Chapitre 22

Voudriez-vous que je vous donne ma parole ? On dit qu’un guerrier ne fait pas de promesses, car tout ce qu’il dit est une promesse. Si un guerrier déclare qu’il fera quelque chose, ce sera fait. Si un guerrier parle, il s’engage. J’ai déjà dit pourquoi je suis ici. Nous accomplirons la mission de l’Océan ténébreux. Expliquez à vos hommes que l’Imperium tout entier ne pourrait pas nous empêcher de réaliser la dernière volonté d’Okubo Tokugawa. L’Imperium doit comprendre le danger s’il ne veut pas périr. Je le forcerai à comprendre.

Toru Tokugawa, mai 1933.

Cité libre de Shanghai

Ian Wright délirait de douleur. Un garde de fer lui avait détruit la jambe. Du pied au genou, elle pendait sous un angle impossible, l’os avait percé la peau, et il y avait du sang partout. Il ne pouvait même pas arrêter l’hémorragie, avec ses mains entravées, et ses camarades se servaient de leurs chaînes pour entraîner tous les prisonniers vers le tunnel et les salles de torture enfouies sous le palais. Ils n’y seraient pas à l’abri, mais ça vaudrait mieux que l’esplanade.

La souffrance l’empêcha d’abord de comprendre la situation. Il avait l’impression que la garde de fer avait déclenché une guerre civile. Comment imaginer des affrontements fratricides dans ce corps d’élite ?… Puis tout s’éclaircit.

Certains n’étaient plus des gardes de fer. Ils n’étaient même plus humains… Tout ce qu’avait dit Sullivan était vrai. Vraiment vrai. C’était la piétaille de l’éclaireur. Des monstres qui, à présent, dévoraient les hommes. Quelle bêtise d’avoir douté ! À présent, c’était trop tard.

« Ils consomment la magie ! cria le docteur Wells à l’autre extrémité de la chaîne. Se sachant repérés, ils vont passer à l’attaque. Il leur faut dévorer tout le pouvoir possible afin d’appeler leur maître ! » Et cinq actifs très puissants étaient attachés ensemble, blessés, sans défense. « Évoquez un démon ! Vite ! »

Bonne idée, mais on les avait marqués d’un symbole qui les empêchait de recourir à leur pouvoir. Ian se frotta le front avec l’énergie du désespoir. C’était de la graisse de démon, très épaisse, et il allait sans doute devoir s’arracher l’épiderme…

Un garde de fer venait vers eux. Sous sa peau carbonisée ondulait une masse de muscles violacés. Il avait faim.

Ian frotta de plus belle.

Soudain, l’écorché vira au gris comme un estompeur, s’enfonça sous terre en agitant les bras et disparut. L’instant d’après, une autre forme grise s’extirpa de l’herbe et prit consistance. Heinrich Koenig, essoufflé, courut vers ses camarades. « Bonjour, les amis. Sacrée journée, hein ?

— Tu es le roi de l’euphémisme. »

Heinrich empoigna Ian et tous deux se dématérialisèrent une seconde. Quand Ian redevint compact, ses entraves gisaient à ses pieds. Heinrich recommença l’opération avec le chevalier suivant. « Fuyez tant que Sullivan les occupe. Portez ceux qui ne peuvent pas marcher. Sortez par la porte sud. Zhao vous attend sur fleuve, à bord d’une vedette de patrouille. »

Un soldat courut sus à Heinrich avec sa baïonnette, mais, au dernier moment, Wells le fit tomber. L’aliéniste, toujours entravé, avait réussi à lui passer sa chaîne autour du cou et serra pour lui rompre l’échine. Lui non plus n’avait pas accès à sa magie, mais il avait l’air de bien s’amuser. « On se croirait à Rockville pendant une émeute », expliqua-t-il quand Heinrich l’eut libéré.

« Herr Doktor, évacuez ces hommes. Schnell ! Vite ! » Quand tous furent détachés, Heinrich se tourna vers le palais.

