Mardi 14 avril 1964

À Toi, Adolf Hitler,

Führer et Chancelier du Reich allemand.

Je jure fidélité et courage.

À Toi, et aux chefs

Par toi désignés.

Je jure obéissance jusque dans la Mort.

Ainsi m’aide Dieu.

Serment SS

1

Un nuage lourd avait pesé toute la nuit dans le ciel de Berlin ; il s’attardait à présent sur ce qui pouvait passer pour le point du jour. Dans la banlieue ouest de la ville, tels des rubans de brume, des rafales de pluie chassaient à la surface de la Havel.

Le ciel et l’eau se confondaient sur l’étendue blême du lac, brisée seulement par la ligne plus sombre de la berge opposée. Là-bas, rien ne bougeait. Pas une lumière.

L’inspecteur Xavier March, de la Kripo, la Kriminalpolizei de Berlin, émergea de sa Volkswagen et laissa la pluie fouetter son visage. Il était connaisseur. Cette sorte de grain en particulier. Il en possédait le goût, l’odeur. La pluie de la Baltique, celle du Nord, froide et chargée de sel, aux senteurs de mer. Un court moment, il se retrouva vingt ans en arrière, sur le kiosque du U-Boot, glissant furtivement hors de Wilhelmshaven, tous feux éteints, dans l’obscurité.

Il jeta un coup d’œil à sa montre. À peine plus de sept heures.

Trois autres voitures étaient rangées sur l’accotement. Les conducteurs des deux premières dormaient derrière leur volant. La troisième était un véhicule de service de la Ordnungspolizei — l’Orpo pour Monsieur Tout-le-Monde. Vide. Par la vitre baissée, perçant l’air humide, on entendait le crépitement des parasites, ponctué de brefs éclats de voix inintelligibles. Le gyrophare éclairait de ses fulgurances les arbres en bordure de la route : bleu-noir, bleu-noir, bleu-noir.

March chercha des yeux les hommes de l’Orpo et finit par les repérer près de l’eau, abrités sous un bouleau dégouttant de pluie. Une masse confuse se dessinait vaguement à leurs pieds. Non loin, un jeune homme était assis sur une souche, en survêtement noir, l’insigne de la SS sur la poche de poitrine. Il se tenait penché en avant, les coudes sur les genoux, les mains pressées contre ses tempes — l’image même de l’abattement.

March tira une dernière bouffée de sa cigarette et expédia le mégot d’une chiquenaude. Le tabac grésilla et s’éteignit sur la chaussée mouillée.

À son approche, un des policiers leva le bras.

« Heil Hitler ! »

March fit mine de l’ignorer et dévala maladroitement la berge détrempée pour examiner de plus près le corps.

C’était celui d’un vieil homme — froid, adipeux, glabre et affreusement livide. À distance, il évoquait une statue d’albâtre abandonnée dans la boue. Le mort, maculé de vase, était étalé sur le dos, à moitié hors de l’eau, bras écartés, la tête rejetée en arrière. Une paupière fripée fermait l’un des yeux ; l’autre fixait le ciel pisseux d’un air menaçant.

« Votre nom, Unterwachtmeister ? »

March avait parlé d’une voix douce, sans cesser de considérer le cadavre. La question semblait s’adresser à l’Orpo qui avait fait le salut.

« Ratka, Herr Sturmbannführer. »

Sturmbannführer, un grade de la SS, est l’équivalent de commandant dans la Wehrmacht. Et Ratka s’empressait — même claqué et trempé, trop heureux d’en remettre, révérencieux. March n’avait pas besoin de le regarder pour savoir : trois demandes de transfert à la Kripo, toutes trois refusées ; une femme de devoir, mère d’une flopée d’enfants — pour le Führer ! — et un revenu de deux cents reichsmark par mois. Toute une vie d’espoir.

« Eh bien, Ratka ? (Toujours cette même voix douce.) À quelle heure la découverte ?

— Il y a juste un peu plus d’une heure, Herr Sturmbannführer. On terminait notre ronde — du côté de Nikolassee. On a pris l’appel. Priorité Un. Cinq minutes, et on était là.

— Qui l’a trouvé ? »

Ratka désigna du pouce par-dessus son épaule.

Le jeune homme en survêtement sauta sur ses pieds. Dix-huit ans, à tout casser. Des cheveux tellement courts qu’on lui voyait surtout le cuir chevelu, sous un soupçon de duvet roux presque blond. March nota qu’il évitait de diriger son regard vers le corps.

« Votre nom ?

— SS-Schütze Hermann Jost, monsieur. (Il parlait avec une pointe d’accent saxon — nerveux, mal assuré, manifestement désireux de plaire.) De l’École de formation Sepp Dietrich à Schlachtensee. »

March connaissait : une aberration de béton et d’asphalte construite dans les années cinquante, au sud du plus grand des lacs que formait la Havel.

« Je cours ici presque tous les matins. Il faisait encore noir. D’abord, j’ai cru voir un cygne », ajouta-t-il, l’air navré.

Ratka renifla pour signifier son mépris. Un aspirant SS affolé par un petit vieux étendu raide ! Pas étonnant que cette guerre n’en finisse pas, du côté de l’Oural.

« Vu quelqu’un d’autre, Jost ? »

Le ton de March était bienveillant — le gentil tonton gâteau.

« Personne, monsieur. Il y a une cabine téléphonique sur l’aire de pique-nique, à cinq cents mètres par là. J’ai appelé et je suis revenu attendre la police. Non, absolument personne sur la route. »

March considéra à nouveau le corps. Il était vraiment énorme. Pas loin de cent dix kilos.

« Sortons-le de l’eau. (Il se tourna du côté de la route.) L’heure est venue de secouer nos belles au bois dormant. »

Ratka, qui s’avançait en posant précautionneusement un pied puis l’autre, sourit servilement.

La pluie tombait à verse maintenant ; la rive du côté de Kladow avait pratiquement disparu. Les gouttes frappaient les feuilles des arbres, retentissaient sur le toit des voitures. Une odeur lourde montait du sol, mélange de terreau gras et de végétation en putréfaction. La pluie plaquait les cheveux de March sur son crâne, dégoulinait dans son cou. Il n’avait pas l’air de le remarquer. Pour lui, au moins au début, chaque nouvelle affaire, même de routine, contenait la promesse d’une aventure.

Il avait à présent quarante-deux ans — mince, des cheveux grisonnants, des yeux d’un gris froid parfaitement assortis au ciel. Durant la guerre, la Propagande avait donné un surnom aux équipages de sous-marins, les « loups gris », et en un sens cette image collait assez bien à March, redoutable pisteur. De tempérament, en revanche, il était tout le contraire du loup, refusant de courir en meute, se fiant davantage à sa tête qu’à ses jambes. Pour ses collègues il était « le renard ».

Un temps pour U-Boot !

Il ouvrit à la volée la portière de la Skoda blanche et reçut de plein fouet une bouffée d’air chaud et vicié.

« Bien le bonjour, Spiedel ! (Il secouait l’épaule anguleuse du photographe.) C’est maintenant ou jamais qu’on se la mouille ! »

Spiedel sursauta et lui lança un regard assassin.

Il voulut s’approcher de l’autre Skoda, mais quelqu’un baissait déjà la vitre avant.

« Ça va, March. Ça va. »

C’était la voix du chirurgien SS August Eisler, le pathologiste de la Kripo — un glapissement de dignité offensée.

« Réservez vos plaisanteries de corps de garde à ceux qui trouvent ça drôle. »


Ils se retrouvèrent tous au bord de l’eau, sauf le Dr Eisler, à l’écart sous un vénérable parapluie noir qu’il n’avait offert à personne de partager. Spiedel fixa une ampoule de flash sur son appareil et cala posément son talon droit dans une motte d’argile. Il pesta quand le clapotis du lac atteignit sa chaussure.

« Merde ! »

Le flash produisit son éclair avec une petite détonation sourde, figeant la scène une fraction de seconde : le reflet trop blanc des visages, les zébrures argentées de la pluie, la masse sombre du bois. Un cygne surgit brusquement d’entre les roseaux tout proches, inquiet de ce remue-ménage ; il se mit à nager en rond à quelques mètres.

« Il protège son nid, dit le jeune SS.

— Il m’en faut une autre d’ici. (March précisait du doigt.) Et une d’ici. »

Spiedel recommença à jurer en dégageant son pied dégorgeant de boue. L’appareil grilla successivement deux autres ampoules de flash.

March se baissa et agrippa le corps sous les aisselles. La chair était résistante au toucher, comme du caoutchouc froid, et glissante.

« Aidez-moi. »

Les Orpo prirent chacun un bras et tirèrent de concert, ramenant peu à peu le cadavre, d’abord dans la vase, puis sur l’herbe. March, en se redressant, surprit l’expression sur le visage de Jost.

Le vieil homme portait un slip de bain bleu qui avait glissé sur ses genoux. Dans l’eau glaciale, ses organes génitaux s’étaient ratatinés — une minuscule couvée d’œufs blanchâtres dans le nid de poils noirs du pubis.

Le pied gauche manquait.

Fallait que ce soit comme ça, pensa March. Un jour pareil, rien ne pouvait être simple. Oui, l’aventure.

« Herr Doctor. Votre opinion, s’il vous plaît. »

Avec un soupir de mauvaise humeur, Eisler s’avança délicatement, ôtant un de ses gants. La jambe du cadavre s’arrêtait sous le mollet. Sans lâcher son parapluie, il se courba avec raideur pour hasarder ses doigts autour du moignon.

« Hélice ? » demanda March.

Il en avait vu, des corps repêchés dans les grandes voies d’eau — le Tegeler See ou la Sprée, à Berlin, l’Alster à Hambourg — ; et il savait à quoi ils pouvaient ressembler, comme si des bouchers s’étaient acharnés dessus.

