Troisième partie

HOLOCAUSTE

Le XXe siècle restera peut-être comme un âge d’or de la littérature épique et fantastique, une fois que se seront dissipées les brumes morbides des avant-gardes molles. Il a déjà permis l’émergence de Howard, Lovecraft et Tolkien. Trois univers radicalement différents. Trois piliers d’une littérature du rêve, aussi méprisée de la critique qu’elle est plébiscitée par le public.

Cela ne fait rien. La critique finit roujours par reconnaître ses torts; ou, plus exactement, les critiques finissent par mourir, et sont remplacés d’autres. Ainsi, après trente années d’un silence méprisanr, les «Intellectuels» se sont penchés sur Lovecraft. Leur conclusion a été que l’individu avait une imagination réellement surprenante (il fallait bien, malgré tout, expliquer son succès), mais que son style était déplorable.

Ce n’est pas sérieux. Si le style de Lovecraft est déplorable, on peut gaiement conclure que le style n’a, en littérarure, pas la moindre importance; et passer à autre chose.

Ce point de vue stupide peut cependant se comprendre. Il faut bien dire que HPL ne participe guère de cette conception élégante, subtile, minimaliste et retenue qui rallie en général tous les suffrages. Voici par exemple un extrait de Prisonnier des pharaons:

«Je vis l’horreur de ce que l’antiquité égyptienne avait de plus affreux, et je découvris la monstrueuse alliance qu’elle avait depuis toujours conclue avec les tombeaux et les temples des morts. Je vis des processions fantômes de prêtre, aux têtes de taureaux, de faucons, de chats et d’ibis, qui défilaient interminablement dans des labyrinthes souterrains et des propylées titanesques auprès desquels l’homme n’est qu’un insecte, offrant des sacrifices innommables à des dieux indescriptibles. Des colosses de pierre marchaient dans la nuit sans fin et conduisaient des hordes d’andro-sphinx ricanants jusqu’aux berges de fleuves d’obscurité aux eaux stagnantes. Et derrière tout cela je vis la malveillance indicible de la nécromancie primaire, noire et amorphe, qui me cherchait goulûment à tâtons dans l'obscurité.»

De tels morceaux de boursouflure emphatique constituent évidemment une pierre d’achoppement pour tout lecteur instruit; mais il faudrait préciser que ces passages extrêmistes sont sans doute ceux que préfèrent les véritables amateurs. Dans ce registre, Lovecraft na jamais été égalé. On a pu lui emprunter sa manière d’utiliser les concepts mathématiques, de préciser la topographie de chaque lieu du drame; on a pu reprendre sa mythologie, sa bibliothèque démoniaque imaginaire; mais jamais on n’a envisagé d’imiter ces passages où il perd toute retenue stylistique, où adjectifs et adverbes s’accumulent jusqu’à l’exaspération, où il laisse échapper des exclamations de pur délire du genre: «Non! les hippopotames ne devraient par avoir des mains humaines ni porter des torches! » Er pourtant, là est le véritable but de l’oeuvre. On peut même dire que la construction, souvent subtile et élaborée, des textes lovecraftiens n’a d’autre raison d’être que de préparer les passages d’explosion stylistique. Comme dans Le Cauchemar d’Innsmouth, où l'on trouve la confession hallucinante de Zadok Allen, le nonagénaire alcoolique et à demi-fou:

«Hi, hi, hi, hi! Vous commencez à comprendre, hein? P’têt ben qu’ça vous aurait plu d’être à ma place à c’te époque, et d’voir c’que j’ai vu en mer, en plein milieu d’la nuit, depuis l’belvédère qu’était en haut d’la maison? J’peux vous dire qu’les murs ont des oreilles, et, c’qu’est d’moi, j’perdrais rien de c’qu’on racontait sur Obed et les ceusses qu’allaient au récif! Hi, hi, hi, hi! Et c’est pour ça qu’un soir j’ai pris la lunette d’approche d’mon père, et j’suis monté au belvédère, et j’ai vu qu’le récif était tout couvert d’formes grouillantes qu’ont plongé aussitôt qu’la lune s’est levée. Obed et les hommes y z’étaient dans un canot, mais quand ces formes ont plongé dans l’eau et sont pas r’montées… ça vous aurait-y plu d’être un p’tit môme tout seul dans un belvédère en train d’regarder ces formes qu’étaient pas des formes humaines?… Hein?… Hi, hi, hi, hi…»


Ce qui oppose Lovecraft aux représentants du bon goût est plus qu’une question de détail. HPL aurait probablement considéré une nouvelle comme ratée s’il n’avait pas eu l’occasion, au moins une fois dans sa rédaction, de dépasser les bornes. Cela se vérifie a contrario dans un jugement qu’il porte sur un confrère: «Henry James est peut-être un peu trop diffus, trop délicat et trop habitué aux subtilités du langage pour arriver vraiment à une horreur sauvage et dévastatrice.»

Le fait est d’aurant plus remarquable que Lovecraft a été toute sa vie le prototype du gentleman discret, réservé et bien éduqué. Pas du tout le genre à dire des horreurs, ni à délirer en public. Personne ne l’a jamais vu se mettre en colère; ni pleurer, ni éclater de rire. Une vie réduite au minimum, dont toutes les forces vives ont été transférées vers la littérarure et vers le rêve. Une vie exemplaire.

Anti-biographie

Howard Phillips Lovecraft constitue un exemple pour tous ceux qui souhaitent apprendre à rater leur vie, et, éventuellement, à réussir leur oeuvre. Encore que, sur ce dernier point, le résultat ne soit pas garanti. A force de pratiquer une politique de total non-engagement vis-à-vis des réalités vitales, on risque de sombrer dans une apathie complète, et de ne même plus rien écrire; et c’est bien ce qui a manqué de lui arriver, à plusieurs reprises. Un autre danger est le suicide, avec lequel il faudra apprendre à négocier; ainsi, Lovecraft a toujours gardé à portée de la main, pendant plusieurs années, une petite bouteille de cyanure. Cela peut s’avérer extrêmement utile, à condition de tenir le coup. Il a tenu le coup, non sans difficultés.

D’abord, l’argent. HPL offre à cet égard le cas déconcertant de l’individu à la fois pauvre et désintéressé. Sans jamais sombrer dans la misère, il a été toute sa vie extrêmement gêné. Sa correspondance révèle péniblement qu’il doit faire sans cesse attention au prix des choses, y compris des articles de consommation les plus élémentaires. Il n’a jamais eu les moyens de se lancer dans une dépense importante, comme l’achat d’une voiture, ou ce voyage en Europe dont il rêvait.

