La surface du globe apparaît aujourd’hui recouverte d’un réseau aux mailles irrégulièrement denses, de fabrication entièrement humaine.
Dans ce réseau circule le sang de la vie sociale. Transports de personnes, de marchandises, denrées; transactions multiples, ordres de vente, ordres d'achat, informations qui se croisent, échanges plus strictement intellectuels ou affectifs… Ce flux incessant étourdit l'humanité, éprise des soubresauts cadavériques de sa propre activité.
Pourtant, là où les mailles du réseau se font plus lâches, d’étranges entités se laissent deviner au chercheur «avide de savoir». Partout où les activités humaines s’interrompent, partout où il y a un blanc sur la carte, les aniens dieux se tiennent tapis, prêts à reprendre leur place.
Comme dans ce terrifiant désert de l'Arabie intérieure, le Rûb-al-Khâlid, dont revint vers 731, après dix années de solitude complète, un poète mahométan du nom d’Abdul Al-Hazred. Devenu indifférent aux pratiques de l’Islam, il consacra les années suivantes à rédiger un livre impie et blasphématoire, le répugnant Necronomicon (dont quelques exemplaires ont survécu et traversé les âges), avant de finir dévoré en plein jour par des monstres invisibles sur la place du marché de Damas.
Comme dans les plateaux inexplorés du nord du Tibet, où les Tcho-Tchos dégénérés adorent en sautillant une divinité innommable, qu’ils qualifient «le Très Ancien».
Comme dans cette gigantesque étendue du Pacifique Sud, où des convulsions volcaniques inattendues ramènent parfois au jour des résidus paradoxaux, témoignages d’une sculpture et d’une géométrie entièrement non-humaines, devant lesquelles les indigènes apathiques et vicieux de l’archipel des Tuamotou se prosternent avec d’étranges reptations du tronc.
Aux intersections de ses voies de communication, l’homme a bâti des métropoles gigantesques et laides, où chacun, isolé dans un appartement anonyme au milieu d’un immeuble exactement semblable aux autres, croit absolument être le centre du monde et la mesure de toutes choses. Mais, sous les terriers creusés par ces insectes fouisseurs, de très anciennes et très puissantes créatures sortent lentement de leur sommeil. Elles étaient déjà là au Carbonifère, elles étaient déjà là au Trias et au Permien; elles ont connu les vagissements du premier mammifère, elles connaîtront les hurlements d’agonie du dernier.
Howard Phillips Lovecraft n'était pas un théoricien. Comme l'a bien vu Jacques Bergier, en introduisant le matérialisme au cœur de l’épouvante et de la féerie, il a créé un nouveau genre. Il ne sera plus question de croire ou de ne pas croire, comme dans les histoires de vampire et de loups-garous; il n’y a pas de réinterprétation possible, pas d'échappatoire. Aucun fantastique n'est moins psychologique, moins discutable.
Pourtant, il ne semble pas avoir pleinement pris conscience de ce qu’ïl faisait. Il a bien consacré un essai de cent cinquante pages au domaine fantastique. Mais, à la relecture, Epouvante et surnaturel en littérature déçoit un peu; pour tout dire, on a même l'impression que le livre date légèrement. Et on finit par comprendre pourquoi: simplement parce qu’il ne tient pas compte de la contribution de Lovecraft lui-même au domaine fantastique. On y apprend beaucoup sur l’étendue de sa culture et sur ses goûts; on y apprend qu’il admirait Poe, Dunsany, Machen, Blackwood; mais rien n’y laisse deviner ce qu'il va écrire.
La rédaction de cet essai se situe en 1925-1926, soit immédiatement avant que HPL entame le série des «grands textes». Il y a probablemenr là plus qu'une coïncidence; sans doute a-t-il ressenti le besoin certainement pas conscient, peut-être même pas inconscient, on aimerait plutôt dire organique, de récapituler tout ce qui s’était fait dans le domaine fantastique avant de le faire éclater en se lançant dans des voies radicalement nouvelles.
En quête des techniques de composition utilisés par HPL, nous pourrons également être tentés de chercher des indications dans les lettres, commentaires, conseils qu’il adresse à ses jeunes correspondants. Mais, là encore, le résultat est déconcertant et décevant. D'abord parce que Lovecraft tient compte de la personnaliré de son interlocuteur. Il commence toujours par essayer de comprendre ce que l’auteur a voulu faire; et il ne formule ensuite que des conseils précis et ponctuels, excactement adaptés à la nouvelle dont il parle. Plus encore, il lui arrive fréquemment de donner des recommandations qu’il est le premier à enfreindre; il ira même jusqu’à conseiller de «ne pas abuser des adjectifs tels que 35 monstrueux, innommable, indicible…». Ce qui, quand on le lit, est assez étonnant. La seule indication de portée générale se trouve en fait dans une lettre du 8 février 1922 adressée à Frank Belknap Long: «Je n'essaie jamais d’écrire une histoire, mais j’attends qu’une histoire ait besoin d’être écrite. Quand je me mets délibérément au travail pour écrire un conte, le résultat est plat et de qualité inférieure. »
Pourtant, Lovecraft n'est pas insensible à la question des procédés de composition. Comme Baudelaire, comme Edgar Poe, il est fasciné par l’idée que l’applicarion rigide de certains schémas, certaines formules, certaines symétries doit pouvoir permettre d’accéder à la perfection. Et il tentera même une première conceptualisation dans un opuscule manuscrit de trente pages intitulé Le Livre de Raison.
Dans une première partie, très brève, il donne des conseils généraux sur la manière d'écrire une nouvelle (fantastique ou non). Il essaie ensuite d’établir une typologie des «éléments horrifiants fondamentaux utilement mis en oeuvre dans le récit d’épouvante». Quant à la dernière partie de l’ouvrage, de loin la plus longue, elle est constituée par une série de notations échelonnées entre 1919 et 1935, chacune tenant généralement en une phrase, et chacune pouvant servir de point de départ à un récit fantastique.
Avec sa générosité coutumière, Lovecraft prêtait volontiers ce manuscrit à ses amis, leur recommandant de ne pas se gêner pour utiliser telle ou telle idée de départ dans une production de leur cru.
Ce Livre de Raison est en fait, surrout, un stimulant pour l’imagination. Il contient les germes d’idées vertigineuses dont les neuf dixièmes n’ont jamais été développées ni par Lovecraft, ni par qui que ce soit d’autre. Et il apporte, dans sa trop brève partie théorique, une confirmation de la haute idée que Lovecraft se faisait du fantastique, de son absolue généralité, de son lien étroit avec les éléments fondamenraux de la conscience humaine (comme «élément horrifiant fondamental», nous avons, par exemple: «Toute marche, irresistible et mystérieuse, vers un destin.»).
Mais, du point de vue des procédés de composition utilisés par HPL, nous ne sommes pas plus renseignés. Si le Livre de Raison peut fournir des briques de base, il ne nous donne aucune indication sur les moyens de les assembler. Et ce serait peur-être trop demander à Lovecraft. Il est difficile, et peut-être impossible, d’avoir à la fois son génie et l’intelligence de son génie.
Pour essayer d’en savoir plus, il n’y a qu’un moyen, d’ailleurs le plus logique: se plonger dans les textes de fiction écrits par HPL. D'abord dans les «grands textes», ceux écrits dans les dix dernières années de sa vie, où il est dans la plénitude de ses moyens. Mais aussi dans les textes antérieurs; on y verra naître un par un les moyens de son art, exactemeut comme des insrtuments de musique qui s’essaieraient tour à tour à un fugitif solo, avant de plonger, réunis, dans la furie d'un opéra démentiel.
