DEUXIÈME PARTIE

I

Une minute après, nous riions tous comme des fous.


«Mais laissez-moi donc, laissez-moi donc vous raconter, disait Aliocha, nous couvrant tous de sa voix sonore. Ils croient que tout est comme avant…, que je n’ai que des bêtises à dire… Je vous dis que c’est quelque chose de très intéressant. Mais vous tairez-vous à la fin?»


Il brûlait d’envie de faire son récit. À son air, on pouvait voir qu’il apportait des nouvelles d’importance. Mais la gravité apprêtée que lui donnait la naïve fierté d’être détenteur de ces nouvelles mit aussitôt Natacha en joie. Je me mis à rire aussi malgré moi. Et plus il se fâchait contre nous, plus nous riions. Le dépit, puis le désespoir enfantin d’Aliocha nous amenèrent enfin à cet état où il suffit de montrer le bout du petit doigt pour se pâmer de rire aussitôt. Mavra, sortie de sa cuisine, se tenait sur le pas de la porte et nous contemplait avec une sombre indignation, regrettant qu’Aliocha ne se fût fait proprement laver la tête par Natacha, comme elle l’attendait avec délices depuis cinq jours, et qu’au lieu de tout cela nous fussions tous joyeux.


Enfin, Natacha, voyant que notre hilarité offensait Aliocha, s’arrêta de rire.


«Qu’est-ce que tu veux donc nous raconter? demanda-t-elle.


– Alors, est-ce qu’il faut apporter le samovar? demanda Mavra, en interrompant Aliocha sans la moindre déférence.


– Va, Mavra, va, lui répondit-il en la congédiant hâtivement de la main. Je vais vous raconter tout ce qui est arrivé, tout ce qui est et tout ce qui arrivera, car je sais tout cela. Je vois, mes amis, que vous désirez savoir où j’ai été pendant ces cinq jours, et c’est ce que je veux vous raconter; mais vous ne me laissez pas. Bon: tout d’abord, je t’ai trompée tout ce temps, Natacha, tout ce temps, cela fait un bon moment que cela dure, et c’est là le plus important.


– Tu m’as trompée?


– Oui, depuis un mois; j’ai commencé avant l’arrivée de mon père: maintenant le moment est venu où je dois être entièrement sincère. Il y a un mois, avant que mon père n’arrive, j’ai reçu de lui une interminable lettre et je vous l’ai cachée à tous deux. Il m’y annonçait tout bonnement (sur un ton si sérieux que j’en ai été effrayé) que mon mariage était arrangé, que ma fiancée était une perfection; que, bien entendu, je ne la méritais pas, mais que je devais néanmoins absolument l’épouser. Qu’afin de m’y préparer, je devais me sortir toutes ces sottises de la tête, etc. etc. On sait quelles sont ces sottises. Et cette lettre, je vous l’ai cachée.


– Tu ne nous l’as pas du tout cachée! l’interrompit Natacha: il y a bien là de quoi se vanter! En réalité, tu nous as tout raconté tout de suite. Je me souviens que tu es devenu brusquement très docile et très tendre, que tu ne me quittais plus, comme si tu t’étais rendu coupable de quelque chose, et tu nous as raconté toute la lettre par fragments.


– C’est impossible, je ne vous ai sûrement pas dit l’essentiel. Vous avez peut-être tous les deux deviné quelque chose, ça, c’est votre affaire, mais moi je ne vous ai rien raconté. Je vous l’ai caché et j’en ai terriblement souffert.


– Je me souviens, Aliocha, que vous me demandiez alors conseil à chaque instant et vous m’avez tout raconté, par bribes, bien sûr, sous forme de suppositions, ajoutai-je en regardant Natacha.


– Tu nous as tout raconté! Ne fais pas le fier, je t’en prie, appuya-t-elle. Est-ce que tu peux cacher quelque chose? Est-ce que tu peux ruser? Mavra elle-même sait tout. N’est-ce pas, Mavra?


– Bien sûr! répliqua Mavra, en passant la tête par la porte; tu as tout raconté les trois premiers jours. Cela ne te va pas de faire le cachottier!


– Ah! comme c’est désagréable de parler avec vous! Tu fais tout cela pour te venger, Natacha! Et toi, Mavra, tu te trompes, toi aussi. Je me souviens que j’étais alors, comme fou; te rappelles-tu, Mavra?


– Comment ne pas se le rappeler! Aujourd’hui encore, tu es comme fou!


– Non, non, ce n’est pas ce que je veux dire. Tu te souviens! Nous n’avions toujours pas de ressources, et tu es allée mettre en gage mon porte-cigarettes en argent; et, surtout, permets-moi de te le faire remarquer, Mavra, tu t’oublies terriblement devant moi. C’est Natacha qui t’a appris tout cela. Soit; admettons que je vous aie raconté dès cette époque-là, par bribes (je m’en souviens maintenant). Mais le ton, le ton de la lettre, vous ne le connaissez pas, et vous savez bien que dans une lettre l’essentiel, c’est le ton. C’est cela que je veux dire.


– Eh bien, quel était ce ton? demanda Natacha.


– Écoute, Natacha, tu me demandes cela comme si tu plaisantais. NE PLAISANTE PAS. Je t’assure que c’est très important. Le ton de cette lettre était tel que les bras m’en sont tombés. Jamais mon père ne m’avait parlé ainsi: le monde périsse, si mon désir ne se réalise pas! Voici quel en était le ton!


– C’est bon, raconte-nous cela; et pourquoi devais-tu te cacher de moi?


– Ah! mon Dieu! Mais pour ne pas t’effrayer. J’espérais arranger tout moi-même. Donc, après cette lettre, dès que mon père est arrivé, mes tourments ont commencé. Je m’étais préparé à lui répondre fermement, sérieusement, en termes clairs, mais je n’en ai jamais eu l’occasion. Et il ne me posait même pas de questions: il est rusé! Au contraire, il faisait comme si tout était déjà décidé, comme s’il ne pouvait pas y avoir entre nous aucune discussion, aucun malentendu. Tu m’entends: comme s’il NE POUVAIT même pas y en avoir; quelle présomption! J’en étais étonné. Comme il est intelligent, Ivan Petrovitch, si vous saviez! Il a tout lu, il sait tout; vous le regardez une seule fois, et il connaît déjà toutes vos pensées comme les siennes. C’est sûrement pour cela qu’on a dit qu’il était jésuite. Natacha n’aime pas que je fasse son éloge. Ne te fâche pas, Natacha. Ainsi donc…, mais à propos! Il ne me donnait pas d’argent au début, et maintenant il m’en a donné, hier, Natacha! Mon ange! Notre misère a pris fin! Tiens, regarde! Tout ce qu’il m’avait retranché en punition depuis six mois, il me l’a rendu hier. Voyez combien cela fait, je n’ai pas encore compté. Mavra, regarde combien il y a d’argent! Maintenant, nous n’aurons plus besoin de mettre nos cuillers et nos boutons de manchettes au mont-de-piété.»


Il sortit de sa poche une assez grosse liasse de billets, environ quinze cents roubles-argent, et la posa sur la table. Mavra regarda les billets avec étonnement et félicité Alexeï. Natacha le pressait instamment.


«Ainsi, je me suis demandé ce que j’allais faire, poursuivit Aliocha. Comment aller contre lui? Je vous jure à tous deux que, s’il avait été méchant, s’il n’avait pas été aussi bon avec moi, je n’aurais pensé à rien de tout cela. Je lui aurais dit carrément que je ne voulais pas, que je n’étais plus un enfant, mais un homme et que maintenant, c’était fini! Et j’aurais tenu bon, croyez-le. Tandis que là, qu’est-ce que je pouvais lui dire? Mais ne m’accusez pas. Je vois que tu as l’air mécontente, Natacha. Qu’avez vous à échanger des clins d’yeux? Vous pensez sans doute: ça y est, ils l’ont embobiné tout de suite et il n’a pas pour une once de fermeté. De la fermeté, j’en ai, et plus que vous ne pensez! La preuve, c’est que, malgré ma situation, je me suis dit aussitôt: «C’est mon devoir, je dois tout, tout raconter à mon père.» J’ai commencé, et je lui ai tout raconté, et il m’a écouté jusqu’au bout.


– Mais qu’est-ce que tu lui as dit en fait? lui demanda Natacha d’un air inquiet.


– Je lui ai dit que je ne voulais pas d’autre fiancée, parce que j’en avais une: toi. À vrai dire, je ne lui ai pas encore dit cela ouvertement, mais je l’y ai préparé, et je le lui dirai demain; j’y suis décidé. Tout d’abord, j’ai commencé par dire que c’était honteux et vil de se marier pour de l’argent et que c’était pure stupidité de notre part que de nous considérer comme des aristocrates (car je parlais avec lui tout à fait librement, comme avec un frère). Ensuite je lui ai dit que j’étais du tiers-état et que le tiers-état c’est l’essentiel; que j’en étais fier, que j’étais semblable à tout le monde, et que je ne voulais me distinguer de personne…, en un mot, je lui ai exposé toutes ces saines idées… Je parlais avec chaleur, avec élan. Je m’étonnais moi-même. Je lui ai démontré, pour finir, à son propre point de vue…, je lui ai dit tout net: «Quels princes sommes-nous? Nous n’en avons que la naissance, mais au fond, qu’avons-nous de princier?» Premièrement, nous ne sommes pas particulièrement riches, et la richesse est ce qu’il y a de plus important. Le plus grand prince de nos jours, c’est Rothschild. Deuxièmement, dans le grand monde aujourd’hui, il y a longtemps qu’on n’a plus entendu parler de nous. Le dernier avait été mon oncle, Sémione Valkovski, et encore il n’était connu qu’à Moscou, et uniquement parce qu’il avait perdu ses dernières trois cents âmes; si mon père n’avait lui-même gagné de l’argent, ses petits-enfants auraient peut-être labouré la terre, comme font certains princes. Donc, il n’y a pas là de quoi s’enorgueillir. En un mot, je lui ai sorti tout ce qui bouillonnait de moi, tout, avec fougue, sans détour, et j’en ai même ajouté un peu. Il ne m’a même pas répondu, mais s’est mis seulement à me reprocher d’avoir abandonné la maison du comte Naïnski, puis il m’a dit ensuite qu’il fallait la cour à la princesse K…, ma marraine, et que si la princesse K… me recevait bien, cela voulait dire qu’on me recevrait partout et que ma carrière était faite, et il a continué à m’en conter! Il faisait tout le temps allusion au fait que je les avais tous abandonnés depuis que je vivais avec toi, Natacha; que c’était donc ton influence. Mais jusqu’à présent il ne m’a jamais parlé de toi, directement, on voit même qu’il évite ce sujet. Nous rusons tous les deux, nous nous épions, nous nous attrapons mutuellement, et sois certaine que notre jour viendra.


– C’est bon; mais comment cela s’est-il terminé? Qu’a-t-il décidé? C’est là le plus important. Quel bavard tu fais, Aliocha…


– Dieu sait! Impossible de démêler ce qu’il a décidé; et je ne suis pas du tout bavard, je parle sérieusement; il n’a rien décidé du tout; à tous mes raisonnements, il se contentait de sourire, comme s’il avait pitié de moi. Tu sais, je sens que c’est humiliant, mais je n’en éprouve pas de honte. Il m’a dit: «Je suis tout à fait d’accord avec toi, allons chez le comte Naïnski, mais prends garde, ne dis rien de tout cela là-bas. Moi, je te comprends mais eux, ils ne te comprendraient pas. On dirait que lui-même n’est pas très bien reçu partout; on lui en veut pour quelque chose.» En général, on fait grise mine à mon père en ce moment. Dès le début, le comte m’a reçu pompeusement, avec hauteur, comme s’il avait complètement oublié que j’avais grandi dans sa maison, il s’est même mis à rassembler ses souvenirs! Il m’en voulait simplement de mon ingratitude et, vraiment, il n’y a là aucune ingratitude de ma part; on s’ennuie horriblement chez lui, c’est pour cela que je n’y suis plus allé. Il n’a pas eu non plus beaucoup d’égards pour mon père; il en a eu si peu que je ne comprends même pas comment mon père va là-bas. Tout cela m’a révolté. Mon pauvre père doit presque plier l’échine devant lui; je comprends qu’il fait tout cela pour moi, mais je n’en ai nul besoin. J’étais sur le point après de faire part de tous mes sentiments à mon père, mais je me suis retenu. À quoi bon! Je ne transformerai pas ses convictions, je ne ferai que le chagriner davantage, et c’est déjà bien assez pénible sans cela pour lui. Alors je me suis dit que j’allais me mettre à ruser, que je les dépasserais tous en astuce, que je forcerais le comte à me prendre en considération; et, croyez-vous, j’ai tout de suite atteint mon but; en un jour, tout a changé! Le comte Naïnski n’en a plus que pour moi. Et tout cela je l’ai fait seul, par ma propre ruse, mon père n’en revenait pas!…


– Écoute, Aliocha, tu ferais mieux de nous raconter l’histoire, s’écria l’impatiente Natacha; je croyais que tu allais nous parler de ce qui nous intéresse et tu veux seulement raconter comment tu t’es distingué chez le comte Naïnski. Je me moque de ton comte!


– Elle s’en moque! Vous entendez, Ivan Petrovitch, elle s’en moque! Mais c’est là le point capital. Tu vas voir, tu seras étonnée toi-même; tout s’éclaircira vers la fin. Laissez-moi seulement vous raconter… Pour finir (pourquoi ne pas parler avec franchise), vois-tu, Natacha, et vous aussi, Ivan Petrovitch, je suis peut-être vraiment parfois très peu, très peu raisonnable; mettons même (c’est arrivé) bêta, sans plus. Mais là, je vous affirme que j’ai montré beaucoup de ruse, oui…, et même d’intelligence; et j’ai pensé que vous seriez contents de savoir que je ne suis pas toujours… stupide.


– Ah! que dis-tu, Aliocha, veux-tu te taire?»


Natacha ne pouvait supporter qu’on jugeât Aliocha inintelligent. Combien de fois ne m’avait-elle pas boudé, sans rien exprimer de vive voix, lorsque, sans trop de cérémonie, je démontrais à Aliocha qu’il avait fait quelque sottise; c’était son point sensible. Elle pouvait d’autant moins souffrir qu’Aliocha fût humilié qu’à part elle sans doute elle avait conscience de ses limites. Mais jamais elle ne lui avait fait part de ce qu’elle pensait, craignant de le blesser dans son amour-propre. Quant à lui, il était particulièrement perspicace à ces moments-là, et il devinait toujours ses sentiments secrets. Natacha voyait cela et s’en faisait beaucoup de chagrin; sur-le-champ, elle le flattait et le cajolait. C’est pourquoi en cet instant les paroles d’Aliocha avaient retenti douloureusement dans son cœur…


«Laisse, Aliocha, tu es seulement étourdi, c’est tout, ajouta-t-elle, pourquoi t’humilies-tu toi-même?


– C’est bon; mais laissez-moi finir. Après la réception du comte, mon père était furieux contre moi. Attends un peu, me suis-je dit! Nous sommes allés chez la princesse, j’avais entendu dire depuis longtemps que, de vieillesse, elle avait quasiment perdu l’esprit. Qu’en plus elle était sourde et aimait à la folie les petits chiens. Qu’elle en avait toute une meute et les adorait. En dépit de tout cela, elle avait une immense influence dans le monde, et le comte Naïnski lui-même, le superbe, faisait antichambre chez elle. Aussi, en chemin, je jetai les bases d’un plan d’activité ultérieur, et sur quoi croyez-vous qu’il reposait? Sur ce que tous les chiens m’aiment, oui, c’est comme je vous le dis! J’ai remarqué cela. Est-ce qu’il y a une force magnétique en moi, ou est-ce parce que j’aime beaucoup moi-même tous les animaux? Je ne sais, mais les chiens m’aiment, un point c’est tout! À propos de magnétisme, je ne t’ai pas encore raconté, Natacha, que l’autre jour nous avons évoqué des esprits, j’ai été chez un expert en la matière; c’est extrêmement curieux, Ivan Petrovitch; cela m’a impressionné. J’ai évoqué Jules César.


– Ah! mon Dieu! Mais qu’avais-tu besoin de Jules César! s’écria Natacha, en éclatant de rire. Il ne manquait plus que cela!


– Mais pourquoi donc?… Est-ce que je suis… Pourquoi n’ai-je pas le droit d’évoquer Jules César? Qu’est-ce que cela peut lui faire? La voilà qui rit!


– Bien sûr que cela ne lui fera rien… Ah! mon cher ami! Eh bien, qu’est-ce qu’il t’a dit, Jules César?


– Il ne m’a rien dit. Je tenais seulement un crayon, et le crayon marchait tout seul sur un papier et écrivait. C’est Jules César qui écrivait, à ce qu’on m’a dit. Je ne le crois pas.


– Et qu’est-ce qu’il t’a écrit?


– Quelque chose dans le genre de «trempé», comme dans Gogol…, mais cesse de rire!


– Parle-nous alors de la princesse!


