Chapitre 6

Cher docteur Kelser, si vous êtes effectivement docteur. Veuillez excuser mon impertinence, mais il faut que ce soit dit. Vous êtes un crétin et un charlatan. Votre récent article dans lequel vous exposez votre nouvelle théorie sur les origines de la magie dans la population depuis le milieu du siècle dernier m’a grandement amusé. Atlantis ? Vraiment ? Comme vous êtes incapable d’expliquer scientifiquement l’apparition de la magie, vous en concluez que le continent perdu d’Atlantis doit y être pour quelque chose ! Votre diplôme de médecin, vous l’avez trouvé dans une boîte de biscuits ? Tout scientifique sensé comprend que la magie naît dans les cristaux.

Orson Flick, lettre à l’éditeur, Scientific American, 1921.

Île Axel Heiberg

Toru savait où aller.

Il avait menti en affirmant n’être jamais venu. Il avait visité la station autrefois, accompagnant une expédition d’approvisionnement, bien content d’avoir une excuse pour s’échapper de l’ambassade.

Pour qu’un officier de l’Imperium soit affecté à cette base abominable, il devait être au bout du rouleau, mais celui qu’avait croisé Toru lors de son inspection conservait quelques vestiges de professionnalisme, assez du moins pour donner le change. Le commandant actuel, lui, était pathétique. Tout se déroulait si vite que le Grimnoir n’essuierait peut-être aucune perte. Une défaite écrasante qui couvrait de honte l’Imperium. Et, tout incompétent que soit l’officier supérieur, Toru avait quelque chose à faire avant que les chevaliers n’aient tué tout le monde.

Profitant de la distraction générale, il se glissa dans un couloir de service et descendit une échelle. Rapide et léger grâce à son pouvoir, il traversa le sous-sol en quelques secondes. Une brute douée battait les gazelles à la course, et Toru était sans égal. Il intercepta un impérial ; à contrecœur, il lui brisa l’échine sans lui laisser le temps de réagir. C’est mieux ainsi, mon frère.

Les quartiers des officiers se trouvaient là. Toru intercepta les jeunes hommes qui, réveillés par le vacarme, couraient vers les coups de feu. L’Imperium ne gaspillait pas ses actifs à de tels postes, mais tous les officiers recevaient au moins un kanji : ils risquaient de compromettre la réussite de sa mission. Toru puisa dans son pouvoir et leva son tetsubo d’acier.

Il les tua tous.

Les pointes qui hérissaient sa massue dégouttaient de sang. Toru décrivit un lent cercle. Les murs étaient repeints en rouge. Des cadavres désarticulés jonchaient le sol.

C’est mieux ainsi.

L’appartement du commandant était fermé à clé. D’un coup de pied, il arracha la porte à ses gonds. Un capitaine mal rasé, aux yeux chassieux, se débattait avec sa chemise. Toru, écœuré, contempla les ordures éparpillées, les bouteilles de saké vides, et brisa tous les os de la main tendue vers un pistolet. Il saisit ensuite le capitaine par le cou, le souleva et l’écrasa contre le mur.

Le type, écarlate, avait le souffle coupé. Il battait des paupières en suppliant comme un paysan. « Ne me tuez pas ! Pitié ! Je me rends ! » glapissait-il. La philosophie de Toru, sa conception de ce que représentaient les véritables guerriers, se révoltait. On voyait bien quel genre d’homme finissait sa carrière dans une voie de garage polaire.

« Je suis Toru Tokugawa. » Les yeux du capitaine s’écarquillèrent à travers ses larmes. « Tu connais mon nom. Bien. Tu vas activer le sortilège de communication d’urgence. Et que ça saute. Je veux parler à la cour d’Edo. » Toru serra le poing, rien qu’un peu, pour que le capitaine comprenne le prix de toute désobéissance, puis le laissa tomber. « J’ai des informations à transmettre. »

Toutes les bases impériales disposaient de kanjis permettant de contacter rapidement le haut commandement, qui court-circuitaient la voie hiérarchique pour atteindre directement le cercle étroit des conseillers du président. On ne s’en servait qu’en cas d’extrême urgence, de crise apocalyptique, sous peine de mort.