Une conception classique du récit fantastique pourrait se résumer comme suit. Au commencement, il ne se passe absolument rien. Les personnages baignent dans un bonheur banal et béat, adéquatement symbolisé par le vie de famille d’un agent d’assurances dans une banlieue américaine. Les enfants jouent au base-ball, la femme fait un peu de piano, etc. Tout va bien.
Puis, peu à peu, des incidents presque insignifiants se multiplient et se recoupent de manière dangereuse. Le vernis de la banalité se fissure, laissant le champ libre à d’inquiétantes hypothèses. Inexorablement, les forces du mal font leur entrée dans le décor.
Il faut souligner que cette conception a fini par donner naissance à des résultars réellement impressionnants. On pourra citer comme aboutissement les nouvelles de Richard Matheson, qui, au sommet de son art, prend un plaisir manifeste à choisir des décors d'une totale banalité (supermarchés, stations-service…), décrits d’une manière volontairement prosaïque et terne.
Howard Phillips Lovecraft se situe aux antipodes de cette manière d’aborder le récit. Chez lui, pas de «banalité qui se fissure», d’ «incidents au départ presque insignifiants»… Tout ça ne l’intéresse pas. Il n’a aucune envie de consacrer trente pages, ni même trois, à la description de la vie de famille d’un Américain moyen. Il veut bien se documenter sur n’importe quoi, les rituels aztèques ou l’anatomie des batraciens, mais certainement pas sur la vie quotidienne.
Considérons pour clarifier le débat les premiers paragraphes d’une des réussites les plus insidieuses de Matheson, Le Bouton:
«Le paquet était déposé sur le seuil: un cartonnage cubique clos par une simple bande gommée, portant leur adresse en capitales manuscrites: Mr. et Mrs. Arthur Lewis, 217 E 37e Rue, New York. Norma le ramassa, tourna la clef dans la serrure et entra. La nuit tombait.
Quand elle eut mis les côtelettes d’agneau à rôtir, elle se confectionna un martini-vodka et s’assit pour défaire le paquet.
Elle y trouva une commande à bouton fixée sur une petite boîte en contreplaqué. Un dôme de verre protégeait le bouton. Norma essaya de l’enlever, mais il était solidement assujetti. Elle renversa la boîte et vit une feille de papier pliée, fixée au scotch sur le fond de la caissette. Elle lut ceci: Mr. Steward se présentera chez vous ce soir à vingt heures.»
Voici maintenant l’attaque de L’Appel de Ctulhu, le premier des «grands textes» lovecraftiens:
«A mon sens, la plus grande faveur que le ciel nous ait accordée, c’est l’incapacité de l’esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur un îlot de placide ignorance au sein des noirs océans de l’infini, et nous n’avons pas été destinés à de longs voyages. Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulière, ne nous ont pas fait trop de mal jusqu’à présent; mais un jour viendra où la synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la réalité et sur la place effroyable que nous y occupons: cette révélation nous rendra fous, à moins que nous ne fuyions cette clarté funeste pour nous réfugier dans paix d’un nouvel âge de ténèbres. »
Le moins qu’on puisse dire, c’est que Lovecraft annonce la couleur. A première vue, c’est plutôt un inconvénient. Et en effet on constate que peu de gens, amateurs de fantastique ou non, réussissent à reposer la nouvelle de Matheson sans savoir ce qu'il en est de ce maudit bouton. HPL, lui, aurait plutôt tendance à sélectionner ses lecteurs dès le départ. Il écrit pour un public de fanatiques; public qu’il finira par trouver, quelques années après sa mort.
D’une manière plus profonde et cachée, il y a cependant un défaut dans la méthode du récit fantastique à progression lente. Il ne se révèle généralement qu’après lecture de plusieurs ouvrages écrits dans la même veine. En multipliant les incidents plus ambigus que terrifants, on titille l’imagination du lecteur sans vraiment la satisfaire; on l’incite à se mettre en route. Et il est toujours dangereux de laisser l’imagination du lecteur en liberté. Car elle peut fort bien en arriver d’elle-même à des conclusions atroce; vraiment atroces. Et au moment où l’auteur, après cinquante pages de préparation, nous livre le secret de son horreur finale, il arrive que nous soyons un peu déçus. Nous attendions mieux.
Dans ses meilleures réussites, Matlieson parvient à écarter le danger en introduisant dans les dernières pages une dimension philosophique ou morale tellement évidente, tellement poignante et pertinente que l’ensemble de la nouvelle se trouve aussitôt baigné dans un éclairage différent, d’une tristesse mortelle. Il n’empêche que ses plus beaux textes restent des textes assez brefs.
Lovecraft, lui, se meut aisément dans des nouvelles de cinquante ou soixante pages, voire plus. Au sommet de ses moyens artistiques, il a besoin d’espace suffisamment vaste pour y loger tous les éléments de sa grandiose machinerie. L’étagement de paroxysmes qui constitue l’architecture des «grands textes» ne saurait se satisfaire d’une dizaine de pages. Et L'Affaire Charles Dexter Ward atteint les dimensions d’un bref roman.
Quant à la «chute», si chère aux Américains, elle ne l’intéresse en général que fort peu. Aucune nouvelle de Lovecraft n’est close sur elle-même. Chacune d’entre elles est un morceau de peur ouvert, et qui hurle. La nouvelle suivante reprendra la peur du lecteur exactement au même point, pour lui donner de nouveaux aliments. Le grand Ctulhu est indestructible, même si le péril peut être temporairement écarté. Dans sa demeure de R'lyeh sous les mers, il recommencera à atrendre, à dormir en rêvant:
«N’est par mort pour toujours qui dort dans l’Eternel,
Et d'étranges éons rendent la mort mortelle.»
Logique avec lui-même, HPL pratique avec une énergie déconcertante ce qu’on pourrait appeler l’attaque en force. Et il éprouve une prédilection pour cette variante qu’est l’attaque théorique. Nous avons cité celles d’Arthur Jermyn (p. 16) et de L'Appel de Ctulhu (p. 40). Autant de radieuses variatrions sur le thème: «Vous qui entrez, laissez ici toute espérance». Rappelons encore celle, justement célèbre, qui ouvre Par-delà le mur du sommeil:
«Je me suis souvent demandé si 1a majeure partie des hommes prend jamais le temps de réfléchir à la signification formidable de rêves, et du monde obscur auquel ils appartiennent. Sans doute nos visions nocturnes ne sont-elles, pour la plupart, qu’un faible et imaginaire reflet de ce qui est à l’état de veille (n’en déplaise à Freud, avec son symbolisme puéril); néanmoins, il en est d’autres dont le caractère irréel ne permet aucune interprétation banale, dont l’effet impressionnant et un peu inquiétant suggère la possibilité de brefs aperçus d’une sphère d’existence mentale tout aussi importante que la vie physique, et pourtant séparée d’elle par une barrière presque infranchissable.»
Parfois, au balancement harmonieux des phrases, il préférera une certaine brutalité, comme pour Le Monstre sur le seuil, dont 44 voici la première phrase: «Il est vrai que j’ai logé six balles dans la tête de mon meilleur ami, et pourtant j’espère prouver par le présent récit que je ne suis pas son meurtrier.» Mais toujours il choisit le style contre la banalité. Et l’ampleur de ses moyens ne cessera de s’accroître. La transition de Juan Romero, nouvelle de 1919, débute ainsi: «Sur les événements qui se déroulèrent les 18 et 19 octobre 1894 à la mine de Norton, je préfèrerais garder le silence.» Encore bien terne et prosaïque, cette attaque a cependant le mérite d’annoncer la splendide fulguration qui ouvre Dans l’abîme du temps, le dernier des «grands textes», écrit en 1934:
«Après vingt deux ans de cauchemar et d’effort, soutenu par la seule conviction que certaines de mes impressions furent purement imaginaires, je me refus à garantir la véracité de ce que je crois avoir découvert en Australie occidentale dans la nuit du 17 au 18 juillet 1935. J’ai de fortes rairons d’espérer que mon aventure appartient au domaine de l’hallucination; néanmoins, elle fut empreinte d’un réalisme si hideux que, parfois, tout espoir me paraît impossible.»
