L’enfant du soleil


Ramat Yohanan, 1950


J’avais trouvé mon frère, c’était Yohanan, le garçon qui nous avait donné à manger du mouton sur la plage, quand nous étions arrivées pour la première fois. Son visage est très doux, il a toujours les mêmes yeux rieurs, les cheveux noirs et bouclés comme ceux des Tziganes. Quand nous sommes entrées au kibboutz, c’est lui qui nous a montré les maisons, les étables, la tour, les réservoirs. Avec lui, j’ai marché jusqu’à l’orée des champs. Entre les pommiers, j’ai vu briller l’étang et, sur la colline, de l’autre côté de la plaine, les maisons des Druzes.

Yohanan ne parlait toujours rien d’autre que le hongrois, et maintenant, quelques mots d’anglais. Mais ça n’avait pas d’importance. On se parlait avec les mains, je lisais dans ses yeux. Je ne sais pas s’il nous avait reconnues. Il était vif et léger, il courait à travers les broussailles, toujours avec son chien. Il faisait un grand détour et il revenait vers moi, haletant. Il riait pour un rien. C’était lui le berger. Chaque jour, à l’aube, il partait avec le troupeau de chèvres et de moutons. Il emmenait les bêtes paître de l’autre côté de la plaine, vers les collines. Il emportait dans un sac en bandoulière du pain, des fruits, du fromage et de quoi boire. Quelquefois c’était moi qui lui apportais un repas chaud. Je traversais les plantations de pommiers et, quand j’arrivais devant la plaine, j’écoutais les bruits des moutons, pour repérer le troupeau.

Nous sommes entrées au kibboutz de Ramat Yohanan au commencement de l’hiver. Jacques était au combat, à la frontière syrienne, du côté de Tibériade. À chaque permission, il venait avec des amis, dans une vieille Packard verte cabossée, au pare-brise étoilé. Ensemble nous allions jusqu’à la mer, nous marchions dans les rues d’Haïfa, nous regardions les boutiques. Ou bien nous allions sur le mont Carmel, nous restions assis dans les pins. Le soleil brillait sur la mer, le vent faisait du bruit dans les aiguilles, il y avait une odeur de sève. Le soir, il venait avec moi au camp, nous écoutions de la musique, des disques de jazz. Dans le réfectoire, Yohanan jouait de l’accordéon, assis sur un tabouret au milieu de la salle. La lumière de l’ampoule électrique faisait briller ses cheveux noirs. Les femmes dansaient, des danses étranges qui enivraient. Je dansais avec Jacques, je buvais dans son verre du vin blanc, j’appuyais ma tête contre son épaule. Puis nous allions marcher dehors, sans nous parler. La nuit était claire, les arbres luisaient doucement, il y avait des chauves-souris autour des lampes. On se tenait par la main, comme des enfants amoureux. Je sentais sa chaleur, l’odeur de son corps, je ne peux pas l’oublier.

Nous allions nous marier. Jacques disait que ça n’avait pas d’importance, que c’était seulement un rite, pour faire plaisir à ma mère. Au printemps, quand il reviendrait de l’armée.

La permission finie, il repartait dans la voiture avec ses amis, vers la frontière. Il ne voulait pas que j’aille là-bas. Il disait que c’était trop dangereux. Je restais plusieurs semaines sans le voir. Je me souvenais de l’odeur de son corps. C’était Nora qui nous prêtait sa chambre pour que nous fassions l’amour. Je ne voulais pas que ma mère sache. Elle ne demandait rien, mais je crois qu’elle s’en doutait.

Les nuits étaient douces, couleur de velours. On entendait partout le bruissement des insectes. Les soirs du shabbat, la musique de l’accordéon arrivait par bouffées, comme une respiration. Après l’amour, je mettais mon oreille sur la poitrine de Jacques, j’écoutais battre son cœur. Je croyais que nous étions des enfants, si loin, si rêveurs. Je croyais que tout cela était éternel. La nuit bleue, le chant des insectes, la musique, la chaleur de nos corps unis sur l’étroit lit de sangles, le sommeil qui flottait autour de nous. Ou bien nous parlions, en fumant des cigarettes. Jacques voulait étudier la médecine. Nous irions au Canada, à Montréal, ou peut-être à Vancouver. Nous partirions quand Jacques aurait terminé son service dans l’armée. Nous nous marierions, et nous partirions. Le vin nous faisait tourner la tête.


Les champs étaient immenses. Le travail consistait à arracher les jeunes pousses des betteraves, pour n’en garder qu’une tous les vingt-cinq centimètres. Garçons et filles travaillaient ensemble, vêtus des mêmes pantalons et vareuse de grosse toile, et chaussés de godillots à semelles épaisses. Le matin, les champs étaient figés par le froid de la nuit. Il y avait une buée laiteuse qui s’accrochait aux arbres, aux collines. On avançait à croupetons, pour cueillir les tiges pâles des betteraves. Puis le soleil montait au-dessus de l’horizon, le ciel devenait d’un bleu très cru. Les sillons des champs étaient remplis de travailleurs, qui faisaient une rumeur d’oiseaux. De temps en temps, devant nous, s’échappaient des vols de passereaux.

Elizabeth restait au camp. Elle avait été affectée à la lingerie, pour laver et réparer les vêtements de travail. Elle se sentait trop vieille pour rester dehors toute la journée. Mais pour Esther, c’était dur et magnifique. Elle ne se lassait pas de sentir la brûlure du soleil, sur son visage, sur ses mains, sur ses épaules à travers le tissu de la chemise. Elle travaillait avec Nora. Elles avançaient au même rythme le long des sillons, remplissant les sacs de jute avec les pousses arrachées. Au début, elles bavardaient, elles riaient de marcher en canard. De temps à autre, elles s’arrêtaient pour se reposer, assises dans la boue, elles fumaient une cigarette à deux. Mais à la fin de la journée elles étaient si fatiguées qu’elles n’arrivaient plus à marcher. Leurs jambes engourdies ne les portaient plus. Elles finissaient le travail en se traînant sur leurs fonds de culotte. Vers quatre heures, Esther rentrait dans la chambre, elle se couchait sur son lit, pendant que sa mère allait dîner. Puis elle se réveillait, c’était le matin, une nouvelle journée commençait.

