Chapitre 23

Prenons le cas du courage. Le courage est presque une contradiction dans les termes. C’est un grand désir de vivre qui prend la forme d’une promptitude à mourir. « Celui qui perd sa vie la sauvera », ce n’est pas une sentence mystique pour les saints et les héros : c’est un avis pratique pour les marins et les alpinistes. On pourrait l’imprimer dans un guide ou dans une théorie militaire. Ce paradoxe est le principe même du courage, le plus matériel ou le plus brutal. Un homme surpris par la mer peut sauver sa vie s’il la risque au-dessus d’un précipice. Il ne se sauvera de la mort qu’en marchant continuellement à son côté. Un soldat entouré par les ennemis doit combiner une grande envie de vivre avec une étrange insouciance de la mort. S’il se cramponne simplement à la vie, c’est un lâche, et il ne se sauvera pas. S’il n’y tient pas, il se suicide, et ne se sauvera pas. Il faut qu’il cherche à vivre dans un esprit de furieuse indifférence ; il faut qu’il désire la vie comme de l’eau et qu’il boive la mort comme du vin.

G. K. Chesterton, Orthodoxie, 1908, tr. Paul Claudel.

Drew Town (New Jersey)

« Vraiment, une soirée palpitante, dit Hammer.

— Vous avez pris de mauvaises habitudes à trop nous fréquenter, répondit Jane. On ne peut pas toujours tomber sur des gardes de fer et des super-démons, si ? »

Hammer s’installa confortablement. « Réveillez-moi quand il se passe quelque chose. »

Ils se relayaient pour surveiller aux jumelles les rues tranquilles de Drew Town. Leur position surélevée et l’abondance de réverbères rendaient l’opération facile. Monotone, mais facile. Francis estimait qu’ils étaient bien cachés. Comme personne ne les cherchait, ça n’avait pas d’importance.

La ville grandissait vite. Les ouvriers faisaient les trois-huit. Les chevaliers entendaient nettement les engins qui tournaient. Depuis leur dernière visite, de nouvelles familles avaient emménagé. La population se comptait en centaines de personnes. Francis promena ses jumelles sur la longueur de la rue. Tout était calme. Il espérait que les anciens avaient donné l’alerte pour rien. Le lendemain, il serait simplement un peu fatigué quand il recommencerait à passer sous les fourches caudines de Roosevelt.

« Ça bouge dans la Première Rue, dit Dan. Regarde, Francis. »

Francis se tourna vers l’entrée de la ville. Six hommes marchaient sur le trottoir. Ils sortaient des bâtiments administratifs. « Un type en costard, des ouvriers, des vigiles. Attendez… C’est l’architecte, monsieur Drew en personne. Ils s’approchent d’une maison.

— Un peu tard pour une tournée d’inspection, non ? » demanda Hammer en se redressant.

Les quatre actifs tendaient le cou. Il ne s’était rien passé depuis des heures. « Eh, regardez rue C, au coin de la Quatrième », dit Jane.

Les jumelles pivotèrent. Le plan orthogonal simplifiait la tâche. Ce carrefour étant beaucoup plus loin, Francis dut faire le point. Quatre hommes sortaient d’une voiture garée, se séparaient en deux groupes et se dirigeaient vers deux maisons. Francis revint à l’architecte et ses compagnons : eux aussi s’étaient répartis en paires pour visiter trois maisons distinctes. Leur parfaite coordination était inquiétante. « Mais qu’est-ce qui se passe ? » Ils ne frappèrent pas aux portes. Pas besoin. Ils avaient des passes. Bien sûr : c’étaient eux qui avaient conçu les baraques. Au même instant, comme s’ils avaient échangé un signal alors que personne ne parlait, ils entrèrent. « Ils pénètrent chez des gens !

— Toutes ces maisons sont occupées, dit Dan. C’est la rue de notre lourd. »

Jane vint à la hauteur de Francis, qui lui tendit les jumelles. Il avait un mauvais pressentiment.

Certains intrus ressortaient déjà. Ils couraient à présent, traversaient les pelouses et sautaient les clôtures. Jane eut un hoquet en les observant. « Ce ne sont pas des hommes !

— Hein ?

