais plus, seulement quand maman me donnait à manger à la cuillère, comme un bébé. J’étais devenue un bébé, je mouillais mon lit chaque nuit. Maman m’enveloppait de couches qu’elle fabriquait avec de vieux chiffons de toutes les couleurs. Il y avait un vide, après Saint-Martin, après la marche à travers la montagne jusqu’en Italie, la longue marche jusqu’à Festiona. Les souvenirs me revenaient comme des lambeaux, comme les traînées de brume sur les toits du village, et la montée de l’ombre dans la vallée en hiver. Cachée dans la chambre de la pension Passagieri, j’entendais les chiens aboyer, j’entendais le bruit lent des pas des orphelins qui se dirigeaient chaque soir vers l’église sombre, j’entendais encore la voix de Brao qui criait, Elena ! tandis que le maître d’école le poussait par l’épaule. Et la vallée ouverte jusqu’à la fenêtre de glace, les longues pentes rouillées que j’avais scrutées, les sentiers vides, seulement le vent, qui apportait les bruits de forge des villages, les cris vagues des enfants, rien que le vent, qui soufflait jusqu’au fond de moi, qui agrandissait le vide au fond de moi. L’oncle Simon Ruben avait tout essayé. Il avait essayé la prière, il avait fait venir le rabbin, et un médecin, pour me guérir de ce vide. La seule chose qu’il n’avait pas essayée, c’était l’hôpital, parce que maman n’aurait pas voulu, ni même qu’il demande l’aide de l’Assistance publique. Ce sont les années terrifiantes que j’ai laissées derrière moi, dans l’ombre froide, dans les couloirs et les escaliers de la rue des Gravilliers. Elles s’en vont, elles partent à l’envers comme le paysage derrière le train.

Jamais aucune nuit ne m’a paru aussi longue. Je me souviens, autrefois, avant Saint-Martin, j’attendais la nuit avec inquiétude, parce que je croyais que c’était à ce moment-là qu’on pouvait mourir, que c’était pendant la nuit que la mort volait les gens. On s’endormait vivant, et quand la nuit se dissipait, on avait disparu. C’est comme cela que Mme d’Aleu était morte, une nuit, en laissant son corps froid et blanc dans son lit, et l’oncle Simon Ruben était venu aider maman à faire la toilette des morts, pour l’enterrement. Maman m’avait rassurée, elle avait dit que ce n’était pas cela, que la mort ne volait personne, que c’était seulement le corps et l’esprit qui étaient fatigués et qu’ils s’arrêtaient de vivre, comme on s’endort. « Et quand on tue quelqu’un ? » J’avais demandé cela. J’avais demandé cela presque en criant, et maman avait détourné le regard, comme si elle avait honte d’avoir menti, comme si c’était sa faute. Parce qu’elle avait pensé tout de suite, elle aussi, à mon père, et elle avait dit : « Ceux qui tuent les autres leur volent la vie, ils sont comme des bêtes féroces, ils sont sans pitié. » Elle se souvenait elle aussi quand mon père partait dans la montagne, avec son fusil, elle se souvenait comme il disparaissait dans les hautes herbes, pour ne pas revenir. Quand les grandes personnes ne disent pas la vérité, elles détournent les yeux parce qu’elles ont peur que cela ne se voie dans leur regard. Mais déjà à ce moment-là, j’étais guérie du vide, je n’avais plus peur de la vérité.

C’est à ces nuits que je pense maintenant, dans le gris de l’aube, en écoutant le bruit de la mer sur les rochers de la baie d’Alon. Le bateau doit venir bientôt pour nous emmener à Jérusalem. Ces nuits sont soudées entre elles, elles ont recouvert les jours. Ces nuits sont entrées en moi, à Saint-Martin, elles ont laissé mon corps froid, seul et sans forces. Ici, sur la plage, avec le corps de maman serré contre le mien et tremblant, écoutant le bruit de sa respiration qui geint comme celle d’un enfant, je me souviens des nuits, quand nous sommes entrées au 26 de la rue des Gravilliers, le froid, le bruit de l’eau dans les gouttières, les grincements des ateliers dans la cour, les voix qui résonnaient, et maman était couchée contre moi dans la chambre étroite et froide, elle me serrait contre elle pour me réchauffer parce que la vie s’en allait de moi, la vie fuyait au-dehors, dans les draps, dans l’air, dans les murs.

J’écoute, et il me semble que je peux entendre autour de moi tous ceux qui attendent le bateau. Ils sont là, couchés dans le sable contre le mur du cabanon en ruine, sous les hauts pins qui nous abritent des rafales du vent. Je ne sais pas qui ils sont, je ne connais pas leurs noms, sauf le Berger, mais c’est le surnom que je lui donne. Ils ne sont que des visages à peine visibles dans la pénombre, des formes, des femmes enveloppées dans leurs manteaux, des vieux hommes tassés sous leurs grands parapluies. Tous avec les mêmes valises renforcées de ficelles, avec les mêmes couvertures de la Croix-Rouge ou de l’armée américaine. Quelque part, au milieu d’eux, le Berger, tout seul, pareil encore à un adolescent. Mais nous ne devons pas nous parler, nous ne devons rien savoir. Simon Ruben a dit cela, sur le quai de la gare. Il nous a embrassées longuement, maman et moi, il nous a donné un peu d’argent et sa bénédiction. Ainsi, nous ne sommes pas les seules à franchir cette porte. Il y en a d’autres, ici, sur cette plage, et ailleurs, des milliers d’autres qui attendent les bateaux qui vont partir pour ne plus jamais revenir. Ils vont vers les autres mondes, au Canada, en Amérique du Sud, en Afrique, là où on les attend peut-être, où ils pourront recommencer une autre vie. Mais ceux qui sont ici, avec nous, sur la plage d’Alon, qui nous attend ? À Jérusalem, disait l’oncle Simon Ruben avec un rire, il n’y a que les anges qui vous attendent. Combien de portes allons-nous franchir ? Chaque fois que nous traverserons l’horizon, ce sera comme une nouvelle porte. Pour ne pas désespérer, pour résister au vent froid, à la fatigue, il faut penser à la ville qui est semblable à un mirage, la ville de minarets et de dômes brillant au soleil, la ville de rêve et de prières suspendue au-dessus du désert. Dans cette ville, on peut sûrement oublier. Dans cette ville, il n’y a pas le noir des murs, le noir de l’eau qui ruisselle, le vide et le froid, ni la foule des boulevards qui vous bouscule. On peut vivre une nouvelle fois, on peut retrouver ce qui existait avant, l’odeur des blés dans la vallée, près de Saint-Martin, l’eau des ruisseaux quand la neige fond, le silence des après-midi, le ciel d’été, les sentiers qui s’enfoncent au milieu des herbes hautes, le bruit du torrent et la joue de Tristan sur ma poitrine. Je hais les voyages, je hais le temps ! C’est la vie avant la destruction qui est Jérusalem. Est-il vraiment possible de trouver cela, même en traversant les mers sur le Sette Fratelli ?


Le jour se lève. Pour la première fois, je peux penser à ce qui va venir. Bientôt, le bateau italien sera là, dans le port d’Alon que je commence à voir. Il me semble que je sens déjà le mouvement de la mer. La mer va nous emporter jusqu’à cette ville sainte, le vent va nous pousser jusqu’à la porte du désert. Jamais je n’ai parlé de D… avec mon père. Il ne voulait pas qu’on en parle. Il avait une façon de vous regarder, très simple et sans hésitation, qui vous empêchait de poser des questions. Après, quand il n’avait plus été là, cela n’avait plus d’importance. L’oncle Simon Ruben avait dit à maman, un jour, est-ce qu’il ne fallait pas commencer à songer à l’enseignement, il voulait dire, la religion, pour rattraper le temps perdu. Maman a toujours refusé, sans dire non, mais en disant seulement, on verra plus tard, parce que ce n’était pas la volonté de mon père. Elle disait que cela viendrait en son temps, quand je serais en âge de choisir. Elle aussi, elle croyait que la religion, c’était une affaire de choix. Même, elle ne voulait pas qu’on m’appelle par mon nom juif, elle disait : Hélène, puisque c’était aussi mon nom, celui qu’elle m’avait donné. Mais moi je m’appelais de mon vrai nom, Esther, je ne voulais plus d’autre nom. Un jour mon père m’avait raconté l’histoire d’Esther, qui s’appelait Hadassa, et qui n’avait ni père ni mère, et comment elle avait épousé le roi Assuérus, et qu’elle avait osé entrer dans la grande salle où se trouvait le roi, pour demander qu’on épargne son peuple. Et Simon Ruben m’avait parlé d’elle, mais il disait qu’il ne fallait pas prononcer le nom de D…, ni l’écrire, et pour cela, je croyais que c’était un nom qui ressemblait à la mer, un nom immense et impossible à connaître tout entier. Alors, maintenant, je sais que c’est vrai. Il faut que je traverse la mer, que j’aille de l’autre côté, jusqu’à Eretz Israël et Jérusalem, il faut que je trouve cette force. Jamais je n’aurais cru que c’était aussi grand, jamais je n’aurais pensé que c’était une telle porte à franchir. La fatigue, le froid m’empêchent de penser à autre chose. Je ne peux penser qu’à cette interminable nuit, qui maintenant s’achève dans l’aube grise, au vent dans les arbres géants, à la mer qui fait son bruit entre les pointes des rochers. Je m’endors dans cet instant, serrée contre maman, écoutant le vent battre la couverture comme une voile, écoutant le bruit incessant des vagues sur la plage de sable. Je rêve peut-être que, lorsque j’ouvrirai les yeux, le bateau sera là, sur la mer étincelante.


Je suis assise dans une anfractuosité de rocher, à côté du grand arbre mort. Je fais le guet. Devant moi, la mer est bleue éblouissante, elle me fait mal. Les rafales de vent passent au-dessus de moi. Je les entends arriver sur les feuilles des buissons et dans les branches des pins, cela fait un bruit liquide qui se mêle au fracas des vagues sur les rochers blancs. Dès que je me suis réveillée, ce matin, j’ai couru vers la pointe du port d’Alon, pour mieux voir la mer.

Le soleil maintenant brûle mon visage, brûle mes yeux. La mer est si belle, avec sa houle lente qui vient de l’autre bout du monde. Les vagues cognent contre la côte en faisant un bruit d’eau profonde. Je ne pense plus à rien. Je regarde, mes yeux parcourent sans se lasser la ligne nette de l’horizon, scrutent la mer balayée par le vent, le ciel nu. Je veux voir arriver le bateau italien, je veux être la première, quand son étrave fendra la mer vers nous. Si je ne restais pas ici, à la pointe, devant l’entrée de la baie d’Alon, il me semble que le bateau ne viendrait pas. Si je détournais un instant mon regard, il ne nous verrait pas, il continuerait sa course vers Marseille.

Il doit venir maintenant, je le sens. La mer ne peut pas être si belle, le ciel ne peut pas s’être libéré des nuages sans raison.

Je veux être la première à crier, quand le navire arrivera. Je n’ai rien dit à maman, quand je l’ai laissée sur la plage, encore enveloppée dans la couverture américaine. Personne n’est venu avec moi. C’est moi la vigie, j’ai le regard aussi sûr et aussi aiguisé que celui des Indiens dans les romans de Gustave Aymard. Comme j’aimerais que mon père soit avec moi en ce moment ! De penser à lui, de l’imaginer assis à côté de moi sur les rochers, scrutant la mer étincelante, cela fait battre plus vite mon cœur, et me remplit d’une sorte de vertige qui trouble ma vue. La faim, la fatigue y sont peut-être aussi pour quelque chose. Il y a si longtemps que je n’ai pas dormi, pas vraiment mangé ! Il me semble que je vais tomber en avant, dans la mer sombre enivrante. Je me souviens, c’est comme cela que j’ai regardé la montagne nuageuse où mon père devait venir. Chaque jour, à Festiona, je quittais la chambre de la pension, et j’allais jusqu’en haut du village, là où je voyais toute la vallée et toute la montagne, l’arrivée du chemin, et je regardais, regardais, si longtemps, si fort que j’avais l’impression que mon regard allait forer un trou dans la paroi rocheuse.

Mais je ne peux pas me laisser aller. Je suis la vigie. Les autres, dans le creux de la baie d’Alon, sont assis sur la plage, ils attendent. Maman, quand je suis partie, ce matin, m’a serré la main, sans rien dire. Le soleil qui avait apparu lui avait redonné des forces. Elle a souri.

Je veux voir le bateau italien. Je veux qu’il vienne. La mer est immense, bouillante de lumière. Le vent violent arrache aux crêtes des vagues l’écume et la rejette en arrière. Les lames puissantes viennent de l’autre bout du monde, elles cognent les rochers blancs, elles se bousculent en entrant dans le goulet étroit du port d’Alon. L’eau bleue tournoie à l’intérieur de la baie, creuse des tourbillons. Puis elle s’étale sur les grèves.

À côté de moi, il y a le tronc de l’arbre mort. Il est blanc et lisse comme un os. J’aime bien cet arbre. Il me semble que je l’ai toujours connu. Il est magique, grâce à lui rien ne va nous arriver. Les insectes courent sur le tronc usé par la mer, entre les racines. L’odeur des pins vient dans le vent, rendue vivante par la chaleur du soleil. Le vent avance, la mer tourne. Je crois que nous sommes au bout du monde, à la limite, où on ne peut plus retourner en arrière. Si le bateau n’arrivait pas, maintenant, je crois que nous mourrions tous.

Les villes noires, les trains, la peur, la guerre, tout est resté derrière nous. Quand nous avons marché cette nuit à travers les collines, sous la pluie, guidés par la lumière de la torche électrique, nous étions en train de franchir la première porte. C’est pour cela que tout était si dur, si fatigant. La forêt des pins géants, au fond de la baie d’Alon, le bruit du vent qui faisait craquer les branches, le vent froid, la pluie, et puis ce mur en ruine contre lequel nous nous sommes blottis comme des animaux égarés dans la tempête.

J’ouvre les yeux, la mer et la lumière me brûlent jusqu’au fond de mon corps, mais j’aime cela. Je respire, je suis libre. Déjà je suis portée par le vent, par les vagues. Le voyage a commencé.


J’ai erré tout ce jour, à travers les rochers de la pointe. La mer, toujours à côté de moi, la ligne de l’horizon dans ma tête. Le vent souffle encore, le vent couche les troncs des arbres, agite les buissons. Dans les creux, il y a du houx, de la salsepareille. Près de la mer, il y a des bruyères, avec de toutes petites fleurs roses marquées d’un œil noir. Les odeurs, la lumière, le vent donnent le vertige. La mer bat.