– Mais vous m’interrompez tout le temps. Nous sommes arrivés chez la princesse et j’ai commencé par faire la cour à Mimi. Cette Mimi, c’est une vieille chienne affreuse, tout à fait répugnante, de plus elle est entêtée et elle mord. La princesse en raffole; on dirait qu’elles sont du même âge. J’ai commencé par bourrer Mimi de bonbons, et en dix minutes au plus, je lui avais appris à donner la patte, ce que de toute sa vie on n’avait pu lui faire faire. La princesse était aux nues; elle manquait pleurer de joie: «Mimi! Mimi! Mimi! donne la patte!» Quelqu’un arrive: «Mimi donne la patte! Mon filleul vient de lui apprendre!» Le comte Naïnski entre: «Mimi donne la patte!» Elle me regarde en pleurant presque d’attendrissement. L’excellente vieille! elle me faisait pitié. Je n’ai pas laissé passer l’occasion, je lui ai fait sur-le-champ un autre compliment; elle a sur sa tabatière son propre portrait, qui date du temps où elle était encore jeune fille, il y a une soixantaine d’années de cela. La voilà qui laisse tomber sa tabatière. Je la ramasse, et je dis comme si je ne savais rien: Quelle charmante peinture! C’est la beauté idéale! Pour le coup, elle fond complètement: elle me parle de ceci, de cela: où ai-je étudié, chez qui est-ce que j’habite, elle en débite. Je l’ai égayée aussi en lui racontant une histoire grivoise. Elle aime cela; elle m’a seulement menacé du doigt mais elle a beaucoup ri. En me congédiant, elle m’embrasse et me signe et exige que je vienne la distraire chaque jour. Le comte me serre la main; ses yeux s’étaient faits tout doucereux; quant à son père, bien que, ce soit l’homme le meilleur, le plus honnête et le plus noble de la terre, vous me croirez si vous voulez, il en pleurait presque de joie, lorsque nous revînmes tous les deux à la maison; il m’a embrassé et s’est laissé aller à me faire des révélations si mystérieuses à propos de carrière, de relations, d’argent, de mariage, qu’il y a beaucoup de choses que je n’ai pas comprises. Et c’est à ce moment-là qu’il m’a donné de l’argent. Cela se passait hier. Demain, je retourne chez la princesse, mais son père est malgré cela l’homme le plus noble qui soit, ne prenez pas cela en mauvaise part; il m’éloigne de toi, c’est vrai, Natacha, mais c’est parce qu’il est aveuglé, parce qu’il désire les millions de Katia, et que tu ne les as pas; mais il ne les désire que pour moi, et c’est uniquement par ignorance qu’il est injuste envers toi. Aussi quel père ne désire pas le bonheur de son fils! Ce n’est pas sa faute s’il est habitué à estimer le bonheur en millions. Ils sont tous ainsi. Il faut le regarder de ce point de vue, pas autrement, et tout de suite on trouve qu’il a raison. Je me suis exprès hâté de venir te voir, Natacha, pour t’en persuader, car je sais que tu es prévenue contre lui et, bien entendu, ce n’est pas ta faute. Je ne t’en fais pas grief…


– Ainsi, tout ce qui t’est arrivé, c’est de faire ta carrière chez la princesse? C’est là toute ta ruse? lui demanda Natacha.


– Comment? Qu’est-ce que tu dis? Ce n’est qu’un commencement… je t’ai parlé de la princesse, parce que par elle je tiendrai mon père en main, tu comprends, mais mon histoire principale n’est pas encore commencée.


– Alors, raconte-la-nous vite!


– Aujourd’hui, il m’est arrivé une autre aventure extrêmement étrange, j’en suis encore frappé, poursuivit Aliocha. Il faut que vous notiez que, bien que mon père et la comtesse aient décidé notre mariage, officiellement il n’y a pas encore rien eu de définitif: nous pourrions nous séparer sur-le-champ sans le moindre scandale; il n’y a que le comte Naïnski qui soit au courant, mais on le considère comme un parent et un protecteur. Bien plus, quoique pendant ces deux dernières semaines j’aie souvent rencontré Katia, jusqu’à hier soir, nous n’avons pas parlé d’avenir, c’est-à-dire de mariage, ni… eh bien, oui, ni d’amour. De plus, on a décidé au début de demander le consentement de la princesse K… dont on attend une protection toute-puissante et une pluie d’or. Ce qu’elle dira, c’est ce que dira le monde; avec les relations qu’elle a… Et on veut absolument me sortir dans le monde et me faire faire mon chemin. Mais c’est la comtesse, la belle-mère de Katia, qui insiste le plus sur ces dispositions. En effet, la princesse, peut-être à cause de toutes ses fredaines à l’étranger, ne la reçoit pas encore, et si la princesse ne la reçoit pas, les autres ne la recevront peut-être pas non plus; or mes fiançailles avec Katia sont une occasion favorable. Aussi la comtesse, qui était tout d’abord contre ce mariage, s’est beaucoup réjouie aujourd’hui de mon succès chez la princesse, mais ceci, c’est un à-côté, voici le plus important: j’ai fait la connaissance de Katerina Fiodorovna dès l’an passé, mais j’étais encore un gamin et je ne pouvais rien comprendre, aussi je n’avais rien vu en elle à ce moment-là…


– Simplement, tu m’aimais alors davantage, l’interrompit Natacha, c’est pourquoi tu n’avais rien vu en elle, tandis que maintenant…


– Pas un mot, Natacha, s’écria Aliocha avec feu, tu te trompes complètement et tu me fais injure!… Je ne te répondrai même pas; écoute-moi encore et tu comprendras tout… Oh! si tu connaissais Katia! Si tu savais quelle âme tendre et limpide c’est! Mais tu le sauras; écoute-moi, seulement jusqu’au bout! Il y a quinze jours, lorsque, après leur arrivée, mon père me conduisit chez Katia, je me mis à l’observer attentivement. Je remarquai qu’elle aussi m’observait. Ceci piqua ma curiosité; je ne parle même pas de mon intention de la connaître plus intimement, intention qui m’était venue depuis cette lettre de mon père qui m’avait tellement frappé. Je me tairai, je ne chanterai pas ses louanges, je dirai seulement ceci: elle est une éclatante exception dans tout ce cercle. C’est une nature si originale, une âme si droite et si forte, forte précisément par sa pureté et sa droiture, que devant elle je ne suis plus qu’un petit garçon, un frère plus jeune, bien qu’elle n’ait que dix-sept ans. J’ai encore remarqué une chose; elle est profondément triste, comme si elle portait un secret; elle n’est pas bavarde; chez elle, elle se tait presque tout le temps, on dirait qu’elle a peur…, qu’elle réfléchit à quelque chose. Elle semble craindre mon père. Elle n’aime pas sa belle-mère, je l’avais deviné; c’est la comtesse qui fait croire, dans quelque dessein, que sa belle-fille l’adore; tout ceci est faux. Katia lui obéit surtout aveuglément comme si elles en étaient convenues toutes les deux. Il y a quatre jours, après toutes mes observations, je résolus de mettre mon projet à exécution et c’est que j’ai fait ce soir. C’est-à-dire: raconter tout à Katia, lui avouer tout, la faire pencher de notre côté et ensuite terminer l’affaire d’un seul coup…


– Comment! raconter quoi? Avouer quoi? demanda Natacha d’un ton inquiet.


– Tout, absolument tout, répondit Aliocha, je remercie Dieu qui m’a inspiré cette pensée, mais écoutez, écoutez! Il y a quatre jours, je décidai de m’éloigner de vous et de tout terminer moi-même. Si j’étais resté avec vous, j’aurais tout le temps hésité, je vous aurais écoutée et je n’aurais pris aucune détermination. Tandis que seul, m’étant mis justement dans une position où il me fallait à chaque instant me convaincre que JE DEVAIS en finir, j’ai réuni mon courage et j’ai été jusqu’au bout! Je m’étais promis de revenir à vous avec une décision, et je reviens avec une décision!


– Comment donc? Que s’est-il passé? Raconte-nous vite!


– C’est très simple! Je suis allé la trouver directement, honnêtement et hardiment. Mais, tout d’abord, il faut que je vous raconte un événement qui a précédé celui-là et qui m’a terriblement impressionné. Avant que nous sortions, mon père a reçu une lettre. Je suis entré à ce moment dans son cabinet et me suis arrêté sur le pas de la porte. Il ne me voyait pas. Il était tellement frappé par cette lettre qu’il parlait tout seul, poussait des exclamations, allait et venait par la chambre, hors de lui; pour finir, il s’est mis à rire brusquement; il tenait la lettre à la main. J’avais peur d’entrer, j’ai attendu encore, puis je me suis risqué. Mon père était très content; il m’a adressé la parole d’un air assez étrange; puis, soudain, il s’est interrompu et m’a ordonné de me préparer aussitôt à sortir, bien qu’il fût encore très tôt. Aujourd’hui, il n’y avait personne chez eux, nous étions seuls, et tu as eu tort de croire qu’il y avait là-bas une soirée, Natacha. On t’a mal renseignée.


– Ah! ne sors pas du sujet, Aliocha, je t’en prie; dis-moi comment tu as tout raconté à Katia.


– Heureusement, nous sommes restés seuls elle et moi deux bonnes heures. Je lui ai annoncé simplement que, malgré le désir qu’on avait de nous fiancer, notre mariage était impossible; que toute ma sympathie allait vers elle et qu’elle seule pouvait me sauver. C’est alors que je lui ai tout révélé. Figure-toi qu’elle ne savait rien de notre histoire à tous les deux, Natacha! Si tu avais vu comme elle était touchée; au début même elle a été effrayée. Elle est devenue toute pâle. Je lui ai raconté toute notre histoire: que tu avais abandonné ta maison pour moi, que nous vivions seuls, que nous souffrions le martyre, avions peur de tout; que maintenant nous accourions à elle (j’ai parlé aussi en ton nom, Natacha) afin qu’elle se rangeât elle-même de notre côté et dît tout net à sa belle-mère qu’elle ne voulait pas m’épouser; que c’était là notre unique planche de salut, et que nous n’avions plus rien à attendre d’aucun côté. Elle m’a écouté avec tellement de curiosité, tellement de sympathie! Quels yeux elle avait à ce moment-là! On eût dit que toute son âme avait passé dans son regard! Elle a des yeux bleus tout à fait couleur du ciel. Elle m’a remercié de ne pas avoir douté d’elle et m’a promis de nous aider de toutes ses forces. Ensuite, elle m’a posé des questions, sur toi, elle m’a dit qu’elle désirait beaucoup faire ta connaissance et m’a demandé de te dire qu’elle t’aimait déjà comme une sœur et que tu devais l’aimer toi aussi comme une sœur; quand elle a appris qu’il y avait déjà cinq jours que je ne t’avais vue, elle m’a aussitôt expédié auprès de toi.»


Natacha était émue.


«Et tu as pu nous raconter d’abord tes exploits chez une princesse sourde! Ah! Aliocha, Aliocha! s’écria-t-elle, en lui lançant un regard chargé de reproches. Et Katia? Était-elle gaie, joyeuse, en te congédiant?


– Oui, elle était contente d’avoir eu l’occasion de faire un geste noble, et elle pleurait. Car elle m’aime aussi, tu sais, Natacha! Elle m’a avoué qu’elle avait commencé à m’aimer, qu’elle voyait peu de gens et qu’il y avait longtemps que je lui plaisais. Elle m’avait distingué, surtout, parce qu’autour d’elle il n’y a que ruse et mensonge et que je lui avais paru sincère et honnête. Elle s’est levée et elle m’a dit: «Allons, Dieu vous protège, Alexeï Petrovitch, et moi qui croyais…» Elle n’a pas achevé, elle a fondu en larmes et elle est sortie. Nous avons décidé que, dès demain, elle dirait à sa belle-mère qu’elle ne voulait pas m’épouser et que, dès demain, je devrais aussi tout dire à mon père fermement et hardiment. Elle m’a reproché de ne pas lui avoir parlé plus tôt: «Un honnête homme ne doit rien craindre!» Elle est tellement noble! Elle n’aime pas non plus mon père; elle dit qu’il est fourbe et qu’il court après l’argent. Je l’ai défendu: elle ne m’a pas cru. Si je ne réussis pas demain auprès de mon père (elle est certaine que je ne réussirai pas), alors elle est aussi d’avis que je me réfugie sous la protection de la princesse K… Car aucun d’entre eux n’oserait aller contre elle. Nous nous sommes mutuellement promis d’être comme frère et sœur. Oh! si tu savais aussi son histoire, combien elle est malheureuse, quel dégoût elle éprouve pour sa vie chez sa belle-mère, pour toute cette mise en scène!… Elle ne me l’a pas dit franchement, comme si elle me craignait moi aussi, mais je l’ai deviné à certaines de ses paroles, Natacha, mon amie! Comme elle t’admirerait, si elle te voyait! Et quel bon cœur elle a! Avec elle, c’est tellement facile! Vous êtes faites toutes deux pour être sœurs et vous devez vous aimer. Je l’ai toujours pensé. Et c’est vrai: je vous réunirais, et je resterais à côté de vous, à vous contempler. Ne va pas te faire des idées, Natacha, et laisse-moi te parler d’elle. J’ai précisément besoin de te parler d’elle, et de lui parler de toi. Mais tu sais bien que je t’aime plus que tous, plus qu’elle… Tu es mon tout!»


Natacha le regardait en silence, avec une affection mêlée de tristesse. On eût dit que les mots d’Aliocha la caressaient et la torturaient en même temps.


«Il y a longtemps, quinze jours déjà, que je me suis fait une opinion sur Katia, poursuivait-il. Je suis allé chez eux chaque soir. Quand je revenais à la maison, je ne faisais que penser à vous deux, et vous comparer à l’autre.


– Laquelle d’entre nous l’emportait? lui demanda Natacha en souriant.


– Tantôt toi, tantôt elle. Mais c’est toujours toi qui avais l’avantage. Lorsque je parle avec elle, je sens toujours que je deviens moi-même meilleur, plus intelligent, plus noble en quelque sorte. Mais demain, demain tout se décidera!


– Et tu n’as plus pitié d’elle? Elle t’aime, tu le sais; tu dis que tu t’en es aperçu toi-même.


– Si, j’en ai pitié! Mais nous nous aimerons tous trois, et alors…


– Et alors adieu!» dit doucement Natacha, comme en aparté. Aliocha la regarda d’un air perplexe.


Mais notre entretien fut brusquement interrompu de la façon la plus imprévue. Dans la cuisine qui était en même temps l’antichambre, on entendit un léger bruit, comme si quelqu’un était entré. Une minute après, Mavra ouvrit la porte et fit à la dérobée un petit signe pour appeler Aliocha. Nous nous tournâmes tous vers elle.


«On te demande, si tu veux bien venir, dit-elle d’un ton quasi mystérieux.


– On peut me demander à cette heure? dit Aliocha, en nous jetant un regard étonné. J’y vais!»


Dans la cuisine se tenait le valet du prince son père. On apprit que le prince, en rentrant chez lui, avait arrêté sa voiture devant l’appartement de Natacha et avait envoyé demander si Aliocha était chez elle. Après avoir fait la commission, le valet se retira sur-le-champ.


«C’est bizarre! Ce n’était encore jamais arrivé, dit Aliocha troublé en nous enveloppant du regard; qu’est-ce que cela veut dire?»


Natacha le regarda d’un air anxieux. Soudain, Mavra rouvrit la porte.


«Le prince vient lui-même», dit-elle précipitamment à voix basse et aussitôt elle disparut.


Natacha devint pâle et se leva. Ses yeux se mirent soudainement à briller. Elle s’appuyait légèrement à la table et, toute troublée, regardait la porte par où devait entrer le visiteur importun.


«Natacha, ne crains rien, je suis là! Je ne lui permettrai pas de t’offenser», lui murmura Aliocha ému, mais maître de lui.


La porte s’ouvrit et sur le seuil apparut le prince Valkovski en personne.

II

Il nous embrassa d’un regard rapide et attentif. On ne pouvait encore déceler d’après ce regard s’il se présentait en ami ou en ennemi. Mais je veux décrire son aspect par le menu. Ce soir-là, il me frappa particulièrement.


Je l’avais déjà vu auparavant. C’était un homme d’environ quarante-cinq ans, pas plus, avec un visage régulier et extrêmement beau, dont l’expression changeait selon les circonstances; mais elle changeait brusquement, totalement, avec une rapidité extraordinaire, passant de l’aménité même au mécontentement le plus renfrogné, comme par le déclenchement subit de quelque ressort. L’ovale pur de son visage légèrement basané, ses dents magnifiques, ses lèvres petites et assez fines, joliment dessinées, son nez droit un peu allongé, son haut front, où l’on ne voyait pas encore la plus petite ride, ses yeux gris assez grands, tout cela en faisait presque un bel homme, et cependant son visage ne produisait pas une impression agréable. Ce visage repoussait surtout parce que son expression semblait ne pas lui appartenir en propre, mais était toujours affectée, étudiée, empruntée, et la sourde conviction naissait en vous que jamais vous n’y liriez une expression authentique. En le considérant avec plus d’insistance, vous commenciez à soupçonner sous ce masque perpétuel quelque chose de mauvais, de cauteleux, et d’au plus haut degré égoïste. Ses beaux yeux gris grands ouverts retenaient particulièrement votre attention. Ils semblaient être les seuls à ne pouvoir se soumettre entièrement à sa volonté. Même s’il désirait vous regarder d’un air doux et affectueux, les rayons de son regard se dédoublaient en quelque sorte et, parmi les rayons doux et affectueux, d’autres brillaient, hargneux, inquisiteurs, durs, méfiants… Il était assez grand, bien bâti, un peu maigre, et paraissait considérablement plus jeune que son âge. Ses cheveux souples blond cendré avaient à peine commencé à grisonner. Ses oreilles, ses mains, les extrémités de ses pieds, étaient étonnamment belles, d’une beauté aristocratique. Il était vêtu avec une élégance et une fraîcheur raffinées, et il avait encore quelques allures de jeune homme, qui d’ailleurs lui seyaient. Il semblait le frère aîné d’Aliocha. Du moins, on ne l’eût jamais pris pour le père d’un aussi grand garçon.


