Mercredi 15 avril

détente, n.f. 1 (a) Apaisement, desserrement (d’une tension) ; décontraction (d’un muscle), (b) Amélioration (d’une situation politique).

1

La pluie de la veille n’était plus qu’un mauvais souvenir ; on n’en voyait guère de traces dans les rues. Le soleil — le fabuleux, l’impartial soleil — rebondissait sur les enseignes des boutiques, scintillait aux fenêtres.

Dans la salle de bains, les tuyauteries rouillées gémissaient et cliquetaient, la douche libérait un filet d’eau froide. March se rasait avec le vieux rasoir à main de son père. Par la fenêtre ouverte, il entendait les bruits de la ville qui s’éveillait : la plainte stridente du premier tram sur ses rails ; le bourdonnement distant du trafic sur Tauentzienstrasse ; les pas des premiers lève-tôt se hâtant vers la station de l’U-Bahn, Wittenberg Platz ; le fracas du volet de la boulangerie d’en face. Il n’était pas tout à fait sept heures ; Berlin s’animait des mille projets que la journée n’avait pas encore émoussés.

Son uniforme était étalé sur son lit : la cuirasse de l’autorité.

Chemise brune, aux boutons de cuir noir. Cravate noire. Culotte noire. Bottes noires (l’odeur riche du cuir lustré).

Tunique noire : quatre boutons d’argent ; trois galons parallèles d’argent sur les pattes d’épaule ; à la manche gauche, le brassard rouge et noir à croix gammée ; sur l’autre manche, un losange encadrant un « K » en gothique, pour Kriminalpolizei.

Ceinturon et baudrier noirs. Casquette noire avec tête de mort argentée et aigle du Parti. Gants de cuir noir.

March se contempla dans le miroir ; un Sturmbannführer de la Waffen-SS le fixa en retour. Il prit sur la coiffeuse son pistolet de service, un 9 mm Luger, en vérifia le mécanisme, le fit glisser dans son étui. Puis il sortit dans le matin.


« Sûr qu’il y a assez ? »

Rudolf Halder accueillit le sarcasme de March avec un grand sourire et entreprit de vider le plateau : fromage, jambon, salami, trois œufs durs, des tranches de pain noir, le lait, une tasse de café fumant. Il aligna soigneusement les plats sur la nappe blanche.

« Je crois comprendre que les petits déjeuners fournis par l’Office central de la Sûreté du Reich sont d’ordinaire moins plantureux. »

Ils s’étaient retrouvés dans la salle à manger de l’hôtel Prinz Friedrich Karl, dans la Dorotheenstrasse, à mi-chemin du QG de la Kripo et de la Reichsarchiv, où Halder travaillait. March venait souvent ici. Le Friedrich Karl était un point de chute pas trop cher pour touristes et voyageurs de commerce, mais les petits déjeuners valaient le détour. Pendillant à un mât au-dessus de l’entrée, un drapeau européen — les douze étoiles d’or sur fond bleu des nations de la Communauté européenne. March soupçonnait le gérant, Herr Brecker, de l’avoir acheté quelque part de seconde main dans l’espoir de séduire une hypothétique clientèle étrangère. Manifestement, c’était raté. Un coup d’œil à la salle, habitués miteux, le personnel qui s’ennuyait à mourir… peu de risque qu’on surprenne ici leur conversation.

Comme toujours, grâce à l’uniforme, les gens se tenaient à distance respectueuse de March. Régulièrement, chaque fois qu’un train entrait dans la station de la Friedrichstrasse, les murs tremblaient.

« C’est tout ce que tu prends ? demanda Halder. Du café ? (Il hocha la tête.) Café noir, cigarettes, whisky… Comme régime, c’est pas vraiment l’idéal. Maintenant que j’y pense, je ne t’ai pas vu devant un repas décent depuis votre séparation, Klara et toi. »

Il cassa un des œufs et entreprit d’en détacher les morceaux de coquille.

De nous tous, Halder avait le moins changé, pensait March. Sous les kilos en plus, le muscle relâché, c’était la même bleusaille, le même échalas frais émoulu de son université qui s’était retrouvé à bord du Il-174, plus de vingt ans auparavant, comme opérateur radio. Totalement incompétent : instruction accélérée, début 1942, et en avant pour le casse-pipe ! Les pertes étaient à leur maximum, à ce moment, et Dönitz ratissait large partout en Allemagne pour boucher les trous. Il avait des lunettes cerclées d’acier, les mêmes que maintenant ; des cheveux roux très fins qui rebiquaient dans son cou. En mission, tout l’équipage se laissait pousser la barbe ; Halder arborait sur ses joues et son menton quelques touffes orange, comme un chat en train de perdre ses poils. Que ce type se soit retrouvé en service U-Boot était une épouvantable erreur, ou une aimable méprise. Godiche, on ne lui aurait pas confié un fusible à remplacer. La nature l’avait programmé pour devenir universitaire, pas sous-marinier ; à chaque sortie, il était couvert de sueur — la trouille et le mal de mer.

Pourtant, à bord, cet ahuri avait la cote. Les équipages de U-Boot sont superstitieux. Sans trop savoir pourquoi, le bruit s’était répandu que Rudi Halder portait chance. On le chouchoutait donc, on réparait ses gaffes, on lui donnait une demi-heure de rab le matin pour geindre et se retourner dans sa couchette. Il était devenu une sorte de mascotte. La paix revenue, étonné de se découvrir encore en vie, Halder avait repris ses chères études à la faculté d’Histoire de l’université de Berlin. En 1958, il avait rejoint l’équipe de chercheurs qui travaillaient, aux Archives, sur l’histoire officielle de la guerre. Pour lui, la boucle était bouclée : il passait ses journées enfermé dans une pièce souterraine, rassemblant les éléments épars de la grande stratégie dont il avait été, en son temps, une minuscule (et terrorisée) composante. Le Service U-Boot : opérations et manœuvres, 1939–1943 était paru en 1963. À présent, Halder collaborait à la rédaction du troisième volume de l’histoire de l’armée allemande sur le front Est.

« C’est comme bosser chez Volkswagen à Fallersleben », expliquait Halder.

Il enfourna une partie de son œuf et mâchonna pensivement.

« Je monte les roues, Jaeckel assemble les portes, Schmidt pose le moteur.

— Ce sera fini quand ?

— Oh, je suis tenté de dire jamais. On accumule les documents, mais sans objet véritable. C’est l’Arc de la Victoire avec des mots, tu vois ? Chaque coup de fil, chaque escarmouche, chaque flocon de neige, chaque éternuement. Quelqu’un écrira même l’histoire officielle des histoires officielles. Moi, je me vois encore cinq ans là-dedans.

— Et après ? »

Halder chassa les fragments d’œuf sur sa cravate.

« Une chaire dans une petite université, quelque part dans le Sud. Une maison à la campagne avec Ilse et les gosses. Quelques bouquins, respectueusement traités dans les comptes rendus. Mes ambitions s’arrêtent là. Au moins ce boulot a l’avantage de me rappeler que nous sommes mortels. À ce propos… (De sa poche intérieure il tira une feuille de papier.) Avec les compliments de la Reichsarchiv. »

C’était une photocopie — une page d’un ancien répertoire du Parti. Quatre portraits format passeport, quatre officiels en uniforme, avec pour chacun une brève notice biographique. Brün. Brunner. Buch. Bühler…

Halder précisa :

« Guide des Personnalités du NSDAP. Édition 1951.

— Je connais.

— Jolie brochette, il faut le dire. »

Le corps dans la Havel était celui de Bühler, pas de doute. Ici, il fixait March à travers ses lunettes à verres non cerclés, guindé, compassé, les lèvres pincées. Le visage d’un bureaucrate. Un visage de juriste. Un visage mille fois vu et sitôt oublié ; présent en chair et en os, absent dans la mémoire. Le visage d’un homme-machine.

« Comme tu peux lire, résuma Halder, un parangon de la respectabilité national-socialiste. Inscrit au Parti en 1922 — difficile de trouver plus respectable. Juriste chez Hans Frank, le conseiller juridique personnel du führer. Vice-président de l’Académie de Droit allemand.

— “Secrétaire d’État, Gouvernement général, 1939, lut March. SS-Brigadeführer.” Brigadeführer, bon Dieu. »

Il prit un calepin et commença à écrire.

« Rang honoraire, précisa Halder, la bouche pleine. Je doute qu’il ait jamais tiré un coup de feu de sa vie, même sous l’effet de la colère. C’est un gratte-papier pur et dur. Quand Frank a décroché le gouvernorat en 1939, pour gérer ce qui restait de la Pologne, il a dû prendre dans ses bagages son vieil associé du cabinet d’avocat, Bühler, bombardé rond-de-cuir en chef. Tu devrais goûter de ce jambon. Excellent. »

March prenait rapidement note.

« Combien de temps Bühler est-il resté à l’Est ?

— Douze ans, j’imagine. J’ai vérifié dans le Guide de 1952. Il n’y figure plus. Donc 1951 a été sa dernière année. »

March cessa d’écrire et tapota ses dents avec le bout de son crayon.

« Tu m’excuses quelques minutes ? »

Il y avait une cabine téléphonique dans le vestibule. Il appela le standard de la Kripo et demanda son propre poste. Une voix grogna :

« Jaeger.

— Max, écoute. »

March répéta ce que Halder lui avait appris. « Le Guide mentionne une épouse. (Il approcha le feuillet de la faible ampoule de la cabine, s’efforçant de déchiffrer.) Edith Tulard. Tu peux la dénicher ? Pour identifier formellement le corps.

— Elle est morte.

— Quoi ?

— Morte il y a plus de dix ans. J’ai vérifié au fichier SS — même les rangs honoraires doivent donner les coordonnées d’un parent proche. Bühler n’avait pas d’enfants, mais j’ai trouvé une sœur. Veuve, soixante-douze ans, Elizabeth Trinkl. Elle habite Fürstenwald. »

March connaissait : un patelin à trois quarts d’heure de route, au sud-est de Berlin.

« Les flics locaux l’amènent directement à la morgue.

— Je te retrouve là-bas.

— Autre chose. Bühler avait une baraque sur Schwanenwerder. »

Voilà pour la situation du corps.

« Bon boulot, Max. »

Il raccrocha et regagna le restaurant.

Halder avait terminé son repas. Il posa sa serviette, au moment où March revenait, et se laissa aller en arrière sur sa chaise.

« Superbe. Je suis presque en état de pouvoir supporter la perspective du tri des quinze cents messages de la 1re Panzer de Kleist. (Il commença à se curer les dents.) On devrait se voir plus souvent. Ilse n’arrête pas de me tanner : “Quand vas-tu te décider à amener Zavi ?” (Il se pencha en avant.) Écoute : il y a une fille aux Archives, elle bosse sur l’histoire du Bund deutscher Mädel en Bavière, de 1935 à 1950. Sensationnelle. Mari disparu sur le front Est l’an dernier, pauvre diable ! Bref : toi et elle. Qu’en dis-tu ? On pourrait vous avoir tous les deux, disons, la semaine prochaine ? »

March sourit.

« C’est très gentil.

— C’est pas une réponse.

— Exact. (Il tapota la photocopie.) Je peux garder ceci ? »

Halder haussa les épaules.

« Bien sûr.

— Une dernière chose.

— Vas-y.

— Secrétaire d’État au Gouvernement général. Qu’est-ce qu’il a pu faire exactement ? »

Halder écarta ses mains — couvertes de taches de rousseur ; de fins poils roux pointaient sous ses manchettes.

« Frank et lui disposaient d’une autorité absolue. Ils agissaient comme bon leur semblait. À l’époque, la grande priorité devait être le repeuplement. »

March écrivit « repeuplement » sur son calepin et entoura le mot.

« Ça se passait comment ?

— On joue à quoi ? Séminaire ? »

Halder disposa trois assiettes en triangle devant lui — deux petites à gauche, une grande à droite, en veillant à ce que les bord se touchent.

« L’ensemble, c’est la Pologne avant la guerre. Après 1939, les provinces occidentales — il tapota les deux petites — sont rattachées à l’Allemagne. Reichsgau Danzig-Prusse occidentale et Reichsgau Wartheland. (Il isola la grande assiette.) Et ceci devient le Gouvernement général. L’État croupion. Les deux provinces occidentales sont germanisées. Ce n’est pas vraiment mon domaine, mais j’ai vu quelques chiffres. En 1940, la densité a été fixée à cent Allemands par kilomètre carré. Trois ans plus tard, l’objectif est atteint. Incroyable, en considérant que la guerre n’était pas finie.

— Ce qui veut dire combien de monde ?

— Un million. Le bureau d’eugénisme SS a déniché des Allemands dans des endroits pas possibles — Roumanie, Bulgarie, Serbie, Croatie. Votre crâne a les bonnes mesures et vous sortez du bon village… on vous filait un ticket.

— Et Bühler ?

— Ah ! Bien. Pour caser un million d’Allemands dans les nouveaux Reichsgaue, fallait expulser un million de Polonais.

— Refoulés vers le Gouvernement général ? »

Halder regarda furtivement autour de lui pour s’assurer qu’on ne pouvait l’entendre — ce qu’on appelait le « coup d’œil allemand ».

« Il fallait aussi compter avec les Juifs expulsés d’Allemagne et de l’Ouest européen — France, Hollande, Belgique…

— Les Juifs ?

— Oui, oui. Ne crie pas. »

Halder parlait si bas que March devait presque se coucher sur la table pour l’entendre.

« Tu vois d’ici : le chaos. L’entassement. La famine. La maladie. Pour ce qu’on en sait, c’est toujours le merdier total là-bas, quoi qu’on dise. »

À longueur de semaine, les journaux et la télé reprenaient les appels du ministère de l’Est aux colons désireux de s’établir dans le Gouvernement général. « Allemands ! Réclamez ce qui est votre dû par naissance. Une ferme. Gratuite ! Revenu garanti pendant cinq ans. » La propagande montrait des colons heureux, vivant dans l’opulence. Mais d’autres informations filtraient, sur la situation réelle : une existence conditionnée par un sol pauvre, un travail harassant, les mornes cités-dortoirs où les Allemands devaient se réfugier la nuit tombée, par crainte des attaques des partisans locaux. Le Gouvernement général était pire que l’Ukraine, pire que l’Ostland, pire même que la Moscovie.

Un serveur vint leur proposer du café. March le renvoya. Quand il fut hors de portée de voix, Halder reprit, sur le même ton :

« Frank dirigeait tout depuis le château Wawel à Cracovie. Bühler y officiait plus que probablement. J’ai un copain nommé aux archives officielles là-bas. Mon Dieu ! ce qu’il raconte… Apparemment, le luxe dépassait l’imagination. Un peu comme sous l’Empire romain. Tableaux, tapisseries, trésors pillés dans les églises, bijoux… Pots-de-vin en espèces et en nature, si tu vois ce que je veux dire. »

Les yeux bleus de Halder s’arrondirent ; il agitait comiquement ses sourcils.

« Et Bühler était mêlé à tout cela ?

— Qui le dira ? S’il est l’exception, c’est vraiment la seule.

— Ce qui expliquerait la propriété sur Schwanenwerder. »

Halder sifflota doucement.

« Nous y voilà. On n’a pas tiré la bonne guerre, mon vieux. Claquemurés dans un cercueil de métal puant, à deux cents mètres sous l’Atlantique, au lieu de se la couler douce dans un château de Silésie ; draps de soie et gentilles petites Polonaises… »

March aurait voulu lui poser mille autres questions, mais il n’avait pas le temps. Quand ils se quittèrent, Halder revint à la charge :

« Donc, on t’a un soir à dîner avec ma spécialiste BdM ?

— J’y penserai.

— On peut essayer de la convaincre de venir en uniforme. »

Sur le trottoir, devant l’hôtel, avec ses mains enfouies au fond de ses poches et sa longue écharpe deux fois tournée autour du cou, Halder avait plus que jamais l’allure d’un étudiant. Soudain il se frappa le front.

« J’avais complètement oublié ! Je voulais te dire. Ma tête… Deux mecs de la Sipo traînaient aux Archives la semaine dernière ; ils avaient l’air de s’intéresser à toi. »

March sentit son sourire se contracter.

« La Gestapo ? Qu’est-ce qu’ils voulaient ? »

Il était parvenu à parler d’une voix claire, détachée.

« Oh, le topo habituel — “Comment était-il pendant la guerre ? A-t-il des opinions politiques tranchées ? Qui fréquente-t-il ?” — Qu’est-ce qui se passe, Zavi ? T’as une promotion en vue ?

— Possible. »

D’abord, rester calme. Sûrement un contrôle de routine. Il devait penser à interroger Max : avait-il eu vent d’une sélection quelconque ?

« Eh bien, quand tu seras à la tête de la Kripo, n’oublie pas les vieux copains ! »

March rit.

« C’est promis. »

Ils se serrèrent la main.

« Je me demande… Bühler ? Il avait des ennemis ?

— Tu parles !

— Qui ? »

Halder haussa les épaules.

« Pour commencer, trente millions de Polonais. »


Le seul être vivant, au deuxième étage du Werderscher Markt, était la femme de ménage polonaise. Elle tournait le dos à March quand il sortit de l’ascenseur. Il ne découvrit d’elle qu’une croupe imposante, sur les semelles d’une paire de bottes de caoutchouc noir, et un foulard rouge noué autour de ses cheveux, qui tanguait en même temps qu’elle frottait le sol. Elle chantonnait doucement dans sa langue. Elle se tut en l’entendant venir et tourna son visage vers le mur. Il se faufila pour la dépasser et entra dans son bureau. Quand la porte se referma, il l’entendit chanter à nouveau.

Il n’était pas neuf heures. March accrocha sa casquette derrière la porte et déboutonna sa tunique. Une grande enveloppe brune l’attendait sur son bureau. Il l’ouvrit et fit glisser le contenu, les photos du lieu du crime. Tirage couleur, papier brillant. Le corps de Bühler au bord du lac, allongé comme pour un bain de soleil.

Il prit la vénérable machine à écrire, au-dessus d’un des fichiers, pour la poser sur son bureau. Dans un casier métallique, il récupéra deux carbones presque transparents, deux feuilles de papier pelure et une formule de rapport standard, qu’il disposa dans le bon ordre avant de les glisser sous le cylindre de la machine. Puis il alluma une cigarette et considéra pendant plusieurs minutes la plante morte.

Il commença à dactylographier.