— Je vois l’intérieur des gens. Ce ne sont pas des hommes. Pas du tout. Leur peau est une carapace !

— Merde ! » Francis attrapa son fusil. Fausse alerte, tu parles ! « On fonce. »

La porte d’entrée d’une des maisons s’ouvrit à la volée. Une gamine en chemise de nuit rose se précipita dans le jardin. On ne l’entendait pas, mais Francis vit qu’elle hurlait. Elle avait atteint la rue quand une silhouette se découpa dans l’encadrement de la porte et descendit les marches du perron. La chemise blanche de son uniforme était tachée de rouge. Le vigile leva la tête comme pour flairer, trouva la piste et s’élança aux trousses de la petite. À quatre pattes.

Francis était trop loin pour employer son pouvoir. Le cran de sûreté était dégagé. Le canon du Enfield se cala au creux de son épaule et il plaqua sa joue à la crosse. La lunette captait la lumière ambiante, mais il faisait quand même sombre. Les fils du réticule étaient grisâtres et flous. Il expira, et son doigt se posa sur la détente.

La petite fille trébucha. L’homme, la bête, bondit sur elle.

La lunette devint rose. Francis la redressa. Du blanc : il tira.

« Tu l’as eu ! » s’écria Dan.

Francis actionna la culasse. La petite fille se releva et repartit en courant. Le vigile à terre se redressait déjà. Dès que l’enfant se fut éloignée, Dan fit cracher le BAR pour réduire l’agresseur en morceaux. POUM POUM POUM POUM. Lent, rythmé.

D’autres sortaient des maisons, couverts de sang actif. Certains avaient laissé des lambeaux de peau dans des altercations avec leurs victimes ; ils n’en semblaient pas indisposés. Méthodiquement, ils passèrent à la maison suivante. Francis avait encore quatre balles ; toutes touchèrent leur but, mais un seul homme tomba. Les autres, comme invulnérables, continuaient vers leurs cibles.

On voulait massacrer les habitants de Drew Town.

Francis, sans même l’avoir décidé, descendit la colline au galop. Jane et Hammer étaient déjà à mi-pente.

Les anciens avaient prévenu tous les chevaliers du monde… Francis comprit : la même chose avait lieu partout sur la planète.

Stuttgart (Allemagne)

Par la fenêtre du bureau, on voyait des incendies, on entendait des sirènes de police. Jacques Montand, honteux, baissait la tête. « Je n’ai pas été à la hauteur. J’ai nui à la société du Grimnoir, à ses anciens et à l’humanité. Mon aveuglement délibéré a causé cette crise. J’assume la responsabilité de mes erreurs. »

Les anciens se taisaient. Deux hommes étaient assis dans le bureau obscur, les quatre autres participaient à la réunion via des sortilèges de communication. Le septième était porté disparu. L’ordre du jour était tragique. L’ennemi clandestin passait à l’attaque partout sur la planète.

« Jacques, intervint le Britannique, comment auriez-vous pu deviner ?

— Que la fille avait été choisie pour sauver l’humanité ? Que Sivaram n’était qu’un essai dans le développement de l’arme suprême ? Je ne pouvais pas savoir. Je ne pouvais que m’attendre au pire, mais je n’aurais pas dû refuser de voir la vraie menace. Faye et Sullivan ont essayé de nous prévenir. En cachant ce que je savais, en taisant que Faye avait survécu, je nous ai tous exposés à un immense danger. Je le répète : j’assume toute la responsabilité de mes erreurs, et j’accepterai les sanctions que le Grimnoir jugera appropriées. Si je dois payer de ma vie, soit.

— Ça devra attendre, dit l’Américain. On a besoin de tout le monde. Si vous y tenez, pendez-vous quand tout sera réglé, mais, pour le moment, nous avons sur les mains une crise sans précédent. Ces êtres tuent des innocents, hommes, femmes et enfants.

— Nous avons envoyé les chevaliers dans les zones à risque dès que nous avons eu vent de l’affaire, et nous tentons de prévenir les autorités, dit l’Allemand. Dès la fin de cette réunion, j’irai me battre aux côtés des miens.