« Non. (Eisler retira sa main.) Une amputation déjà ancienne. Assez proprement réalisée d’ailleurs. »

Il pressa fortement son poing contre la poitrine. L’eau jaillit de la bouche et bouillonna aux narines.

« Rigidité cadavérique plutôt avancée. Le décès remonte à une douzaine d’heures. Un peu moins, peut-être. »

Il réenfila son gant.

Un moteur diesel hoquetait quelque part dans la forêt, derrière eux.

« L’ambulance, expliqua Ratka. Ils ont mis le temps. »

March fit un geste en direction de Spiedel.

« Prends-en encore une. »

Sans cesser d’étudier le cadavre, March alluma une cigarette. Il s’accroupit, fixa intensément le seul œil ouvert, resta ainsi un long moment, immobile. L’appareil flasha une nouvelle fois. Le cygne se redressa, agita ses ailes, et fila vers le centre du lac à la recherche de nourriture.

2

Le siège de la Kripo était à l’autre bout de Berlin, à vingt-cinq minutes en voiture de la Havel. March voulait la déposition de Jost. Il avait offert au cadet de le ramener à la caserne pour qu’il se change, mais le jeune homme avait refusé : il préférait être débarrassé tout de suite de cette corvée. Sitôt le corps chargé dans l’ambulance et expédié vers la morgue, ils étaient donc repartis ensemble, dans la Volkswagen quatre portières de March, en pleine heure de pointe.

C’était un de ces matins maussades sur la ville, quand le fameux Berliner Luft s’avère moins revigorant que franchement glacial ; le froid et l’humidité piquaient au visage et aux mains plus sûrement qu’un millier d’aiguilles gelées. Sur la Potsdamer Chaussee, les éclaboussures jaillissant des roues des voitures précipitaient les rares piétons contre les façades des immeubles. Observant ces hommes et ces femmes par ses vitres mouchetées de pluie, March se prit à penser à une ville peuplée d’aveugles, progressant à tâtons sur le chemin de leur travail.

Tout était si normal. Avec le recul, c’est ce qui le frapperait le plus. Comme dans un accident : avant, tout est banal ; puis l’événement survient et rien n’est jamais plus pareil. Car quoi de plus ordinaire et routinier qu’un macchabée repêché dans la Havel. Deux fois par mois, on n’y coupait pas. Hommes d’affaires ruinés ou en faillite, gosses imprudents ou adolescents en mal d’amour. Les accidents, les suicides, les meurtres. Le désespéré, l’imbécile, le triste.

Le téléphone avait sonné chez lui, Ansbacher Strasse, un peu après six heures et quart. À vrai dire, l’appel ne l’avait pas réveillé. Depuis un moment, étendu dans la demi-pénombre, les yeux grands ouverts, il écoutait la pluie. Cela faisait plusieurs mois qu’il dormait mal.

« March ? On a un avis — un corps dans la Havel. (La voix de Krause, l’officier de nuit.) Va jeter un coup d’œil ; il y a quelqu’un sur place. »

Il avait répondu que ce n’était pas tellement son truc.

« Que ça te branche ou non, c’est pas la question.

— Si ! Car il se trouve que je ne suis pas de service. Je l’étais la semaine dernière, et aussi la semaine d’avant. »

Et encore la semaine d’avant, aurait-il pu ajouter.

« C’est mon jour sans. Zyeute ta liste d’un peu plus près. »

Il s’établit un long silence au bout du fil, puis Krause à nouveau, s’excusant de mauvaise grâce :

« T’es verni, March. J’étais sur le tableau de la semaine dernière. Tu peux roupiller. (Il ricana.) Ou retourner à tes petites manies. »

Un coup de vent avait rabattu la pluie contre la fenêtre, faisant crépiter les gouttes sur les carreaux.

La procédure était standard en cas de découverte d’un corps : présence requise, simultanément, d’un médecin légiste, d’un photographe et de quelqu’un de la criminelle. Les inspecteurs étaient de service à tour de rôle, dans l’ordre établi au Werderscher Markt, le siège central de la Kripo.

« Qui est de corvée aujourd’hui, par curiosité ?

— Max Jaeger. »

Jaeger. March partageait son bureau avec lui. Il avait jeté un coup d’œil à son réveil et imaginé la petite maison à Pankow, où Max vivait avec sa femme et leurs quatre filles : en semaine, le petit déjeuner était à peu près la seule occasion où ils se voyaient. Lui, en revanche, vivait seul depuis son divorce. Il avait prévu de passer l’après-midi avec son fils. Mais la perspective de la matinée, des longues heures à tirer, le décourageait déjà. Un grand vide. À tout prendre, un peu de routine en guise de distraction serait plutôt une bonne idée.

« Bon, fiche-lui la paix. Je suis réveillé. Je m’en charge. »

Deux heures à peu près s’étaient écoulées depuis. March jeta un coup d’œil à son passager, dans le rétroviseur. Jost n’avait pas pipé mot depuis la Havel. Il se tenait raide sur la banquette arrière, le regard rivé aux façades grises des immeubles qui défilaient.

Porte de Brandebourg, un motard leur fit signe d’arrêter.

Au milieu de la Pariser Platz, une fanfare de la SA évoluait — uniformes bruns trempés et martèlement de bottes dans les flaques. Même vitres relevées, on n’échappait pas au ramdam scandé des tambours et des trompettes, ni aux deux temps énergiques d’une des vieilles marches du Parti. Quelques douzaines de spectateurs s’étaient regroupés devant l’Académie des Arts, faisant le dos rond sous la pluie.

Impossible de circuler dans Berlin, à cette période de l’année, sans tomber sur l’une ou l’autre répétition de clique. Dans six jours, on fêtait l’anniversaire d’Adolf Hitler — le Führertag — ; toutes les fanfares du Reich seraient de sortie. Les balais des essuie-glace, sur le pare-brise, battaient la mesure avec un bruit de métronome.

« La démonstration est exemplaire… murmura March. Avec une bonne musique bien martiale, le peuple allemand ne se tient plus. »

Il se tourna vers Jost, qui esquissa un mince sourire.

Un grand coup de cymbales ponctua la fin du morceau. On entendit quelques applaudissements étouffés. Le chef pivota sur ses talons et s’inclina. Derrière lui, moitié courant, moitié marchant, les SA regagnaient déjà leur bus. Le policier à moto attendit que la place soit dégagée pour donner un bref coup de sifflet. D’un mouvement de main gantée de blanc, il fit avancer la file de voitures sous l’arcade.

Unter den Linden s’ouvrait béante devant eux. L’avenue avait perdu ses tilleuls en 36, sacrifiés par un acte de vandalisme officiel sur l’autel des jeux Olympiques. De part et d’autre, le gauleiter de la ville, Josef Goebbels, avait fait ériger des colonnes de pierre de dix mètres de haut, chacune surmontée d’une aigle du Parti, ailes déployées. L’eau gouttait au bout des becs et des ailes. On avait l’impression de circuler dans un cimetière indien.

March ralentit en arrivant au feu de la Friedrichstrasse et prit à droite. Deux minutes plus tard, il se garait dans le parc de stationnement devant l’immeuble de la Kripo, au Werderscher Markt.

L’endroit était parfaitement hideux : une monstruosité wilhelmienne de six étages, poisseuse de suie, occupant tout le côté sud du Markt. March venait ici à peu près sept jours sur sept depuis bientôt dix ans. Son ex-femme s’en plaignait souvent ; cette maison lui était devenue plus familière que la sienne. À l’entrée, passé les sentinelles et la vieille porte tambour, un panneau annonçait le degré d’alerte terroriste. Quatre codes, par ordre croissant de gravité : vert, bleu, noir et rouge. Aujourd’hui, comme tous les jours, c’était alerte rouge.

Les deux gardes dans leur cabine de verre les scrutèrent tandis qu’ils s’avançaient. March exhiba sa carte et fit signer le registre à Jost.

Le Markt était plus animé que d’habitude. La quantité de travail triplait toujours dans la semaine précédant le Führertag. Les hauts talons des secrétaires ployant sous les cartons pleins de dossiers claquaient sur les dalles de marbre. L’air était imprégné de l’odeur lourde des tuniques mouillées et de l’encaustique. De petits groupes d’officiers en vert-Orpo et noir-Kripo s’échangeaient à mi-voix des tuyaux plus ou moins confidentiels. Au-dessus des têtes, de part et d’autre du hall d’honneur, deux bustes ornés de guirlandes — ceux du Führer et de Reinhard Heydrich, le chef de l’Office central de la Sûreté du Reich — semblaient se regarder dans le blanc des yeux.

March fit coulisser la grille métallique de l’ascenseur et s’effaça devant Jost.

La Sûreté se subdivisait en bureaux bien distincts. Au niveau zéro de la hiérarchie : la Orpo, les flics ordinaires. Ils se chargeaient des poivrots, circulaient sur les Autobahnen, verbalisaient les excès de vitesse, s’occupaient des arrestations mineures, prévenaient les incendies, surveillaient les gares et les aéroports, répondaient aux divers appels à l’aide, et repêchaient les corps dans les lacs.

Au sommet : la Sipo, la Sûreté proprement dite, regroupant la Gestapo et la SD, la police spéciale du Parti, Son quartier général était logé dans un complexe lugubre, Prinz-Albrecht-Strasse, à un kilomètre au sud-ouest du Markt. La Sipo s’occupait du terrorisme, de la subversion, du contre-espionnage et des « crimes contre l’État ». Ses oreilles traînaient dans toutes les usines, dans les écoles, dans n’importe quel hôpital ou cantine ; dans chaque ville, chaque village, chaque rue. Un corps dans la Havel n’intéressait la Sûreté que s’il s’agissait d’un terroriste, ou d’un traître.