À : Directeur, VB3 (a)

SUJET : corps non identifié (masc.)

DE : X. March, SS-Sturmbannführer 15.4.64

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance les faits suivants.

1. À 06 28 h, hier, j’ai reçu l’ordre d’assister au repêchage d’un corps dans la Havel. Le corps avait été découvert à 06 02 h par le SS-Schütze Hermann Jost et signalé à la Ordnungspolizei (déclaration jointe).

2. Aucun disparu de sexe masculin correspondant à la description n’ayant été signalé, j’ai fait comparer les empreintes digitales du sujet avec les données du fichier.

3. Cela a permis d’identifier le corps comme celui du Dr Josef Bühler, membre du Parti avec rang honoraire de SS-Brigadeführer. Le sujet a servi comme secrétaire d’État au Gouvernement général, 1939–1951.

4. Un examen préliminaire sur les lieux par le SS-Sturmbannführer Doctor Kurt Eisler conclut à une mort probable par noyade, vraisemblablement dans la nuit du 13 avril.

5. Le sujet habitait Schwanenwerder, à proximité du lieu de la découverte du corps.

6. Aucune circonstance suspecte évidente.

7. Une autopsie complète sera pratiquée après identification formelle du sujet par un proche.

March sortit le rapport de la machine à écrire, signa, et le confia à un coursier dans le grand hall en quittant le bâtiment.


La vieille dame, se tenait droite sur la banquette en bois de la morgue, Seydelstrasse. Elle portait un tailleur de tweed brun, un chapeau assorti avec une plume qui retombait, de solides chaussures brunes et des chaussettes de laine grises. Elle regardait fixement devant elle, son sac à main serré sur ses genoux, indifférente au va-et-vient dans le couloir. Max Jaeger était assis à côté d’elle, bras croisés, jambes étendues, l’air de s’ennuyer ferme. March, en arrivant, le prit à l’écart.

« Dix minutes qu’elle est là. À peine dit un mot.

— Le choc ?

— Je suppose.

— Allons-y, que ce soit fait. »

La femme ne leva pas les yeux quand March s’approcha pour s’asseoir à côté d’elle. Il parla d’une voix douce.

« Frau Trinkl, mon nom est March. Je suis inspecteur à la Kriminalpolizei de Berlin. Nous devons compléter notre rapport sur la mort de votre frère et vous demander d’identifier le corps. Ensuite nous vous ramènerons chez vous. Vous me comprenez ? »

Frau Trinkl tourna la tête. Son visage était fin, un nez mince (le nez de son frère), des lèvres pincées. Un camée monté en broche fermait sur sa gorge décharnée une blouse à franfreluches mauves.

« Vous m’entendez ? » répéta March.

Elle le considéra de ses yeux gris clair, ni rougis ni humides d’avoir pleuré. Sa voix était sèche et coupante.

« Parfaitement. »

Ils longèrent le corridor jusqu’à un minuscule parloir sans fenêtres. Au sol, des billes de bois. Les murs étaient vert-jaune. Dans l’espoir de rendre le lieu moins lugubre, quelqu’un avait agrafé des affiches touristiques de la Deutsche Reichsbahn Gesellschaft : une vue nocturne du Grand Dôme, le Führersmuseum à Linz, le Starnberger See en Bavière. L’affiche sur le quatrième mur avait été arrachée, laissant des trous dans le plâtre, comme des impacts de balles.

Un cliquetis à l’extérieur signala l’arrivée du corps. On l’amenait couvert d’un drap, sur un chariot métallique. Deux garçons de salle en tunique blanche l’installèrent au milieu de la pièce, comme un buffet devant des invités. Jaeger referma la porte.

« Prête ? » demanda March.

Elle fit signe de la tête. Il tira sur le drap et Frau Trinkl vint se poster à côté de lui. Quand elle se pencha, une odeur forte, un mélange de parfum et de camphre, frappa ses narines. Elle fixa longuement le visage mort, ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, mais ne produisit qu’un soupir. Ses yeux se fermèrent. March la rattrapa avant qu’elle ne touche le sol.


« C’est lui, dit-elle. Je ne l’ai pas vu depuis dix ans, il a grossi, et il est sans lunettes… pour moi, c’est la première fois depuis qu’il était petit. Mais c’est lui. »

Assise sur une chaise sous l’affiche de Linz, elle se tenait penchée en avant, la tête au-dessus des genoux. Son chapeau était tombé. De fines mèches de cheveux blancs pendaient sur son visage. Le corps avait été emmené.

La porte s’ouvrit. Jaeger revenait avec un verre d’eau qu’il serra entre ses doigts maigres.

« Buvez. »

Elle le tint un moment sans bouger, puis le porta à ses lèvres et avala une petite gorgée.

« Je ne m’évanouis jamais », dit-elle.

Dans son dos, Jaeger fit la moue.

« J’en suis sûr, dit March. J’ai encore quelques questions à vous poser. Êtes-vous en état ? Arrêtez-moi si je vous fatigue. (Il sortit son calepin.) Pourquoi n’avez-vous pas vu votre frère depuis dix ans ?

— Après la mort d’Édith — sa femme —, nous n’avions plus grand-chose en commun. Nous n’étions pas très proches. Même enfants. J’étais son aînée de huit ans.

— Sa femme est décédée il y a longtemps ? »

Elle réfléchit un moment.

« En 1953, je pense. En hiver. Elle avait un cancer.

— Et durant tout ce temps, vous êtes restée sans nouvelles de lui ? D’autres frères et sœurs ?

— Non. Nous deux, c’est tout. À l’occasion il écrivait. J’ai reçu une lettre de lui il y a quinze jours, pour mon anniversaire. »

Elle chercha dans son sac et tendit une simple feuille de papier à lettres — bonne qualité, épais et moelleux, avec comme en-tête une gravure de la maison de Schwanenwerder. L’écriture était ronde, le contenu aussi guindé qu’un faire-part officiel.

« Ma chère sœur ! Heil Hitler ! Je t’envoie mes vœux à l’occasion de ton anniversaire. J’espère sincèrement que tu es en bonne santé, comme moi-même. Josef. » March replia le feuillet pour le lui rendre. Pas étonnant que personne n’ait signalé sa disparition.

« Dans d’autres lettres, a-t-il jamais mentionné quelque chose qui le préoccupait ?

— Qu’est-ce qui aurait pu le préoccuper ? (Elle avait craché chaque mot.) Édith a hérité d’une jolie fortune pendant la guerre. Ils avaient les moyens. Il vivait sur un grand pied, croyez-moi.

— Pas d’enfants ?

— Il était stérile. »

Elle avait dit cela sans emphase, comme elle aurait décrit la couleur de ses cheveux.

« Édith était si malheureuse. D’après moi, c’est ce qui l’a tuée. Elle se retrouvait seule dans cette maison immense — un cancer de l’âme. Elle adorait la musique. Elle jouait merveilleusement du piano. Un Bechstein, je me souviens. Et lui… c’était un homme si froid. »

Jaeger grommela, à l’autre bout de la pièce :

« Bref, vous ne le portiez pas vraiment dans votre cœur.

— En effet. Comme beaucoup de monde. (Elle se tourna vers March.) Je suis veuve depuis vingt-quatre ans. Mon mari était navigateur dans la Luftwaffe, tué au-dessus de la France. Je ne me suis pas retrouvée dans le dénuement, rien de semblable, mais la pension… très modique pour quelqu’un qui était habitué à mieux. Pas une fois, durant toutes ces années, Josef n’a proposé de m’aider.

— Et cette jambe ? »

C’était Jaeger à nouveau, la voix hostile. Il avait pris le parti de Bühler dans ce règlement de compte familial.

« Que s’est-il passé ? »

Son attitude suggérait qu’elle n’aurait pu la dérober.

La vieille dame l’ignora et répondit à March.

« Lui-même n’en a jamais parlé, mais Édith m’a raconté l’affaire. C’était en 1951, il était encore au Gouvernement général. Il circulait avec son escorte sur la route de Cracovie à Katowice quand sa voiture est tombée dans une embuscade de partisans polonais. Une mine, paraît-t-il. Son chauffeur a été tué. Josef a eu la chance de ne perdre qu’un pied. Après, il a quitté le service public.

— Mais il nageait toujours ? »

March leva les yeux de son calepin.

« Vous savez que nous l’avons découvert en tenue de bain ? »

Elle eut un sourire pincé.

« Mon frère était excessif en tout, Herr March, qu’il s’agisse de politique ou de santé. Il ne fumait pas, ne touchait jamais à l’alcool, prenait de l’exercice chaque jour, en dépit de sa… de son infirmité. Par conséquent, non, je ne suis absolument pas surprise qu’il ait pu nager. (Elle déposa son verre et récupéra son chapeau.) J’aimerais rentrer à présent, si c’est possible. »

March se leva et tendit la main pour l’aider à se redresser.

« Qu’est-ce que le Dr Bühler a fait après 1951 ? Il avait à peine — quoi ? — un peu plus de cinquante ans ?

— C’est le plus curieux. »

Elle ouvrit son sac, prit un petit miroir et vérifia l’aplomb de son chapeau, redressant les mèches de cheveux éparses avec des mouvements de doigts nerveux, saccadés.

« Avant la guerre, il avait tellement d’ambition. Il aurait travaillé dix-huit heures par jour, sept jours par semaine. Mais après Cracovie, il a comme démissionné de tout. Il ne s’est même pas remis au droit. Pendant plus de dix ans, après la mort de cette pauvre Édith, il s’est contenté de rester dans cette grande maison, à longueur de journée, sans rien faire. »


Deux niveaux plus bas, dans le sous-sol de la morgue, le chirurgien SS August Eisler, du département VD2 (pathologie) de la Kriminalpolizei, s’était mis au travail avec son manque de conviction habituel. La cage thoracique de Bühler avait été ouverte selon les règles : une incision en Y, de chaque épaule au creux de l’estomac et de là, verticalement, à l’os pubien. Eisler explorait à présent l’estomac, les mains profondément enfoncées, le vert des gants luisant de rouge, il palpait, coupait, tirait. March et Jaeger attendaient, adossés à la paroi près de la porte ouverte, fumant l’un et l’autre les cigares de Max.

« Vous avez vu le déjeuner de votre bonhomme ? demanda Eisler. Montre-leur, Eck. »

L’assistant d’Eisler essuya ses mains sur son tablier et exhiba un sac de plastique transparent. Quelque chose de petit et de vert ballottait au fond.

« Laitue. Lent à digérer. Des heures dans l’appareil digestif. »

March avait déjà travaillé avec Eisler. Deux hivers plus tôt — la neige bloquait l’Unter den Linden et des compétitions de patinage se déroulaient sur le Tegeler See —, on avait sorti de la Sprée un patron marinier, un certain Kempf, à peu près mort de froid. Il avait passé l’arme à gauche dans l’ambulance, sur le chemin de l’hôpital. Accident ou meurtre ? L’heure où l’homme était tombé à l’eau était déterminante. Considérant la glace, à deux mètres du bord, March avait estimé à quinze minutes le temps maximum de survie possible dans l’eau. Eisler penchait pour quarante-cinq minutes — opinion suivie par le ministère public. C’était assez pour anéantir l’alibi du second d’équipage, et pour l’envoyer à la potence.

Par la suite, le procureur — un homme correct, la vieille école — avait reçu March dans son bureau et avait verrouillé la porte. Puis il avait produit les « preuves » de Eisler, des copies de documents marqués Geheime Reichssache — ultra-secret, document d’État — et datés Dachau, 1942. Il s’agissait d’un rapport d’expériences de résistance au froid menées sur des détenus — rapport confidentiel réservé au service du SS-chirurgien général. Les cobayes humains, menottes aux poings, avaient été plongés dans des cuves d’eau glaciale et repêchés à intervalles réguliers pour prendre leur température, jusqu’au moment où ils mouraient. Il vit les photos, les têtes penchées entre des blocs de glace ; des graphiques représentaient les pertes de chaleur, projetées ou réelles. Les expériences avaient duré deux ans, sous la responsabilité, entre autres, d’un jeune Untersturmführer, August Eisler. Ce soir-là, March et le procureur étaient allés dans un bar à Kreuzberg, où ils s’étaient soûlés à mort. Le lendemain, ni l’un ni l’autre ne firent allusion à ce qui s’était passé. Et plus jamais ils ne se parlèrent.

« Si vous attendez que je vous serve une théorie bien chimérique, March, c’est mal parti.

— Je n’ai jamais attendu rien de tel. »

Jaeger rit.

« Moi non plus. »

Eisler ignora leur hilarité.

« Mort par noyade, pas à tergiverser. Poumons gorgés d’eau, donc il respirait quand il est entré dans l’eau.

— Pas de coups ? Des contusions ?

— Vous voulez venir ici et vous taper le boulot ? Non ? Alors faites-moi confiance : il s’est noyé. Rien à la tête n’indiquant qu’il aurait pu être frappé ou maintenu sous l’eau.

— Une crise cardiaque ? Une attaque ?

— Possible », admit Eisler.

Eck lui tendit un scalpel.

« Je ne le saurai qu’après examen complet des organes internes.

— Dans combien de temps ?

— Le temps qu’il faudra. »

Eisler se plaça derrière la tête de Bühler. D’un geste tendre, il ramena les cheveux vers lui, dégageant le front, comme pour apaiser une fièvre. Puis il se pencha et enfonça la lame dans la tempe gauche. Il décrivit un arc en remontant au sommet du visage, juste sous la naissance des cheveux. On entendit le crissement du métal sur l’os. Eck grimaça. March s’emplit les poumons en tirant profondément sur son cigare.

Eisler déposa le scalpel dans une cuvette en métal. Il se pencha à nouveau et glissa le bout de ses doigts dans l’incision. Graduellement, il ramena vers lui le cuir chevelu. March détourna la tête en fermant les yeux. Il pria pour que personne, parmi ceux qu’il aimait, ou appréciait, ou simplement connaissait, n’eût à subir la souillure d’une telle boucherie.

« Alors ? demanda Jaeger. Qu’est-ce que tu en penses ? »

Eisler avait pris une petite scie circulaire. Il actionna l’interrupteur. La plainte rappelait celle d’une fraise de dentiste.

March tira une dernière bouffée de son cigare.

« Je pense qu’on peut lever le camp. »

Ils enfilèrent le couloir en sens inverse. Derrière eux, de la salle d’autopsie, montait le gémissement soudain plus grave du trépan qui mordait l’os.

2

Une demi-heure plus tard, Xavier March était au volant d’une Volkswagen de la Kripo, sur la partie en corniche de la Havelchaussee, en surplomb du lac. La vue disparaissait parfois derrière les arbres. Puis, après un tournant, ou parce que la forêt s’éclaircissait, on découvrait à nouveau l’eau étincelante sous le soleil d’avril — un plateau de diamants. Deux yachts sillonnaient la surface, comme des découpages d’enfant, triangles blancs sur fond bleu.

Il avait baissé la vitre ; son bras reposait sur l’appui, le vent gonflait sa manche. De part et d’autre de la route, les branches des arbres se tachetaient de vert tendre ; la fin du printemps. Un mois encore, et la chaussée ne serait plus qu’un vaste embouteillage de Berlinois fuyant le centre pour faire de la voile, nager, pique-niquer, ou simplement s’étendre au soleil sur les plages publiques. Aujourd’hui, le fond de l’air était encore frais, et l’hiver trop proche, pour que March ait à souffrir de la circulation. Il passa devant le poteau de brique rouge de la tour du Kaiser Wilhelm et la route commença à descendre jusqu’au lac.

Moins de dix minutes plus tard, il se trouvait là où on avait découvert le corps. Rien de comparable par beau temps. Le coin était touristique, connu même pour son point de vue — la Grosse Fenster, le grand panorama. Ce qui la veille n’était qu’une masse grise s’ouvrait à présent en une perspective magnifique, huit kilomètres d’eau, jusqu’à Spandau.

Il gara la voiture et repéra à pied l’itinéraire de Jost jusqu’à la berge — un sentier en sous-bois, un brusque tournant à droite, puis la promenade le long du lac. Il refit le trajet, puis une fois encore, avant de récupérer la Volkswagen pour rejoindre la jetée vers Schwanenwerder. Une barrière rouge et blanc en interdisait l’accès. Le garde émergea de sa guérite, une écritoire à pince à la main, fusil à l’épaule.

« Papiers, s’il vous plaît. »

March tendit sa carte par la vitre ouverte. L’homme l’examina avant de la rendre. Il salua.

« En ordre, Herr Sturmbannführer !

— C’est quoi, la consigne, ici ?

— Arrêter chaque voiture. Contrôler les papiers. Demander où se rend le visiteur. S’il paraît suspect, on appelle la propriété pour vérifier s’il est attendu. Parfois nous fouillons le véhicule. Par exemple si le Reichsminister est à la résidence.

— Vous tenez une liste ?

— Oui, Herr Sturmbannführer.

— Faites-moi plaisir. Vérifiez si le Dr Bühler a eu de la visite lundi soir. »

Le garde remonta la bretelle de son fusil et retourna à sa guérite. March le vit tourner les pages d’un registre. En revenant, il fit non de la tête. « Personne pour le Dr Bühler de toute la journée.

— Est-ce qu’il a quitté l’île ?

— Nous ne notons pas les résidents, seulement les visiteurs. Et nous ne vérifions pas les personnes qui sortent, seulement celles qui arrivent.

— D’accord. »

March considéra le lac. Des mouettes descendaient en piqué jusqu’à la surface, criant. Quelques yachts étaient ancrés le long d’un ponton. On entendait le bruit du vent dans les mâts.

« Et la rive ? Elle est surveillée ? »

Le garde approuva d’un signe de tête.

« La police fluviale patrouille toutes les deux heures. Mais la plupart des propriétés ont assez de sirènes et de chiens pour garder un KZ. Nous, on tient les curieux à distance. »

KZ, prononcé ka-dset. Plus commode que Konzentrationslager. Camp de concentration.

On entendit un vrombissement de moteurs au loin, des crissements de pneus. Le garde tourna la tête pour jeter un coup d’œil vers la route d’accès derrière lui.

« Un moment, Herr Sturmbannführer. »

Dans la courbe, à vive allure, une BMW grise arrivait, tous phares allumés, suivie d’une longue limousine Mercedes, puis d’une autre BMW. La sentinelle recula, pressa un bouton libérant la barrière et salua. Tandis que le convoi passait à toute vitesse, March entr’aperçut les passagers dans la Mercedes — une jeune femme, ravissante, une actrice peut-être, ou un mannequin, aux cheveux coupés court ; et à côté d’elle, regardant droit devant lui, un vieil homme émacié, son profil de rongeur instantanément reconnaissable. Les voitures foncèrent en direction du centre.