— Mon chef est têtu, reprit l’Américain. Mais je pense avoir convaincu Roosevelt. Il a fait appel à l’armée. Nous avons réagi de notre mieux à chaque explosion de violence, mais nous ne savons ni où elles ont eu lieu ni combien il y en a.

— Moi, je sais. »

Jacques et Klaus, interloqués, tournèrent la tête.

Faye Vierra s’avança dans un rayon de lumière. Couverte de sang, les yeux écarquillés, elle tenait un pistolet. Il était ouvert et déchargé. Elle lâcha un chargeur sur le tapis, en sortit un neuf d’une poche, l’enfonça et actionna la culasse. Elle puait le sang et la mort.

Elle était terrifiante. Les anciens se taisaient.

« Depuis une heure, je me bats contre eux partout sur la planète. Je voyage là où la porte est le plus près de s’ouvrir. J’en ai arrêté des tas. Je ne sais pas combien j’en ai tué… » Faye se frotta la figure de sa main libre, se barbouillant encore plus de sang. « Je suis passée ici parce que j’ai un peu de temps avant la porte suivante. Je ne peux pas mener une guerre à moi toute seule. J’ai besoin d’aide.

— Quoi que la société puisse faire, c’est d’accord. » Jacques parlait au nom de tous.

« L’un de vous est un liseur, je le sens. » Faye les regarda les uns après les autres. L’Allemand leva la main. « D’accord. Écoutez bien. Je vais afficher dans votre tête une carte du monde. » Du coin de l’œil, elle aperçut un globe terrestre qu’elle fit décoller pour le reposer sur la table.

Elle maîtrisait plusieurs pouvoirs magiques !

« Dessus, vous allez repérer tous les endroits qui ont besoin d’aide, puis vous vous débrouillerez pour y envoyer des renforts. La Russie était mal barrée, avec tous les goulags de Staline, mais j’en viens. » Elle frissonna. « Ça n’est pas réglé, mais ils tiendront un moment. J’ai senti la mort de l’éclaireur, et ça ralentira ses bébés, mais ils s’excitent quand même. L’Imperium a pris les armes et mobilise même ses agents secrets dans des pays où ils n’étaient pas censés se trouver. Mais il y a des pays où nous pouvons aller et pas eux. Prêt ? »

Klaus hocha la tête puis porta les mains à ses tempes en hurlant. « Mein Gott !

Ouais. Désolée. Pas le temps d’y aller doucement. Et maintenant envoyez de l’aide aux gens qui en ont besoin. La société n’a jamais eu de mission plus importante. »

Klaus saisit le globe, sortit un stylo de sa poche et entreprit de tracer des X aux endroits stratégiques.

Soudain, l’ensorcelée tressaillit et ferma les yeux en se concentrant. « Oh, non… J’y avais pas pensé… Personne n’y avait pensé.

— Qu’est-ce qui se passe, Faye ? demanda Jacques.

— L’éclaireur a poussé les chefs d’État à regrouper les actifs pour lui faciliter la tâche, mais il y avait depuis longtemps une réserve toute prête, dans un coin reculé, et le monstre vient d’y débarquer pour manger tout le monde. Faut que je file. Il n’y a que moi pour l’arrêter.

— Bonne chance, Faye. Et pardon.

— Ne vous rongez pas les sangs, Jacques. Je tiens toujours mes promesses. »

Billings (Montana)

L’aile des prisonniers spéciaux du pénitencier d’État de Rockville accueillait les criminels actifs les plus dangereux d’Amérique. C’était là que Jake Sullivan avait tiré six ans de travaux forcés. Il y avait à ce moment-là près d’un millier de détenus.

Faye arriva à l’instant où les derniers survivants étaient arrachés à leurs cellules. Tout s’était passé très vite. Une poignée d’écorchés, dissimulés parmi les gardiens, avaient attaqué et remplacé leurs collègues en quelques minutes. Ensuite, ils n’avaient eu qu’à cueillir leurs victimes.

La magie récoltée suffisait amplement à ouvrir la porte.

Faye atterrit au milieu de la prison presque déserte.

Une émanation de l’éclaireur l’y attendait dans le corps du directeur qui venait de mourir. Faye s’en attrista : Sullivan décrivait ce type comme un homme de bonne volonté qui lui laissait accès à la bibliothèque.