Toru, ancien garde de fer, savait lancer le sortilège en question, mais, quelques mois plus tôt, il s’y était essayé en vain. Son but avait été de prévenir l’Imperium qu’un faux président était aux commandes de l’État ; mais quelqu’un avait bloqué sa magie. L’imposteur voulait empêcher la contagion.

Toru avait bien conscience que, même s’il réussissait à faire passer son message, rien ne changerait. On ne le croirait pas. Qui douterait du président ? S’il tenait à le faire malgré tout, c’était pour une autre raison.

Voyant le capitaine hésiter, il essuya son tetsubo sur les couvertures en vrac sur le lit. Cela suffit pour que le pauvre type se pisse dessus de trouille puis s’écarte à quatre pattes, avec une grimace quand il voulut s’appuyer sur sa main brisée. Il repoussa un paravent, révélant un grand miroir fixé au mur du fond, qu’il entreprit d’activer. Son sortilège était approximatif, ce qui n’avait rien d’étonnant, mais ces miroirs étaient l’œuvre d’engrenages de l’unité 731, des maîtres du kanji. N’importe quel imbécile était capable d’utiliser leurs créations.

Toru attendit en regardant son reflet, couvert du sang de braves soldats qui n’auraient jamais dû mourir. C’était gaspiller des ressources précieuses. La faute en revenait à l’imposteur, pas à Toru lui-même. Le capitaine jacassait : suppliques, excuses, explications… Si Toru s’était senti d’humeur magnanime, ce qui n’était de toute façon pas le cas, cette couardise lamentable l’aurait convaincu de se montrer inflexible. Le miroir étincela avant de s’ouvrir sur un décor familier. Toru connaissait bien cette salle de la cour impériale.

Un appariteur s’avança, interloqué que la station la plus isolée du monde veuille contacter les grands chefs, mais, quand il vit Toru et le capitaine prostré, il en resta bouche bée. Toru, fatigué des gémissements de sa victime, lui écrasa la trachée de sa botte, la faisant taire à jamais.

« J’exige de voir Okubo Tokugawa. Fais venir le président. »

Le type le regardait sans rien dire. Il bougea les lèvres mais aucun son ne sortait.

« Dis-lui que Toru Tokugawa veut lui parler. »

Le globe de métal de deux mètres de diamètre flottait à deux mètres du sol. Sullivan n’identifiait pas la matière dont il était fait mais en admirait la beauté. Il tournait sur lui-même, sans mécanisme visible. Les continents n’étaient pas exactement représentés. Stylisés, sans doute. Était-ce pour laisser la place aux kanjis gravés tout autour, ou bien parce que le président aimait que ses gadgets soient décoratifs ? En tout cas, c’était joli, Sullivan devait le reconnaître.

« L’étage est sécurisé, annonça Diamond. Nous n’avons que quelques blessés. » Le bougeur retira ses lunettes maculées de sang pour les essuyer sur sa manche. « Il reste des poches de résistances, mais on contrôle.

— Continuez. Ne gaspillez pas des hommes pour les déloger. On a ce qu’on venait chercher. La voie de repli ?

— On la tient. Certains gars ont été touchés. Rien de bien grave. Je les ai renvoyés au rez-de-chaussée, dans l’espèce de sas. Dianatkhah s’occupe d’eux. »

Sullivan hocha la tête. Les guérisseurs étaient si rares que son équipe n’en avait qu’un. Le sas d’entrée était sans doute l’abri le plus sûr pour les blessés. En cas de problème, ils pourraient s’échapper. « Bien. Dis aux autres de se méfier d’attaques suicides. » Les chevaliers avaient bien travaillé. Pour un groupe qui n’avait pas souvent collaboré, ils s’en tiraient mieux que prévu. « J’espère que ça ne va pas traîner…

— Ça prendra cinq secondes… une fois que tu auras arrêté de me demander si ça ira vite », dit Schirmer. Leur répareur, le plus doué en dessin, s’occupait de préparer le sortilège de communication. Ne sachant pas s’ils trouveraient du verre – du verre encore intact après l’assaut –, ils avaient apporté un sac de sel. Schirmer le vida par terre et s’absorba dans l’élaboration de motifs compliqués. Sullivan, pourtant fort dans le domaine, devait admettre que le Texan était meilleur que lui.