L’essenriel de ses revenus provenait de ses travaux de révision et de correction. Il acceptait de travailler à des tarifs extrêmement bas, voire gratuitement s’il s’agissait d’amis; et quand une de ses factures ne lui était pas payée, il s’abstenait en général de relancer le créancier; il n’était pas digne d’un gentleman de se compromettre dans de sordides hisroires d’argent, ni de manifester un souci trop vif pour ses propres intérêts.

En outre, il disposait par héritage d’un petit capital, qu’il a grignoté tout au long de sa vie, mais qui était trop faible pour n’être autre chose qu’un appoint. Il est d’ailleurs assez poignant de constater qu’au moment où il meurt, son capital est presque tombé à zéro; comme s’il avait véci exactement le nombre d’années qui lui étaient imparties par sa fortune familiale (assez faible) et par sa propre capacité à l’économie (assez forte).

Quant à ses propres œuvres, elles ne lui ont pratiquement rien rapporté. De toute manière, il n’estimait pas convenable de faire de la littérature une profession. Comme il l’écrit, «un gentleman n’essaie pas de se faire connaître et laisse cela aux petits égoïstes parvenus». La sincérité de cette déclaration est évidemment difficile à apprécier; elle peut nous apparaître comme le résultat d’un formidable tissu d’inhibitions, mais il faut en même temps la considérer comme l’application stricte d’un code de comportement désuet, auquel Lovecraft adhérait de toutes ses forces. Il a toujours voulu se voir comme un gentilhomme provincial, cultivant la littérature comme un des beaux-arts, pour son plaisir et celui de quelques amis, sans souci des goûts du public, des thèmes à la mode, ni de quoi que ce soit de ce genre. Un tel personnage n’a plus aucune place dans nos sociétés; il le savait, mais il a toujours refusé d’en tenir compte. Et, de toute façon, ce qui le différenciait du véritable «gentilhomme campagnard», c’est qu’il ne possédait rien; mais, ça non plus, il ne voulait pas en tenir compte.


A une époque de mercantilisme forcené, il est réconfortant de voir quelqu’un qui refuse si obsrinément de «se vendre». Voici, par exemple, la lettre d’accompagnement qu’il joint, en 1923, à son premier envoi de manuscrits à Weird Tales:

«Cher Monsieur,

Ayant pour habitude d’écrire des récits étranges, macabres et fantastiques pour mon propre divertissement, j’ai récemment été assailli par une douzaine d’amis bien intentionnés, me pressant de soumettre quelques-unes de mes horreurs gothiques à votre magazine récemment fondé. Ci-joint cinq nouvelles écrites entre 1917 et 1923.

Les deux premières sont probablement les meilleures. Si elles ne vous convenaient pas, inutile, par conséquent, de lire les autres (…)

Je ne sais si elles vous plairont, car je n’ai aucun souci de ce que requièrent les textes «commerciaux». Mon seul but est le plaisir que je retire à créer d’étranges situations, des effets d’atmosphère; et le seul lecteur dont je tiens compte, c’est moi-même. Mes modèles sont invariablement les vieux maîtres, spécialement Edgar Poe, qui fut mon écrivain favori depuis ma première enfance. Si, par quelque miracle, vous envisagiez de publier mes contes, je n’ai qu’une condition à vous soumettre: qu’on n’y fasse aucune coupure. Si le texte ne peut être imprimé comme il fut écrit, au point-virgule et à la dernière virgule près, c’est avec reconnaissance qu’il acceptera votre refus. Mais je ne risque sans doute pas grand chose de ce côté-là, car il y a peu de chances pour que mes manuscrits rencontrent votre considération. «Dagon» a déjà été refusé par Black Mask, à qui je l’avais proposé sous une contrainte extérieure, comme c’est le cas pour l’envoi ci-joint.»


Lovecrafr changera sur beaucoup de points, spécialement sur sa dévotion au style des «vieux maîtres». Mais son attirude à la fois hautaine et masochiste, farouchement anti-commerciale, ne variera pas: refus de dactylographier ses textes, envoi aux éditeurs de manuscrits sales et froissés, mention systématique des refus précédents… Tout pour déplaire. Aucune concession. Là encore, il joue contre lui-même.


«Naturellement, je ne suis pas familiarisé avec les phénomènes de l’amour, sinon par des lectures superficielles


(lettre du 27 septembre 1919 à Reinhardt Kleiner)


La biographie de Lovecraft comporte très peu d’événements. «Il ne se passe jamais rien», tel estle leitmotive de ses lettres. Mais on peut se dire que sa vie, déjà réduite à peu de chose, aurait été rigoureusement vide s’il n’avait pas croisé le chemin de Sonia Haft Greene.

Comme lui, elle appartenait au mouvement du «journalisme amateur». Très acrif aux Etats-Unis vers 1920, ce mouvement a apporté à de nombreux écrivains isolés, situés en dehors des circuits de l’édirion, la satisfaction de voir leur producrion imprimée, distribuée et lue. Ce sera la seule acrivité sociale de Lovecraft; elle lui apportera l’intégralité de ses amis, et sa femme.

Quand elle le rencontre, elle a trente-huit ans, soit sept ans de plus que lui. Divorcée, elle a de son premier mariage une fille de seize ans. Elle vit à New York, et gagne sa vie comme vendeuse dans un magasin devêtements.

Elle semble être immédiatement tombée amoureuse de lui. Pour sa pour, Lovecraft garde une attitude réservée. A vrai dire, il ne connaît absolument rien aux femmes. C’est elle qui doit faire le premier pas, et les suivants. Elle l’invite à dîner, vient lui rendre visite à Providence. Finalement, dans une petite ville du Rhode Island appelée Magnolia, elle prend l’initiative de l’embrasser. Lovecraft rougit, devient tout pâle. Comme Sonia se moque gentiment de lui, il doit lui expliquer que c’est la première fois qu’on l’embrasse depuis sa plus tendre enfance.


Ceci se passe en 1922, et Lovecraft a trente-deux ans. Lui et Sonia se marieront deux ans plus tard. Au fil des mois, il semble progressivement se dégeler. Sonia Greene est une femme exceptionnellement gentille et charmante; de l’avis général, une très belle femme, aussi. Et l’inconcevable finit par se produire: le «vieux gentleman» est tombé amoureux.