« Je te l’ai dit, je suis partout. » La plus grosse partie de l’éclaireur, et la plus intelligente, venait de périr à Shanghai, mais ce monstre avait la résistance du chiendent : en arracher la moitié n’éliminait pas la plante, et les racines se multipliaient. « Tu arrives trop tard. Partout nous sommes prévenus, et nous sommes en route.

Pas grave. Je te tuerai.

D’autres intelligences l’ont aussi prétendu autrefois. Toutes ont échoué. Tu es un être ordinaire. Tu n’imagines pas la durée de ce cycle. La proie choisit de nouvelles intelligences, et nous les dévorons. Le cycle se répète. La proie choisit de nouvelles intelligences, et nous les dévorons. Le cycle est éternel. La proie choisit de nouvelles intelligences, et nous les dévorons. Vous ne serez pas la dernière.

Tu te trompes. » Des dizaines de milliers de gens étaient morts près de Faye au cours de la nuit, et elle s’était approprié leur lien avec le pouvoir. Elle ne pouvait plus comparer son énergie magique à un fleuve, à un torrent, à rien de quantifiable. Son pouvoir était le pouvoir, et le pouvoir comptait sur elle pour l’emporter. La créature était lasse de fuir. « Je suis la dernière. »

La marionnette de l’éclaireur leva les yeux sur le ciel noir. À Shanghai, il avait fait jour. Faye vit un cercle sans étoiles. Le cercle s’élargissait. C’était une ouverture qui donnait sur ailleurs.

« La proie va fuir, comme à chaque fois. Elle t’abandonnera. Tu deviendras faible, tu seras dévorée. C’est le cycle. Tu es une abomination. Tu es une intelligence qui a copié nos méthodes. Toi aussi, tu dévores la proie. Tu as pris ce qui nous revient de droit. Nous ne te laisserons pas prendre notre identité. »

Faye, fatiguée d’écouter cette litanie, leva son .45 et tira dans la tête de l’éclaireur. La nuit fut de nouveau silencieuse. C’était déjà ça.

Le grand ennemi était en route, attiré ici, à Rockville. Quand il aurait atterri, plus personne ne pourrait faire quoi que ce soit.

Faye passa en revue tous les emplois du pouvoir qu’elle connaissait. Elle pouvait choisir n’importe laquelle des connexions volées et plier la sienne pour la relier à la région du pouvoir qui correspondait, mais elle avait beau y réfléchir, elle n’en voyait aucune capable de faire du mal à l’ennemi. Si, une, peut-être, éventuellement, avec de la chance, mais elle ne savait pas comment s’en servir. Le pouvoir était une bestiole compliquée, avec des tonnes de morceaux, dont certains réussissaient rarement à se connecter à un être humain, et elle aurait pu en faire quelque chose, sans doute, mais se sentait bien incapable de les atteindre. Elle n’allait pas inventer un lien qu’elle n’avait jamais découvert auparavant – dans quel sens le plier ?

Le trou entre les étoiles s’élargissait. De l’autre côté, l’univers était d’une couleur qu’aucun œil humain n’avait jamais contemplée et pour laquelle les cerveaux humains n’avaient pas de nom. Le trou était loin, mais tout le monde dans l’hémisphère Nord pouvait déjà le voir. Le temps pressait.

L’un des gardes de fer morts près d’elle à Shanghai était un liseur ; elle lui avait volé son pouvoir. Elle ne l’avait pas encore essayé, mais ça valait le coup. Elle ne connaissait que deux personnes qui avaient vu la forme du sortilège qui l’intéressait. L’une avait la cervelle farcie d’un délirant fatras d’information mais plus rapide que toutes les autres – à part la sienne peut-être. Elle ne réussirait sans doute à rien piger dans cette tête-là, surtout qu’elle n’avait jamais lu dans les esprits. L’autre cerveau était beaucoup plus lent mais beaucoup plus agréable, sans compter qu’il était moins gênant de fouiller dans le crâne d’un intime. Faye ouvrit sa carte mentale et, consommant plus d’énergie que la plupart des actifs au cours d’une vie entière, atteignit le New Jersey.