« Il se déplace toujours à cette allure ? »

Le garde gratifia March d’un regard entendu.

« Le Reichsminister a supervisé un tournage de bouts d’essai. Et Frau Goebbels rentre à l’heure du déjeuner.

— Ah ! Je vois. »

March actionna la clé de contact et la Volkswagen ressuscita.

« Vous saviez que le Dr Bühler était mort ?

— Non. »

L’homme n’eut pas l’air intéressé.

« Ça s’est passé quand ?

— La nuit de lundi. On a repêché son corps à quelques centaines de mètres d’ici.

— J’ai entendu parler d’un noyé.

— Quel genre, Bühler ?

— À peine si j’ai eu l’occasion de le voir, Herr Sturmbannführer. Il ne sortait pas beaucoup. Pas de visiteurs. Jamais un mot. Mais, bon, il y en a pas mal qui deviennent comme ça, ici.

— C’est laquelle, sa maison ?

— Vous ne pouvez pas la manquer. Le côté donne sur l’île. Deux grandes tours. C’est la plus grosse.

— Merci. »

En s’engageant sur la voie March jeta un coup d’œil dans son rétroviseur. Le garde resta quelques secondes à l’observer ; puis il remonta son fusil, tourna les talons et regagna lentement son abri.

Schwanenwerder n’était pas très vaste, moins d’un kilomètre de long sur cinq cents mètres de large. Une seule route, à sens unique. March dut faire presque tout le tour de l’île pour atteindre la propriété de Bühler. Il conduisait lentement, ralentissant dès qu’il apercevait une maison.

L’île devait son nom aux fameuses colonies de cygnes qui vivaient à l’extrémité sud du lac que formait la Havel ; l’endroit était devenu à la mode à la fin du siècle dernier. La plupart des résidences dataient d’alors : de grandes villas à toit pointu et à façade de pierre, dans le style français, avec de longues allées, des pelouses, protégées des regards indiscrets par de hauts murs et des rideaux d’arbres. Un vestige du palais des Tuileries se dressait bizarrement le long de la route — un pilier et un morceau d’arc, ramenés de Paris par un homme d’affaires de la période wilhelmienne mort depuis longtemps. Rien ni personne n’avait l’air de bouger. Un chien de garde, à l’occasion, derrière les barreaux d’une grille, et — une seule fois — un jardinier. Les propriétaires avaient quitté Berlin, ou vaquaient à leurs occupations en ville, ou bien ne se montraient pas.

March connaissait l’identité de quelques-uns : des satrapes du Parti ; un nabab de l’industrie automobile, engraissé par le travail servile de l’immédiat après-guerre ; le directeur général de chez Wertheim, le grand magasin de la Potsdamer Platz, volé à ses propriétaires juifs il y a plus de trente ans ; un fabricant d’armes ; le patron d’un conglomérat d’équipement responsable de la construction des grandes Autobahnen dans les territoires de l’Est, Comment Bühler s’arrangeait-il pour rester en aussi sélecte compagnie ? Puis March se souvint du commentaire de Halder : le luxe, l’Empire romain…

« KP17, ici KQG. KP17, répondez s’il vous plaît. »

Une voix de femme, insistante, emplissait l’habitacle. March prit le combiné radio dissimulé sous le tableau de bord.

« Ici KP17. Allez-y.

— J’ai le Sturmbannführer Jaeger en ligne pour vous. »

Il était arrivé devant les grilles de la villa. À travers le fer forgé, il pouvait voir la courbe de l’allée et les tours, exactement ce que le garde avait décrit.

« Tu craignais les pépins… (La voix de Max, comme une détonation.) Les voici.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— J’étais pas rentré depuis dix minutes que deux de nos estimés collègues de la Gestapo débarquent. Vu la position du camarade Bühler au sein du Parti, bla-bla-bla, le dossier est classé Sécurité. »

March frappa le volant.

« Merde !

— “Toutes pièces à transmettre Sûreté. Rapport actualisé exigé des fonctionnaires chargés enquête. Clôture dossier Kripo. Application immédiate”.

— C’était quand ?

— C’est maintenant. Ils sont dans notre bureau.

— Tu as dit où je suis ?

— Non, bien sûr. Je les ai plantés là en annonçant que j’essayais de te mettre la main dessus. Et je suis monté tout droit à la salle de contrôle. »

Jaeger baissa la voix. March l’imagina, tournant le dos à l’opératrice radio.

« Zavi, écoute, c’est pas le moment de jouer les héros. Ils rigolent pas, crois-moi. D’une minute à l’autre, ça va fourmiller de Gestapo à Schwanenwerder. »

March contempla la villa. Le calme plat. Déserte. Eh merde, la Gestapo !

« Je ne t’entends plus, Max. Désolé. Friture sur la ligne. J’ai rien compris de ce que tu as dit. Demande que tu fasses rapport sur panne radio. Out. »

Il débrancha le récepteur.

Cinquante mètres environ avant la maison, March avait remarqué un chemin menant tout droit au centre de l’île. Il fit rapidement marche arrière, y gara la voiture, et repartit presque en courant vers les grilles de la propriété. Le temps était compté.

Verrouillé, évidemment. Le cadenas était un solide bloc de métal, à un mètre cinquante du sol. Il y cala la pointe de sa botte et grimpa dessus. Un rang de pointes de fer écartées de trente centimètres courait juste au-dessus de sa tête. Il en agrippa deux et se hissa de manière à pouvoir lancer sa jambe gauche de l’autre côté. L’entreprise était risquée ; un moment il se retrouva assis en travers de la grille, reprenant haleine. Puis il se laissa tomber sur l’allée de gravier.

La villa était grande, bizarrement conçue. Trois niveaux, un toit d’ardoise bleue. Sur la gauche, les deux tours de pierre, accolées au corps de logis principal ; au premier étage, sur toute la longueur, un balcon à balustrade de pierre. Des piliers soutenaient le balcon — entre eux, à moitié dissimulée dans l’ombre du porche, la grande entrée. March s’y dirigea. Des bouleaux et une profusion de fougères poussaient en désordre le long de l’allée. Les bordures étaient négligées. Des feuilles mortes, que personne n’avait balayées depuis l’hiver, tournoyaient sur la pelouse.

La porte n’était pas fermée à clé.

March s’immobilisa dans le hall et regarda autour de lui. Un escalier de chêne à droite, deux portes à gauche, un corridor sombre devant lui — sans doute vers l’office.

Il essaya la première porte. Une salle à manger lambrissée. Une longue table et douze chaises à haut dossier sculpté. Glacial. Il y flottait une forte odeur de renfermé, de pièce inutilisée.

La porte suivante donnait sur le salon. Il poursuivit l’inventaire. Des tapis sur le parquet ciré. Meubles massifs garnis de riches brocarts. Tapisseries au mur — de qualité, si tant est qu’il pût en juger, ce qui était loin d’être le cas. Près de la fenêtre, un piano à queue orné de deux grandes photos. March inclina l’une d’elles vers la lumière qui perçait faiblement par de tout petits carreaux poussiéreux. L’encadrement était en argent massif, avec un motif à croix gammée. Le cliché montrait Bühler et sa femme le jour de leur mariage, descendant une volée de marches entre deux haies de SA tendant des rameaux de chêne au-dessus de l’heureux couple. Bühler également en uniforme SA. Sa femme avait des fleurs tressées dans les cheveux ; elle était — pour reprendre une des expression favorites de Max Jaeger — aussi appétissante qu’un plat de limaces. Aucun des deux n’avait l’air de sourire.

L’autre photo. March sentit aussitôt son estomac se nouer. C’était encore Bühler, légèrement incliné cette fois, serrant une main. L’homme qui était l’objet de cette révérence avait le visage légèrement tourné vers l’appareil, comme s’il venait d’être distrait, à mi-salutation, par quelque chose derrière l’épaule du photographe. Une inscription manuscrite. March frotta son doigt sur le verre pour ôter la poussière et arriver à déchiffrer les pattes de mouche. « Au camarade du Parti Bühler. Adolf Hitler. 17 mai 1945. »

Soudain un bruit — comme une porte frappée à coups de pied —, suivi d’un grincement. March posa la photo et retourna dans le hall. Le bruit venait du bout du corridor.

Il dégaina et s’avança. Comme il le pensait, le couloir conduisait aux cuisines. Le même bruit. Un gémissement de terreur, un piétinement. L’odeur, aussi, répugnante.

Au fond de la cuisine, une autre porte. Il tendit la main, saisit la poignée, et d’un coup brusque, tira pour l’ouvrir. Une chose énorme bondit de l’obscurité. Un chien, muselé, les yeux exorbités, traversa en courant l’office, le corridor, le hall, et se précipita dehors par la porte restée ouverte. Le sol puant du garde-manger était couvert d’excréments, d’urine, de nourriture que l’animal avait fait tomber des étagères sans pouvoir la manger.

March se serait volontiers accordé quelques minutes, de quoi reprendre ses esprits. Mais le temps manquait. Il rangea le luger, examina rapidement les lieux. Quelques assiettes sales dans l’évier. Sur la table, une bouteille de vodka presque vide et un verre. Une porte menait à la cave : cadenassée. Pas le moment de la forcer. Il gagna l’étage. Plusieurs chambres, des salles de bains ; partout la même ambiance de luxe un peu passé, de train de vie essoufflé. Et partout, c’était frappant, des tableaux : paysages, allégories religieuses, portraits… la plupart encrassés de poussière. L’endroit ne devait plus être correctement entretenu depuis des mois, peut-être des années.

La pièce qui avait dû être le bureau de Bühler se trouvait au dernier étage, dans l’une des tours. Des rayons chargés de traités de droit, d’études de cas, de décrets. Près d’une fenêtre dominant la pelouse arrière de la maison, un grand bureau et un fauteuil pivotant. Sur un canapé, des couvertures étalées donnant l’impression qu’on y dormait régulièrement. D’autres photos. Bühler et sa robe d’avocat, Bühler en uniforme SS, Bühler et une brochette de grosses légumes nazies — March reconnut vaguement Hans Frank —, au premier rang de ce qui devait être une salle de concert. Tous les clichés dataient d’au moins vingt ans.

March s’installa derrière le bureau et regarda par la fenêtre. La pelouse descendait jusqu’au bord de la Havel. Une petite jetée, un cruiser amarré, et au-delà, la vue sur le lac, jusqu’à l’autre rive. Dans le lointain, le bourdonnement du ferry Kladow-Wannsee.

Le bureau. Un sous-main. Un grand encrier de bronze. Un téléphone. March tendit la main vers l’appareil.

Qui se mit à sonner.

Sa main se figea. Une sonnerie. Deux. Trois. Amplifiées par le silence. L’air poussiéreux semblait vibrer. Quatre. Cinq. Ses doigts se refermèrent sur le combiné. Six. Sept. Il le souleva.

« Bühler ? »

La voix d’un homme âgé, plus mort que vif ; un murmure venu d’un autre monde.

« Bühler ? Répondez. Qui est là ?

— Un ami. »

Une pause. Clic.

L’inconnu avait raccroché. March reposa le combiné. Il ouvrit rapidement les tiroirs au hasard. Quelques crayons, du papier, un dictionnaire. Il sortit entièrement les tiroirs, l’un après l’autre, et passa sa main dans le creux du meuble.

Il n’y avait rien.

Il y avait quelque chose.

Tout au fond. Ses doigts effleurèrent un objet petit et lisse. Il le récupéra. Un cahier recouvert de cuir noir, aigle et svastika dorés à l’or fin sur la couverture. Il le feuilleta rapidement. L’agenda du Parti pour 1964. Il le glissa dans une poche et remit les tiroirs en place.

Dehors, le chien de Bühler devenait fou, courant d’un côté à l’autre sur la berge, regardant vers l’autre rive, gémissant, hennissant presque comme un cheval. Toutes les deux ou trois secondes, il s’asseyait sur son train arrière, puis recommençait son va-et-vient désespéré. On pouvait voir à présent le sang séché sur tout son flanc droit. La pauvre bête ne prêta aucune attention à March quand il descendit vers le lac.

Les talons de ses bottes résonnèrent sur les planches mal ajustées de la jetée. Par les interstices, on découvrait l’eau boueuse, un mètre plus bas, clapotant doucement, et on constatait la faible profondeur du lac à cet endroit. March posa un pied sur l’embarcation, qui tangua sous son poids. Plusieurs centimètres d’eau de pluie croupissaient sur le pont arrière, dans la crasse et les feuilles mortes ; un arc-en-ciel d’huile ondulait à la surface. Tout le bateau empestait le mazout. Sans doute une fuite quelque part. March s’accroupit et pesa sur la porte de la cabine. Fermée. Les mains en coupe, il s’efforça de jeter un coup d’œil par la vitre, mais il faisait trop sombre pour distinguer quoi que ce soit.

D’un bond il regagna la jetée. Le bois était rendu uniformément gris par les intempéries, sauf à un endroit, le long du bord resté libre, où March remarqua des échardes vaguement orangées et une trace de peinture blanche. En se penchant pour examiner ces marques, son regard fut attiré par un reflet pâle dans l’eau, près de l’endroit où la jetée s’écartait de la berge. Il fit quelques pas sur le côté, s’agenouilla, s’agrippa de la main gauche et étira l’autre bras le plus loin possible. Vieux rose avec des éclats, comme une poupée de porcelaine, des courroies de cuir et des boucles d’acier : c’était une prothèse, un pied artificiel.


Le chien les entendit le premier. Il inclina la tête, se retourna et remonta la pelouse en trottinant vers la maison. March remit aussitôt sa découverte à l’eau et courut à la suite de l’animal, pestant contre sa connerie. Il s’arrangea pour longer la façade arrière et se tapir à l’ombre des tours, d’où il pouvait observer l’entrée. Le chien sautait contre la grille, grondant dans sa muselière. De l’autre côté on distinguait deux silhouettes, debout, regardant la maison. Une troisième arriva avec une grande paire de cisailles qui se refermèrent sur le cadenas. Après quelques secondes de pression, le pêne céda avec un craquement.

Le chien recula quand les trois hommes s’avancèrent. Comme March, ils portaient l’uniforme noir de la SS. L’un d’eux parut prendre quelque chose dans sa poche et marcha sur l’animal, la main tendue, comme pour offrir une douceur. Le chien se tassa. Un seul coup de feu déchira le silence, se répercutant dans toute la propriété, provoquant l’envol d’une nuée de corneilles qui s’en allèrent crailler au-dessus des arbres. L’homme rengaina et fit un geste en direction du cadavre à l’un de ses compagnons, qui le saisit par les pattes de derrière et l’entraîna dans les buissons.

Les trois repartirent vers la villa. March ne bronchait pas derrière son pilier, pivotant légèrement à mesure qu’ils s’avançaient dans l’allée. Il s’avisa qu’il n’avait aucune raison de se dissimuler. Il aurait pu leur dire qu’il menait son enquête, que le message de Jaeger n’était pas passé. Mais quelque chose dans leur comportement le mettait sur ses gardes. Leur désinvolture avec ce chien… Ils étaient déjà venus ici auparavant.

Tandis qu’ils se rapprochaient, il put reconnaître leurs grades. Deux Sturmbannführer et un Obergruppenführer — deux commandants, un général de division. Quelle affaire liée à la sûreté de l’État pouvait mobiliser sur le terrain un général de la Gestapo ? L’ObergruppenFührer frôlait la soixantaine, bâti comme un bœuf, un visage ravagé de boxeur à la retraite. March connaissait cette tête ; il l’avait vue dans les journaux.

Qui ?

Puis il se le rappela. Odilo Globocnik. Globus, comme on l’appelait dans la SS. Ancien Gauleiter de Vienne. C’est lui qui avait abattu le chien.

« Toi, le rez-de-chaussée, dit Globus. Toi, vérifie à l’arrière. »

Ils sortirent leur arme et disparurent sous le porche. March attendit trente secondes, puis prit la tangente. Il contourna le jardin, évitant l’allée, s’avançant presque plié en deux dans le fouillis des buissons. À cinq mètres de la grille, il s’immobilisa pour reprendre son souffle. Dans la maçonnerie de l’entrée, à droite, il aperçut, si discrète qu’on la voyait à peine, une boîte de métal rouillé — une boîte aux lettres, contenant un grand paquet brun.

C’est de la folie, pensait-il. De la folie pure.

Il fallait se garder de courir en direction de la grille. Rien n’attire plus le regard qu’un mouvement brusque. Il sortit lentement des buissons, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde, prit le colis dans la boîte et franchit la grille ouverte.

Il s’attendait à un cri dans son dos, ou à un coup de feu. Mais le seul bruit perceptible était le souffle du vent dans les arbres. En atteignant sa voiture, il s’aperçut que ses mains tremblaient.

3

« Pourquoi croyons-nous en l’Allemagne et au Führer ?

— Parce que nous croyons en Dieu, nous croyons en l’Allemagne qu’il a créée dans Son monde et au Führer, Adolf Hitler, qu’il nous a envoyé.

— Qui devons-nous servir en premier ?

— Notre peuple et notre Führer, Adolf Hitler.

— Pourquoi notre obéissance ?

— Par conviction profonde, par foi en l’Allemagne, en notre Führer, en notre mouvement, en la SS, et par fidélité.

— Bien ! (L’instructeur hocha la tête.) Rassemblement dans trente-cinq minutes sur l’aire de sport sud. Jost, restez ici. Les autres, rompez ! »

Avec leurs cheveux coupés ras et leur tenue d’entraînement gris clair, les aspirants avaient l’air de détenus. Ils sortirent dans un brouhaha de chaises raclant le sol, de bottes martelant le plancher de bois brut. Un portrait géant de feu Heinrich Himmler, souriant et bienveillant, veillait sur tout ce petit monde. Jost avait l’air perdu, au garde-à-vous, seul au centre de la classe. Certains, en quittant la salle, lui jetaient des regards en coin. Fallait que ce soit Jost, les voyait-on penser. Jost, le bizarre, le solitaire, celui qui devait toujours se distinguer. Faudrait penser à lui filer une nouvelle trempe, un de ces soirs, dans la chambrée.

L’instructeur désigna le fond de la classe d’un mouvement de tête.