Et quelque part entre les deux, aux confins non définis et brouillés de ces deux univers : la Kripo, 5e bureau de l’Office central de la Sûreté du Reich. À eux le tout venant du crime, du banal cambriolage au casse de banque ; les voies de fait, les viols et les mariages mixtes ; les mille et une manières de trucider son prochain. Un cadavre dans la flotte — qui ? et pourquoi ? et comment ? — , c’était l’affaire de la Kripo.

L’ascenseur stoppa au deuxième étage. L’éclairage du corridor lui donnait l’allure d’un aquarium. Néon faiblard, linoléum vert, murs ton sur ton, en plus délavé. On retrouvait l’odeur d’encaustique du hall, pimentée cette fois de désodorisant pour toilettes et de tabac refroidi. Vingt portes de verre dépoli scandaient le couloir, certaines entrouvertes : les bureaux des inspecteurs. Quelque part, le cliquetis d’un clavier de machine à écrire, frappé d’un seul doigt ; ailleurs, la sonnerie d’un téléphone que personne ne décrochait.

« Le centre nerveux de la lutte incessante menée contre les ennemis criminels du national-socialisme », annonça March, citant un titre récent du journal du Parti, le Völkischer Beobachter.

Il fit une pause, et comme Jost ne réagissait pas, il expliqua :

« Une plaisanterie.

— Pardon ?

— Non, rien. »

Il poussa une porte et actionna l’interrupteur. Son bureau était à peine mieux qu’un placard sombre ; la seule fenêtre donnait sur une cour de brique noircie. Au mur, une étagère où s’alignaient des recueils dépenaillés de lois et de décrets, reliés de cuir, un précis de médecine légale, un dictionnaire, un atlas, un guide des rues de Berlin, des annuaires téléphoniques, des cartons avec des étiquettes collées — « Braune », « Hundt », « Stark », « Zadek » —, autant de stèles élevées par la bureaucratie en l’honneur de victimes oubliées depuis longtemps. Contre la paroi d’en face, quatre grands fichiers, dont un surmonté d’une plante en pot posée là par une secrétaire d’âge mûr, au paroxysme d’une passion muette et non payée de retour pour Xavier March. La plante était morte depuis belle lurette. Pas d’autres meubles, sauf deux bureaux de bois poussés devant la fenêtre. Le sien et celui de Max Jaeger.

March accrocha son manteau à la patère près de la porte. Il préférait, quand c’était possible, ne pas porter d’uniforme. La pluie et le vent sur la Havel, ce matin, lui avaient servi de prétexte pour enfiler une paire de pantalons gris et un gros pull bleu. Il poussa le siège de Jaeger vers Jost.

« Asseyez-vous. Café ?

— Volontiers. »

Il y avait un distributeur au bout du couloir.

« On a des putains de photos. Tu te rends compte ? Tiens, regarde. »

C’était la voix de Fiebes, du VB3, la division des crimes sexuels. En train de la ramener avec son dernier exploit.

« Prises par la boniche. Admire : on distingue chaque poil. Cette nana peut s’installer professionnel ! »

Qu’est-ce que ça pouvait bien être ? March frappa sur la paroi de la machine qui éjecta un gobelet de plastique. Sans doute la femme d’un officier et un travailleur polonais réquisitionné dans le Gouvernement général pour bosser ici comme jardinier. D’habitude, c’était un Polonais : rêveur, sentimental, faisant doucement chavirer le cœur de l’épouse au mari absent, parti au front. Apparemment, ils s’étaient fait photographier in flagrante par une quelconque boniche jalouse de la Bund deutscher Mädel, décidée à bien se faire voir des autorités. Crime sexuel, aux termes de la Loi de 1935 sur la souillure de la race.

Il donna un autre coup contre le flanc de la machine.

Ils étaient mûrs pour l’audience publique à la Cour du Peuple, avec compte rendu grivois dans Der Stürmer, en guise d’avertissement pour tout le monde. Deux ans à Ravensbrück pour la femme. Rétrogradation et déshonneur pour le mari. Vingt-cinq ans pour le Polonais — s’il avait de la veine ; sinon la mort.

« Oh bordel ! »

Une autre voix murmura quelque chose et Fiebes — un fouille-merde dans la cinquantaine, dont la femme s’était tirée dix ans plus tôt avec un moniteur de ski SS — partit d’un grand éclat de rire. March, un gobelet de café noir dans chaque main, battit en retraite vers son bureau et referma la porte derrière lui avec son pied.

Reichskriminalpolizei Werderscher Markt 5/6

Berlin

Déposition de témoin

Mon nom est Hermann Friedrich Jost. Je suis né le 23.2.45 à Dresde. Je suis aspirant à l’École de formation Sepp Dietrich, Berlin. À 05.30 h ce matin, je suis sorti m’entraîner. Je préfère courir seul. Mon trajet habituel me conduit d’abord jusqu’à la Havel, par la forêt de Grunewald, puis le long du lac jusqu’à la hauteur du restaurant de Linwerder, et retour au quartier, à Schlachtensee. Passé la jetée de la Schwanenwerder, trois cents mètres plus haut, j’ai vu un objet dans l’eau, près du bord. C’était le corps d’un homme. J’ai couru jusqu’à une cabine téléphonique, à un demi-kilomètre par la route qui longe le lac, et j’ai alerté la police. Je suis revenu près du corps et j’ai attendu l’arrivée des autorités. Durant tout ce temps il a plu sans arrêt et je n’ai vu personne.

Je fais cette déposition de mon plein gré en présence de l’inspecteur de la Kripo Xavier March.

SS-Schütze Il.F. Jost.

08.24/14.4.64

March se renversa dans son siège et étudia le jeune homme pendant qu’il signait le document. Rien, pas une trace de dureté sur ce visage aussi rose et doux que celui d’un bébé ; une poussée d’acné autour de la bouche, un semblant de duvet blond au-dessus de la lèvre. March n’était pas sûr qu’il se rasait déjà.

« Pourquoi courez-vous seul ? »

Jost lui tendit la déclaration.

« Ça me permet de penser. C’est pas du luxe de pouvoir être seul au moins une fois dans la journée. Dans une caserne, bonne chance…

— Longtemps que vous êtes aspirant ?

— Trois mois.

— Content ?

— Content ! (Jost tourna la tête vers la fenêtre.) Je venais de commencer mes études à l’université de Göttingen quand mon appel est arrivé. Disons que ça n’a pas été le jour le plus heureux de ma vie.

— Inscrit en quoi ?

— Lettres.

— Allemandes ?

— Vous en connaissez d’autres ? (Jost esquissa un de ses pâles sourires.) J’espère réintégrer la fac après mes trois ans. Je veux enseigner. Écrire. Pas être soldat. »

March parcourut sa déposition.

« Si vous êtes à ce point antimilitariste, que faites-vous dans la SS ? »

Il essaya de deviner la réponse.

« Mon père : il était membre fondateur de la Leibstandarte Adolf Hitler. Vous savez ce que c’est : je suis son seul fils. Il n’attendait que ça.

— Pas très facile à vivre… »

Jost haussa les épaules.

« Je n’en mourrai pas. Et on m’a laissé entendre — officieusement, bien sûr — que je couperai au front. Il leur faut un assistant pour l’école d’officiers de Bad Tolz. Un cours sur la dégénérescence de la littérature américaine. C’est assez dans mes cordes, la dégénérescence. (Il risqua un autre sourire.) Je suis fichu de devenir une sommité en la matière. »

March rit doucement et considéra à nouveau la déposition. Quelque chose clochait ; à présent il voyait quoi.

« Sur ce point, je vous fais confiance. »

Il déposa la feuille sur un coin de son bureau et se leva :

« Eh bien… Beaucoup de succès avec vos cours.

— Je suis libre ?

— Naturellement. »

Manifestement soulagé, Jost se mit debout. March manœuvra le bouton de porte.

« Ah, une chose. (Il pivota et fixa l’aspirant SS dans les yeux.) Pourquoi mentez-vous ? »

Jost baissa brusquement la tête.

« Que…

— Vous affirmez avoir quitté la caserne à cinq heures trente. Vous appelez les flics à six heures cinq. Schwanenwerder est à trois kilomètres de votre point de départ. Vous êtes entraîné : vous courez tous les jours. Vous ne lambinez pas : il pleut des cordes. Sauf à vous être mis soudain à clopiner, vous devez avoir atteint le lac bien avant six heures. Donc, ça nous fait — combien ? — vingt minutes sur trente-cinq qui ne collent pas avec vos dires. Que faisiez-vous, Jost ? »

Le jeune homme était décomposé.

« Peut-être… j’ai peut-être quitté le quartier plus tard. Ou j’ai fait un ou deux tours avant de…

— Peut-être, peut-être… (March hocha tristement la tête.) Tout cela est vérifiable, Jost. Et je vous avertis : ça va barder pour votre matricule si c’est moi qui dois me démerder pour trouver la vérité et vous la servir sur un plat, au lieu de l’inverse. Vous êtes homosexuel, n’est-ce pas ?

— Herr Sturmbannführer ! Pour l’amour du ciel… »

March prit Jost par les épaules.

« J’en fais pas un drame. Vous vous entraînez seul chaque matin ; ça vous donne vingt minutes pour rencontrer je ne sais qui dans le Grunewald. C’est votre affaire. Et professionnellement, c’est d’ailleurs pas mon rayon. Moi, je m’intéresse au cadavre. Vous avez vu quelque chose ? Vous avez fait quoi, réellement ? »

Jost secoua la tête.