Sur la plage du port d’Alon, les émigrants sont assis, les uns à côté des autres, ils mangent. Un instant, je m’assois à côté de maman, sans cesser de guetter le trait qui sépare le ciel de la mer, entre les deux pointes de rocher. Les yeux me brûlent, mon visage est en feu. J’ai le goût du sel sur mes lèvres. Je mange à la hâte les provisions que maman a sorties de sa valise, une tranche de pain américain très blanc, un bout de fromage, une pomme. Je bois beaucoup, à même la bouteille de limonade. Puis je retourne dans les rochers, à la place de la vigie, près de l’arbre mort.

La mer est violente, ourlée d’écume. Elle change sans arrêt de couleur. Quand les nuages s’étirent à nouveau dans le ciel, elle devient grise, sombre, violette, un porphyre en fusion.

J’ai froid, maintenant. Je me rencogne dans l’abri de rocher. Les autres, que font-ils ? Est-ce qu’ils attendent encore ? Si nous cessons d’y croire, peut-être que le bateau fera demi-tour, qu’il ne luttera plus contre le vent, et qu’il retournera vers l’Italie. Mon cœur bat vite et fort, ma gorge est sèche, parce que je sais que c’est en cet instant que nous jouons notre vie, que le Sette Fratelli n’est pas n’importe quel bateau. C’est lui qui porte notre destinée.

Le Berger est venu me voir dans ma cachette. C’est déjà le soir. Par un trou dans les nuages, le soleil darde une lueur violente, pourpre, on dirait mêlée de cendres. Le Berger vient jusqu’à moi, il s’assoit sur le tronc de l’arbre, il me parle. Je n’écoute pas ce qu’il dit au début, je suis trop fatiguée pour bavarder. Mes yeux brûlent, l’eau coule de mes yeux et de mon nez. Le Berger croit que je pleure de découragement, il s’assoit à côté de moi, il met son bras autour de mes épaules. C’est la première fois qu’il fait cela, je sens la chaleur de son corps, je vois la lumière qui fait briller drôlement les poils de sa barbe. Je pense à Tristan, à l’odeur de son corps après l’eau de la rivière. C’est un souvenir très ancien, d’une autre vie. C’est léger comme le frisson qui court sur ma peau. Le Berger parle, il raconte sa vie, son père et sa mère emmenés à Drancy par les Allemands, jamais revenus. Il dit son nom, il parle de ce qu’il fera, à Jérusalem, des études qu’il voudrait faire, peut-être en Amérique, pour devenir médecin. Il me prend par la main et nous marchons ensemble jusqu’au port, jusqu’à la cabane de pierres où les gens attendent. Quand je m’assois à nouveau auprès de maman, il fait presque nuit.

Peu à peu, la tempête est revenue. Les nuages ont caché les étoiles. Il fait froid, la pluie tombe par paquets. Nous sommes enveloppées dans la couverture de l’oncle Simon Ruben, le dos appuyé contre le mur en ruine. Les pins géants ont recommencé à grincer. Je sens le vide en moi, je tombe. Comment le bateau pourrait-il nous retrouver, maintenant qu’il n’y a plus de vigie ?


C’est le Berger qui me réveille. Il est penché sur moi, il touche mon épaule, il dit quelque chose, et je dois avoir l’air tellement endormie qu’il me force à me lever. Maman aussi est debout. Le Berger me montre au loin une forme qui avance sur la mer, devant l’embouchure du port d’Alon, à peine visible dans la lumière grise de l’aube. C’est le Sette Fratelli.

Personne ne crie, personne ne dit rien. Les uns après les autres, hommes, femmes, enfants, se sont mis debout sur la plage, encore enveloppés dans leurs couvertures et dans leurs manteaux, et regardent la mer. Le bateau entre lentement dans la baie, ses voiles claquant dans le vent. Il vire, roule dans les vagues qui le frappent par le travers.

À ce moment, il y a une déchirure dans le ciel. Entre les nuages, le ciel brille, et la lumière de l’aube éclaire d’un coup la baie d’Alon, les rochers blancs, illumine le feuillage des grands pins. Il y a des étincelles sur la mer. Les voiles du navire paraissent immenses, blanches, presque irréelles.

C’est si beau qu’on en a la chair de poule. Maman s’est mise à genoux dans le sable de la grève, et d’autres femmes font comme elle, puis des hommes. Moi aussi je suis à genoux dans le sable mouillé, et nous regardons le navire qui s’immobilise au centre de la baie. Nous ne faisons rien d’autre que regarder. Nous ne pouvons plus parler, plus penser, plus rien. Sur la plage, toutes les femmes sont à genoux. Elles prient, ou elles pleurent, j’entends leurs voix monotones dans les rafales de vent. Derrière elles, les vieux Juifs sont restés debout, vêtus de leurs lourds manteaux noirs, certains appuyés sur leurs parapluies comme sur des bâtons. Ils regardent la mer, leurs lèvres bougent aussi, comme s’ils priaient. Pour la première fois de ma vie, je suis en train de prier, moi aussi. C’est en moi, je le sens, au fond de moi, malgré moi. C’est dans mes yeux, c’est dans mon cœur, comme si j’étais en dehors de moi et que je voyais au-delà de l’horizon, au-delà de la mer. Et tout ce que je vois maintenant signifie quelque chose, m’emporte, me lance dans le vent, au-dessus de la mer. Jamais je n’avais senti cela : tout ce que j’ai vécu, toutes ces fatigues, la marche dans les montagnes, puis les années horribles dans la rue des Gravilliers, les années où je n’osais même pas sortir dans la cour pour voir la couleur du ciel, les années suffocantes et laides, et longues comme une maladie, tout est en train de s’effacer ici, dans la lueur qui éclaire la baie d’Alon, avec le Sette Fratelli qui tourne lentement autour de son ancre et ses grandes voiles blanches détendues qui claquent dans la bourrasque.

Tous, nous sommes immobiles, à genoux, ou debout sur la plage, encore enveloppés dans nos couvertures, engourdis de froid et de sommeil. Nous n’avons plus de passé. Nous sommes neufs, comme si nous venions de naître, comme si nous avions dormi mille ans, ici, sur cette plage. Je dis cela, je l’ai pensé, alors, en un éclair, si fort que mon cœur bat à se rompre. Maman pleure en silence, de fatigue, peut-être, ou de contentement, je sens contre moi son corps qui se plie en avant, comme si elle avait reçu des coups. Peut-être qu’elle pleure à cause de mon père qui n’est pas arrivé sur le chemin, là où on l’attendait. Elle n’a pas pleuré alors, même quand elle a compris qu’il ne viendrait plus. Et maintenant il y a ce vide, ce vide en forme de navire, immobile au milieu de la baie, et c’est plus qu’elle ne peut en supporter.

Est-ce que c’est un bateau réel, monté par des hommes ? Nous le regardons avec autant de peur que de désir, craignant qu’à chaque instant il ne relève ses amarres et s’enfuie dans le vent sur la mer, au loin, en nous abandonnant sur cette plage déserte.

Alors les enfants ont commencé à courir sur le sable de la grève, ils ont oublié leur fatigue, la faim et le froid. Ils courent jusqu’à la pointe rocheuse, en agitant les bras, ils crient : « Hé ! Ohé !.. » Leurs voix aiguës m’arrachent à mon rêve.

C’est bien le Sette Fratelli, le bateau qu’on attendait, qui va nous conduire de l’autre côté de la mer, jusqu’à Jérusalem. Je me souviens maintenant pourquoi j’avais aimé le nom du bateau, la première fois que Simon Ruben l’avait prononcé, les « sept frères ». Un jour, avec mon père, on avait parlé des enfants de Jacob, ceux qui se sont répandus dans le monde. Je ne me souvenais pas de tous leurs noms, mais il y en avait deux dont j’aimais les noms, parce qu’ils étaient pleins de mystère. L’un, c’était Benjamin, le loup dévorant. L’autre, c’était Zabulon, le marin. Je pensais qu’il avait disparu un jour sur son navire, dans une tempête, et que la mer l’avait emporté dans un autre monde. Il y avait aussi Nephtali, la biche, la seule fille, et j’imaginais que ma mère devait lui ressembler, à cause de ses yeux si noirs et si doux (et moi aussi, avec mes yeux allongés, et mon regard toujours aux aguets). Alors c’était peut-être Zabulon qui revenait aujourd’hui sur son navire, pour nous ramener jusqu’aux rives de nos ancêtres, après avoir erré tant et tant de siècles sur la mer. Le Berger est près de moi, il m’a pris la main un instant, sans rien me dire. Ses yeux sont brillants, sa gorge doit être tellement serrée par l’émotion qu’il ne peut pas parler. Mais moi, tout d’un coup, je me libère, et sans plus attendre, je me mets à courir sur la plage avec les enfants, et à crier, et à agiter mes bras. Le vent froid fait couler mes larmes, bouscule mes cheveux. Je sais bien que maman n’aimera pas cela, mais tant pis ! Je dois courir, je ne peux plus rester en place. Il faut que je crie, moi aussi. Alors je crie n’importe quoi, j’agite mes bras, et je crie vers le navire : « Ohé ! Zabulon ! » Les enfants ont compris, eux aussi ils crient avec moi : « Zabulon ! Zabulon ! Ohé, Zabulon !.. » avec des voix stridentes qui ressemblent à des cris d’oiseaux en colère.

Le miracle a lieu : du Sette Fratelli se détache un canot à rames, monté par deux marins. Il glisse sur l’eau calme du port, et aborde la plage, salué par les cris des enfants. Un des marins saute à terre. Les enfants se sont tus, un peu effrayés. Le marin nous regarde un instant, les femmes encore à genoux, les vieux Juifs dans leurs manteaux noirs, avec leurs parapluies. Il a un visage rouge, des cheveux rouges collés par le sel. Les sept frères ne sont pas enfants de Jacob.


La tempête revient quand nous sommes tous dans le ventre du bateau. Par les écoutilles, je regarde le ciel tourner, les nuages se refermer. Les voiles grises (vues de près elles ne paraissent pas aussi blanches) claquent dans le vent. Elles se tendent en vibrant, puis elles retombent, en faisant des détonations, comme si elles allaient se déchirer. Malgré le moteur qui gronde dans la soute, le Sette Fratelli peine, il est penché sur le côté, si bas que tout le monde doit s’accrocher aux membrures pour ne pas culbuter. Je m’allonge à côté de maman sur le plancher, les pieds calés contre les valises. La plupart des passagers sont déjà malades. Dans la pénombre de la cale, je vois leurs formes étendues par terre, leurs visages blafards. Le Berger doit être malade, lui aussi, parce qu’il a disparu. Ceux qui peuvent se sont penchés vers le fond de la cale, au-dessus des gouttières, et vomissent. Il y a des enfants qui pleurent, d’une drôle de voix faible et aiguë qui se mêle aux grincements de la coque et au sifflement du vent. On entend des bruits de voix aussi, des murmures, des invocations, des plaintes. Je crois que tous regrettent maintenant d’avoir été pris au piège de ce bateau, de cette coque de noix emportée par la mer. Maman, elle, ne se plaint pas. Quand je la regarde, elle a un vague sourire, mais son visage est couleur de terre. Elle essaie de parler, elle dit : « Étoile, petite étoile », comme autrefois mon père. Mais l’instant d’après, je dois l’aider à ramper jusqu’à la gouttière. Elle s’étend ensuite, toute froide. Je serre très fort sa main dans la mienne, comme elle faisait autrefois, quand j’étais malade… Sur le pont, les matelots courent pieds nus dans la tempête, ils crient et jurent en italien, ils se débattent et s’agitent comme si c’était un cheval fou.

Le moteur a cessé de tourner, mais je ne m’en aperçois pas tout de suite. Le navire tangue et roule de façon effrayante, et soudain je pense qu’on va naufrager. Je ne peux pas supporter de rester enfermée dans cette situation. Malgré les interdictions, malgré les rafales de vent et de pluie, je pousse l’écoutille et je mets la tête dehors.

Dans la lueur de la tempête, je vois la mer qui court vers le navire, explose en trombes d’écume. Le vent est devenu un monstre visible, il cogne contre les voiles, les secoue, il appuie sur les deux mâts et fait basculer le navire. Le vent tourbillonne, il m’étouffe, fait pleurer mes yeux. J’essaie de résister, pour voir la mer, si belle, terrifiante. Un marin m’a fait signe de redescendre dans la cale. C’est un jeune garçon aux cheveux très noirs, c’est lui qui nous a installés dans la cale quand nous sommes montés à bord. Il parle le français. Il s’approche, agrippé au garde-corps, il est trempé de la tête aux pieds. Il crie : « Descendez ! Descendez ! C’est dangereux ! » Je lui fais signe que non, que je ne veux pas, que je vais être malade en bas, que je préfère rester sur le pont. Je lui dis qu’on va sûrement mourir, que je veux voir la mort en face. Il me regarde fixement : « Vous êtes folle ? Descendez, ou je vais le dire au capitaine. » Je crie, contre le vent, contre le bruit de la mer : « Laissez-moi ! Nous allons tous mourir ! Je ne veux pas descendre ! » Le jeune garçon montre une tache sombre sur la mer, à l’avant du bateau. Une île. « Nous allons là ! Nous allons attendre la fin de la tempête ! Nous n’allons pas mourir ! Alors, descendez dans la cale ! » L’île est devant nous, à moins de deux cents mètres. Déjà elle protège le navire, le vent cesse d’appuyer sur les mâts. L’eau ruisselle sur le pont, coule à torrents le long des bordages, dégouline des voiles qui pendent sur les vergues. Tout d’un coup, il y a le silence, avec le fracas de la mer qui sonne encore dans nos oreilles. « Alors c’est vrai, on ne va pas mourir ? » J’ai dit cela d’un tel air que le jeune marin éclate de rire. Il me repousse gentiment vers l’écoutille, tandis que les autres matelots apparaissent, épuisés. Au-dessus de nous le ciel est couleur d’incendie. « Comment s’appelle cette île ? Est-ce que nous sommes déjà en Italie ? » Le jeune garçon dit seulement : « C’est l’île de Port-Cros, en France, mademoiselle. C’est la baie de Port-Man. » Alors je redescends dans le ventre du navire. Je sens l’odeur fade, la peur, la détresse. À tâtons dans la pénombre, je cherche le corps de maman. « C’est fini. Nous sommes arrivés à Port-Man. C’est notre première escale. » Je dis cela, comme si nous étions en croisière. Je suis épuisée. À mon tour, je me couche sur le plancher. Maman est à côté de moi, elle appuie la paume de sa main sur mon front. Je ferme les yeux.