« Vous avez de la visite. »

March était appuyé contre un radiateur, bras croisés, observant la scène.

« Re-bonjour, Jost ! »

Ils traversèrent le terrain de manœuvre. Dans un coin, un contingent de recrues était harangué par un SS-Hauptscharführer. Plus loin, parfaitement en cadence avec les ordres qu’on leur criait, une centaine de jeunes en survêtement noir s’étiraient, pivotaient et se touchaient la pointe des pieds. Retrouver Jost ici rappelait à March ses visites en prison. Même odeur caractéristique d’encaustique, de désinfectant, de nourriture bouillie. Mêmes blocs affreux en béton. Même mur d’enceinte et même va-et-vient des surveillants. Comme un KZ, le centre d’instruction Sepp Dietrich était un espace à la fois trop vaste et totalement fermé sur lui-même, à rendre claustrophobe.

« On peut trouver un endroit plus intime ? »

Jost eut un regard de dédain.

« Pas de place pour l’intimité ici. C’est bien le problème. »

Ils firent encore quelques pas.

« Je pense qu’on pourrait essayer les chambrées. Les autres sont à la cantine. »

Ils revinrent sur leurs pas et Jost mit le cap sur une construction basse, peinte en gris. L’intérieur était sombre et puait la transpiration. Il devait y avoir là près de cent lits, disposés en quatre rangées. Jost ne s’était pas trompé : l’endroit était désert. Son lit se trouvait vers le milieu. March s’assit sur la grosse couverture brune et offrit une cigarette au garçon.

« C’est interdit ici. »

March agita le paquet.

« Allez-y. Vous direz que je vous ai donné l’ordre. »

Jost la prit avec reconnaissance. Il s’accroupit, ouvrit le casier métallique à côté de son lit et chercha quelque chose qui pourrait faire office de cendrier. March en profita pour jeter un coup d’œil : une pile de livres de poche, des revues, une photo encadrée.

« Je peux ? »

Jost haussa les épaules.

« Bien sûr. »

March examina le portrait. La famille au complet. Le père en uniforme SS. La mère chapeautée, l’air timide. La sœur, gentille, avec tresses blondes ; quatorze ans peut-être. Et Jost, joufflu et souriant, à peine reconnaissable sous les traits du personnage accablé, là, accroupi sur le sol dallé de la chambrée.

« J’ai changé, pas vrai ? »

March était sous le choc. Il tenta de le dissimuler :

« Votre sœur ?

— Encore à l’école.

— Et votre père ?

— À présent il gère une entreprise de construction mécanique à Dresde. Il a été l’un des premiers sur le front russe, en 1941. D’où l’uniforme. »

March regarda de plus près.

« C’est pas une Croix de chevalier ? »

La plus haute distinction pour bravoure au combat.

« Eh oui ! Un authentique héros de la guerre. »

Jost récupéra la photo et la rangea dans le casier.

« Et votre père à vous ?

— Il était dans la Flotte impériale. Blessé pendant la Première Guerre. Il ne s’est jamais vraiment remis.

— Quel âge aviez-vous quand il est mort ?

— Sept ans.

— Vous pensez encore à lui ?

— Tous les jours.

— Vous étiez dans la Marine ?

— Presque. Les U-Boot. »

Jost hocha lentement la tête. Ses joues pâles s’étaient empourprées.

« On marche tous dans les pas de nos pères, n’est-ce pas ?

— La plupart d’entre nous, peut-être. Pas tous. »

Ils fumèrent un moment en silence. Dehors, on entendait le moniteur d’éducation physique :

« Un, deux, trois… Un, deux, trois. »

« Ces gens… dit Jost. Il y a un poème d’Erich Kästner — Marschliedchen. »

Il ferma les yeux et récita :

Tu cultives la haine, tu veux lui soumettre le monde.

Tu nourris, au cœur de l’homme, la bête immonde,

Qu’elle grandisse, la bête, tout au fond de toi !

Qu’elle dévore l’homme, la bête en lui.

La soudaine passion du garçon mit March mal à l’aise.

« Ça date de quand ?

— 1932.

— Je ne connaissais pas.

— Vous ne pourriez pas. C’est interdit. »

Il y eu un silence et March reprit :

« Nous connaissons l’identité du corps que vous avez découvert. Dr Josef Bühler. Un officiel du Gouvernement général. SS-Brigadeführer.

— Mon Dieu. »

Jost se prit la tête entre les mains.

« C’est devenu une affaire plutôt sérieuse, comme vous le voyez. En arrivant, j’ai vérifié au poste de garde. D’après ce qui est noté, vous avez quitté le quartier à cinq heures trente, hier matin, comme les autres jours. Donc les heures de votre déposition ne tiennent pas. »

Jost n’avait pas relevé la tête. La cigarette achevait de se consumer entre ses doigts. March se pencha pour la récupérer et l’écrasa. Il se leva.

« Regarde ! » dit-il.

Jost leva les yeux et March se mit à trotter sur place.

« Ça, c’est toi hier. D’accord ? » March mima l’essoufflement, s’essuya le front avec l’avant-bras. Jost sourit malgré lui.

« Bon, dit March. (Il recommença à sautiller sur place.) Maintenant, tu penses — je ne sais pas — à un bouquin, ou à ton enfer quotidien, et tu es dans la forêt, puis sur la route du lac. Ça pisse de partout et on n’y voit rien, mais là, sur ta gauche, tu aperçois quelque chose… »

March tourna la tête. Jost avait les yeux fixés sur lui.

« … je ne sais pas quoi, mais sûrement pas le corps…

— Mais… »

March menaça Jost du doigt.

« Ne t’enfonce surtout pas dans la merde, conseil d’ami. Il y a deux heures, j’y étais. J’ai vérifié l’endroit où on a repêché le corps. Il est impossible de le voir de la route. »

Il se remit à mimer la course.

« Donc, tu vois quelque chose, mais tu ne t’arrêtes pas. Tu cours. Puis, comme tu es consciencieux, après cinq minutes, tu décides que tu ferais mieux d’aller y voir d’un peu plus près. Et alors tu découvres le corps. Et seulement alors, tu appelles les flics. »

Il s’empara des mains de Jost et le mit debout.

« Cours avec moi, ordonna-t-il.

— Je ne peux pas…

— Cours ! »

Jost se mit à remuer les pieds à contrecœur Leurs semelles claquaient sur les dalles.

« Maintenant, dis-moi ce que tu vois. Tu sors des bois et tu es sur la route du lac…

— Je vous en prie…

— Dis-moi !

— Je… je vois… une voiture… (Jost avait fermé les yeux.) Trois hommes… Il pleut, ils ont des capotes, des capuchons… leurs têtes sont baissées. Je regrimpe la pente… je… j’ai peur, je traverse la route et je cours sous les arbres pour qu’ils ne me voient pas…

— Oui…

— Ils sont dans leur voiture et ils s’en vont… J’attends, je sors du bois, je trouve le corps…

— Tu oublies quelque chose.

— Non, je jure…

— Tu vois un visage. Quand ils remontent en voiture, tu vois un visage.

— Non…

— Dis-moi qui, Jost. Tu le vois. Tu le connais. Dis-le moi.

— Globus ! cria Jost. C’est Globus. »

4

Le paquet qu’il avait pris dans la boîte aux lettres de Bühler était sur le siège avant, à côté de lui, intact. Pas exclu que ce soit une bombe, pensa March en faisant démarrer la Volkswagen. Depuis quelques mois, c’était une épidémie. Des colis piégés avaient déchiqueté les mains et les figures d’une demi-douzaine de responsables gouvernementaux. Il était fichu de faire la page trois du Tageblatt : « Enquêteur tué dans explosion mystérieuse devant la Caserne. »

Il roula au hasard dans Schlachtensee, jusqu’à la première épicerie, où il acheta une miche de pain noir, du jambon de Westphalie et un quart de whisky écossais. Le soleil brillait toujours ; l’air était vif. Il mit le cap à l’ouest, droit sur les lacs. Il allait s’offrir quelque chose qu’il ne s’était plus payé depuis des années. Un pique-nique.

Après la nomination de Goering comme Maître de chasse en chef du Reich, en 1934, quelques tentatives avaient été faites pour éclaircir le Grunewald. L’administration avait planté des châtaigniers et des tilleuls, ainsi que des saules et des bouleaux, des chênes… Mais le cœur du Wald, sa suite de vallons accidentés couverts de pins mélancoliques, restait inchangé, comme mille ans auparavant, quand les plaines du nord de l’Europe n’étaient qu’une vaste forêt. Les tribus germaniques guerrières avaient émergé de ces forêts, cinq siècles avant Jésus-Christ ; vers elles, à présent, vingt-cinq siècles plus tard et de préférence le week-end, les tribus germaniques victorieuses revenaient, en caravanes ou tentes remorques. Les Allemands étaient un peuple de la forêt. Pensez clairières tant que vous voulez ; les arbres n’attendaient que l’occasion de tout reprendre.

March gara la Volkswagen, prit ses provisions et le colis piégé de Bühler — ou supposé tel —, et monta sans se presser par un sentier escarpé sous les arbres. Cinq minutes d’ascension le menèrent à un point d’où l’on avait une vue imprenable sur la Havel et les pentes d’un bleu brumeux qui s’estompaient au loin. Les pins dégageaient une odeur douce et forte sous le soleil. Un gros avion à réaction gronda dans le ciel, amorçant sa descente sur l’aéroport de Berlin. Le jet disparut, le bruit s’éteignit, on n’entendit bientôt plus que le chant d’un oiseau.

March retardait le moment d’ouvrir le paquet. Il le mettait mal à l’aise. Il alla s’asseoir sur un gros bloc de pierre — à croire que les autorités municipales l’avaient mis là dans ce but précis —, avala une lampée de whisky et se mit à manger.

D’Odilo Globocnik, il ne savait presque rien, et seulement par ouï-dire. L’homme avait connu des hauts et des bas, ces trente dernières années. Né en Autriche, maçon de profession, il était devenu leader du Parti pour la Carinthie au milieu des années trente, puis responsable à Vienne. Une première période de disgrâce, pour spéculation illégale sur les changes, et retour en force au début de la guerre, comme chef de la police au Gouvernement général — il devait y avoir rencontré Bühler, se dit March. Puis, à la fin de la guerre, nouvelle éclipse — quelle voie de garage ? Trieste, s’il se souvenait bien. À la mort d’Himmler, de nouveau à Berlin, à la Gestapo, où il occupait une position non spécifiée, sous les ordres directs de Heydrich.

Ce visage tuméfié et brutal, pas moyen de passer à côté, et malgré la pluie et la faible clarté, Jost l’avait immédiatement reconnu. Un portrait de Globus figurait dans la galerie des célébrités de Sepp Dietrich et l’homme en personne était venu donner une conférence, quelques semaines plus tôt, aux aspirants pétrifiés, sur les structures policiaires du Reich. Pas étonnant que Jost ait à ce point flippé. Il aurait mieux fait d’appeler l’Orpo sans donner son nom — et de se tirer avant leur arrivée. Il aurait surtout mieux fait, de son point de vue, de n’appeler personne.

March finit son jambon. Il rompit le reste du pain et éparpilla les miettes autour de lui. Deux merles, qui l’avaient épié pendant son repas, sortirent précautionneusement du sous-bois et se mirent à picorer.

Il examina l’agenda. Le modèle classique pour les membres du Parti, disponible dans toutes les papeteries. Des informations pratiques au début. Les noms de la hiérarchie du Parti ; ministres du gouvernement, commissaires du Reich, Gauleiters…

Les congés officiels : jour du Renouveau national, 30 janvier ; jour de Potsdam, 21 mars ; Anniversaire du führer, 20 avril ; Fête nationale du Peuple allemande 1er mai…

La carte de l’Empire et la durée des trajets en train : Berlin-Rovno, seize heures ; Berlin-Tïflis, vingt-sept heures ; Berlin-Oufa, quatre jours…

L’agenda couvrait une semaine sur deux pages ; les annotations étaient si rares que March crut d’abord qu’il était vierge. Il le feuilleta plus attentivement. Une croix minuscule au 7 mars. Au 1er avril, Bühler avait noté « Anniversaire de ma sœur. » Une croix encore le 9 avril. Le 11 avril, il avait écrit « Stuckart/Luther, 10 h. » Enfin, à la date du 13 avril, veille de sa mort, Bühler avait tracé une autre petite croix. C’était tout.

March reprit les dates sur son calepin, en haut d’une nouvelle page. Mort de Josef Bühler. Solutions. Un : le décès est accidentel, la Gestapo en a connaissance quelques heures avant la Kripo et Globus ne fait qu’inspecter le corps quand Jost passe par là. Absurde.

Bon. Deux : Bühler est exécuté par la Gestapo et Globus est chargé de la besogne. Absurde également. L’instruction « Nuit et Brouillard » de 1941 est toujours en application. Bühler pouvait être emmené tout à fait légalement vers une quelconque élimination discrète dans une cellule de la Gestapo. L’État confisquait ses biens. Qui porterait son deuil ? Qui poserait des questions ?

Et donc, trois : Bühler est assassiné par Globus qui couvre ses traces en classant l’affaire Sûreté d’État et en récupérant l’enquête. Mais pourquoi avoir laissé la Kripo s’en mêler, ne fût-ce qu’en ouverture ? L’arrière-pensée de Globus ? Pourquoi abandonner la dépouille de Bühler dans un lieu public ?

March s’étendit sur la pierre en fermant les yeux. Le soleil sur ses paupières faisait virer le noir au rouge sang. Une vapeur chaude de whisky l’enveloppa.

Il ne devait pas dormir depuis plus d’une demi-heure quand il surprit un bruit furtif dans les fourrés, puis quelque chose qui effleurait sa manche. Il fut sur ses pieds en une fraction de seconde, assez pour apercevoir la queue blanche d’une biche disparaissant sous les arbres. Un conte bucolique, à dix kilomètres du cœur du Reich ! Ou était-ce le whisky ? Il secoua la tête et ramassa le paquet.

Papier kraft épais, soigneusement plié et maintenu par du ruban adhésif. Oui, emballé professionnellement. Déchirure nette et plis précis, économie de papier et de gestes. Le paradigme du paquet. March n’avait jamais rencontré un homme capable de réaliser un tel emballage — ce paquet était de la main d’une femme. Ensuite : le cachet de la poste. Trois timbres suisses, petites fleurs jaunes sur fond vert. Posté à Zurich à seize heures le 13-4-1964. Donc, avant-hier.

Il sentit ses paumes devenir moites quand il commença à déballer avec un soin exagéré, ôtant d’abord le papier collant, puis, lentement, centimètre par centimètre, le papier. Il souleva un coin. Une boîte de chocolats.

Le couvercle montrait des jeunes filles aux cheveux de lin, en robes de vichy rouge, dansant dans un pré fleuri autour d’un mât enrubanné. En arrière-fond, les Alpes, sommets de neige sur ciel bleu fluorescent. Une légende, surimprimée en caractères gothiques : « Vœux d’anniversaire à Notre Führer Bien-aimé, 1964. » Un détail bizarre, cependant. La boîte était trop lourde pour ne contenir que des chocolats.

Il sortit son canif et fit le tour du film de cellophane, puis posa délicatement la boîte sur une souche. En détournant la tête, le bras tendu au maximum, il souleva le couvercle avec la pointe de la lame. À l’intérieur, un mécanisme se mit à ronronner. Puis ceci :

Heure exquise

Qui nous grise

Lentement…

La caresse

La promesse

Du moment…

L’ineffable étreinte

De nos désirs fous,

Tout dit : « Gardez-moi »

Puisque je suis à vous.

La ritournelle, évidemment, pas les paroles. Mais il ne les connaissait que trop. Seul, sur une hauteur du Grunewald, March écoutait. La boîte à musique égrenait le duo valsé de l’acte III de La Veuve joyeuse.

5

Les rues, en rentrant sur Berlin, paraissaient étrangement calmes. March comprit en arrivant au Werderscher Markt. Un grand écriteau dans le hall annonçait une communication gouvernementale à seize heures trente. Le personnel devait se rassembler à la cantine. Présence : obligatoire. Il arrivait juste à temps.

Ils avaient concocté une nouvelle théorie à la Propagande : la meilleure heure pour les grandes annonces était en fin de journée, au travail. La déclaration était ainsi reçue en commun, dans un esprit de camaraderie — pas de place pour le scepticisme ou le défaitisme individuels. Très précisément, la diffusion était toujours programmée de manière à ce que les travailleurs soient libérés un peu plus tôt que d’habitude — seize heures cinquante, par exemple, au lieu de dix-sept heures —, ce qui créait un sentiment de satisfaction et associait inconsciemment le régime à un contexte positif. On en était là. Le palais blanc immaculé du ministère de la Propagande, sur la Wilhelmstrasse, mobilisait davantage les compétences des psychologues que celles des journalistes.

La cantine s’emplissait peu à peu. Officiers et employés, dactylos et chauffeurs, tous unis, épaule contre épaule, l’incarnation vivante de l’idéal national-socialiste. Quatre écrans de télévision, un dans chaque coin, montraient la carte du Reich, avec la croix gammée en surimpression ; morceaux choisis de Beethoven en fond musical. Régulièrement, une voix masculine annonçait avec conviction : « Peuple d’Allemagne, préparez-vous à une communication importante ! » Anciennement, à la radio, on n’avait droit qu’à la musique. Le progrès, toujours.

Combien March en avait-il vécu de ces événements ? De loin en loin ils jalonnaient ses souvenirs, comme autant d’îlots dans l’océan du temps. En 1938, on l’avait fait sortir de sa classe pour apprendre que les troupes allemandes entraient dans Vienne, que l’Autriche réintégrait la mère patrie. Le directeur, un ancien gazé de la Première Guerre, pleurait sur l’estrade du petit gymnase, sous le regard médusé des plus petits qui n’y comprenaient rien.

En 1939, il était à la maison avec sa mère, à Hambourg. Vendredi matin, onze heures, le discours du Führer radiodiffusé en direct depuis le Reichstag : « Je ne suis à partir de maintenant que le premier soldat du Reich allemand. J’ai revêtu une fois encore cet uniforme qui était pour moi le plus redouté et le plus cher. Je ne l’ôterai que lorsque la victoire sera acquise, ou je ne survivrai pas au dénouement. » Un tonnerre d’applaudissements. Cette fois, c’était sa mère qui pleurait, en se balançant d’avant en arrière, un gémissement misérable. March, dix-sept ans, avait détourné les yeux, de honte, et cherché le portrait de son père — splendide dans l’uniforme de la Flotte impériale allemande. Et il avait pensé : Merci mon Dieu. Enfin la guerre. Maintenant, peut-être, je pourrai me hisser à la hauteur de ce que tu voulais.