« Qu’est-ce que tu fais ? »

Heinrich se pencha, ramassa l’Arisaka tombé à terre et s’élança. « De mon mieux, j’espère. » Il actionna la culasse. « Filez ! »

Le président, ou le type qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau, voulut s’échapper en voyageant.

Faye jugea que ce n’était pas du jeu.

Le véritable président avait lui aussi ce pouvoir-là, mais elle savait que tous les actifs n’étaient pas égaux. N’importe qui pouvait se choisir un coin tranquille, bien en vue de son point de départ, pour s’y matérialiser, mais seuls les artistes entraînés accomplissaient des merveilles. Le président, tout omnipotent qu’il avait paru, n’était pas un spécialiste. Faye, si. Et la différence avait coûté ses deux mains au salopard.

Ce président-ci était beaucoup moins malin que l’ancien. Oh oui, il avait des montagnes d’énergie magique et un vilain petit monstre pour l’assister, mais il n’avait jamais travaillé dur, il n’avait jamais dû apprendre à se débrouiller seul face à l’adversité. Tout lui était offert par la pieuvre invisible perchée sur ses épaules, avec des tentacules enfoncés dans ses yeux et ses oreilles. Intolérable.

La bestiole, c’était donc l’éclaireur dont tout le monde parlait, mais les autres ne savaient pas à quoi il ressemblait. On s’attendait à un énorme monstre indestructible, comme la fois précédente. Mais ce truc n’était qu’un fragment de l’entité qui s’était infiltrée partout. Sur Terre, c’était à ça qu’on avait droit ; le reste, gros et dangereux, se trouvait encore sur une autre planète, pas très loin mais impuissant. La petite pieuvre devait trouver un moyen de lui ouvrir la porte. Elle avait laissé les humains se farcir le sale boulot, réunir les actifs dans un grand seau qu’elle allait se vider dans la gueule.

Mais ses plans avaient capoté, et tous les petits bouts épars se rassemblaient. Personne ne l’avait encore compris : la guerre était déclarée. Partout où se planquaient les écorchés, ç’allait être la bagarre. Mais Faye avait d’autres soucis pour le moment. Il fallait avant tout arrêter la pieuvre.

Le nouveau président voyagea à l’instant où Toru abattait sa massue, qui fendit le néant et réduisit en miettes un grand lion en pierre. La carte mentale de Faye était noire de milliers de gens qui cavalaient, mais elle repéra facilement le point d’atterrissage de son adversaire. Il se croyait rapide – il avait sauté sept fois en huit secondes – mais elle lui collait au train.

Elle le rejoignit sur le toit du palais.

Il la vit tout de suite. Le monstre invisible qui le pilotait ouvrit son bec de perroquet sur un sifflement menaçant. L’homme ouvrit une bouche stupéfaite. Il distinguait la magie aussi clairement qu’elle, et il n’en croyait pas ses yeux. « Qu’êtes-vous donc ?

— L’ensorcelée. Le pouvoir m’a choisie. Ton heure est venue. »

Il leva les mains ; une vague de destruction déferla sur elle.

L’énergie fusait plus vite qu’une balle de fusil, mais Faye avait déjà tout analysé. C’était la même magie que celle du moine noir. Elle modifia sa connexion et replia le tout pour s’unir à une autre région du pouvoir. La puissance destructrice la laissa indemne, mais le toit se désintégra. Le président changea de tactique. L’air autour d’elle se refroidit. Il voulait la geler sur place, solidifier le sang de ses veines et faire exploser ses cellules. Faye recourut à la magie de Murmure pour se réchauffer.