Nous sommes devant Port-Man depuis un jour et une nuit déjà, sans rien faire. Le navire tourne lentement sur ses amarres, dans un sens, puis dans l’autre. La cale résonne des bruits des outils en train de réparer le moteur. Malgré l’interdiction du capitaine (un gros homme chauve qui a l’air de tout sauf d’un homme de la mer), je monte à chaque instant sur le pont avec les autres enfants. Je suis mince, et avec mes cheveux courts, j’imagine que je passe pour un garçon. Nous allons à la poupe, au milieu des cordages. Je m’assois et je regarde la côte noire de l’île, sous le ciel de tempête. Le rivage est si proche que je n’aurais aucun mal à l’atteindre à la nage. Dans la baie de Port-Man, l’eau est lisse et transparente, malgré le ciel de pluie et les coups de vent.

Le jeune marin italien vient s’asseoir à côté de moi. Il me parle tantôt en français, tantôt en anglais, avec quelques mots d’italien aussi. Il m’a dit qu’il s’appelle Silvio. Il m’a offert une cigarette américaine. J’ai essayé de fumer, mais c’est âcre et sucré, et cela me fait tourner la tête. Ensuite il a sorti de la poche de sa veste une tablette de chocolat, et pour moi il en a cassé une barre. Le chocolat est doux et amer à la fois, je crois que je n’ai jamais rien mangé de tel. Le jeune garçon fait tout cela sérieusement, sans sourire, en surveillant l’échelle de la passerelle, par où le commandant peut venir. « Pourquoi ne laissez-vous pas les gens monter sur le pont ? » Je demande cela lentement, en le regardant. « On est très mal en bas, on étouffe, il n’y a pas de lumière. Ce n’est pas humain. » Silvio a l’air de réfléchir. Il dit : « Le commandant ne veut pas. Il ne veut pas qu’on voie qu’il y a des gens dans le bateau. C’est interdit. » Je dis : « Mais on ne fait rien de mal. On part pour notre pays. » Il tire nerveusement sur sa cigarette. Il regarde du côté de l’île, la forêt sombre et la petite plage blanche. Il dit : « Si les douaniers viennent, ils arrêteront le navire. On ne pourra plus partir. » Il jette sa cigarette à la mer et se lève : « Maintenant, il faut que vous redescendiez dans la cale. » J’appelle les enfants, et nous rentrons à l’intérieur du bateau. Dans la cale, il fait chaud et sombre. On entend un brouhaha de voix. Maman serre mon bras, elle a des yeux fiévreux. « Qu’est-ce que tu faisais ? Avec qui tu parlais ? » Les hommes parlent fort, à l’autre bout de la cale. Il y a de la colère, ou de la peur dans leurs voix. Maman murmure : « Ils disent qu’on ne va pas continuer, qu’on nous a trompés, qu’on va nous débarquer ici. »

Toute la journée, nous regardons la lumière qui vient de l’écoutille, une lumière grise qui fait mal. On voit passer les nuages, des voiles qui cachent le ciel, comme si la nuit tombait. Peu à peu, les voix des hommes se taisent. Là-haut, sur le pont, les marins ont cessé de travailler. On entend la pluie crépiter sur la coque. Je rêve que nous sommes loin, au large, au milieu de l’Atlantique, et que nous voguons toutes les deux vers le Canada. Autrefois, à Saint-Martin, c’était là qu’elle voulait aller. Je me souviens quand elle parlait du Canada, en hiver, dans la petite chambre où j’attendais, les yeux ouverts dans le noir, la neige, les forêts, les maisons de bois au bord des fleuves sans fin, les vols des oies sauvages. Maintenant, c’est cela que j’aimerais entendre. « Parle-moi du Canada. » Maman se penche vers moi, elle m’embrasse. Mais elle ne dit rien. Peut-être qu’elle est trop fatiguée pour penser à un pays qui n’existe pas. Peut-être qu’elle a oublié.


La nuit, la tempête recommence. Les vagues doivent passer par-dessus la pointe rocheuse qui abrite Port-Man, elles frappent le navire, le font basculer et gémir, et tout le monde se réveille. Nous nous tenons aux membrures pour ne pas être jetés contre la coque. Les paquets, les valises, d’autres objets invisibles glissent et cognent les parois du navire. On n’entend pas une voix, pas un bruit humain sur le pont, et bientôt la rumeur se répand : nous avons été abandonnés par l’équipage, nous sommes seuls à bord du navire. Avant que la peur ne s’installe, les hommes ont allumé une lampe-tempête. Tout le monde est autour de la lampe, les hommes d’un côté, les femmes et les enfants de l’autre. Je vois les visages éclairés de façon fantastique, les yeux qui brillent. L’un d’eux vient de Pologne, il s’appelle Reb Joël. C’est un homme grand et mince, avec de beaux cheveux et une barbe noire. Il est assis devant la lampe, il a posé à côté de lui une petite boîte noire liée par une lanière. Il récite des paroles étranges, dans cette langue que je ne comprends pas. Il prononce lentement les mots qui résonnent, les mots âpres, longs, doux, et je me souviens des voix qui chantaient autrefois, dans le temple à l’intérieur de la maison, à Saint-Martin. Aucune parole ne m’a fait cet effet, comme un frisson à l’intérieur de ma gorge, comme un souvenir. « Qu’est-ce qu’il dit ? » Je demande cela à maman, à voix basse. Les hommes et les femmes se balancent lentement, accompagnant le mouvement du navire dans la tempête, et maman se balance elle aussi, en regardant la flamme de la lampe posée sur le plancher. « Écoute, c’est notre langue maintenant. » Elle dit cela, et je regarde son visage. Les mots du rabbin sont forts, ils écartent la peur de la mort. Sur le plancher la petite boîte de cuir noir brille étrangement, comme s’il y avait une force incompréhensible. Les voix des hommes et des femmes accompagnent les paroles de Joël, et je cherche à lire sur leurs lèvres, pour comprendre. Que disent-ils ? Je voudrais bien demander à Jacques Berger, mais je n’ose pas aller m’asseoir près de lui, je risque de rompre le charme, et la peur reviendrait s’installer parmi nous. Ce sont des mots qui vont avec le mouvement de la mer, des mots qui grondent et roulent, des mots doux et puissants, des mots d’espoir et de mort, des mots plus grands que le monde, plus forts que la mort. Quand le navire est arrivé dans la baie d’Alon, à l’aube, j’ai compris ce que c’était que la prière. Maintenant, j’entends les mots de la prière, le langage m’emporte avec lui. Pour moi aussi les paroles de Reb Joël résonnent dans le navire. Je ne suis pas dehors, je ne suis pas étrangère. Les mots me portent, ils m’emmènent dans un autre monde, dans une autre vie. Je le sais, maintenant, je le comprends. Ce sont les paroles de Joël qui vont nous emmener jusque là-bas, jusqu’à Jérusalem. Même s’il y a la tempête, même si nous sommes abandonnés, nous arriverons à Jérusalem avec les mots de la prière.

Les enfants se sont rendormis, serrés contre leurs mères. Les voix graves ou claires répondent aux paroles de Joël, elles suivent le balancement des vagues. Peut-être qu’elles commandent au vent, à la pluie, à la nuit. La flamme de la lampe vacille, fait briller les yeux. À côté de Reb Joël, la petite boîte noire luit étrangement, comme si c’était d’elle que venaient les paroles.

Je me suis recouchée sur le plancher. Je n’ai plus peur. La main de maman passe dans mes cheveux, comme autrefois, j’entends sa voix qui répète près de mon oreille les mots âpres et doux de la prière. Cela me berce et m’endort. Je suis dans mon souvenir, le plus ancien souvenir de la terre.


En quittant Port-Man, ce matin, à l’aube, le Sette Fratelli a été arraisonné par la vedette des douanes. La mer était calme, bien lisse après la tempête. Le navire avait retrouvé l’usage de son moteur et, toutes voiles dehors, il filait vers le large. J’étais sur le pont, avec quelques enfants, et je regardais la mer profonde qui s’ouvrait devant nous. Et tout à coup, sans que personne n’ait le temps de comprendre, la vedette était là. Son étrave puissante fendait la mer, elle s’approchait de notre bord. Un moment, le commandant a fait semblant de ne pas comprendre, et le Seite Fratelli, penché sur le côté, continuait à remonter les vagues vers le large. Alors les douaniers ont crié quelque chose dans le haut-parleur. Il n’y avait pas à se tromper.

J’ai regardé la vedette s’approcher de nous. Mon cœur s’est mis à battre la chamade, je ne pouvais pas détacher mon regard des silhouettes en uniforme. Le commandant a donné des ordres, et les marins italiens ont abattu les voiles et arrêté le moteur. Notre navire s’est mis à flotter à la dérive. Puis, sur un ordre, nous avons tourné le dos au large, nous sommes retournés vers la côte. La ligne des terres était devant nous, encore sombre. Nous n’allons plus vers Jérusalem. Les mots de la prière ne nous portent plus. Nous allons vers le grand port de Toulon, où on va nous mettre en prison.

Dans le ventre du navire, personne ne dit rien. Les hommes sont assis à la même place qu’hier, pareils à des fantômes. Les enfants, pour la plupart, dorment encore, la tête appuyée contre les genoux de leur mère. Les autres sont redescendus du pont, les cheveux emmêlés par le vent. Dans un coin de la cale, près des bagages, la lampe-tempête est éteinte.


On nous a tous enfermés dans cette grande salle vide, au bout des ateliers de l’Arsenal, sans doute parce qu’on ne pouvait pas nous mettre dans les cellules, avec les prisonniers ordinaires. On nous a donné des lits de sangles, des couvertures. On a pris tous nos papiers, l’argent, et tout ce qui pouvait être une arme, même les aiguilles à tricoter des femmes et les petits ciseaux à barbe des hommes. À travers les hautes fenêtres à barreaux, on voit une esplanade nue, recouverte d’un ciment fissuré, où le vent agite les touffes d’herbe. Au bout de l’esplanade, il y a un grand mur de pierre. S’il n’y avait pas ce mur, on pourrait voir la mer Méditerranée, et rêver qu’on va repartir. Deux jours après qu’on nous a enfermés dans l’Arsenal, j’avais tellement envie de voir la mer que j’ai fait un plan pour m’échapper. Je ne l’ai dit à personne, parce que maman se serait inquiétée et je n’aurais plus eu le courage de m’en aller. À l’heure du repas de midi, trois fusiliers marins entrent dans notre salle par la porte du fond. Deux distribuent les rations de soupe, pendant que le troisième surveille, appuyé sur son fusil. J’ai réussi à m’approcher de la porte sans éveiller l’attention. Quand l’un des marins me donne l’assiette pleine de soupe, je la lâche sur ses pieds et je m’échappe en courant le long du couloir, sans m’occuper des cris derrière moi. J’ai couru comme cela, de toutes mes forces, et j’étais si rapide et si légère que personne n’aurait pu me rattraper. Au bout du couloir, il y a la porte qui donne sur l’esplanade. J’ai couru à l’air libre, sans m’arrêter. Il y a si longtemps que je n’ai pas vu la lumière du soleil que cela fait tourner ma tête, et j’entends les coups de mon cœur, dans mon cou, dans mes oreilles. Le ciel est d’un bleu intense, sans un nuage, tout brille dans l’air froid. J’ai couru jusqu’au grand mur de pierre, à la recherche d’une sortie. L’air froid brûle ma gorge et mon nez, fait pleurer mes yeux. Un instant, je me suis arrêtée pour regarder derrière moi. Mais personne n’avait l’air de me suivre. L’esplanade était vide, les hauts murs brillaient. C’était l’heure du repas, et tous les marins devaient être au réfectoire. Sans cesser de courir, j’ai longé le mur d’enceinte. Tout à coup, devant moi, il y a cette grande porte ouverte à deux battants, et l’avenue qui conduit à la mer. J’ai traversé la porte comme une flèche, sans savoir s’il y avait une sentinelle dans la guérite. Je cours, sans reprendre mon souffle, jusqu’au bout de l’avenue, là où il y a un fort, et des rochers qui surplombent la mer. Je suis maintenant dans les broussailles, jambes et mains griffées, je saute d’un rocher à l’autre. Je n’ai pas oublié depuis Saint-Martin, quand je remontais le torrent. En une seconde, je vois où je vais bondir, l’endroit où je vais pouvoir passer, les creux à éviter. Les rochers ensuite sont abrupts, et je dois ralentir. Je m’agrippe aux broussailles, je descends au fond des failles.

Quand j’arrive au-dessus de la mer, le vent souffle si fort que j’ai du mal à respirer. Le vent me pousse contre les rochers, siffle dans les broussailles. Je me suis arrêtée dans un creux de rocher, et la mer est juste sous moi. Elle est aussi belle qu’au port d’Alon, une étendue de feu, dure, lisse, avec, au loin, les masses noires des caps et des presqu’îles. Le vent tourbillonne à l’entrée de ma cachette, il gronde et se plaint comme un animal. En bas, l’écume jaillit contre les rochers, s’éparpille dans le vent. Il n’y a rien d’autre ici que le vent et la mer. Jamais je n’avais ressenti une telle liberté. Cela fait tourner la tête, cela fait frissonner. Alors je regarde la ligne de l’horizon, comme si notre navire devait arriver, sur le chemin enflammé que le soleil fait sur la mer. Par la pensée, je suis de l’autre côté du monde, j’ai franchi le vent et la mer, j’ai laissé derrière moi les tas noirs des caps et des îles où vivaient les hommes, où ils nous avaient emprisonnés. Comme un oiseau, j’ai glissé au ras de la mer, le long du vent, dans la lumière et la poussière de sel, j’ai aboli le temps et la distance, je suis arrivée de l’autre côté, là où la terre et les hommes sont libres, où tout est vraiment nouveau. Jamais je n’avais pensé à cela auparavant. C’est une ivresse, parce qu’en cet instant je ne pense plus à Simon Ruben, ni à Jacques Berger, ni même à ma mère, je ne pense plus à mon père disparu dans les hautes herbes, au-dessus de Berthemont, je ne pense plus au bateau, ni aux fusiliers marins qui me recherchent. Mais est-ce qu’on est vraiment à ma recherche ?