Il consulta sa montre. Dix minutes depuis leur entrée dans la base. Pas de morts, quelques blessés légers… Vraiment pas mal. Il se tourna vers Heinrich, qui supervisait le pillage du centre de commandement. Les chevaliers récupéraient le moindre bout de papier, au cas où on y trouverait des renseignements utiles. Ça faisait un sacré volume, et peu de gens au sein du Grimnoir lisaient le japonais, mais ça en valait la peine. « Préviens la Voyageuse. Southunder peut arrêter la tempête. Dis à Barns de venir nous chercher dehors.

— Tu ne veux pas rentrer à pied ?

— J’aimerais garder mes orteils… Schirmer ? »

Le répareur fit craquer ses articulations. « C’est fait. »

L’étape suivante, la spécialité de Sullivan, consistait à connecter l’énergie magique d’un actif avec le motif tracé dans le sel. Et c’était lui le plus costaud de l’équipe. Un coup de veine. Les symboles reproduisaient les formes géométriques qui constituaient l’enveloppe physique de la créature appelée « pouvoir ». Sullivan avait beau la connaître mieux que quiconque, il restait incapable d’envisager les concepts susceptibles de définir une bestiole aussi bizarre.

Il y avait néanmoins une personne qui ne semblait avoir aucun mal à tout comprendre.

« Dépêchez-vous de virer ces cadavres d’ici, ordonna Heinrich à ses camarades en montrant les impériaux morts. Notre génie réagit mal à la violence.

— Il est très excitable », expliqua Sullivan pendant que la magie se déployait. Le disque de sel se solidifia dans un éclair lumineux, décolla et se mit à tourner pour lui présenter sa surface plane. Il ne se lassait pas du phénomène : c’était comme regarder par la fenêtre, mais de l’autre côté se trouvait le laboratoire de Fuller à bord de la Voyageuse.

« Monsieur Sullivan ! Pile à l’heure ! » Buckminster Fuller désigna les quatre montres-bracelets qu’il portait au poignet. « On m’avait assuré que vous seriez prompt dans l’exécution de vos devoirs ! »

Les engrenages… Sullivan soupira. « On l’a trouvé.

— Je suis impatient de voir ce que vous m’avez déniché. »

La communication était remarquablement bonne, alors qu’il utilisait peu de magie. Schirmer faisait du sacré boulot. « Voilà, Fuller. » Sullivan laissa tourner le sortilège pour lui montrer le globe du président.

L’engrenage examina l’objet en silence. Le don de Fuller était particulier, même au sein du Grimnoir. Sullivan ne connaissait personne d’autre capable de voir les formes géométriques du pouvoir et les liens qui unissaient l’entité à chaque actif. Les autres magiques ne sentaient que leur connexion propre et bidouillaient jusqu’à réussir à fixer des fragments de magie à certains objets. En général, jeter un sort, c’était tâtonner dans un hangar obscur rempli d’arêtes aiguës et de pointes acérées. Pour Fuller, ce hangar était éclairé a giorno.

« Remarquable. Stupéfiant. Phénoménal. Génial ! C’est sphérique. Vous savez combien j’aime les sphères. »

Il avait un faible pour les dômes, en tout cas. « Elle vous plaît, alors ? »

Tous les chevaliers présents avaient interrompu leur pillage pour venir admirer Fuller au travail. Il en fallait beaucoup pour émouvoir ces hommes blasés, mais, merde, Fuller voyait la magie. Comment leur reprocher leur curiosité ? Depuis que Francis Stuyvesant avait découvert cet olibrius, l’année précédente, les sortilèges de la société avaient progressé à pas de géant. La super-cervelle tordue de Fuller était devenue légendaire parmi les chevaliers.