Quant aux messages suivants, il était en mer. La victoire sur la Russie au printemps 1943 — un triomphe pour le génie stratégique du Führer ! L’offensive d’été de la Wehrmacht, l’année précédente, avait coupé Moscou du Caucase, séparant l’Armée Rouge des champs pétrolifères de Bakou. La machine de guerre de Staline était simplement tombée en panne d’essence.

La paix avec les Britanniques en 1944 — un triomphe pour le génie du renseignement du Führer ! March se souvenait, tous les sous-marins avaient été rappelés à leurs bases sur la Côte Atlantique pour recevoir un nouveau chiffre ; la perfide Angleterre, leur avait-on expliqué, s’arrangeait jusque-là pour déchiffrer les codes de la mère patrie. Par la suite, débusquer les convois marchands n’avait plus été qu’un jeu d’enfant. L’Angleterre avait été réduite par la faim. Churchill et sa clique belliciste avaient filé au Canada.

La paix avec les Américains en 1946 — un triomphe pour le génie scientifique du führer ! Quand l’Amérique avait défait le Japon, après l’explosion d’une bombe atomique, le Führer avait envoyé une V-3 dans le ciel de New York pour afficher sa capacité de riposte. La guerre, après cela, s’était limitée à des guérillas plus ou moins sanglantes aux confins du nouvel Empire allemand. Un point mort nucléaire, que les diplomates avaient baptisé Guerre froide.

Il y avait eu d’autres grands messages. Quand Goering était mort, en 1951, la radio avait diffusé toute une journée de la musique solennelle avant l’annonce. Himmler avait eu droit à un traitement similaire après sa disparition dans l’explosion d’un avion en 1962. Les morts, les victoires, les guerres, les exhortations au sacrifice ou à la vengeance, la lutte sans panache contre les Rouges sur le front de l’Oural, avec ses batailles et ses offensives aux noms imprononçables — Oktyabr’skoïé, Polounoschnoïé, Alapaïevsk…

March dévisagea les gens autour de lui. La joie forcée, la résignation, l’appréhension. Ceux qui avaient des frères, des fils ou des maris à l’Est. Ils ne quittaient pas les écrans des yeux.

« Peuple d’Allemagne, préparez-vous à une annonce importante ! »

Qu’est-ce qui se préparait ?

La cantine était à peu près comble. March était coincé contre un pilier. Max Jaeger, à quelques mètres, plaisantait avec une secrétaire à la poitrine généreuse du VA(1) — le département juridique. Max croisa son regard par-dessus l’épaule de la fille et lui adressa un large sourire. Un roulement de tambour. La pièce devint calme. Un présentateur :

« Nous sommes en liaison directe avec le ministère des Affaires étrangères à Berlin. »

Un relief de bronze brillait sous les spots : l’aigle nazie avec dans ses serres un globe rayonnant de lumière — comme un lever de soleil dans un dessin d’enfant. Puis le porte-parole du ministère, Drexler, avec ses sourcils épais, ses joues et ses mâchoires ombrées. March étouffa un rire. Il devait pourtant être possible, dans toute l’Allemagne, de dénicher un porte-parole ressemblant à autre chose qu’à un repris de justice.

« Mesdames et messieurs, j’ai à vous communiquer une brève déclaration du ministère des Affaires étrangères du Reich. »

Il s’adressait à un public de journalistes hors du champ de la caméra. Il chaussa ses lunettes et commença à lire.

« Conformément au souhait, depuis longtemps exprimé et attesté, du Führer et du peuple du Grand Empire allemand de vivre en paix et en sécurité avec tous les peuples du monde, et faisant suite à des consultations prolongées avec nos alliés de la Communauté européenne, le ministre du Reich pour les Affaires étrangères, au nom du Führer Adolf Hitler, a aujourd’hui invité le président des États-Unis d’Amérique à visiter le Grand Empire allemand et à entamer des entretiens personnels dans le but de promouvoir une plus grande compréhension entre nos deux peuples. Cette invitation a été acceptée. L’administration américaine a fait savoir ce matin que M. Kennedy rencontrera le Führer à Berlin en septembre. Heil Hitler ! Vive l’Allemagne ! »

Fondu au noir et nouveau roulement de tambour, pour annoncer le début de l’hymne national. Les hommes et les femmes dans la cantine se mirent à chanter. March imagina tous les autres, partout en Allemagne, dans les chantiers navals et les aciéries, dans les bureaux et les écoles, voix graves et voix aiguës mêlées, un colossal beuglement s’élevant jusqu’aux cieux.

Deutschland, Deutschland ueber Alles !

Ueber Alles in der Welt !

Ses lèvres remuèrent à l’unisson, mais aucun son n’en sortait.


« Encore un peu plus de boulot merdique en perspective », dit Jaeger.

Ils avaient regagné leur étage. Jaeger, les pieds sur son bureau, tirait sur son cigare.

« Ceux qui ont déjà l’impression que le Führertag est un cauchemar, question sécurité, ne vont pas rigoler ! Tu vois d’ici le tableau avec Kennedy en ville ? »

March sourit.

« J’ai l’impression que tu ne saisis pas la dimension historique de l’événement.

— Je l’emmerde, la dimension historique. Je pense à mes heures de sommeil. Déjà avec ces bombes qui pètent dans tous les coins. Tiens, regarde. »

Il se redressa en ramenant ses jambes sous le bureau et farfouilla dans une pile de dossiers.

« Pendant que Monsieur fait du tourisme du côté de la Havel, y en a qui turbinent, ici. »

Il prit une enveloppe et en étala le contenu. Un dossier EPPD. Effets personnels de personne décédée. Parmi les papiers, deux passeports qu’il tendit à March. Celui d’un officier SS, Paul Hahn, et celui d’une jeune femme, Magda Voss.

Jaeger expliqua : « Mignon, non ? Ils venaient de se marier. Réception à Spandau. Départ pour la lune de miel. Lui est au volant. Ils tournent dans Nawener Strasse. Un camion stoppe devant eux. Un type sort à l’arrière avec un flingue. Notre gars panique, engage la marche arrière. Wham ! Sur le trottoir, droit dans un réverbère. Il veut repasser en première : pan ! une balle dans la tête. Exit le marié. La belle Magda se précipite hors de la bagnole, essaie de cavaler pour sauver sa peau. Exit la mariée. Exit la lune de miel. Exit tout le bordel. Sauf que c’est pas vraiment fini, car les familles sont toujours à la réception : toast sur toast aux tourtereaux, et personne se casse le cul pour leur annoncer ce qui est arrivé. »

Jaeger éternua dans un mouchoir sale. March regarda encore le passeport de la fille. Jolie. Blonde, les yeux foncés ; étendue le long d’un trottoir, morte, à vingt-quatre ans. « Qui a fait le coup ? » Il déposa le passeport.

Jaeger énuméra en comptant sur ses doigts : « Les Polonais, les Lettons, les Estoniens, les Ukrainiens, les Tchèques, les Croates, les Caucasiens, les Géorgiens, les Rouges, les anars. De nos jours, ça peut être n’importe qui. Le pauvre con avait épinglé un carton d’invitation au panneau d’affichage de sa caserne. La Gestapo pense que quelqu’un du nettoyage, ou des cuisines, tu vois le genre, a repéré l’annonce et fait passer l’info. La plupart des hommes de peine dans les casernes sont des étrangers. On les a tous embarqués cet après-midi, pauvres bougres. »

Il glissa les documents dans l’enveloppe et la rangea dans un tiroir. « Et toi ? Ça s’est passé comment ?

— Prends un chocolat. »

March présenta la boîte à Jaeger, qui l’ouvrit. Les notes grêles emplirent le bureau.

« Sobre et de bon goût.

— Ça te suggère quoi ?

La Veuve joyeuse ? L’opérette favorite du Führer. Ma mère en était dingue.

— La mienne aussi. »

Toutes les mères allemandes en raffolaient. La Veuve joyeuse, Franz Lehár. Première à Vienne en 1905 : aussi écœurant que les gâteaux à la crème en ville. Lehár était mort en 1948 et Hitler avait envoyé un représentant personnel à ses funérailles.

« Que veux-tu que je te dise ? »

Jaeger prit un chocolat entre ses gros doigts et l’enfourna dans sa bouche.

« D’où sortent-ils ? Une admiratrice transie ?

— De la boîte aux lettres de Bühler. »

March mordit dans un chocolat et grimaça au goût amer du cherry-brandy liquide.

« Réfléchis : tu es sans amis, mais on t’expédie de Suisse une luxueuse boîte de chocolats. Sans un mot. Une boîte à musique qui joue l’air favori du Führer. Qui peut faire ça ? (Il avala l’autre moitié du chocolat.) Un empoisonneur peut-être ?

— Mon Dieu ! » Jaeger recracha dans sa main ce qu’il avait dans la bouche. Il récupéra son mouchoir pour essuyer les traînées brunes de salive sur ses doigts et ses lèvres.

« Parfois, je me pose des questions sur ton état mental.

— Destruction systématique d’indices. (March se força à avaler un autre chocolat.) Que dis-je ? Pire : consommation d’indices ; je me rends donc coupable d’un double délit. Détournement de preuves avec intention d’en tirer un bénéfice personnel.

— Tu devrais prendre un peu de congé, mon vieux. Cette fois je parle sérieusement. Tu as besoin de repos. Mon conseil : tu descends et tu balances ces chocolats à la poubelle, vite fait. Et tu viens dîner à la maison ; toi, moi et Hannelore. T’as l’air de quelqu’un qui n’a rien avalé de convenable depuis des semaines. La Gestapo a le dossier. Le rapport d’autopsie ira droit à la Prinz-Albrecht-Strasse. Tout est réglé. Tu oublies.

— Écoute, Max. »

March lui raconta. Jost, sa confession, comment il avait vu Globus avec le cadavre. Il montra l’agenda de Bühler :

« Qui sont Stuckart et Luther ?

— J’en sais rien. »

Le visage de Jaeger exprimait soudain l’inquiétude.

« Et mieux : je ne veux pas savoir. »


Une volée raide de marches en pierre menait à la pénombre du sous-sol. Sur la dernière marche, March hésita, les chocolats à la main. Une porte à gauche menait à la vaste cour pavée où l’on collectait les ordures dans de grandes poubelles rouillées. À droite, le couloir mal éclairé de l’Enregistrement.

Il cala la boîte sous son bras et prit à droite.

L’Enregistrement de la Kripo était logé dans ce qui avait été un dédale de recoins à côté de la chaufferie. La proximité des installations de chauffage et le réseau de tuyaux d’eau chaude qui quadrillait le plafond maintenaient le local dans une chaleur constante. Il régnait là une odeur rassurante de poussière sèche et de papier jauni ; dans la faible lumière, entre les piliers, les étagères métalliques remplies de dossiers et de rapports s’étendaient à l’infini.

La responsable des lieux, une grosse femme à la tunique graisseuse, autrefois gardienne de prison à Plotzensee, exigea sa carte. Il la lui tendit, comme à chaque visite, plusieurs fois par semaine depuis dix ans. Elle examina le document, comme chaque fois, à croire qu’elle ne l’avait jamais vu, puis son visage, à nouveau le passe, avant de le lui rendre avec un mouvement du menton, quelque chose entre le mépris et le merci. Elle agita un doigt :

« Interdit de fumer. »

Pour la cinq centième fois.

Sur l’étagère des ouvrages de référence, immédiatement à côté de l’entrée, il prit le Wer ist’s ? — le Who’s Who allemand —, un répertoire à reliure rouge épais d’un bon millier de pages. Il choisit aussi, moins volumineux, le Guide des personnalités du NSDAP, publié par le Parti, avec les photos, format passeport, des membres. L’ouvrage que Halder avait utilisé pour identifier Bühler. Il fit glisser les deux volumes sur une table et alluma la lampe de travail. La salle était déserte.

Des deux répertoires, March préférait le Guide, publié à peu près annuellement depuis le milieu des années trente. Souvent, l’hiver, pendant les longs après-midi sombres et tranquilles, il aimait se terrer ici, au chaud, et feuilletait les vieilles éditions. Il s’amusait à noter les changements, à suivre l’évolution sur les visages. Les premiers volumes étaient dominés par les bouffeurs de Rouges, les anciens grisonnants des Freikorps, des hommes au cou plus large que le front. Ils fixaient la caméra, tirés à quatre épingles, guindés, comme des ouvriers agricoles du XIXe siècle dans leurs habits du dimanche. Au fil des années cinquante, les gueulards de brasserie avaient cédé la place aux technocrates lisses du type Speer, aux universitaires soignés, sourires lisses et regards durs.

Il y avait un Luther. Prénom : Martin. Un nom célèbre parmi nous, camarades. Mais ce Luther-ci avait peu de points communs avec son illustre homonyme : un visage de pudding, des cheveux noirs, d’épaisses lunettes d’écaillé. March sortit son calepin.

Né : 16 décembre 1895, Berlin. Service Armée impériale, division du Train, 1914–1918. Profession : déménageur. Membre NSDAP et SA au 1er mars 1933. Siège Conseil municipal de Berlin pour le district de Dahlem. Entré aux Affaires étrangères, 1936 ; chef de l’Abteilung Deutschland — le département Allemagne — aux Affaires étrangères jusqu’à sa retraite, 1955. Promu sous-secrétaire d’État, juillet 1941.

Les détails étaient peu nombreux, mais suffisants pour se faire une idée. Le profil du teigneux agressif. Un politicien de rue mal dégrossi. Et un opportuniste : comme des milliers d’autres, Luther avait couru s’affilier au Parti dans les semaines qui avaient suivi l’arrivée de Hitler au pouvoir.

March fit tourner les pages jusqu’à Stuckart, Wilhelm, docteur en droit. Le portrait était un cliché de photographe professionnel — visage boudeur et éclairage en clair-obscur pour acteur de cinéma. Un homme vaniteux, et en même temps un curieux mélange : cheveux gris ondulés, regard intense, mâchoire volontaire, mais une bouche molle, presque voluptueuse. March recommença à écrire.

Né : 16 novembre 1902, Wiesbaden. Études de droit et d’économie, universités de Munich et Francfort s/Main ; diplômé Magna cum Laude, juin 1928. Membre du Parti, Munich, 1922. Diverses fonctions dans la SA et la SS. Maire de Stettin, 1933. Secrétaire d’État, ministère de l’Intérieur, 1935–1953. Publication : Commentaire sur les Lois raciales allemandes (1936). Promu SS-Obergruppenführer honoraire, 1944. Retour à activité juridique privée, 1953.

Un personnage passablement différent de Luther. Intellectuel, alter Kämpfer (comme Bühler). Ambitieux. Devenir maire de Stettin à trente et un ans, un port de près de trois cent mille habitants… Tout à coup, March se rendit compte qu’il avait déjà lu cela quelque part. Récemment. Où ? Il ne voyait pas. Il ferma les yeux. Allons.

Le Wer Ist’s ? n’apportait rien de neuf, sauf que Stuckart était célibataire et que Luther en était à son troisième mariage. March chercha une double page vierge dans son carnet et traça trois colonnes. Les noms en haut, Bühler, Luther, Stuckart. Puis il fit une liste des dates. Établir des chronologies était une de ses méthodes favorites. Excellent instrument pour tisser des liens dans ce qui sans cela restait un embrouillamini de faits aléatoires.

Ils étaient tous nés à peu près au même moment. Bühler avait soixante-quatre ans ; Luther, soixante-huit ; Stuckart, soixante et un. Ils étaient tous devenus fonctionnaires dans les années trente — Bühler en 1939, Luther en 1936, Stuckart en 1935. De même rang ou presque : Bühler et Stuckart, secrétaires d’État ; Luther, sous-secrétaire. Tous retraités dans les années cinquante, Bühler en 1951, Luther en 1955, Stuckart en 1953. Ils devaient se connaître. Ils s’étaient rencontrés vendredi dernier à dix heures du matin. Où était le lien ?

March se renversa sur sa chaise et suivit des yeux l’entrelacs des tuyaux qui semblaient se faire la course au plafond.

Et il se rappela.

D’un bond il fut debout.

Près de la préposée se trouvaient les collections non reliées du Berliner Tageblalt, du Völkiscker Beobachter et du journal de la SS, Das Schwarzes Korps. Il tourna nerveusement les pages du Tagébiatt, de l’édition de la veille, jusqu’aux nécrologies. C’était là. Il l’avait lu hier.

Le camarade du Parti Wilhelm Stuckart, ancien secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur, décédé inopinément d’une crise cardiaque ce dimanche 13 avril, restera dans nos mémoires comme le serviteur dévoué de la cause national-socialiste…

Le sol lui parut se dérober sous ses pieds. La femme de l’Enregistrement le fixait, il en avait conscience.

« Vous n’êtes pas bien, Herr Sturmbannführer ?

— Non, ça va. Vous pouvez me rendre un service ? »

Il prit un formulaire de commande de dossier et le compléta, nom, prénom, et date de naissance de Stuckart.

« Est-ce qu’il existe un dossier à ce nom ? »

La femme jeta un coup d’œil sur la fiche et tendit la main :

« Votre carte. »

Il la lui donna. Elle lécha le bout de son crayon et reporta les douze chiffres du code de service de March sur le formulaire. On gardait ainsi la trace de qui, à la Kripo, avait réclamé quel dossier, à quel moment. Sa demande resterait là, consignée, offerte à la curiosité de la Gestapo. Huit heures après qu’on l’eut déchargé de l’affaire Bühler. Une preuve de plus de son manque de discipline national-socialiste. Irrécupérable.

La préposée avait tiré un long tiroir de bois et parcourait le haut des fiches du bout de ses doigts carrés.

« Stroop, marmonnait-elle. Strunck, Struss, Stülpnagel…

— Trop loin », dit March.

Elle grommela et sortit un carton de couleur rose.

« Stuckart, Wilhelm. (Elle regarda March.) Il y a un dossier. Il est sorti.

— Qui l’a ?

— Voyez vous-même. »

March se pencha. Le dossier de Stuckart était chez le Sturmbannführer Fiebes, du département Kripo VB3. La division des crimes sexuels.