Est-ce que je n’ai pas disparu pour toujours, au-dessus de la mer, suspendue dans ma cachette de rochers, dans mon antre d’oiseau, le regard fixé sur la mer ? Mon cœur bat lentement, je ne sens plus la peur, je ne sens plus la faim, ni la soif, ni le poids de l’avenir. Je suis libre, j’ai en moi la liberté du vent, la lumière. C’est la première fois.


Je suis restée dans ma cachette tout le jour, à regarder le soleil qui redescend tranquillement vers la mer. Il n’y a personne. Il y a si longtemps que j’ai envie d’être vraiment seule, sans personne qui parle à côté de moi. Je pense à la montagne, à l’immense vallée, à la fenêtre de glace, quand je guettais le retour de mon père. C’est l’image que j’ai emportée avec moi, partout où j’allais, quand j’avais besoin de solitude. C’est l’image que je voyais, quand je restais enfermée dans la chambre sombre de la rue des Gravilliers, c’est elle qui apparaissait sur le papier peint du mur. Je me souviens encore. Mon père qui marche à travers les herbes, devant moi, et les cabanes de pierre où nous sommes arrivées, maman et moi. Le silence, le seul bruit du vent dans les herbes. Leur rire, tandis qu’ils s’embrassaient. Comme ici, le silence, le vent sifflant dans les broussailles, le ciel sans nuages, et le fond de la vallée, immense, brumeux, et les cônes des sommets qui émergent comme des îles. J’ai gardé cela avec moi, dans ma tête, tout le temps, dans le garage de Simon Ruben, dans l’appartement de la rue des Gravilliers, d’où nous ne sortions pas, même quand Simon Ruben disait que les Allemands ne reviendraient pas, qu’ils ne reviendraient jamais. Alors j’avais dans la tête cette montagne, cette pente d’herbes qui semblait aller jusqu’au ciel, et la vallée noyée de brume, les minces fumées des villages qui montaient dans l’air transparent, au crépuscule.

C’est cela dont je veux me souvenir, et non pas des bruits terribles, des coups de feu. Je marche comme dans un rêve, et maman me serre le bras, elle crie : « Viens, ma chérie, viens, sauve-toi ! sauve-toi ! » et elle m’entraîne vers le bas de la montagne, à toute vitesse à travers les herbes qui coupent mes lèvres, et je cours devant elle malgré mes genoux qui tremblent, en entendant sa drôle de voix qui chevrote, quand elle crie : « Sauve-toi ! Sauve-toi ! »

Ici, dans ma cachette, il me semble que pour la première fois je ne pourrai plus entendre ces bruits, ces mots, que je ne verrai plus ces images rêvées, parce que le vent, le soleil et la mer sont entrés en moi et ont tout lavé.

Je suis restée là, dans ma cachette au milieu des rochers, jusqu’à ce que le soleil soit tout près de l’horizon, et qu’il touche la ligne des arbres sur la presqu’île, de l’autre côté de la rade.

Alors, tout d’un coup, j’ai senti le froid. Il est tombé avec la nuit. Peut-être que c’était à cause de la faim et de la soif aussi, de la fatigue. J’ai l’impression que je n’ai jamais cessé de marcher et de courir, depuis le jour où nous sommes redescendues de la montagne à travers les hautes herbes qui coupaient mes lèvres et mes jambes, et que depuis ce jour mon cœur n’a pas cessé de battre trop vite et trop fort, de cogner dans ma poitrine comme un animal apeuré. Même dans l’appartement sombre de la rue des Gravilliers, je ne cessais pas de marcher et de courir, j’étais hors d’haleine. Le médecin qui est venu me voir s’appelait Rose, je n’ai pas oublié son nom, bien que je ne l’aie pas vu plus d’une fois, parce que j’entendais maman et l’oncle Simon Ruben dire son nom extraordinaire : « M. Rose a dit… M. Rose est allé… M. Rose pense que… » Quand il est venu, quand il est entré dans notre appartement misérable, j’ai cru que tout allait s’éclairer, briller. Pourtant, je n’ai pas été vraiment déçue quand j’ai vu que M. Rose était un petit bonhomme replet et chauve, avec d’épaisses lunettes de myope. Il m’a auscultée à travers ma combinaison, il a palpé mon cou et mes bras, et il a dit que j’avais de l’asthme, que j’étais trop maigre. Il a donné des pastilles d’eucalyptus pour l’asthme, il a dit à maman qu’il fallait que je mange de la viande. De la viande ! Est-ce qu’il se doutait que nous ne mangions que les légumes abîmés que maman allait glaner aux halles, et quelquefois seulement des pelures. Mais à partir de là, j’ai eu du bouillon fait avec les cous et les pattes que maman allait acheter deux fois par semaine. Après, je n’ai jamais plus revu M. Rose.

Je pense à cela, quand la nuit tombe sur la rade, parce qu’il me semble qu’ici, dans cette cachette, pour la première fois j’ai cessé de marcher et de courir. Mon cœur enfin s’est mis à battre tranquillement dans ma poitrine, je peux respirer sans difficulté, sans faire siffler mes bronches.

Ce sont les chiens qui m’ont réveillée, avant le jour. Les marins m’ont trouvée dans ma grotte, ils m’ont ramenée jusqu’à l’Arsenal. Quand je suis entrée dans la grande salle, maman s’est levée de son lit, elle est venue vers moi, elle m’a embrassée. Elle n’a rien dit. Je ne pouvais rien lui dire non plus, ni pourquoi, ni pardon. Je savais que jamais plus je ne connaîtrais une journée et une nuit comme celles-là. C’était resté en moi, avec la mer, le vent, le ciel. Maintenant, on pouvait me mettre en prison pour toujours.

Personne n’a rien dit. Mais les gens qui jusque-là m’ignoraient, maintenant me parlaient gentiment. Le Berger est venu s’asseoir à côté de moi, il me parlait avec une sorte de politesse qui me semblait bizarre. Il me semblait que là-bas, dans ma cachette dans les rochers, des années étaient passées. Maintenant nous restions à parler, toute la journée, assis par terre près des hautes fenêtres. Reb Joël est venu aussi avec nous, il parlait de Jérusalem, de l’histoire de notre peuple. J’aimais surtout quand il parlait de la religion.

Jamais mon père ni ma mère n’avaient parlé de religion. L’oncle Simon Ruben parlait parfois de la religion, des cérémonies, des fêtes, des mariages. Mais pour lui c’étaient des choses normales, qui ne faisaient pas peur, des choses sans mystère, des habitudes. Et si je lui posais une question sur la religion, il se mettait en colère. Il fronçait les sourcils, en me regardant de côté, et maman restait debout, comme si elle était coupable. C’est parce que mon père n’était pas croyant, qu’il était communiste, à ce qu’on dit. Alors l’oncle Simon Ruben n’osait pas faire venir le rabbin, et il parlait de la religion avec colère.

Mais quand le Berger parlait de la religion avec Reb Joël, il devenait vraiment un autre. J’aimais les écouter, et je les regardais à la dérobée, le Berger avec sa barbe et ses cheveux d’or, et Joël avec son visage très blanc, ses cheveux noirs, sa silhouette mince. Il avait des yeux d’un vert très pâle, comme Mario, je pensais que c’était lui le vrai berger.

C’était bizarre, de parler de la religion, comme cela, dans cette grande salle où nous étions prisonniers. Le Berger et Joël parlaient à voix basse, pour ne pas déranger les autres, et c’était comme si on était prisonniers encore en Égypte, comme si on allait partir, et que la voix effrayante allait résonner dans le ciel et dans les montagnes, et que la lumière allait briller dans le désert.

Moi, je posais des questions stupides, je crois, parce que je ne connaissais rien. Jamais mon père ne m’avait parlé de cela. Je demandais pourquoi D… est innommable, pourquoi il est invisible et caché, puisqu’il a tout fait sur la terre. Reb Joël secouait la tête, il disait : « Il n’est pas invisible, il n’est pas caché. C’est nous qui sommes invisibles et cachés, c’est nous qui sommes dans l’ombre. » Il disait cela souvent : l’ombre. Il disait que la religion est la lumière, la seule lumière, et que toute la vie des hommes, leurs actes, tout ce qu’ils construisaient de grand et de magnifique n’étaient que des ombres. Il disait : « Celui qui a tout fait est notre père, nous sommes nés de lui. Eretz Israël, c’est l’endroit où nous sommes nés, l’endroit où la lumière a brillé pour la première fois, où ont commencé les premières ombres. »

Nous étions assis près de la fenêtre à barreaux, et je regardais le ciel très bleu. « Jamais nous n’arriverons à Jérusalem. » J’ai dit cela parce que j’étais si fatiguée d’y penser. Je voulais retrouver ma cachette dans les rochers, au-dessus de la mer. « Peut-être que Jérusalem, cela n’existe pas ? » Le Berger m’a regardée avec violence. Son visage doux était tiré par la colère. « Pourquoi dis-tu cela ? » Il parlait lentement, mais ses yeux brillaient d’impatience. J’ai dit : « Peut-être que ça existe, mais on n’y arrivera pas. La police ne nous laissera pas partir. Nous devrons retourner à Paris. » Le Berger a dit : « Même s’ils nous empêchent de partir aujourd’hui, nous partirons demain. Ou après-demain. Et si on nous empêche de prendre le bateau, nous irons à pied, même s’il faut marcher un an. » Ce n’était pas pour partir qu’il disait cela, mais lui aussi voulait voir le pays où était née la religion, où avait été écrit le premier livre. Cela me faisait battre le cœur plus vite, de voir la lumière dans ses yeux. Puisqu’il voulait tellement arriver à Jérusalem, peut-être qu’on y arriverait vraiment un jour.


Les journées sont passées comme cela, très longues et qu’on oubliait. Les gens disaient qu’on allait nous faire un procès, et qu’on nous renverrait tous à Paris. Quand je voyais maman abattue et triste, assise sur son lit, le regard fixé sur le sol, emmitouflée dans la couverture américaine à cause du froid, je sentais un pincement au cœur. Je lui disais : « Ne sois pas triste, petite maman, tu vas voir, on va s’échapper. J’ai un plan. S’ils veulent nous remettre dans le train pour Paris, j’ai un plan, on se sauvera. » Ce n’était pas vrai, je n’avais pas de plan, et depuis ma fugue, les fusiliers me surveillaient. « Et où est-ce qu’on irait ? Ils nous reprendraient n’importe où. » Je lui serrais les mains très fort. « Tu verras, on marchera le long de la côte, on ira à Nice, chez le frère de l’oncle Simon. Après, on ira en Italie, en Grèce, et on arrivera jusqu’à Jérusalem. » Je n’avais pas la moindre idée des pays qu’il fallait traverser pour arriver jusqu’à Eretz Israël, mais le Berger avait parlé de l’Italie et de la Grèce. Maman souriait un peu. « Enfant ! Et où prendra-t-on l’argent pour le voyage ? » Je disais : « L’argent ? Ce n’est rien, on travaillera en route. Tu verras, à toutes les deux, on n’aura besoin de personne. » À force d’en parler, je finissais même par y croire. Si on ne trouvait pas de travail, je chanterais dans les rues et dans les cours, avec le visage peint en noir et des gants blancs, comme les Minstrels dans les rues de Londres, ou bien j’apprendrais à marcher sur un fil, et je m’habillerais avec un collant couvert de paillettes, et les passants jetteraient des pièces dans un vieux chapeau, et il y aurait toujours maman pour surveiller, parce que le monde est plein de gens méchants. J’imaginais même que le Berger marchait avec nous en Italie, et aussi Reb Joël, avec ses habits noirs et sa boîte de prières. Il parlerait de la religion aux hommes, il parlerait de Jérusalem. Et les gens s’assiéraient autour de lui pour l’écouter, et ils nous donneraient à manger, et un peu d’argent, surtout les femmes et les jeunes filles, à cause du Berger et de ses beaux cheveux d’or.

Il fallait que je fasse un plan pour nous sauver. Je passais les nuits à remuer cela dans ma tête. J’imaginais toutes les ruses, pour échapper aux marins, à la police. Peut-être qu’on pourrait se jeter à la mer, et nager dans les vagues avec des sortes de bouées, ou sur un radeau, jusqu’à ce qu’on ait passé la frontière italienne. Mais maman ne savait pas nager, et je n’étais pas sûre que le Berger savait, ni que Reb Joël accepterait de se jeter à l’eau avec son beau costume noir et son livre.

D’ailleurs, il n’accepterait pas de laisser là sa famille, d’abandonner son peuple aux mains des ennemis qui nous retenaient prisonniers. Il fallait partir tous, les vieux, les enfants, les femmes, tous ceux qui étaient prisonniers, parce qu’eux aussi ils méritaient d’arriver à Jérusalem. D’ailleurs, Moïse lui-même n’aurait pas abandonné les autres pour se sauver tout seul vers Eretz Israël. C’était bien ça qui était si difficile.


Ce que j’aimais le mieux, dans la grande salle où on était prisonniers, c’étaient les longs après-midi, après le repas, quand le soleil éclairait les hautes fenêtres et dissipait un peu le froid humide. Les femmes s’installaient dans les rectangles de lumière découpés sur les dalles de pierre grise, en étendant des couvertures par terre comme des tapis, et elles bavardaient pendant que les enfants jouaient à côté d’elles. Le bruit de leurs conversations faisait un drôle de bourdonnement de ruche. Les hommes, eux, restaient au fond de la salle, ils parlaient à voix basse, en fumant et en buvant du café, assis sur les lits de sangle, et le bruit de leurs voix faisait une rumeur plus grave, ponctuée d’éclats de voix, de rires.