« Si elle me plaît ? Je l’adore. Les engrenages du président sont des brutes épaisses, mais leurs créations sont des chefs-d’œuvre d’élégance. On se demande comment des individus capables de commettre d’abominables mutilations peuvent avoir une âme d’artiste. Il semblerait a priori que des caractéristiques diamétralement opposées soient mutuellement exclusives. Je comprends pourquoi ils ont dû placer cet appareil près du pôle. La directionnalité omnimultiple des manipulations du pouvoir, à elle seule, est… »

Sullivan avait appris à interrompre Fuller avant qu’il ne prenne le mors aux dents et le noie sous les termes ronflants autant qu’inventés. Les longues dissertations sur la magie attendraient que les chevaliers ne soient plus terrés dans une base de l’Imperium où des meutes de fanatiques allaient se frayer une issue à coups de mitraillette et de banzaï. « On est un peu pressés, là, Fuller.

— Mes excuses, monsieur Sullivan ; il m’arrive parfois de céder à mon enthousiasme. La carte est évidemment un système de mesure qui affiche les processus vitaux naturels du parasite symbiotique ; en d’autres termes, la relation entre le pouvoir et son hôte, c’est-à-dire l’humanité. »

Les chevaliers échangèrent des regards ahuris, mais Sullivan comprenait. Le globe produisait de la lumière, bien plus vive dans les régions les plus peuplées. Logique : c’était là que mouraient le plus grand nombre d’actifs. Il se demanda un instant avec quelle intensité la France avait brillé pendant la bataille d’Amiens.

« Quand un actif meurt, sa magie épanouie retourne au pouvoir. C’est ainsi qu’il se nourrit et qu’il grandit. L’appareil se contente de macro-afficher le processus. C’est d’une simplicité géniale. Il détecterait et localiserait les subversions… Je l’appellerai détectolocalisateur. »

Sullivan se frotta les joues à deux mains. Au moins, pour une fois, ce n’étaient que deux mots. Le capitaine Southunder avait interdit à Fuller d’installer à bord de la Voyageuse des appareils de plus de dix syllabes.

« Le détectolocalisateur surveille la circulation de l’énergie pour détecter les anomalies. Les décalages. Les zones muettes, où l’ordre des choses est modifié. Les lieux où la magie ne s’écoule plus normalement. Comme observer un réseau d’alimentation en eau et s’apercevoir qu’un fleuve s’est mis à couler d’aval en amont. » Fuller fronça les sourcils. « Mais il y a une anomalie. L’appareil est cassé. »

Sullivan observa les kanjis compliqués. C’était l’objet magique le plus évolué qu’il avait jamais vu. Ça lui passait nettement au-dessus de la tête, alors qu’il était capable de se graver des sortilèges sur la peau. Comme ce devait être étrange, de voir le monde avec les yeux de Fuller. « Vous pouvez le réparer ?

— Je crois. Vous devrez suivre mes instructions à la lettre, mais nous arriverons sans doute à le remettre en état de marche. » Fuller s’absorba un instant dans l’examen des schémas. « Je vois ce qu’ils essayaient de faire… Cette représentation symbolique est un affichage en temps réel des échanges magiques entre le pouvoir et ses hôtes. Pas très sophistiqué. Pas très précis. Mais, au moins, ça indique la région concernée, ce qui suffit à nos projets. Dans sa conception originelle, il fonctionnait, mais des changements récents ont subverti certains paramètres. »

Sullivan se rembrunit. « Récents ?

— Ces remarquables kanjis ont été modifiés au cours des douze derniers mois. Je crois que le détectolocalisateur du président a subi un sabotage. »

Toru n’eut pas à attendre longtemps. Son impudence, comme prévu, avait attiré sur lui la colère de l’imposteur. Celui qui apparut dans le miroir ressemblait au président, se mouvait comme le président, parlait même comme le vrai président mais n’était pas le président. « Traître ! Que signifie cet esclandre ?

— Qui êtes-vous ? demanda Toru.

— Tu oses m’interroger ?