Elle portait sur elle la brûlure du soleil. C’était pour toutes ces années perdues, ces années éteintes. Nora portait la brûlure, elle aussi, jusqu’à la folie. Quelquefois elle s’allongeait sur la terre, les bras en croix, les yeux fermés, si longtemps qu’Esther devait la secouer l’obliger à se relever. « Ne fais pas ça, tu vas être malade » Quand il n’y avait pas de travail dans les champs, Esther et Nora allaient apporter de la nourriture au berger, du côté des collines. Dès qu’il les voyait arriver, Yohanan sortait son harmonica et il jouait, les mêmes airs qu’à l’accordéon, des danses hongroises. Les enfants du village arrivaient, ils descendaient à travers la colline de pierres, ils s’approchaient timidement. Ils étaient si pauvres, leurs habits déchirés, à travers les trous de leurs robes on voyait leur peau brune. Quand ils voyaient Esther et Nora, ils étaient à demi rassurés, ils descendaient encore, ils s’asseyaient sur les pierres pour écouter Yohanan jouer de l’harmonica.

Esther prenait la nourriture dans le sac, du pain, des pommes, des bananes. Elle leur offrait les fruits, elle partageait le pain. Les plus audacieux, les garçons, prenaient la nourriture sans rien dire, et se reculaient jusqu’aux rochers. Esther s’approchait des fillettes, elle escaladait les pierres jusqu’à elles, elle essayait de leur parler, quelques mots d’arabe qu’elle avait appris au camp : houbs, aatani, koul ! Ça faisait rire les enfants, ils répétaient les mots, comme si c’était dans une langue inconnue.

Ensuite des hommes sont venus. Ils portaient la longue robe blanche des Druzes, ils étaient coiffés d’un grand mouchoir blanc qui flottait sur leur nuque. Ils restaient en haut, sur la ligne des collines, leurs silhouettes se détachaient contre le ciel comme des oiseaux. Yohanan s’arrêtait de jouer, il leur faisait signe de venir. Mais les hommes n’approchaient pas. Un jour, Esther a osé grimper jusqu’à eux à travers les rochers. Elle apportait du pain et des fruits, qu’elle a donnés aux femmes. C’était silencieux, effrayant. Elle a donné la nourriture, puis elle est redescendue auprès de Nora et de Yohanan. Les jours suivants les enfants descendaient dès que le troupeau arrivait auprès de la colline. Une femme est descendue avec eux, elle avait à peu près l’âge d’Esther, elle était vêtue d’une longue robe bleu ciel, et ses cheveux étaient mêlés de fils d’or. Elle a donné une cruche de vin. Esther a trempé ses lèvres, le vin était frais, léger, un peu acide. Yohanan a bu à son tour, et Nora a bu elle aussi. Puis la jeune femme a repris la cruche et elle est remontée à travers les rochers jusqu’en haut de la colline. Il y avait seulement cela, le silence, le regard des enfants, le goût du vin dans la bouche, l’éclat du soleil. Pour cela aussi Esther pensait que tout devait durer toujours, comme s’il n’y avait jamais rien eu avant, comme si son père allait apparaître et marcher lui aussi entre les rochers, en haut de la colline. Quand le soleil approchait de l’horizon, vers la brume de mer, Yohanan rassemblait les bêtes. Il sifflait le chien, il prenait la houlette, et les moutons et les chèvres se mettaient en marche vers le milieu de la plaine, là où l’étang brillait entre les arbres.


L’après-midi, quelquefois, quand le soleil déclinait, Esther allait s’asseoir avec Nora dans les plantations d’avocatiers. L’ombre des feuillages était bien fraîche, et elles restaient là un bon moment, à parler et à fumer, ou bien Esther dormait, la tête appuyée sur la hanche de Nora. La plantation était sur une hauteur, on voyait toute la vallée. Au loin, les collines sombres, du côté de Tibériades, et les taches claires des villages arabes. Plus loin encore, il y avait la frontière, là où Jacques se battait. La nuit, parfois, il y avait les éclairs des mortiers, comme des lueurs d’orage, mais on n’entendait jamais de grondement.

Nora était italienne. Elle était de Livourne, son père, sa mère et sa petite sœur avaient disparu, ils avaient été emmenés par les fascistes. Le jour où les miliciens étaient venus, elle était chez une amie, et elle avait survécu pendant la guerre en restant cachée dans une cave. « Regarde, Esther, il y a du sang partout. » Elle disait des choses étranges. Elle avait un regard perdu, un pli amer de chaque côté de la bouche. Quand elle ne portait pas les vêtements de travail, elle s’habillait de noir comme une Sicilienne. « Tu vois le sang qui brille sur les cailloux ? » Elle soulevait les pierres plates, elle s’amusait à faire apparaître les scorpions. Ils fuyaient sur la terre poudreuse entre les avocatiers, à la recherche d’un autre abri. Nora les prenait entre deux brindilles, sans leur faire de mal, elle regardait la glande à venin gonflée, le dard dressé. Elle disait qu’elle pouvait les apprivoiser, leur apprendre des tours.

Elle travaillait dans les champs de betteraves avec Esther, elle repérait tout de suite les araignées blotties sous les tiges. Elle les enlevait doucement avec une herbe, elle les déposait plus loin, pour qu’on ne leur fasse pas de mal. Dans sa chambre, elle laissait les araignées tisser leurs toiles au plafond. Ça faisait de drôles d’étoiles grises qui frémissaient dans les courants d’air. La première fois que Jacques était entré dans sa chambre, il avait eu un mouvement de répulsion. Il avait voulu balayer les toiles, mais Esther l’avait empêché : « Tu ne peux pas faire ça, ce sont ses amies. » Jacques s’était habitué. Lui aussi pensait que Nora était un peu folle. Mais ça n’avait pas d’importance. « De toute façon, disait-il il faut être un peu fou pour faire ce que nous faisons ici. »

Un jour, pendant que Nora travaillait aux champs, on avait repeint sa chambre, tout avait été passé au blanc gélatineux, du sol au plafond. Nora était enragée, elle parcourait le camp en criant, en insultant ceux qui avaient fait cela. C’était à cause des araignées, elle pleurait parce qu’on les avait chassées.