Alors j’aimais bien entendre les histoires que racontait Reb Joël. Il venait s’asseoir par terre, dans la lumière d’une des fenêtres, avec les enfants, et ses cheveux et ses habits noirs brillaient comme de la soie. Au début, Joël ne parlait que pour moi et pour Jacques Berger, sans élever la voix, pour ne pas déranger les autres. Il ouvrait son livre noir, et il lisait lentement, d’abord dans cette langue si belle, si âpre et douce, que j’avais entendue déjà dans le temple, à Saint-Martin. Puis il parlait en français, lentement, en cherchant ses mots, et parfois le Berger l’aidait, parce qu’il ne parlait pas bien cette langue. Après, maman venait aussi, et d’autres enfants, des filles, des garçons étrangers, qui ne parlaient pas notre langue, mais qui restaient quand même à écouter. Il y avait aussi une jeune fille qui s’appelait Judith, vêtue pauvrement, toujours avec un fichu à fleurs sur la tête, comme une paysanne. On attendait que Reb Joël commence à parler, et quand il commençait, c’était comme une voix intérieure qui disait ce qu’on entendait. Il parlait de la loi et de la religion, comme si c’étaient les choses les plus faciles du monde. Il disait ce que c’était que l’âme, simplement, en parlant de notre ombre, et la justice, en parlant de la lumière du soleil, de la beauté des enfants. Puis il prenait le Livre du Commencement, celui que l’oncle Simon Ruben avait donné à maman avant notre départ, et il expliquait ce qui était écrit. Il n’y avait rien de mieux que l’histoire du commencement du monde. Il disait d’abord les mots dans la langue divine, lentement, en faisant résonner chaque nom et chaque syllabe, et quelquefois on croyait qu’on avait compris rien qu’en entendant les mots de cette langue résonner ici, dans le silence de notre prison. Car à cet instant-là tout le monde cessait les bavardages et les discussions, et même les vieux hommes écoutaient, assis sur les lits de sangle. C’étaient les mots de D…, ceux qu’il avait suspendus dans l’espace avant de faire le monde. Joël disait lentement le nom dans un souffle, comme cela, « Elohim, Elohim, lui seul au milieu des autres, le plus grand des êtres, celui qui est seul et de lui-même, celui qui peut faire… ». Il disait les premiers jours, ici, dans cette grande salle, avec le rectangle des fenêtres qui tournait lentement sur le sol.

« Ainsi, premièrement, Elohim fit la personne du ciel, la personne de la terre. »

Je disais : « Des personnes ? Le ciel et la terre étaient des personnes ? »

« Oui, des personnes, les premières créatures, semblables à Elohim. »

Il lisait encore : « Car la terre était en train de naître et l’obscurité était dans le vide. » Il disait : « Elohim se servait du vide, le vide est le ciment de la terre, de l’existence. »

Il continuait : « Et le souffle du plus grand des êtres, Elohim, marchait et semait sur la surface des eaux. » Il disait : « Le souffle, l’haleine, sur le froid de l’eau. »

Il parlait du soleil, de la lune, c’étaient des contes. On ne pensait plus à l’ombre de la salle, au temps qui faisait tourner les fenêtres sur le sol.

C’était extraordinaire. Nous tous, Judith, même les jeunes enfants, nous comprenions aussitôt ce que voulaient dire ces paroles.

Il lisait encore : « Il dit, lui, le plus grand, la lumière sera. Et la lumière fut faite. Il vit, lui, le plus grand, comme c’était bien. Lui, le plus grand, il sépara la lumière de l’obscurité. » Il disait : « La lumière était ce qu’on pouvait connaître, et l’obscurité était le ciment de la terre. Alors l’un et l’autre étaient donnés pour toujours, séparés, et impossibles à garder ensemble. D’un côté l’intelligence, de l’autre le monde… »

« Alors lui, le plus grand des êtres, il donna comme nom à la lumière IOM, et à l’obscurité, LAYLA. » Nous entendions ces noms, les plus beaux noms que nous ayons jamais entendus. « IOM était comme la mer, sans limites, emplissant tout, donnant tout. LAYLA était le vide, le ciment du monde. » J’écoutais les mots de cette langue divine, qui résonnaient dans la prison. « Alors ce fut la fin du jour à l’ouest, et l’aube à l’est. IOM EHED. »

Quand Joël disait cela, Jour Un, c’était comme un frisson : le premier jour, le moment de la naissance.

« Alors il dit, le plus grand des êtres, il y aura une ouverture au centre des eaux. Et il fit, lui, le plus grand des êtres, cette rupture entre les eaux d’en bas et les eaux d’en haut. Cela fut fait. »

« Que sont les eaux d’en bas ? » Je demandais cela. Joël me regardait sans répondre. Enfin : « Attends, le livre ne parle pas sans raison. Écoute la suite : et il donna, lui, le plus grand des êtres, à cet espace le nom de SHAMAÏN, les cieux, les eaux d’en haut, et il y eut la nuit à l’ouest, l’aube à l’est. IOM SHENI. » Il attendait un bref instant, puis il reprenait : « Et il dit, lui, le plus grand des êtres, les eaux d’en bas seront conduites vers un seul point de rencontre, et on verra la terre. Et cela fut fait. »

« Pourquoi l’eau était-elle là d’abord ? »

« C’était le mouvement, avant l’immobilité, le premier mouvement de la vie. »

Je pensais à la mer qu’il faudrait traverser. La terre sans eau commencerait de l’autre côté. Joël lisait à nouveau, puis il traduisait :

« Et lui, le plus grand des êtres, il donna nom à la terre, ERETZ, et à l’eau qui bougeait il donna nom IAMMIM, l’eau sans fin, la mer. Et il vit, lui, le plus grand des êtres, que cela était bien. »

« Comment était Eretz ? » J’essayais d’imaginer les premières terres sorties de la mer, comme les îles sombres que j’avais vues, dans la tempête, sur le pont du Sette Fratelli.

« Comment le vois-tu ? » Joël se tournait vers moi, puis vers le Berger, et vers chacun de nous. Et comme personne ne disait rien :

« Tu vois, cela ne peut pas se dire… »

Il continuait : « Il dit, lui, le plus grand des êtres, sur la terre poussera l’herbe verte avec ses graines, chacune avec sa graine pour ensemencer la terre. Et cela fut fait. »

Il s’arrêtait : « Avez-vous pensé à cette graine ? »

Il disait : « Le mouvement qui unit la chaleur et le froid, qui unit l’intelligence et le monde. Le jour, la nuit, les graines, l’eau… Tout existait déjà… »

Il lisait les paroles du livre : « Et la terre fit pousser une herbe vive, chaque herbe avec sa graine, chaque herbe avec son fruit portant sa graine, selon l’espèce, et il vit, lui, le plus grand des êtres, que c’était bien. Et ce fut la nuit à l’ouest, et l’aube à l’est. IOM SHELISHI. »

La voix remue au fond de moi, elle touche mon cœur, mon ventre, elle est dans ma gorge et dans mes yeux. Cela me trouble tant que je m’éloigne un peu et que je me cache le visage dans le châle de maman. Chaque parole entre en moi pour briser quelque chose. La religion est ainsi. Elle brise des choses en vous, des choses qui empêchaient cette voix de circuler.

Chaque jour, depuis des semaines, dans cette prison, j’écoute la voix du maître. Avec les autres enfants, avec les femmes et les hommes, nous sommes assis sur le sol, et nous écoutons cet enseignement. Maintenant, je n’ai plus envie de m’enfuir, de courir dehors au soleil pour aller voir la mer. Ce que dit le livre a beaucoup plus d’importance que ce qu’il y a au-dehors.

Joël lisait : « Et il dit, lui, le seul, il y aura une lumière dans le vide du ciel, pour séparer le jour de la nuit, et les lumières pour représenter le futur, pour mesurer le passage du temps, pour mesurer le changement des êtres vivants. »

« Est-ce que c’était cela, le temps ? »

Mais Joël me regardait sans répondre. Il lisait :

« Et elles seront comme des lumières brillant dans le vide du ciel, pour illuminer la vie sur la terre. Et cela fut fait. »

Puis il se tournait vers moi pour répondre :

« Ce n’est pas le temps qu’Elohim donnait. C’était l’intelligence, le pouvoir de comprendre. Ce qu’on appelle aujourd’hui la science. Tout était prêt pour que la mécanique du monde puisse marcher. La science, c’était la clarté des étoiles… »

Jamais personne ne m’avait parlé des étoiles, depuis que mon père me les avait montrées, un soir, l’été de sa mort. Les étoiles fixes, et les étoiles filantes, qui glissaient comme des gouttes sur la surface de la nuit. Ainsi, il m’avait donné mon nom, étoile, petite étoile…

« Et il fit, lui, le seul, les grandes lumières sœurs, la plus grande, au centre, le signe du jour, et la plus petite, le signe de la nuit. Et toutes celles qui s’appelaient Chochabim, les étoiles. »

Joël refermait le Livre du Commencement, parce que la nuit tombait. Le silence entrait dans la salle comme un froid. Nous nous levions, les uns après les autres, chacun pour regagner son coin. Avec maman, j’allais m’asseoir sur mon lit, près du mur. « Maintenant, je sais que nous arriverons jusqu’à Jérusalem. » Je disais cela pour redonner du courage à maman, mais parce que j’y croyais aussi. « Quand nous saurons tout ce qu’il y a dans le livre, nous serons arrivées. » Maman souriait : « C’est une bonne raison pour le lire. » J’aurais voulu demander à maman pourquoi mon père ne m’avait jamais lu le livre, pourquoi il préférait me lire les romans de Dickens. Peut-être qu’il voulait que je le trouve moi-même, le jour où j’en aurais vraiment besoin. Alors tout ce qu’il m’avait expliqué, et tout ce qu’on m’avait enseigné à l’école, jusqu’à présent, tout cela devenait clair et vrai, tout devenait facile à comprendre. C’était devenu réel.


L’avocat est venu nous voir dans notre prison. Il est arrivé tôt ce matin, avec un cartable plein de papiers, et il est resté une bonne partie de la journée, dans la grande salle, à parler avec les gens. Il a même mangé avec nous, quand les fusiliers marins ont apporté le repas, des pommes de terre bouillies et de la viande. Les vieux Juifs ne voulaient pas manger la viande, parce qu’ils disaient qu’elle n’était pas bonne, mais les femmes et les enfants ont mangé sans les écouter. Le Berger disait que l’important, c’était de vivre, pour avoir la force d’être libres et d’aller jusqu’à Jérusalem. L’avocat est venu parler aussi avec maman, et avec Jacques Berger, et à la mère de Judith qui était avec nous. L’avocat était un homme plus très jeune, vêtu d’un complet gris, avec des cheveux bien coiffes et une petite moustache. Il avait une voix très douce, et des yeux gentils, et maman était bien contente de pouvoir parler avec lui. Il a posé quelques questions à maman, pour savoir d’où on venait, qui on était, et pourquoi on avait décidé de partir pour Jérusalem. Il notait les noms et les réponses sur un cahier d’écolier, et quand il a su que mon père était mort pendant la guerre, à cause des Allemands, et qu’il était dans les maquis, il a écrit tout cela avec soin dans le cahier. Il a dit qu’on ne pouvait pas rester ici, dans cette prison. Pour Jacques Berger, et pour la mère de Judith, il a noté aussi leurs noms, et il a examiné tous les papiers avec soin, parce qu’on les lui avait donnés, au quartier général, avant qu’il ne vienne. Ensuite il a rendu à chacun ses papiers, sa carte d’identité ou son passeport. Les gens l’ont entouré, et il a serré la main à chacun. Les hommes et les femmes se pressaient autour de lui, ils lui posaient des questions, ils demandaient quand on allait être libérés, si on allait nous renvoyer à Paris. Ceux qui venaient de Pologne surtout cherchaient à savoir, les femmes parlaient toutes à la fois. Alors il a demandé le silence, et il a dit à voix forte, pour que chacun puisse entendre, et ceux qui ne parlaient pas le français se faisaient traduire en même temps ses paroles : « Mes amis, n’ayez aucune crainte, mes chers amis. Tout va s’arranger, vous allez bientôt être libres. Je vous le promets, vous n’avez rien à craindre. » Les voix disaient autour de lui : « Et le bateau ? Est-ce qu’on va pouvoir reprendre le bateau ? » Il y avait un brouhaha, avec ce mot de bateau, et l’avocat a dû parler encore plus fort. « Oui, mes amis, vous allez pouvoir continuer votre voyage. Le bateau est prêt à partir. Le commandant Frullo a fait installer les canots de sauvetage qui manquaient, et je vous promets… Je vous promets que vous pourrez reprendre votre voyage dans un ou deux jours. » Quand l’avocat est parti, la nuit tombait déjà. Il a serré encore les mains de tout le monde, même celles des petits enfants.

Et il répétait : « Ayez confiance, mes chers amis. Tout va s’arranger. »

Nous avons vécu les heures suivantes dans une sorte d’exaltation. Les femmes parlaient et riaient, et la nuit, les enfants ne voulaient pas dormir. C’était peut-être à cause du vent de sécheresse qui soufflait ces jours-là. Le ciel était si pur qu’on y voyait même la nuit. Moi je restais assise près d’une fenêtre, enveloppée dans ma couverture, et je regardais la lune glisser entre les barreaux, descendre vers le mur, au bout de l’esplanade. Dans la grande salle, les hommes parlaient à voix basse. Les vieux religieux priaient.

Maintenant il me semblait que la distance qui nous séparait de la grande ville sainte n’existait plus, comme si cette même lune qui glissait dans le ciel éclairait Jérusalem, les maisons, les jardins d’oliviers, les dômes et les minarets. Le temps non plus n’existait plus. C’était le même ciel qu’autrefois, quand Moïse attendait dans la maison de Pharaon, ou quand Abraham rêvait comment avaient été faits le soleil et la lune, les étoiles, l’eau, la terre, et tous les animaux du monde. Ici, dans cette prison de l’Arsenal, je savais que nous étions une partie de ce temps-là, et cela me faisait frissonner de peur et me faisait battre le cœur, comme quand j’écoutais les paroles du livre.

Cette nuit-là, le Berger est venu s’asseoir près de la fenêtre, à côté de moi. Lui non plus, il n’arrivait pas à dormir. Nous avons parlé, à voix basse. Peu à peu, autour de nous, les gens se sont couchés, et les enfants se sont endormis. On entendait le bruit régulier des respirations, les ronflements des vieux. Le Berger me parlait de Jérusalem, de cette ville où nous pourrions enfin être nous-mêmes. Il a dit qu’il allait travailler dans une ferme, et quand il aurait économisé, il irait faire ses études, peut-être en France, ou au Canada. Il ne connaissait personne là-bas, il n’avait ni parent, ni ami. Il a dit que maman et moi, nous pourrions aussi travailler dans un kibboutz. C’était la première fois que j’entendais parler de cela, de l’avenir, du travail. Je pensais aux champs de blé, à Roquebillière, et aux hommes qui avançaient en maniant les faux, aux enfants qui glanaient les épis. Mon cœur battait, je sentais la chaleur du soleil sur mon visage. J’étais si fatiguée, il me semblait que je n’avais pas cessé d’attendre, à Festiona, dans le champ, en haut du village, les yeux sur la paroi rocheuse où aboutissait le chemin du col, par où mon père n’avait jamais paru.