— Oui. Le véritable président est mort.

— Silence, chien perfide ! Je suis le baron Okubo Tokugawa, président du conseil impérial et premier conseiller de l’empereur. Je suis…

— Épargne-moi tes mensonges. Tu n’es pas mon père. Tu es un imposteur. » Toru posa deux doigts sur son front. « Les souvenirs d’Hatori, l’ambassadeur, sont à présent les miens. Il a compris la vérité juste avant sa mort, et cette vérité est en moi.

— Hatori était un imbécile ! Et toi encore plus pour l’avoir cru. Tu as toujours été naïf, Toru. Ta lâcheté, en Mandchourie, a souillé l’honneur de mon nom, et ton existence est une insulte pour la garde de fer. »

Toru dut se retenir pour ne pas fracasser le miroir. « Je ne suis pas là pour échanger des piques, imposteur. Peu importe ton identité réelle : l’ennemi est revenu. Un éclaireur approche. Le fantôme du vrai Okubo Tokugawa l’a confirmé. Le déshonneur dont tu couvres ma famille s’efface devant le danger. Continue ta mascarade, je ne révélerai pas ta duplicité, mais tu dois prévenir la garde de fer. »

L’imposteur tourna la tête. « Laissez-moi », ordonna-t-il à un appariteur que Toru ne voyait pas.

« Tu peux diriger l’Imperium. Moi seul connais la vérité, mais les dernières volontés de mon père n’étaient pas de protéger l’Imperium ni de te chasser du pouvoir. C’était d’arrêter l’éclaireur. » Toru se contraignit à bannir toute émotion de sa voix. « Rien d’autre ne compte. Reste sur ton trône usurpé, mais, pour l’amour de l’Imperium et de tout ce qu’il représente, préviens la garde de fer. Permets-lui d’accomplir sa mission. Envoie-la combattre le monstre. Ne détruis pas le rêve de l’Océan ténébreux. »

Le beau visage de l’usurpateur était un masque indéchiffrable. « Tu es dans la station de surveillance septentrionale.

— Tu ne peux pas m’atteindre. Si cela doit influencer ta décision, sur mon honneur de garde de fer…

— Tu n’es pas garde de fer.

— Si ! hurla Toru, laissant enfin sa rage s’exprimer et retrouvant une étincelle qu’il avait négligée. C’est moi qui accomplis notre véritable mission ! Détruire l’éclaireur, rien d’autre ne compte. Quand ce sera fait, tu n’auras plus à t’inquiéter de la menace que je représente. Secoue l’Imperium. Fais savoir à tous que l’éclaireur arrive. Quand tout sera fini, je me suiciderai et ne te poserai plus de problème. »

Le gloussement du faux président tourna vite à l’éclat de rire. « Les souvenirs de Hatori t’ont métamorphosé, Toru. Tu n’es plus le gamin égoïste que j’ai connu. Quel geste noble… et futile. Te suicider pour protéger l’Imperium… J’ignorais que tu en étais capable. » La voix de l’imposteur n’avait pas changé, mais son intonation si. « Oh, choisir la mort par orgueil ou en signe de désaccord stupide, oui, mais pour le bien d’autrui ? Impressionnant. Mais c’est trop tard. Le sort de l’Imperium est tracé. La fin est inévitable. »

Toru connaissait ces accents. Il les avait entendus pendant des heures à l’académie, quand un des membres fondateurs de la garde de fer inculquait aux jeunes cervelles impressionnables l’histoire de leur ordre. « Maître Saito ? C’est vous ? »

L’usurpateur eut un sourire méchant, parfaitement déplacé sur la figure toujours calme du président. « Comme autrefois, Toru, tu comprends vite. L’un de mes meilleurs élèves. Tu aurais pu devenir premier garde de fer, mais tu manquais de détermination. Ce qui a changé, je vois. »

Dosan Saito était un de leurs chefs, proche conseiller du président et maître sensei à l’académie de la garde de fer. Toru disposait de ses propres souvenirs et de ceux, plus anciens, transmis par Hatori. « Mais vous apparteniez à l’Océan ténébreux ! » Il était suffoqué. « Comment avez-vous pu trahir ?