« Rien. Je vous le jure. »

Ses yeux clairs, écarquillés, étaient brouillés de larmes.

« Parfait. (March le libéra.) Attendez en bas. Je vous dégotte un véhicule pour vous ramener à Schlachtensee. »

Il ouvrit la porte.

« Souvenez-vous : il vaut mieux me dire la vérité tout de suite qu’attendre que je la découvre — ce qui se fera tôt ou tard. »

Jost hésita ; un bref moment, March crut qu’il allait parler. Puis le garçon passa dans le couloir et s’éloigna.

March appela le garage, au sous-sol, et commanda une voiture. Il raccrocha et considéra le mur d’en face par la vitre sale. La brique noire brillait sous le filet d’eau qui dégoulinait des étages supérieurs. Avait-il été trop dur avec le gosse ? Sans doute. Mais le plus souvent la vérité tombait par surprise, en embuscade, sans défense ni repli possible pour elle. Jost mentait-il ? Évidemment. Mais aussi, s’il était homosexuel, pouvait-il se permettre de ne pas mentir ? Être reconnu coupable d’« actes asociaux », c’était se retrouver tout droit dans un camp de travail. Et les SS convaincus d’homosexualité étaient mutés sur le front Est. Bataillon disciplinaire. Combien en revenaient ?

March en connaissait des tas, des jeunes comme Jost, de plus en plus nombreux au fil des années, pour ne pas dire de jour en jour. Révoltés contre leurs parents. En rébellion contre l’État. N’écoutant que les stations radio américaines. S’échangeant des copies sommaires de livres interdits — Günter Grass et Graham Greene, George Orwell, J.D. Salinger… Et, surtout, opposés à la guerre — à ces expéditions apparemment sans fin à l’est de l’Oural, contre une guérilla soviétique qui tenait le coup depuis vingt ans, avec l’appui des Américains.

Il eut soudain honte de son attitude à l’égard de Jost ; il pourrait le rattraper pour s’excuser… Puis il décida, comme chaque fois, que ses devoirs envers le mort passaient avant le reste. Sa pénitence pour sa brutalité d’aujourd’hui serait de mettre un nom sur le corps repêché.

Le PC de la Berlin Kriminalpolizei occupe presque tout le troisième étage au Werderscher Markt. March monta les escaliers quatre à quatre. À l’entrée, un garde armé d’un pistolet-mitrailleur exigea son laissez-passer. La porte s’ouvrit avec un bruit mat de verrou électrique.

Un vaste plan illuminé de Berlin garnit la moitié du mur du fond. Une galaxie de points lumineux, orange dans la faible lumière, signale les cent vingt-deux postes de police de la capitale. Sur la gauche, un autre plan, plus grand, représente le grand Reich. Les voyants rouges indiquent les villes dont l’importance justifie une division Kripo autonome. Le centre de l’Europe s’embrase ainsi d’un feu soutenu. À l’est, les points lumineux s’espacent, jusqu’à n’être plus, au-delà de Moscou, que quelques lueurs isolées, vacillantes comme des feux de camp perdus dans les ténèbres. Un planétarium du crime.

Krause, l’officier de permanence pour le Gau de Berlin, siégeait sous les panneaux, sur une tribune surélevée. Il téléphonait, quand March s’approcha, et leva une main en guise de salut. Devant lui, une douzaine d’auxiliaires en chemisier blanc amidonné s’activaient derrière des cloisons vitrées, chacune munie de son casque à écouteurs et micro articulé. Elles devaient en entendre ! Un sergent d’une division Panzer rentre chez lui, après une période à l’Est. Il dîne en famille, sort son pistolet, abat sa femme et ses trois enfants, avant d’expédier au plafond les débris épars de sa boîte crânienne. Un voisin au bord de la crise de nerfs alerte les flics. Et l’information remonte jusqu’ici — où elle est vérifiée, évaluée, traitée —, avant de passer à l’étage en dessous, dans un couloir verdâtre au linoléum craquelé, imprégné de fumée froide de cigarettes.

Derrière Krause, une secrétaire en uniforme, l’air revêche, consignait les entrées sur le tableau récapitulatif de la nuit. Quatre colonnes : crimes (graves), délits (violents), incidents, morts. Chaque catégorie elle-même subdivisée : heure du rapport, source d’information, détail du rapport, action engagée. Une nuit de grabuge ordinaire dans la plus grande ville du monde, avec ses dix millions d’habitants ; une nuit réduite à des hiéroglyphes sur quelques mètres carrés de papier plastifié blanc.

Dix-huit morts depuis la veille au soir, vingt-deux heures. L’accident le plus grave — 1H2D 4K —, c’étaient trois adultes et quatre enfants tués dans une collision de voitures à Pankow, juste après vingt-trois heures. Action engagée : néant. On pouvait laisser cela aux Orpo. Une famille carbonisée dans un incendie à Kreuzberg, un échange de coups de couteau devant une brasserie à Wedding, une femme battue à mort à Spandau. Au bas de la liste, l’enregistrement de ce qui avait précipité le lever de March : 06 :07(0) (donc la notification venait de l’Orpo) 1 Il Havel/March. La secrétaire recula d’un pas et remit le capuchon de son stylo avec un déclic net et précis.

Krause ne téléphonait plus. Il était sur la défensive. « Je me suis déjà excusé, March.

— C’est rien. Je veux seulement la liste des disparus. Berlin et environs. Disons, ces dernières quarante-huit heures.

— Pas de problème. »

Krause avait l’air soulagé. Il pivota sur son siège en direction de la femme à la triste figure.

« Vous avez entendu l’inspecteur, Helga ? Et voyez si quelque chose est intervenu depuis une heure. »

Il se retourna vers March, les yeux rougis par le manque de sommeil.

« J’ai dû décrocher il y a une heure. Mais le moindre pépin dans ce coin-là… je ne te fais pas un dessin. »

March leva la tête vers le plan de Berlin. La plus grande partie révélait le lacis compact des rues. Une vaste toile d’araignée grise. Sur la gauche, deux taches de couleur : le vert du Grunewald et le ruban bleu capricieux de la Havel. Recroquevillée au cœur de la tache bleue, comme un fœtus, une île, rattachée à la rive par une fine jetée ombilicale.

Schwanenwerder.

« Goebbels possède toujours quelque chose là-bas ? »

Krause hocha la tête.

« Sans parler des autres. »

L’île était l’une des adresses les plus huppées de Berlin, pratiquement une annexe gouvernementale. Au total, une petite douzaine de propriétés, toutes imposantes, soigneusement dissimulées aux regards. Un poste de garde devant l’unique chaussée d’accès. Le lieu idéal pour échapper à la foule, ou pour se protéger ; vue imprenable sur la forêt et accès privés au lac. Le dernier endroit pour découvrir un cadavre. Le corps avait été rejeté sur la berge à moins de trois cents mètres.

Krause ajouta :

« La promenade des faisans », comme disent les Orpo du district.

March sourit. « Faisans dorés », dans l’argot des rues, désignait les satrapes du Parti.

« Mauvais de laisser trop longtemps traîner une merde sur ce type de trottoir. »

Helga était revenue.

« Individus portés disparus depuis dimanche matin et toujours pas retrouvés. » Elle tendit une longue liste à Krause qui y jeta un coup d’œil et la fit passer à March.

« De quoi t’occuper un moment. (Il avait l’air de trouver ça drôle.) Tu pourrais refiler ça à ton gros tas de copain, Jaeger. C’est lui qui est censé trimer là-dessus, je te rappelle.

— Merci. Je vais toujours commencer le travail. »

Krause secoua la tête.

« Tu te tapes deux fois le boulot des autres. T’es chaque fois baisé pour les promotions. Ta paie est merdique. T’es malade ou quoi ? »

March avait replié puis enroulé la liste. Il se pencha et tapota légèrement la poitrine de Krause avec le fin cylindre de papier.

« Tu te laisses aller, camarade. Arbeit macht frei. »

Le slogan des camps : « Le travail rend libre. »

Il s’éloigna entre les rangs de téléphonistes. Il entendit Krause, dans son dos, prenant Helga à témoin :

« Vous voyez ce que je veux dire ? Merde, c’est quoi, ces plaisanteries ? »


March regagna son bureau au moment où Max Jaeger ôtait son manteau.

« Zavi ! (Il écarta les bras.) J’ai vu le message du PC. Qu’est-ce que je peux faire pour te remercier ? »

Il était en uniforme de SS-Sturmbannführer. La tunique noire portait encore les traces de son petit déjeuner.

« Mets ça sur le compte de mon bon vieux cœur ramolli. Et attends avant de te réjouir. C’est que dalle pour identifier le corps et une centaine de paroissiens sont portés manquants à Berlin depuis dimanche. Faudra des heures rien que pour arriver au bout de la liste. Et j’ai promis au gamin une sortie cet après-midi ; la corvée, c’est donc pour ta pomme. »

Il alluma une cigarette et donna les détails : le lieu, le pied manquant, ses soupçons à propos de Jost. Jaeger enregistrait avec de petits grognements. C’était un mastodonte de près de deux mètres, désordonné notoire, bordélique, avec de grosses pattes maladroites, des pieds patauds. La cinquantaine — près de dix ans de plus que March. Ils partageaient le même bureau depuis 1959 et travaillaient parfois en équipe. Les collègues, au Werderscher Markt, se marraient derrière leur dos : l’ours et le renard. De fait, ils avaient quelque chose d’un vieux couple, une certaine façon de se chamailler et de se couvrir mutuellement.

« Signalement des disparus. »

March s’installa à son bureau et déroula la liste : noms, dates de naissance, jours et heures de la disparition, adresse des contacts. Jaeger s’était penché par-dessus son épaule. Il fumait d’épais petits cigares et son uniforme empestait.