Le whisky et l’air sec lui avaient donné soif. Il y avait un distributeur d’eau dans le corridor de l’Enregistrement. Il se versa à boire et réfléchit à la suite des événements.

Qu’aurait décidé quelqu’un de raisonnable ? Facile. Quelqu’un de sensé serait rentré chez lui, comme le faisait chaque soir Max Jaeger. On reprenait son chapeau et son manteau, on retrouvait sa femme et ses gosses. Pour lui, l’option n’avait pas de sens. L’appartement vide, Ansbacher Strasse, les disputes des voisins, le journal de la veille… Il avait à ce point rétréci son existence que plus rien ne tenait, sauf ce boulot. S’il trahissait, que restait-il ?

Et il y avait autre chose, cette pulsion qui le jetait hors du lit chaque matin, qui l’aidait à affronter chaque nouvelle journée : le désir et la volonté de savoir. Dans ce métier de flic, il y avait toujours, plus loin, un autre carrefour à atteindre, un autre coin à tourner. Qui étaient les Weiss et qu’étaient-ils devenus ? Qui était le cadavre du lac ? Quel lien entre la mort de Bühler et celle de Stuckart ? Voilà ce qui le portait en avant, sa chance ou son malheur : savoir à tout prix. Et donc, en fin de compte, pour lui, il n’y avait pas de choix.

Il jeta le gobelet de papier dans la poubelle et regagna son étage.

6

Walter Fiebes était à son bureau, assis devant une bouteille de schnaps. Cinq paires d’yeux fixés sur lui depuis une tablette sous la fenêtre, cinq têtes humaines alignées — des moulages de plâtre, calottes crâniennes relevées, comme des sièges de toilette, dévoilant des cerveaux en sections rouges et grises —, les cinq souches qui composaient l’Empire allemand.

Des plaques donnaient le détail et spécifiaient le classement, de gauche à droite, par ordre décroissant d’acceptabilité officielle. Catégorie Un : Nordique pur. Catégorie Deux : Nordique prédominant ou Phallique. Catégorie Trois : Sang-mêlé harmonieux avec légères caractéristiques dinarico-alpines ou méditerranéennes. Les trois groupes qualifiés pour appartenir à la SS. Les autres ne permettaient pas l’accès à la fonction publique et regardaient Fiebes d’un air de reproche. Catégorie Quatre : Hybride à prépondérance Est-baltique ou alpine. Catégorie Cinq : Hybride d’origine extra-européenne.

March était Un/Deux. Fiebes, par ironie du sort, était Trois extrême limite. Mais les fanatiques en la matière se recrutaient rarement parmi les surhommes aryens aux yeux bleus — « trop enclins à considérer comme allant de soi leur appartenance au Volk », dans le jargon du Das Schwarzes Korps. Aux frontières marécageuses de la race allemande, ceux qui veillaient étaient les moins assurés de la qualité de leur sang. L’insécurité donne les bons chiens de garde. Le maître d’école de Franconie, aux genoux cagneux, ridicule dans ses Lederhosen ; le boutiquier bavarois avec ses lentilles en cristal de roche ; le comptable roux de Thuringe avec son tic nerveux et son attirance pour les tout jeunes membres de la Jeunesse hitlérienne ; les handicapés et les moches, les nabots du fatras national — ceux-là étaient les plus bruyants défenseurs du Volk.

Ainsi donc, c’était Fiebes — le Fiebes myope, voûté, avec ses dents de lapin, le cocu notoire — que le Reich avait installé à ce poste crucial, le seul qu’il avait vraiment désiré et qui le comblait. Au rang des crimes capitaux, l’homosexualité et l’union interraciale avaient remplacé le viol et l’inceste. L’avortement, « acte de sabotage contre l’avenir racial de l’Allemagne », était passible de mort. Les années soixante étaient marquées par une forte recrudescence des crimes sexuels. Fiebes, renifleur de draps par tempérament, remplissait avec zèle sa mission, jour et nuit — toutes les heures que lui donnait le Führer. Pour reprendre l’expression de Max Jaeger, il était alors aussi heureux qu’un cochon dans la merde.

Pas aujourd’hui, en tout cas. Il avait picolé, ses yeux étaient humides, sa moumoute en forme d’aile de chauve-souris était légèrement de guingois.

March attaqua d’emblée :

« D’après les journaux, Stuckart est mort d’une crise cardiaque… »

Fiebes cligna des yeux.

« …mais selon l’Enregistrement, son dossier est chez toi.

— Je ne peux rien divulguer.

— Tu le peux parfaitement. Nous sommes collègues. »

March prit une chaise et alluma une cigarette.

« Je suppose qu’on a le topo habituel — éviter le scandale pour les familles ? »

Fiebes murmura :

« Pas seulement les familles. (Il hésita.) Je peux en prendre une ?

— Sûr. »

March tendit son paquet puis actionna son briquet. Fiebes tira maladroitement une bouffée, comme un écolier.

« Cette affaire m’a pas mal secoué, March. J’ai pas peur de le dire. Ce type comptait pour moi.

— Tu le connaissais ?

— De réputation, évidemment. Je ne l’ai jamais vraiment rencontré. Pourquoi tu t’intéresses à ça ?

— Sécurité d’État. Je ne suis pas autorisé à en dire plus. Tu connais.

— Ah. Maintenant je comprends. (Fiebes remplit son verre de schnaps.) On est pareils, toi et moi.

— Oui ?

— Absolument. Tu es le seul, ici, à t’esquinter autant que moi. On est débarrassés de nos femmes, de nos gosses, de toute cette merde. On vit pour l’enquête. Quand ça tourne, on est bien. Quand ça foire… (Sa tête tomba en avant.) Tu connais le livre de Stuckart.

— Malheureusement non. »

Fiebes ouvrit un tiroir de son bureau et tendit un volume fatigué relié de cuir. Commentaire sur les Lois raciales allemandes. March tourna les pages. Des chapitres sur les lois de Nuremberg, les trois lois de 1935 : sur la Citoyenneté du Reich, sur la Protection du sang et de l’honneur allemands, sur la Protection de la santé génétique du peuple allemand. Des passages étaient soulignés à l’encre rouge ; en marge, des points d’exclamation. « Pour éviter le dommage racial, il est impératif que les couples se soumettent à un examen médical prénuptial. » « Le mariage entre individus atteints de maladie vénérienne, de handicap mental, d’épilepsie ou d’“infirmité génétique” (voir 1933, Loi de Stérilisation) ne sera autorisé que sur présentation d’un certificat de stérilisation. » Il y avait des tableaux : « Récapitulatif de l’Admissibilité du mariage entre Aryens et non-Aryens », « Fréquence du métissage au premier degré ».

Du charabia pour Xavier March.

Fiebes reprit :

« Une bonne partie de tout ça est dépassé, actuellement. Tout ce qui se réfère aux Juifs… (Il fit un geste vague.) Comme chacun sait, ils sont à l’Est. Mais le Stuckart reste une bible dans ce qui est ma vocation. Une pierre angulaire. »

March lui rendit le livre. Fiebes le berça comme un nouveau-né.

« Ce que j’aurais voulu voir, c’est le dossier sur la mort de Stuckart. »

Il s’apprêtait à argumenter. Mais Fiebes se contenta d’un mouvement ample avec sa bouteille de schnaps.

« Je t’en prie ! »


Le dossier Kripo était une pièce de musée. Il remontait à plus d’un quart de siècle. En 1936, Stuckart avait été nommé au ministère de l’Intérieur, membre du Comité pour la protection du sang allemand — un tribunal de fonctionnaires civils, de juristes et de médecins qui statuait sur les demandes de mariage entre Aryens et non-Aryens. Peu de temps après, la police avait reçu des dénonciations anonymes : Stuckart aurait délivré des autorisations de mariage en échange de pots-devin ; apparemment, il aurait aussi exigé les faveurs de certaines demanderesses.

Le premier plaignant cité était un tailleur de Dortmund, un certain Maser, qui avait protesté auprès de la cellule locale du Parti à propos de violences sexuelles infligées à sa fiancée. Sa déclaration avait été transmise à la Kripo. Aucune trace d’enquête. Mais Maser et sa promise avaient été envoyés en KZ. D’autres pièces, de nombreux rapports d’informateurs, y compris du Blockleiter de Stuckart pendant la guerre. Aucune mention d’une action quelconque.

En 1953, Stuckart avait noué une liaison avec une jeunesse de dix-huit ans, Maria Dymarski, de Varsovie. Elle avait revendiqué des ancêtres allemands remontant à 1720 pour pouvoir épouser un capitaine de la Wehrmacht. Les experts du ministère de l’Intérieur concluent à un faux. L’année suivante. Maria Dymarski reçoit un permis de travail comme domestique à Berlin. L’employeur s’appelle Stuckart.

March leva les yeux.

« Comment a-t-il pu s’en tirer pendant dix ans ?

— Un Obergruppenführer ? On ne porte pas plainte contre ça. Regarde ce qui est arrivé au tailleur quand il a osé. D’ailleurs personne n’avait de preuves.

— Il y en a maintenant ?

— Regarde dans l’enveloppe. »

Jointe au dossier, une enveloppe brune. Et une douzaine de photos couleurs, d’une qualité étonnante, montrant Stuckart et Dymarski au lit. Deux corps blancs sur des draps de satin rouge. Visages grimaçants sur certains clichés, apaisés sur d’autres ; faciles à identifier. Toutes les vues étaient prises du même endroit, sur le côté du lit. Le corps de la fille, pâle et mal nourri, paraissait fragile à côté de celui de l’homme. Sur une photo, elle était assise sur lui, ses bras minces et blancs croisés sur la nuque, visage tourné vers l’objectif ; elle avait des traits slaves, mais ses longs cheveux teints en blond pouvaient la faire passer pour une Allemande.

« C’est pas très récent…

— Environ dix ans. Il est devenu plus gris. Elle a pris quelques kilos. Avec l’âge, elle ressemble encore plus à une pute.

— Une idée de l’endroit ? »

L’arrière-plan n’était qu’une masse de couleurs confuse et floue. La tête de lit en bois brun, le papier peint à rayures rouges et blanches, la lampe et son reflet jaune… ce pouvait être n’importe où.

« Chez lui, sûrement pas. En tout cas, pas comme c’est décoré maintenant. Peut-être un hôtel, une maison de passe. L’appareil est derrière un miroir sans tain. Tu remarques la façon dont ils fixent l’objectif ? J’ai vu ce regard des centaines de fois. Ils se reluquent dans le miroir. »

March réexamina chacune des photos. Tirages lisses et brillants, sans une griffe — de nouvelles épreuves à partir des négatifs d’origine. Le type de photos qu’un maquereau cherche à vous refiler dans une ruelle louche de Kreuzberg.

« Où les a-t-on trouvées ?

— À côté des corps. »

Stuckart avait d’abord abattu sa maîtresse. Selon le rapport d’autopsie, elle était couchée, entièrement vêtue, la face contre le lit, dans l’appartement de Stuckart, Fritz-Todt-Platz. Il lui avait collé une balle dans la nuque avec son SS Luger (sûrement la première fois que le vieux gratte-papier l’utilisait, pensa March — si cette histoire tenait debout). Des traces de coton et de duvet dans la plaie donnaient à croire qu’il avait tiré à travers un oreiller. Puis il s’était assis au bord du lit pour se tirer une balle dans la bouche. Sur les photos de la scène, aucun corps n’était reconnaissable. Le pistolet était encore serré dans la main de Stuckart.

« Il a laissé un mot, dit Fiebes. Sur la table de la salle à manger.

“Par ce geste, j’espère épargner de l’embarras à ma famille, au Reich, au Führer. Heil Hitler ! Vive l’Allemagne ! Wilhelm Stuckart.”

— Chantage ?

— Sans doute.

— Qui a trouvé le corps ?

— C’est là que ça devient drôle. Une journaliste — une Américaine ! »

Fiebes avait craché le dernier mot avec un mépris total.

La déposition était dans le dossier : Charlotte Maguire, vingt-cinq ans, correspondante à Berlin pour une agence américaine, World European Features.

« Une vraie petite pute. Elle a commencé par gueuler à propos de ses droits quand on l’a embarquée. Ses droits ! » Il y alla d’une autre gorgée de schnaps.

« Merde. Je suppose qu’à présent on doit être aimables avec les Américains, pas vrai ? »

March nota l’adresse de la fille. Le seul autre témoin interrogé était le gardien de l’immeuble. L’Américaine prétendait avoir vu deux hommes dans l’escalier juste avant la découverte du corps. Le concierge jurait qu’il n’avait vu personne.

March releva brusquement la tête. Fiebes sursauta aussitôt :

« Qu’est-ce que c’est ?

— Rien. Une ombre devant ta porte, je ne sais pas…

— Mon Dieu, cet endroit… »

Fiebes courut ouvrir la porte de verre dépoli et regarda de part et d’autre dans le couloir. March en profita pour détacher l’enveloppe agrafée à l’arrière du dossier et la fourrer dans sa poche.

« Personne. Tes nerfs te jouent des tours, March.

— Imagination hyperactive : mon problème depuis toujours. »

Il ferma le dossier et se leva.

Fiebes oscilla sur ses jambes en louchant.

« Tu ne le prends pas ? T’es pas sur le coup avec la Gestapo ?

— Non. Une autre affaire.

— Ah ! (Il s’assit lourdement.) Quand tu as prononcé “sécurité d’État”, je me suis dit… Quelle importance. C’est plus de mon ressort. La Gestapo a pris le relais, Dieu merci. Obergruppenführer Globus — c’est lui le responsable. Tu en as sûrement entendu parler. Une brute, d’accord, mais il saura démêler l’affaire. »


Le bureau d’information de l’Alexanderplatz avait l’adresse de Luther. Selon les données de la police, il habitait toujours Dahlem. March alluma une cigarette avant de composer le numéro. Le téléphone sonna longtemps — un écho morne et froid, hostile, quelque part dans la ville. Au moment où il allait raccrocher, une femme répondit.

« Allô ?

— Frau Luther ?

— Oui. »

À l’oreille, elle paraissait plus jeune que prévu. Mais sa voix était épaisse, comme si elle venait de pleurer.

« Mon nom est Xavier March. Je suis enquêteur à la Kripo de Berlin. Puis-je parler à votre mari ?

— Je suis désolée… je ne comprends pas. Si vous êtes de la police, sûrement vous savez…

— Savez ? Savez quoi ?

— Qu’il a disparu. Depuis dimanche. »

Elle se mit à pleurer.

« Je suis navré d’apprendre cela. »

March tapota sa cigarette sur le bord du cendrier.

Grand Dieu, encore un !

« Il a dit qu’il se rendait pour affaires à Munich, qu’il rentrerait lundi. (Elle se moucha.) Mais j’ai déjà expliqué tout cela. Vous devez savoir que cette affaire est traitée au plus haut niveau. Comment ?… »

Elle s’interrompit. March entendit une conversation à l’autre bout du fil. Une voix d’homme, dans la pièce, dure, posant des questions.

« L’Obergruppenführer Globocnik est ici. Il voudrait vous parler. Comment disiez-vous, votre nom ? »

March reposa le combiné.


En sortant, il pensa au coup de téléphone chez Bühler, ce matin. La voix d’un vieil homme :

« Bühler ? Parlez.

— Qui est à l’appareil ?

— Un ami. »

Clic.

7

La Bulowstrasse court d’est en ouest sur environ un kilomètre, dans l’un des quartiers les plus animés de Berlin, près de la gare de Gotenland. L’adresse de l’Américaine était à peu près à mi-chemin, dans un bloc d’habitations.

L’endroit était plus délabré que March ne s’y attendait : cinq niveaux, noircis par un siècle de suies et d’échappements de voitures, maculés de fiente. Un poivrot était affalé près de l’entrée, tournant la tête pour suivre les passants. En face, de l’autre côté de la rue, une station aérienne du U-Bahn. Au moment où il gara la voiture, un train quitta la station ; les wagons rouges et jaunes faisaient jaillir des éclairs bleu-blanc d’électricité, fulgurants dans le jour qui tombait.

L’appartement était au quatrième. Personne. Un mot en anglais était scotché sur la porte : « Henry, je suis au bar Potsdamer Strasse. Love. Charlie. »

March redescendit l’escalier d’un pas lourd, découragé. La Potsdamer Strasse était longue, avec des bars partout.

« Je cherche Fräulein Maguire, dit-il à la concierge dans le vestibule. Vous avez une idée de l’endroit où je peux la trouver ? » Ce fut comme s’il avait actionné un interrupteur : « Elle est sortie il y a une heure, Herr Sturmbannführer. Vous êtes le deuxième à la demander. Un quart d’heure après son départ, un jeune type est passé. Également un étranger — bien habillé, les cheveux courts. Elle rentrera pas avant minuit, vous pouvez me croire. »

March se demanda sur combien de ses locataires la vieille avait ainsi filé des tuyaux à la Gestapo.

« Il y a un lieu où elle va régulièrement ?

Heini’s. Derrière le coin. C’est là que traînent tous ces fichus étrangers.

— Votre sens de l’observation vous honore, madame. »

Le temps de lui permettre de réattaquer son tricot, et cinq minutes plus tard, March n’ignorait plus rien de « Charlie » Maguire. Il savait qu’elle avait des cheveux noirs coupés court ; qu’elle était petite et mince ; qu’elle portait un imper de plastique brillant bleu, « et des hauts talons, comme une pute » ; qu’elle logeait là depuis six mois ; qu’elle n’avait pas d’heure et que souvent elle ne se levait pas avant midi ; qu’elle payait son loyer en retard ; qu’il fallait voir la quantité de bouteilles d’alcool vides que cette traînée jetait à la poubelle… « Non, merci, madame, je ne désire pas les inspecter, ce ne sera pas nécessaire, vous m’avez été d’une très grande aide… »

Il prit à droite dans Bulowstrasse. Puis encore à droite, jusqu’à la Potsdamer Strasse. Heini’s était à cinquante mètres sur la gauche. Une enseigne peinte montrait un patron brasseur — grand tablier et moustache en guidon de vélo — brandissant une chope écumante de bière. En dessous, une partie des lettres au néon rouge ne brûlait plus : Hei..s.