Le combat continua ainsi. Il essayait un pouvoir, elle s’adaptait et ripostait. Quand il voulut l’électrocuter, elle résista grâce au talent de George Bolander. Le ciel se zébra d’éclairs. Une rivière de flammes apparut entre eux, qui devint une véritable tornade. Ils renoncèrent, et le feu s’écoula le long de la façade vers la foule terrifiée. Il tenta de l’influencer comme un parleur, et elle lui éclata de rire au nez alors que leur tourbillon de feu faisait exploser le gratte-ciel voisin.

Des démons apparurent autour d’elle. Elle en anéantit un d’un coup de poing, s’appropria le deuxième et lui ordonna de manger le président ; il éclata en grumeaux d’encre noire que Faye réunit à la puissance de son esprit, transforma en balles de fusil et projeta vers le Japonais. Celui-ci durcit sa peau et se guérit rapidement, mais elle se matérialisa près de lui et lui planta dans le cœur l’épée volée. Il repoussa la jeune fille en recourant à un pouvoir de bougeur puis, grimaçant, arracha l’arme de sa poitrine ; elle tomba en cliquetant, et Faye l’envoya s’enfoncer dans la jambe de Saito.

Il rugit et, puisant dans l’énergie environnante, prépara une explosion, mais Faye lui coupa l’herbe sous le pied. L’attaque de boumeur, déviée, toucha le rez-de-chaussée d’un autre immeuble. L’impact fit trembler la ville tout entière. Les quarante étages s’effondrèrent dans un lent grondement de tonnerre et engloutirent une partie de la foule. D’ordinaire, l’éclaireur aurait absorbé la magie des morts, mais Faye le prit de vitesse.

Elle carburait à la mort et à la puissance magique.

L’ennemi, depuis des millions d’années qu’il pourchassait le pouvoir, n’avait jamais affronté d’adversaire aussi redoutable que la petite Faye.

Le toit allait céder. Le président voulut voyager, mais elle était plus rapide, et elle atteignit la zone qu’il essayait d’écrabouiller pour le repousser d’une bonne tape.

« Comment… »

Le toit cédait. Le président se transforma en brute pour survivre à la chute. Faye reprit ses bons vieux réflexes et voyagea.

Ils se retrouvèrent à l’intérieur. Toru et M. Sullivan, au rez-de-chaussée, étaient cernés par les gardes de fer. Les deux hommes passaient de salons en antichambres avec force coups de feu, de massue, de couteau, de pied, éliminant un adversaire après l’autre, laissant derrière eux des tas de cadavres.

Le président atterrit bruyamment au milieu de ses hommes, qui reculèrent d’un bond.

Faye s’arrêta sur la balustrade de la galerie du deuxième étage.

Le président se remit debout pour l’apostropher. Ce n’était pas lui qui parlait mais le monstre qui se cachait en lui depuis longtemps.

« Peut-être me vaincras-tu ici, mais les spores sont partout sur votre planète. Aujourd’hui, tu n’as réussi qu’à hâter l’inévitable récolte. Je suis partout. »

Faye, soudain, fut saisie d’inquiétude. Son pouls s’accéléra ; sa carte mentale tournoyait, comme si le pouvoir voulait la mettre en garde.

Pour découvrir l’origine du problème, elle puisa dans son pouvoir, profondément et plus encore, consommant l’énergie de centaines d’actifs qui venaient de perdre la vie. Elle n’avait jamais osé atteindre une telle intensité, mais elle avait l’appui d’une armée de morts. Sa carte s’élargit jusqu’à couvrir le monde entier. L’excès d’information menaçait de la rendre folle, mais elle voyait tout, chacun des liens entre les hommes et le pouvoir, les liens naturels et ceux contre-nature.

Ces derniers se remarquaient tout de suite. Le monstre ne mentait pas. Il était partout, en effet. Il se préparait depuis bien avant la naissance de Faye, bien avant que Sivaram n’ait montré au pouvoir comment se protéger ; à présent qu’on l’avait démasqué, il passait à l’action. Il y avait des milliers d’infiltrés répartis sur toute la Terre, et il suffirait qu’une poignée consomment assez d’énergie en un lieu donné pour ancrer l’ennemi à la planète.