Plus tard, après l’échec, Sonia détruira toutes les lettres que Lovecraft lui a adressées; il n’en subsisre qu’une, bizarre et pathétique dans sa volonté de comprendre l’amour humain chez quelqu’un qui se sent, à bien des égards, si éloigné de l’humanité. En voici de brefs passages:

«Chère Mrs. Greene,

L’amour réciproque d’un homme et d’une femme est une expérience de l’imagination qui consiste à attribuer à son objet une certaine relation particulière avec la vie esthétique et émotionnelle de celui qui l’éprouve, et dépend de conditions particulières qui doivent être remplies par cet objet. (…)

Avec de longues années d’amour lentement entretenu viennent l’adaptation et une certaine entente; les souvenirs, les rêves, les stimuli délicats, esthétiques et les impressions habituelles de beauté de rêve deviennent des modifications permanentes grâce à l’influence que chacun exerce tacitement sur l’autre (…)

Il y a une différence considérable entre les sentiments de la jeunesse et ceux de la maturité. Vers quarante ans ou peut-être cinquante, un changement complet commence à s’opérer; l’amour accède à une profondeur calme et sereine fondée sur une tendre association auprès de laquelle l’engouement érotique de la jeunesse prend un certain aspect de médiocrité et d’avilissement.

La jeunesse apporte avec elle des stimuli érogènes et imaginaires liés aux phénomènes tactiles des corps minces, aux attitudes virginales et à l’imagerie visuelle des contours esthétiques classiques, symbolisant une sorte de fraîcheur et d’immaturité printanière qui sont très belles, mais qui n’ont rien à voir avec l’amour conjugal


Ces considérations ne sont pas fausses sur le plan théorique; elles paraissent simplement un peu déplacées. Disons, en tant que lettre d’amour, l’ensemble est assez inhabituel. Quoi qu’il en soit, cet anti-érotisme affiché n’arrêtera pas Sonia. Elle se sent capable de venir à bout des réticences de son bizarre amoureux. Il y a dans les relations entre les êtres des éléments parfaitement incompréhensibles; cette évidence se trouve spécialement illustrée dans le cas présent. Sonia semble très bien avoir compris Lovecraft, sa frigidiré, son inhibition, son refus et son dégoût de la vie. Quant à lui, qui se considère comme un vieillard à trente ans, on est surpris qu’il ait pu envisager l’union avec cette créature dynamique, plantureuse, pleine de vie. Une juive divorcée, qui plus est; ce qui, pour un antisémite conserveteur comme lui, aurait dû constituer un obstacle insurmontable.

On a avancé qu’il espérait se faire entretenir; cela n’a rien d’invraisemblable, même si la suite des événements devait donner un cruel démenti à cette perspective. En tant qu’écrivain, il a évidemment pu céder à la tentation d’«acquérir de nouvelles expériences» concernant la sexualité et le mariage. Enfin, il faut rappeler que c’est Sonia qui a pris les devants, et que Lovecraft, en quelque matière que ce soit, n’a jamais été capable de dire non. Mais c’est encore l’explication la plus invraisemblable qui semble la meilleure: Lovecraft semble bien avoir été, d’une certaine manière, amoureux de Sonia, comme Sonia était amoureuse de lui. Et ces deux êtres si dissemblables, mais qui s’aimaient, furent unis par les liens du mariage le 3 mars 1924.

Le choc de New York

Immédlamment après le mariage, le couple s’inatalle à Brooklyn, dans l’appartement de Sonia. Lovecraft va y vivre les deux années les plus surprenantes de sa vie. Le reclus misanthrope et un peu sinistre de Providence se transforme en un homme affable, plein de vie, toujours prêt pour une sortie au restaurant ou dans un musée. Il envoie des lettres enthousiastes pour annoncer son mariage:

«Deux ne forment plus qu’un. Une autre a porté le nom de Lovecraft. Une nouvelle famille est fondée!

Je voudrais que vous puissiez voir grand-papa cette semaine, se levant régulièrement avec le jour, allant et venant d’un pas rapide. Et tout cela avec la perspective dans le lointain d’un travail littéraire régulier – mon premier vrai boulot!»

Ses correspondants débarquent chez lui, l’appartement des Lovecraft ne désemplit pas. Ils sont tout surpris de découvrir un jeune homme de trenre-quatre ans là où ils croyaient trouver un vieillard désenchanté; Lovecraft, à cette date éprouve exactement le même type de surprise. Il commence même à caresser des rêves de notoriété littéraire, à prendre contact avec des éditeurs, à envisager une réussite. Ce miracle est signé Sonia.

Il ne regrette même pas l’architecture coloniale de Providence, qu’il croyait indispensable à sa survie. Son premier contact avec New York est au contraire marqué par l’émerveillement; on en retrouve l’écho dans Lui, nouvelle largement autobiographique écrite en 1925:

«En arrivant dans la ville, je l’avais arperçue dans le crépuscule, du haut d’un pont, s’élevant majestueusement au-dessus de l’eau. Ses pics et ses pyramides incroyables se dressaient dans la nuit comme des fleurs. Teintée par des brumes violettes, la cité jouait délicatement avec les nuages flamboyants et les premières étoiles du soir. Puis elle s’était éclairée, fenêtre après fenêtre. Et sur les flots scintillants où glissaient des lanternes oscillantes et où des cornes d’appel émettaient d’étranges harmonies, le panorama ressemblait à un firmament étoilé, fantastique, baigné de musiques féeriques.»

Lovecraft n’a jamais éré aussi près du bonheur qu'en cette année 1924. Leur couple aurair pu durer. Il aurait pu trouver un emploi de rédacteur à Weird Tales. Il aurait pu…

Cependant, tout va basculer, à la suite d’un petit événement lourd de conséquences: Sonia va perdre son emploi. Elle tentera d’ouvrir sa propre bourique, mais l’affaire périclitera. Lovecraft sera donc contraint de chercher un travail pour assurer la subsistance du ménage.