Esther et Nora avaient une cachette, au bout des bâtiments, sous le réservoir d’eau. C’était Nora qui avait trouvé la cachette, et elles se réfugiaient là, l’après-midi, quand il faisait trop chaud. Nora avait trouvé la clef qui ouvrait la porte sous le réservoir. C’était une grande salle vide, éclairée par deux meurtrières. Il n’y avait rien d’autre que des caisses, de vieux sacs de jute, du câble, des bidons vides. Il y faisait sombre et froid comme dans une grotte. Il n’y avait aucun bruit, seulement le bruit de l’eau qui coulait dans les tuyaux, des gouttes qui tombaient régulièrement, quelque part. C’était étrange, inquiétant. Sous les pierres, Nora trouvait des scorpions blancs, presque transparents. D’autres, très noirs. Elle montrait à Esther les anneaux de la queue, qui indiquaient la force de leur venin. Depuis qu’on avait passé au blanc sa chambre, elle disait que c’était là qu’elle habitait. Elle voulait faire du théâtre. Elle marchait de long en large sous le réservoir, elle disait des poèmes à haute voix. C’étaient des poèmes qui lui ressemblaient, des poèmes véhéments et tragiques, qu’elle traduisait pour Esther, des exclamations, des appels. Elle disait des poèmes de Garcia Lorca, de Maïakovski. Puis elle disait des vers en italien, des passages de Dante et de Pétrarque, des morceaux de Pavese, Viendra la mort et elle aura tes yeux. Esther l’écoutait, elle était son seul public. Nora disait : « Tu sais ce qui serait bien ? Ce serait d’amener les enfants ici, et de les écouter chanter, jouer. »

Il y avait un silence épais, comme une attente. C’était fini. Esther voulait que tout reste plein, qu’il n’y ait pas de place pour le vide de la mémoire. Elle avait recopié les poèmes de Hayyim Nahman Bialik dans son cahier noir, le même cahier que celui où Nejma avait écrit son nom, sur la route de l’exil. Elle lisait :

« Frère, frère,

aie pitié des yeux noirs au-dessous de nous,

car nous sommes fatigués, car nous partageons ta douleur.

Je n’ai pas trouvé ma lumière dans les cours de la liberté

je ne l’ai pas reçue de mon père,

je l’ai mordue dans ma propre chair,

je l’ai taillée dans mon propre cœur. »

La maison des enfants était au centre du kibboutz. C’étaient les salles de réfectoire qui servaient aussi pour l’école. Ils avaient des tables et des chaises à leur taille, mais les murs étaient nus, peints du même blanc gélatineux.

C’était plus fort qu’elle. Nora ne supportait plus d’être là-bas, seule dans le réservoir, avec le bruit de l’eau, et cette lumière aveuglante au-dehors. Elle marchait au-dehors, dans les hautes herbes qui poussaient autour du réservoir. Elle cherchait les serpents. Son visage pâle était éclairé comme un masque, au-dessus de sa robe noire. Elle croisait Esther sans la reconnaître. Elle avait disparu au fond de sa mémoire. Elle était à Livourne, les hommes de la milice avaient emmené sa sœur Vera. Elle errait comme une folle, elle criait ce nom. « Vera, Vera, je veux voir Vera tout de suite ! » Elle allait jusqu’à la maison des enfants, elle entrait dans la salle de cours, et le maître restait debout, sa phrase d’hébreu suspendue au tableau noir. Nora se mettait à genoux devant une petite fille, elle la serrait contre elle, elle l’étouffait de baisers, elle lui parlait en italien, jusqu’à ce que l’enfant effrayée fonde en larmes. Alors, d’un seul coup, Nora réalisait où elle était, elle avait honte, elle s’excusait, en français et en italien, elle ne savait aucune autre langue. Esther la prenait par le bras, et elle l’emmenait jusqu’à sa chambre, elle la couchait sur le lit, très doucement, comme une sœur. Esther s’asseyait sur le lit à côté d’elle, sans lui parler. Nora regardait droit devant elle, le mur trop blanc, puis elle s’endormait d’un coup.


Il y a eu la fête des Lumières. Tous l’attendaient. C’était la première fois, comme si tout allait être nouveau, comme si tout allait recommencer. Esther se souvenait, son père disait cela, qu’il fallait tout recommencer depuis le commencement. La terre dévastée, les ruines, les prisons, les champs maudits où les hommes étaient morts, tout était lavé par la lumière de l’hiver, le froid du matin, quand on allumait les hanoukkas, et le feu nouveau, comme une naissance. Esther se souvenait aussi des mots du Livre du Commencement, quand au troisième jour les étoiles s’étaient allumées, elle se souvenait des flammes des bougies dans l’église de Festiona.

Alors Jacques était encore avec elle. Il devait partir tout de suite après les fêtes. Mais Esther ne voulait pas entendre parler de cela. La cueillette des pamplemousses avait commencé. Jacques et Esther travaillaient côte à côte, la plantation était toute bruissante de toutes ces mains qui récoltaient les fruits. C’était un matin magnifique. Le soleil était brûlant malgré le froid de l’air. L’après-midi, ils étaient revenus dans la chambre de Nora. Ils étaient restés couchés l’un contre l’autre, leurs souffles mêlés. Jacques avait dit, simplement : « Je m’en vais tout à l’heure. » Elle avait senti les larmes remplir ses yeux. C’était le premier jour, quand on avait allumé la première hanoukka.