Le café était tranquille, sauf un coin où un groupe de six personnes avait pris place autour d’une table, parlant haut et fort, avec des accents anglais. Elle était la seule femme. Elle riait en passant sa main dans les cheveux d’un homme plus âgé. Lui aussi riait. Puis il aperçut March, dit quelque chose, et le rire se figea net. Ils le regardèrent s’approcher. Il avait conscience de son uniforme, du bruit de ses bottes sur le parquet ciré.

« Fräulein Maguire, mon nom est Xavier March de la Kriminalpolizei de Berlin. (Il produisit sa carte.) J’aimerais vous parler, si vous le permettez. »

Elle avait de grands yeux foncés, qui reflétaient les lumières du bar.

« Allez-y.

— En privé, je vous prie.

— Je n’ai rien de nouveau à vous apprendre. »

Elle se tourna vers l’homme dont elle avait ébouriffé les cheveux et murmura quelque chose que March ne put saisir. Ils riaient tous. March ne bougeait pas. Finalement, un homme plus jeune en veston de sport et chemise à col boutonné se leva. Il sortit une carte de sa poche de poitrine et la présenta.

« Henry Nightingale. Deuxième secrétaire à l’ambassade des États-Unis. Je suis désolé, monsieur March, mais miss Maguire a raconté tout ce qu’elle savait à vos collègues. »

March ignora la carte.

La jeune femme reprit :

« Si vous êtes vraiment décidé à vous incruster, autant vous joindre franchement à nous. Voici Howard Thompson du New York Times. »

L’homme plus âgé leva son verre.

« Lui, c’est Bruce Fallon de United Press. Peter Kent, CBS. Arthur Haines, Reuter. Henry, les présentations sont faites. Moi, vous me connaissez apparemment. On prend un pot pour célébrer la grande nouvelle. Allons : Américains et SS, tous copains maintenant.

— Doucement, Charlie, dit le jeune homme de l’ambassade.

— La ferme, Henry. Seigneur ! Si ce type ne bouge pas tout de suite, je me lève et je discute le coup avec lui rien que par ras-le-bol. Regardez… »

Elle prit une feuille de papier chiffonné sur la table et l’agita sous le nez de March. « Voilà ! C’est tout ce que je récolte pour avoir été mêlée à ce cirque. Mon visa retiré pour “fraternisation avec un citoyen allemand sans autorisation officielle”. J’étais censée vider les lieux aujourd’hui même. Les copains ont discuté le coup au ministère de la Propagande et m’ont obtenu une semaine de rabiot. Ça faisait moche dans le tableau, pas vrai ? Me jeter le jour de la grande nouvelle.

— C’est important », insista March.

Elle le considéra. Un regard froid. L’homme de l’ambassade posa sa main sur son bras.

« Tu n’es pas forcée d’y aller. »

C’est ce qui parut la décider.

« Tu vas la boucler, Henry ? »

Elle se libéra net et ramena son imper sur ses épaules.

« Il a l’air fréquentable — pour un Nazi. Merci pour le drink. »

Elle vida d’un trait le contenu de son verre — whisky soda, d’après l’apparence — et se leva.

« Allons-y. »

Celui qui s’appelait Thompson dit quelque chose en anglais.

« Je le serai. Ne t’en fais pas. »

Dehors, elle demanda :

« Où allons-nous ?

— Vers ma voiture.

— Et puis ?

— L’appartement du Dr Stuckart.

— Le pied ! »

Elle était vraiment petite. Même trottinant sur ses hauts talons, elle ne lui arrivait pas à l’épaule. Il lui ouvrit la portière de la Volkswagen. Quand elle se pencha, il surprit son haleine, l’odeur de whisky et celle de cigarette — française, pas allemande — et aussi son parfum, quelque chose de cher, pensa-t-il.

Le moteur 1300 de la Volkswagen crépitait dans leur dos. March conduisait prudemment : vers l’ouest, par la Bülowstrasse, autour de Berlin-Gotenland, puis au nord, l’avenue de la Victoire. L’artillerie prise au cours de l’offensive Barberousse bordait la chaussée, canons pointés vers les étoiles. Normalement, cette partie de la ville était tranquille en soirée ; les Berlinois préféraient les brasseries bruyantes derrière le Ku-Damm, ou les rues encombrées de Kreuzberg. Mais aujourd’hui, les gens étaient partout, en groupes, admirant les canons et les façades inondées de lumière, déambulant, léchant les vitrines.

« Qui peut avoir envie de sortir le soir pour s’extasier devant des canons ?

— Les touristes. Le 20, ils seront plus de trois millions. »

C’était risqué, ramener l’Américaine chez Stuckart, surtout à présent : Globus savait que quelqu’un de la Kripo cherchait à joindre Luther. Mais il devait voir les lieux, entendre sur place le récit de la fille. Il n’avait pas de plan, ni vraiment d’idée sur ce qu’il pourrait trouver. Il pensa à cette phrase du Führer : « Je vais là où la Providence le dicte, avec l’assurance d’un somnambule », et il sourit.

Devant eux, dans le faisceau croisé des projecteurs, se profilait l’aigle au sommet du Grand Dôme. Elle semblait suspendue dans le ciel, immense prédateur doré planant sur la capitale.

Elle avait remarqué son sourire.

« Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

— Rien. »

Il prit à droite devant le Parlement européen. Les couleurs des douze membres étaient éclairées par des spots. La bannière à croix gammée était deux fois plus grande que les autres drapeaux.

« Racontez-moi, pour Stuckart. Jusqu’à quel point vous le connaissiez ?

— Pratiquement pas. Je l’ai rencontré grâce à mes parents. Mon père était en poste à l’ambassade, ici, avant la guerre. Il a épousé une Allemande, une actrice. Ma mère. Monika Koch, ça vous dit quelque chose ?

— Non, je ne crois pas. »

Son allemand était presque sans défaut. Elle avait dû le parler toute petite. Avec sa mère, sans doute.

« Elle serait navrée de vous entendre. Elle a l’air de penser qu’elle était une grande star. Bref, tous deux connaissaient vaguement Stuckart. Quand j’ai fait ma valise pour Berlin, l’an dernier, ils m’ont donné une liste de gens à contacter. Une bonne moitié étaient morts, ou tout comme. Les autres, le plus souvent, ne voulaient rien savoir. Les journalistes américains ne sont pas une compagnie très saine, si vous voyez ce que je veux dire. Je peux fumer ?

— Je vous en prie. Comment était Stuckart ?

— Affreux. »

Son briquet s’éclaira dans l’obscurité. Elle inhala profondément.

« Il m’a mis la main aux fesses alors que cette femme était présente, devant elle. Un peu avant Noël. Je l’ai évité, après cela. Puis, la semaine dernière, j’ai reçu un avis de mon bureau à New York. Ils voulaient un papier pour le soixante-quinzième anniversaire de Hitler, avec témoignages de compagnons de la première heure.

— Et vous avez téléphoné à Stuckart ?

— Oui.

— Vous êtes convenus de vous rencontrer dimanche. Et quand vous êtes arrivée, il était mort ?

— Si vous savez tout, pourquoi ces questions ?

— Je ne sais pas tout, Fräulein. Voilà le problème. »

Ils roulèrent en silence.

La Fritz-Todt-Platz était à deux blocs de l’avenue de la Victoire. Construit au milieu des années cinquante, dans le cadre du grand projet d’aménagement de la ville de Speer, l’ensemble regroupait des immeubles luxueux autour d’un petit square commémoratif. Au centre s’élevait une statue ridiculement grandiloquente de Todt, par le professeur Thorak.

« Lequel est celui de Stuckart ? »

Elle montra du doigt un bâtiment de l’autre côté du square. March fit le tour et alla se garer plus loin.

« Quel étage ?

— Quatre. »

Il leva les yeux. Le quatrième n’était pas éclairé. Bien.

La statue de Todt était éclaboussée de lumière. Dans le reflet, le visage de la jeune femme était pâle. Comme si elle était sur le point de se trouver mal. March pensa aux photos des cadavres qu’il avait vues chez Fiebes — le crâne de Stuckart comme un cratère, telle une bougie consumée de l’intérieur — et il comprit.

« Rien ne m’oblige à venir ici, n’est-ce pas ?

— Non. Mais vous le ferez.

— Pourquoi ?

— Parce que vous voulez savoir ce qui s’est passé là-haut. Presque autant que moi. C’est pour ça que vous êtes là. »

Elle le regarda fixement pour la deuxième fois. Puis elle écrasa sa cigarette, l’écrabouillant au fond du cendrier.

« Alors, vite. J’aimerais rejoindre mes amis. »

Les clés de l’immeuble étaient toujours dans l’enveloppe que March avait détachée du dossier. Cinq au total. Il trouva la bonne, qui leur donna accès au hall d’entrée — luxueux et vulgaire, dans le goût néoimpérial, sol de marbre blanc, lustre de cristal, sièges dorés du XIXe siècle garnis de peluche rouge, une odeur insistante de fleurs séchées. Pas de portier, grâce au ciel : l’homme devait avoir pris congé. En fait, tout l’immeuble paraissait désert. Les occupants étaient sans doute ailleurs, à la campagne, dans leur résidence secondaire. Berlin — la foule — était invivable les jours précédant le Führertag. Les gens chics fuyaient la capitale.

« Et maintenant ?

— Dites-moi simplement ce qui s’est passé.

— Le gardien était à la réception, ici. J’ai demandé Stuckart. Il m’a envoyée au quatrième. Je ne pouvais pas prendre l’ascenseur, on le réparait. Un technicien y travaillait. J’ai donc été à pied.

— Quelle heure ?

— Midi. Précis. »

Ils empruntèrent l’escalier.

« Je venais d’atteindre le deuxième, quand deux hommes sont arrivés vers moi en courant.

— Décrivez-les, s’il vous plaît.

— Tout s’est passé trop vite. La trentaine, les deux. L’un avait un costume brun, l’autre un anorak vert. Cheveux courts. C’est à peu près tout.

— Qu’est-ce qu’ils ont fait en vous voyant ?

— Ils m’ont simplement repoussée. Celui à l’anorak a dit quelque chose à l’autre, mais je n’ai pas pu entendre. Il y avait un boucan de foreuse dans la cage d’ascenseur. Puis j’ai continué jusque chez Stuckart et j’ai sonné. Personne n’a répondu.

— Et ?

— Je suis redescendue chez le portier. Je lui ai demandé d’ouvrir la porte de Stuckart, pour vérifier si tout allait bien.

— Pourquoi ? »

Elle hésita.

« Ces deux hommes : il y avait quelque chose. Un pressentiment. Vous savez, le sentiment qu’on éprouve lorsqu’on frappe à une porte et que personne ne répond, pourtant on est sûr qu’il y a quelqu’un.

— Et vous avez persuadé le portier d’ouvrir la porte ?

— Je lui ai dit que j’appelais la police s’il ne bougeait pas. Il aurait des comptes à rendre aux autorités s’il était arrivé un malheur au Dr Stuckart. »

Fine psychologie, pensa March. Trente ans aux ordres : l’Allemand moyen en était à ne plus assumer aucune responsabilité, même ouvrir une porte.

« Et vous avez découvert les corps ? »

Elle fit signe que oui.

« Lui d’abord. Il a crié et je me suis précipitée.

— Vous avez mentionné les deux hommes de l’escalier ? Qu’a dit le portier ?

— D’abord, il était trop occupé à vomir. Puis il a affirmé qu’il n’avait vu personne, que j’avais dû rêver.

— Vous pensez qu’il mentait ? »

Elle réfléchit.

« Non, je n’en ai pas l’impression. Je crois que sincèrement il n’a rien vu. D’autre part, je ne comprends pas comment il aurait pu les manquer. »

Ils n’avaient pas bougé du palier du deuxième, l’endroit où, disait-elle, ils étaient passés. March redescendit une volée de marches. Elle le suivit après une seconde d’hésitation. Une porte s’ouvrait sur le vestibule du premier étage.

« Ils auraient pu se dissimuler ici. Ou ailleurs ? »

Il avait l’air de se parler à lui-même. Ils continuèrent jusqu’au rez-de-chaussée. Deux portes. L’une vers le grand hall. March essaya la seconde. Elle n’était pas fermée.

« Ils auraient pu filer par ici. »

Des marches de béton brut, éclairées au néon, descendaient au sous-sol ; au bout s’amorçait un passage avec des portes de part et d’autre. March les ouvrit une à une. Des toilettes. Une réserve. Un groupe électrogène. Un abri antibombes.

La loi de 1948 sur la Défense civile du Reich prévoyait, pour chaque nouvel édifice, la construction d’un abri. Les immeubles de bureaux ou d’appartements devaient également disposer d’un générateur et d’un système de filtrage d’air. Ici, l’équipement était particulièrement soigné : lits superposés, rayons de stockage, réduit spécial pour les sanitaires. March tira une chaise jusqu’à la bouche d’aération, en haut du mur, à deux mètres et demi du sol. Il agrippa la protection métallique. Elle lui resta dans les mains. Toutes les vis avaient été enlevées.

« Le ministère de la Construction spécifie une ouverture de zéro cinquante », dit March.

Il défit son baudrier et le suspendit avec le luger au dossier de la chaise.

« S’ils avaient idée des problèmes que ça nous pose. »

Il ôta sa vareuse et la tendit à la journaliste, puis grimpa sur la chaise. Il explora le conduit avec la main, rencontra quelque chose de résistant, à quoi s’accrocher, et se hissa. Les filtres et le ventilateur avaient été démontés. En jouant des épaules sur l’enveloppe de métal, il parvint à progresser. L’obscurité était complète. La poussière l’étouffait. Ses mains, tendues devant lui, effleurèrent quelque chose et il poussa. La garniture extérieure céda et s’écrasa sur le trottoir. L’air de la nuit s’engouffra. Un moment, il fut pris du besoin irrésistible de ramper jusqu’à cet air. Il recula en se tortillant et redescendit vers l’abri. Il toucha le sol, couvert de poussière et de crasse.

La femme pointait le pistolet sur lui.

« Pan, pan. Vous êtes mort. (Elle sourit à son air de panique.) Humour américain.

— Très drôle. »

Il récupéra l’arme et la remit dans l’étui.

« O.K., voici plus marrant. Deux meurtriers sont surpris au moment de quitter un immeuble et la police allemande met quatre jours pour découvrir comment ils s’y sont pris. Désopilant, c’est pas votre avis ?

— Ça dépend peut-être des circonstances… (Il chassait la poussière sur sa chemise.) Par exemple, si la police trouve un mot à côté d’une des victimes, autographe, expliquant le suicide… je peux comprendre que personne ne se donne la peine de chercher plus loin.

— Mais vous arrivez et vous cherchez plus loin.

— Je suis du genre curieux.

— Manifestement. (Elle sourit à nouveau.) Donc Stuckart a été liquidé et les meurtriers ont essayé de camoufler la chose en suicide ? »

Il hésita.

« C’est une possibilité. »

March regretta aussitôt ses paroles. Elle l’avait amené à en lâcher plus qu’il n’était sage sur la mort de Stuckart. Cette légère lueur de moquerie dans ses yeux… Il était furieux de l’avoir sous-estimée. Elle avait cette ruse qu’ont en commun les journalistes et les repris de justice. Il songea à la reconduire chez Heini’s et à poursuivre seul, puis il se reprit. C’était idiot. Pour savoir ce qui s’était passé, il devait voir au travers de ses yeux à elle.

Il boutonna sa veste.

« À présent, inspection de l’appartement du camarade du Parti Stuckart. »

Cela eut au moins le mérite — il le nota avec satisfaction — d’effacer le sourire sur le visage de la jeune femme. Mais elle ne recula pas. Il remarqua aussi, pour la deuxième fois, qu’elle était à peu près aussi désireuse que lui de visiter l’appartement.

Ils prirent l’ascenseur jusqu’au quatrième. En sortant, il entendit une porte s’ouvrir dans le corridor, sur la gauche. Il entraîna Charlotte Maguire par le bras et la guida derrière le coin, hors de vue. En jetant un coup d’œil, il vit une femme d’âge mûr, en manteau de fourrure, se diriger vers l’ascenseur. Serré contre elle, un petit chien.

« Vous me faites mal au bras.

— Pardon. »

Il finissait par avoir peur de son ombre. La femme parlait doucement à l’animal ; elle entra dans l’ascenseur. March se demanda si Globus avait déjà récupéré le dossier chez Fiebes — s’il avait découvert que les clés manquaient. Il devait se dépêcher.

La porte de l’appartement avait été mise sous scellés dans la journée. De la cire rouge, près de la poignée. Un avis informait les curieux que les lieux étaient sous la juridiction de la Geheime Staatspolizei, la Gestapo, et que l’accès était interdit. March prit une paire de gants de cuir fin et fit sauter les scellés. La clé tourna sans difficulté dans la serrure.

« Ne touchez à rien. »

Encore du luxe, à l’image de l’immeuble. Miroirs ouvragés dorés à la feuille, tables et chaises anciennes, aux pieds grêles, garnies de soie damassée ivoire, moquette bleu roi et tapis persans. Le butin de guerre, les fruits de l’Empire.

« Maintenant, expliquez-moi à nouveau ce qui s’est passé.

— Le portier a ouvert la porte. Nous sommes entrés dans le vestibule. (Le ton de sa voix avait monté. Elle tremblait.) Il a appelé et personne n’a répondu. On s’est donc avancés. J’ai d’abord ouvert cette porte. »

C’était le genre de salle de bains que March n’avait vue que dans les magazines sur papier glacé. Marbre blanc et miroirs fumés, baignoire encastrée, double lavabo et robinets dorés… La touche de Maria Dymarski ; il l’imagina plongée dans l’édition allemande de Vogue chez son coiffeur du Ku-Damm, pendant qu’on teignait ses racines polonaises en blond aryen. « Ensuite je suis allée dans le salon… » March tourna l’interrupteur. Une baie vitrée sur tout un côté, surplombant le square. Sur les autres murs, partout, des miroirs. Où qu’il se tournât, il voyait sa propre image et celle de la fille : l’uniforme noir et l’imper bleu électrique, incongrus parmi les antiquités. Les nymphes étaient le thème décoratif récurrent : sculptées en bois doré, elles s’enroulaient autour des miroirs ; coulées en bronze, elles soutenaient les lampes à pied et les pendules. Nymphes en tableaux et nymphes en statues, nymphes des bois et nymphes des eaux ; Amphitrite et Thétis.

« J’ai entendu le cri et je me suis précipitée… »

March ouvrit la porte de la chambre à coucher. Charlotte Maguire détourna la tête. Le sang paraît toujours noir dans la pénombre. Des formes sombres, tourmentées et grotesques, montaient à l’assaut des murs et jusqu’au plafond, comme des ombres d’arbres.