La tâche s’avérera absolument impossible. Il essaiera pourtant, répondant à des centaines d’offres, adressant des candidatures spontanées… Echec total. Bien sûr, il n’a aucune idée des réalités que recouvrent des mots comme dynamisme, compétitivité, sens commercial, efficience… Mais quand même, dans une économie qui n’était à l’épuque même pas en crise, il aurait dû être capable de trouver un emploi subalterne… Eh bien non. Rien du tout. Il n’y a aucune place concevable, dans l’économie américaine de son époque, pour un individu comme Lovecraft. Il y a là un espèce de mystère; et lui-même, bien qu’il ait conscience de son inadaptation et de ses insuffisances, ne comprend pas tout à fait.

Voici un extrait de la lettre circulaire qu’il finit par adresser à d’«éventuels employeurs»:

«La notion d’après laquelle même un homme cultivé et d’une bonne intelligence ne peut acquérir rapidement une compétence dans un domaine légèrement en dehors de ses habitudes me semblerait naïve; cependant, des événements récents m’ont montré de la manière la plus nette à quel point cette superstitition est largement répandue. Depuis que j’ai commencé, voici deux mois, la recherche d’un travail pour lequel je suis naturellement et par mes études bien armé, j’ai répondu à près de cent annonces sans même avoir obtenu une chance d’être écouté de manière satisfaisante – apparemment parce que je ne puis faire état d’un emploi occupé antérieurement dans le département correspondant aux différentes firmes auxquelles je m’adressais. Abandonnant donc les filières traditionnelles, j’essaie finalement à titre d’expérience de prendre l’initiative.»

Le côté vaguement burlesque de la tentative («à titre d’expérience», notamment, n’est pas mal) ne doit pas dissimuler le fait que Lovecraft se trouvait dans une situation financière réellement pénible. Et son échec répété le surprend. S’il avait vaguement conscience de ne pas être tout à fait en phase avec la société de son époque, il ne s’attendait quand même pas à un rejet aussi net. Plus loin, la détresse perce lorsqu’il annonce qu’il est disposé, «eu égard aux usages et à la nécessité, à débuter aux conditions les plus modestes, et avec la rémunération réduite qui est habituellement versée aux novices». Mais rien 106 n’y fera. Quelle que soit la rémunération, sa candidature n’intéresse personne. Il est inadaptable à une économie de marché. Et il commence a vendre ses meubles.

Parallèlement, son attitude par rapport à l’environnement se détériore. Il faut être pauvre pour bien comprendre New York. Et Lovecraft va découvrir l’envers du décor. A la première description de la ville succèdent dans Lui les paragraphes suivants:

«Mais mes espérances furent rapidement déçues. Là où la lune m’avait donné l’illusion de la beauté et du charme, la lumière crue du jour ne me révéla que le sordide, l’aspect étranger et la malsaine prolifération d’une pierre qui s’étendait en largeur et en hauteur.

Une multitude de gens se déversaint dans ces rues qui ressemblaient à des canaux. C’étaient des étrangers trapus et basanés, avec des visages durs et des yeux étroits, des étrangers rusés, sans rêves et fermés à ce qui les entourait. Ils n’avaient rien de commun avec l’homme aux yeux bleus de l’ancien peuple des colons, qui gardait au fond du cœur l’amour des prairies verdoyantes et des blancs clochers des villages de la Nouvelle-Angleterre.»

Nous voyons ici se manifester les premières traces de ce racisme qui nourrira par la suite l’oeuvre de HPL. Il se présente au départ sous une forme assez banale: au chômage, menacé par la pauvreté, Lovecraft supporte de plus en plus mal un environnement urbain agressif er dur. Il éprouve de surcroît une certaine amertume à constater que des immigrants de toute provenance s’engouffrent sans difficulté dans ce melting-pot tourbillonnant qu’est l’Amérique des années 1920, alors que lui-même, malgré sa pure ascendance anglo-saxonne, est toujours en quête d’une situation. Mais il y a plus. Il y aura plus.


Le 31 décembre 1924, Sonia part pour Cincinnati, où elle a trouvé un nouvel emploi. Lovecraft refuse de l’y accompagner. Il ne supporterait pas d’être exilé dans une ville anonyme du Middle West. De toute manière, il n’y croit déjà plus – et il commence à méditer un retour à Providence. On peut le suivre à la trace dans Lui: «Ainsi donc, je parvins quand même à écrire quelques poèmes, tout en chassant l’envie que j’avais de retourner chez moi, dans ma famille, de peur d’avoir l’air de revenir humilié, la tête baissée après un échec.»

Il restera quand même un peu plus d’un an à New York. Sonia perd son emploi à Cincinnati, mais en retrouve un à Cleveland. La mobilité américaine… Elle revient à la maison tous les quinze jours, rapportant à son mari l’argent nécessaire à sa survie. Et lui continue, en vain, sa dérisoire recherche d’emploi. Il se sent, en fait, horriblement gêné. Il aimerait retourner chez lui, à Providence, chez ses tantes, mais il n’ose pas. Pour la première fois de sa vie, il lui est impossible de se conduire en gentleman. Voici comment il décrit le comportement de Sonia à sa tante Lillian Clark:

«Je n’ai jamais vu une plus admirable attitude pleine d’égards désintéressés et de sollicitude; chaque difficulté financière que j’éprouve est acceptée et excusée dès lors qu’elle se révèle inévitable… Un dévouement capable d’accepter sans un murmure cette combinaison d’incompétence et d’égoïsme esthétique, si contraire qu’elle puisse être à tout ce qu’on pouvait espérer à l’origine, est assurément un phénomène si rare, si proche de la sainteté dans son sens historique, qu’il suffit d’avoir le moindre sens des proportions artistiques pour y répondre avec l’estime réciproque la plus vive, avec admiration et avec affection. »

Pauvre Lovecraft, pauvre Sonia. L’inévitable finira cependant par se produire, et en avril 1926 Lovecraft abandonne l’appartement de New York pour retourner à Providence vivre chez sa tante la plus âgée, Lillian Clark. Il divorcera d’avec Sonia trois ans plus tard – et ne connaîtra plus d’autre femme. En

1926, sa vie à proprement parler est terminée. Son oeuvre véritable – la série des «grands textes» – va comencer.

New York l'aura définitivement marqué. Sa haine contre l’«hybridité puante et amorphe» de cette Babylone moderne, contre le «colosse étranger, bâtard et contrefait, qui baragouine et hurle vulgairement, dépourvu de rêves, entre ses limires» ne cessera, au cours de l’année 1925, de s’exaspérer jusqu’au délire. On peut même dire que l’une des figures fondamentales de son œuvre – l’idée d’une cité titanesque et grandiose, dans les fondement de laquelle grouillenr de répugnantes créatures de cauchemar – provient directement de son expérience de New York.