C’était cette nuit qu’elle n’oubliait pas. La salle du réfectoire était pleine de gens, il y avait de la musique, on buvait du vin. Les filles venaient vers Esther, elles lui disaient, en anglais : « Quand est-ce que tu te maries ? » Esther était avec Nora, pour la première fois elle était ivre. Elles buvaient toutes les deux à la même bouteille, du vin blanc. Esther a dansé sans même savoir avec qui. Elle sentait un très grand vide. Elle ne savait pas pourquoi. Ce n’était pas la première fois que Jacques s’en allait vers la frontière. C’était peut-être à cause de tout le soleil qui avait brûlé leurs visages, dans la plantation. Les cheveux et la barbe de Jacques brillaient comme de l’or.

Nora riait, puis tout d’un coup elle s’est mise à pleurer sans raison. Elle avait mal au cœur, tout ce vin et la fumée des cigarettes. Avec Elizabeth, Esther l’a accompagnée dehors, dans la nuit. Ensemble elles l’ont soutenue pendant qu’elle vomissait, puis elles l’ont aidée à marcher jusqu’à sa chambre. Elle ne voulait pas rester seule. Elle avait peur. Elle parlait de l’Italie, de Livourne, des hommes qui emmenaient sa sœur Vera. Elizabeth a mouillé un linge et l’a posé sur son front, pour la calmer. Elle s’est endormie, mais Esther ne voulait pas retourner à la fête. Elizabeth est partie se coucher. Sur le lit, à côté de Nora, à la lueur de la veilleuse, Esther a commencé à écrire une lettre. Elle ne savait pas très bien à qui elle était destinée, à Jacques, peut-être, ou bien à son père. Ou peut-être qu’elle l’écrivait pour Nejma, sur le même cahier noir qu’elle avait sorti dans la poussière du chemin, et où elles avaient écrit leurs noms.


C’était le matin, Esther a su pour la première fois qu’elle attendait un enfant. Avant même d’en avoir la preuve physique, elle l’a su, elle a ressenti ce trouble, cette pesanteur, au centre d’elle-même, quelque chose qui était arrivé et qu’elle ne pouvait pas comprendre. Une joie, c’était cela, une joie comme elle n’en avait jamais ressenti auparavant. C’était l’aube, elle avait dormi la porte ouverte pour sentir la fraîcheur de la nuit, ou peut-être à cause de l’odeur de vin et de tabac qui imprégnait la chambre, les draps. Elizabeth dormait encore, sans faire de bruit. Il était si tôt que rien ne bougeait dans le camp, à peine quelques moineaux qui voletaient entre les arbres. De temps à autre, venant de l’autre côté du kibboutz, la voix éraillée d’un coq. Tout était gris, figé.

Esther a marché jusqu’au réservoir, puis elle a continué le chemin vers la plantation d’avocatiers. Elle était en robe légère, pieds nus dans les sandales bédouines achetées au marché d’Haïfa, avec Jacques. Elle écoutait la terre crisser sous ses pas. Au fur et à mesure qu’elle avançait, le jour se levait. Maintenant, il y avait des ombres, les silhouettes des arbres se détachaient au sommet des collines. Les oiseaux s’envolaient devant elle, des bandes d’étourneaux pillards qui flottaient au-dessus des champs, glissaient vers l’étang.

Peu à peu les bruits commençaient. Esther les reconnaissait les uns après les autres. Elle pensait qu’ils étaient à elle, chacun d’eux, qu’ils étaient en elle comme les mots d’une phrase qui se déroulait d’avant en arrière, plongeant ses racines dans ses plus lointains souvenirs. Elle les connaissait, elle les avait toujours entendus. Ils étaient déjà là, quand elle était à Nice, ou bien dans la montagne, à Roquebillière, à Saint-Martin. Les grincements des oiseaux, les appels des moutons et des chèvres dans l’étable, les voix des femmes, des enfants, le ronronnement de la pompe à eau, la vibration des crépines, des éoliennes.

À un moment, sans le voir, elle a entendu le troupeau de Yohanan s’éloigner vers les pâturages, du côté du village des Druzes. Puis le cow-boy qui ouvrait la porte du corral et qui emmenait les vaches boire à l’étang.

Esther a recommencé à marcher à travers les champs. Le soleil est apparu au-dessus des collines de pierres, il éclairait le haut des arbres, il allumait des reflets rouges sur l’étang. Et en elle, il y avait ce soleil, ce point brûlant et rouge, dont elle ne savait pas le nom.

Elle a pensé à Jacques. Elle ne lui dirait pas, pas tout de suite. Elle ne voulait pas que quoi que ce soit change. Elle ne voulait pas qu’il y ait quelqu’un d’autre. Avant de partir pour la frontière, Jacques avait dit qu’ils se marieraient là-bas, quand ils seraient au Canada, qu’il étudierait à l’université. Alors Esther ne voulait pas parler d’autre chose, ni à Jacques, ni à personne. Elle ne voulait pas trop penser à l’avenir.

Elle marchait à travers les champs encore déserts. Elle allait vers les collines, très loin. Si loin qu’elle n’entendait plus les bruits des gens, ni les appels du bétail. Elle grimpait au milieu des plantations d’avocatiers. Le soleil était haut à présent, il allumait l’étang, les canaux d’irrigation. Très loin au sud, il y avait la forme voûtée du mont Carmel, au-dessus de la brume de la mer. Jamais aucun paysage n’avait donné cela à Esther. C’était si vaste, si pur, et en même temps si usé, si ancien. Esther ne le voyait pas avec ses yeux, mais avec les yeux de tous ceux qui en avaient rêvé, tous ceux dont les yeux s’étaient éteints sur cette espérance, les yeux des enfants perdus dans la vallée de la Stura, emmenés dans les wagons sans fenêtres. La baie de Haïfa, Akko, le Carmel, la ligne sombre des collines telles qu’Esther et Elizabeth l’avaient vue surgir de l’horizon, devant la proue du Sette Fratelli, il y avait déjà si longtemps.