Ce qui est étonnant, c’est qu'après un pareil début il réussisse à maintenir le récit sur un plan d’exaltation croissante. Mais il avait, ses pires détracteurs s’accordent à le reconnaître, une imagination assez extraordinaire.
Par contre, ses personnages ne tiennent pas le choc. Et c’est là le véritable défaut de sa méthode d’attaque brutale. On se demande souvent, à la lecture de ses nouvelles, pourquoi les protagonistes mettent tantde temps à comprendre la nature de l’horreur qui les menace. Ils nous paraissenr franchement obtus. Et il y a là un vrai problème. Car, d’un autre côté, s’ils comprenaient ce qui est en train de se passer, rien ne pourrait les empêcher de s’enfuir, en proie à une terreur abjecte. Ce qui ne doit se produire qu'à la fin du récit.
Avait-il une solution? Peut-être. On peut imaginer que ses personnages, tout en étant pleinement conscients de la hideuse réalité qu’ils ont à affronter, décident cependant de le faire. Un tel courage viril était sans doute trop peu dans le tempérament de Lovecraft pour qu’il envisage de le décrire. Graham Masterton et Lin Carter ont fait des tentatives dans ce sens, assez peu convaincantes il est vrai. Mais la chose semble, cependant, envisageable. On peur rêver d’un roman d’aventures mystérieuses où des héros ayant la solidité et la ténacité des personnages de John Buchan seraient confrontés à l’univers épouvantable et merveilleux d’Howard Phillips Lovecraft.
Une haine absolue du monde en général, aggravée d’un dégoûr particulier pour le monde moderne, voilà qui resume bien l’attitude de Lovecraft.
Nombre d’écrivains ont consacré leur oeuvre à préciser les motifs de ce légitime dégoût. Pas Lovecraft. Chez lui, la haine de la vie préexiste à roure littérature. Il n’y reviendra pas. Le rejet de toute forme de réalisme constitue une condition préalable à l’entrée dans son univers.
Si l’on définit un écrivain, non par rapport aux thèmes qu’il aborde, mais par rapport à eux qu’il laisse de côté, alors on conviendra que Lovecraft occupe une place tout à fait à part. En effet, on ne trouve pas dans toute son œuvre la moindre allusion à deux réalités dont on s’accorde généralement à reconnaître l’impotrance: le sexe et l’argent. Vraiment pas la moindre. Il écrit exactement comme si ces choses n’exisraient pas. Et ceci à un tel point que lorsqu’un personnage féminin inrervient dans un récit (ce qui se produit en tout et pour tout deux fois), on éprouve une étrange sensation de bizarrerie, comme s’il s’était subitremenr mis en tête de décrire un Japonais.
Face à une exclusion aussi radicale, certains critiques ont bien évidemment conclu que toute son œuvre était en réalité truffée de symboles sexuels particulièrement brûlants. D’autres individus de même calibre intellectuel ont formulé le diagnostic d’«homosexualité latente». Ce que rien n’indique, ni dans sa correspondance, ni dans sa vie. Autre hypothèse sans intérêt.
Dans une lettre au jeune Belknap Long, Lovecraft s’exprime avec le plus grande netteté sur ces questions, à propos du Tom Jones de Fielding, qu’il considère (hélas à juste titre) comme un sommet de réalisme, c’est-à-dire de la médiocrité:
«En un mot, mon enfant, je considère ce genre d’écrits cornme une recherche indiscrète de ce qu’il y a de plus bas dans la vie et comme la transcription servile d’événements vulgaires avec les sentiments grossiers d’un concierge ou d’un marinier. Dieu sait, nous pouvons voir assez de bêtes dans n’importe quelle basse-cour et observer tous les mystères du sexe dans l’accouplement des vaches et des pouliches. Quand je regarde l’homme, je désire regarder les caractéristiques qui l’élévent à l’état d’être humain, et les ornements qui donnent à ses actions la symétrie et la beauté créatrice. Ce n’est pas que je désire lui voir prêter, à la manière victorienne, des pensées et des mobiles faux et pompeux, mais je désire voir son comportement apprécié avec justesse, en mettant l’accent sur les qualités qui lui sont propres, et sans que soient stupidement mises en évidence ces particularités bestiales qu’il a en commun avec le premier verrat ou bouc venu.»
A la fin de cette longue diatribe, il conclut par une formule sans appel: «Je ne crois pas que le réalisme soit jamais beau.» Nous avons évidemment affaire, non pas à une auto-censure provoquée par d’obscurs motifs psychologiques, mais à une conception esthétique nettement affirmée. C'est là un point qu’il importait d’établir. C’est fait.
Si Lovecraft revient si souvent sur son hostilité à toute forme d’érotisme dans les arts, c’est parce que ses correspondants (en général des jeunes gens, souvent même des adolescents) lui reposent régulièrement la question. Est-il vraiment sûr que les descriptions érotiques ou pornographiques ne puissent avoir aucun intérêt littéraire? A chaque fois, il réexamine le problème avec beaucoup de bonne volonté, mais sa réponse ne varie pas: non, absolument aucun. En ce qui le concerne, il a acquis une connaissance complète du sujet avant d’atteindre l’âge de huit ans grâce à la lecture des ouvrages médicaux de son oncle. Après quoi, précise-t-il, «toute curiosité devenait naturellement impossible. Le sujet dans son ensemble avait pris le caractère de détails ennuyeux de la biologie animale, sans intérêt pour quelqu’un que ses goûts orientent plutôt vers les jardins de féerie et les cités d’or dans la gloire des couchers de soleil exotiques».
On sera tenté de ne pas prendre cette déclaration au sérieux, voire de subodorer sous l’attitude de Lovecraft d’obscures réticences morales. On se trompera. Lovecraft sait parfaitement ce que sont les inhibitions puritaines, il les partage et les glorifie à l'occasion. Mais ceci se situe sur un autre plan, qu’il distingue toujours de celui de la pure création artistique. Sa pensée sur ce sujet est complexe et précise. Et s’il refuse dans son oeuvre la moindre allusion de nature sexuelle, c’est avant tout parce qu’il sent que de telles allusions ne peuvent avoir aucune place dans son univers esthétique.
Sur ce point en tout cas, la suite des événemenrs lui a donné amplement raison. Certains ont essayé en effet d’introduire des éléments érotiques dans la trame d’une hisroire à dominante lovecraftienne. Ce fur un échec absolu. Les tentatives de Colin Wilson, en particulier, tournent visiblement à la catastrophe; on a sans cesse l’impression d’éléments émoustillants surajoutés pour grappiller quelques lecteurs supplémentaires. Et il ne pouvait, en réalité, en être autrement. Le mélange est intrinsèquement impossible.
Les écrits de HPL visent à un seul but: amener le lecteur à un état de fascination. Les seuls sentiments humains dont il veut entendre parler sont l’émerveillement et la peur. Il bâtira son oeuvre sur eux, et exclusivement sur eux. C’est évidemment une limitation, mais une limitation consciente et délibérée. Et il n'existe pas de création authentique sans un certain aveuglement volontaire.
Pour bien comprendre l’origine de l’anti-érotisme de Lovecraft, il est peut-être opportun de rappeler que son époque est caractérisée par une volonté de se libérer des «pruderies victoriennes»; c’est dans les années 1920-1930 que le fait d’aligner des obscénités devient la marque d’une authentique imagination créatrice. Les jeunes correspondants de Lovecraft en sont nécessairemenr marqués, voilà pourquoi ils le questionnent avec insistance sur le sujet. Et lui, il leur répond. Avec sincérité.