Haine raciale

Lovecraft a en fait toujours été raciste. Mais dans sa jeunesse ce racisme ne dépasse pas celui qui est de mise dans la classe sociale à laquelle il apparrient – l’ancienne bourgeoisie, protestante et puritaine, de la Nouvelle-Anglererre. Dans le même ordre d’idées, il est, tout naturellement, réactionnaire. En toutes choses, que ce soit la technique de versification ou les robes des jeunes filles, il valorise les notions d’ordre et de tradition plutôt que celles de liberté et de progrès. Rien en cela d’original ni d'excentrique. Il est spécialement vieux jeu, voilà tout. Il lui paraît évident que les prorestants anglo-saxons sont par nature voués à la première place dans l’ordre social; pour les autres races (que de toute façon il ne connaîr que fort peu, et n’a nulle envie de connaître), il n’éprouve qu’un mépris bienveillant et loinrain. Que chacun reste à sa place, qu’on évite toute innovation irréfléchie, et tout ira bien.

Le mépris n’est pas un sentiment littérairement très productif; il inciterait plutôt à un silence de bon ton. Mais Lovecraft sera contraint de vivre à New York; il y connaîtra la haine, le dégoût et la peur, autrement plus riches. Et c’est à New York que ses opinions racistes se transformeront en une auhentique névrose raciale. Etant pauvre, il devra vivre dans les mêmes quartiers que ces immigrants «obscènes, repoussants et cauchemardesques». Il les côtoiera dans la rue, il les côtoiera dans les jardins publics. Il sera bousculé dans le métro par des «mulâtres graisseux et ricanants», par des «nègres hideux semblables à des chimpanzés gigantesques». Il les retrouvera encore dans les files d’attente pour chercher un emploi, et constatera avec horreur que son maintien aristocratique et son éducation raffinée, teintée d’un conservatisme équilibré», ne lui apportent aucun avantage. De telles valeurs n’ont pas cours dans Babylone; c’est le règne de la ruse et de la force brutale, des «juifs à face de rat» et des «métis monstrueux qui sautillent et se dandinent absurdement».

Il ne s’agit plus du racisme bien élevé des W.A.S.P.; c’est la haine, brutale, de l'animal pris au piège, contraint de partager sa cage avec des animaux d’une espèce différente, et redoutable. Pourtant, jusqu’au bout, son hypocrisie et sa bonne éducation tiendront le coup; comme il l’écrit à sa tante, «il n’appartient pas aux individus de notre classe de se singulariser par des paroles et des actes inconsidérés». D’après le témoignage de ses proches, lorsqu’il croise des représentants des autres races, Lovecraft serre les dents, blêmit légèrement; mais il garde son calme. Son exaspération ne se donne libre cours que dans ses lettres – avant de le faire dans ses nouvelles. Elle se transforme peu à peu en phobie. Sa vision, nourrie par la haine, s’élève jusqu’à une franche paranoïa, et plus haut encore, jusqu’à l’absolu détraquement du regard, annonçant les dérèglements verbaux des «grands textes». Voici par exemple comment il raconte à Belknap Long une visite dans le Lower East Side, et comment il décrit sa population d’immigrés:

«Les choses organiques qui hantent cet affreux cloaque ne sauraient, même en se torturant l’imagination, être qualifiées d’humaines. C’étaient de monstrueuses et nébuleuses esquisses du pitécanthrope et de l’amibe, vaguement modelées dans quelque limon puant et visqueux résultant de la corruption de la terre, rampant et suintant dans et sur les rues crasseuses, entrant et sortant des fenêtres et des portes d’une façon qui ne faisait penser à rien d’autre qu’à des vers envahissants, ou à des choses peu agréables issues des profondeurs de la mer. Ces choses – ou la substance dégénérée en fermentation gélatineuse dont elles étaient composées – avaient l’air de suinter, de s’infiltrer et de couler à travers les crevasses béantes de ces horribles maisons, et j’ai pensé à un alignement de cuves cyclopéennes et malsaines, pleines à déborder d’ignominies gangrénées, sur le point de se déverser pour inonder le monde entier dans un cataclysme lépreux de pourriture à demi liquide.

De ce cauchemar d’infection malsaine, je n’ai pu emporter le souvenir d’aucun visage vivant. Le grotesque individuel se perdait dans cette dévastation collective; ce qui ne laissait sur la rétine que les larges et fantômatiques linéaments de l’âme morbide de la désintégration et de la décadence… un masque jaune ricanant avec des ichors acides, collants, suintant des yeux, des oreilles, du nez, de la bouche, sortant en tous ces points avec un bouillonnement anormal de monstrueux et incroyables ulcères…»


Indiscutablement, c’est du grand Lovecraft. Quelle race a bien pu provoquer de tels débordements? Il ne le sait plus très bien lui-même; à un endroit il parle d’«italo-sémitico-mongoloïdes». Les réalités ethniques en jeu tendent à s’effacer; de toute façon il les déteste tous, et n’est plus guère en mesure de détailler.

Cette vision hallucinée est directement à l’origine des descriptions d’entités cauchemardesques qui peuplent le cycle de Ctulhu. C’est la haine raciale qui provoque chez Lovecraft cet état de transe poétique où il se dépasse lui-même dans le battement rythmique et fou des phrases maudites; c’est elle qui illumine ses derniers grands textes d’un éclat hideux et cataclysmique. La liaison apparaît avec évidence dans Horreur à Red Hook.


A mesure que se prolonge le séjour forcé de Lovecraft à New York, sa répulsion et sa terreur s’amplifient jusqu’à atteindre des proportions alarmantes. Ainsi qu’il l’écrit à Belknap Long, «on ne peut parler calmement du problème mongoloïde de New York». Plus loin dans la lettre, il déclare: «J’espère que la fin sera la guerre – mais pas avant que nos esprits aient été complètement libérés des entraves humanitaires de la superstition syrienne imposée par Constantin. Alors, montrons notres puissance physique comme hommes et comme Aryens, accomplissons la déportation scientifique de masse à laquelle on ne pourra se soustraire et dont on ne reviendra pas.» Dans une autre lettre, faisant sinistrement office de précurseur, il préconisera l’utilisation de gaz cyanogène.