Quelque chose grandissait en elle, gonflait au centre d’Esther, vivait en elle, elle ne le savait pas, elle ne pouvait pas le savoir. C’était si fort, elle en tremblait. Elle ne pouvait plus marcher. Elle s’est assise sur une pierre, à l’ombre d’un arbre, elle respirait lentement. Cela venait de très loin, elle était traversée. Elle se souvenait des paroles de Joël, dans la prison, à Toulon, les mots dans la langue du mystère qui se déroulaient dans sa gorge, qui emplissaient son corps. Elle aurait voulu retrouver chacun d’eux, maintenant, sur cette terre, dans la lumière du soleil. Elle se souvenait du moment où Elizabeth et elle avaient touché pour la première fois cette terre, le sable de la plage, quand elles avaient débarqué du bateau, dans leurs habits sales et humides du sel de la mer, et leurs paquets de vieux linge.

Elle a recommencé à marcher. Elle était sortie des plantations, elle avançait au milieu des broussailles. Elle était loin du kibboutz, dans le domaine des scorpions et des serpents. Et tout à coup, elle a ressenti la peur. C’était comme autrefois, sur la route près de Roquebillière, quand elle avait senti la mort posée sur son père, et que le vide s’était ouvert devant elle, et qu’elle avait couru jusqu’à perdre haleine.

Esther s’est mise à courir. Le bruit de ses pas résonnait dans les collines, le bruit de son sang dans ses tempes, le bruit de son cœur. Tout était étrangement vide. Les champs semblaient abandonnés, les sillons réguliers brillaient durement à la lumière du soleil, pareils aux traces d’un monde disparu. Il n’y avait pas d’oiseaux dans le ciel.

Un peu plus loin, Esther a rencontré le troupeau de chèvres et de moutons. Les bêtes étaient arrêtées dans le fond d’un ravin, éparpillées le long du champ, des chèvres avaient même escaladé le talus et commençaient à manger les jeunes pousses de betteraves. Leurs voix grêles appelaient.

Quand elle est arrivée au kibboutz, Esther a vu les hommes et les femmes rassemblés devant les maisons. Les enfants avaient laissé l’école. À l’ombre du bâtiment central, à même le ciment de la terrasse, ils avaient déposé le corps de Yohanan. Esther a vu son visage très blanc renversé en arrière. Ses bras étaient serrés le long de son corps, les mains ouvertes. La lumière qui se réverbérait sur le mur faisait briller ses yeux, ses cheveux noirs. C’était terrifiant, il paraissait simplement endormi dans la chaleur de midi. Il y avait une large tache sombre sur sa chemise, là où l’assassin avait frappé.

Ce même jour, Esther a appris la mort de Jacques, tué à la frontière près du lac de Tibériade. Quand les soldats sont venus apporter la nouvelle, Esther n’a rien dit. Ses yeux étaient secs. Elle a pensé seulement : voilà, il ne reviendra pas, il ne verra pas son fils.


Montréal, rue Notre-Dame, hiver 1966


Par la fenêtre du balcon fermé, je regarde la rue inamovible. Le ciel est si lointain, si blanc, que c’est comme si on était dans les régions les plus hautes de l’atmosphère. La rue est maculée de neige. Je vois les marques des pneus qui sinuent, les traces de pas. Devant mon immeuble, il y a un jardin aux arbres dénudés hérissés contre le ciel pâle. C’est dans ce bout de jardin que Michel a fait ses premiers pas. Les talus sont encore très blancs. Seuls les corbeaux y ont laissé des traces. De chaque côté de la rue, il y a de grands réverbères recourbés. La nuit, ils font des flaques de lumière jaune. Le long des trottoirs enneigés, les voitures sont arrêtées. Certaines n’ont pas bougé depuis des jours, leurs toits et leurs vitres sont recouverts de neige gelée. Je peux voir la VW de Lola dont la batterie a lâché au début de l’hiver. On dirait une épave prise par les glaces.

Au bout de la rue, les feux arrière des voitures s’allument, quand elles freinent au carrefour. Les bus orange et blanc tournent autour du square, descendent la rue vers le carrefour. C’est là que je prends le bus pour Mac Gill. C’est là que j’ai rencontré Lola la première fois. Elle suivait des cours de théâtre. Elle attendait un enfant, elle aussi, et c’est pour ça qu’on s’est parlé. Le dimanche, on allait avec la VW à Longueil, ou au cimetière du Mont-Royal, regarder les écureuils qui habitent dans les tombes. Tout cela est si loin que cela paraît un peu irréel. Maintenant, l’appartement est vidé, il ne reste que quelques cartons, des bouquins, des bouteilles.

C’est difficile de partir. Je ne pensais pas qu’au long de toutes ces années j’avais emmagasiné tant de choses. Il a fallu empaqueter, donner, vendre. Hier il y a eu cette vente dans la cour, devant chez Lola. C’est Philip qui a tout transporté, avec Michel et Zoé, la fille de Lola. La vaisselle, les appareils ménagers, les vieux jouets, les disques, la pile des National Géographic. Après la vente, il y a eu une sorte de fête, on a bu des bières et on a dansé, Philip parlait un peu fort. Michel et Zoé sont partis très vite, ils avaient l’air d’avoir un peu honte. Ils sont allés jouer au bowling avec des amis.

C’était dimanche, il neigeait. Lola a voulu qu’on retourne ensemble au cimetière, comme quand les enfants étaient tout petits. Il faisait très froid, nous avons eu beau chercher, nous n’avons pas vu les écureuils qui logent dans les tombes.

C’est difficile de revenir. Je regarde la rue avec une attention douloureuse, pour fixer dans ma mémoire chaque détail. Mon visage est si près de la vitre que je sens le froid contre mon front, et que ma respiration dessine deux ronds de buée. La rue est illimitée. Elle descend vers l’infini des arbres nus et des immeubles de brique, vers le ciel pâle. Comme s’il suffisait de prendre n’importe lequel des autobus pour aller jusque là-bas, de l’autre côté de l’océan, auprès d’Elizabeth ma mère.

Maintenant, au moment de m’en aller, c’est le visage de Tristan qui m’apparaît, son visage très doux, encore enfant, comme je l’ai vu dans la pénombre des marronniers, à Saint-Martin, le jour où nous avons commencé notre errance à travers les montagnes. Il y a un peu plus d’un an, j’ai su que Tristan était dans ce pays. Il paraît qu’il travaille à Toronto, dans une industrie, ou dans l’hôtellerie, je n’ai pas très bien compris. Quelqu’un a parlé de lui à Philip, un numéro de téléphone griffonné sur une boîte d’allumettes. J’y ai pensé un instant, puis j’ai perdu le numéro, j’ai oublié.