« Selon ce bon Dr Eisler, notre homme est probablement mort hier soir, un peu après dix-huit heures. Ses proches peuvent parfaitement n’avoir remarqué sa disparition que vers dix-neuf ou vingt heures, au plus tôt. Ou avoir attendu jusqu’à ce matin. Pas de garantie, donc, qu’il figure sur la liste. En revanche, deux éventualités à prendre en compte : Un, il a disparu un certain temps avant de mourir ; et Deux — nous savons de longue expérience que c’est plausible —, Eisler s’est planté pour l’heure de la mort.

— Ce type est pas foutu d’être vétérinaire », dit Jaeger.

March comptait rapidement.

« Cent deux noms. Situons l’âge du bonhomme aux alentours de soixante.

— Misons plutôt sur cinquante. Personne n’est au mieux de sa forme après douze heures dans la flotte.

— Exact. On exclut de la liste ceux qui sont nés après 1914. Ça doit nous ramener à une douzaine de noms. L’identification ne devrait pas être trop dure : est-ce que pépé a un pied en moins ? »

March plia la feuille, la déchira en deux et tendit une moitié à Jaeger.

« C’est quoi, les postes de l’Orpo du côté de la Havel ?

— Nikolassee. Wannsee. Kladow. Gatow. Pichelsdorf — mais celui-là est sans doute déjà trop au nord. »

March consacra la demi-heure suivante à appeler chaque commissariat, y compris Pichelsdorf. Personne n’avait signalé ou rapporté de vêtements ? Aucun clochard correspondant au signalement de l’homme du lac ? Rien. Il commença à éplucher sa moitié de liste. À onze heures et demie, il avait fait le tour des cas plausibles. Il se leva en s’étirant.

« M. Personne. »

Jaeger avait donné son dernier coup de fil une dizaine de minutes plus tôt. Il regardait par la fenêtre en tirant sur son cigare.

« Le gars vachement populaire, pas vrai ? Par comparaison, on se sent adulé. »

Il considéra son cigare, cueillit sur sa langue quelques bribes de tabac.

« Je verrai si le PC a d’autres noms. Tu me laisses opérer. Passe un bon après-midi avec Pili. »


Le dernier service du matin venait de se terminer dans l’horrible église en face de l’immeuble de la Kripo. March, en sortant, observa le prêtre qui fermait la porte, un pardessus râpé sur ses habits de cérémonie. La religion était officiellement découragée en Allemagne. Combien de fidèles avaient bravé les mouchards de la Gestapo pour assister à l’office ? Une demi-douzaine ? L’homme glissa la lourde clé de bronze dans sa poche et se retourna. Il aperçut March et fila aussitôt, les yeux rivés au sol, comme un trafiquant surpris en pleine transaction illégale. March boutonna son manteau et affronta le Berlin poisseux de cette fin de matinée.

3

« L’édification de l’Arc de Triomphe a commencé en 1946 et les travaux furent achevés à temps pour le jour du Renouveau national en 1950. L’inspiration et la conception sont dues au Führer ; elles se basent sur des esquisses originales réalisées par lui durant les Années de lutte. »

Les passagers du bus touristique — du moins ceux qui pouvaient comprendre — digérèrent l’information. Pour mieux voir, ils se soulevaient sur leur siège ou se penchaient vers le couloir central. Xavier March, vers l’arrière du bus, hissa son fils sur ses genoux. Le guide, une femme entre deux âges, dans l’uniforme vert foncé du ministère du Tourisme du Reich, s’était campé à l’avant, les pieds largement écartés, dos au pare-brise. Sa voix, dans les haut-parleurs, était polaire.

« L’Arc est construit en granit et a une capacité de deux millions trois cent soixante-cinq mille six cent quatre-vingt-cinq mètres cubes. (Elle renifla.) L’Arc de Triomphe de Paris y entrerait quarante-neuf fois. »

Un moment, l’Arc se dressa devant eux. Et aussitôt ils passèrent dessous — un immense tunnel nervuré de pierre, plus long qu’un terrain de foot, plus haut qu’un immeuble de quinze étages, voûté et sombre comme une cathédrale. Les feux avant et arrière des huit voies de circulation dansaient dans la mauvaise lumière de l’après-midi.

« L’Arc a une hauteur de cent dix-huit mètres. Il mesure cent soixante-huit mètres de large et cent dix-neuf mètres de long. Sur les parois intérieures sont gravés les noms des trois millions de soldats tombés pour la défense de la patrie dans les guerres de 1914–1918 et 1939–1946. »

Elle renifla encore. Les passagers tendaient respectueusement le cou pour scruter les Tables des Morts au champ d’honneur. Ils formaient un ensemble hétéroclite. Un groupe de Japonais, bardés de caméras ; un couple d’Américains avec une fillette de l’âge de Pili ; quelques colons allemands d’Ostland ou d’Ukraine, montés à Berlin pour le Führertag. March s’arrangea pour ne pas voir le Mémorial des Morts. Quelque part étaient les noms de son père et de ses deux grands-pères. Il gardait les yeux fixés sur le guide. Ne se sachant pas observée, elle se détourna et essuya subrepticement son nez sur sa manche. Le car réémergea dans le crachin.

« Nous quittons l’Arc pour aborder la section centrale de l’avenue de la Victoire. L’avenue a été dessinée par le ministre du Reich Albert Speer et a été achevée en 1957. Elle mesure cent vingt-trois mètres de large et cinq virgule six kilomètres de long. Ce qui est deux fois plus large et deux fois et demie plus long que les Champs-Élysées à Paris. »

Plus haut, plus long, plus grand, plus large, plus cher… Même dans la victoire, pensait March, l’Allemagne gardait un complexe d’infériorité. Rien n’avait de valeur en soi. Tout se comparait à ce qui existait ailleurs…

« La perspective sur l’avenue de la Victoire est considérée comme l’une des merveilles du monde.

— Une des merveilles du monde », répéta Pili dans un murmure.

Et ce l’était, par une journée comme celle-ci. Saturée de circulation, l’avenue s’étirait sous leurs yeux, encadrée par les façades de verre et de granit des nouveaux immeubles de Speer : ministères, bureaux, grands magasins, cinémas, blocs d’habitations.

Au loin, tout au bout de cette rivière de lumières, aussi gris et imposant qu’un cuirassé dans les embruns, s’élevait le Grand Dôme du Reich, sa coupole à moitié perdue dans le ciel bas.

Il y eut un murmure d’admiration du côté des colons.

« On dirait une montagne », dit la femme assise derrière March.

Elle accompagnait son mari et leurs quatre garçons. Ils avaient sans doute rêvé à ce voyage tout l’hiver. Une brochure du ministère du Tourisme et le mythe d’un avril à Berlin : de quoi tenir et se réchauffer dans les nuits enneigées et sans lune de Minsk ou de Kiev, à mille kilomètres de chez soi. Comment étaient-ils venus ? Un voyage organisé de la Force par la Joie — deux heures de vol en Junkers, avec escale à Varsovie ? Ou la Volkswagen familiale ? Trois jours de route, par l’Autobahn Berlin-Moscou ?

Pili gigota pour se dégager des genoux de son père. Il partit d’un pas incertain jusqu’à l’avant du bus. March se pinça la racine du nez entre le pouce et l’index, un tic qu’il avait pris — où et quand ? — dans les U-Boot sans doute, lorsque les hélices des bâtiments de guerre britanniques grondaient si près que toute la coque vibrait, qu’on ne savait jamais si leur prochaine grenade sous-marine ne serait pas pour vous la dernière. Il avait été réformé en 1948 — on soupçonnait une tuberculose. Un an de convalescence, puis, faute de mieux, la Marine-Küstenpolizei, la police côtière, comme lieutenant, à Wilhelmshaven. La même année, il avait épousé Klara Eckart, une infirmière rencontrée au sana. En 1952, il avait rejoint la Kripo de Hambourg. En 1954, avec Klara enceinte et un mariage déjà vacillant, il avait été promu à Berlin. Paul — Pili — était né exactement voici dix ans et un mois.

Qu’est-ce qui avait foiré ? Il ne reprochait rien à Klara. Elle était restée la même. Forte et solide, n’attendant de la vie que des choses simples : une maison, une famille, des amis. L’acceptation. Lui avait changé. Dix années de mer et douze mois pratiquement de réclusion : il s’était retrouvé dans un monde qu’il reconnaissait à peine. Quand il allait à son boulot, quand il regardait la télévision, mangeait avec des amis, et même (Dieu lui pardonne) quand il dormait aux côtés de sa femme, il s’imaginait toujours à bord de son U-Boot : glissant sous la surface de la vie quotidienne, solitaire, silencieux, attentif.

Il était passé prendre Pili à midi chez Klara — un pavillon dans un lotissement lugubre d’après-guerre, à Lichtenrade, dans la banlieue sud. Se garer, klaxonner deux fois, attendre de voir bouger le rideau du petit salon. La routine, tacitement convenue après leur divorce, cinq ans auparavant — un moyen d’éviter les tête-à-tête gênants, un rituel à supporter un dimanche sur quatre, si le service le permettait, selon les dispositions strictes de la Loi du Reich sur les Mariages. Voir Pili un mardi sortait de l’ordinaire, mais c’était une semaine de congés scolaires ; depuis 1959, les enfants étaient en vacances pour l’anniversaire du Führer plutôt qu’à Pâques.

La porte s’était ouverte et Pili était apparu, comme un acteur mort de trac poussé sur scène à son corps défendant. Dans son uniforme de Pimpf tout neuf — chemise noire et culottes courtes bleu foncé —, il était monté sans un mot dans la voiture. March l’avait maladroitement embrassé.