A l’époque où écrivait Lovecraft, on commençait donc à trouver intéressant d'étaler des témoignages sur différentes expériences sexuelles; en d’autres termes, d’aborder le sujet «ouvertement et en toute franchise». Cette attitude franche et dégagée ne prévalait pas encore pour les questions d’argent, les transactions boursières, la gestion du patrimoine immobilier, etc. La véritable libération à cet égard s’est prduite dans les années 60. C’est sans doute pour cela qu’aucun de ses correspondants n’a jugé bon d’interroger Lovecraft sur le point suivant: pas plus que le sexe, l’argent ne joue le moindre rôle dans ses histoires. On n’y trouve pas la moindre allusion à la situation financière des personnages. Là non plus, ça ne l’intéresse absolument pas.
Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que Lovecraft n’ait guère éprouvé de sympathie pour Freud, le grand psychologue de l’ère capitaliste. Cet univers de «transactions» et de «transferts», qui vous donne l’impression d’être tombé par erreur dans un conseil d’administration, n’avait rien qui puisse le séduire.
Mais en dehors de cette aversion pour la psychanalyse, finalement commune à beaucoup d’artistes, Lovecraft avait quelques petites raisons supplémentaires de s’en prendre au «charlatan viennois». Il se trouve en effet que Freud se permet de parler du rêve, et même à plusieurs reprises. Or, le rêve, Lovecraft connaît bien; c’est un peu son territoire réservé. En fait, peu d’écrivains ont utilisé leurs rêves de manière aussi systématique que lui; il classe le marériau fourni, il le traite; parfois il est enthousiasmé et écrit l’histoire dans la foulée, sans même être totalement réveillé (c’est le cas pour Nyarlathothep); parfois il rerient uniquement certains éléments, pour les insérer dans une nouvelle; mais quoi qu’il en soit il prend le rêve très au sérieux.
On peut donc considérer que Lovecraft s'est montré relativement modéré avec Freud, ne l’insultant que deux ou trois fois dans se correspondance; mais il estimait qu’il y avait peu à dire, et que le phénomène psychanalytique s'effondrerait de lui-même. Il a quand même trouvé le temps de noter l’essentiel en résumant la théorie freudienne par ces deux mots: «symbolisme puéril». On pourrait lire des centaines de pages sur le sujet sans trouver de formule sensiblement supérieure.
Lovecraft, en fait, n’a pas une attitude de romancier. A peu près n’importe quel romancier s’imagine qu’il est de son devoir de donner une image exhaustive de la vie. Sa mission est d’apporter un nouvel «éclairage»; mais sur les faits eux-mêmes il n’a absolument pas le choix. Sexe, argent, religion, technologie, idéologie, répartition des richesses… un bon romancier ne doit rien ignorer. Et tout cela doit prendre place dans une vision grosso modo cohérente du monde. La tâche, évidemmenr, est humainement presque impossible, et le résultat presque toujours décevant. Un sale métier.
De manière plus obscure et plus déplaisante, un romancier, traitant de la vie en général, se retrouve plus ou moins compromis avec elle. Lovecraft, lui, n’a pas ce problème. On peut parfaitement lui objecter que ces dérails de «biologie animale» qui l’ennuient jouent un rôle important dans l’existence, que ce sont même eux qui permettent la survie de l’espèce. Mais la survie de l’espèce, il n’en a rien à faire. «Pourquoi tellement vous préoccuper de l’avenir d’un monde condamné?», comme le répondait Oppenheimer, le père de la bombe atomique, à un journaliste qui l’interrogeait sur les conséquences à long terme du progrès technologique. Peu soucieux de restituer une image cohérente ou acceptable du monde, Lovecraft n'a aucune raison de faire de concessions à la vie; ni aux fantômes, ni aux arrière-mondes. Ni à quoi que ce soit. Tout ce qui lui paraît inintéressant, ou de qualiré artistique inférieure, il choisira délibérément de l’ignorer. Et cette limitation lui donne de la force, et de l’altitude.
Ce parti pris de limitation créatrice n’a rien à voir, répétons-le, avec un quelconque «naufrage» idéologique. Quand Lovecraft exprime son mépris des «fictions victoriennes», des romans édifiants qui attribuent des mobiles faux et pompeux aux actions humaines, il est parfaitement sincère. Et Sade n’aurait pas
davantage trouvé grâce à ses yeux. Trafiquage idéologique, une fois de plus. Tentative de faire rentrer la réalité dans un schéma préétabli. Pacotille. Lovecraft, lui, n’essaie pas de repeindre dans un couleur différente les éléments de réalité qui lui déplaisent; avec détermination, il les ignore.
Il se justifiera rapidement dans une lettre: «En art, il ne sert à rien de tenir compte du chaos de l’univers, car ce chaos est si total qu’aucun texte écrit ne peut en donner même un aperçu. Je ne peux concevoir aucune image vraie de la structure de la vie et de la force cosmique autrement que comme entremêlement de simples points disposés suivant des spirales sans direction précise.»
Mais on ne comprend pas complèrement le point de vue de Lovecraft si on considère cette limitation volontaire uniquement comme un parti pris philosophique, sans voir qu’il s’agit en même temps d’un impératif technique. Certains mobiles humains n’ont, effectivement, aucune place dans son œuvre; en architecture, un des premiers choix à faire est celui des matériaux employés.
On peut opportunément comparer un roman traditionnel à une vieille chambre à air placée dans l’eau, et qui se dégonfle. On assisre à un écoulement généralisé et assez faible, comme une espèce de suppuration d'humeurs, qui n’aboutit finalement qu’à un confus er arbitraire néant.
Lovecraft, lui, place énergiquement la main sur certains points de la chambre à air (le sexe, l’argent…) dont il souhaite ne rien voir affleurer. C’est la technique de la constriction. Le résulrar étant, aux endroits choisis par lui, un jet puissant, une extraordinaire efflorescence d’images.
Ce qui produit peut-être l’impression la plus profonde à la première lecture des nouvelles de Lovecraft, ce sont les descriptions architecturales de Dans l’abîme du temps et des Montagnes hallucinées. Ici plus qu’ailleurs, nous sommes en présence d’un nouveau monde. Le peur elle-même disperaît. Tout sentiment humain disparaît, hormis la fascination, pour la première fois isolée avec une telle pureté.
Pourtanr, dans les fondements des gigantesques citadelles imaginées par HPL se dissimulent des créatures de cauchemar. Nous le savons, mais nous avons tendance à l’oublier, à l'exemple de ses héros, qui marchent comme dans un rêve vers un destin catasrrophique, entraînés par la pure exaltation esthétique. La lecture de ces descriptions stimule dans un premier temps, décourage ensuite toute tentative d’adaptation visuelle (picturale ou cinématographique). Des images affleurent à la conscience; mais aucune ne paraît assez sublime, assez démesurée; aucune ne parvient à la hauteur du rêve. Quant aux adaptarions architecturales à proprement parler, rien jusqu’à présent n’a été tenté.
Il n'est pas téméraire de supposer que tel ou tel jeune homme, sortant enthousiasmé de la lecture des nouvelles de Lovecrafr, en vienne à entreprendre des études d’architecture. Il connaîtra probablement la déception et l’échec. L’insipide et terne fonctionnaliré de l’architecture moderne, son acharnement à déployer des formes simples et pauvres, à utiliser des marériaux froids et quelconques, trop nets pour être l’effet du hasard. Et personne, au moins avant quelques générations, ne rebârira les féeriques dentelles du palais d’Irem.