— Tu ne comprends rien… » L’imposteur secoua la tête avec une tristesse feinte. « Je me prépare depuis très longtemps. À la mort d’Okubo, tout s’est mis en marche. »

Saito avait vu de ses yeux l’éclaireur précédent. Il avait participé à l’ultime bataille, en Chine. Les souvenirs de Hatori le confirmaient. « Alors vous savez que je dis la vérité. Vous savez que c’est grave. Vous devez faire donner la garde de fer !

— Tant de vérités t’échapperont toujours. Okubo, lui aussi, passait à côté de l’essentiel. Tu ressembles à ton père, au bout du compte.

— L’éclaireur arrive ! » s’exclama encore Toru.

Saito rit dans sa barbe tout en agitant le bout des doigts.

« Toru, imbécile… il est déjà là. »

Un éclat rouge. Le miroir explosa.

Les chevaliers du Grimnoir, incapables d’en croire leurs yeux, s’étaient massés autour de la sphère en lévitation. Obéissant à Buckminster Fuller, ils avaient modifié les dessins gravés sur la surface jusqu’à avoir corrigé toutes les erreurs. Au début, Sullivan crut avoir aggravé la situation, mais Fuller leur assura que c’était là le bon réglage. Ils voyaient la vérité.

De petits points rouges recouvraient l’Asie.

Ian Wright tendit une main vers la sphère mais la retira brutalement, comme si les taches l’avaient brûlé. « Je reconnais certains de ces endroits. Celui-ci, en particulier, j’en suis certain.

— Des écoles de l’Imperium, souffla Heinrich. Les bases où l’unité 731 mène ses expériences sur les actifs. »

Il y en avait des dizaines. Ça évoquait le cancer du poumon dont Jane lui rebattait les oreilles chaque fois qu’il fumait. La guérisseuse aurait qualifié ce stade d’avancé. « L’éclaireur est déjà dans l’Imperium…

— Sullivan ! »

Le cri détourna son attention du globe flottant. Toru, boitant bas, déboucha du couloir. Son lourd manteau était en loques et il laissait une traînée de sang derrière lui.

« Sullivan, il y a danger.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? »

Toru s’arrêta, examina le globe, remarqua les points rouges sans faire de commentaire. « Il y a quelque chose ici. Rassemble tes hommes. » Il avait le visage constellé de petits éclats. Du verre. Sullivan finit par comprendre : la main que Toru pressait sur son flanc empêchait ses tripes de tomber. L’ancien garde de fer fit la grimace. « Le temps presse. »

Ne jamais prendre à la légère une menace capable d’abîmer une brute. « Vous l’avez entendu, lança-t-il. Préparez-vous au repli. » Les chevaliers se montrèrent assez malins pour ne pas discuter. Le Grimnoir n’avait pas d’organisation hiérarchique stricte, mais certains chevaliers faisaient office de sous-officiers. Ceux-là – Diamond et Heinrich entre autres – se mirent à gueuler des ordres. Les paperasses de l’Imperium s’entassèrent dans des sacs à dos, les armes furent préparées. Schirmer s’approcha du cercle de sel. Sullivan jeta un dernier regard de l’autre côté. « Il faut qu’on dégage, Fuller. Dites au capitaine ce qu’on vient de découvrir et demandez-lui de contacter Browning.

— Ce sera fait. Bonne chance, monsieur Sull… »

Mais Schirmer fracassa le sel d’un coup de crosse, réduisant le sortilège à un tas de miettes luisantes. Sullivan sentit la magie frémir dans sa poitrine quand il récupéra l’énergie qui alimentait la communication.

Toru toussait du sang, mais, quand on portait autant de sortilèges de guérison que Sullivan ou lui, on mourait aussitôt ou pas du tout. « Je ne sais pas de quoi il s’agit. C’est venu par un miroir.