« Tu as de l’allure. Comment va l’école ?

— Bien.

— Et ta mère ? »

Le garçon haussa les épaules.

« Tu veux faire quoi ? »

Il haussa à nouveau les épaules.

Ils avaient déjeuné Budapester Strasse, en face du zoo, dans un machin moderne avec chaises de vinyle et tablettes en plastique : père et fils, bière et saucisses pour l’un, jus de pomme et hamburger pour l’autre. Ils parlèrent des Pimpfe et Pili s’anima. Tant qu’on n’était pas Pimpf, on n’était rien, « une créature sans uniforme, n’ayant jamais participé à un meeting ou à une marche ». On pouvait rejoindre le mouvement à dix ans et y rester jusqu’à quatorze, l’âge de passer dans la vraie Hitlerjugend, la Jeunesse hitlérienne.

« J’étais premier au test d’admission.

— Bravo.

— Fallait courir soixante mètres en douze secondes. Plus le saut en longueur et le lancer du poids. Et une marche — un jour et demi. Des trucs écrits. Philosophie du Parti. Et on devait connaître le Horst Wessel Lied. »

Un moment, March crut qu’il allait se mettre à chanter. Il enchaîna rapidement :

« Et ton couteau ? »

Pili fouilla dans sa poche en plissant le front. Tout à fait sa mère, pensa March. Les mêmes pommettes larges et les lèvres charnues, les mêmes yeux marron, sérieux, très écartés. Pili posa religieusement le couteau sur la table. March le prit, se souvenant du jour où il avait eu le sien, quand était-ce ? En trente-quatre ? L’excitation d’un gamin qui s’imagine qu’il est admis dans la compagnie des hommes. Il le retourna et le svastika sur le manche étincela dans la lumière. Il apprécia le poids de l’objet dans sa paume, puis le rendit.

« Je suis fier de toi, mentit-il. Tu as envie de quoi ? On peut aller au cinéma. Ou au zoo.

— Le tour en bus.

— On l’a déjà fait la dernière fois. Et la fois d’avant.

— Ça m’est égal. Je veux le tour en bus. »


« Le Grand Dôme du Reich est le plus grand édifice au monde. Il s’élève à plus d’un quart de kilomètre du sol et certains jours — remarquez aujourd’hui —, le sommet est invisible. La coupole fait cent quarante mètres de diamètre ; elle peut contenir seize fois Saint-Pierre de Rome. »

Ils étaient arrivés au bout de la Grande Avenue ; le bus s’engageait dans la Adolf-Hitler-Platz. À gauche, le Haut Commandement de la Wehrmacht ; à droite, la nouvelle Chancellerie du Reich et le Palais de Hitler. Devant, le Dôme immense. Son aspect grisâtre s’était atténué à mesure qu’ils s’étaient rapprochés. À présent, ils pouvaient distinguer ce que le guide leur décrivait : les piliers supportant le portique étaient de granit rouge, provenant de Suède ; aux extrémités, des sculptures dorées d’Atlas et de Tellus portaient sur leurs épaules des sphères représentant la voûte céleste et le globe terrestre.

L’édifice était d’un blanc de cristal, un vrai gâteau de mariage ; le dôme proprement dit, en cuivre patiné, d’un vert terne. Pili se tenait toujours à l’avant du car.

« La grande salle ne sert qu’aux cérémonies les plus solennelles du Reich allemand. Elle peut contenir cent quatre-vingt mille personnes. À noter un phénomène intéressant et imprévu : l’haleine de cette foule humaine s’élève dans la coupole et forme un nuage de condensation qui retombe en une bruine très fine. Le Grand Dôme est la seule construction sur terre à produire son propre microclimat… »

March connaissait cela par cœur. Il regardait par la vitre, revoyait le corps dans la vase. Un maillot de bain ! Qu’est-ce que le vieux s’était mis en tête ? Nager un lundi soir ? Berlin avait littéralement disparu sous des nuages d’encre dès la fin de l’après-midi. Et quand l’orage avait enfin éclaté, c’était pire que des hallebardes, un déluge d’enfer, crépitant sur les pavés et les toits, couvrant et noyant jusqu’au fracas du tonnerre. Un suicide, alors ? Pas tout à fait exclu. S’avancer dans l’eau glaciale, nager vers le milieu, dans l’obscurité, regarder les lumières, attendre que la fatigue fasse le reste…

Pili était revenu s’asseoir. Il ne tenait pas en place.

« On va voir le Führer, papa ? »

La vision de l’inconnu dans la Havel se brouilla et March se sentit coupable. Ses rêves éveillés… son boulot… ce que Klara lui reprochait toujours : Même quand tu es là, tu ne l’es pas vraiment

« Non, je ne crois pas. »

Le guide continuait :

« À votre droite, la Chancellerie du Reich et la résidence du Führer. Toute la façade mesure très exactement sept cents mètres, soit cent de plus que celle du palais de Louis XIV à Versailles. »

La Chancellerie défilait lentement sous leurs yeux : les piliers de marbre et les mosaïques rouges, les lions de bronze, les moulures dorées, les inscriptions gothiques — une sorte de dragon chinois monumental, assoupi en bordure de la place. Quatre SS au garde-à-vous figés au pied d’un étendard à croix gammée claquant au vent. Aucune fenêtre, mais un balcon à la hauteur d’un cinquième étage, d’où le Führer se montrait, dans les grandes occasions, au million de personnes que pouvait contenir la place. Quelques douzaines de curieux, même aujourd’hui, fixaient les volets hermétiquement clos, pâles d’expectative, espérant…

March jeta un coup d’œil en coin vers son fils. Pili était rivé sur place, serrant fort son couteau, comme un crucifix.


Le bus les déposa enfin au point de départ, devant la gare de Berlin-Gotenland. Il était un peu plus de cinq heures. Les derniers signes de lumière naturelle disparaissaient rapidement. Le jour semblait avoir renoncé, d’écœurement.

L’entrée de la gare dégorgeait son flux de voyageurs — militaires avec leur barda, et leurs amies ou leurs femmes ; travailleurs étrangers avec leurs valises de carton, leurs ballots miteux entourés de ficelles ; colons émergeant après deux jours de voyage depuis les steppes, sidérés par les lumières et la foule. Partout des uniformes. Bleu foncé, vert, brun, noir, gris, kaki. Une usine lors d’un changement d’équipe, dans le vacarme métallique des manœuvres d’aiguillages, avec ses coups de sifflet stridents, et avec son odeur d’huile surchauffée, d’air vicié, de poussière d’acier. Des appels à la vigilance tombaient des haut-parleurs muraux. « Soyez toujours sur vos gardes ! » « Attention ! Signalez sans retard tout colis suspect ! » « Alerte terroriste ! »

D’ici, des trains à grand écartement, hauts comme des maisons, partaient pour les avant-postes de l’empire allemand, pour Gotenland (l’ancienne Crimée) et Theoderichshafen (autrefois Sébastopol), pour le Generalkommissariat de Tauride et sa capitale, Melitopol, pour Volhynie-Podolia, Jitomir, Kiev, Nikolaïev, Dniepropetrovsk, Kharkov, Rostov, Saratov… C’était le terminus du nouveau monde. Les avis d’arrivée et de départ alternaient avec l’Ouverture de Coriolan. March, en se faufilant dans la foule, voulut prendre la main de Pili, mais le garçon le repoussa.

Il leur fallut un quart d’heure pour retrouver leur voiture dans le garage souterrain, et un nouveau quart d’heure encore pour se dégager des rues embouteillées autour de la gare. Ils roulèrent en silence. Ils étaient presque de retour à Lichtenrade quand Pili demanda soudain :

« Tu es un asocial, n’est-ce pas ? »

Le mot était si incongru dans la bouche d’un gosse de dix ans, et si soigneusement articulé, que March faillit éclater de rire. Asocial : un cran en dessous de traître dans le lexique du Parti. Rétif au Secours d’Hiver. Réfractaire à la multitude d’associations du national-socialisme. Fédération NS de Ski. Association NS des Randonneurs. Club NS Automobile de Grande Allemagne, Société NS des Officiers de Police criminelle. Il était même tombé, un après-midi au Lustgarten, sur un défilé de la Ligue NS des Titulaires de la Médaille de secourisme.

« C’est absurde.

— Oncle Erich dit que c’est vrai. »

Erich Helfferich. Il était donc devenu « oncle » Erich ? Un fanatique de la pire espèce ; bureaucrate à plein temps au siège central du Parti. Un chef scout à lunettes… March sentit ses mains se crisper sur le volant. Helfferich avait commencé à tourner autour de Klara un an plus tôt.

« Il dit que tu refuses le salut hitlérien et que tu te moques du Parti.

— Et comment sait-il tout cela ?

— Il prétend que tu as un dossier au siège du Parti et que c’est une question de temps pour qu’on t’épingle. (Le garçon pleurait presque de honte.) Je crois qu’il a raison.

— Pili ! »

Ils venaient de se ranger devant le pavillon.

« Je te déteste. »

C’était dit d’une voix calme, égale. Pili descendit de voiture. March ouvrit sa portière, fit le tour de la Volkswagen et se hâta sur le chemin. Il entendit un chien aboyer dans la maison.

« Pili ! »

La porte s’ouvrit. Klara apparut dans l’uniforme de la NS-Frauenschaft. Tapie derrière elle, March devina la silhouette brune de Helfferich. Le chien, un jeune berger allemand, sortit en bondissant vers Pili, qui passa en courant devant sa mère et disparut dans la maison. March voulut le suivre, Klara bloquait la voie.

« Laisse cet enfant en paix. Va-t’en. Laisse-nous tranquilles. »

Elle attrappa le chien et le tira en arrière par son collier. La porte claqua sur les jappements.