Il marcha droit sur Natacha et lui dit, en posant sur elle un regard assuré:


«Mon arrivée chez vous à cette heure sans me faire annoncer est étrange et en dehors de toutes règles admises, mais j’espère que vous croirez que du moins je suis conscient de toute l’excentricité de ma démarche. Je sais également à qui j’ai affaire; je sais que vous êtes compréhensive et généreuse. Accordez-moi seulement dix minutes, et j’espère que vous-même me comprendrez et m’approuverez.»


Il dit tout cela poliment, mais avec force et fermeté.


«Asseyez-vous», dit Natacha, qui n’était pas remise encore de sa première émotion et d’une sorte de frayeur.


Il s’inclina légèrement et s’assit.


«Avant tout, permettez-moi de lui dire deux mots, commença-t-il, en désignant son fils. Aliocha, dès que tu es parti, sans m’attendre et même sans nous dire adieu, on est venu prévenir la comtesse que Katerina Fiodorovna se trouvait mal. La comtesse allait se précipiter chez elle lorsque Katerina Fiodorovna est entrée brusquement, toute défaite et en proie à un grand trouble. Elle nous a dit sans détour qu’elle ne pouvait être ta femme. Elle a ajouté qu’elle allait entrer au couvent, que tu lui avais demandé son assistance et que tu lui avais confié que tu aimais Nathalia Nikolaievna. Cet incroyable aveu de Katerina Fiodorovna en un pareil instant avait été provoqué, bien entendu, par l’extrême étrangeté de l’explication que tu avais eue avec elle. Elle était presque hors d’elle. Tu comprends que cela m’a impressionné et effrayé. En passant à l’instant dans la rue, j’ai aperçu de la lumière à vos fenêtres, poursuivit-il en se tournant vers Natacha. Et une pensée qui me poursuit depuis longtemps s’est à ce point emparée de moi que je n’ai pu résister à son premier attrait et que je suis entré chez vous. Pourquoi? Je vais vous le dire tout de suite, mais je vous prierai tout d’abord de ne pas vous étonner de la brutalité de mon explication. Tout ceci est venu si subitement…


– J’espère que je comprendrai et que je saurai apprécier comme il faut ce que vous direz» dit Natacha en hésitant.


Le prince la regarda avec insistance, comme s’il se hâtait de la DÉCHIFFRER entièrement en l’espace d’une minute.


«Je compte aussi sur votre pénétration, reprit-il; et si je me suis permis de venir vous voir ce soir, c’est précisément parce que je sais à qui j’ai affaire. Je vous connais depuis longtemps, bien que jadis j’aie été si injuste et si coupable envers vous. Écoutez: vous savez qu’il y a de vieilles dissensions entre votre père et moi. Je ne me justifie pas: peut-être que je suis plus coupable envers lui que je ne le pensais jusqu’à présent. Mais, s’il en est ainsi, c’est que moi-même j’ai été trompé. Je suis méfiant, je le reconnais. Je suis enclin à soupçonner le mal avant le bien, c’est un trait malheureux, propre aux cœurs secs. Mais je n’ai pas l’habitude de dissimuler mes défauts. J’ai ajouté foi à toutes ces calomnies et, lorsque vous avez quitté vos parents, j’ai pris peur pour Aliocha. Mais je ne vous connaissais pas encore. Les renseignements que j’ai fait prendre m’ont peu à peu rassuré entièrement. J’ai observé, étudié, et pour finir, j’ai acquis la conviction que mes soupçons étaient sans fondement. J’ai appris que vous aviez rompu avec votre famille, je sais aussi que votre père est de toutes ses forces opposé à votre mariage avec mon fils. Et d’ailleurs le seul fait qu’avec une telle influence, un tel pouvoir, puis-je dire, sur Aliocha, vous n’ayez pas jusqu’ici utilisé ce pouvoir et que vous ne l’ayez pas contraint de vous épouser, ce seul fait vous place sous un jour favorable. Malgré cela, je vous l’avoue, j’ai décidé alors de faire obstacle autant qu’il est en mon pouvoir à toute éventualité de mariage entre vous et mon fils. Je sais que je m’exprime trop franchement mais en ce moment il faut avant tout que je sois franc; vous en conviendrez vous-même lorsque vous m’aurez écouté jusqu’au bout. Peu de temps après que vous ayez quitté votre maison, je suis parti de Pétersbourg; mais je n’avais déjà plus de craintes au sujet d’Aliocha. J’espérais en votre noble fierté. J’avais compris que vous-même ne désiriez pas vous marier avant que nos désagréments familiaux n’aient pris fin; que vous ne vouliez pas mettre la discorde entre Aliocha et moi, car je ne lui aurais jamais pardonné son mariage avec vous; que vous ne souhaitiez pas non plus qu’on dise de vous que vous cherchiez un fiancé de lignée princière et une alliance avec notre maison. Au contraire, vous avez même témoigné du dédain à notre égard, et vous attendiez peut-être le moment où je viendrais moi-même vous prier de nous faire l’honneur d’accorder votre main à mon fils. Cependant, je suis obstinément resté votre ennemi. Je ne veux pas me disculper, mais je ne vous cacherai pas mes raisons. Les voici: vous n’avez ni nom ni fortune. J’ai du bien, il est vrai, mais il nous en faut davantage. Notre famille est déchue. Nous avons besoin de relations et d’argent. La belle-fille de la comtesse Zénaïda Fiodorovna, quoique sans relations, est très riche. Si nous tardions le moins du monde, des amateurs se présentaient et nous soufflaient la fiancée: il ne fallait pas laisser échapper pareille occasion, aussi, bien qu’Aliocha fût encore trop jeune, je décidai de le marier. Vous voyez que je ne vous cache rien. Vous pouvez regarder avec mépris un père qui reconnaît lui-même que, conduit par l’intérêt et par les préjugés, il a incité son fils à commettre une mauvaise action; car abandonner une jeune fille au grand cœur qui lui a tout sacrifié et envers laquelle il est tellement coupable, c’est une mauvaise action. Mais je ne me justifie pas. La seconde raison de ce mariage projeté entre mon fils et la belle-fille de la comtesse Zénaïda Fiodorovna est que cette jeune fille est au plus haut point digne d’amour et de respect. Elle est belle, bien élevée, elle a un caractère remarquable et elle est fort intelligente, bien qu’à beaucoup d’égards elle soit encore une enfant. Aliocha n’a pas de caractère, il est étourdi, extraordinairement peu raisonnable, à vingt-deux ans c’est encore tout à fait un enfant; il ne possède que de la dignité et un bon cœur, qualités dangereuses d’ailleurs étant donné ses autres défauts. Il y a longtemps que j’ai remarqué que mon influence sur lui commence à diminuer: l’ardeur et les entraînements de la jeunesse prennent le dessus et l’emportent même sur certaines obligations. Peut-être que je l’aime trop, mais je suis convaincu que je ne suffis plus à le tenir en main. Et cependant, il lui faut absolument être sous quelque influence bienfaisante et permanente. Il a une nature soumise, faible, aimante, il préfère aimer et obéir que de commander. Il restera toute sa vie ainsi. Vous pouvez vous représenter combien je me suis réjoui lorsque je rencontrai Katerina Fiodorovna, l’idéal de la jeune fille que j’aurais souhaitée pour femme à mon fils. Mais c’était trop tard; sur lui déjà régnait sans conteste une autre influence: la vôtre. Je l’ai observé avec vigilance lorsque je suis revenu il y a un mois à Pétersbourg et j’ai remarqué avec étonnement en lui un changement sensible vers un mieux. Sa frivolité, son caractère enfantin restaient presque les mêmes, mais certaines aspirations nobles s’étaient affermies en lui; il commençait à s’intéresser non plus uniquement à des jouets, mais à ce qui est élevé, noble, honnête. Il a des idées bizarres, instables, parfois absurdes; mais ses désirs, ses emportements, son cœur sont meilleurs, et c’est là le fondement de tout; et toutes ces améliorations viennent indiscutablement de vous. Vous l’avez rééduqué. Je vous avoue qu’à ce moment-là l’idée m’est venue que vous pourriez plus que n’importe qui faire son bonheur. Mais j’ai chassé cette pensée, je l’ai rejetée. J’avais besoin de vous l’enlever coûte que coûte; j’ai commencé à agir et j’ai cru que j’avais atteint mon but. Il y a une heure encore, je pensais que la victoire était de mon côté. Mais l’incident survenu dans la maison de la comtesse a d’un coup renversé toutes mes suppositions. Un fait inattendu m’a surtout frappé: ce sérieux insolite chez Aliocha, la fermeté de son attachement pour vous, la persistance, la vivacité de ce lien. Je vous le répète, vous l’avez rééduqué définitivement. J’ai vu tout d’un coup que le changement qui s’était opéré en lui allait encore plus loin que je ne le pensais. Aujourd’hui il a donné devant moi des signes d’une intelligence que j’étais loin de soupçonner en lui et il a fait preuve en même temps d’une finesse, d’une pénétration rares. Il a choisi le chemin le plus sûr pour sortir d’une situation qu’il jugeait embarrassante. Il a effleuré et éveillé la faculté la plus noble du cœur humain: celle de pardonner et de rendre le bien pour le mal. Il s’est livré au bon plaisir de l’être qu’il avait offensé et a accouru vers lui en lui demandant sympathie et assistance. Il a touché la fierté d’une femme qui l’aimait déjà, en lui avouant qu’elle avait une rivale, et en même temps il lui a inspiré de la sympathie pour cette rivale et a obtenu pour lui-même le pardon et la promesse d’une amitié fraternelle et désintéressée. Affronter une pareille explication sans blesser, sans offenser, les hommes les plus sages et les plus adroits en sont parfois incapables, ceux qui le peuvent précisément sont les cœurs frais et purs, et bien dirigés, comme le sien. Je suis convaincu que vous n’avez pris part à sa démarche d’aujourd’hui ni par vos paroles ni par vos conseils. Peut-être ne l’avez-vous apprise qu’à l’instant même. Je ne me trompe pas, n’est-ce pas?


– Vous ne vous trompez pas, répéta Natacha dont le visage était en feu et dont les yeux brillaient d’un éclat étrange, comme inspiré. La dialectique du prince commençait à produire son effet. Je n’ai pas vu Aliocha pendant cinq jours, ajouta-t-elle. C’est lui qui a imaginé cela et qui l’a mis à exécution.


– Il en est assurément ainsi, appuya le prince; mais malgré cela, cette pénétration inattendue, cet esprit de décision, cette conscience de son devoir et pour finir toute cette noble fermeté, tout cela n’est qu’un effet de votre influence sur lui. Je me suis fait une opinion définitive là-dessus, j’y ai réfléchi en rentrant chez moi, et, après réflexion, je me suis senti la force de prendre une résolution. Nos projets de mariage sont compromis et ne peuvent être repris: et même si c’était possible, ils n’auraient plus de raison d’être. En effet, je suis persuadé que vous seule pouvez faire son bonheur, que vous êtes son véritable guide, que vous avez déjà posé les bases de son futur bonheur! Je ne vous ai rien caché, je ne vous cache rien maintenant non plus; j’aime beaucoup l’avancement, l’argent, la célébrité, le rang même; je reconnais qu’il y a là une grande part de préjugés, mais j’aime ces préjugés et je ne veux décidément pas les fouler aux pieds. Mais il y a des circonstances où il faut admettre aussi d’autres considérations, où on ne peut tout mesurer à la même aune… De plus, j’aime passionnément mon fils. En un mot, je suis arrivé à la conclusion qu’Aliocha ne doit pas vous quitter, car sans vous il serait perdu. Et l’avouerai-je? Il y a peut-être un mois que j’ai arrêté cela, et c’est seulement maintenant que j’ai reconnu que j’avais pris une juste décision. Bien sûr, pour vous faire part de tout cela, j’aurais pu tout aussi bien vous rendre visite demain et ne pas vous déranger à minuit ou presque. Ma hâte actuelle vous montrera peut-être quel intérêt ardent et surtout sincère je porte à cette affaire. Je ne suis plus un gamin; je ne pourrais, à mon âge, me décider à un geste qui n’ait été mûrement réfléchi. Lorsque je suis entré ici, tout était déjà décidé et pesé. Je sais qu’il me faudra attendre encore longtemps avant de vous convaincre entièrement de ma sincérité… Mais au fait! Vous expliquerai-je maintenant pourquoi je suis venu ici? Je suis venu pour m’acquitter de ma dette envers vous, et solennellement, avec tout le respect infini que j’ai pour vous, je vous demande de faire le bonheur de mon fils en lui accordant votre main. Oh! ne croyez pas que je me présente comme un père terrible qui a décidé, pour finir, de pardonner à ses enfants et de consentir gracieusement à leur bonheur. Non! non! Vous m’humilieriez en me prêtant de telles pensées. Ne croyez pas non plus que je sois à l’avance certain de votre consentement en me reposant sur ce que vous avez sacrifié pour mon fils; non, encore une fois. Je suis, le premier à dire tout haut qu’il ne vous vaut pas et… (il est sincère et bon) il le reconnaîtra lui-même. Ce n’est pas tout. Il n’y a pas que cela qui m’ait attiré ici, à pareille heure…, je suis venu ici… (et il se leva avec une déférence quelque peu solennelle), je suis venu ici pour devenir votre ami! Je sais que je n’y ai pas le moindre droit, au contraire! Permettez- moi d’essayer de mériter ce droit! Permettez-moi d’espérer!…»


Il s’inclina respectueusement devant Natacha, et attendit sa réponse. Pendant tout le temps qu’il parlait, je l’avais observé attentivement. Il l’avait remarqué.


Il avait prononcé son discours froidement, avec quelques prétentions à la dialectique, et, à certains passages; même avec une sorte de négligence. Le ton de sa harangue ne correspondait pas toujours à l’élan qui l’avait jeté chez nous à une heure aussi indue pour une première visite et particulièrement dans ces circonstances. Certaines de ses expressions étaient visiblement préparées, et à d’autres endroits de ce discours long et étrange par sa longueur, il avait comme artificiellement pris les airs d’un original, s’efforçant de cacher sous les couleurs de l’humour, de l’insouciance et de la plaisanterie un sentiment qui cherche à s’exprimer. Mais je n’analysai tout cela que plus tard; pour le moment, c’était une autre affaire. Il avait prononcé les derniers mots avec tant d’effusion, tant de sentiment, avec une expression si sincère de respect pour Natacha, qu’il fit notre conquête à tous. Quelque chose même qui ressemblait à une larme brilla un instant à ses cils. Le noble cœur de Natacha était captivé. Elle se leva à son tour, et, sans dire mot, profondément émue, lui tendit la main. Il la saisit et la baisa tendrement; avec affection. Aliocha était hors de lui d’enthousiasme.


«Qu’est-ce que je t’avais dit, Natacha! s’écria-t-il. Tu ne me croyais pas! Tu ne croyais pas que c’était l’homme le plus noble de la terre! Tu vois, tu vois!…»


Il se jeta vers son père qu’il embrassa avec fougue. Celui-ci le lui rendit mais se hâta de mettre fin à cette scène attendrissante, comme s’il avait honte de manifester ses sentiments.


«C’est assez, dit-il en prenant son chapeau; je m’en vais. Je vous ai demandé dix minutes, et je suis resté une heure, ajouta-t-il avec un petit rire. Mais je m’en vais avec l’impatience la plus brûlante de vous revoir le plus tôt possible. Me permettez-vous de venir vous voir aussi souvent que j’en aurai le loisir?


– Oui! oui! répondit Natacha: aussi souvent que possible! Je désire au plus vite…, vous aimer…, ajouta-t-elle toute confuse.


– Comme vous êtes sincère, comme vous êtes honnête! dit le prince, en souriant à ses paroles. Vous ne cherchez même pas à dissimuler pour dire une simple politesse. Mais votre sincérité est plus précieuse que toutes ces politesses simulées. Oui! Je sens qu’il me faudra longtemps, longtemps, pour mériter votre amitié!


– Taisez-vous, ne me faites pas de compliments, c’est assez!» lui murmura Natacha dans son trouble.


Qu’elle était belle, en cet instant!