Francis assommait un écorché de la crosse de son fusil. Il se trouvait sur un chantier, et plein de gens affrontaient les monstres. Satisfaite, elle remarqua que Francis, à lui seul, avait réussi à tuer des tas de marionnettes en les bombardant de briques et de pierres à la force de sa pensée. Elle logea une balle dans la nuque de l’écorché. Il s’en serait sorti tout seul, mais elle était pressée.

« Merci. » Il débarrassa son arme de la substance gluante qui y restait collée puis se tourna pour découvrir qui lui était venu en aide. « Faye ? »

Une seconde seulement, il contempla, effaré, sa dégaine répugnante, puis il courut la prendre dans ses bras et l’embrassa sur la bouche. C’était exquis, mais elle avait une planète à sauver.

Elle décida quand même de ne pas le repousser tout de suite…

Bon, soyons sérieuse. Elle s’écarta. « Francis, il faut que tu m’écoutes.

— Qu’est-ce que tu fais là ? Je suis resté des mois sans nouvelles ! Je ne savais pas si tu étais encore en vie !

— Francis, concentre-toi. » Elle claqua des doigts pour mieux faire passer le message.

« O.K. » Un écorché leur fonçait dessus, mais Francis fit décoller un tuyau de plomb et s’en servit comme d’un javelot pour empaler le monstre et l’envoyer valdinguer au loin. « O.K., j’écoute. Qu’est-ce qui se passe ? » Elle lui montra le ciel. « Doux Jésus ! C’est quoi ?

— L’ennemi arrive. Il faut que tu réfléchisses bien et que tu retrouves le sortilège que tu as conçu, celui qui a englouti Mason Island.

— Le trou noir ? Selon Browning, ce pouvoir-là est celui des nixies. Mais que…

— Laisse tomber. Pense à sa forme. Je l’ai jamais fait, alors applique-toi. »

Francis fronça les sourcils et ferma les yeux.

Faye n’avait encore jamais lu dans les pensées des gens. Par précaution, elle employa l’énergie magique de plusieurs actifs.

Et manqua s’évanouir. C’était pire qu’un direct à la mâchoire.

Elle ne vit pas seulement le sortilège ; elle vit tous les souvenirs qui s’y rattachaient, la rage et l’angoisse à l’idée qu’il ne marche pas, le combat pour la liberté, la mort frôlée, les sentiments intenses quand il avait retrouvé celle qu’il aimait, puis l’effroyable tristesse en lisant sa lettre, parce qu’il l’aimait vraiment. Elle ne put s’en empêcher : elle lut la surface et la couche inférieure, et encore en dessous, tous les espoirs, les forces et les faiblesses, les défauts, les doutes, les échecs, les moments de grandeur et tout le reste. Elle apprit tout ce qu’on pouvait apprendre sur Francis Cornelius Stuyvesant, sur l’homme qu’il était et celui qu’il espérait devenir. Surtout, elle apprit qu’il désirait passer le reste de sa vie avec elle.

Elle revint à la réalité. Francis défaillit. Elle dut le rattraper par le bras. Il saignait du nez suite à la violence de sa lecture magique.

« Tu m’as fait quoi ?

— Oh, Francis. » Elle le serra contre elle. « Si je n’avais pas déjà eu des raisons de ne pas détruire le monde en devenant maléfique, j’en aurais une, là.

— Euh… pardon ?

— J’essaierai de revenir, c’est promis. » Elle le lâcha à contrecœur et repartit dans le Montana.

Le calme régnait toujours dans la cour de la prison. Les projecteurs créaient des ombres noires. Elle n’aurait qu’une seule chance. L’ennemi quittait une réalité, débarquait dans la sienne, mais elle ne le laisserait pas s’installer. Elle l’enverrait ailleurs. Nul ne savait où conduisait le trou noir. Quand elle y avait balancé Corbeau, elle avait à peine entrevu l’intérieur. C’était un lieu terrible d’infinies ténèbres glacées.