Alors j’ai mis ma tête contre l’épaule de Jacques Berger, et il a passé son bras autour de moi, comme quand je guettais l’arrivée du bateau, dans les rochers, à Port d’Alon. Je sentais l’odeur de son corps, l’odeur de ses cheveux. J’avais envie de dormir, enfin, de fermer les yeux, et quand je les rouvrirais, je serais au milieu des oliviers, dans les collines de Jérusalem, je verrais la lumière briller sur les toits et sur les minarets.

Maman est venue. Sans rien dire, gentiment, elle m’a prise par le bras, elle m’a aidée à me lever, elle m’a conduite vers mon lit, près du mur. Le Berger a compris. Il s’est écarté, il a dit bonsoir avec une voix enrouée, et il est retourné jusqu’à son lit, du côté des hommes. Maman m’a couchée, elle m’a bien serrée dans ma couverture, pour que je n’aie pas froid. J’étais si fatiguée, jamais je n’avais aimé maman aussi fort, parce qu’elle ne disait rien. Elle m’a bien bordée dans ma couverture, comme quand j’étais petite, dans la mansarde, à Nice, et j’écoutais grincer la girouette sur les toits de tôle. Elle m’a embrassée près de l’oreille, comme j’aimais. Puis elle s’est couchée à son tour, et j’ai écouté son souffle régulier, sans entendre les respirations et les ronflements des autres dormeurs. Je me suis endormie alors qu’elle avait les yeux ouverts dans le noir et qu’elle me regardait.


Le Sette Fratelli est parti ce matin, à l’aube. La mer est lisse, sombre, encombrée de mouettes. Maintenant, nous avons le droit de monter sur le pont, à condition de ne pas gêner la manœuvre. L’avocat nous a accompagnés jusqu’au pied de la coupée. Il nous a serré la main à chacun, en disant : « Au revoir, mes amis. Bonne chance ! » Reb Joël, dans son habit noir, est monté le dernier. Il lui a demandé humblement ce qu’on pouvait faire pour le payer, mais l’avocat lui a serré la main, et il lui a dit : « Écrivez-moi quand vous serez arrivés. » Il est resté debout sur le quai. Le capitaine Frullo a donné l’ordre de lâcher les amarres. Le moteur du bateau s’est mis à vibrer plus fort, et nous avons commencé à nous éloigner. L’avocat restait sur le quai, secoué par les bourrasques, avec son cartable d’écolier à la main. Les femmes et les enfants ont agité leurs mouchoirs, et le quai est devenu de plus en plus petit, avec la silhouette à peine visible dans la lumière de l’aube.

Maman est enveloppée dans sa couverture et dans son châle noir, elle est déjà pâle à cause du roulis. Elle a regardé la côte s’éloigner, les grandes presqu’îles s’ouvrir. Elle est descendue se coucher dans la cale. Chacun a retrouvé la place qu’il occupait au début du voyage.

Au large, les dauphins ont accompagné notre navire, bondissant devant l’étrave. Puis le soleil est arrivé, et les dauphins sont allés se cacher. Ce soir, nous serons en Italie, à La Spezia.


Debout sur la passerelle, Esther regardait le pont du bateau, où les passagers s’étaient assemblés. Il faisait un temps extraordinaire. Pour la première fois depuis des jours, les nuages gris s’étaient écartés, et le soleil resplendissait. La mer était d’un bleu violent, magnifique. Esther ne se rassasiait pas de la regarder.

Cette nuit, le Sette Fratelli était passé au large de Chypre, tous feux éteints, machines arrêtées, à la seule vitesse du vent qui faisait claquer les voiles. Dans la cale, personne ne dormait, sauf les très jeunes enfants, qui n’avaient pas conscience du danger. Tout le monde savait que l’île était là, tout près, à bâbord, et que les vedettes anglaises patrouillaient. À Chypre, les Anglais avaient emprisonné des milliers de gens, hommes, femmes, enfants, qui avaient été capturés en mer sur la route Eretz Israël. Le Berger disait que si les Anglais les prenaient, ils les renverraient sûrement. Ils les mettraient dans un camp, et ensuite dans des bateaux pour les ramener, les uns en France, les autres en Italie, ou en Allemagne, ou en Pologne.

Esther n’avait pas dormi cette nuit. Le navire glissait silencieusement sur la mer houleuse, roulant et penchant à cause du poids du vent dans la grand-voile. Le commandant Frullo ne voulait personne sur le pont. On ne pouvait pas allumer une lampe, ni même un briquet pour une cigarette. Dans la cale du Sette Fratelli, il faisait noir comme dans un four. Esther serrait fort la main de sa mère, écoutant le froissement de l’eau sur la coque, les claquements de la voile. La nuit avait été très longue. C’était une nuit où chaque instant comptait, comme à Festiona, quand les Allemands cherchaient les fugitifs dans la montagne, ou comme cette nuit où les Américains avaient bombardé Gênes. Mais cette nuit était encore plus longue, parce que maintenant la fin du voyage était proche, après ces vingt jours en mer. Tout le monde avait tellement attendu, prié, parlé, chanté. Dans le noir, les voix avaient chanté un instant, en sourdine, dans une langue inconnue. Puis elles s’étaient arrêtées brusquement, comme si, quelque part en mer, malgré la distance et le bruit des vagues, les patrouilles des Anglais allaient les entendre.

À un moment, malgré l’interdiction, quelqu’un avait allumé un briquet pour regarder l’heure, et la nouvelle avait circulé de l’un à l’autre, en allemand, en yiddish, puis en français : « Minuit… C’est minuit. On a dépassé Chypre. » Comment savaient-ils cela ? Esther essayait d’imaginer l’île, ses hautes montagnes, derrière le navire, tel un monstre funèbre. Les passagers recommençaient à parler, on entendait des rires. Il y avait eu des bruits de pas sur le pont, l’écoutille s’était ouverte. Silvio, le jeune Italien ami d’Esther avait descendu quelques marches : « Silence, ne pas faire de bruit. Les bateaux anglais sont par ici. » On avait entendu des ordres sur le pont, puis le bruit mou de la voile qu’on amenait. Privé de vent, le navire s’était redressé, il oscillait sur la houle, recevant les vagues tantôt d’un bord, tantôt de l’autre. Où étaient les Anglais ? Esther avait l’impression qu’ils étaient de tous les côtés à la fois, traçant leurs cercles sur la mer, à la recherche de leur proie qu’ils devinaient dans l’ombre.

Le navire était resté très longtemps immobile, tournant sur lui-même dans le vent, bousculé par les vagues. Sur le pont, il n’y avait plus un bruit. Peut-être que les marins italiens étaient partis ? Peut-être qu’ils avaient abandonné le navire ? Esther continuait à serrer la main de sa mère. Le silence était tel que les jeunes enfants s’étaient réveillés, et qu’ils avaient commencé à pleurer, et leurs mères essayaient d’étouffer leurs cris contre leur poitrine.

Les minutes, les secondes duraient, chaque battement de cœur était séparé du suivant par une attente douloureuse. Au bout d’un temps très long, il y avait eu à nouveau un bruit de pas sur le pont, et la voix du commandant avait crié : « Alza la vela ! Alza la vela ! » De nouveau, le vent avait gonflé la voile. On avait entendu craquer les mâts, et les sifflements dans les agrès. Le navire avait recommencé à avancer contre la houle, penché sur le côté.

Rien n’avait semblé plus beau à Esther. Dans le noir, les gens avaient recommencé à parler, à voix basse d’abord, puis de plus en plus fort, et tous à la fois, criant, riant, chantant. L’écoutille s’était rouverte. Silvio était descendu avec une lampe-tempête. Il avait dit : « Nous sommes passés. » Tout le monde avait crié et applaudi. Un peu plus tard, les moteurs avaient redémarré. Le grondement des machines semblait une musique bien douce. Alors on s’était couché par terre, la tête appuyée sur les paquets préparés pour l’arrivée. Esther s’était endormie, sans lâcher la main d’Elizabeth, écoutant les vibrations régulières des moteurs dans le plancher, les yeux fixés sur l’étoile de lumière de la lampe-tempête.

Avant le lever du soleil, elle était montée sur le pont. Les marins dormaient encore. Quand elle avait ouvert l’écoutille, le vent lui avait coupé le souffle. Il y avait si longtemps qu’elle était enfermée dans la cale, qu’elle était restée un instant en équilibre, sans pouvoir bouger. Puis elle avait marché avec précautions jusqu’à l’avant du navire, et elle s’était installée là, avec le triangle du foc gonflé devant elle. C’est là qu’elle avait vu le jour se lever sur la mer.

D’abord, il n’y avait que l’ombre bleue, les étoiles qui se balançaient, la lumière vague de la galaxie. La clarté s’était levée peu à peu sur l’horizon, droit devant, une tache qui effaçait les étoiles. Pendant quelques instants, le ciel était devenu gris, et la mer était apparue, avec ses crêtes luisantes, et l’horizon tendu sur le monde, pareil à une cassure. Le navire avançait régulièrement, dépassant lentement les vagues, sans heurt, avec le vent qui appuyait sur les voiles, et la vibration monotone des moteurs. Quand la lumière était arrivée, Esther avait fixé son regard sur la ligne étroite de l’horizon, sans ciller, sans dévier. Appuyée sur le garde-corps, il lui semblait qu’elle ne faisait qu’un avec l’étrave, que c’était elle qui fendait la mer, qui glissait sur son propre désir, comme un oiseau en vol plané, elle allait droit vers l’horizon, cherchant à voir la première la ligne des côtes, fine et légère comme un nuage, et pourtant réelle, elle scrutait la mer jusqu’à en avoir mal.

Elle était restée comme cela des heures. Puis Silvio avait touché son épaule. « Mademoiselle, s’il vous plaît. » Elle l’avait regardé sans comprendre. Le soleil maintenant était haut dans le ciel, la mer brûlait. Silvio l’avait aidée à marcher jusqu’à la dunette : « Le commandant ne veut pas… C’est dangereux. » Il avait dit « danzéreux », mais Esther ne pouvait pas rire. Son visage était figé par le vent, par la douleur du regard.

« Venez, on va vous donner du café. » Mais quand elle était arrivée devant le trou noir de l’écoutille, Esther n’avait pas voulu entrer. Elle ne pouvait plus descendre au fond de la cale, sentir l’odeur de la peur, l’attente. Si elle descendait, jamais les côtes d’Eretz Israël n’apparaîtraient sur la mer. Elle secouait la tête, et les larmes coulaient sur ses joues. C’était le vent et la lumière du soleil qui avaient fait naître les larmes, mais tout d’un coup, elle avait senti les sanglots dans sa gorge. Silvio l’avait regardée, gêné, puis il avait mis son bras autour de ses épaules et il l’avait fait asseoir sur le pont, à l’abri de l’échelle de la dunette. Un instant après, il était revenu avec une tasse de faïence : « Caffè. ». Elle avait trempé ses lèvres dans le liquide brûlant. Ses cheveux étaient collés sur ses joues par les larmes, sa bouche n’arrivait pas à sourire. « Merci. » Elle aurait voulu parler, demander, mais les mots ne passaient plus dans sa gorge. Le jeune garçon avait compris son regard. Il avait montré l’horizon, du côté de la proue : « Mezzodì. » Puis il était retourné avec les autres marins. Esther avait entendu leurs voix qui se moquaient de lui.

Les passagers étaient sortis de la cale, les uns après les autres. Le soleil était au zénith, il brillait sur la mer, et les femmes et les enfants, quand ils arrivaient sur le pont, s’abritaient les yeux avec leurs mains. Tous, ils étaient pâles, fatigués, éblouis comme s’ils avaient passé des années à fond de cale. Les hommes avaient le visage mangé par la barbe, les vêtements froissés. Ils avaient mis des chapeaux ou des casquettes pour se protéger du soleil et du vent. Les femmes étaient enveloppées dans leurs châles, certaines avaient mis des manteaux à col de fourrure. Les vieux avaient enfilé leurs lourds caftans. Les uns après les autres, ils se massaient sur le pont, à l’arrière du navire, et ils regardaient en silence, vers l’horizon, à l’est. Le Reb Joël était là, lui aussi, dans son costume noir.

Dans la timonerie, les marins avaient allumé la radio, la musique venait, s’éloignait, c’était la même voix étrange et rauque qu’Esther avait écoutée, une nuit, dans le détroit de Messine, la voix de Billie Holiday qui chantait un blues.

Elizabeth est arrivée à son tour. Jacques Berger la tenait par la main. Son visage semblait très pâle contre ses vêtements noirs. Esther aurait voulu la rejoindre, mais la foule des passagers l’empêchait de traverser. Elle est montée sur l’échelle de la dunette, pour mieux voir. Comme les autres, le regard d’Elizabeth était fixé sur l’horizon. Maintenant, le soleil avait commencé à redescendre de l’autre côté du navire. Le vent avait cessé. Tout d’un coup, sans comprendre comment, la côte était là, devant le navire. Personne n’a rien dit, comme si on avait peur de se tromper. Chacun regardait la ligne grise qui était apparue sur la mer, pareille à une vapeur. Au-dessus d’elle, de grands nuages étaient arrêtés.

Puis les voix des hommes et des femmes commençaient à faire résonner le même mot : « Eretz Israël ! Eretz Israël ! » Même les marins italiens s’étaient arrêtés de bouger. Eux aussi, ils regardaient la ligne de la côte.

Le soleil faisait étinceler les vagues. Les voiles du bateau paraissaient plus blanches. Alors on a vu les premiers oiseaux qui volaient autour du navire. Leurs cris résonnaient dans le silence de la mer, par-dessus les voix des gens et le grondement des moteurs, par-dessus la voix de Billie Holiday. Tout le monde s’est arrêté de parler pour les écouter. Esther se souvenait maintenant de l’oiseau noir qui devait franchir les montagnes, autrefois, l’oiseau que son père lui avait montré. Eux aussi, avant la nuit, ils seraient arrivés. Ils se poseraient librement sur les plages.

Reb Joël est venu jusqu’à l’échelle de la dunette. Il avait soigneusement peigné sa barbe et ses cheveux, et son costume noir brillait au soleil comme une armure. Son visage exprimait la fatigue, l’inquiétude, mais aussi l’énergie, et ses yeux brillaient comme lorsqu’il lisait le Livre du Commencement, dans la prison, en France. Il a traversé la foule, saluant chacun, comme s’il les retrouvait après une longue absence. Malgré la fatigue de son visage, sa silhouette mince semblait celle d’un jeune homme.