«Soit! trancha le prince; mais deux mots encore. Pouvez-vous vous figurer combien je suis malheureux! Car je ne pourrai venir vous voir ni demain ni après-demain. Ce soir, j’ai reçu une lettre, très importante, me demandant de prendre part sans délai à une affaire. Je ne peux en aucune façon m’y soustraire. Demain matin, je quitte Pétersbourg. Je vous en prie, ne pensez pas que je sois venu vous voir si tard précisément parce que je n’en aurais eu le temps ni demain ni après-demain. Vous ne le pensez sûrement pas, mais voici un petit échantillon de mon esprit soupçonneux! Pourquoi m’a-t-il semblé que vous deviez infailliblement penser cela? Oui, cette méfiance m’a beaucoup entravé au cours de ma vie, toute ma mésintelligence avec votre famille est peut-être seulement une conséquence de mon fâcheux caractère!… C’est aujourd’hui mardi. Mercredi, jeudi et vendredi je serai absent. J’espère revenir sans faute samedi et je viendrai vous voir le jour même. Dites-moi, puis-je venir passer toute la soirée?


– Bien sûr, bien sûr s’écria Natacha, je vous attendrai samedi soir avec impatience!


– Ah! comme j’en suis heureux! Je vous connaîtrai de mieux en mieux! Allons…, je m’en vais! Mais je ne peux m’en aller sans vous serrer la main, poursuivit-il en se tournant brusquement vers moi. Excusez-moi! Nous parlons tous en ce moment de façon si décousue… J’ai déjà eu plusieurs fois le plaisir de vous rencontrer, et nous avons même été présentés l’un à l’autre. Je ne puis m’éloigner sans vous dire combien il m’a été agréable de renouveler connaissance.


– Nous nous sommes rencontrés, c’est vrai, répondis-je en prenant la main qu’il me tendait, mais, je m’excuse, je ne me souviens pas que nous ayons été présentés.


– Chez le prince R…, l’année dernière.


– Pardonnez-moi, je l’avais oublié. Et je vous assure que cette fois je ne l’oublierai plus. Cette soirée restera pour moi particulièrement mémorable.


– Oui, vous avez raison, pour moi aussi. Je sais depuis longtemps que vous êtes un véritable ami, un ami sincère de Nathalia Nikolaievna et de mon fils. J’espère être le quatrième entre vous trois. N’est-ce pas? ajouta-t-il en se tournant vers Natacha.


– Oui, c’est un véritable ami et il faut que nous soyons tous réunis! répondit Natacha, inspirée par un sentiment profond. La pauvrette! Elle avait rayonné de joie, lorsqu’elle avait vu que le prince n’oubliait pas de s’approcher de moi. Comme elle m’aimait!


– J’ai rencontré beaucoup d’admirateurs de votre talent, poursuivit le prince: je connais deux de vos lectrices les plus ferventes. Cela leur serait si agréable de vous connaître personnellement. Ce sont la comtesse, ma meilleure amie, et sa belle-fille, Katerina Fiodorovna Philimonova. Permettez-moi d’espérer que vous ne me refuserez pas le plaisir de vous présenter à ces dames.


– Ce sera un grand honneur, quoique en ce moment j’aie peu de relations…


– Mais vous me donnerez votre adresse? Où habitez-vous? J’aurai le plaisir…


– Je ne reçois pas chez moi, prince, du moins pour l’instant.


– Cependant, quoique je ne mérite pas une exception…, je…


– Faites-moi ce plaisir, puisque vous insistez, cela me sera très agréable. J’habite rue N…, maison Klugen.


– Maison Klugen!» s’exclama-t-il. Il paraissait frappé. «Comment! Vous… y habitez depuis longtemps?


– Non, il n’y a pas longtemps, répondis-je en le regardant involontairement. Je loge au numéro quarante-quatre.


– Quarante-quatre? Vous vivez…, seul?


– Absolument seul.


– Ah! oui! C’est parce que…, il me semble que je connais cette maison. C’est d’autant mieux… J’irai vous voir sans faute, sans faute. J’ai beaucoup de choses à vous dire, et j’attends beaucoup de vous. Vous pouvez m’obliger à bien des égards. Vous voyez, je commence aussitôt par une requête. Mais au revoir! Votre main, encore une fois!»


Il me serra la main ainsi qu’à Aliocha, baisa à nouveau la petite main de Natacha et sortit sans prier Aliocha de le suivre.


Nous restâmes tous trois fort troublés. Tout ceci s’était fait si inopinément, si brusquement. Nous sentions tous qu’en un clin d’œil tout avait changé et que quelque chose de nouveau, d’inconnu, commençait. Aliocha s’assit sans dire mot à côté de Natacha et lui baisa doucement la main. De temps en temps, il lui jetait un regard qui semblait attendre ce qu’elle allait dire.


«Aliocha, mon cher, va dès demain chez Katerina Fiodorovna, dit-elle enfin.


– J’y pensais aussi, répondit-il; j’irai sûrement.


– Mais peut-être aussi qu’il lui sera pénible de te voir… Comment faire?


– Je ne sais pas, mon amie. J’y ai pensé. Je verrai…, je prendrai une décision. Eh bien, Natacha, maintenant tout a changé pour nous», ne put s’empêcher de dire Aliocha.


Elle sourit et lui jeta un long regard tendre.


«Et comme il est délicat! Il a vu ton pauvre logement et il n’a pas dit un mot…


– À quel sujet?


– Eh bien…, au sujet d’un déménagement… ou d’autre chose, ajouta-t-il en rougissant.


– Veux-tu te taire, Aliocha, qu’est-ce que cela vient faire?


– Je veux dire qu’il est très délicat. Et comme il t’a fait des compliments! Je te l’avais bien dit! Oui, il peut tout comprendre, tout sentir! Mais il a parlé de moi comme d’un enfant: tous me considèrent comme un enfant! Et pourquoi pas? j’en suis un, en effet.


– Tu es un enfant, mais tu as plus de pénétration que nous tous. Tu es bon, Aliocha!


– Il a dit que mon bon cœur me faisait du tort. Comment cela? je ne comprends pas. Sais-tu, Natacha? Est-ce que je ne ferais pas bien d’aller le trouver tout de suite? Je serai demain chez toi dès l’aube.


– Va, va, mon ami. C’est une bonne idée. Et présente-toi chez lui sans faute, n’est-ce pas? Demain, tu viendras dès que tu pourras. Cette fois-ci tu ne te sauveras plus pendant cinq jours? ajouta-t-elle d’un ton malicieux, avec un regard caressant. Nous étions tous dans une joie sereine et complète.


– Viens-tu avec moi, Vania? cria Aliocha en quittant la pièce.


– Non, il va rester; nous avons encore à parler, Vania. Prends bien garde, demain, dès l’aube!


– C’est cela. Adieu, Mavra!»


Mavra était fort agitée. Elle avait écouté à la porte tout ce qu’avait dit le prince, mais elle était loin d’avoir tout compris. Elle aurait voulu percer le mystère, poser des questions. Mais pour l’instant, elle avait un air très sérieux, fier même. Elle sentait aussi qu’un grand changement venait de se produire.


Nous demeurâmes seuls. Natacha me prit la main, et resta quelque temps silencieuse, comme cherchant ce qu’elle allait dire.


«Je suis fatiguée! dit-elle enfin d’une voix faible. Écoute: tu iras demain chez nous, n’est-ce pas?


– Certainement.


– Parle à maman, mais ne lui dis rien À LUI.


– Tu sais bien que je ne lui parle jamais de toi.


– C’est vrai: il le saura sans cela. Mais tu noteras ce qu’il dira? Comment il accueillera cela. Grand Dieu, Vania! Est-il possible qu’il me maudisse pour ce mariage? Non, ce n’est pas possible!


– Au prince d’arranger tout cela, répliquai-je précipitamment. Il faut absolument qu’il se réconcilie avec ton père; ensuite, tout s’aplanira.


– Oh! mon Dieu! Si c’était possible!… s’écria-t-elle d’une voix suppliante.


– Ne t’inquiète pas, Natacha, tout s’arrangera. Cela en prend le chemin.»


Elle me regarda avec insistance.


«Vania! Que penses-tu du prince?


– S’il a parlé sincèrement, c’est, selon moi, un homme parfaitement noble.


– S’il a parlé sincèrement? Qu’est-ce que cela veut dire? Mais il ne pouvait pas ne pas être sincère!


– C’est ce que je crois aussi, répondis-je. C’est donc qu’elle a quelque idée en tête, songeai-je à part moi. C’est bizarre!


– Tu le regardais tout le temps…, si fixement…


– Oui, il m’a semblé un peu étrange.


– À moi aussi. Il parle d’une telle façon… Je suis fatiguée, mon ami. Sais-tu? Rentre chez toi, à ton tour! Et viens me voir demain dès que tu pourras, quand tu auras passé chez eux. Écoute encore: ce n’était pas offensant, quand je lui ai dit que je voulais l’aimer le plus vite possible?


– Non…, pourquoi offensant?


– Et…, ce n’était pas bête? Car cela voulait dire que je ne l’aimais pas encore.


– Au contraire, c’était parfait, naïf, spontané. Tu étais si belle à ce moment-là! C’est lui qui serait stupide s’il ne comprenait pas cela avec son usage du grand monde!


– Tu as l’air fâché contre lui, Vania? Mais comme je suis mauvaise, méfiante et vaniteuse, tout de même! Ne ris pas: tu sais que je ne te cache rien. Ah! Vania, mon cher ami! Si je suis de nouveau malheureuse, si le malheur revient, tu seras sûrement ici, à mes côtés, je le sais; tu seras peut-être le seul! Comment te rendrai-je tout cela! Ne me maudis jamais, Vania!


De retour chez moi, je me déshabillai aussitôt et me couchai. Ma chambre était sombre et humide comme une cave. Un grand nombre de pensées et de sensations étranges m’agitaient et, de longtemps, je ne pus m’endormir.


Mais il y avait un homme qui devait bien rire en ce moment, en s’endormant dans son lit confortable, si du moins il daignait encore rire de nous! Il jugeait cela sans doute au-dessous de sa dignité!

III

Le lendemain matin, vers dix heures, en sortant de mon appartement pour me rendre en hâte chez les Ikhméniev à Vassili-Ostrov, puis ensuite chez Natacha, je me heurtai sur le seuil de la porte à ma visiteuse de la veille, la petite-fille de Smith. Elle entrait chez moi. Je ne sais pourquoi, mais je me souviens que je fus très content de la voir. Hier, je n’avais pas eu le temps de bien la regarder et, de jour, elle m’étonna encore plus. Il était difficile de rencontrer créature plus étrange et plus originale, du moins en apparence. Petite, avec des yeux noirs étincelants, des yeux qui n’avaient rien de russe, avec des cheveux noirs en broussaille très épais, un regard obstiné, muet et énigmatique, elle pouvait retenir l’attention de n’importe quel passant dans la rue. C’était son regard surtout qui frappait. Il brillait d’intelligence, et en même temps il était soupçonneux et défiant. Sa méchante robe, sale et usée, ressemblait encore plus qu’hier à une guenille, à la lumière du jour. Il me sembla qu’elle était atteinte de quelque maladie chronique, lente et opiniâtre, qui graduellement, mais inexorablement, ruinait son organisme. Son visage maigre et pâle avait une teinte bilieuse, jaune brun, qui malgré toutes les difformités de la misère et de la maladie, elle n’était pas laide. Elle avait de jolis sourcils finement arqués, et surtout un beau front large et un peu bas et des lèvres bien dessinées au pli audacieux et fier, mais pâles, presque incolores.


«Ah! te voilà! m’écriai-je: je pensais bien que tu reviendrais. Entre donc!»


Elle franchit le seuil lentement, comme hier, en jetant autour d’elle un regard méfiant. Elle examina attentivement la chambre où avait vécu son grand-père, comme si elle cherchait à y surprendre les changements qu’y avait introduits un nouveau locataire. Mais, tel grand-père, telle petite-fille, me dis-je à part moi. Ne serait-elle pas folle? Elle se taisait toujours. J’attendais.


«Je viens chercher les livres, murmura-t-elle enfin, en baissant les yeux.


– Ah! oui! tes livres! les voilà, prends-les. Je les ai gardés exprès pour toi.»


Elle me regarda avec curiosité et eut une grimace bizarre qui semblait vouloir être un sourire incrédule. Mais l’ébauche de sourire disparut et fit place brusquement à l’ancienne expression, sévère et énigmatique.


«Est-ce que grand-père vous a parlé de moi? me demanda-t-elle en me regardant de la tête aux pieds d’un air ironique.


– Non, il ne m’a pas parlé de toi, mais il…


– Pourquoi donc saviez-vous que je viendrais? Qui vous l’a dit? demanda-t-elle en m’interrompant.


– Parce qu’il me semblait que ton grand-père ne pouvait vivre seul, abandonné de tous. Il était si vieux, si faible; aussi j’ai pensé que quelqu’un venait le voir. Tiens, voici tes livres. Tu étudies dedans?


– Non.


– À quoi te servent-ils alors?


– Mon grand-père me donnait des leçons quand je venais le voir.


– Et tu n’es plus venue près?


– Non…, je suis tombée malade, ajouta-t-elle, comme pour se justifier.


– Est-ce que tu as une famille, un père, une mère?»


Elle fronça brusquement les sourcils et me lança un regard effrayé. Puis elle baissa les yeux, se détourna sans mot dire et sortit lentement de la pièce, sans daigner me répondre, exactement comme hier. Je la suivais des yeux avec stupéfaction. Mais elle s’arrêta sur le seuil.


«De quoi est-il mort?» demanda-t-elle brusquement en se tournant imperceptiblement vers moi, exactement avec le même geste et le même mouvement qu’hier, lorsque, sortant et regardant la porte, elle m’avait demandé des nouvelles d’Azor.


Je m’approchai d’elle et commençai à lui faire un récit hâtif. Elle écoutait en silence, avec attention, tête baissée, me tournant le dos. Je lui racontai aussi que le vieux, en mourant, avait parlé de la sixième rue. «J’ai supposé, ajoutai-je, que là-bas vivait sans doute quelqu’un qui lui était cher, c’est pourquoi j’attendais qu’on vienne prendre de ses nouvelles. Il t’aimait certainement, puisqu’il a parlé de toi à ses derniers instants.


– Non, murmura-t-elle, comme à regret. Il ne m’aimait pas.»


Elle était très émue. En lui parlant, je me penchai vers elle et regardai son visage. Je remarquai qu’elle faisait des efforts terribles pour étouffer son émotion, par fierté devant moi. Elle devenait de plus en plus pâle et se mordit violemment la lèvre inférieure. Mais ce qui me frappa surtout, ce furent les battements étranges de son cœur. Il battait de plus en plus fort, si bien qu’à la fin, on pouvait l’entendre à deux ou trois pas, comme lors d’un anévrisme. Je croyais qu’elle allait soudain éclater en pleurs, comme hier; mais elle se domina.


«Où est la palissade?


– Quelle palissade?


– Celle près de laquelle il est mort?


– Je te la montrerai…, quand nous sortirons. Mais écoute: comment t’appelles-tu?


– Ça ne vaut pas la peine…


– Qu’est-ce qui ne vaut pas la peine?


– Rien…, je n’ai pas de nom, dit-elle brusquement; elle semblait de mauvaise humeur, et fit le geste de s’en aller. Je la retins.


– Attends, étrange petite fille! Je te veux du bien, tu sais; j’ai pitié de toi, depuis que tu as pleuré hier dans un coin de l’escalier. Je ne peux pas y penser… De plus, ton grand-père est mort entre mes bras et c’est sûrement à toi qu’il songeait lorsqu’il a parlé de la sixième rue, c’est donc un peu comme s’il t’avait confiée à moi. Il m’apparaît en rêve… Je t’ai gardé tes livres et tu es farouche, comme si tu avais peur de moi. Tu es sans doute très pauvre, orpheline peut-être, à la charge des autres; ce n’est pas vrai?»


Je cherchais à la rassurer avec chaleur et je ne sais moi-même ce qui m’attirait en elle. À mon sentiment était mêlé autre chose que de la pitié. Était-ce le caractère mystérieux de cette rencontre, l’impression produite par Smith, ou le caractère fantasque de ma propre humeur? Je ne sais, mais j’étais irrésistiblement entraîné vers elle. Il me sembla que mes paroles l’avaient touchée; elle me regarda d’un air bizarre, non plus sévèrement cette fois, mais avec douceur et longuement; ensuite, elle baissa de nouveau les yeux, comme irrésolue.


«Elena, murmura-t-elle soudain, à l’improviste et presque à voix basse.


– Tu t’appelles Elena?


– Oui…


– Dis-moi, est-ce que tu viendras me voir?


– Je ne peux pas…, je ne sais pas…, si, je viendrai», murmura-t-elle, comme si elle luttait et débattait avec elle-même. À ce moment, une horloge sonna. Elle tressaillit et, me regardant avec une ineffable et douloureuse angoisse, elle me demanda:


«Quelle heure est-il?


– Sans doute dix heures et demie.»


Elle poussa en cri d’effroi.


«Seigneur!» dit-elle et elle s’enfuit sur-le-champ. Mais je l’arrêtai encore une fois dans l’antichambre.


«Je ne te laisserai pas partir ainsi, lui dis-je. Que crains-tu? Tu es en retard?


– Oui, oui, je suis sortie en cachette! Laissez-moi! Elle va me battre! s’écria-t-elle, en essayant de s’arracher de mes mains.