Mais le dieu des démons avait eu la force d’en sortir. L’ennemi, même s’il n’avait pas de corps, était beaucoup plus fort. Faye décida donc de créer un sortilège vraiment puissant. Le trou noir précédent avait réussi à engloutir Mason Island. Celui-ci devrait avaler le Montana. Mais, si elle le créait à la surface, ça tuerait des centaines de milliers de gens, peut-être des millions si elle faisait la moindre erreur dans ses calculs mentaux…

Était-ce grave ? Un million de morts pour en sauver des milliards… Le choix était facile. Et puis elle absorberait l’énergie magique de ces millions de morts… Rien ne serait gâché, et elle aurait sauvé tous les survivants. Elle serait une héroïne, révérée par le monde entier.

Faye secoua la tête. Pensées dangereuses. Il fallait qu’elle monte tout là-haut, là où le sortilège ne constituerait pas une menace pour la Terre. Il fallait qu’elle se pointe sous le nez de l’ennemi. Elle ne reviendrait sans doute pas.

Tant pis. Parfois, les héros ne revenaient pas.

Sa carte mentale se chargea des calculs. Elle allait devoir puiser simultanément dans plusieurs types de pouvoirs. Même le président n’avait jamais accompli cet exploit. Oui, elle était capable de passer très vite de l’un à l’autre, mais ça ne suffirait pas. Plusieurs en même temps ou rien. Un échec signifierait sa mort immédiate.

Elle se concentra sur la magie des estompeurs en s’imaginant impalpable comme Heinrich. Ça l’aiderait à résister à la gravité du trou noir. Ensuite, elle fit appel au pouvoir opposé, celui des lourds, et s’imagina aussi douée que M. Sullivan. Avec ça, elle aurait une chance de s’en sortir. Elle activa ensuite l’énergie de Delilah, la brute, et, sachant que son organisme subirait des lésions immédiates, elle demanda le talent de Jane, la grande guérisseuse. Pour éviter de geler instantanément, elle pensa à l’énergie des torches – Murmure et Lady Origami – puis des crépiteurs – M. Bolander. Cerise sur le gâteau : la chance de Barns, qui ne pouvait pas faire de mal.

La peur lui compressait les poumons. Elle plia donc son lien à l’image du pouvoir des parleurs, pour bénéficier de l’intelligence de M. Garrett, et déclara : « Je vais m’en sortir. Je suis vraiment douée. Le pouvoir avait de bonnes raisons de me choisir. » Aussitôt, elle se sentit mieux.

Elle récita une prière muette, leva les yeux sur le monstre qui dévorait le ciel et voyagea plus loin que jamais.

Le néant.

Puis un milliard d’étoiles.

C’était terrifiant. La Terre était à des milliers de kilomètres. L’ennemi était devant elle.

La carte mentale de Faye protestait violemment ; elle la repoussa. Sa magie physique explosa avec la force de dix brutes. Ses tissus durcirent pour former un bouclier impénétrable. Malgré tout, sa peau se nécrosa et les fluides de son organisme menacèrent de s’évaporer. Elle devint plus dense qu’aucun massif avant elle. La magie des guérisseurs s’activa. Les molécules qui s’arrachaient à son corps puisèrent dans le pouvoir des torches pour former une barrière entre elle et le vide.

L’ennemi approchait. Il était inconcevable. Il avait faim. Il avait trouvé le pouvoir ; il attendait cet instant depuis très longtemps. Il n’était pas intelligent, du moins pas d’une façon que Faye pouvait comprendre. L’éclaireur était devenu malin à force de fréquenter les hommes. L’ennemi, lui, ne comprenait que le cycle de la chasse et du massacre. Rien ne le détournerait de son point d’ancrage dans le Montana. Rien d’autre que le cycle ne comptait.

Faye s’apprêtait à le rompre.

Elle plia son lien avec le pouvoir, à toute allure, selon des plans alambiqués. Elle réfléchissait plus vite que quiconque, et elle avait une certitude : si le pouvoir avait choisi pour le défendre une pauvre petite Okie dans une masure au sol de terre battue, c’était dans l’attente de cet instant de perfection.

Faye créa le sortilège. Un trou apparut dans l’espace. De l’autre côté, le néant véritable, à côté de quoi le vide interplanétaire faisait figure de paradis. La fissure s’élargissait.