Pour l’éternité.

Les écorchés commencèrent la moisson ; des taches de mort apparurent sur le globe. Faye, horrifiée, les regardait grandir dans sa tête.

« Je suis partout.

Eh bien, moi aussi ! » rétorqua-t-elle. Elle choisit un point d’arrivée, renonça à toute prudence et traversa la réalité.

« Voyageuse » (CBF)

« On tombe ! s’écria Barns. La moitié des systèmes principaux sont hors d’usage.

— Gardez-nous entiers », répondit le capitaine Southunder.

Ils entendirent un bruit de métal arraché, un fracas soudain, et un nouveau petit démon sortit des appareils de mesure. « Gremlin ! » prévint l’opérateur du téléradar.

Southunder, calmement, dégaina son automatique .45, aligna le guidon sur la bête hurlante et lui explosa la tête. L’opérateur fut éclaboussé d’encre crépitante, ce qui valait mieux que de se voir déchiqueté par des griffes aiguisées. Ces créatures n’étaient pas plus grosses que des caniches, mais elles avaient massacré son beau dirigeable.

« On descend vite ! reprit Barns, indifférent aux coups de feu. Je ferai ce que je peux.

— Parfait, monsieur Barns. » Southunder décrocha le téléphone le plus proche et le chargea. « La soute. Monsieur Schirmer, vous êtes là ?

— Schirmer a été attaqué par un démon. Il ne peut pas venir jusqu’au téléphone.

— Ori, écoutez-moi. On a des ennuis. Il faut que vous empêchiez les flammes de nous dévorer. D’ici quelques minutes, nous serons à portée de toute la marine impériale.

— Bien, commandant. Je ne nous laisserai pas brûler. »

Southunder coula un regard par la vitre. Quittant la nuit du firmament, on avait regagné le ciel bleu familier : il pouvait donc recommencer à jouer avec le temps. « J’espère nous tirer de là, mais ça va secouer. Dites aux scientifiques de pointer l’appareil vers Shanghai. Venons en aide à monsieur Sullivan. Mon petit doigt me dit qu’il en a besoin. »

« Je te couvre, cria Sullivan en tirant dans l’encadrement de la porte.

— J’avance ! » Toru fonça droit dans un mur, passa au travers et renversa les soldats planqués de l’autre côté. Il en tua deux d’un coup de massue puis, de l’autre main, ramassa une mitraillette. « Je te couvre. » Et il ouvrit le feu dans la pièce suivante.

Sullivan passa au galop et se plaça derrière un pilier en marbre. « Je recharge. » Il lâcha son chargeur vide, en sortit un autre d’une cartouchière sur sa poitrine. Son pouvoir magique était en surchauffe. Il n’avait pas autant puisé dedans depuis la bataille d’Amiens.

Des centaines de soldats avaient convergé sur le palais, qui menaçait de s’effondrer. Des balles filaient en tous sens. On se cognait dans des escouades de gardes de fer. Sullivan avait essuyé tant de coups de feu qu’il en perdait le compte. L’armure ne se disloquait pas : elle s’usait peu à peu. Il saignait par d’innombrables plaies, coupures et brûlures, et ses sortilèges de guérison peinaient à suivre.

Toru ne s’en tirait pas mieux. Sa belle armure de samouraï avait perdu une corne, et un canon sans recul avait failli l’incruster dans les fondations. Il boitait bas et laissait derrière lui une traînée de sang. « Où est Saito ? »

Sullivan actionna la culasse du BAR. « Je l’ai perdu.

— Le lâche ! Il s’est enfui ! » Furieux, Toru envoya valser un sofa à l’autre bout du salon.