– Écoute un peu et ne te débats pas: tu vas à Vassili-Ostrov, moi aussi, je vais dans la treizième rue. Je suis en retard et j’ai l’intention de prendre un fiacre. Veux-tu venir avec moi? Je te reconduirai. Tu arriveras plus vite qu’à pied…


– Il ne faut pas, il ne faut pas que vous veniez chez moi», s’écria-t-elle, en proie à une frayeur extrême. Ses traits se déformèrent de terreur à la seule pensée que je pouvais aller où elle habitait.


«Mais je te dis que je vais dans la treizième rue, où j’ai affaire, et non chez toi! Je ne te suivrai pas. Avec un fiacre, nous serons vite arrivés. Partons!»


Nous descendîmes en hâte. Je pris le premier véhicule venu, un méchant drojki. Elena était visiblement très pressée, puisqu’elle avait accepté de s’y asseoir avec moi. Le plus étonnant était que je n’osais même pas la questionner. Elle agita les bras et faillit sauter à terre, lorsque je lui demandai qui elle craignait tant chez elle… «Quel est ce mystère?» me dis-je.


Sur le drojki, elle était très mal assise. À chaque secousse, elle s’agrippait à mon paletot de sa main gauche, une main petite, sale et gercée. De l’autre main, elle serrait ses livres; tout laissait voir que ces livres lui étaient très chers. En arrangeant sa robe, elle découvrit brusquement sa jambe, et je vis, à mon grand étonnement, qu’elle était pieds nus dans ses souliers percés. Bien que j’eusse résolu de ne plus lui poser de questions, je ne pus y tenir cette fois encore.


«Quoi, tu n’as pas de bas? lui demandai-je. Comment peux-tu sortir pieds nus avec cette humidité et ce froid?


– Non, je n’en ai pas, répondit-elle, d’un ton saccadé.


– Ah! mon Dieu, mais pourtant tu habites bien chez quelqu’un? Tu aurais dû demander des bas, puisque tu avais besoin de sortir.


– Ça me plaît comme ça.


– Mais tu prendras mal, tu mourras!


– Ça m’est bien égal.»


Elle répugnait visiblement à répondre et mes questions l’irritaient.


«Tiens, c’est là qu’il est mort», lui dis-je, en lui montrant la maison près de laquelle était mort le vieillard.


Elle regarda avec attention, et, brusquement, se tournant vers moi d’un air suppliant, elle me dit:


«Pour l’amour de Dieu, ne me suivez pas! Je viendrai, je viendrai! Dès que je pourrai, je viendrai.


– C’est bon, je t’ai déjà dit que je n’irais pas chez toi. Mais qui crains-tu? Tu es sans doute malheureuse. Cela me fait peine de te regarder…


– Je ne crains personne, répondit-elle avec une sorte d’exaspération dans la voix.


– Mais tu as dit tout à l’heure: «Elle va me battre!»


– Qu’elle me batte! répondit-elle et ses yeux se mirent à étinceler. Qu’elle me batte!» répéta-t-elle d’un ton amer, et sa lèvre supérieure se souleva de façon méprisante et se mit à trembler.


Enfin, nous arrivâmes à Vassili-Ostrov. Elle arrêta le cocher à l’entrée de la sixième rue et sauta du drojki en regardant autour d’elle d’un air inquiet.


«Allez-vous-en, je viendrai vous voir! répétait-elle dans une terrible anxiété, me suppliant de ne pas la suivre. Sauvez-vous vite, vite!»


Je poursuivis mon chemin. Mais après avoir longé le quai un instant, je congédiai le cocher et, revenant sur mes pas jusqu’à la sixième rue, je passai rapidement sur l’autre trottoir. Je l’aperçus; elle n’avait pas encore eu le temps de s’éloigner beaucoup, quoiqu’elle marchât très vite; elle regardait à chaque instant autour d’elle; elle s’arrêta même un instant, pour mieux épier si je la suivais ou non. Mais je me dissimulai sous une porte cochère et elle ne m’aperçut pas. Elle alla plus loin, et je lui emboîtai le pas, toujours de l’autre côté de la rue.


Ma curiosité était excitée au dernier degré. Je m’étais promis de ne pas la suivre mais je voulais, à tout hasard, savoir dans quelle maison elle allait entrer. J’étais sous l’influence d’une impression lourde et étrange, semblable à celle qu’avait produite en moi son grand-père quand Azor était mort dans la confiserie.

IV

Nous marchâmes longtemps, jusqu’à la Petite Avenue. Elle courait presque; enfin, elle entra dans une boutique. Je m’arrêtai pour l’attendre. Elle ne vit tout de même pas dans une boutique, me dis-je.


En effet, une minute après, elle sortit, mais cette fois elle n’avait plus ses livres. Au lieu de livres, elle portait une sorte de terrine. Après avoir parcouru un court chemin, elle pénétra sous la porte cochère d’une maison de piètre apparence. Cette maison était petite, vieille, en brique, à deux étages, et peinte d’une couleur jaune sale. À l’une des trois fenêtres de l’étage inférieur, on voyait un petit cercueil rouge, enseigne d’un fabricant de cercueils. Les fenêtres de l’étage supérieur étaient extraordinairement petites et parfaitement carrées, avec des vitres ternes, vertes et fendues, à travers lesquelles on apercevait des rideaux de calicot rose. Je traversai la rue, m’approchai de la maison, et lus sur une plaque de fer, au-dessus de la porte: maison de la bourgeoise Boubnova.


Mais à peine avais-je eu le temps de déchiffrer l’inscription qu’on entendit retentir, dans la cour de la dame Boubnova, un cri perçant, suivi d’invectives. Je jetai un coup d’œil par le guichet: sur la marche d’un petit perron de bois se tenait une grosse femme, vêtue comme à la ville, avec un bonnet et un châle vert. Son visage était d’une teinte écarlate repoussante; ses petits yeux bouffis et injectés de sang luisaient de méchanceté. Il était évident qu’elle était en état d’ébriété, bien qu’on fût loin encore du dîner. Elle vociférait après la pauvre Elena, qui se tenait devant elle comme frappée de stupeur, la terrine dans les mains. Au bas de l’escalier, derrière le dos de la femme au visage rubicond, une créature mal peignée, toute barbouillée de blanc et de rouge observait la scène. Au bout d’un instant, la porte de l’escalier de l’entresol s’ouvrit et sur les marches se montra une femme d’âge moyen, sans doute attirée par les cris, vêtue pauvrement, de mine avenante et modeste. Par la porte entrouverte, d’autres locataires du premier étage passèrent la tête: un vieillard branlant et une jeune fille. Un robuste moujik de haute taille, sans doute le concierge, se tenait au milieu de la cour, un balai à la main, et regardait paresseusement toute la scène.


«Ah! maudite, ah! sangsue, ah! punaise!» glapissait la femme, déchargeant toutes les injures de son répertoire, sans points ni virgules, mais avec une sorte de hoquet. «C’est ainsi que tu me récompenses du mal que je me donne, saleté! On l’envoie juste chercher des concombres, et elle disparaît! Mon cœur sentait qu’elle allait filer! Mon cœur me faisait mal! Hier soir, je lui ai déjà arraché tous ses tifs et aujourd’hui elle se sauve de nouveau! Mais où vas-tu donc, dévergondée, où vas-tu? Chez qui vas-tu, mécréante, vermine, poison, chez qui! Parle, pourriture, ou je t’étrangle!»


Et la femme en furie se jeta sur la pauvre fillette; mais, apercevant la locataire du premier étage qui la regardait sur le perron, elle s’arrêta brusquement et, se tournant vers elle, se mit à pousser des clameurs encore plus perçantes en agitant les bras, comme si elle la prenait à témoin du crime monstrueux de sa malheureuse victime.


«Sa mère a crevé! Vous le savez vous-mêmes, bonnes gens; elle est restée seule, sans un sou. Je vois que vous l’avez sur les bras, malheureux qui n’avez déjà rien à manger; allons, que je me suis dit, en l’honneur de saint Nicolas, je me donnerai cette peine, je recueillerai l’orpheline. Et je l’ai prise chez moi. Et qu’est ce que vous croyez? Voilà déjà deux mois que je l’entretiens, en ces deux mois elle m’a bu tout mon sang, elle m’a dévorée. La sangsue! le serpent à sonnettes! le démon! Elle ne dit rien, qu’on la batte, qu’on la laisse tranquille, elle ne dit jamais rien; comme si elle avait la bouche pleine! Elle me déchire le cœur, et elle ne dit rien! Mais pour qui te prends-tu, pécore guenon! Sans moi, tu serais morte de faim dans la rue. Tu devrais me baiser les pieds, avorton! Sans moi, tu aurais déjà crevé!


– Mais qu’avez-vous à vous surmener ainsi, Anna Triphonovna? Qu’a-t-elle fait pour vous contrarier encore? demanda respectueusement la femme à qui s’adressait la mégère déchaînée.


– Ce qu’elle a fait, ma bonne dame, ce qu’elle a fait? Je ne veux pas qu’on aille contre ma volonté! N’agis pas bien comme tu l’entends, mais fais mal à mon idée: voilà comme je suis! Mais elle a failli me faire périr aujourd’hui! Je l’envoie acheter des concombres, et elle ne revient qu’au bout de trois heures! Mon cœur le pressentait, quand je l’ai envoyée; il me faisait mal, il m’élançait! Où est-elle allée? Quels protecteurs s’est-elle trouvés? Est-ce que je ne l’ai pas comblée de mes bienfaits? Et dire que j’ai remis une dette de quatorze roubles-argent à sa coquine de mère, que je l’ai enterrée à mes frais, et que je me suis chargée de l’éducation de son diablotin! Vous savez vous-même ce que c’est, ma brave dame! Est-ce que je n’ai pas raison de la secouer, après ça? Elle aurait dû avoir du sentiment et au lieu de ça, elle va contre moi! Je voulais son bonheur. Je voulais lui faire porter des robes de mousseline, à cette traînée, je lui ai acheté des bottines au bazar, je l’ai habillée comme une princesse, une vraie fête! Et qu’est-ce que vous croyez, brave gens! En deux jours, elle a mis sa robe en pièces, en lambeaux et elle va comme ça! Et elle l’a fait exprès, je ne mens pas, je l’ai vue de mes yeux: «Je veux une robe de coutil, qu’elle a dit, je ne veux pas de mousseline!» Alors, je me suis soulagée, je l’ai si bien rossée qu’après j’ai dû appeler le médecin, lui donner de l’argent. Il y avait de quoi t’étrangler, punaise, et au lieu de ça, je t’ai juste privée de lait pour une semaine! Pour la punir, je lui ai fait aussi laver les planchers; et croyez-vous, la voilà qui lave, la charogne, elle lave! Elle m’échauffe le cœur et elle lave! Je me suis dit: elle va se sauver! Et à peine j’avais eu cette idée qu’en un clin d’œil, hier, elle a disparu! Vous avez vous-mêmes entendu, bonnes gens, comme je l’ai battue hier, je m’en suis rompu les mains, je lui ai enlevé ses bas et ses chaussures, je me suis dit qu’elle ne s’en irait pas nu-pieds, et aujourd’hui, elle remet ça! Où as-tu été? Parle! Qui es-tu allée voir, mauvaise graine, à qui m’as-tu dénoncée? Parle donc, bohémienne, parle!»


Et dans un accès de rage, elle se jeta sur l’enfant folle de terreur, l’attrapa par les cheveux et le jeta à terre. La terrine de concombres s’échappa et se brisa; cela augmenta encore la fureur de la mégère ivre. Elle frappa sa victime au visage, à la tête; mais Elena se taisait obstinément et ne laissa échapper ni un son, ni un cri, ni une plainte, même sous les coups. Je me précipitai dans la cour, hors de moi d’indignation, et allai droit sur la femme ivre.


«Que faites-vous? Comment osez-vous traiter ainsi une pauvre orpheline? m’écriai-je en prenant la furie par le bras.


– Quoi? Mais qui es-tu? se mit-elle à hurler, lâchant Elena et mettant ses poings sur ses hanches. Que venez-vous faire dans ma propre maison?


– Il y a que vous êtes sans pitié! criai-je. Comment osez-vous persécuter ainsi cette malheureuse enfant? Ce n’est pas votre fille: je vous ai entendue moi-même dire qu’elle était seulement votre enfant adoptive, une pauvre orpheline…


– Seigneur Jésus! se mit à crier la furie, d’où sors-tu? Tu es venu avec elle, peut-être? C’est bon, je vais de ce pas chez le commissaire! Andréï Timoféitch lui-même me considère comme noble! Alors c’est chez toi qu’elle va! Qui es-tu? Tu viens mettre le trouble dans la maison des autres. Au secours!»


Elle se jeta sur moi, les poings fermés. Mais à cet instant retentit soudain un cri perçant et inhumain. Je regardai: Elena, qui était debout, comme privée de sentiments, s’abattit brusquement sur le sol avec un cri effrayant, anormal, et se débattit dans de terribles convulsions. Son visage grimaçait. C’était une crise d’épilepsie. La fille dépeignée et la femme d’en bas accoururent, la soulevèrent et l’emportèrent.


«Si elle pouvait crever, la maudite! glapit la femme. C’est la troisième crise du mois… Dehors, mouchard! et elle se rejeta vers moi.


– Qu’est-ce que tu as à rester planté là, toi, le concierge? Pourquoi est-ce qu’on te paye?


– Dehors! Ouste! Veux-tu qu’on te caresse le dos? me dit le concierge d’une voix basse et indolente comme pour la forme. Ne te mêle pas des affaires des autres. File!»


Il n’y avait rien à faire, je franchis la porte, convaincu que mon intervention avait été parfaitement inutile. Mais je bouillais d’indignation Je restai sur le trottoir, près de la porte et regardai par le guichet. Dès que je fus parti, la femme monta précipitamment, et le concierge, après avoir fait son travail, disparut lui aussi. Un instant après, la femme qui avait aidé à emporter Elena descendit le perron, se hâtant vers son logis. Lorsqu’elle m’aperçut, elle s’arrêta et me regarda avec curiosité. Son visage paisible et bon me réconforta. Je rentrai dans la cour et allai droit vers elle.


«Permettez-moi de vous demander, commençai-je, qui est cette fille et ce que fait d’elle cette horrible femme? Ne croyez pas, je vous prie, que je vous pose cette question par simple curiosité. J’ai rencontré cette enfant et, par suite d’une certaine circonstance, je m’intéresse beaucoup à elle.


– Si vous vous y intéressez, vous feriez mieux de la prendre chez vous ou de lui trouver une place que de la laisser se perdre ici, dit la femme comme à regret, en faisant un mouvement pour s’éloigner de moi.


– Mais que puis-je faire, si vous ne me renseignez pas? Je vous le dis, je ne sais rien. C’est sans doute Mme Boubnova elle-même, la propriétaire?


– Oui, c’est elle.


– Mais comment donc la petite fille est-elle tombée entre ses mains? Sa mère est morte ici?


– En tout cas, elle est là… Ce n’est pas notre affaire. Et elle voulut derechef s’en aller.


– Montrez-vous obligeante: je vous le dis, cela m’intéresse beaucoup. Je peux peut-être faire quelque chose. Qui est cette enfant? Qui était ça mère, le savez-vous?


– Il paraît qu’elle venait d’ailleurs, que c’était une étrangère; elle vivait en bas; elle était bien malade; elle s’en est allée de la poitrine.


– Elle était très pauvre alors, si elle habitait un coin du sous-sol?


– Hélas! la malheureuse! Ça fendait le cœur de la voir. Nous avons déjà bien du mal à vivre, eh bien, elle nous devait six roubles après les cinq mois qu’elle est restée chez nous. C’est nous qui l’avons enterrée. C’est mon mari qui a fait la bière.


– Alors pourquoi la Boubnova dit-elle que c’est elle qui l’a fait enterrer?


– Ça, c’est un peu fort, ce n’est pas elle!


– Comment s’appelait-elle?


– Je ne saurai pas te le prononcer, mon bon; c’est difficile; elle devait être Allemande.


– Smith?


– Non, ce n’était pas tout à fait ça. Et Anna Triphonovna a pris la petite chez elle pour l’élever, qu’elle dit. Mais c’est pas bien beau…


– C’est sans doute dans un but quelconque qu’elle l’a prise…


– Elle fait de vilaines affaires, répondit la femme, comme si elle était irrésolue et hésitait à parler. Nous, ça ne nous regarde pas; nous n’avons rien à y voir…


– Et tu ferais mieux de tenir ta langue!» Une voix d’homme retentit derrière nous. C’était un homme d’un certain âge, en robe de chambre avec un caftan par-dessus, et qui avait l’air d’un citadin, d’un artisan: le mari de mon interlocutrice.


«Hé, monsieur, nous n’avons rien à vous dire; ce n’est pas notre affaire…, dit-il en me jetant un regard de travers. Et toi, va-t-en! Adieu, monsieur; nous sommes fabricants de cercueils. Si vous avez besoin de quelque chose qui ait rapport à notre métier, ce sera avec le plus grand plaisir… Mais en dehors de cela, nous n’avons rien à faire avec vous…»


Je sortis de cette maison perplexe et fort troublé. Je ne pouvais rien faire, mais je sentais qu’il m’était pénible d’abandonner tout ainsi. Certaines des paroles de la femme du fabricant de cercueils m’avaient remué. Là se cachait quelque affaire malpropre: je le pressentais.