Devant l’échelle, il s’est arrêté, et il a ouvert le livre. Maintenant, tout le monde était tourné vers lui, sans regarder davantage la ligne de la terre qui s’étendait devant la proue du navire. Le commandant Frullo est venu, lui aussi, et les marins ont éteint la radio. Dans le silence de la mer, la voix de Joël s’est élevée. Il lisait lentement, dans cette langue étrange et douce, la langue qu’avaient parlée Adam et Ève au Paradis, la langue qu’avait parlée Moïse dans le désert de Sin. Esther ne comprenait pas, mais les mots entraient en elle, comme ils l’avaient déjà fait, se mêlaient à son souffle. Les mots resplendissaient sur la mer si bleue, ils éclairaient chaque partie du navire, même les endroits salis ou meurtris par le voyage, même les taches sur le pont, ou les déchirures de la voile.

Ils éclairaient chaque visage. Les femmes vêtues de noir, les jeunes filles avec leurs fichus à fleurs, les hommes, les jeunes enfants, tout le monde écoutaient. Entre chaque parole du livre, Joël s’arrêtait, et on entendait le bruit de l’étrave, le grondement du moteur. Les paroles du livre étaient belles comme la mer, elles portaient le navire en avant, vers la ligne nuageuse d’Eretz Israël.

Assise sur les marches de l’échelle, Esther écoutait la voix, elle regardait la côte qui grandissait. Les paroles ne s’effaceraient jamais. C’étaient les mêmes paroles que celles que Joël avait enseignées dans la prison, qui parlaient du bien et du mal, de la lumière et de la justice, de la naissance de l’homme dans le monde. Et aujourd’hui, c’était cela, c’était le commencement. La mer était neuve. La terre venait d’apparaître au-dessus des flots, la lumière du soleil brillait pour la première fois, et dans le ciel, les oiseaux volaient au-dessus du navire, pour montrer le chemin de la plage où ils étaient nés.

Ensuite, tout s’est passé très vite, comme dans un rêve. Le Sette Fratelli a mouillé au large d’une grande plage, devant la ligne des montagnes vert sombre. Des canots sont venus jusqu’au navire, et ont débarqué les gens, par petits groupes. Quand le tour d’Elizabeth et d’Esther est venu, la jeune fille a vu sur la plage les hommes qui attendaient, les valises et les paquets, et les femmes qui serraient leurs enfants contre elles. Elle a eu peur, tout à coup. Elle est retournée à sa place, à côté de l’échelle de la dunette, comme si elle voulait repartir avec le navire, continuer le voyage. Elizabeth l’attendait, et Jacques Berger lui faisait signe de venir, mais elle restait, les mains accrochées aux rampes de l’échelle. Finalement, Elizabeth est venue à elle, elle l’a entraînée vers le garde-corps, et elles sont descendues ensemble par l’échelle de corde jusqu’au canot.

Un instant après, Esther et Elizabeth étaient sur la plage. Le Berger était debout à côté des valises, son visage roux était tendu par l’inquiétude, ses yeux éblouis par la lumière. Malgré elle, Esther s’est mise à rire, et tout de suite après, elle a senti les larmes dans ses yeux. Son visage brûlait de fièvre. Elle s’est laissée glisser dans le sable, elle a appuyé son buste contre la valise de sa mère. Elle ne regardait plus rien. « Tout est fini, tout va bien aller, Estrellita. » La voix d’Elizabeth était calme, à présent. Esther sentait les doigts fins qui caressaient ses cheveux emmêlés par le sel. Jamais sa mère ne lui avait dit « petite étoile », c’était la première fois.

Au large, le navire trépidait. Les chaînes des ancres remontaient par saccades. Sur le pont, les marins italiens regardaient la plage. La grand-voile a flotté en clapotant dans le vent, puis s’est gonflée d’un coup. Le Sette Fratelli s’est éloigné. L’instant d’après, il n’y avait plus que la mer éblouissante au soleil couchant, et les canots qu’on halait sur la plage. Esther et Elizabeth ont marché lentement sur la plage, avec Jacques Berger qui portait les valises. Près des dunes, les gens attendaient, allongés sur le sable. Certains avaient étendu leurs couvertures. La nuit tombait. Le vent était tiède, l’odeur était douce, pleine de pollen. Elle enivrait un peu.


C’était la lumière qui était belle, la lumière, et les pierres. Comme si elle n’avait jamais connu cela avant, comme s’il n’y avait eu que l’ombre. La lumière, c’était le nom de la ville qu’elle entendait depuis qu’elle était toute petite, le nom que son père disait le soir, pour qu’elle s’endorme avec. Le nom était devant elle, devant Elizabeth, quand elles marchaient sur le chemin de cailloux, à travers la forêt, pour aller en Italie. C’était le nom qu’elle voulait entendre, quand elle attendait, chaque après-midi, à Festiona, cachée dans les herbes, là où devait arriver son père. C’était le nom même qui était dans l’appartement du 26 de la rue des Gravilliers, dans le passage sombre, les escaliers où l’eau ruisselait, avec le toit troué comme une harde. C’était lui encore, dans le navire qui fuyait sur la mer de l’hiver, c’était lui qui brillait quand elle montait sur le pont, qui éblouissait.

Esther courait dans les rues de la ville nouvelle, là où les immigrants s’étaient installés. Elle allait en haut de la colline, elle se perdait dans les bois de pins. Elle allait si loin qu’elle n’entendait plus rien d’humain, seulement le sifflement du vent dans les aiguilles de pin, le froissement léger d’un oiseau.

Le bleu du ciel donnait le vertige. Les rochers brûlaient d’une flamme blanche. La lumière était si violente que les larmes coulaient de ses yeux. Elle s’asseyait par terre, la tête appuyée sur ses genoux, le col de son manteau relevé jusqu’aux oreilles.

C’était là que Jacques Berger l’avait retrouvée, un matin, et après cela, il l’avait accompagnée chaque jour. Peut-être qu’il avait suivi ses traces, ou bien il l’avait épiée de loin, quand elle courait à travers les rues jusqu’à la montagne. Il l’avait appelée par son nom, en criant fort, et elle s’était cachée derrière un buisson. Ensuite, quand il était passé, elle était redescendue, jusqu’à un vieux mur. C’est là qu’il l’avait rattrapée. Ils avaient marché au milieu des pins, il la tenait par la main. Quand il l’avait embrassée, elle s’était laissée faire, tournant la tête de côté pour fuir son regard.

Jacques parlait des dangers qui étaient partout, à cause de la guerre. Il disait qu’il allait se battre contre les ennemis d’Israël, contre les Arabes, contre les Anglais. Un jour, il avait parlé de la nouvelle de la mort de Gandhi, il était pâle et bouleversé comme si c’était arrivé ici. Esther entendait cela, elle voyait la mort qui brillait, dans le ciel, dans les pierres, dans les pins et les cyprès. La mort brillait comme une lumière, comme le sel, sous les pas, dans chaque arpent de terre.

« Nous marchons sur les morts », disait Esther. Elle pensait à tous ceux qui étaient morts ailleurs, oubliés, abandonnés, tous ceux que les soldats de la Wehrmacht chassaient dans les montagnes, dans la vallée de la Stura ceux qu’on avait enfermés dans le camp de Borgo San Dalmazzo, et qui n’étaient jamais revenus. Elle pensait à la pente, en dessous du Coletto, où elle avait guetté la silhouette de son père, si longtemps que sa vue se brouillait et qu’elle perdait connaissance. Les pierres blanches brillaient ici, elles étaient les ossements de ceux qui avaient disparu.

Jacques lisait le livre noir du Commencement, et Esther écoutait les noms de ceux qui étaient morts sur cette terre, ceux dont les ossements s’étaient transformés en pierres. Elle demandait : « Lis-moi ce que Reb Joël a lu sur le pont du bateau, quand nous sommes arrivés. » Il lisait, lentement, et sa voix douce devenait forte, violente, elle faisait frissonner Esther.

« L’Éternel a parlé à Moïse, il a dit : je suis l’Éternel, j’ai apparu à Abraham, à Isaac, à Jacob. J’étais IAOH, le souverain, je ne me suis pas montré à eux comme un esprit. Alors, j’avais fait alliance avec eux, en leur donnant le pays de Canaan, cette terre de leur errance où ils avaient vécu en étrangers. Enfin, j’ai entendu les gémissements des enfants d’Israël, asservis par les Égyptiens, et je me suis souvenu de l’alliance. Parle aux enfants d’Israël, dis-leur : je suis l’Éternel. Je veux vous soustraire aux malheurs de l’Égypte, je veux vous délivrer de l’esclavage. Et je vous affranchirai en tendant le bras, en envoyant des châtiments terribles. Je vous adopterai comme mon peuple, je serai votre roi. Et vous reconnaîtrez que je suis IAOH, l’Éternel, car je vous aurai délivré du malheur de l’Égypte. Alors je vous ferai entrer sur la terre que j’ai promise à Abraham, à Isaac, à Jacob, je vous la donnerai comme possession héréditaire. »

Les paroles résonnaient dans le silence de la montagne. Jacques se penchait vers Esther, l’entourait de son bras. « Qu’as-tu donc ? Tu as froid ? » Elle secouait la tête, mais sa gorge était serrée. « Pourquoi faut-il qu’il y ait la guerre ? Ne peut-on vivre en paix ? « Jacques disait : « Il faut que ce soit la dernière guerre, qu’il n’y en ait plus jamais d’autres. Alors, les paroles du livre seront accomplies, nous pourrons rester sur la terre que Dieu nous a donnée. »

Mais la montagne, au-dessus de la ville d’Haïfa, était blanche d’ossements. La lumière n’était pas douce. Elle brûlait les yeux, elle était violente et féroce, et la peur était dans le vent, dans le ciel bleu, dans la mer. « Je suis fatiguée, si fatiguée », disait Esther. « Je voudrais tellement me reposer. » Jacques la regardait, sans comprendre. Sur lui, la lumière était plus douce, sur ses cheveux et sa barbe blonde, dans ses yeux pâles. Elle parvenait à sourire. Elle regardait sa grande main blanche entre ses mains à elle, si noires, si petites, des mains de bohémienne. Ils restaient allongés sur la pente caillouteuse, ils respiraient l’odeur du myrte et des pins, ils écoutaient la musique furtive du vent.

Quand le soleil redescendait vers la mer, Jacques prenait la main d’Esther, et ils marchaient à travers les oliviers, de terrasse en terrasse, jusqu’aux maisons de la ville nouvelle. La plaine était devant eux, avec quelques fumées légères. Les pigeons volaient au-dessus des toits. Dans le port, il y avait de nouveaux navires, ceux qui avaient forcé le blocus des Anglais. Esther et Jacques entraient dans les rues de la ville sans se lâcher la main. C’est comme cela qu’ils s’étaient fiancés.


Le 14 mai au matin, les gens ont commencé à arriver sur la place de Jaffa, devant la Grande Mosquée, et le long de la plage. Certains n’étaient venus que pour quelques heures, des fermes des environs. Beaucoup, comme Esther, Elizabeth, et Jacques Berger, étaient venus avec leurs valises, pour commencer le voyage. Les jeunes gens et les jeunes filles formaient des groupes bruyants. Quelques femmes pauvres, accompagnées de jeunes enfants, s’étaient abritées dans le bois de pins. Le soleil brillait déjà avec force. Comme les pauvres, Elizabeth et Esther s’étaient installées sur la plage, près de la vieille ville. Les gens attendaient en silence, sans savoir ce qui allait se passer. Aujourd’hui, c’était le jour où tout allait commencer, c’était ce qu’on disait. Les camions allaient emmener les gens à Jérusalem.

Maintenant, d’autres familles arrivaient sur la plage. C’étaient pour la plupart des gens venus d’Europe centrale, vêtus d’habits noirs. Ils s’installaient sur les dunes, à côté de la route, et ils attendaient en regardant la mer, sans impatience. Seuls les enfants et les jeunes gens ne tenaient pas en place. Ils parcouraient la plage, s’interpellaient. Certains avaient apporté des instruments de musique, un accordéon, une guitare, un harmonica. On entendait de temps à autre un brouhaha de chansons.

Personne ne pensait à ce qui allait arriver, à cette journée. C’était comme d’être séparé du temps, en train de flotter au-dessus de la terre. Cette journée était comme cela, sans commencement ni fin. Quand les camions étaient venus dans le camp des immigrants, à Haïfa, il faisait encore nuit. Esther et Elizabeth dormaient tout habillées, avec leurs valises prêtes à côté d’elles. En un instant, elles étaient montées dans le camion. Jacques, lui, était monté dans un camion où il n’y avait que des hommes, tous armés pour le cas où ils seraient attaqués sur la route. Quand les camions étaient entrés dans Tel-Aviv, le soleil brillait. Pour cela, cette journée paraissait n’avoir pas eu de commencement.

Quand les camions sont entrés, ils ont croisé un convoi qui roulait en sens inverse, vers Haïfa. Tous les hommes sont descendus sur la route pour regarder le convoi. Ils criaient et applaudissaient. Jacques est venu retrouver Esther. Ses yeux brillaient d’émotion. Il a dit : « Ce sont les Anglais qui s’en vont. Nous sommes libres ! » Les blindés anglais roulaient lentement sur la route poussiéreuse, et au milieu du convoi il y avait l’auto du haut commissaire Cunningham. Ils sont passés devant les hommes et les femmes, ils ont disparu dans le nuage de poussière, vers le croiseur Euryalus qui les attendait.

Maintenant, sur la plage, les gens ont commencé à manger, du pain, des olives, des fruits. Des jeunes gens, sur des feux de bois mort, avaient fait rôtir deux moutons, et ils distribuaient les morceaux de viande grillée autour d’eux. Un des garçons est venu au-devant d’Esther, il lui a tendu l’assiette où étaient les morceaux de viande. Esther s’est servie, et Elizabeth aussi, et Jacques a pris un morceau lui aussi. Le garçon avait douze ou treize ans. Il avait un joli visage hâlé, des cheveux bouclés, et d’immenses yeux noirs brillants comme le jaspe. Esther lui a demandé en français : « Comment t’appelles-tu ? » Mais il ne comprenait pas. Jacques a traduit. « Yohanan. Il dit qu’il vient de Hongrie. Il va aussi à Jérusalem. » Il est reparti pour distribuer les morceaux de viande, aux familles qui attendaient sur la plage.