Près de lui, le mur explosa, et un homme de métal apparut. D’un coup de poing dans les côtes, il projeta Toru contre une colonne qui se fendit. Sullivan lui tira dessus, mais les balles rebondissaient sur le blindage du gakutensoku. La machine, plus élancée et plus humanoïde que son équivalent américain, leva un bras pour canarder Sullivan. Homme et robot se tirèrent dessus un moment et se trouvèrent à cours de munitions en même temps. Ils s’élancèrent l’un vers l’autre ; l’impact envoya Sullivan droit au plafond, qu’il traversa sans presque ralentir.

Une salle de bains. « Saloperie. » Il roula sur le ventre et, par le trou, vit le robot qui continuait d’avancer. Un autre juron, mais il sentait son pouvoir renaître dans sa poitrine. Il se leva, réduisit à néant le poids de la baignoire de fonte, l’arracha à ses fixations, visa et multiplia son poids d’origine par quatre. Elle tomba droit sur la tête du robot, soulevant une pluie d’étincelles. Toru acheva la machine d’un coup de tetsubo bien appliqué. Des rouages s’envolèrent comme une poignée de confettis.

Sullivan rejoignit Toru par le même chemin que la baignoire. En atterrissant, il vacilla : une balle du robot avait traversé l’armure pour se loger dans son estomac. « Je recharge. »

Une meute de gardes de fer déboulait par l’entrée principale. Ils se montraient plus prudents et se couvraient les uns les autres en recourant à la magie ou aux armes à feu. Sullivan traversa le salon dans l’espoir de trouver une issue, mais, dès qu’il s’approcha de la fenêtre, il essuya des tirs de mitrailleuse. Une grosse forme argentée avançait dans la cour : le second robot le tenait en joue, sans tenir compte du mur, et, comme on l’en avait averti, il était précis. Des balles grincèrent contre son armure.

Sullivan se tapit derrière une étagère, s’apercevant tout à coup qu’ils se trouvaient dans la bibliothèque. Les livres grimpaient jusqu’au plafond. Belle collection.

Parfait endroit pour mourir.

Il sortit de sa cachette en tirant déjà et réussit à tuer deux soldats puis à en blesser un troisième. Un estompeur jaillit du mur, lui saisit le bras et voulut l’entraîner dans le sol, mais Sullivan concentra son pouvoir pour se rendre aussi dense que pendant sa chute céleste, et l’estompeur fut incapable de le déplacer. À la seconde où il reprit consistance, Toru, d’un coup de massue, lui arracha la tête des épaules.

Ce fut comme si l’ensemble de la garde de fer ouvrait le feu en même temps. La salle fut criblée de balles. Des livres s’enflammèrent sous la chaleur ambiante. Des éclairs jaillirent du couloir et pénétrèrent dans les prises électriques ; les ampoules au plafond éclatèrent en pluies d’étincelles. Sullivan fut touché une bonne dizaine de fois. Une balle lui entra dans le poumon, et chaque inspiration le brûlait. « Raclure. » Une autre lui traversa le mollet. Il s’effondra contre une bibliothèque et tomba de tout son long.

Toru vacilla quand un gros calibre l’atteignit au front. C’était une balle incendiaire encore incandescente qui fit grésiller son casque. Il se hâta de s’en débarrasser. « Sales chiens ! » Il dut étouffer les flammes qui dansaient dans ses cheveux.

Le vacarme faiblit le temps que les gardes de fer rechargent ou récupèrent un peu d’énergie magique.

Sullivan ignorait ce qui se passait ailleurs, mais le chaos régnait. Des immeubles s’effondraient, la magie bourdonnait comme jamais auparavant. Des centaines de soldats s’approchaient du palais.

« On est cernés », affirma Toru.

Sullivan saisit un nouveau chargeur. Le canard en papier tomba de la cartouchière et atterrit dans une flaque de sang. Il le regarda un instant, le ramassa et entreprit de charger son BAR. « Je ne suis pas du genre à me rendre.

— Pareil. Je préfère mourir face à l’ennemi plutôt qu’attendre qu’on m’exécute comme un loup en cage.