On découvre une architecture progressivement et sous différents angles, on se déplace à l’intérieur; c’est là un élément qui ne pourra jamais être restitué par une peinture, ni même par un film; et c’esr un élément que, de manière assez stupéfiante, Howard Phillips Lovecraft a réussi à recréer dans ses nouvelles.
Architecte-né, Lovecraft est assez peu peintre; ses couleurs ne sont pas couleurs ne sont pas vraiment des couleurs; ce sont plutôt des ambiances, ou, exactement, des éclairages, qui n’ont d’autre fonction que de mettre en valeur les architectures par lui décrites. Il a une particulière prédilection pour les lueurs blafardes d’une lune gibbeus e et décroissante; mais il ne dédaigne pas l’explosion sanglante et cramoisie d’un coucher de soleil romantique, ni la limpidité cristalline d’un azur inaccessible.
Les structures cyclopéennes et démentielles imaginées par HPL produisent sur l’esprit un ébranlement violent et définitif, plus violent même (et c’est un paradoxe) que les magnifiques dessins d’architecture de Piranèse ou Monsu Desiderio. Nous gardons l’impression d’avoir déjà visité, en rêve, ces gigantesques cités. En réalité, Lovecraft ne fait que transcrire, du mieux qu’il peut, ses propres rêves. Plus rard, devant une architecture particulièrement grandiose, nous nous surprendrons à penser: «cela est assez lovecraftien».
La première raison de le réussite de l’écrivain apparaît immédiatement lorsqu’on parcourt sa correspondance. Howard Phillips Lovecraft faisait partie de ces hommes, pas nombreux, qui éprouvent une transe esthétique violente en présence d’une belle architecture. Dans ses descriptions d’un lever de soleil sur le panorama de clochers de Providence, ou du labyrinthe en escalier des ruelles de Marblehead, il perd tout sens de la mesure. Les adjectifs et les points d’exclamation se multiplient, des fragments d’incantation lui reviennent en mémoire, sa poitrine se soulève d’enthousiasme, les images se succèdent dans son esprit; il plonge dans un véritable délire extatique.
Voici, autre exemple, comment il décrit à sa tante ses premières impressions de New York:
«J’ai failli m’évanouir d’exaltation esthétique en admirant ce point de vue – ce décor vespéral avec les innombrables lumières des gratte-ciel, les reflets miroitants et les feux des bateaux bondissant sur l’eau, à l’extrêmité gauche l’étincelante statue de la Liberté, et à droite l’arche scintillante, du pont de Brooklyn. C’était quelque chose de plus puissant que les rêves de la légende de l'Ancien Monde – une constellation d’une majesté infernale – un poème dans le feu de Babylone! (…)
Tout cela s’ajoutant aux lumières étranges du port, où le trafic du monde entier atteint son apogée. Trompes de brume, cloches de vaisseaux, au loin le grincement des treuils… visions des rivages lointains de l’Inde, où des oiseaux au plumage étincelant sont incités à chanter par l’encens d’étranges pagodes entourées de jardins, où des chameliers aux robes criardes pratiquent le troc devant des tavernes en bois de santal avec des matelots à la voix grave dont les yeux reflètent tout le mystère de la mer. Soieries et épices, ornements curieusement ciselés en or du Bengale, dieux et éléphants étrangement taillés de jade et de cornaline. Ah, mon Dieu! Qu’il fasse que je puisse exprimer la magie de la scène!»
Pareillement, devant les toits en croupe de Salem, il verra surgir des processions de puritains aux robes noires, au teint sévère, aux étranges chapeaux coniques, traînant vers son bûcher une vieille femme hurlante.
Toute sa vie, Lovecraft rêva d’un voyage en Europe, qu’il n’aura jamais les moyens de s’offrir. Pourtant, si un homme en Amérique était né pour apprécier les trésors architecturaux de l’Ancien Monde, c’était bien lui. Quand il parle de «s’évanouir d’exaltation esthétique», il n’exagère pas. Et c’est très sérieusement qu’il affirmera à Kleiner que l’homme est semblable au polype du corail – que sa seule destinée est de «construire de vastes édifices, magnifiques, minéraux, pour que la lune puisse les éclairer après sa mort». Faute d’argent, Lovecraft ne quittera pas l'Amérique – à peine la Nouvelle-Angleterre. Mais, compte tenu de la violence de ses réactions devant Kingsport ou Marblehead, on peut se demander ce qu’il aurait ressenti s’il s’était trouvé transporté à Salamanque ou Notre-Dame de Chartres.
Car l’architecture de rêve qu’il nous décrit est, comme celle des grandes cathédrales gothiques ou baroques, une architecrure totale. L’harmonie héroïque des plans et des volumes s’y fait ressentir avec violence; mais, aussi, les clochetons, les minarets, les ponts surplombant des abîmes sont surchargés d’une ornementation exubérante, avec de gigantesques surfaces de pierre lisse et nue. Bas-reliefs, hauts-reliefs et fresques viennent orner les voûtes titanesques conduisant d’un plan incliné vers un nouveau plan incliné, sous les entrailles de la terre. Beaucoup retracent la grandeur et la décadence d’une race; d’autres, plus simples et plus géométriques, semblent suggérer d’inquiétants aperçus mystiques.
Comme celle des grandes cathédrales, comme celle des temples hindous, l’architecture de H.P. Lovecraft est beaucoup plus qu’un jeu mathématique de volumes. Elle est entièrement imprégnée par l’idée d’une dramaturgie essentielle, d’une dramaturgie mythique qui donne son sens à l’édifice. Qui théâtralise le moindre de ses espaces, utilise les ressources conjointes des différents arts plastiques, annexe à son profit la magie des jeux de lumière. C’est une architecture vivante, car elle repose sur une conception vivante et émotionnelle du monde. En d’autres termes, c’est une architecture sacrée.
«L’atmosphère d’abandon et de mort était extrêmement
oppressante, et l’odeur de poisson presque intolérable.»
Le monde pue. Odeur de cadavres et de poissons mêlés. Sensation d’échec, hideuse dégénérescence. Le monde pue. Il n’y a pas de fantômes sous la lune tumescente; il n’y a que des cadavres gonflés, ballonnés et noirs, sur le point d’éclater dans un vomissement pestilentiel.
Ne parlons pas du toucher. Toucher les êtres, les entités vivantes, est une expérience impie et répugnante. Leur peau boursouflée de hideux bourgeonnements suppure des humeurs putréfiées. Leurs tentacules suceurs, leurs organes de préhension et de mastication constituent une menace constante. Les êtres, et leur hideuse vigueur corporelle. Un bouillonnement amorphe et nauséabond, une puante Némésis de chimères demi-avortées; un blasphème.
La vision nous apporte parfois la terreur, parfois aussi de merveilleuses échappées sur unearchitrecture de féerie. Mais, hélas, nous avons cinq sens. Et les autres sens convergent pour confirmer que l’univers est une chose franchement dégoûtante.
On a souvent remarqué que les personnages de Lovecraft, assez difficiles à distinguer les uns des autres, en particulier dans les «grands textes», constituent autant de projections de Lovecraft lui-même. Certes. A condition de garder au mot de «projecrion» son sens de simplification. Ce sont des projections de la véritable personnalité de Lovecraft à peu près comme une surface plane peut être la projection orthogonale d’un volume. On reconnaît, effectivement, la forme générale. Étudiants ou professeurs dans une université de la Nouvelle-Angleterre (de préférence la Miskatonic University); spécialisés en anthropologie ou en folklore, parfois en économie politique ou en géométrie non euclidienne; de tempérament discret et réservé, le visage long et émacié; ont été amenés, par profession et par tempérament, à s’orienter plutôt vers les satisfactions de l’esprit. C’est une sorte de schéma, de portrait-robot; et nous n’en saurons en général pas plus.