Le retour à Providence n’arrangera rien. Avant son séjour à New York, il n’avait même pas soupçonné que dans les rues de cette petite ville charmante et provinciale puissent se glisser des créatures étrangères; en quelque sorte, il les croisait sans les voir. Mais son regard a maintenant gagné en acuité douloureuse; et jusque dans les quartiers qu’il aimait tant il retrouve les premiers stigmates de cette «lèpre»: «Emergeant des différentes ouvertures et se traînant le long des sentes étroites, on voit des formes indécises et appartenant pourtant à la vie organique…»

Pourtant, peu à peu, le retrait du monde fait son effet. En évitant tout contact visuel avec les races étrangères, il réussit à se calmer légèrement; et son admiration pour Hitler fléchit. Alors qu’il voyait d’abord en lui une «force élémentaire appelée à régénérer la culture européenne», il en vient à le considérer comme un «honnête clown», puis à reconnaître que «bien que ses objectifs soient fondamentalement sains, l’extrêmisme absurde de sa politique actuelle risque de conduire à des résultats désastreux, et en contradiction avec les principes de départ».

Parallèlement, les appels au massacre se font plus rares. Comme il l’écrit dans une lettre, «soit on les cache, soit on les tue»; et il en vient progressivement à considérer la première solution comme préférable, en particulier à la suite d’un séjour dans le Sud, chez l’écrivain Robert Barlow, où il observe avec émerveillement que le maintien d’une stricte ségrégation raciale peut permettre à un Américain blanc et cultivé de se sentir à l’aise au milieu d’une population à forte densité noire. Bien entendu, précise-t-il à sa tante, «dans les stations balnéaires du Sud, on ne permet pas aux nègres d’aller sur les plages. Pouvez-vous imaginer des personnes sensibles en train de se baigner à côté d’une meute de chimpanzés graisseux?»


On a souvent sous-estimé l’importance de la haine raciale dans la création de Lovecraft. Seul Francis Lacassin a eu le courage d’envisager la question avec honnêteté, dans sa préface aux Lettres. Il y écrit notamment: «Les mythes de Ctulhu tirent leur puissance froide de la délectation sadique avec laquelle Lovecraft livre aux persécutions des êtres venus des étoiles des humains punis pour leur ressemblance avec la racaille new-yorkaise qui l’avait humilié.» Cette remarque me paraît extrêmement profonde, quoique fausse. Ce qui est indiscutable, c’est que Lovecraft, comme on le dit des boxeurs, «a la haine». Mais il faut préciser que le rôle de la victime est généralement tenu dans ses nouvelles par un professeur d’université anglo-saxon, cultivé, réservé et bien éduqué. Plutôt un type dans son genre en fait. Quant aux tortionnaires, aux servants des cultes innommables, ce sont presque toujours des métis, des mulâtres, des sang-mêlés «de la plus basse espèce». Dans l’univers de Lovecraft, la cruauté n’est pas un raffinement de l’intellect c’est une pulsion bestiale, qui s’associe parfaitement avec la stupidité la plus sombre. Pour ce qui est des individus courtois, raffinés, d’une grande délicatesse de manières… ils fourniront des victimes idéales.

On le voit, la passion centrale qui anime son œuvre est de l’ordre du masochisme, beaucoup plus que du sadisme; ce qui ne fait d’ailleurs que souligner sa dangereuse profondeur. Comme Antonin Artaud l’a indiqué, la cruauté envers autrui ne donne que de médiocres résultats artistiques, la cruauré envers soi-même est autrement inréressante.

Il est vrai que HPL manifeste une adoration occasionnelle pour les «grandes brutes blondes nordiques», les «Vikings fous tueurs de Celtes», etc. Mais c’est, justement, une admiration amère; il se sent loin de ces personnages et il n’envisagera jamais, contrairement à Howard, de les introduire dans oeuvre. Au jeune Belknap Long qui se moque gentiment de son admirarion pour les «grandes bêtes blondes de proie», il répond avec une merveilleuse franchise: «Vous avez tout à fait raison de dire que ce sont les faibles qui adorent les forts. C’est exactement mon cas.» Il sait très bien qu’il n’a aucune place dans un quelconque Walhalla héroïque de batailles et de conquêres; sinon, comme d’habitude, la place du vaincu. Il est pénétré jusqu’à la moelle de son échec, de sa prédisposition entière, naturelle et fondamentale à l’échec. Et, dans son univers littéraire aussi, il n’y aura pour lui qu’une seule place: celle de la victime.

Comment nous pouvons apprendre d’Howard Phillips Lovecraft à constituer notre esprit en vivant sacrifice

Les héros de Lovecraft se dépouillent de toute vie, renoncent à toute joie humaine, deviennent pur intellects, purs esprits tendus vers un seul but: la recherche de la connaissance. Au bout de leur quête, une effroyable révélation les attend: des marécages de la Louisiane aux plateaux gelés du désert antarctique, en plein cœur de New York comme dans les sombres vallées campagnardes du Vermont, tout proclame la présence universelle du Mal.

«Et il ne faut pas croire que l’homme soit le plus ancien ou le dernier des maîtres de la terre, ni que la masse commune de vie et de substance soit la seule à fouler le sol. Les Anciens ont été, les Anciens sont encore, les Anciens seront toujours. Non point dans les espaces connus de nous, mais entre ces espaces. Primordiaux, sans dimension, puissants et sereins.

Le Mal, aux multiples visages, instinctivement adoré par des populations sournoises et dégénérées, qui ont composé à sa gloire d’effroyables hymnes.

«Yog-Sothoth est à la porte. Yog-Sothoth est la clef et le gardien de la porte. Le passé, le présent et le futur ne font qu’un en Yog-Sothoth. Il sait où les anciens se sont frayés passage au temps jadis; il sait où ils se fraieront passage dans les temps à venir. (…)

Leur voix crie dans le vent, la conscience de leur présence fait murmurer la terre. Ils courbent la forêt, ils écrasent la cité; et pourtant, ni la forêt ni la cité n’aperçoivent la main qui frappe. Dans les déserts glacés Kadath les a connus, et quel homme a jamais connu Kadath? (…)

Vous les connaîtrez comme une immonde abomination. Leur main étreint la gorge, et vous ne le voyez pas; et leur demeure ne fait qu’un avec votre seuil bien protégé. Yog-Sothoth est la clef de la porte par laquelle les sphères se rencontrent. L’homme régne à présent où ils régnaient jadis; ils régneront bientôt où l’homme règne à présent. Après l’été vient l’hiver; après l’hiver vient le printemps. Ils attendent en toute patience, en toute puissance, car ils régneront a nouveau ici-bas.»