Plus tard, en roulant vers le centre, March repensa au chien. C’était la seule créature vivante, dans cette maison, à ne pas porter l’uniforme.

N’eût été sa tristesse, il se serait mis à rire.

4

« Une vraie journée de merde », commenta Max Jaeger.

Il était dix-neuf heures trente et il enfilait son manteau.

« Personne n’a pu trouver des effets personnels. Pas de vêtements. Je suis remonté dans la liste jusqu’à jeudi. Rien. Ça fait plus de vingt-quatre heures depuis le moment présumé de sa mort, et pas une âme qui s’avise de sa disparition. Sûr que c’est pas simplement un clodo ? »

March fit un bref mouvement de tête.

« Trop bien nourri. Et les clochards ne se trimballent pas en maillot de bain.

— Pour finir la journée en beauté (Max tira une dernière bouffée de son cigare avant de l’écraser), j’ai une réunion du Parti ce soir. Au programme : “La Mère allemande : gardienne et combattante du Volk sur le front intérieur” ».

Comme tous les inspecteurs de la Kripo, y compris March, Jaeger avait le rang SS de Sturmbannführer. À la différence de March, il avait rejoint le Parti l’année précédente. March était le dernier à l’en blâmer. Sans carte, inutile d’espérer une promotion.

« Hannelore t’accompagne ?

— Hannelore ? Croix d’honneur de la Mère allemande, classe de bronze ? Évidemment qu’elle se pointe. (Max consulta sa montre.) Juste le temps d’une bière. Ça te dit ?

— Pas ce soir, merci. Je descends avec toi. »

Ils se séparèrent sur les marches, devant l’immeuble. Avec un geste éloquent, Jaeger prit à gauche, vers leur café de l’Oberwallstrasse ; March partit dans la direction opposée, celle de la rivière. Il allait d’un bon pas. La pluie avait cessé, mais l’air restait humide, bruineux. L’éclairage des rues — qui datait d’avant-guerre — se reflétait sur le pavé sombre. De la Sprée venait la note grave d’une corne de brume, assourdie par les immeubles.

Il tourna le coin et alla marcher sur la berge, ravi de sentir l’air froid sur son visage. Une péniche remontait le courant en bourdonnant, une unique lanterne à la proue, un bouillonnement d’eau noire à la poupe. Sauf cela, le silence était total. Ni voitures ni passants. La ville s’était comme évanouie dans l’obscurité. Il laissa la rivière avec regret, coupant par le Spittelmarkt en direction de Seydelstrasse. Quelques minutes plus tard, il arrivait à la morgue municipale de Berlin.

Le Dr Eisler n’y était plus. Normal.

« Je t’aime, fit dans un souffle une voix de femme, et je veux porter tes enfants. »

Un préposé en tunique blanche d’une propreté douteuse délaissa à contrecœur sa télévision portable pour vérifier le passe de March. Il consigna quelque chose sur son registre, ramassa un trousseau de clés et fit signe au policier de le suivre. Dans leur dos, le thème musical du feuilleton du soir de la Reichsrundfunk égrenait ses premières notes.

Une porte battante s’ouvrait sur un corridor semblable à des dizaines d’autres au Werderscher Markt. Quelque part, se dit March, il devait exister un Reichsdirektor pour le linoléum vert. Il suivit l’employé jusqu’à l’ascenseur. La grille métallique se referma dans un formidable vacarme et ils descendirent au sous-sol.

À l’entrée de la salle, sous un panneau d’interdiction de fumer, ils allumèrent en même temps une cigarette — deux professionnels prévoyants —, non pas à cause de la puanteur des corps en décomposition (la chambre était réfrigérée, il n’y avait aucune odeur), mais plutôt pour masquer les vapeurs nauséabondes des désinfectants.

« Vous voulez le vieux ? Celui qui est arrivé juste après huit heures ?

— C’est ça. »

L’homme actionna une grande poignée et ouvrit la lourde porte. Ils sentirent un souffle d’air froid. L’éclat dur du néon découvrait un sol carrelé de blanc, légèrement incliné de part et d’autre d’une étroite rigole centrale. Les imposants tiroirs de métal, comme des fichiers, s’ouvraient dans les murs. Le préposé décrocha une écritoire à pince près de l’interrupteur et longea une paroi, vérifiant les numéros.

« Voilà. »

Il cala l’écritoire sous son bras et libéra d’un coup sec un tiroir. March s’avança et souleva un coin de drap blanc.

« Pouvez y aller, si vous voulez, dit-il sans tourner la tête. J’appellerai quand j’aurai fini.

— Pas autorisé. Le règlement.

— Au cas où je trafiquerais la pièce à conviction ? Merci. »

Le cadavre ne gagnait pas à être revu. Un visage dur, charnu ; de petits yeux et une bouche cruelle. Presque entièrement chauve, sauf une curieuse mèche de cheveux blancs. Le nez était pincé, avec deux empreintes de part et d’autre de l’arête. Il devait porter des lunettes depuis des années. Le visage en soi ne présentait rien de particulier, sauf les creux symétriques sur chaque joue. March inséra ses doigts dans la bouche et ne trouva que de la gomme molle. Un dentier complet perdu à un moment donné.

March descendit un peu plus le drap. Les épaules étaient larges — le torse d’un homme bien bâti, avec un début d’embonpoint. Il replia le linge, méticuleusement, juste au-dessus du moignon, respectueux du mort. Pas un médecin de la haute, sur le Kurfurstendamm, n’était aussi prévenant avec ses clients que Xavier March.

Il souffla dans ses mains pour les réchauffer puis fouilla dans la poche intérieure de son pardessus. Il en sortit une petite boîte de fer-blanc, qu’il ouvrit, et deux cartons blancs. La fumée de sa cigarette lui parut plus amère. Il saisit le poignet gauche de cadavre — si froid, chaque fois il était choqué — et s’efforça de déplier les doigts. Délicatement, il pressa chaque extrémité sur le tampon d’encre noire ; puis il déposa la petite boîte, prit l’une des fiches, y appuya chaque doigt. Quand ce fut terminé, il répéta l’opération avec la main droite de l’homme. Le préposé l’observait, fasciné.

Les traces noires sur les doigt livides paraissaient choquantes ; une profanation.

« Nettoyez ça », ordonna March.


Le siège central de la Reichskripo est au Werderscher Markt, mais toute l’infrastructure de l’activité policière — les laboratoires médico-légaux, les archives criminelles, l’armurerie, les ateliers, les cellules de détention — se trouve en réalité dans l’immeuble du Praesidium de la police de Berlin, Alexanderplatz. C’est dans cette vaste et tentaculaire forteresse prussienne, en face de la station de métro la plus fréquentée de la ville, que March se rendit ensuite. Il lui fallut un bon quart d’heure, en marchant d’un bon pas.

« Tu veux quoi ? »

La voix, un rien trop aiguë sous le coup de l’incrédulité, était celle de Otto Koth, le directeur adjoint de la section des empreintes digitales.

« En priorité », répéta March.

Il tira une nouvelle bouffée de sa cigarette. Koth était un ami. Deux ans auparavant, ils avaient piégé une bande de truands qui avaient descendu un policier à Lankwitz. Koth avait eu droit à une promotion.

« Je sais que tu as un arriéré de dossiers, d’ici au centième anniversaire du Führer. Je me doute que tu as la Sipo sur le dos avec les terroristes et que sais-je encore. Mais je te le demande. »

Koth se renversa dans son fauteuil. Sur les rayons derrière lui, March repéra le manuel de criminologie d’Artur Nebe, publié trente ans plus tôt, un texte de référence. Nebe était à la tête de la Kripo depuis 1933.

« Montre-moi ce que tu as », dit Koth.

March tendit les deux fiches. Koth les considéra avec un hochement de tête.

« Masculin, dit March. Environ soixante ans. Décès, voici à peu près vingt-quatre heures. »

Koth ôta ses lunettes pour se frotter les yeux.

« Je vois le topo. D’accord. Elles iront au sommet de la pile.

— Pour quand ?

— Je devrais avoir la réponse demain matin. (Koth remit ses lunettes.) Ce que je ne comprends pas, c’est comment tu peux savoir que cet illustre inconnu a un casier. »

March ne le savait pas, mais il n’allait pas donner un prétexte à Koth pour se dédire.

« Fais-moi confiance », dit-il.


March ne regagna son logement qu’à onze heures du soir. L’antique cabine d’ascenseur était en panne. La cage d’escalier, avec son vieux tapis élimé, dégageait l’odeur de toutes les cuisines réunies de l’immeuble : chou bouilli et viande à l’étouffée. En passant au deuxième, il entendit se disputer le jeune couple qui habitait au-dessous de chez lui.

« Comment peux-tu dire ça ?

Tu n’as rien fichu ! Rien ! »

Une porte claqua. Un bébé se mit à pleurer. Ailleurs, par mesure de rétorsion, quelqu’un augmenta le volume sonore de la radio. Symphonie d’un immeuble à appartements. Autrefois, l’endroit était plutôt chic. À présent, pour l’endroit comme pour pas mal de ses occupants, c’était plutôt la débine. March poursuivit jusqu’à son étage.

L’appartement était glacial. Le chauffage ne s’était pas enclenché, comme d’habitude. Il disposait de cinq pièces : un salon, correct, haut de plafond, avec vue sur Ansbacher Strasse ; une chambre à coucher avec un lit en fer ; une minuscule salle de bains et une cuisine plus étriquée encore ; une chambre d’amis, bourrée des effets récupérés après son divorce, toujours dans leurs caisses cinq ans après. Son chez-soi. Plus vaste certes que les quarante-six mètres carrés standard, d’une Volkswohnung, l’habitation du peuple, mais guère plus grand.