Quand ils ont eu fini de manger, ils se sont lavé les mains avec du sable et de l’eau de mer. Jacques Berger a pris le Livre du Commencement, et il a commencé à lire lentement, en traduisant au fur et à mesure Beha’ alole’ha, le passage qui parle de la lumière qui était suspendue dans le ciel, comme un météore, jusqu’au matin, et le nuage qui recouvrait la tente du tabernacle, et qui guidait le peuple de Moïse dans le désert. Esther écoutait les mots mystérieux et lointains, et cela résonnait étrangement ici, sur cette plage, devant la mer si bleue, sous le ciel, avec les immigrants qui attendaient de loin en loin, et les enfants qui jouaient dans le sable, la musique de l’harmonica qui venait d’on ne savait où, et l’odeur de la fumée. Esther pensait aux lumières qu’elle avait vues à Saint-Martin, la première fois qu’elle était entrée dans le chalet, les bougies allumées dans la pénombre, et le vieil homme, Eïzik Salanter, vêtu de son châle blanc, qui lisait les mots de cette langue douce et âpre qu’elle ne comprenait pas.

Un peu avant quatre heures, Esther et Jacques sont allés jusqu’au musée, dans la vieille ville. Ils marchaient avec la foule, les jeunes gens, les enfants. Autour du musée, il y avait des soldats armés, et aussi des miliciens portant brassard. La grande avenue était pleine de monde, et tout était silencieux. Ceux qui arrivaient, s’arrêtaient, attendaient sans faire de bruit, sans parler. D’une voiture sont descendus des hommes, des femmes, qui sont entrés dans le musée. Par-dessus les têtes, en se mettant sur la pointe des pieds, Esther a vu un petit homme vêtu de noir, au visage de vieux pâtre, avec une ample chevelure blanche. Ensuite un haut-parleur, fixé dans le jardin de la vieille maison, a commencé à diffuser la voix un peu rauque, voilée, et chacun s’était arrêté de respirer pour écouter ce qu’elle disait, même ceux qui ne comprenaient pas l’hébreu. Penché sur Esther, Jacques traduisait les paroles : « Israël est le lieu où est né le peuple juif, c’est là que sont nées sa religion, son indépendance, sa civilisation… Pour lui, et pour l’univers, c’est là que fut écrit le Livre, pour qu’il soit donné au monde… » Il s’est arrêté de traduire, parce qu’il ne pouvait plus parler. Quand la voix d’un seul coup s’est tue, il y a eu un silence, puis un chant a commencé à résonner, d’abord lointain, et de proche en proche, gagnant la rue tout entière, les rues voisines, si loin que le monde entier devait l’entendre. Esther ne chantait pas, parce qu’elle n’avait jamais appris les paroles, mais sa gorge était serrée et ses yeux pleins de larmes. Il y a eu un autre silence, et le haut-parleur a porté la voix légère et lente du vieux rabbin Maimon qui donnait sa bénédiction. Jacques s’est penché vers Esther, il a dit : « Israël existe, Israël est proclamé. » Au-dessus du musée, le drapeau est monté sur la hampe, avec l’étoile bleue qui flottait dans le ciel.

Les jeunes gens couraient dans les rues, chantaient. Les mains se joignaient, les farandoles se formaient, serpentaient. Esther était prise, elle courait elle aussi, à perdre haleine, le long des rues inconnues, sa main dans la main d’une jeune fille vêtue d’un tricot rayé de marin. Après tant de fatigues, c’était un vertige, une folie. Jacques courait aussi, le long des rues éblouissantes, rejoignant Esther, s’éloignant de nouveau. La musique et les chants étaient partout.

Dans un café, près de la plage, ils se sont assis pour se reposer, boire du café, de la bière. La jeune fille au tricot rayé s’appelait Myriam, une autre, Alexia. Les garçons ont dit leurs prénoms aussi, Samuel, Ivan, David. Ils ne parlaient que le yiddish, l’allemand, un peu d’anglais. Ils ont bu et fumé, et ri en cherchant à se parler, comme cela, à tâtons. Plus rien n’avait d’importance. Jacques serrait Esther contre lui, il caressait ses cheveux. Il était un peu ivre.

Ils ont repris leur errance à travers les rues. Malgré les préparatifs du shabbat, les jeunes gens continuaient à danser, à faire de la musique. Quand la nuit est tombée, ils sont retournés vers la plage, là où les pins poussaient dans la terre argileuse, au milieu des avancées rocheuses dans la mer. Les garçons ont ramassé du bois et des aiguilles de pin, et ils ont fait un feu entre les pierres, pour regarder briller la lumière. Sans parler trop, ils restaient assis autour du feu, écoutant les crépitements de la flamme, jetant de temps à autre des brindilles. Jamais ils n’avaient vu une aussi belle lumière, dans la nuit, avec le vent qui soufflait de la mer.

Quand le feu s’est éteint, ils se sont allongés entre les arbres, sur des aiguilles de pin. Esther sentait la terre tourner lentement sous elle, comme un radeau emporté par le flot. Contre elle, elle sentait le corps de Jacques, elle entendait son souffle. Elle entendait aussi le bruit des autres couples, leurs corps qui froissaient les aiguilles de pin et brisaient les brindilles. Les lèvres du Berger cherchaient les siennes. Elle sentait son corps qui tremblait. Elle s’est relevée : « Viens, il faut retourner auprès de maman. » Ils ont marché un moment sans rien dire. Puis Esther a pris la main de Jacques, et ils sont allés en courant jusqu’au bout de la plage, en trébuchant dans le sable. Ils ont retrouvé Elizabeth, enveloppée dans sa vieille couverture, le dos appuyé contre les valises. Quand ils sont arrivés, elle a dit seulement : « Il faut dormir. » Et elle s’est allongée sur le sable.


Deux jours plus tard, Esther et Elizabeth étaient sur la plate-forme arrière du camion qui roulait vers Jérusalem. Le convoi, formé de six camions et d’une jeep américaine, avançait lentement sur la route défoncée, à travers les collines arides, à l’est de Ramla. Dans les camions de tête il y avait les hommes armés, et Jacques Berger était avec eux. Les quatre camions de queue transportaient les femmes et les enfants. Quand elle écartait la bâche, Esther ne voyait que la poussière et les phares allumés du camion qui suivait. La poussière diminuait, par instants et elle apercevait les collines, les ravins, quelques maisons. Le vent était froid, le ciel d’un bleu immuable. Pourtant la guerre était là, partout autour d’eux. Les nouvelles disaient que des fermiers juifs avaient été assassinés, dans la colonie d’Ataroth. À Tel-Aviv, avant leur départ, Jacques avait lu à Esther la déclaration du général Shealtiel, affichée sur les murs : « L’ennemi tourne ses regards vers Jérusalem, siège éternel de notre peuple éternel. Ce sera une bataille sauvage, sans merci, sans retraite. Notre destin sera la victoire, ou l’extermination. Nous lutterons jusqu’au dernier homme, pour notre survie, et pour notre capitale. » L’armée arabe, commandée par John Bagot Glubb et par le roi Abdallah avait bombardé la route entre Tel-Aviv et Haïfa. Les Égyptiens avaient franchi la frontière, ils marchaient pour rejoindre les troupes sur la rive ouest de la mer Morte.

Pourtant, dans les camions, personne n’avait peur. Il y avait encore l’ivresse de la proclamation d’Israël, la ronde à travers les rues ensoleillées, les chansons, la soirée si douce, sur la plage, au milieu des pins.

Les gens disaient que, maintenant que les Anglais étaient partis, tout allait s’arranger. D’autres disaient que cette guerre ne faisait que commencer, que ce serait la troisième guerre mondiale. Mais Elizabeth ne voulait pas entendre cela. Elle aussi avait ressenti l’ivresse, la joie, maintenant que le but du voyage était si proche. Ses yeux brillaient, elle parlait, elle riait même, comme elle ne l’avait pas fait depuis longtemps. Esther regardait son visage régulier encadré par le foulard noir, elle la trouvait jeune, très belle.

Toutes ces heures pendant lesquelles les gens avaient attendu le départ, c’était elle qui avait parlé de Jérusalem, des temples, des mosquées, des dômes brillants, des jardins et des fontaines. Elle en parlait comme si elle l’avait déjà vu, et peut-être qu’elle l’avait vu en rêve. La ville était l’endroit le plus beau du monde, où tout ce qu’on désirait se réalisait, où il ne pouvait pas y avoir de guerre, parce que tous ceux qui avaient été chassés et spoliés dans le monde, et qui avaient erré sans patrie, pouvaient y vivre en paix.

La caravane des camions est entrée dans une forêt de pins et de cèdres, traversée par des torrents clairs. Au village de Latrun, le convoi s’est arrêté, et les soldats et les immigrants sont descendus pour se rafraîchir. Il y avait une fontaine et un lavoir, l’eau ruisselait avec un bruit tranquille. Les femmes ont lavé leur visage, et leurs bras, à cause de la poussière, les enfants s’arrosaient en riant. Esther a bu longuement l’eau froide, avec délices. Il y avait des abeilles dans l’air. Les rues du village étaient désertes, silencieuses. On entendait parfois comme un grondement d’orage, loin dans les montagnes.

Pendant que les femmes et les enfants buvaient, les hommes étaient debout à l’entrée des rues, leur fusil à la main. Le silence était étrange, menaçant. Esther se souvenait du jour où, avec Elizabeth, elles étaient arrivées sur la place, à Saint-Martin, quand les gens s’assemblaient pour partir, les vieillards dans leurs manteaux noirs, les femmes le visage serré dans un foulard, les enfants qui couraient sans comprendre, et alors c’était le même silence. Seul le grondement, comme l’orage.

Le convoi est reparti. Plus loin, la route franchissait des défilés encombrés de rochers, où la nuit s’était déjà installée. Les camions ont ralenti. Esther a écarté la bâche, et elle a vu une colonne de réfugiés. Une femme s’est penchée à côté d’elle. « Des Arabes. » C’est tout ce qu’elle a dit. Les réfugiés marchaient sur le bord de la route le long des camions. Ils étaient une centaine, peut-être davantage, seulement des femmes et de jeunes enfants. Vêtues de haillons, pieds nus, la tête enveloppée dans des chiffons, les femmes avaient détourné le visage tandis qu’elles passaient dans le nuage de poussière. Certaines portaient des fardeaux sur leur tête. D’autres avaient des valises, des cartons ficelés. Une vieille avait même une poussette déglinguée chargée d’objets hétéroclites. Les camions étaient arrêtés et les réfugiés passaient lentement, avec leurs visages détournés au regard absent. Il y avait un silence pesant, un silence mortel sur ces visages pareils à des masques de poussière et de pierre. Seuls les enfants regardaient, avec la peur dans leurs yeux.

Esther est descendue, elle s’est approchée, elle cherchait à comprendre. Les femmes se détournaient, certaines lui criaient des mots durs dans leur langue. Soudain, de la troupe se détacha une très jeune fille. Elle marcha vers Esther. Son visage était pâle et fatigué, sa robe pleine de poussière, elle portait un grand foulard sur ses cheveux. Esther vit que les lanières de ses sandales étaient cassées. La jeune fille s’approcha d’elle jusqu’à la toucher. Ses yeux brillaient d’une lueur étrange, mais elle ne parlait pas, elle ne demandait rien. Un long moment, elle resta immobile avec sa main posée sur le bras d’Esther, comme si elle allait dire quelque chose. Puis, de la poche de sa veste elle sortit un cahier vierge, à la couverture de carton noir, et sur la première page, en haut à droite, elle écrivit son nom, comme ceci, en lettres majuscules : N E J M A. Elle tendit le cahier et le crayon à Esther, pour qu’elle marque aussi son nom. Elle resta un instant encore, le cahier noir serré contre sa poitrine, comme si c’était la chose la plus importante du monde. Enfin, sans dire un mot, elle retourna vers le groupe des réfugiés qui s’éloignait. Esther fit un pas vers elle, pour l’appeler, pour la retenir, mais c’était trop tard. Elle dut remonter dans le camion. Le convoi se remit à rouler au milieu du nuage de poussière. Mais Esther ne parvenait pas à effacer de son esprit le visage de Nejma, son regard, sa main posée sur son bras, la lenteur solennelle de ses gestes tandis qu’elle tendait le cahier où elle avait marqué son nom. Elle ne pouvait pas oublier les visages des femmes, leur regard détourné, la peur dans les yeux des enfants, ni ce silence qui pesait sur la terre, dans l’ombre des ravins, autour de la fontaine. « Où vont-ils ? » Elle a posé la question à Elizabeth. La femme qui avait écarté la bâche l’a regardée sans rien dire. « Où vont-ils ? » a répété Esther. Elle a haussé les épaules, peut-être parce qu’elle ne comprenait pas. C’est une autre femme, vêtue de noir, au visage très pâle, qui a répondu : « En Irak. » Elle a dit cela durement, et Esther n’a pas osé demander autre chose. La route était défoncée par la guerre, la poussière faisait un halo jaune sous la bâche du camion. Elizabeth tenait la main d’Esther serrée dans la sienne, comme autrefois sur le chemin de Festiona. La femme a dit encore, en regardant Esther, comme si elle cherchait à lire dans ses pensées : « Il n’y a pas d’innocents, ce sont les mères et les femmes de ceux qui nous tuent. » Esther a dit : « Mais les enfants ? » Les yeux agrandis par la peur étaient dans son esprit, elle savait que rien ne pourrait effacer leur regard.

Le soir, le convoi est arrivé devant Jérusalem. Les camions se sont arrêtés sur une grande place. Il n’y avait pas de soldats, ni de gens armés, seulement des femmes et des enfants qui attendaient auprès d’autres camions. Le soleil disparaissait, mais la ville brillait encore. Esther et Elizabeth sont descendues avec leurs valises. Elles ne savaient pas où aller. Jacques Berger était déjà parti vers le centre de la ville. Le grondement du tonnerre était tout proche, chaque déflagration ébranlait le sol, on voyait la lueur des incendies. Devant Esther et Elizabeth, il y avait le mur de la ville, les collines couvertes de maisons aux fenêtres étroites, et peut-être, les silhouettes fabuleuses des mosquées et des temples. Dans le ciel couleur de cuivre, une grande fumée noire montait du centre, s’élargissait, formait un nuage menaçant où commençait la nuit.

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