Lovecraft n’a pas immédiatement choisi de mettre en scène des personnages interchangeables et plats. Dans ses nouvelles de jeunesse, il se donne la peine de dépeindre à chaque fois un narrateur différent, avec un milieu social, une histoire personnelle, voire une psychologie… Parfois, ce narrateur sera un poète, ou un homme animé de sentiments poétiques; cette veine donnera d’ailleurs lieu aux ratages les plus indiscutables de HPL.
Ce n’est que progressivement qu’il en vient à reconnaître l’inutilité de toute psychologie différenciée. Ses personnages n’en ont guère besoin; un équipement sensoriel en bon état de marche peut leur suffire. Leur seule fonction réelle, en effet, est de percevoir.
On peut même dire que la platitude voulue des personnages de Lovecraft contribue à renforcer le pouvoir de conviction de son univers. Tout trait psychologique trop accusé contribuerait à gauchir leur témoignage, à lui ôter un peu de sa transparence; nous sortirions du domaine de l’épouvante matérielle pour entrer dans celui de l’épovante psychique. Et Lovecraft ne souhaite pas nous décrire des psychoses, mais de répugnantes réalités.
Pourtant, ses héros sacrifient à cette clause de style chère aux écrivains fantastiques, consistant à affirmer n’est peut-être qu’un simple mple cauchemar, fruit d’une imagination enfiévrée par la lecture de livres impies. Ce n’est pas trop grave, nous n’y croyons pas une seule seconde.
Assaillis par des perceptions abominables, les personnages de Lovecraft se comportent en observateurs muets, immobiles, totalement impuissants, paralysés. Ils aimeraient s’enfuir, sombrer dans la torpeur d’un évanouissement miséricordieux. Rien à faire. Ils resteront cloués sur place, cependant qu’autour d’eux le cauchemar s’organise. Que les perceptions visuelles, auditives, olfactives, tactiles se multiplienr et se déploient en un crescendo hideux.
La littérature de Lovecraft donne un sens précis er alarmant au célèbre mot d’ordre de «dérèglement de tous les sens». Peu de gens, par exemple, trouveront infecte et repoussante l’odeur iodée du varech; sauf, sans doute, les lecteurs du Cauchemar d’Innsmouth. De même, il est difficile, après avoir lu HPL, d’envisager calmement un batracien. Tour cela fait de la lecture intensive de ses nouvelles une expérience assez éprouvante.
Transformer les perceptions ordinaires de la vie en une source illimitée de cauchemars, voilà l’audacieux pari de tout écrivain fantastrique. Lovecraft y réussit magnifiquement, en apportant à ses descriptions une couche de dégénérescence baveuse qui n’appartient qu’à lui. Nous pouvons quitter en abandonnant ses nouvelles ces crétins mulâtres er semi-amorphes qui les peuplenr, ces humanoides à la démarche flasque et traînante, à la peau écailleuse er rêche, aux narines plates et dilatées, à la respiration chuintanre; ils reviendront tôt ou tard dans nos vies.
Dans l'univers lovecraftien, il faut réserver une place spéciale aux perceptions auditives; HPL n’appréciait guère la musique, et ses préférences en la matière allaient aux opérettes de Gilbert et Sullivan. Mais il manifeste, dans l’écriture de ses contes, une ouïe dangereusemenr fine; quand un personnage, en posant les mains sue la table devant vous, émet un faible bruit de succion, vous savez que vous êtes dans une nouvelle de Lovecraft; de même quand vous discernez dans son rire une nuance de caquètement, ou une bizarre stridulation d’insecte. La précision maniaque avec laquelle HPL organise la bande-son de ses nouvelles est certainemenr pour beaucoup dans la réussite des plus épouvanrables d’entre elles. Je ne veux pas uniquement parler de La Musique d’Erich Zann, où, exceptionnellement, la musique provoque à elle seule l’épouvante cosmique; mais de toutes les autres, où, alternant subtilement les perceptions visuelles et auditives, les faisant parfois se rejoindre et, bizarrement, diverger d’un seul coup, il nous amène très sûrement à un état de nerfs pathétique.
Voici, par exemple, une description extraite de Prisonnier des pharaons, nouvelle mineure écrite sur la commande du prestidigitateur Harry Houdini, qui contient cependant certains des plus beaux dérèglements verbaux d’Howard Phillips Lovecraft:
«Soudainement, mon attention fut attirée par quelque chose qui avait frappé mon ouïe avant que j’eusse repris vraiment conscience: d’un lieu situé encore plus bas, dans les entrailles de la terre, provenaient certains sons cadencés et précis qui ne ressemblaient à rien de ce que j’avais entendu jusque là. Je sentis intuitivement qu’ils étaient très anciens. Ils étaient produits par un groupe d’instruments que mes connaissances de l’égyptologie me permirent d’identifier: flûte, sambouque, sistre et tympan. Le rythme de cette musique me communiqua un sentiment d’épouvante bien plus puissant que toutes les terreurs du monde, une épouvante bizarrement détachée de ma personne et ressemblant à une espèce de pitié pour notre planète qui renferme dans ses profondeurs tant d’horreurs.
Les sons augmentèrent de volume et je les sentis s’approcher. Que tous les dieux de l’Univers s’unissent pour m’éviter d’avoir à entendre quelque chose de semblable à nouveau! Je commençai à percevoir le piétinement morbide et multiplié de créatures en mouvement. Ce qui était horrible c’était que des démarches aussi dissemblables puissent avancer avec un ensemble aussi parfait. Les monstruosités venues du plus profond de la terre devaient s’être entrainées pendant des milliers d’annéespour défiler de cette manière. Marchant, boîtant, cliquetant, rampant, sautillant, tout se faisait au son horriblement discordant de ces instruments infernaux. C’est alors que je me mis à trembler…»
Ce passage n’est pas un paroxysme. A ce stade de la nouvelle, il ne s’est, à proprement parler, rien passé. Elles vont encore s’approcher, ces choses qui cliquètent, rampent et sautillent. Vous allez finalement les voir.
Plus tard, certains soirs, à l’heure où tout s’endort, vous aurez tendance à percevoir le «piétinemenr morbide et mulriplié de créatures en mouvement». Ne vous étonnez pas. Là était le but.
«Des angles intérieurs de la tête partent cinq tubes rougeâtres, terminés par des renflements de même couleur; ceux-ci, lorsqu’on appuie dessus, s’ouvrent sur des orifices en forme de cloche, munis de saillies blanches semblables à des dents pointues, qui doivent représenter der bouches. Tous ces tubes, cils et pointes de la tête se trouvainet repliés lorsque nous avons découvert les spécimens. Surprenante flexibilité malgré nature très coriace du tissu.
Au bas du torse, contrepartie grossière de la tête et de ses appendices: pseudo-cou bulbeux dépourvu d’ouïes, mais avec dispositif verdâtre à cinq pointes.
Bras musclés et durs, longs de quatre pieds: sept pouces de diamètre à la base, deux pouces à l’éxtrémité. A chaque extrémité est attachée une membrane angulaire de huit pouces de long et six pieds de large. C’est cette espèce de nageoire qui a laissé des empreintes dans une roche vieille de près de mille millions d’années.
71 Des angles intérieurs du dispositif verdâtre à cinq pointes émergent des tubes rougeâtres longs de deux pieds, mesurant trois pouces de diamètre à la base et un pouce de diamètre à l’extrémité, terminés par un petit orifice. Toutes ces parties dures comme du cuir mais très flexibles. Les bras munis de nageoires utilisé sans doute pour déplacement sur terre ou dans l’eau. Différents appendices du bas du torse repliés exactement comme ceux de ta tête.»