Pas assez vite. L’ennemi était trop gros. Il devait disparaître entièrement. Elle avait besoin d’une nouvelle porte, aussi vaste que l’ouverture pratiquée par le monstre, assez vaste pour sauver le monde. Le néant devait dévorer l’ennemi tout entier. Il ne devait pas pouvoir s’échapper, jamais. Faye réunit toute la magie qu’elle avait volée, la puissance unifiée de dizaines de milliers de morts, et la dirigea dans le sortilège.

L’univers se déchira.

L’éclair fut visible depuis la Terre. La faille s’ouvrit, béante, et s’élargit. Trop vite. Faye s’y sentait aspirée, si fort que même son pouvoir de voyageuse ne suffisait pas à y échapper. Elle eut recours à la maîtrise gravitationnelle des lourds ; en vain. Au talent des estompeurs… mais la faille dévorait même la lumière.

L’ennemi avançait, imperturbable, vers son festin.

Mais la piste qu’il suivait plongeait dans la faille. Le trou noir qui avait englouti Mason Island n’était rien à côté. Celui-ci faisait la taille d’un pays.

L’ennemi vit le piège – trop tard. Le portail d’où il venait disparaissait dans le néant infini. Faye comprit sur quoi s’ouvraient les trous noirs : sur l’univers où irait le pouvoir s’il mourait.

L’enfer.

Faye allait mourir elle aussi, elle le savait, mais ce n’était pas cher payer pour voir la stupéfaction de l’ennemi à l’instant de tomber dans le néant éternel.

Ciao, saloperie.

Elle réussit à ne pas basculer dans la faille, qui atteignit sa taille maximale et se mit à rétrécir. Heureusement : plus grande, elle aurait englouti tout l’univers, et Faye aurait eu l’air maligne.

Elle vacillait au bord du vide ; plus le trou se refermait, plus il exerçait une attraction brutale. Elle brûlait toutes les magies imaginables, mais elle avait épuisé son énergie propre ainsi que celle volée par la malédiction. Elle serait incapable de voyager.

Au moins, je ne me suis pas ennuyée.

Soudain, le pouvoir lui parla. Non pas avec des mots, mais il était près d’elle, il la regardait, il compatissait à sa peur, à sa douleur, à sa tristesse, il sentait son espoir et admirait l’étrange espèce animale à laquelle il s’était uni.

Il lui était reconnaissant, car le cycle était brisé. L’humanité avait accompli l’impossible.

Il lui offrit donc une issue.

Le choix fut aisé.

Drew Town (New Jersey)

Francis, allongé au sommet du château d’eau, visait soigneusement. Les écorchés étaient capables de pointes de vitesse stupéfiantes ; il recourait aux mêmes tactiques que pour la chasse au lièvre. Il pressa la détente et le Enfield aboya. L’écorché trébucha et tomba dans un trou qui attendait des fondations. « Dans le mille ! » Il actionna la culasse et chercha d’autres cibles, sans succès. Ayant appris à ses dépens que les monstres étaient coriaces et remarquant une bétonneuse encore en marche, il en souleva le levier avec son pouvoir afin d’engloutir sa victime. Ça devrait suffire.

« On y arrive ? » cria Pemberly Hammer.

Jane sortit de derrière la voiture qui lui avait servi de bouclier. Elle tenait sa Thompson favorite. « Je pense que c’est bon. »

Dan rejoignit sa femme. « On les a tous eus, je crois. »

Ils se battaient depuis une heure. La ville s’était réveillée. La plupart des habitants s’étaient enfuis ; beaucoup néanmoins étaient restés se battre. La plupart étaient morts. Ensuite, les cadavres s’étaient relevés en retirant leur peau pour se retourner contre les chevaliers. Francis était à court de munitions et bientôt de pouvoir mais, pour le moment, tout était calme.

Il entreprit de descendre par l’échelle. Tout alla bien jusqu’aux trois quarts de la hauteur, quand il dérapa sur un barreau glissant et tomba comme une pierre. Il atterrit les fesses dans une flaque de boue, se releva en poussant un chapelet de jurons et examina son fusil pour s’assurer qu’il n’était pas bouché. « Je n’ai rien vu, mais ouvrez quand même l’œil.

— Tous ces blessés ! s’écria Jane. Je les sens autour de nous. Il faut que j’aille m’occuper d’eux.

— Je t’accompagne, fit Dan. La police est arrivée, mais je ne te lâche pas d’une semelle.