Maintenant, au moment de partir, je revois son visage, mais c’est de l’autre côté de ma vie, c’est l’adolescent qui m’irritait parce que je le rencontrais partout sur mon chemin, et que je lui reprochais de m’espionner. Ce n’est pas l’homme de quarante ans que je veux voir, bedonnant et grisonnant, avec ses affaires à Toronto. C’est l’enfant à Saint-Martin, quand rien n’avait été encore changé dans le cours du monde, et qu’on croyait encore tout possible, même s’il y avait la guerre autour de nous. Alors mon père était là, debout sur le pas de la porte, et Tristan lui serrait gravement la main. Ou bien au fond de la gorge bruissante de l’eau du torrent, Tristan appuie son oreille contre ma poitrine nue, il écoute les battements de mon cœur comme si c’était la chose la plus importante du monde. Comment tout cela a-t-il pu se défaire ? J’ai mal au fond de moi, je ne peux pas oublier.

C’est difficile de revenir, bien plus que de partir. C’est pour Michel que je retourne, pour qu’il trouve enfin sa terre et son ciel, qu’il soit enfin chez lui. Je réalise tout d’un coup qu’il a exactement l’âge que j’avais quand je suis montée à bord du Sette Fratelli. La différence, c’est qu’aujourd’hui, avec l’avion, il ne faudra que quelques heures pour franchir l’abîme qui nous sépare de notre terre.

Je regarde cette rue, je sens le vertige. Je croyais que tout était si loin, presque inaccessible, à l’autre bout du temps, au terme d’un voyage long et douloureux comme la mort. Je croyais qu’il faudrait toute ma vie pour y parvenir. Et c’est là, demain. Juste au bout de cette rue. De l’autre côté des sémaphores, là où les autobus orange et blanc tournent et disparaissent entre les falaises rouges des immeubles.


C’est à elle que je pense, maintenant, Nejma, ma sœur au profil d’Indienne aux yeux pâles, elle que je n’ai rencontrée qu’une fois, au hasard, sur la route de Siloé, près de Jérusalem, née d’un nuage de poussière, disparue dans un autre nuage de poussière, tandis que les camions nous emmenaient vers la ville sainte. Quelquefois il me semble que je sens le poids léger de sa main posée sur mon bras, je sens l’interrogation de son regard, je la regarde tandis qu’elle écrit lentement son nom en caractères latins sur la première page de son cahier noir. C’est la seule certitude que je garde d’elle, après toutes ces années, à travers le nuage de poussière qui l’a recouverte, ce cahier noir où j’ai écrit moi aussi mon nom, comme pour une mystérieuse alliance.

J’ai rêvé de ce cahier. Je le voyais dans la nuit, couvert d’une écriture fine, marquée avec le même crayon noir que nous avions tenu à tour de rôle. J’ai rêvé que je savais déchiffrer cette écriture et que j’avais lu ce qu’elle racontait, pour moi seule, une histoire d’amour et d’errance qui aurait pu être la mienne. J’ai rêvé que le cahier était arrivé jusqu’à moi, par la poste, ou bien qu’il avait été déposé devant la porte de mon appartement, à Montréal, par un mystérieux messager, comme ces enfants qu’on abandonnait au temps de Dickens.

Alors j’avais acheté un cahier noir, moi aussi, sur lequel j’avais écrit à la première page son nom, Nejma. Mais c’était ma vie que j’y mettais, un peu chaque jour, mes études à l’université, Michel, l’amitié avec Lola, la rencontre avec Bérénice Einberg, l’amour de Philip. Et aussi les lettres d’Elizabeth, l’attente du retour, les collines si belles, l’odeur de la terre, la lumière de la Méditerranée. C’était elle, c’était moi, je ne savais plus. Un jour, je retournerais sur la route de Siloé, et le nuage de poussière s’ouvrirait, et Nejma marcherait vers moi. Nous échangerions nos cahiers pour abolir le temps, pour éteindre les souffrances et la brûlure des morts.

Philip se moquait de moi. « Tu écris tes Mémoires ? » Peut-être qu’il croyait que c’était simplement un journal de jeune fille attardée, où elles mettent leurs amours et leurs confidences.

J’ai cherché Nejma jusqu’ici. Je la guettais dans cette rue enneigée, par la fenêtre. Je la cherchais des yeux dans les couloirs de l’hôpital, parmi les pauvresses qui venaient se faire soigner. Dans mes rêves, elle apparaissait, debout devant moi, comme si elle venait d’ouvrir la porte, et je ressentais la même attirance et la même haine. Elle me regardait, je sentais sur mon bras le léger toucher de sa main. Il y avait la même interrogation dans son regard pâle. En elle, rien n’avait changé depuis le jour où je l’avais rencontrée. Elle portait la même robe, la même veste grise de poussière, le même foulard qui cachait à demi son visage. Ses mains surtout, ses mains larges et hâlées comme celles d’une paysanne. Elle était toujours seule, les autres femmes et les enfants qui marchaient à côté d’elle avaient disparu. Elle venait de l’exil, des pays de sécheresse et d’oubli, seule, pour me considérer.

Quand Jacques est mort, j’étais brisée, je ne faisais plus de rêves. Elizabeth m’avait emmenée chez elle. Elle s’était installée à Haïfa, dans un immeuble d’où on voyait la mer. Je ne savais plus où j’étais. J’ai erré à travers les rues, jusqu’à la plage où nous avions débarqué, il y avait si longtemps. Dans la foule, je rencontrais toujours la même femme, une silhouette sans âge, vêtue de haillons, le visage voilé d’un linge taché de poussière, qui marchait à grands pas le long des ruisseaux avec une allure de démente, poursuivie par les enfants qui lui jetaient des cailloux. Quelquefois je la voyais assise contre un mur, à l’abri du soleil, indifférente au mouvement des autos et des camions. Un jour, je me suis approchée d’elle, je voulais lire dans ses yeux, reconnaître la lumière de Nejma. Comme je m’approchais, elle a tendu sa main, une main amaigrie de vieille femme, aux veines qui saillaient comme des cordes. Je me suis écartée, prise de vertige, et la mendiante au regard insensé a craché sur moi, et s’est enfuie dans l’ombre des ruelles.