« Ils étaient sur le lit, c’est ça ? »

Elle hocha la tête.

« Qu’avez-vous fait ?

— Appelé la police.

— Où était le portier ?

— Dans la salle de bains.

— Vous êtes revenue regarder ?

— Qu’est-ce que vous croyez ? »

Elle se frotta les yeux avec sa manche, l’air mauvais.

« Très bien, Fräulein. Ça ira. Patientez dans le salon. »

Le corps humain contient cinq litres de sang : suffisant pour barbouiller tout un appartement. March s’efforça d’éviter de regarder le lit et les murs en travaillant. Il ouvrit les portes des placards, palpa les doublures des vêtements, explora chaque poche de ses mains toujours gantées. Les tables de nuit : ouvertes et fouillées. Le contenu des tiroirs avait été vidé pour inspection, puis remis en place n’importe comment. Du boulot typique d’Orpo ; tout saloper et brouiller les pistes plus qu’autre chose.

Rien. Rien. Tant de risques pour ça ?

Il était à genoux, un bras sous le lit, quand il l’entendit. Il lui fallut une seconde pour enregistrer.

Heure exquise

Qui nous grise

Lentement…

« Désolée, murmura-t-elle, quand il arriva en courant. Je n’aurais pas dû y toucher. »

Il prit la boîte de chocolats, doucement, et referma le couvercle sur la mélodie.

« Où était-ce ?

— Sur cette table. »

Quelqu’un avait ramassé et inspecté le courrier de Stuckart — celui des trois derniers jours. Les enveloppes avaient été ouvertes proprement, les lettres retirées ; elles formaient un tas à côté du téléphone. Il ne les avait pas remarquées en entrant. Curieux. Les chocolats, il le constatait, avaient été emballés exactement comme ceux de Bühler, cachet de la poste de Zurich, seize heures, lundi.

Puis il vit le coupe-papier dans sa main.

« Je vous avais dit de ne toucher à rien.

— Je vous le répète, je suis désolée.

— Vous croyez que c’est un jeu ? Elle est encore plus siphonnée que moi. Vous allez sortir d’ici. »

Il voulut prendre son bras, mais elle se déroba.

« Pas question. »

Elle reculait, la pointe du coupe-papier pointée vers lui.

« J’estime avoir autant le droit que vous d’être ici. Essayez de me jeter dehors : je crierai si fort que toute la Gestapo de cette ville sera bientôt en train de cogner à cette porte.

— Vous avez une lame, j’ai un pistolet.

— Oui, mais vous n’oserez pas vous en servir. »

March se passa la main dans les cheveux. Tu te croyais malin, la retrouver, la persuader de venir ici. Mais c’est ce qu’elle voulait depuis le début. Elle cherche quelque chose… Le roi des cons.

« Vous m’avez menti.

— Vous aussi. Un partout.

— Il y a des risques. Je vous assure, vous n’avez pas idée…

— Je sais en tout cas une chose : ma carrière est peut-être bousillée à cause de ce qui s’est passé ici. Je peux me faire virer en rentrant à New York. On me fout à la porte de cette saleté de pays pourri, et je veux savoir pourquoi.

— Qu’est-ce qui m’assure que je peux me fier à vous ?

— Et moi, pour vous ? »

Ils restèrent ainsi sûrement trente secondes : lui, la main dans les cheveux ; elle, le coupe-papier menaçant. Dehors, de l’autre côté de la place, une horloge se mit à sonner. March consulta sa montre. Dix heures du soir.

« Pas le temps de discuter. (Il parlait précipitamment.) Les clés : celle-ci ouvre la porte d’en bas ; celle de l’appartement ; ceci ouvre le placard dans la chambre ; une clé du bureau ; celle-ci… (Il la balança au bout de ses doigts.) Celle-ci, je pense, sert à ouvrir un coffre. Où est-il ?

— Aucune idée. »

Ils cherchèrent en silence une dizaine de minutes, déplaçant les meubles, tirant les tapis, soulevant les tableaux. Tout à coup, elle fit remarquer :

« Le miroir est décroché. »

C’était un petit miroir ancien, peut-être trente centimètres de côté, au-dessus de la table où elle avait ouvert le courrier. March agrippa le cadre. Pas moyen de le tirer.

« Essayez ceci. »

Elle lui tendait le coupe-papier.

Elle avait raison. Aux deux tiers, à gauche, sous le rebord de l’encadrement, il y avait un minuscule levier. March pressa avec la pointe de la lame et sentit quelque chose céder. Le miroir était monté sur charnières ; en pivotant, il révéla un coffre-fort.

March l’examina et jura. Un verrou à combinaison. La clé ne suffisait pas.

« Et maintenant ? dit-elle.

— Dans l’adversité, cita March, l’officier avisé trouve toujours l’ouverture. »

Il décrocha le téléphone.

8

À cinq mille kilomètres, le président Kennedy fit étinceler son célèbre sourire. Il se tenait derrière une gerbe de micros, s’adressant à une foule dans un stade. Les bannières rouge blanc bleu ondulaient derrière lui. « Kennedy réélection ! » « Encore quatre, soixante-quatre ! » Il cria quelque chose que March ne comprit pas. La foule l’acclama.

« Qu’est-ce qu’il dit ? »

L’écran de télévision jetait une lueur bleuâtre dans le noir. Charlotte Maguire traduisit.

« “Les Allemands ont leur système, nous avons le nôtre. Mais nous sommes tous citoyens d’une même planète. Tant que nos deux nations s’en souviendront, je le crois sincèrement, nous pouvons avoir la paix”. Longs applaudissements de la foule imbécile. »

Elle avait ôté ses chaussures et était étendue à plat ventre devant le récepteur.

« Ah ! La partie sérieuse… »

Elle attendit la fin et traduisit encore : « Il dit qu’il a l’intention d’évoquer la question des droits de l’homme à l’occasion de sa visite en automne. »

Elle rit en secouant la tête.

« Bon sang, ce Kennedy, quel tas de merde ! Ce qui l’intéresse — la seule chose —, c’est améliorer son score en novembre.

— Les droits de l’homme ?

— Les milliers d’opposants dans les camps. Les millions de Juifs disparus pendant la guerre. La torture. Les exécutions. Pardon de l’évoquer, mais nous avons ce préjugé bourgeois que les hommes ont des droits. Vous étiez où, ces vingt dernières années ? »

La soudaine note de mépris dans sa voix le choqua. Il n’avait jamais parlé à un Américain. À l’occasion, à quelques touristes chaperonnés à travers la capitale, ne voyant que ce que le ministère de la Propagande avait décidé de leur montrer, comme des officiels de la Croix-Rouge en inspection dans un KZ. Écouter cette fille lui donnait brusquement l’impression qu’elle en savait sans doute plus que lui sur l’histoire récente de son pays. Il sentait qu’il devait dire quelque chose, trouver une parade, mais il ne savait pas quoi.

« Vous parlez comme un politicien. »

Il n’avait rien imaginé de mieux. Elle ne daigna pas lui répondre.

Il considéra à nouveau le personnage à l’écran. Kennedy incarnait une image jeune et pleine d’allant, malgré ses lunettes et sa calvitie.

« Il a des chances de l’emporter ? »

Elle se taisait. Un moment, il crut qu’elle avait décidé de ne plus lui parler.

« À présent, oui. Il tient plutôt la forme, non, pour un type de soixante-quinze ans ?

— Oui. »

March s’était posté à un mètre de la fenêtre, fumant une cigarette, un œil sur l’écran, l’autre sur le square. La circulation était quasi inexistante — des gens qui revenaient d’un dîner en ville ou du cinéma. Un jeune couple se tenait par la main sous la statue de Todt. Ce pouvait être la Gestapo ; difficile à dire.

Les millions de Juifs disparus pendant la guerre… Il risquait la cour martiale simplement en lui parlant. Mais la tête, la mémoire de cette fille était un trésor, une mine de faits sans importance pour elle, sans prix pour lui. S’il pouvait trouver le moyen de vaincre sa hargne, de s’y retrouver dans le fatras de la propagande…

Non. Une idée ridicule. Il avait assez de problèmes comme ça.

Une commentatrice blonde, solennelle et pontifiante, avait envahi l’écran ; en fond d’image, un montage photo de Kennedy et de Hitler avec un mot : « Détente ».

Charlotte Maguire s’était servie dans le bar de Stuckart. Elle leva comiquement son verre de scotch en direction du récepteur :

« À Joseph P. Kennedy, président des États-Unis, pacificateur, antisémite, gangster et fils de pute. Qu’il aille se faire mettre en enfer. »


L’horloge, dehors, sonna dix heures et demie ; onze heures moins le quart ; onze heures.

« Votre copain a peut-être réfléchi. »

Max secoua la tête.

« Il viendra. »

Une vieille Skoda s’engagea dans le square. Elle en fit lentement le tour avant de se ranger le long de l’immeuble. Max Jaeger émergea, côté conducteur ; de l’autre côté sortit un petit homme en chapeau mou et veston râpé, portant une trousse de médecin. Il plissa les paupières en regardant vers le quatrième étage et commença à reculer. Jaeger l’attrapa par le bras et le poussa vers l’entrée.

Dans le silence de l’appartement, une sonnerie retentit.

« Le mieux, avertit March, est que vous ne parliez pas. »

Elle haussa les épaules.

« Comme vous voudrez. »

Il alla dans le vestibule et décrocha l’interphone.

« Salut, Max. »

Il commanda l’ouverture de la porte. Le corridor était désert. Une minute plus tard, un ping discret signala l’arrivée de la cabine et l’ascenseur s’ouvrit sur le petit homme. Il se précipita jusque dans le vestibule de Stuckart en longeant les murs, sans un mot. Il avait dans la cinquantaine et portait avec lui, comme une mauvaise haleine, des relents d’arrière-cours, d’affaires louches, de combines furtives, de comptabilités doubles, de tables de jeu repliées au moindre bruit de pas dans l’escalier. Jaeger était sur ses talons.

Quand l’homme vit que March n’était pas seul, il se ratatina dans un coin.

« Qui c’est la femme ? (Il se tourna vers Jaeger.) Vous n’avez pas parlé d’une femme. Qui c’est ?

— Ta gueule, Willi ! »

Max le poussa doucement vers le salon.

March enchaîna :

« Ne t’occupe pas d’elle, Willi. Regarde ceci. »

Il alluma la lampe, l’orientant vers le haut.

Willi Stiefel évalua le coffre en un coup d’œil. « Anglais. Blindage d’un centimètre et demi, acier haute tension. Joli mécanisme. Code à huit chiffres. Six, quand on est verni. (Il supplia March.) Je vous en prie, Herr Sturmbannführer. Pour moi, la prochaine fois, c’est la guillotine.

— Ce sera tout de suite si tu ne t’y mets pas illico, menaça Jaeger.

— Un quart d’heure, Herr Sturmbannführer. Et je peux filer, d’accord ? »

Max fit signe que oui.

« D’accord. »

Stiefel lança un dernier regard nerveux en direction de la jeune femme. Il se débarrassa de son chapeau et de sa veste, ouvrit sa trousse, sortit une paire de gants en caoutchouc souple et un stéthoscope.

March attira Jaeger près de la fenêtre et souffla :

« Difficile de le convaincre ?

— D’après toi ? Mais je lui ai dit qu’il était toujours sous le coup du quarante-deux, et il est devenu raisonnable. »

Le paragraphe quarante-deux du Code criminel du Reich : tout condamné pour récidive ou outrage aux mœurs peut être arrêté sur le soupçon d’un délit ou crime qu’il pourrait commettre. Le national-socialisme enseignait qu’on avait la criminalité dans le sang : on naissait avec elle, comme on tient de naissance un talent musical ou des cheveux blonds. Donc, la personnalité du criminel, et non le crime, déterminait la sentence. Un délinquant qui dérobait quelques marks après deux ou trois coups de poing pouvait être condamné à mort, sur la base de « dispositions tellement enracinées pour le crime que cela excluait toute possibilité qu’il devienne un membre utile de la communauté du peuple ». Et le lendemain, devant la même cour, un membre dévoué du Parti, meurtrier de sa femme pour une remarque désobligeante, pouvait être libéré sous caution, à charge de ne plus se livrer à une quelconque voie de fait. Stiefel, question arrestations, ne devait plus rien se permettre. Il venait de tirer neuf ans pour le casse d’une banque à Spandau. Il n’avait que le choix de coopérer avec la Polizei, quelle que soit la nature de la demande : informateur, provocateur, perceur de coffre. Il gérait pour l’instant une boutique de réparation de montres à Wedding et à l’entendre il se tenait à carreau. On pouvait douter de cet angélisme à le voir s’activer. Il avait collé son stéthoscope contre le mécanisme et tournait le cadran, un chiffre à la fois. Ses yeux étaient clos, il tendait l’oreille au déclic des gorges qui se mettaient en place.

Allons, Willi. March se frottait les mains : ses doigts étaient gourds d’appréhension.

« Grand Dieu, fit Jaeger, toujours à voix basse. J’espère que tu sais ce que tu fais.

— Je t’expliquerai.

— Merci. Je t’ai déjà dit : j’aime mieux pas. »

Stiefel se redressa et laissa échapper un long soupir.

« Un ! »

Le premier chiffre de la combinaison.

Comme Stiefel, Jaeger ne pouvait s’empêcher de loucher du côté de la femme. Elle restait sagement assise sur l’une des chaises dorées, les mains croisées sur ses genoux. Une femme, une étrangère, bon sang !

« Six. »

Cela se poursuivit à ce rythme, un chiffre toutes les quelques minutes. À onze heures trente-cinq, Stiefel demanda à March :

« Le proprio, il est né quand ?

— Pourquoi ?

— Pour gagner du temps. Je pense qu’il l’a réglé sur sa date de naissance. Là, j’ai : un — six — un — un — un — neuf. Le seize du onze, dix neuf… »

March vérifia ses notes — la notice du Wer Ist’s ?

« Dix neuf cent deux.

— Zéro, deux. »

Steifel essaya la combinaison. La porte s’ouvrit.

« C’est généralement l’anniversaire du proprio. Ou l’anniversaire du Führer, ou le jour du Renouveau national. Il est à vous. »

Le coffre n’était pas grand : quinze centimètres cubes, ni billets ni bijoux, seulement des papiers, jaunis pour la plupart. March les empila sur la table pour les parcourir.

« J’aimerais partir maintenant, Herr Sturmbannführer. »

March l’ignora. Noués par un ruban rouge, des titres de propriété — Wiesbaden, apparemment la maison familiale. Des actions. Hoesch, Siemens, Thyssen : le choix classique — sauf les sommes investies, plutôt astronomiques. Des polices d’assurances. Une note humaine : une photo de Marie Dymarski, dans une pose tarte à la crème des années cinquante.

Soudain, près de la fenêtre, Jaeger poussa un cri d’avertissement.

« Ils sont là ! Ah, toi ! nom de Dieu, espèce de dingue, bordel de merde ! »

Une BMW grise banalisée faisait le tour du square, à toute allure, suivie par un camion militaire. Les véhicules braquèrent en s’arrêtant, bloquant la rue. Un homme en manteau de cuir à ceinture bondit de la voiture. Le hayon arrière du camion s’ouvrit sous les coups de pied et un groupe SS de choc armé de pistolets-mitrailleurs sauta du camion.

« Vite, vite ! » cria Jaeger.

Il se mit à pousser Charlotte et Stiefel vers la porte. Les doigts tremblants, March fouillait dans les derniers papiers. Une enveloppe bleue, sans inscription. Quelque chose de lourd dedans. Le rabas de l’enveloppe était ouvert. Il vit un en-tête de lettre gravé sur plaque — Zaugg et Cie, banquiers — et la fourra dans sa poche.

La sonnette de la porte de rue se déchaînait — de longs coups insistants.

« Ils doivent savoir que nous sommes ici ! »

Jaeger demanda :

« Qu’est-ce qu’on fait ? »

Stiefel était gris. La femme ne semblait pas comprendre ce qui se passait.

« La cave ! cria March. Ils ne nous ont pas encore. L’ascenseur ! »

Les trois autres se précipitèrent dans le corridor. Il fourra précipitamment les papiers dans le coffre, claqua la porte, brouilla le mécanisme, ajusta le miroir. Il n’avait plus le temps de s’occuper des scellés brisés. Ils retenaient l’ascenseur pour lui. Il se serra dans la cabine qui commença sa descente.

Troisième, deuxième…

March pria pour qu’il ne s’arrête pas au rez-de-chaussée. Gagné ! Les portes s’ouvrirent sur le passage en sous-sol. Désert. Au-dessus d’eux, les talons de la section martelaient le dallage de marbre.

« Par ici ! »

Il les mena à l’abri antibombes. La grille de ventilation était là où il l’avait laissée, contre le mur.

Stiefel avait compris. Il courut vers la bouche à air, leva sa trousse au-dessus de sa tête et la jeta dans le conduit. S’agrippant au rebord de brique, il voulut se hisser ; ses pieds cherchaient un point d’appui sur le mur lisse. Il cria par-dessus son épaule :

« Aidez-moi ! »

March et Jaeger le prirent par les jambes et poussèrent. Stiefel se tortilla tête la première dans l’orifice et disparut.

Ça se rapprochait — le raclement et le claquement des bottes sur le béton. Ils avaient trouvé l’accès au sous-sol. Quelqu’un criait.

March, à la journaliste :

« À vous !

— Je me permets d’attirer votre attention. (Elle désignait Jaeger.) Il n’y arrivera jamais. »

Les mains de Jaeger se portèrent à sa taille. Elle avait raison. Il était trop gros.

« Je reste. Je trouverai quelque chose. Vous deux, filez.

— Non. »

Ça tournait à la farce. March prit l’enveloppe dans sa poche et la fourra dans la main de Charlotte Maguire. « Prenez ceci. On peut être fouillés.

— Et vous ? »

Elle tenait ses ridicules chaussures dans une main et montait déjà sur la chaise.

« Attendez que je vous fasse signe. Pas un mot, à personne. »

Il l’agrippa, serra ses mains sous les genoux de la fille et poussa. Elle était si légère, il en aurait pleuré.

Les SS envahissaient les caves. Le couloir… le fracas des portes brutalement ouvertes.

March remit la grille en place et écarta la chaise.

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