La description des Grands Anciens dans Les Montagnes hallucinées, dont ce passage est extrait, est restée classique. S’il y a un ton qu’on ne s’attendait pas à trouver dans le récit fantastique, c’est bien celui du compte rendu de dissection. A part Lautréamont recopiant des pages d’une encyclopédie du comportement animal, on voit mal quel prédécesseur on pourra on pourrait trouver à Lovecraft. Et celui-ci n’avait certainement jamais entendu parler des Chants de Maldoror. Il semble bien en être arrivé de lui-même à cette découverte: l’utilisation du vocabulaire scientifique peut constituer un extraordinaire stimulant pour l’imagination poétique. Le contenu à la fois précis, fouillé dans les détails et riche en arrière-plans théoriques qui est celui des encyclopédies peut produire un effet délirant et extatique.
Les Montngnes hallucinées constitue un des plus beaux exemples de cetre précision onirique. Tous les noms de lieux sont cités, les indications topographiques se multiplient; chaque décor du drame est précisément situé par sa latitude et sa longitude. On pourrait parfaitement suivre les pérégrinations des personnages sur une carte à grande échelle de l'Antarctique.
Les héros de cette longue nouvelle sont une équipe de scientifiques, ce qui permet une intéressante variation des angles: les descriptions de Lake auront trait à la physiologie animale, celles de Peabody à la géologie… HPL se paie même le luxe d’intégrer à son équipe un étudiant féru de littérarure fantasrique, qui cite régulièrement des passages d’Arthur Gordon Pym. Il ne craint plus de se mesurer à Poe. En 1923, il qualifiait encore ses productions d’«horreurs gothiques» et se déclarait fidèle au «style des vieux maîtres, spécialement Edgar Poe». Mais il n’en est plus là. En introduisant de force dans le récit fantastique le vocabulaire et les concepts des secteurs de la connaissance humaine qui lui apparaissaient [note perso: problème de concordance des temps…) les plus étrangers, il vient de faire éclater son cadre. Et ses premières publications en France se feront, à tout hasard, dans une collection de science-fiction. Manière de le déclarer inclassable.
Le vocabulaire clinique de la physiologie animale et celui, plus mystérieux, de la paléontologie (les strates pseudoarchéennes du Comanchien supérieur…) ne sont pas les seuls que Lovecraft annexera à son univers. Il prendra vite conscience de l’intérêt de la terminologie linguistique. «L’individu, au faciès basané, aux traits vaguement reptiliens, s’exprimait par de chuintantes élisions et de rapides sons de consonnes rappelant obscurément certains dialectes proto-akkadiens.» L’archéologie et le folklore font également, et dès le départ, partie du projet. «Il faut réviser toutes nos connaissances, Wilmarth! Ces fresques sont antérieures de sept mille ans aux plus anciennes nécropoles sumériennes!» Et HPL ne rate jamais son effet lorsqu’il glisse dans le récit une allusion «certaines coutumes rituelles particulièrement répugnanes des indigènes de la Caroline du Nord». Mais, ce qui est plus étonnant, il ne se contentera pas des sciences humaines; il s’attaquera également aux sciences «dures»; les plus théoriques, les plus éloignées a priori de l’univers littéraire.
Le Cauchemar d’Innsmouth, probablement la nouvelle la plus effrayante de Lovecraft, repose entièrement sur l’idée d’une dégénéréscence génétique «hideuse et presque innommable». Affectant d’abord la texture de la peau et le mode de prononciation des voyelles, elle se fait ensuite sentir sur la forme générale du corps, l’anatomie des systèmes respiratoire et circularoire… Le goûr du détail et le sens de la progression dramatique rendent la lecture réellement éprouvante. On notera que la génétique est ici utilisée non seulement pour le pouvoir évocateur de ses termes, mais aussi comme armature théorique du récit.
Au stade suivant, HPL plongera sans hésiter dans les ressources alors inexploitées des mathématiques et des sciences physiques. Il est le premier à avoir pressenti le pouvoir poétique de la topologie; à avoir frémi aux travaux de Gödel sur la non-complétude des systèmes logiques formels. D’étranges constructions axiomatiques, aux implications vaguement repoussantes, étaient sans doute nécessaires pour permettre le surgissement des ténébreuses entités autour desquelles s’articule le cycle de Ctulhu.
«Un homme aux yeux d’Oriental a déclaré que le temps et l’espace étaient relatifs.» Cette bizarre synthèse des travaux d’Einstein, extraite d’Hypnos (1922), n’est qu'un timide préambule au déchaînement théorique et concepruel qui trouvera son apogée dix ans plus tard dans La Maison de la sorcière, où l’on essaiera d’expliquer les circonstances abjectes ayant permis à une vieille femme du XVIIe siècle d’«acquérir des connaissances mathématiques transcendant les travaux de Planck, Heisenberg, Einstein et de Sitter». Les angles de sa demeure, où habite le malheureux Walter Gilman, manifestenr des particularités déroutantes qui ne peuvent s’expliquer que dans le cadre d’une géométrie non euclidienne. Possédé par la fièvre de la connaissance, Gilman négligera toutes les matières qui lui sont enseignées à l’université, hormis les mathématiques, où il en viendra à manifester un génie pour résoudre les équations riemanniennes qui stupéfiera le professeur
Upham. Celui-ci «apprécie surtout sa démonstration des rapports étroits entre les mathématiques transcendantales et certaines sciences magiques d’une antiquité à peine concevable témoignant d’une connaissance du cosmos bien supérieure à la nôtre». Lovecraft annexe au passage les équations de la mécanique quantique (à peine découverte au moment où il écrit), qu’il qualifie aussirôt d’«impies et paradoxales», et Walter Gilman mourra le coeur dévoré par un rat, dont il est nettement suggéré qu’il provient de régions du cosmos «entièrement étrangères à notre continuum espace-temps».
Dans ses dernières nouvelles, Lovecraft utilise ainsi les moyens multiformes de la description d’un savoir total. Un mémoire obscur sur certains rites de la fécondation chez une tribu tibéraine dégénérée, les particularités algébriques déroutantes des espaces préhilbertiens, l’analyse de la dérive génétique dans une population de lézards semi-amorphes du Chili, les incantations obscènes d’un ouvrage de démonologie compilé par un moine franciscain à demi-fou, le comportement imprévisible d’une population de neutrinos soumis à un champ magnétique d’inrensité croissante, les sculptures hideuses et jamais exposées en public d’un décadent anglais… tout peut servir à son évocation d’un univers multidimensionnel où les domaines les plus hérérogènes du savoir convergent et s’entrecroisent pour créer cet état de transe poétique qui accompagne la révélation des vérités interdites.
Les sciences, dans leur effort gigantesque de description objective du réel, lui fourniront cet outil de démultiplication visionnaire dont il a besoin. HPL, en effet, vise à une épouvante objective. Une épouvante déliée de toute connotation psychologique ou humaine. Il veut, comme il le dit lui-même, créer une mythologie qui «aurait encore un sens pour les intelligences composées de gaz des nébuleuses spirales».
De même que Kant veut poser les fondements d’une morale valable «non seulement pour l’homme, mais pour toute créature raisonnable en général», Lovecraft veut créer un fantastique capable de terrifier toute créature douée de raison. Les deux hommes ont d’ailleurs d’autres points en commun; outre
leur maigreur et le goût des sucreries, on peut signaler ce soupçon qui a été formulé à leur égard de n’être pas totalement humains. Quoi qu’il en soit, le «solitaire de Königsberg» et le «reclus de Providence» se rejoignent dans leur volonté héroïque et paradoxale de passer par-dessus l'humanité.
Le style de compte rendu d’observations scientifiques utilisé par HPL dans ses dernières nouuvelles répond au principe suivant: plus les événements et les entités décrites seront monstrueuses et inconcevables, plus la description sera précise et clinique. Il faut un scalpe] pour décortiquer l’innommable. Tout impressionnisme est donc à bannir. Il s’agit de construire une littérature vertigineuse; et il n’y a pas de vertige sans une certaine disproportion d’échelle, sans une certaine juxtaposition du minutieux et de l’illimité, du ponctuel et de l’infini.