Je marchais, tête basse, tout à mes réflexions, lorsque soudain une voix rauque m’appela par mon nom de famille. Je regardai: devant moi se tenait un homme ivre, presque chancelant, vêtu assez proprement, mais enveloppé d’un mauvais manteau et coiffé d’une casquette graisseuse. Son visage m’était connu. Je m’arrêtai pour le regarder. Il me fit un clin d’œil et m’adressa un sourire ironique.


«Tu ne me reconnais pas?»

V

«Ah! Mais c’est toi, Masloboiev! m’écriai-je, reconnaissant soudain en lui un ancien camarade du lycée de ma province. En voilà une rencontre!


– Oui! Six ou sept ans que nous ne nous sommes vus. C’est-à-dire que si, nous nous sommes rencontrés, mais Votre Excellence n’a pas daigné m’accorder un regard. Car vous êtes général, dans la littérature!…» En disant cela, il sourit d’un air moqueur.


«Allons, frère, tu dis des sornettes, l’interrompis-je. Tout d’abord les généraux, même dans la littérature, ne sont pas faits comme moi, et, deuxièmement, permets-moi de te dire que je me souviens très nettement que je t’ai rencontré deux ou trois fois dans la rue, et que c’est toi qui visiblement m’as fui; je ne vais pas m’approcher quand je vois qu’un homme m’évite. Et sais-tu ce que je pense? Si tu n’étais pas ivre en ce moment, tu ne m’aurais pas appelé. Ce n’est pas vrai? Allons, bonjour! Je suis très content, très content de t’avoir rencontré.


– Vrai! Et je ne te compromettrai pas par mon aspect… incorrect? Mais ce n’est pas la peine de demander cela; ça n’a pas d’importance; je me souviens toujours du gentil petit garçon que tu étais, frère Vania. Te souviens-tu qu’on t’a fouetté à ma place? Tu n’as rien dit, tu ne m’as pas trahi, et moi, en guise de reconnaissance, je me suis moqué de toi pendant toute une semaine. Âme innocente que tu es! Salut, mon âme, salut! (Nous nous embrassâmes.) Ça fait combien d’années que je me débats tout seul, jour et nuit; les jours passent, mais je n’oublie pas le passé. Je n’oublie pas. Et toi, et toi?


– Eh bien, moi aussi, je me débats tout seul…»


Il me regarda longuement, avec la tendresse d’un homme affaibli par le vin. C’était au demeurant un excellent garçon.


«Non, Vania, toi, c’est autre chose! dit-il enfin, d’un ton tragique. J’ai lu, tu sais; j’ai lu, Vania, j’ai lu!… Mais écoute: parlons à cœur ouvert! Tu es pressé?


– Oui, et je te l’avoue, je suis très ébranlé par certain événement. Dis-moi où tu habites. Cela vaudra mieux.


– Je vais te le dire. Mais ça ne vaut pas mieux; dois-je te dire ce qui vaut le mieux?


– Eh bien, qu’est-ce que c’est?


– Voilà! Tu vois?» Et il me montra une enseigne, à dix pas de l’endroit où nous nous trouvions. «Tu vois: confiserie et restaurant. À vrai dire, c’est tout simplement un restaurant, mais c’est un bon endroit. Je te le dis, c’est un endroit correct; quant à la vodka, inutile d’en parler! j’en ai bu, très souvent, je la connais; et ici on n’oserait pas me donner quelque chose de mauvais. On connaît Philippe Philippytch. Car je m’appelle Philippe Philippytch. Quoi? Tu fais la grimace? Non, laisse-moi achever. Il est onze heures et quart, je viens de regarder; à midi moins vingt-cinq exactement, je te laisse partir. Et d’ici là nous taillerons une bavette. Vingt minutes pour un vieil ami, ça va?


– Si ce n’est que vingt minutes, ça va; car j’ai à faire, mon cher, je te le jure…


– Si ça va, ça va. Seulement voilà deux mots d’abord; tu n’as pas l’air bien, on dirait qu’on vient de te contrarier, ce n’est pas vrai?


– C’est vrai.


– J’ai deviné. Maintenant, frère, je m’adonne à l’étude de la physionomie, c’est une occupation comme une autre! Mais allons, nous causerons. En vingt minutes, j’ai tout d’abord le temps de faire un sort à tout un samovar, d’avaler un petit verre de liqueur de bouleau, puis de livèche, puis d’orange, puis de parfait-amour et j’inventerai encore quelque chose d’autre. Je bois, frère! Je ne vaux quelque chose que les jours de fête avant la messe. Mais toi, tu ne boiras pas, si tu ne veux pas. J’ai simplement besoin de toi. Si tu bois, tu témoigneras d’une particulière noblesse d’âme. Allons! Nous bavarderons un peu, puis, pendant une dizaine d’années, chacun ira de nouveau de son côté. Je ne te vaux pas, frère Vania!


– Allons, ne jacasse pas, marchons plus vite. Je t’accorde vingt minutes et ensuite tu me laisseras tranquille.»


Dans le restaurant, il fallait gagner le second étage en grimpant un escalier de bois en colimaçon avec un perron. Mais dans l’escalier, nous nous heurtâmes soudain à deux hommes complètement ivres. Lorsqu’ils nous virent, ils se rangèrent en chancelant.


L’un d’entre eux était un garçon très jeune et encore imberbe, avec de petites moustaches à peine naissantes; il avait une expression de bêtise renforcée. Il était vêtu avec élégance, mais de façon un peu ridicule; on aurait dit qu’il avait endossé l’habit d’un autre; il avait des bagues aux doigts, une coûteuse épingle de cravate et il était coiffé sottement, avec une sorte de toupet. Il ne faisait que sourire et ricaner. Son compagnon avait déjà une cinquantaine d’années: gros, ventru, vêtu assez négligemment; il portait lui aussi une grosse épingle de cravate; il était chauve, avec un visage grêle, flasque et aviné et des lunettes sur un nez en forme de bouton. L’expression de ce visage était mauvaise et sensuelle. Ses vilains yeux, méchants et soupçonneux, noyés dans la graisse, semblaient regarder comme à travers une fente. Ils connaissaient apparemment tous deux Masloboiev, mais l’homme au gros ventre, en nous croisant, fit une grimace de mécontentement qui disparut aussitôt, et le jeune se répandit en un sourire doucereux et servile. Il ôta même sa casquette. Il avait une casquette.


«Pardonnez-moi, Philippe Philippytch, marmotta-t-il, en regardant celui-ci d’un air attendri.


– Pourquoi?


– Parce que… (il se donna une chiquenaude sur le cou) Mitrochka est là. C’est un gredin, Philippe Philippytch, c’est clair.


– Qu’est-ce que ça veut dire?


– Mais oui… Lui (il fit un signe de tête vers son camarade), la semaine dernière, grâce à ce même Mitrochka, ils lui ont, dans un mauvais lieu, barbouillé la frimousse avec de la crème… Hi, hi!»


Son compagnon le poussa du coude d’un air furieux.


«Vous devriez venir avec nous, Philippe Philippytch, nous viderions une ou deux bouteilles, pouvons-nous espérer?


– Non, mon cher, je n’ai pas le temps maintenant, répondit Masloboiev. J’ai à faire.


– Hi, hi! Moi aussi, j’ai à faire, et à vous…» Son compagnon le poussa encore une fois du coude.


«Plus tard, plus tard!»


Masloboiev semblait s’efforcer de ne pas les regarder. Mais dès que nous fûmes entrés dans la première pièce, que traversait dans toute sa longueur un comptoir assez propre, surchargé de hors-d’œuvre, de pâtés et de flacons de liqueurs de diverses couleurs, Masloboiev me conduisit rapidement dans un coin et me dit:


«Le jeune, c’est le fils de Sizobrioukhov, le grainetier bien connu. Il a reçu un demi-million à la mort de son père et maintenant il fait la noce. Il est allé à Paris, il y a jeté un tas d’argent par les fenêtres, il a peut-être même tout dépensé; puis il a hérité de son oncle, et il est revenu de Paris; maintenant, il liquide le reste. D’ici un an, il sera probablement réduit à la besace. Il est bête comme une oie, il court les meilleurs restaurants, les caveaux, les cabarets et les actrices et il a fait une demande pour entrer dans les hussards. L’autre, le plus vieux, c’est Archipov, c’est aussi une espèce de marchand ou d’intendant, il s’est occupé de fermes d’eaux-de-vie, le coquin, le fripon, et maintenant c’est l’inséparable de Sizobrioukhov; c’est Judas et Falstaff tout à la fois, il a fait banqueroute deux fois, c’est un être d’une sensualité répugnante, il a certains caprices. Je lui connais à ce propos une affaire criminelle; mais il s’en est tiré. Dans un sens, je suis très content de l’avoir rencontré ici; je l’attendais… Archipov, bien entendu, gruge Sizobrioukhov; il connaît toutes sortes d’endroits, aussi il est précieux pour des gamins de cette espèce. Il y a longtemps que je lui garde une dent. Mitrochka, le gaillard là-bas en manteau paysan avec une tête de tzigane, qui est assis près de la fenêtre, lui en veut, lui aussi. Ce Mitrochka est maquignon et il connaît tous les hussards de la ville. Je vais te dire une chose: c’est un tel filou qu’il te fabriquera un faux billet sous le nez et que tu le lui échangeras tout de même, bien que tu l’aies vu faire. Avec son manteau de velours, il a l’air d’un slavophile (mais, d’après moi, cela lui va bien; d’ailleurs mets-lui un froc tout ce qu’il y a de chic et tout le branle-bas, conduis-le au Club Anglais et dis là-bas que c’est un quelconque prince régnant Barabanov, il trompera son monde deux heures durant, jouera au whist et parlera comme un prince, ils n’y verront goutte; il les mettra dedans). Il finira mal. Donc, ce Mitrochka garde une dent au gros parce qu’il est à sec pour l’instant et que le gros lui a soufflé Sizobrioukhov qui était son ami avant, sans lui laisser le temps de l’étriller. S’ils se sont rencontrés tout à l’heure au restaurant, il a dû y avoir quelque histoire. Je sais même ce que c’est et je devine que c’est Mitrochka et nul autre qui m’a fait savoir qu’Archipov et Sizobrioukhov seraient ici et qu’ils rôdent dans les alentours en quête de quelque vilaine affaire. Je veux utiliser la haine de Mitrochka pour Archipov, j’ai mes raisons, et c’est un peu pour cela que je me suis montré ici. Mais je ne veux pas donner des idées à Mitrochka; ne le regarde pas. Quand nous sortirons, il viendra sûrement de lui-même me dire ce que j’ai besoin de savoir… Et maintenant, entrons dans cette chambre-ci, Vania. Hé! Stéphane, poursuivit-il en s’adressant au garçon: tu sais ce que je désire?


– Oui, monsieur.


– Et tu vas nous l’apporter?


– Bien, monsieur.


– C’est cela. Assieds-toi, Vania. Pourquoi me regardes-tu ainsi? Car je vois que tu me regardes. Ça t’étonne? Il n’y a pas de quoi. Tout peut arriver à un homme, même des choses qu’il n’a jamais vues en rêve, et cela particulièrement lorsque…, eh bien, lorsque nous ânonnions Cornélius Népos tous les deux. Vois-tu, Vania, il y a une chose que tu dois croire: Masloboiev a beau s’être fourvoyé, son cœur est resté le même, ce sont les circonstances seules qui ont changé. Et bien que je me sois sali les mains, je ne suis pas plus vil qu’un autre. Je voulais être médecin, puis j’ai préparé le professorat de lettres russes, j’ai même écrit un article sur Gogol, ensuite j’ai voulu me faire chercheur d’or; j’ai failli me marier, car un homme bien vivant aime le pain blanc; ELLE avait consenti, bien que la maison regorgeât tellement qu’il n’y avait pas de quoi allécher un chat. J’allais me rendre à la cérémonie nuptiale et je voulais emprunter des bottes solides, car les miennes étaient trouées depuis un an et demi et… je ne me suis pas marié. Elle a épousé un professeur et j’ai pris du travail dans un bureau, tout simplement. Puis après, ç’a été une autre chanson. Les années ont passé, et quoique je n’aie pas d’emploi pour l’instant, je gagne de l’argent sans me fatiguer; j’accepte des pots-de-vin et je défends la vérité; je fais le brave devant les brebis, et devant les braves, je suis moi-même brebis. J’ai des principes: je sais, par exemple, que c’est le nombre qui fait la force et… je vaque à mes occupations. Je travaille surtout dans les affaires officieuses… Tu saisis?


– Tu n’es pourtant pas un mouchard?


– Non, ce n’est pas cela, mais je m’occupe d’affaires, en partie officiellement et en partie pour mon propre compte. Vois-tu, Vania: je bois. Et comme je n’ai jamais noyé ma raison dans le vin, je sais quel sera mon avenir. Mon temps est passé: à laver un More, on perd sa lessive. Mais je te dirai une chose si l’homme ne parlait plus en moi, je ne me serais pas approché de toi aujourd’hui, Vania. Tu as dit vrai, je t’ai rencontré déjà, j’ai voulu bien des fois t’aborder, mais je n’osais pas, je remettais toujours. Je ne te vaux pas. Et tu as raison de dire que, si je t’ai accosté, c’est uniquement parce que j’étais soûl. Et bien que tout ceci soit un incroyable galimatias, nous cesserons de parler de moi. Parlons plutôt de toi. Eh bien, mon ami, je t’ai lu! Je t’ai lu, et d’un bout à l’autre même! Je parle de ton premier-né. Après l’avoir lu, j’ai failli devenir un homme rangé! Il s’en est fallu de peu: mais j’ai réfléchi et j’ai préféré garder ma vie déréglée. Ainsi…


Il me parla encore longtemps. Au fur et à mesure qu’il s’enivrait, il s’attendrissait de plus en plus, presque jusqu’aux larmes. Masloboiev avait toujours été un brave garçon mais il avait toujours été original et d’un développement au-dessus de son âge: rusé, intrigant, fourbe et chicaneur dès les bancs de l’école, bien qu’au fond il ne fût pas dépourvu de cœur, c’était un homme perdu. Il y a beaucoup de gens de cette sorte parmi les Russes. Souvent, ils sont très doués: mais tout se brouille en eux, et surtout, par faiblesse sur certains points, ils sont capables d’aller sciemment contre leur conscience, et non seulement ils se perdent toujours, mais ils savent eux-mêmes d’avance qu’ils vont à leur perte. Masloboiev, entre autres, se noyait dans le vin.


«Maintenant, mon ami, encore un mot, poursuivit-il. J’ai d’abord entendu retentir ta gloire, ensuite j’ai lu différentes critiques sur toi (c’est vrai, je les ai lues; tu crois peut-être que je ne lis rien); je t’ai rencontré plus tard avec de méchantes bottes, dans la boue, sans caoutchoucs, avec un chapeau cabossé et je me suis posé des questions à ton sujet. Maintenant, tu fais du journalisme?


– Oui.


– C’est-à-dire que tu es devenu cheval de fiacre?


– Oui, ça y ressemble.


– Pour ça, alors, frère, je te dirai qu’il vaut mieux boire. Ainsi moi, je m’enivre, je me couche sur mon divan (j’ai un excellent divan, avec des ressorts) et je pense, par exemple, que je suis Homère, ou Dante, ou Frédéric Barberousse, car on peut s’imaginer tout ce qu’on veut. Mais toi, tu ne peux pas te figurer que tu es Dante ou Frédéric Barberousse, premièrement, parce que tu désires être toi-même, et deuxièmement, parce que tout désir t’est interdit, puisque tu es un cheval de fiacre. Moi, j’ai l’imagination, toi, tu as la réalité. Écoute un peu, franchement, sans détour, en frère (autrement tu m’offenserais pour dix ans), n’as-tu pas besoin d’argent? J’en ai. Ne fais pas la grimace. Prends cet argent, tu seras quitte envers les employeurs, jette ton collier, et vis tranquillement sans soucis pendant toute une année; tu pourras alors t’atteler à une idée qui t’est chère, produire une grande œuvre! Hein? Qu’en dis-tu?


– Écoute, Masboloiev! J’apprécie ton offre fraternelle, mais je ne peux rien te répondre pour l’instant: pourquoi? ce serait long à raconter. Cela tient aux circonstances. D’ailleurs, je te promets de tout te dire plus tard, en frère. Je te remercie de ta proposition; je te promets de venir te voir, et souvent. Mais voici ce dont il s’agit: puisque tu es franc avec moi, je me décide à te demander conseil, d’autant plus que tu me parais passé maître en ces sortes d’affaires.»


Et je lui racontai toute l’histoire de Smith et de sa petite-fille, en commençant par la confiserie. Chose étrange tandis que je faisais mon récit, je crus remarquer à ses yeux qu’il était au courant de cette histoire. Je l’interrogeai là-dessus.