J’étais pareille à Nora, je voyais le sang et la mort partout. C’était l’hiver, le soleil brûlait les collines de Galilée, brûlait les routes. Et j’avais dans mon ventre ce poids, cette boule de feu. La nuit, je ne pouvais plus dormir, mes paupières se rouvraient, j’avais du sel dans mes yeux. Je ne pouvais pas comprendre, il me semblait que j’étais reliée à Jacques au-delà de la mort, par cette vie qu’il avait mise en moi. Je lui parlais, comme s’il avait été là, qu’il pouvait m’entendre. Elizabeth m’entendait, elle caressait mes cheveux. Elle croyait que c’était de la tristesse. « Pleure, Estrellita, tu te sentiras mieux après. » Je ne voulais pas lui parler de l’enfant.

Le jour, je marchais dans les rues sans but. J’avais la même démarche que la folle qui mendiait du côté du marché. Puis j’ai fait cette chose insensée, j’ai pris un des camions militaires qui transportaient le matériel et les vivres, j’ai réussi à faire croire aux deux soldats, si jeunes, des enfants encore, que j’allais rendre visite à mon fiancé, sur le front. Je suis allée jusqu’à Tibériade, et là j’ai commencé à marcher dans les collines, sans savoir où j’allais, simplement pour marcher sur la terre où Jacques Berger était mort.

Le soleil brûlait, je sentais le poids de la lumière sur mes épaules, sur mon dos. J’ai grimpé à travers les terrasses d’oliviers, je suis passée devant des fermes abandonnées aux murs criblés de balles. Il n’y avait pas de bruit. C’était comme sur la route de Festiona, lorsque j’allais guetter la montagne où devait arriver mon père. Le silence et le vent faisaient battre mon cœur, la lumière du soleil m’éblouissait, mais je continuais à marcher, à courir à travers ces collines silencieuses.

À un moment, au bord du chemin, j’ai vu un tank arrêté. Ce n’était plus qu’une carcasse à demi calcinée, aux chenilles immobilisées par la terre, mais j’ai eu très peur, je n’osais plus avancer. Plus loin, je suis arrivée aux chicanes. C’étaient des tranchées renforcées de rondins, qui zigzaguaient à flanc de colline, pareilles à des fragments d’étoile, envahies par les ronces. J’ai marché le long des tranchées, puis je me suis assise sur le rebord, et j’ai regardé du côté du lac de Tibériade, pendant très longtemps.

C’est là que les soldats m’ont trouvée. Ils m’ont emmenée au Quartier Général, pour m’interroger, parce qu’ils croyaient que j’étais une espionne des Syriens. Puis un camion m’a ramenée à Haïfa.

Elizabeth a tout organisé, tout décidé. Je partirais pour le Canada, j’irais à Montréal, à l’université Mac Gill, étudier la médecine. C’est ce que Jacques Berger aurait voulu. J’ai accepté à cause de l’enfant. C’était mon secret, je voulais qu’il naisse très loin, qu’Elizabeth n’en sache rien. À la fin mars, j’ai embarqué sur le Providence, un petit paquebot qui apportait les vivres et les médicaments des Nations unies pour les réfugiés arabes, et qui emmenait les voyageurs jusqu’à Marseille. À Marseille, je suis montée sur le Nea Hellas qui transportait les émigrants vers le Nouveau Monde.


C’était la fin de septembre, quand mon soleil est né. J’avais rêvé qu’il naîtrait sur ma terre, là-bas, de l’autre côté de l’océan, sur la plage où nous étions arrivées d’abord, Elizabeth et moi, quand le Sette Fratelli nous avait débarquées. Les derniers mois de la grossesse avaient été pénibles, j’avais cessé de venir aux cours, c’était un semestre fichu. Les professeurs étaient indifférents, sauf Salvadori, le professeur de pathologie, un vieil homme avec une moustache et de petites lunettes rondes comme Gandhi. Il m’avait dit. Vous reviendrez après, quand ça sera passé. Il m’avait gardé ma bourse, sans nécessité de repasser les examens.

C’est Lola qui s’occupait de moi, comme une sœur. Elle aussi était enceinte, mais son bébé ne devait pas arriver avant Noël. À toutes les deux, on se soutenait, on se racontait des histoires, elle se moquait de mon allure de bibendum. Elle aussi était seule. Son fiancé était parti sans laisser d’adresse. Nous vivions presque tout le temps ensemble. Elle m’enseignait le yoga. Elle disait que c’était bon pour ce que nous avions. Respirer, pousser avec le ventre, croiser les jambes en demi-lotus, fermer les yeux et méditer. Lola était drôle, si grande et nerveuse, avec son visage enfantin, ses yeux bleus, ses cheveux qui frisottaient et son teint de poupée hollandaise. Elle s’appelait van Walsum, je n’ai jamais compris pourquoi ses parents lui avaient donné ce prénom mexicain.

On parlait de noms. Elle voulait une fille, elle énumérait les prénoms, elle changeait l’ordre tous les jours, Leonora, Sylvia, Birgit, Romaine, Albertine, Christina, Carlotta, Sonya, Maryse, Marik, ou Marit, Zoé, elle ajoutait toujours Hélène à cause de moi. Je trouvais que Zoé lui irait bien, surtout si elle ressemblait à sa mère. « Et ton fils ? » J’avais décidé que ce serait mon fils, mon soleil. Mais je faisais semblant de ne pas y avoir pensé. J’avais peur du destin. Je n’osais pas lui dire qu’il serait le soleil. Je lui avais dit, si c’est un garçon, il portera le même prénom que mon père. Michel. « Et si c’est une fille ? — Alors c’est toi qui donneras le prénom. » Lola n’avait jamais posé de questions, au sujet du père de mon enfant. Peut-être qu’elle croyait que c’était comme pour elle, un homme qui m’avait abandonnée. Nous étions tellement semblables, nous avions échoué à Montréal comme du bois flotté, un jour la vague nous reprendrait, nous savions que nous ne nous reverrions plus.