Avant lui, l’appartement était occupé par la veuve d’un général de la Luftwaffe. Elle vivait là depuis la guerre, laissant tout se dégrader peu à peu. Le deuxième week-end après son installation, pour retapisser la chambre, il avait arraché le papier peint défraîchi et avait découvert par-dessous, pliée et repliée, une photographie. Un portrait sépia, mélange de bruns et de beiges, daté de 1929 et réalisé dans un studio à Berlin. Toute une famille se tenait devant un décor peint d’arbres et de champs. Une femme aux cheveux de jais contemplait le bébé dans ses bras. Le mari était fièrement campé derrière elle, une main sur son épaule. Près de lui, un petit garçon. Il avait posé le cliché sur sa cheminée.

Le gamin avait l’âge de Pili ; à présent il devait avoir celui de March.

Qui étaient ces gens ? Qu’était devenu l’enfant ? Pendant des mois, puis des années, il se l’était demandé — sans aller plus loin, il avait de quoi s’occuper l’esprit au Markt, pas besoin de nouveaux mystères. Puis, juste avant Noël, sans raison particulière — sinon un vague malaise qui avait coïncidé avec son anniversaire —, il s’était mis à chercher une réponse. Le registre du propriétaire signalait la location, entre 1928 et 1942, à un certain Weiss, Jakob. Aucune fiche de police sur un quelconque Jakob Weiss, pas répertorié dans les déménagements, les malades, les décès… Une vérification aux archives de la force terrestre, de la marine, de la Luftwaffe, confirma qu’il n’avait pas été enrôlé. Le studio photo était devenu une boutique de location de télévision, pas d’archives. Les jeunes locataires de l’immeuble ne pouvaient se souvenir des Weiss. Volatilisés. Weiss. Un blanc. Un vide. Au fond de son cœur, désormais, il savait la vérité. Peut-être l’avait-il toujours sue. Un soir, il fit le tour de l’immeuble avec la photo, en policier, cherchant des témoins ; ils l’avaient tous regardé comme s’il avait perdu la boule (cette question !), sauf quelqu’un.

« C’étaient des Juifs », avait grogné la vieille dans sa chambre sous les combles, avant de lui claquer la porte au nez.

Évidemment. Les Juifs avaient tous été évacués à l’est durant la guerre. Tout le monde savait ça. Ce qui leur était arrivé depuis n’était pas une question à poser en public — ni en privé, d’ailleurs, si tant est qu’elle eut un sens, même pour un SS-Sturmbannführer.

Tout cela, il le comprenait maintenant, remontait au moment où ses relations avec Pili étaient devenues difficiles ; l’époque où il avait commencé à se réveiller avant le jour, à se porter volontaire pour tout ce qui se présentait.


March resta quelques minutes sans éclairer, perdu dans la contemplation du trafic qui descendait vers Wittenbergplatz. Puis il alla se préparer un whisky à la cuisine. Bien tassé. Le Berliner Tageblatt de lundi traînait à côté de l’évier. Il le rapporta au salon.

March avait sa façon à lui de lire le journal. D’abord la dernière page, la vérité. Si l’on annonçait que Leipzig avait gagné contre Cologne, quatre-zéro, il y avait toutes les chances pour que ce soit vrai. Même le Parti n’avait pas encore trouvé le moyen de réécrire les résultats de foot. Les nouvelles sportives, c’était déjà autre chose. COMPTE À REBOURS POUR LES J.O. DE TOKYO. LES ÉTATS-UNIS PEUT-ÊTRE EN COMPÉTITION POUR LA PREMIÈRE FOIS DEPUIS 28 ANS. LES ATHLÈTES ALLEMANDS TOUJOURS MEILLEURS DU MONDE. Puis les réclames : FAMILLES ALLEMANDES ! LE PLAISIR VOUS ATTEND AU GOTENLAND, RIVIERA DU REICH ! Parfums français, soies italiennes, fourrures scandinaves, cigares hollandais, cafés belges, caviar russe, télé couleurs anglaises — la corne d’abondance de l’Empire se déversait au fil des pages. Naissances, mariages et décès : TEBBE, Ernst et Ingrid ; un fils pour le Führer. WENZEL, Hans, soixante et onze ans ; un authentique national-socialiste, profonds regrets.

Et le courrier du cœur :

CINQUANTE ANS. Pur Aryen, médecin, vétéran bataille de Moscou, désireux s’établir campagne, voudrait progéniture mâle suite mariage avec femme bonne santé, aryenne, vierge, jeune, réservée, économe, capable travailler dur ; hanches larges, talons plats et mise modeste essentiels.


VEUF âgé soixante ans souhaite à nouveau épouse nordique disposée donner enfants pour éviter extinction vieille famille sans héritier mâle.

La page artistique : Zarah Leander, toujours d’attaque, dans Femmes d’Odessa, actuellement au Gloria-Palast : l’épopée héroïque du repeuplement au Sud-Tyrol. Un papier du critique musical dénonçant les « mièvreries négroïdes et pernicieuses » d’un groupe de quatre jeunes Anglais de Liverpool devant des salles combles de jeunes Allemands à Hambourg. Herbert von Karajan à Londres, pour une direction de la Neuvième de Beethoven — l’hymne européen — au Royal Albert Hall, à l’occasion de l’anniversaire du Führer.

L’éditorial. Manifestations pacifistes d’étudiants à Heidelberg : LES TRAÎTRES DOIVENT ÊTRE ÉCRASÉS PAR LA FORCE ! Le Tageblatt gardait la ligne dure.

Nécrologie : un vieux ponte du ministère de l’Intérieur. « Une vie tout entière consacrée au service du Reich… »

Nouvelles de l’Empire : DÉGEL DE PRINTEMPS : NOUVELLES OFFENSIVES SUR LE FRONT DE SIBÉRIE ! LES TROUPES ALLEMANDES ÉCRASENT LES GROUPES DE TERRORISTES RUSSES ! À Rovno, capitale du Reichskommissariat d’Ukraine, cinq chefs terroristes exécutés pour avoir organisé le massacre d’une famille de colons allemands. Une photo du dernier sous-marin nucléaire du Reich, le Grossadmiral Doenitz, dans sa nouvelle base à Trondheim.

Nouvelles du monde. À Londres, on annonce que le roi Edouard et la reine Wallis feront une visite officielle dans le Reich en juillet prochain, « afin de renforcer les liens profonds de respect et d’affection entre les peuples de Grande-Bretagne et du Reich allemand ». À Washington, on pense que la dernière victoire aux primaires du président Kennedy renforce ses chances de remporter un second mandat…

Le journal glissa des mains de March.

Une demi-heure plus tard, le téléphone sonna.

« Vraiment désolé de te sortir du lit. » (Koth, sarcastique, était aux anges.) J’ai eu comme l’impression qu’il y avait urgence. Mais si tu préfères, je rappelle demain…

— Non, non. »

March était tout à fait éveillé.

« Tu vas adorer. C’est de toute beauté. »

Pour la première fois de sa vie, March entendit Koth glousser.

« Cela dit, c’est pas un énorme bateau, au moins ? C’est pas un de vos petits tours monstrueux, à Jaeger et à toi ?

— Oui est-ce ?

— D’abord le contexte. (Koth s’amusait trop pour se laisser brusquer.) On a dû pas mal remonter pour dénicher quelque chose qui colle. Et même un peu plus loin que pas mal. Mais on a trouvé. Impeccable. Pas de doute possible. Ton bonhomme a un casier super. Coffré une seule fois dans sa vie. Par nos collègues à Munich, il y a quarante ans. Pour être précis, le 9 novembre 1923. »

Il y eut un silence. Cinq, six, sept secondes.

« Ah ! Je m’aperçois que même toi tu apprécies la date.

— Un alte Kämpfer. (March se pencha pour récupérer ses cigarettes.) Son nom ?

— Eh oui. Un vieux compagnon de lutte. Arrêté avec le Führer après le putsch de la Bürgerbräukeller. Tu as sorti de la Havel un des glorieux pionniers de la révolution national-socialiste. (Koch se remit à rire.) Quelqu’un d’un peu avisé l’aurait sans doute laissé tremper où il était.

Son nom ? »


Quand Koth eut raccroché, March arpenta nerveusement son appartement pendant plusieurs minutes, grillant cigarette sur cigarette. Puis il donna trois coups de fil. Le premier à Max Jaeger. Le deuxième à l’officier de service, au Werderscher Markt. Le troisième à un abonné à Berlin. Une voix d’homme, ensommeillée et confuse, finit par répondre, au moment précis où March allait raccrocher.

« Rudi ? C’est Xavier March.

— March ? T’es tombé sur la tête ? Il est minuit.

— Pas tout à fait minuit. »

March allait et venait sur la moquette décolorée, l’appareil dans une main, le combiné calé sous le menton.

« J’ai besoin de toi.

— Mon Dieu !

— Que sais-tu d’un type qui s’appelle Josef Bühler ? »


Cette nuit-là, March fit un rêve. Il était au bord du lac, il pleuvait et un corps gisait, le visage enfoui dans la boue. Il le tirait par les épaules — il tirait fort —, mais sans pouvoir le bouger. Le cadavre était blanc-gris, plombé. Mais quand il voulut s’éloigner, la chose lui agrippa la jambe, commença à l’attirer vers l’eau. Il grattait le sol, essayait d’enfoncer ses doigts dans la glaise molle ; il n’avait prise sur rien. La poigne du cadavre était étonnamment forte. Et quand ils s’enfoncèrent sous la surface, la face du mort prit les traits de Pili, déformés par la rage, grotesque dans sa honte, hurlant : « Je te déteste… je te déteste… je te déteste… »

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