«Non, ce n’est pas cela, répondit-il. Du reste, j’ai un peu entendu parler de Smith, je sais qu’un vieillard est mort dans cette confiserie. Quant à la dame Boubnova, je sais effectivement quelque chose sur elle. Je l’ai fait cracher au bassinet, il y a deux mois de cela. Je prends mon bien où je le trouve et c’est à cet égard seulement que je ressemble à Molière. Mais bien que je lui aie extorqué cent roubles, je me suis promis de lui soutirer la prochaine fois non plus cent roubles mais cinq cents. L’horrible femme! Elle fait un trafic louche. Et ce ne serait rien, mais parfois elle va vraiment trop loin dans l’immonde. Ne crois pas que je sois un don Quichotte, je t’en prie. Le fait est que je peux trouver de jolis profits et j’ai été très content de rencontrer Sizobrioukhov il y a une demi-heure. On a évidemment amené Sizobrioukhov ici, c’est le gros qui l’a amené, et comme je sais à quelle activité il s’adonne particulièrement, j’en conclus que… Mais je l’attraperai! Je suis ravi que tu m’aies parlé de cette petite fille; maintenant, je suis sur une autre piste. Tu sais, mon cher, je me charge de toutes sortes de commissions privées, et si tu voyais les gens que je fréquente! J’ai fait une enquête dernièrement pour un prince, une petite affaire comme on n’en aurait pas attendu de ce monsieur. Ou bien, veux-tu que je te raconte l’histoire d’une femme mariée? Viens me voir, frère, je t’ai préparé une masse de sujets de conversation, à ne pas y croire!…


– Et comment s’appelle ce prince?» l’interrompis-je.


J’avais un pressentiment.


«Qu’est-ce que cela peut faire? Mais si tu y tiens, il s’appelle Valkovski.


– Piotr Valkovski?


– Oui. Tu le connais?


– Un peu. Je te demanderai plus d’une fois des nouvelles de ce monsieur, dis-je en me levant: tu m’as énormément intéressé.


– Vois tu, vieil ami, tu peux me demander tout ce que tu voudras. Je sais raconter des histoires mais je reste dans certaines limites, tu me comprends? Sinon, je perdrais crédit et honneur, en affaires bien entendu, et ainsi de suite.


– Alors, dans la mesure où l’honneur te le permettra…»


J’étais agité. Il s’en aperçut.


«Eh bien, que dis-tu de l’histoire que je viens de te raconter? As-tu abouti à une conclusion, oui ou non?


– Ton histoire? Attends-moi un instant: je vais payer.»


Il s’approcha du comptoir et se trouva soudain, comme par hasard, à côté du garçon en manteau paysan, qu’il avait si familièrement appelé Mitrochka. Il me sembla que Masloboiev le connaissait un peu plus qu’il ne me l’avait avoué. Du moins, il était clair que ce n’était pas la première fois qu’ils se rencontraient. Mitrochka avait une allure assez originale: avec son manteau russe, sa chemise de soie rouge, les traits accentués, mais harmonieux de son visage basané et encore jeune, son regard étincelant et hardi, il produisait une impression curieuse et il ne laissait pas d’être attirant. L’assurance de ses gestes semblait affectée, mais en même temps en cet instant, il se contenait visiblement et désirait se donner l’air affairé, important et sérieux.


«Vania, me dit Masloboiev en me rejoignant, viens me voir à sept heures, j’aurai peut-être quelque chose à te dire. Seul, vois-tu, je n’ai pas de sens; avant, j’en avais un, mais maintenant, je ne suis plus qu’un ivrogne et je me suis retiré des affaires. Mais j’ai encore des relations; je peux attraper un renseignement par-ci par-là, flairer le vent auprès de gens subtils; c’est ma façon de faire; c’est vrai qu’à mes moments perdus, quand je suis sobre je veux dire, je fais aussi quelques petits travaux, toujours avec l’aide de mes relations…, surtout des enquêtes… Mais quoi! En voilà assez… Voici mon adresse: dans la rue des Six Boutiques. Et maintenant, frère, je commence à tourner à l’aigre. Je vais encore vider un verre, et je m’en retourne chez moi. Je vais faire un petit somme. Tu viendras, je te ferai faire connaissance avec Alexandra Semionovna et, si nous avons le temps, nous parlerons de poésie.


– Et nous parlerons de l’autre affaire?


– Peut-être.


– C’est bon, je viendrai, sans faute…»

VI

Anna Andréievna m’attendait depuis longtemps. Ce que je lui avais dit hier au sujet du billet de Natacha avait fortement piqué sa curiosité et elle m’attendait pour beaucoup plus tôt, vers les dix heures du matin. Lorsque j’arrivai chez elle à deux heures, les affres de l’attente avaient atteint la limite des forces de la pauvre vieille. Outre cela, elle était impatiente de me faire part des nouvelles espérances qui s’étaient levées en elle depuis hier et de me parler de Nikolaï Serguéitch, qui, bien qu’il fût souffrant et d’humeur sombre depuis la veille, était cependant particulièrement tendre avec elle. Lorsque j’apparus, elle me reçut avec un visage froid et mécontent, desserra à peine les lèvres et ne manifesta pas la moindre curiosité. Elle semblait me dire: «Pourquoi es-tu venu? Tu as du temps à perdre à flâner ainsi chaque jour, mon cher.» Elle m’en voulait de ma venue tardive. Mais j’étais pressé, et, sans plus tarder, je lui racontai toute la scène d’hier chez Natacha. Dès que la vieille apprit la visite du prince et sa proposition solennelle, toute sa feinte mauvaise humeur se dissipa en un clin d’œil. Les mots me manquent pour décrire sa joie: elle était comme éperdue, elle se signait, pleurait, s’inclinait jusqu’à terre devant l’icône, m’embrassait et voulait tout de suite courir chez Nikolaï Serguéitch pour lui faire part de sa joie.


«Je t’en prie, mon ami, ce sont toutes ces humiliations et ces offenses qui l’ont rendu neurasthénique, mais dès qu’il saura qu’entière réparation est faite à Natacha, il oubliera tout à l’instant.»


Je la dissuadai à grand-peine. La bonne vieille, bien qu’elle eût vécu vingt-cinq ans avec son mari, le connaissait encore mal. Elle brûlait également d’envie d’aller sur-le-champ avec moi chez Natacha. Je lui objectai que Nikolaï Serguéitch non seulement n’approuverait peut-être pas sa démarche, mais que nous pourrions par-dessus le marché gâter ainsi toute l’affaire. Elle y renonça à grand-peine, mais me retint une demi-heure inutilement, et tout le temps ne faisait que dire: «Comment vais-je rester maintenant, avec une pareille joie, enfermée entre quatre murs?» Je la persuadai enfin de me laisser partir, en lui disant que Natacha m’attendait avec impatience. La vieille me signa plusieurs fois, me chargera d’une bénédiction particulière pour Natacha, et faillit fondre en larmes lorsque je refusai catégoriquement de revenir la voir sur le soir, si rien de particulier n’arrivait à Natacha. Cette fois-là, je ne vis pas Nikolaï Serguéitch: il n’avait pas dormi de toute la nuit, s’était plaint de maux de tête, de frissons, et dormait pour l’instant dans son cabinet.


Natacha, elle aussi, m’avait attendu toute la matinée. Lorsque j’entrai, elle arpentait la chambre, selon son habitude, les bras croisés, réfléchissant. Maintenant encore, quand j’évoque son souvenir, je ne me la représente pas autrement que toujours seule, dans une misérable petite chambre, pensive, abandonnée, attendant, les bras croisés et les yeux baissés, allant et venant sans but.


Tout en continuant à faire lentement les cent pas, elle me demanda pourquoi j’étais si en retard. Je lui racontai brièvement toutes mes aventures, mais elle m’écoutait à peine. Elle était visiblement préoccupée.


«Qu’y a-t-il de nouveau? lui demandai-je.


– Rien», me répondit-elle, mais d’un air qui me fit deviner aussitôt qu’il y avait effectivement du nouveau et qu’elle m’avait attendu pour me le raconter, mais que, selon son habitude, elle ne me le raconterait pas tout de suite, mais au moment où je m’en irais. Cela se passait toujours ainsi entre nous. Je me prêtai même à son jeu et attendis.


Nous commençâmes, bien entendu, par parler de ce qui s’était passé la veille. Ce qui me frappa surtout, ce fut que nous tombâmes entièrement d’accord sur l’impression que nous avait produite le prince; il lui déplaisait franchement, encore plus que la veille. Et, tandis que nous passions en revue tous les détails de sa visite, Natacha me dit brusquement:


«Écoute, Vania, cela se passe toujours ainsi: si au début, un homme vous déplaît, c’est un signe presque certain qu’il vous plaira dans la suite. Avec moi, du moins, il en en a toujours été ainsi.


– Dieu le veuille, Natacha. De plus, tout bien pesé, voici mon opinion arrêtée: le prince joue peut-être au jésuite, mais il consent vraiment et sérieusement à votre mariage.»


Natacha s’arrêta au milieu de la pièce et me jeta un regard sévère. Toute son expression était transformée; ses lèvres tremblaient même légèrement.


«Mais comment aurait-il pu ruser et… mentir dans une PAREILLE circonstance? demanda-t-elle d’un ton incertain et plein de hauteur.


– Justement! Justement! appuyai-je hâtivement.


– Il est certain qu’il n’a pas menti. Il me semble qu’il ne faut même pas y penser. Nous ne devons même pas voir là une manœuvre. Et, enfin, que serais-je à ses yeux, pour qu’il se rie ainsi de moi? Un homme ne peut pas faire un pareil affront!


– Bien sûr, bien sûr!» approuvai-je, mais je pensais à part moi: «Tu ne fais probablement que penser à cela, en allant et venant dans ta chambre, ma pauvre petite, et peut-être que tu doutes plus encore que moi.»


«Ah! comme je voudrais qu’il revienne vite! dit-elle. Il voulait passer toute une soirée avec moi et… Il doit avoir des affaires importantes, s’il a tout laissé et s’il est parti. Sais-tu ce que c’est, Vania? As-tu entendu dire quelque chose?


– Grand Dieu non! Il cherche à se procurer de l’argent. On m’a dit qu’il prendrait part à une entreprise, ici-même, à Pétersbourg. Nous autres, Natacha, nous n’entendons rien aux affaires.


– C’est bien vrai. Aliocha m’a parlé d’une lettre hier.


– Des nouvelles, sans doute. Il est venu?


– Oui.


– De bonne heure?


– À midi; il dort tard, tu sais. Il n’est resté qu’un instant. Je l’ai expédié chez Katerina Fiodorovna; c’était impossible autrement.


– Est-ce qu’il n’avait pas lui-même l’intention d’y aller?


– Si, si.»


Elle voulut encore ajouter quelque chose, mais se tut. Je la regardai et attendis. Son visage était triste. J’aurais voulu la questionner, mais il y avait des moments où elle détestait les questions.


«Qu’il est étrange, ce garçon, dit-elle enfin, avec une légère crispation des lèvres et comme s’efforçant de ne pas me regarder.


– Pourquoi? Il est arrivé quelque chose?


– Non, rien, comme ça… D’ailleurs, il a été très gentil… Seulement…


– Maintenant, tous ses chagrins et tous ses soucis ont pris fin», dis-je.


Natacha me jeta un regard insistant et scrutateur. Elle avait peut-être envie de me dire elle-même qu’Aliocha n’avait jamais eu de bien grands soucis, même par le passé, mais elle crut voir cette pensée dans mes yeux. Et elle se mit à bouder.


Aussitôt après, d’ailleurs, elle redevint prévenante et aimable. Cette fois-là, elle fut particulièrement douce. Je restai plus d’une heure chez elle. Elle était très inquiète. Le prince lui avait fait peur. Je remarquai, à certaines de ses questions, qu’elle aurait beaucoup voulu savoir quelle impression au juste elle avait produite hier sur lui. S’était-elle bien tenue? N’avait-elle pas trop exprimé sa joie en sa présence? Ne s’était elle pas montrée trop susceptible ou, au contraire, trop condescendante? N’allait-il pas se faire des idées? Se moquer d’elle? La mépriser?… À cette pensée, ses joues s’enflammaient.


«Comment peux-tu te tracasser ainsi au sujet de ce que ce mauvais homme pense? Et même s’il pensait cela? lui dis-je.


– Pourquoi serait-il mauvais?» me demanda-t-elle.


Natacha était défiante, mais elle avait un cœur pur et une âme droite. Sa défiance découlait d’une source limpide. Elle avait de la fierté, une noble fierté, et elle ne pouvait supporter que ce qu’elle considérait comme au-dessus de tout fût exposé à la moquerie sous ses propres yeux. Au mépris d’un homme vil, elle n’eût, bien entendu, répondu que par le mépris, mais, cependant, elle aurait souffert dans son cœur, si on s’était moqué de ce qu’elle considérait comme sacré, d’où que vint la raillerie. Cela ne venait pas d’un manque de fermeté. Cela provenait en partie de sa trop imparfaite connaissance du monde, de son peu de commerce avec les hommes et de sa vie retirée. Elle avait toujours vécu dans son coin sans presque jamais en sortir. Et enfin, elle avait au plus haut degré cette faculté des âmes bienveillantes qui lui venait peut-être de son père: louer un homme, le croire obstinément meilleur qu’il n’est, exagérer par parti pris tout ce qu’il a de bon. Il est pénible à ces êtres-là de perdre ensuite leurs illusions: d’autant plus pénible qu’on sent qu’on est soi-même coupable. Pourquoi avoir attendu plus qu’on ne pouvait vous donner? Et ce désenchantement les attend d’un instant à l’autre. Le mieux est qu’ils restent tranquilles dans leur coin et n’en sortent pas; j’ai même remarqué qu’ils aiment réellement leur coin, jusqu’à s’y retrancher complètement. D’ailleurs, Natacha avait supporté beaucoup de malheurs, beaucoup d’offenses. C’était un être malade et il ne faut pas l’accuser, si seulement il y a une accusation dans mes paroles…


Mais j’étais pressé et me levai pour m’en aller. Elle parut stupéfaite et faillit fondre en larmes, quoique tout le temps que je fusse resté chez elle, elle ne m’eût témoigné aucune tendresse particulière: au contraire, elle avait même été plus froide que d’habitude avec moi. Elle m’embrassa affectueusement et me regarda longuement dans les yeux.


«Écoute, me dit-elle, Aliocha était très bizarre aujourd’hui, il m’a surprise. Il a été très gentil, il avait l’air heureux, mais il voltigeait comme un papillon, comme un fat, il ne faisait que virevolter devant la glace. Il est vraiment devenu par trop sans gêne…, d’ailleurs il n’est pas resté longtemps. Figure-toi qu’il m’a apporté des bonbons.


– Des bonbons? C’est très gentil, très naïf. Ah! quels numéros vous faites, tous les deux! Voilà maintenant que vous vous observez, que vous vous espionnez, que vous cherchez à déchiffrer vos pensées secrètes sur vos visages (et vous n’y connaissez rien!). Lui encore, ce n’est rien. Il est gai, c’est un écolier, comme avant. Mais toi, toi!»


Toutes les fois que Natacha changeait de ton et s’approchait de moi, soit pour se plaindre d’Aliocha, soit pour me soumettre une question épineuse, ou pour me confier un secret avec le désir que je le comprisse à demi-mot, je me souviens qu’elle me regardait en découvrant ses petites dents et avec l’air de me supplier de prendre infailliblement la décision qui la soulagerait. Mais je me souviens aussi qu’à ces moments-là je prenais un ton sévère et tranchant, comme si je semonçais quelqu’un, et que je faisais cela sans aucune intention, mais que cela PRENAIT toujours. Ma sévérité et ma gravité venaient à propos, avaient plus d’autorité, car l’homme éprouve parfois un besoin irrésistible d’être sermonné. Du moins, Natacha me quittait parfois tout à fait réconfortée.


«Non, vois-tu, Vania, reprit-elle, une main sur mon épaule et me pressant la main de l’autre tout en cherchant mes yeux d’un regard enjôleur; il m’a paru trop peu pénétré…, il s’est donné des airs de mari, tu sais, comme un homme marié depuis dix ans, mais qui est encore aimable avec sa femme. Est-ce que ce n’est pas un peu tôt?… Il riait, pirouettait, mais comme si tout cela ne me concernait qu’en partie, et plus comme auparavant… Il était pressé d’aller chez Katerina Fiodorovna… Je lui parlais et il ne m’écoutait pas, ou se mettait à parler; tu sais, cette vilaine habitude du grand monde que nous avons essayé tous les deux de lui faire perdre. En un mot, il a été si… indifférent en quelque sorte… Mais qu’est-ce que je dis! Me voilà lancée! Ah! nous sommes tous bien exigeants, Vania, nous sommes des despotes capricieux! Je m’en aperçois seulement maintenant! Nous ne pardonnons pas un simple changement de visage, et Dieu sait cependant pourquoi ce visage a changé! Tu avais bien raison de me faire des reproches tout à l’heure! Tout cela, c’est ma faute. Nous nous créons des chagrins, et nous nous plaignons encore… Merci, Vania, tu m’as vraiment fait du bien. Ah! s’il venait aujourd’hui! Mais quoi! Il se fâcherait peut-être à cause de tantôt.


– Comment, vous vous êtes déjà disputés? m’écriai-je stupéfait.


– Pas du tout! Seulement, j’étais un peu triste, et lui de gai qu’il était est devenu brusquement rêveur; et il m’a semblé qu’il me disait adieu sèchement. Mais je vais l’envoyer chercher… Viens aussi, Vania.


– Sûrement, si je ne suis pas retenu.


– Par quoi?


– Je me suis laissé empêtré! Mais j’espère que je pourrai venir.»