— Tu mélanges les expressions. On n’exécute pas les loups.

— Comme tu veux. Nous aurons une mort honorable. Je quitte ce monde avec deux regrets. Le premier, de ne pas avoir réussi à tuer le traître, mais au moins nous savons que les infiltrés sont démasqués.

— Je suis sûr que ton père serait fier de toi. » Sullivan le pensait sincèrement. « Et le second ? »

Toru se tourna pour le regarder dans les yeux. « Je me demande vraiment qui de nous deux était le plus fort… » Il se pencha pour tendre la main à Sullivan. « Viens, finissons-en… mon frère. »

Bah, pourquoi pas ? Ce ne serait pas la première fois qu’il aurait un garde de fer pour frère. Sullivan accepta la main couverte de sang et grimaça de douleur quand Toru l’aida à se relever.

Les soldats se raidirent tout à coup. Il y avait du neuf dans le vestibule. Sullivan coula un regard par la porte ouverte.

C’était l’usurpateur.

Il était couvert de plaies et de bosses, de sang, de saleté. Son uniforme était en lambeaux. Mais il ne courait pas. Sullivan comprit. Saito ne contrôlait plus rien. C’était l’éclaireur, à présent, et il ne cherchait plus à fuir. Il était repéré ; la guerre était ouverte. Il venait les tuer, puis il tuerait les gardes de fer, après quoi il détruirait la ville.

Toru aussi avait compris. Ils échangèrent un regard. « La fortune nous sourit.

— Réglons son compte à cette ordure. »

Ils sortirent de la bibliothèque. Sullivan visa et ouvrit le feu. Des balles lui transpercèrent la poitrine dans un déluge rouge. Toru, juste derrière lui, activa son pouvoir et bondit en poussant son cri de guerre.

« TOKUGAWA ! »

Il y avait des gardes de fer partout. Ils criblèrent Sullivan de balles innombrables et l’ensevelirent sous les assauts magiques. Son BAR lui tomba des mains, mais, immédiatement, il dégaina son pistolet pour recommencer à tirer tout en avançant.

Le président ne tressautait même pas quand les balles le touchaient. Il pivota en montrant les dents et s’apprêta à voyager pour éviter la charge de Toru.

Sullivan dirigea sur lui toute la gravité possible. Toute la magie dont il disposait, renforcée par ses sortilèges et ce que le pouvoir lui transmettait passa dans cette attaque. N’importe qui se serait aplati comme une boîte de conserve écrasée sous une botte. D’ailleurs, trois gardes de fer un peu trop proches de leur maître moururent sur le coup.

Mais l’éclaireur avait donné à Saito une résistance extrême. Même sous une gravité cinquante fois supérieure à la normale, il tenait bon, alors que le dallage se fissurait sous ses pieds et que le marbre était pulvérisé. En revanche, il ne réussit pas à disparaître ; même un génie de la magie ne pouvait pas téléporter l’équivalent d’un train de marchandises.

Sullivan beuglait sous la violence de l’effort mais refusait de laisser Saito s’en tirer. Cela dit, il avait des limites, même avec le nouveau sortilège gravé sur la peau de son dos, qui grésillait en dégageant de la fumée comme une tranche de lard dans une poêle chaude.

Le président leva les mains pour repousser la gravité, et Sullivan sentit la magie revenir vers lui. Il poussa un rugissement.

Toru se battait contre une autre brute, et tous deux vinrent s’écraser aux pieds du président. Toru décocha un coup de poing dans la mâchoire de l’autre, mais un bougeur puissant l’envoya fracasser une colonne. Il se releva, abattit un garde de fer d’un coup de tetsubo, puis un autre. Un ninja apparut et glissa son épée dans un trou de son armure. Le sang gicla.

Les yeux de Dosan Saito se fermèrent à demi alors qu’il continuait à repousser la gravité. Dès que Sullivan craquerait, il s’échapperait et la moisson continuerait de plus belle.