— Tu vas t’en sortir ? » demanda Sullivan. Toru écarta sa main pour montrer la plaie. Les traces de griffes évoquaient une blessure causée par du matériel agricole. N’importe qui d’autre aurait été tué net, mais ses kanjis brûlaient si fort que Sullivan avait l’impression de côtoyer un radiateur. « Merde…

— Je m’en remettrai. »

Genesse, le parleur, arriva en courant. « La Voyageuse est en route. Southunder a arrêté la tempête. La voie a l’air libre. »

Sullivan dévisagea Toru. Il ne fallait pas sous-estimer le danger. « Il vaut mieux affronter ce truc à l’intérieur ou dehors ?

— Il était plus rapide que moi. »

Sullivan ordonna de sortir.

Les chevaliers étaient efficaces. Il ne fallut qu’une minute pour évacuer l’étage inférieur. Quand ils rejoignaient leurs camarades chargés de retenir les soldats japonais, ils les entraînaient à leur suite en laissant l’ennemi se protéger de rien du tout. En la jouant fine, le Grimnoir serait parti bien avant que les Japs n’aient pu organiser une contre-attaque.

Sullivan passa le premier dans l’escalier, le bullpup automatique de Browning serré dans ses grosses pattes. Il savait déjà qu’il atteindrait la sortie et protégerait ses camarades jusqu’à la fin de l’évacuation. Les responsabilités, on ne les abandonnait jamais vraiment, et les habitudes prises pendant la Grande Guerre étaient vite revenues. À moins qu’elles ne soient jamais parties.

Ce qui avait attaqué Toru ne s’était pas encore manifesté aux chevaliers. Sullivan surveillait chaque recoin ; ça lui occupait l’esprit et lui permettait de ne pas se dire que l’éclaireur était déjà sur Terre et s’était déjà répandu dans tout l’Imperium à l’insu de l’humanité. D’abord, survivre ; on verra ensuite.

Il se figea en découvrant des traces de pas ensanglantées. « C’est quoi, ce bordel ? » Des pieds humains ne l’auraient sans doute pas surpris, mais ces empreintes étaient monstrueuses. Il leva une main pour arrêter les hommes en file indienne derrière lui. Il tourna la tête et fit signe à Ian Wright de s’approcher. « C’est à nous, ça ? »

L’évoqueur secoua la tête. « Je ne connais pas. »

Sullivan leva son fusil. La créature inconnue les avait devancés. « Il est là… »

Un hurlement retentit. Il n’était pas produit par des poumons humains et venait du sas d’entrée. Un autre cri lui répondit, beaucoup trop humain celui-là et chargé d’une souffrance atroce. Un coup de feu, un deuxième, puis un tir de barrage d’armes automatiques.

Sullivan partit en courant. Pour un lourd, il était rapide, surtout quand il savait que des hommes comptaient sur lui. Plusieurs chevaliers étaient sur ses talons.

Trop tard.

Diamond avait qualifié de sas l’entrée du bâtiment. En tout cas, c’était du solide, avec des portes massives destinées à empêcher le froid d’entrer et la « chaleur » de sortir. La porte en question, arrachée à ses gonds, n’était qu’un tas de planches disjointes. La pièce dégoulinait de rouge, du sol au plafond. Les blessés du Grimnoir et le guérisseur étaient un tas de vêtements déchirés. Une brume de sang et de duvet d’oie flottait encore. Et, au milieu, un monstre de cauchemar se retournait en sifflant.

Dans la pénombre, on aurait pu y voir un être humain. Brièvement. La chose leur fit face : des muscles humides roulaient sous une enveloppe translucide. Des balles lui avaient perforé le torse, et une substance noire suintait, mais ça n’avait pas l’air de la déranger. Au bruit des pas de Sullivan, elle lâcha la jambe arrachée qu’elle rongeait, et, quand elle ouvrit sa gueule acérée pour pousser un hurlement de banshee, le lourd lui céda bien volontiers le membre convoité.

La gravité se modifia, multipliée par dix, et envoya le monstre s’écraser contre le mur. Il voulut s’en écarter, ses longs doigts pointus tendus vers Jake. Celui-ci braqua son BAR et pressa la détente.

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