Cette magnifique invocation appelle plusieurs remarques. D’abord que Lovecraft était un poète, il fait partie de ces écrivains qui ont commencé par la poésie. La première qualité qu’il manifeste, c’est le balancemenr harmonieux de ses phrases; le reste ne viendra qu’après, et avec beaucoup de travail.

Ensuite, il faut dire que ces stances à la toute-puissance du Mal rendent un son désagréablement familier. Dans l’ensemble, la mythologie de Lovecraft es très originale; mais elle se présente parfois comme une effroyable inversion de la thématique chrétienne. C’est particulièrement sensible dans L’Abomination de Dunwich, où une paysanne illettrée, qui ne connaît pas d’homme, donne naissance à une créature monstrueuse, dotée de pouvoirs surhumains. Cette incarnation inversée se termine par une répugnante parodie de la Passion, où la créature, sacrifiée au sommet d’une montagne dominant Dunwich, lance un appel désespéré «Père, père… YOGSOTHOTH! », fidèle écho du «Eloi, Eloi, lamma sabachtani!». Lovecraft retrouve une source fanrastique très ancienne: le Mal issu d’une union charnelle contre nature. Cette idée s’intègre parfaitement à son racisme obsessionnel; pour lui, comme pour tous les racistes, l’horreur absolue, plus encore que les autres races, c’est le métissage. Utilisant à la fois ses connaissances en génétique et sa familiarité avec les textes sacrés, il construit une synthèse explosive, d’un pouvoir d’abjection inouï. Au Christ nouvel Adam, venu régénérer l’humanité par l’amour, Lovecraft oppose le «nègre», venu régénérer l’humanité par la bestialité et par le vice. Car le jour du Grand Ctulhu est proche. Et l’époque de sa venue sera facile à reconnaître:

«A ce moment-là, les hommes seront devenus semblables aux Anciens: libres, farouches, au-delà du bien et du mal, rejetant toute morale, s’entretuant à grands cris au cours de joyeuses débauches. Les Anciens délivrés leur apprendront de nouvelles manières de crier, de tuer, de faire bombance; et toute la terre flamboira d’un holocauste d’extase effrénée. En attendant, le culte, par des rites appropriés, doit maintenir vivant le souvenir des mœurs d’autrefois, et présager leur retour.» Ce texte n’est rien d’autre qu’une effrayante paraphrase de Saint Paul.


Nous approchons ici des tréfonds du racisme de Lovecraft, qui se désigne lui-même comme victime, et qui a choisi ses bourreaux. Il n’éprouve aucun doute à ce sujet: les «êtres humains sensibles» seront vaincus par les «chimpanzés graisseux»; ils seront broyés, torturés et dévorés; leurs corps seront dépecés dans des rites ignobles, au son obsédant de tambourins extatiques. Déjà, le vernissage se fissure; les forces du mal attendent «en toute patience, en toute puissance», car elles régneront à nouveau ici-bas.

Plus profondément que la méditation sur la décadence des cultures, qui n’est qu’une justification intellectuelle superposée, il y a la peur. La peur vient de loin; le dégoût en procède; il produit lui-même l’indignation et la haine.

Vêtus de costumes rigides et un peu tristes, habitués à réfréner l’expression de leurs émotions et de leurs désirs, les protestants puritains de la Nouvelle-Angleterre peuvent parfois faire oublier leur origine animale. Voilà pourquoi Lovecraft acceptera leur compagnie, encore qu’à dose modérée. Leur insignifiance elle-même le rassure. Mais, en présence des «nègres», il est pris d’une réaction nerveuse incontrôlable. Leur vitalité, leur apparente absence de complexes et d’inhibitions le terrifient et le dégoûtent. Ils dansent dans la rue, écoutent des musiques rythmées… Ils parlent fort. Ils rient en public. La vie semble les amuser; ce qui est inquiétant. Car la vie, c’est le mal.

Contre le monde, contre la vie

Aujourd’hui plus que jamais, Lovecraft serait un inadapté et un reclus. Né en 1890, il apparaissait déjà à ses contemporains, dans ses années de jeunesse, comme un ré actionnaire désuet. On peut aisémnt deviner ce qu’il penserait de la société de notre époque. Depuis sa mort, elle n’a cessé d’évoluer dans le sens qui la lui ferait détester d’avantage. La mécanisation et la modernisation ont inéluctablement détruit ce mode de vie auquel il était attaché de toutes ses fibres (il ne se fait d’ailleurs aucune illusion sur les possibilités humaines de contrôle sur les événements; comme il l’écrit dans une lettre, «tout dans ce monde moderne n’est que la conséquence absolue et directe de la découverte et des applications de la vapeur et de l’énergie électrique à grande échelle». Les idéaux de liberté et de démocratie, qu’il abhorrait, se sont répandus sur la planète. L’idée de progrès est devenue un credo indiscuté, presque inconscient, qui ne pourrait que hérisser un homme qui déclarait: «Ce que nous détestons, c’est simplement le changement en tant que tel.» Le capitalisme libéral a étendu son emprise sur les consciences; marchant de pair avec lui sont advenus le mercantilisme, la publicité, le culte absurde et ricanant de l’efficacité économique, l’appétit exclusif et immodéré pour les richesses matérielles. Pire encore, le libéralisme s’est étendu du domaine économique au domaine sexuel. Toutes les fictions sentimentales ont volé en éclats. La pureté, la chasteté, la fidélité, la décence sont devenues des stigmates ridicules. La valeur d’un être humain se mesure aujourd’hui par son efficacité économique et son potentiel érotique: soit, très exactement, les deux choses que Lovecraft détestait le plus fort.

Les écrivains fantastiques sont en général des réactionnaires, tout simplement parce qu’ils sont particulièrement, on pourrait dire professionnellement conscients de l’existence du Mal. Il est assez ccurieux que parmi les nombreux disciples de Lovecraft aucun n’ait été frappé par ce simple fait: l’évolution du monde moderne a rendu encore plus présentes, encore plus vivantes les phobies lovecraftiennes.