— Chéri, tu es si chevaleresque. »

Des phares et des sirènes déboulaient sur la route qui menait à la ville nouvelle. Francis s’appuya au capot d’une voiture. « Quelle nuit, Hammer ! Promettez-moi de filer dire à votre patron qu’il est complètement idiot.

— Volontiers. Vous avez remarqué la drôle de lumière dans le ciel ? C’est quoi, à votre avis ? »

Il leva les yeux. Ça ressemblait à une aurore boréale. « C’est Faye qui s’exprime.

— Comment le savez-vous ?

— Une intuition. » Quand elle avait lu ses pensées, si brutalement qu’il avait mal au crâne comme après une nouba de trois jours, elle lui avait laissé dans le crâne un peu d’elle-même. Il avait compris l’enjeu véritable de cette guerre. Les hommes aimaient se dire que leur petite amie était la femme la plus importante du monde. Dans son cas, c’était la pure vérité.

« Elle va bien, vous pensez ?

— J’en suis sûr. »

Hammer hocha la tête. Elle savait que Francis était sincère. « Il faut que je fasse mon rapport aux flics. Il y a peut-être d’autres écorchés dans les parages. » Elle tendit la main, et pas comme une élégante un peu coincée, non : honnête, directe. Francis la serra. « Merci de votre paranoïa hautaine.

— Merci de votre agressivité bornée.

— À votre service. » Elle lui sourit et s’en fut à la rencontre des voitures qui se garaient.

Francis leva les yeux vers le ciel bizarrement illuminé. « Allez, Faye… »

CRAC. Un vacarme assourdissant, comme si la foudre tombait à ses pieds. Un impact brutal le fit reculer.

Il pivota, fusil levé, mais se figea aussitôt. « Faye ! » Entourée d’un halo crépitant de pouvoir pur, elle éblouissait comme une lampe à souder. Il leva les mains pour se protéger les yeux. « Faye ! »

La magie vacilla puis disparut. La lumière aussi. Ses oreilles bourdonnaient.

Elle eut un pauvre petit sourire. « Il m’a donné le choix… » Elle tomba à genoux.

Francis se précipita. Elle semblait sur le point de s’évanouir. Il la retint de justesse. « Qu’est-ce qui t’arrive ? Quel choix ? »

Elle avait les yeux fermés et dodelinait de la tête. « Le pouvoir. Il m’a offert le monde. J’aurais pu tout avoir. Je pouvais contrôler la Terre, la diriger et protéger le pouvoir pour l’éternité. »

Il la serra contre lui. Elle tremblait comme une feuille. « Ça va, Faye, je te tiens. Ça va aller.

— Tout. Tout ce que je voulais. Fini, les salauds, les guerres, la haine, selon ma volonté. Fini, les présidents, les Madi, les Corbeau. Plus jamais. » Elle délirait d’épuisement. « Tous. Finis. Mais, pour ça, il fallait que je sois forte, toujours. De plus en plus. J’aurais pris ce que je voulais, parce qu’il le fallait. C’est comme ça que j’aurais tout justifié. Mais c’est comme ça que naît le mal. Personne n’aurait été à l’abri, même pas toi. »

C’était du charabia. Francis s’aperçut qu’ils étaient tous les deux à genoux dans la boue. Il la remorqua vers un terrain sec et l’adossa à la roue d’une voiture, puis écarta de sa figure ses cheveux englués de sang. Il y en avait beaucoup, mais elle n’avait pas l’air blessée. « Jane ! Jane, j’ai besoin d’une guérisseuse !

— J’aurais pu. Avant, j’aurais dit oui. Mais Zachary m’a montré ce qui se serait passé. Ç’aurait été trop tentant. Francis, il m’a proposé de devenir une déesse. C’est pas bien. Pas comme ça. Personne ne devrait avoir tant de pouvoir. Si seulement c’était la malédiction et rien d’autre, mais j’ai dû choisir entre ce que j’aime et ceux que j’aime. » Faye ouvrit les yeux. « Alors j’ai renoncé. Toute la magie que j’avais gagnée, je l’ai rendue. J’ai choisi d’être moi. »

Francis plongea son regard dans les yeux de Faye. Des yeux bleus.

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