Voilà pourquoi, dans Les Montagnes hallucinées, Lovecraft tient absolument à nous communiquer la latitude et la longitude de chaque point du drame. Alors que dans le même temps il met en scène des entités bien au-delà de notre galaxie, parfois même au-delà de notr e continuum espace-temps. Il veut ainsi
créer une sensation de balancement; les personnages se déplacenr en des points précis, mais ils oscillent au bord d’un gouffre.
Ceci a son exacte contrepartie dans le domaine temporel. Si des entités distantes de plusieurs centaines de millions d’années viennent à se manifester dans notre histoire humaine, il importe de dater précisément les moments de cette manifestation. Ce sont autant de points de rupture. Pour permettre l’iruption de l’indicible.
Le narrateur de Dans l’abîme du temps est un professeur d’économie politique descendant de vieilles familles «extrêmement saines» du Massachussets. Pondéré, équilibré, rien ne le prédispose à cette transformarion qui s’abat sur lui le jeudi 14 mai 1908. Au lever, il est victime de migraines, mais, cependant, se rend normalement à ses cours. Puis survient l’événement.
«Vers 10 h 20 du matin, alors que je faisais à des étudiants de première année un cours sur les différentes tendances passées et présentes de l’économie politique, je vis des formes étranges danser devant mes yeux et je crus me trouver dans une salle bizarrement décorée.
Mes paroles et mes pensées s’écartèrent du sujet traité, et les étudiants comprirent qu’il se passait une chose grave. Puis je perdis connaissance et m’affaissai sur mon fauteuil, plongé dans une torpeur dont personne ne put me tirer. Il s’écoula cinq ans, quatre mois et treize jours avant que je retrouve l’usage normal de mes facultés et une vision juste du monde.»
Après un évanouissement de seize heures er demie, le professeur reprend en effet connaissance; mais une subtile modification semble s’être introduite dans sa personnalité. Il manifeste une étonnante ignorance vis-à-vis des réalités les plus élémentaires de la vie quotidienne, jointe à une connaissance surnaturelle de faits appartenant au passé le plus lointain; et il lui arrive de parler de l’avenir en des termes qui suscitent la frayeur. Sa conversation laisse parfois percer une ironie étrange, comme si les dessous du jeu lui étaient parfaitement connus, et depuis fort longtemps. Le jeu de ses muscles faciaux lui-même a complètement changé. Sa famille et ses amis lui manifestent une répugnance instinctive, et sa femme finira par demander le divorce, alléguant que c’est un étranger qui «usurpe le corps de son mari».
Effecrivement, le corps du professeur Peaslee a été colonisé par l’esprit d’un membre de la Grand’Race, sortes de cônes rugueux qui régnaient sur Terre bien avant l’apparition de l’homme, et avaient acquis la capaciré de projeter leur esprit dans le futur.
La réintégration de l’esprit de Nathanial Wingate Peaslee dans son enveloppe corporelle se fera le 27 septembre 1913; la transmutation commencera à onze heures un quart et sera achevée un peu après midi.Les premiers mots du professeur, après cinq ans d’absence, seront exactement la suite du cours d’économie politique qu’il donnait à ses étudiants au début de la nouvelle… Bel effet de symétrie, construction du récit parfaite.
La juxtaposition d’«il y a trois cent millions d'années» et de «onze heures un quart» est également typique. Effet d’échelle, effet de vertige. Procédé emprunté à l’architecture, une fois de plus.
Toute nouvelle fanrastique se présente comme l’intersection d’entités monstrueuses, situées dans des sphères inimaginables et interdites, avec le plan de notre existence ordinaire. Chez Lovecraft, le tracé de l’intersection est précis et ferme; il se densifie et se complique à mesure que progresse le récit; et c’est cette précision narrative qui emporte notre adhésion à l’inconcevable.
Parfois, HPL utilisera plusieurs tracés convergents, comme dans L'Appel de Ctulhu, qui surprend et impressionne par la richesse de sa structure. A la suite d’une nuit de cauchemar, un artiste décadent modèle une statuette particulièrement hideuse. Dans cette oeuvre, le professeur Angell reconnaît un nouvel exemplaire de cette monstruosité mi-pieuvre mi-humaine qui avait si désagréablement impressionné les participants au congrès d’archéologie de Saint-Louis, dix-sept ans plus tôt. Le spécimen leur avait été apporté par un inspecteur de police, qui l’avait découvert à la suite d’une enquête sur la persistance de certains rites vaudous impliquant des sacrifices humains et des mutilations. Un autre participant au congrès avait fait allusion à l’idole marine adorée par des tribus Eskimo dégénérées.
A la suite du décès «accidentel» du professeur Angell, bousculé par un matelot nègre dans le port de Providence, son neveu reprend le fil de l’enquête. Il collectionne les coupures de presse, et finit par tomber sur un article du Sydney Bulletin relatant le naufrage d’un yacht néo-zélandais et la mort inexplicable des membres de son équipage. Le seul survivant, le capitaine Johansen, est devenu fou. Le neveu du professeur Angell se rend en Norvège pour l’immroger; Johansen vient de mourir sans avoir retrouvé la raison, et sa veuve lui remet un manuscrit dans lequel il relate leur rencontre en pleine mer avec une entité abjecte et gigantesque reproduisant exactement les contours de la statuette.
Dans cette nouvelle, dont l’action se déroule sur trois continents, HPL multiplie les procédés de narration visant à donner l’impression de l’objectivité: articles de journaux, rapports de police, comptes rendus de travaux de sociétés scientifiques… tout converge jusqu’au paroxysme final: la rencontre des malheureux compagnons du capitaine norvégien avec le grand Ctulhu lui-même: «Jophansen estime que deux des six hommes qui ne regagnèrent pas le bateau moururent de peur à cet instant maudit. Nul ne saurait décrire le monstre; aucun langage ne saurait peindre cette vision de folie, ce chaos de cris inarticulés, cette hideuse contradiction de toutes les lois de la matière et de l’ordre cosmique.»
Entre 16 heures et 16 h 15, une brèche s’est ouverte dans l’archirecture des temps. Et, par la béance ainsi créée, une effroyable entité s’est manifestée sur notre terre. Ph’nglui mglw’nafh Ctulhu R’lyeh wgah’nagl fhtagn!
Le grand Ctulhu, maître des profondeurs intérieures. Hastur leDestructeur, celui qui marchie sur le vent, et qu’on ne doit pas nommer. Nyarlathothep, le chaos rampant. L’amorphe et stupide Azathoth, qui bavote et bouillonne au centre de toute infinitude. Yog-Sothoth, corégent d’Azathoth, «Tout en Un et Un en Tout». Tels sont les principaux éléments de cette mythologie lovecraftienne qui impressionnera si fort ses successeurs, et qui continue de fasciner aujourd’hui. Les repères de l’innommable.
Il ne s’agit pas d’une mythologie cohérente, aux contours précis, contrairement à la mythologie gréco-romaine ou à tel ou tel panthécn magique, presque rassurants dans leur clarté et dans leur fini.Les entités que Lovecraft met en place restent ténébreuses. Il évite de préciser la répartition de leurs puissances et de leurs pouvoirs. En fait, leur nature exacte échappe à tout concept humain. Les livres impies qui leur rendent hommage et célèbrent leur culte ne le font qu’en termes confus er contradictoires. Ils restent, fondamentalemenr, indicibles. Nous n’avons que de fugitifs aperçus sur leur hideuse puissance; et les humains qui cherchent à en savoir plus le paient inéluctablement par la démence et par la mort.