Tu ne m’échapperas pas. Sullivan se concentra. Il était à sec, incapable de pousser plus fort. L’effort était inhumain. Un Jap lui abattit sur le crâne le canon de son fusil, qui se brisa. Un autre lui taillada le jarret ; Sullivan tomba à genoux dans un flot de sang.

Constant comme la gravité… Va te faire foutre. Jake Sullivan n’abandonne pas si facilement. Toru repoussa un adversaire et coupa en deux le ninja.

L’atmosphère se transforma. La lumière était plus vive. Des rayons dansaient dans la poussière, le sang et la fumée, affûtés comme l’épée qui venait de le blesser ; on aurait dit qu’ils tombaient du paradis. La Voyageuse braquait sur Shanghai la machine de Fuller, et la vérité apparaissait.

Une créature abominable accompagnait le faux président. Tous la voyaient clairement. Elle poussa un hurlement strident quand la lumière brûlante l’engloutit. C’était l’éclaireur, et il se savait condamné.

Les gardes de fer cessèrent de se battre et poussèrent des cris horrifiés devant le monstre pour qui ils couraient à la mort. D’autres entités horribles se faisaient passer pour leurs frères ; sous une apparence humaine, c’étaient des éponges qui absorbaient la magie des véritables soldats à l’agonie autour d’eux.

Les extraterrestres se jetèrent sur les humains avec l’énergie du désespoir. Le marbre disparaissait sous le sang écarlate.

Mais on ne s’intéressait plus à Toru. Il se releva, tetsubo brandi. Sullivan s’en aperçut ; Dosan Saito et l’éclaireur, non.

« TOKUGAWA ! »

Sullivan éteignit son pouvoir et s’effondra.

Toru abattit son tetsubo sur l’épaule de Saito, lui brisant la moitié des os. Un autre coup. Sous la lumière magique, l’éclaireur était vulnérable ; il glapissait tandis que la brute le réduisait en bouillie. Les tentacules jaillirent des yeux et des oreilles de Saito, d’où giclaient des flots de sang. Toru, enfin, frappa aux jambes, et Saito tomba comme une masse.

L’éclaireur s’éloigna en rampant. Il abandonnait derrière lui un filet de fange noire. Sullivan se contraignit à avancer ; derrière lui, c’était du sang rouge. Il rattrapa le monstre, qui cracha un cri de fureur, et leva le bras, concentrant tout son pouvoir en une pointe de gravité infinie, puis il écrasa son poing comme le doigt de Dieu. Sa main s’enfonça dans le marbre jusqu’au poignet.

L’abdomen de l’éclaireur fut comprimé, le reste s’enfla comme un ballon avant d’exploser sous l’inconcevable pression.

L’éclaireur était mort.

Sullivan resta prostré. Il se vidait de son sang. Dans son dos, le sortilège avait grillé, il ne remplirait plus jamais son office ; lui-même vacillait aux portes de la mort. Toru avança de quelques pas maladroits puis s’effondra, grièvement blessé. Du sang ruisselait sur ses bras.

Saito respirait encore, mais sa bouche rejetait plus de sang que de souffle. Toru l’avait éliminé pendant que Sullivan se chargeait de l’éclaireur.

Les gardes de fer affrontaient les monstres. Les trois mourants étaient seuls.

« Ça, c’était pour mon père, cracha Toru. J’ai recouvré mon honneur, traître. »

Saito mourut le premier dans un ultime gargouillis.

Mais l’éclaireur, malfaisant, avait préparé un sortilège de vengeance. Une ligne lumineuse apparut au-dessus de la bête massacrée et s’incurva pour former un kanji compliqué qui flottait au milieu de la salle. Sullivan sentait une énergie chaotique affluer tout autour, même s’il ne pouvait déchiffrer le caractère.

« Boumeur », soupira Toru.

Sullivan ouvrit la main pour regarder le canard en papier imbibé de sang.

Le palais explosa.

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