Il serait l’enfant du soleil. Il serait en moi depuis toujours, fait avec ma chair et avec mon sang, ma terre et mon ciel. Il serait porté par les vagues de la mer jusqu’à la plage de sable où nous avons débarqué, où nous sommes nées. Ses os seraient les pierres blanches du mont Carmel et les rochers du Gelas et sa chair la terre rouge des collines de Galilée, son sang serait l’eau des sources, l’eau du torrent, à Saint-Martin, l’eau boueuse de la Stura, et l’eau du puits de Naplouse que la femme de Samarie avait donnée à boire à Jésus. Dans son corps il aurait la force et l’agilité des bergers, dans ses yeux brillerait la lumière de Jérusalem.

Quand j’errais dans les collines, à Ramat Yohanan, sur la terre poudreuse des plantations d’avocatiers, je sentais déjà cela, cette présence, cette puissance. Comme une parcelle de soleil, si brûlante et si lourde à porter. Les autres, comment pouvaient-ils comprendre ? Ils avaient une famille, ils avaient un lieu de naissance, un cimetière où ils pouvaient voir les noms de leurs grands-parents, ils avaient des souvenirs. Moi, je n’avais rien d’autre que cette boule dans mon ventre, qui devait apparaître. Pour cela j’avais le vertige, je sentais la nausée au bord de mes lèvres, un grand vide qui se creusait en moi, un trou qui s’ouvrait sur un autre monde, sur un rêve. Je me souvenais des paroles du Reb Joël, dans la prison de Toulon, quand il racontait dans sa langue mystérieuse la création d’Ayicha. Les mots me faisaient frissonner, et je pressais la main de Jacques pour qu’il traduise plus vite. Maintenant, je sentais cette même force en moi, elle passait dans mon corps, comme si c’étaient les mots qui s’étaient réalisés. Les phrases passaient, c’étaient les ondes qui avançaient comme la trace du vent sur l’eau.

Je ne savais plus où j’étais. La salle de travail de l’hôpital, les murs peints en jaune brillant, les civières roulantes sur lesquelles les femmes étaient allongées, et cette affreuse porte marron qui battait dans les deux sens quand la sage-femme emmenait une accouchée, et le plafond avec ses six barres de néon qui grésillaient, les grandes fenêtres grillagées qui donnaient sur la nuit, un ciel gris-rose, comme une lueur de neige et le silence des steppes, interrompu seulement par les plaintes des femmes et le bruit des pas pressés dans le corridor, sur les dalles de granito.

J’ai rêvé que le soleil allait apparaître de l’autre côté du monde sur la grande plage où nous étions arrivées, Elizabeth et moi, il y a si longtemps. J’ai rêvé que j’étais là-bas, étendue sur le sable dans la nuit, avec ma mère, Elizabeth, à côté de moi pour m’aider et me caresser les cheveux, et j’entendais le bruit doux des vagues glissant sur le rivage, les cris des mouettes et des pélicans qui accompagnent les bateaux de pêche à l’aube. Je fermais les yeux et j’y étais. Je sentais l’odeur de la mer, je sentais le sel sur mes lèvres. À travers mes cils je voyais la lumière si claire du premier matin, la lumière qui vient d’abord de la mer et qui coule doucement jusqu’au rivage.

Jacques était avec moi, je sentais sa main dans la mienne, je voyais son visage si clair, la lumière d’or sur ses cheveux et sur sa barbe, c’était pour cela que mon fils était enfant du soleil, à cause de la couleur de ses cheveux. J’entendais sa voix qui traduisait pour moi les paroles du Livre du Commencement, Et il laissa tomber, Lui, le plus grand, des Êtres, le sommeil mystérieux sur Adam qui s’endormit, et il rompit une de ses enveloppes, et il lui donna sa forme et sa beauté, et il donna toute sa volonté à cette enveloppe qu’il avait rompue d’Adam, et il fit Ayicha, et il la conduisit à Adam. Et il dit, Adam, celle-ci est maintenant substance de ma substance, forme de ma forme, et il l’appela Ayicha, parce qu’elle avait été rompue et faite selon sa volonté.

C’était la plus longue nuit que j’avais jamais vécue. J’étais si fatiguée que je m’endormais dans la salle de travail, entre les contractions. « Quand est-ce que ça va commencer ? » J’ai demandé cela à la sage-femme, j’étais découragée. Elle m’a embrassée. « Mais, ma chérie, c’est déjà commencé. » Je savais que mon fils naîtrait au lever du soleil, il était son enfant, il aurait sa force, et la force de ma terre, la force et la beauté de la mer que j’aime. C’était encore la traversée du port d’Alon vers Eretz Israël, et en fermant les yeux je sentais le balancement doux des vagues, je voyais l’étendue très lisse de la mer à l’aube, quand l’étrave du bateau s’approchait du rivage, avec la voix très rauque qui chantait le blues. Et puis le bébé a commencé à naître, et les vagues me portaient jusqu’à la plage où je m’étais endormie, pendant qu’Elizabeth veillait à côté des bagages. C’était extraordinaire. C’était si beau. J’avais mal, mais j’entendais le bruit des vagues sur le sable, elles me portaient, je glissais sur la mer qui s’ouvrait, la plage était tout illuminée du soleil en train de naître. « Respirez, poussez poussez poussez poussez. » La voix de la sage-femme résonnait étrangement dans la solitude de cette plage. Je respirais, je ne criais pas. J’avais des larmes dans mes yeux, les vagues passaient dans mon ventre. Et Michel est né. J’étais aveuglée par toute la lumière. Je ne sais pas qui m’a emmenée, je ne sais pas ce qu’il y a eu. J’ai dormi longtemps, couchée sur la grande plage lisse où j’étais enfin arrivée.

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