Signalons comme une exception le cas de Robert Bloch, un de ses plus jeunes correspondants (lors de leurs premières lettres, il a quinze ans), qui signe ses meilleures nouvelles lorsqu’il se laisse aller à déverser sa haine du monde moderne, de la jeunesse, des femmes libérées, du rock, etc. Le jazz est déjà pour lui une obscénité décadente; quant au rock, Bloch l’interprète comme le retour de la sauvagerie la plus simiesque, encouragé par l’amoralité hypocrite des intellectuels progressistes. Dans Sweet Sixteen, une bande de Hell’s Angels, simplement décrits au départ comme des voyous ultraviolents, finit par se livrer à des rites sacrificiels sur la personne de la fille d'un anthropologue. Rock, bière et cruauté. C’est parfaitement réussi, parfairement justifié. Mais de telles tentatives d’introduction du démoniaque dans un cadre moderne restent exceptionnelles. Et Robert Bloch, par son écriture réaliste, son attention portée à la situation sociale des personnages, s'est très nettement dégagé de l’influence de HPL. Parmi les écrivains plus directement liés à la mouvance lovecraftienne, aucun n’a repris à son compte les phobies raciales et réactionnaires du maître.

Il est vrai que cette voie est dangereuse et qu’elle n’offre qu’une issue étroite. Ce n’est pas uniquement une question de censure. Ce n’est pas uniquement une question de censure et de procès. Les écrivains fantastiques sentent probablement que l’hostilité à toute forme de liberté finit par engendrer l’hostilité à la vie. Lovecraft le sent aussi bien qu’eux, mais ne s’arrête pas en chemin. Que le monde soit mauvais, intrinsèquement mauvais, mauvais par essence, voilà une conclusion qui ne le gêne absolument pas; et tel est le sens le plus profond de son admiration pour les Puritains: ce qui l’émerveille en eux, c’est qu’ils «haïssaient la vie et traitaient de platitude le fait de dire qu’elle vaut d’être vécue». Nous franchirons cette vallée de larmes qui sépare l’enfance de la mort; il nous faudra rester purs. HPL ne partage aucunement les espérances des Puritains; mais il partage leurs refus. Il détaillera son point de vue dans une lettre à Belknap Long (écrite d’ailleurs quelques jours avant son mariage):

«Quant aux inhibitions puritaines, je les admire un peu plus chaque jour. Ce sont des tentatives pour faire de la vie une œuvre d’art – pour façonner un modèle de beauté dans cette porcherie qu’est l’existence animale – et il jaillit là une haine de la vie qui marque l’âme la plus profonde et la plus sensible. Je suis tellement fatigué d’entendre des ânes superficiels tempêter contre le puritanisme que je crois que je vais devenir puritain. Un intellectuel puritain est un idiot – presque autant qu’un anti-puritain – mais un puritain est, dans la conduite de sa vie, le seul type d’homme qu’on puisse honnêtement respecter. Je n’ai ni respect ni aucune considération d’aucune sorte pour tout homme qui ne vit pas dans l’abstinence et dans la pureté.»


Sur la fin de ses jours, il lui arrivera de manifester des regrets, parfois poignants, devant la solitude et l’échec de son exisrence. Mais ces regrets restent, si l’on peut s’exprimer ainsi, théoriques. Il se remémore notamment les périodes de sa vie (la fin de l’adolescence, le bref et décisif intermède du mariage) où il aurait pu bifurquer vers ce qu’on appelle le bonheur. Mais il sait que, probablement, il n’était pas en mesure de se comporter différemment. Et finalement il considère, comme Schopenhauer, qu’il ne s’en est «pas trop mal tiré».

Il accueillera la mort avec courage. Atteint d’un cancer à l’intestin qui s’esr généralisé à l’ensemble du tronc, il est transporté le 10 mars 1937 au Jane Brown Memorial Hospital. Il se comportera en malade exemplaire, poli, affable, d’un stoïcisme et d’une courtoisie qui impressionneront ses infirmières, malgré ses très vives souffrances physiques (heureusement atténuées par la morphine). Il accomplira les formalités de l’agonie avec résignation, si ce n’est avec une secrète satisfaction. La vie qui s’échappe de son enveloppe charnelle est pour lui une vieille ennemie; il l’a dénigrée, il l’a combattue; il n’aura pas mot de regret. Et il trépasse, sans aucun incident, le 15 mars 1937.


Comme disent les biographes, «Lovecraft mort, son œuvre naquit». Et en effet nous commençons à la mettre à sa vraie place, égale ou supérieure à celle d’Edgar Poe, en tout cas résolument unique. Il a parfois eu le sentiment, devant l’échec de sa production littéraire, que le sacrifice de sa vie avait été, tout compte fait, inutile. Nous pouvons aujou’hui en juger autrement; nous pour qui il est devenu un initiateur essentiel à un univers différent, situé bien au-delà des limites de l’expérience humaine, et pourtant d’un impact émotionnel terriblement précis. Cet homme qui n’a pas réussi à vivre a réussi, finalement, à écrire. Il a eu du mal. Il a mis des années. New York l’a aidé. Lui qui érait si gentil, si courtois, y a découvert la haine. De retour à Providence il a composé des nouvelles magnifiques, vibrantes comme une incantation, précises comme une dissection. La structure dramatique des «grands textes» est d’une imposante richesse, les procédés de narration sonr nets, neufs, hardis; tout cela ne suffirait peut-être pas si l’on ne sentait pas, au cenrre de l’ensemble, la pression d’une force intérieure dévorante.

Toute grande passion, qu’elle soit amour ou haine, finit par produire une oeuvre authentique. On peut le déplorer, mais il faut le reconnaître: Lovecraft est plutôt du côté de la haine;de la haine et de la peur. L’univers, qu’il conçoit intellectuellemenr comme indifférent, devient esthétiquement hostile. Sa propre existence, qui aurait pu n’êrre qu’une succession de déceptions banales, devient une opération chirurgicale, et une célébration inversée.

L’œuvre de sa maturité est restée fidèle à la prostration physique de sa jeunesse, en la transfigurant. Là est le profond secret du génie de Lovecraft, et la source pure de sa poésie: il a réussi à transformer son dégoût de la vie en une hostilité agissante.

Offrir une alternative à la vie sous toutes ses formes, constituer une opposition permanente, un recours permanent à la vie: telle est la plus haute mission du poète sur cette terre. Howard Phillips Lovecraft a rempli cette mission.

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