VII

À sept heures précises, j’étais chez Masloboiev. Il habitait, dans la rue des Six Boutiques, dans l’aile d’une petite maison, un appartement de trois pièces assez malpropre, mais bien meublé. On y voyait même une certaine aisance et en même temps un extraordinaire laisser-aller. Une très jolie jeune fille d’une vingtaine d’années, vêtue simplement mais très gentiment, toute proprette, avec de bons yeux gais, m’ouvrit la porte. Je devinai tout de suite que c’était là cette même Alexandra Semionovna, dont il m’avait glissé le nom tantôt, en m’engageant à venir faire sa connaissance. Elle me demanda qui j’étais et lorsqu’elle eut entendu mon nom, elle me dit que Masloboiev m’attendait, mais que pour l’instant il dormait dans sa chambre, où elle me conduisit. Masloboiev était assoupi sur un beau divan moelleux; il était recouvert de son manteau sale, un coussin de cuir usé sous la tête. Il dormait d’un sommeil très léger, car dès que nous fûmes entrés, il m’appela par mon nom.


«Ah! C’est toi! Je viens de rêver que tu étais arrivé et que tu me réveillais. C’est donc qu’il est temps. Allons.


– Où?


– Chez cette dame.


– Chez quelle dame? Pourquoi?


– Chez Mme Boubnova, pour la faire casquer. Ah! quelle beauté! poursuivit-il en se tournant vers Alexandra Semionovna, et il se baisa le bout des doigts, au souvenir de Mme Boubnova.


– Le voilà parti, qu’est-ce qu’il va imaginer encore! dit Alexandra Semionovna, estimant de son devoir de se fâcher un peu.


– Vous ne vous connaissez pas? Alexandra Semionovna, je te présente un général en littérature; on ne les voit gratis qu’une fois par an, le reste du temps il faut payer.


– Vous me croyez donc si bête! Ne l’écoutez pas, je vous prie, il se moque toujours de moi. De quels généraux parle-t-il?


– Justement, je vous dis que ce sont des généraux d’une espèce particulière. Quant à vous, Votre Excellence, ne croyez pas que nous soyons sotte; nous sommes beaucoup plus intelligente que nous n’en avons l’air au premier abord.


– Ne l’écoutez pas, je vous dis! Il me fait toujours honte devant les gens comme il faut, cet effronté! Si au moins il me menait de temps en temps au théâtre!


– Alexandra Semionovna, aimez vos… Avez-vous oublié ce que vous devez aimer? Avez-vous oublié le petit mot que je vous ai appris?


– Bien sûr que non, je n’ai pas oublié… C’est une stupidité.


– Eh bien, qu’est-ce que c’est?


– Et je me couvrirais de honte devant un invité! Ça veut peut-être dire quelque chose de sale. Que ma langue se dessèche, si je le dis!


– Donc, vous l’avez oublié!


– Mais non, je ne l’ai pas oublié: c’est pénates! Aimez vos pénates…, qu’est-ce qu’il ne va pas inventer! Peut-être que ça n’a jamais existé, les pénates; et pourquoi faudrait-il les aimer? Il ne fait que dire des bêtises!


– Par contre, chez Mme Boubnova…


– Fi donc! avec ta Boubnova…, et Alexandra Semionovna sortit en courant, en proie à la plus vive indignation.


– Il est temps! Allons! Adieu, Alexandra Semionovna!»


Nous sortîmes.


«Premièrement, Vania, nous allons prendre ce fiacre. C’est ça. Deuxièmement, après t’avoir quitté tout à l’heure, j’ai encore appris une ou deux petites choses, et pas des suppositions, des faits précis. Je suis resté encore une heure à Vassili-Ostrov. Cet enflé est une horrible canaille, un homme répugnant, qui a des caprices et des goûts abjects. Et la Boubnova est connue depuis longtemps pour des manœuvres du même genre. L’autre jour, elle a failli être attrapée au sujet d’une fille de bonne maison. Les robes de mousseline qu’elle avait fait mettre à l’orpheline (comme tu me l’as raconté tout à l’heure) ne me disaient rien qui vaille; car j’avais déjà entendu quelque chose de ce genre auparavant. Et je viens de me procurer quelques renseignements, tout à fait par hasard, il est vrai, mais qui me semblent sûrs. Quel âge a la petite fille?


– Treize ans, d’après son visage.


– Et moins d’après la taille? C’est ainsi qu’elle fait. Suivant les besoins, elle dira qu’elle a onze ans ou quinze. Et comme la pauvre petite est sans défense, sans famille, alors…


– Est-ce possible?


– Qu’est-ce que tu croyais? que Mme Boubnova avait pris la petite chez elle par pure compassion, peut-être? Si l’enflé a déjà pris le chemin de la maison, c’est que c’est une affaire réglée. Il l’a vue ce matin. Et on a promis à ce butor de Sizobrioukhov une femme mariée, la femme d’un fonctionnaire qui a le grade de colonel d’état-major. Les fils de marchands qui font la noce sont sensibles à cela: ils demandent toujours le grade. C’est comme dans la grammaire latine: tu te souviens? la signification l’emporte sur la terminaison. D’ailleurs, je crois bien que je suis encore ivre de tantôt. C’est bon, la Boubnova, ne t’avise pas de te mêler d’histoires pareilles! Elle veut berner la police, voyez un peu ça! Mais moi je lui fais peur, car elle sait que j’ai bonne mémoire… Tu me comprends?»


J’étais terriblement impressionné. Toutes ces nouvelles m’avaient troublé. Je craignais que nous n’arrivions en retard et je pressais le cocher.


«Ne t’inquiète pas: nous avons pris nos mesures, me dit Masloboiev. Mitrochka est là-bas. Sizobrioukhov le paiera en argent, et l’enflé, ce vaurien, en nature. On a décidé ça tout à l’heure. Quant à la Boubnova, ça c’est mon affaire… Aussi, qu’elle ne s’avise pas…»


Nous arrivâmes et nous nous arrêtâmes au restaurant; mais l’homme qui répondait au nom de Mitrochka n’y était pas. Après avoir donné l’ordre au cocher de nous attendre près du perron, nous partîmes chez la Boubnova. Mitrochka nous attendait près de la porte cochère. Une vive lumière éclairait les fenêtres et on entendait les éclats de rire avinés de Sizobrioukhov.


«Ils sont tous là depuis un quart d’heure, nous dit Mitrochka. Maintenant, c’est juste le moment.


– Mais comment allons-nous entrer? demandai-je.


– Comme des invités, répliqua Masloboiev, elle me connaît; et elle connaît aussi Mitrochka. Il est vrai que tout est fermé, mais ce n’est pas pour nous.»


Il frappa légèrement, la porte s’ouvrit aussitôt. Le concierge échangea un clin d’œil avec Mitrochka. Nous entrâmes sans bruit; on ne nous entendit pas. Le concierge nous conduisit à un petit escalier et frappa à la porte. On l’appela: il répondit qu’il était seul. On lui ouvrit et nous entrâmes tous ensemble. Le concierge s’éclipsa.


«Hé, qui va là? s’écria la Boubnova, qui se tenait dans la minuscule antichambre, soûle et débraillée, une bougie à la main.


– Qui? repartit Masloboiev, comment cela, vous ne reconnaissez pas vos chers hôtes, Anna Triphonovna? Qui cela peut-il être, sinon nous?… Philippe Philippytch.


– Ah! Philippe Philippytch! c’est vous…, chers hôtes… Mais comment avez-vous…, je…, rien…, venez par ici, je vous prie.»


Elle était complètement affolée.


«Où cela? Il y a une cloison ici… Non, vous allez nous recevoir mieux que cela. Nous allons boire du champagne, et il y a bien quelques jolies filles?


À l’instant, elle reprit de la vaillance.


«Pour des hôtes aussi chers, j’irais en chercher sous terre; j’en ferais venir de la Chine.


– Deux mots, chère Anna Triphonovna, Sizobrioukhov est ici?


– Ou… i.


– J’ai besoin de le voir. Comment est-ce qu’il a l’audace de faire la noce sans moi, le coquin?


– Il ne vous a sûrement pas oublié. Il attendait quelqu’un, c’était vous, sans doute?»


Masloboiev poussa une porte, et nous nous trouvâmes dans une petite pièce à deux fenêtres ornées de géraniums, avec des chaises cannées et un méchant piano; tout ce qu’il fallait. Mais avant que nous entrions, pendant que nous parlementions dans l’antichambre, Mitrochka avait disparu. Je sus plus tard qu’il n’était pas entré, mais qu’il avait attendu derrière la porte. Il devait ouvrir à quelqu’un. La femme ébouriffée et fardée, qui avait regardé ce matin par-dessus l’épaule de la Boubnova, se trouvait être la commère de Mitrochka.


Sizobrioukhov était assis sur un étroit divan en acajou, devant une table ronde recouverte d’une nappe. Sur la table, il y avait deux bouteilles de champagne, une bouteille de mauvais rhum et des assiettes contenant des bonbons, du pain d’épice et trois sortes de noix. En face de Sizobrioukhov était attablée une créature repoussante, au visage grêlé, âgée d’une quarantaine d’années, vêtue d’une robe de taffetas noir, avec des bracelets et des broches de cuivre. C’était la femme du colonel d’état-major, évidemment une contrefaçon. Sizobrioukhov était ivre et très satisfait. Son gras compagnon n’était pas là.


«Est-ce qu’on se conduit de la sorte? vociféra Masloboiev; et il vous invite chez Dussaux encore?


– Philippe Philippytch, quel bonheur, marmotta Sizobrioukhov, en se levant pour venir à notre rencontre avec un air béat.


– Tu bois?


– Oui, excusez-moi.


– Ne t’excuse pas, invite-nous plutôt. Nous sommes venus nous amuser avec toi. Regarde, j’ai amené un autre invité un ami! (Masloboiev me désigna.)


– Très heureux, je veux dire, enchanté… Hi!


– Et ça s’appelle du champagne! On dirait de la soupe aux choux aigre!


– Vous nous offensez!


– Ainsi, tu n’oses même plus te montrer chez Dussaux; et tu invites encore les gens!


– Il vient de me raconter qu’il a été à Paris, appuya la femme du colonel, ça doit être une blague!


– Fedossia Titichna, ne soyez pas blessante. Nous y sommes allés. Nous avons fait le voyage.


– Un rustre pareil, aller à Paris?


– Nous y avons été. Nous en avons eu la possibilité. Nous nous y sommes distingués avec Karp Vassilitch. Vous connaissez Karp Vassilitch?


– Pourquoi veux-tu que je connaisse ton Karp Vassilitch?


– Comme ça…, ça a rapport à la politique. Nous sommes allés avec lui chez Mme Joubert. Nous y avons cassé un trumeau.


– Un quoi?


– Un trumeau. Il tenait tout le mur. Il montait jusqu’au plafond; et Karp Vassilitch était tellement soûl qu’il s’est mis à parler russe avec Mme Joubert. Il se tenait près du trumeau, et il s’y est accoudé. Et la Joubert lui crie, dans sa langue: «Le trumeau vaut sept cents francs, tu vas le casser!» Il se met à rire et me regarde: j’étais assis en face de lui sur un canapé et j’avais une beauté avec moi, et pas une trogne de travers comme celle-ci. Il se met à crier: «Stépane Terentitch, hé Stépane Terentitch! Part à deux, ça va?» – «Ça va» que je réponds. Et il a tapé dans le trumeau avec ses gros poings. Dzinn! Il n’en restait que des éclats. La Joubert s’est mise à piailler et lui a sauté à la gorge: «Brigand, qu’est-ce qui te prend, qu’est-ce que tu es venu faire?» (Toujours dans leur langue à eux.) Mais lui, il lui répond: «Emporte l’argent, la Joubert, et laisse-moi agir à ma fantaisie, et il lui a compté séance tenante six cent cinquante francs. Nous avons obtenu un rabais de cinquante francs.»


À ce moment, un cri perçant, terrifiant, retentit derrière plusieurs portes, dans une chambre qui devait être séparée de la nôtre par deux ou trois autres pièces. Je tressaillis et poussai aussi un cri. J’avais reconnu la voix d’Elena. Aussitôt après cette lugubre plainte, d’autres cris se firent entendre, ainsi que des injures, tout un remue-ménage et enfin un bruit clair, sonore et distinct de soufflets. C’était probablement Mitrochka qui se faisait justice. Soudain, la porte s’ouvrit violemment, et Elena, pâle, les yeux troubles, dans une robe de mousseline blanche froissée et tout en lambeaux, les cheveux peignés mais défaits comme à la suite d’une lutte, se précipita dans la pièce. Je me tenais en face de la porte, elle se jeta vers moi et m’entoura de ses bras. Tous se levèrent brusquement, alarmés. Des glapissements et des cris se firent entendre lors de son apparition. À la suite, Mitrochka parut à la porte, traînant par les cheveux son ennemi ventru, complètement dépenaillé. Il le tira jusqu’au seuil et le jeta dans la pièce.


«Le voilà! Prenez-le! dit Mitrochka, d’un air très content.


– Écoute, me dit Masloboiev, en s’approchant tranquillement de moi et en me frappant l’épaule; prends le fiacre, emmène la petite et retourne chez toi, tu n’as plus rien à faire ici. Demain, nous réglerons le reste.»


Je ne me le fis pas dire deux fois. Je pris la main d’Elena et la conduisis hors de cet antre. Je ne sais ce qui s’y passa après. On ne nous retint pas, la logeuse était frappée de terreur. Tout s’était passé si rapidement qu’elle n’avait même pas pu s’y opposer. Notre cocher nous attendait, et vingt minutes plus tard, j’étais chez moi.


Elena était plus morte que vive. Je lui dégrafai sa robe, l’aspergeai d’eau et l’étendis sur mon divan. La fièvre et le délire la prirent. Je regardai son petit visage pâle, ses lèvres exsangues, ses cheveux noirs rabattus de côté mais peignés avec soin et pommadés, toute sa toilette, les petits nœuds de ruban rose qui étaient restés çà et là sur sa robe, et je compris toute cette horrible histoire. La pauvre petite! Elle allait de plus en plus mal. Je ne la quittai pas, et résolus de ne pas aller chez Natacha ce soir-là. De temps en temps, Elena soulevait ses longs cils recourbés et me regardait longuement, avec attention, comme si elle me reconnaissait. Elle s’endormit tard, vers une heure. Je m’assoupis à côté d’elle sur le plancher.

VIII

Je me levai très tôt. Je m’étais réveillé presque toutes les demi-heures, et je m’approchais de ma pauvre malade et l’examinais attentivement. Elle avait de la fièvre et délirait un peu. Mais vers le matin, elle s’était profondément endormie. C’est bon signe, m’étais-je dit, mais, lorsque je me fus réveillé, je décidai aussitôt de courir chercher un médecin pendant que la pauvre petite dormait encore. J’en connaissais un, vieux garçon et très brave homme, qui vivait près de la rue de Vladimir, depuis des temps immémoriaux, avec une vieille gouvernante allemande. C’est lui que j’allai trouver. Il me promit de venir à dix heures. J’étais arrivé chez lui à huit heures. J’avais une terrible envie de monter en passant chez Masloboiev, mais je me ravisai: il dormait sans doute encore après la soirée d’hier, et Elena pouvait se réveiller et prendre peur peut-être en se voyant seule dans mon appartement. Dans l’état maladif où elle se trouvait, elle pouvait oublier quand et comment elle avait échoué chez moi.


Elle se réveilla à l’instant précis où j’entrais dans la chambre. Je m’approchai d’elle et lui demandai avec ménagement comment elle se sentait. Elle ne répondit pas, mais me regarda longuement et fixement avec ses yeux noirs et expressifs. Je crus voir dans ce regard qu’elle comprenait tout et qu’elle avait toute sa connaissance. Si elle ne m’avait pas répondu, c’était peut-être parce que c’était là son habitude. Hier et avant-hier non plus, quand elle était venue me voir, elle n’avait pas répondu un mot à certaines de mes questions et avait seulement fixé sur moi son regard fixe et obstiné où se lisaient à la fois la perplexité, la curiosité et une étrange fierté. Maintenant, je voyais encore dans son regard de la dureté et une sorte de méfiance. Je posai ma main sur son front pour voir si elle avait de la fièvre, mais elle me repoussa doucement, sans mot dire, de sa petite main et se tourna vers le mur. Je m’éloignai pour ne pas la déranger.


Je possédais une grande théière de cuivre. Je l’employais depuis longtemps comme samovar et j’y faisais bouillir de l’eau. J’avais du bois, le concierge m’en avait monté pour cinq ou six jours. J’allumai mon poêle, allai chercher de l’eau et mis la théière sur le feu. Je disposai mon service à thé sur la table. Elena s’était retournée vers moi et regardait tout cela avec curiosité.


Je lui demandai si elle désirait quelque chose? Mais elle se détourna encore une fois et ne me répondit rien.


«Pourquoi donc est-elle fâchée contre moi? songeai-je. Quelle étrange petite fille!»


Mon vieux docteur vint comme il l’avait dit, à dix heures. Il examina la malade avec toute sa minutie allemande, et me rassura en me disant que, malgré la fièvre, il n’y avait aucun danger à craindre. Il ajouta qu’elle devait être atteinte d’une autre maladie chronique, quelque chose comme des palpitations, «mais que ce point exigerait des observations particulières, que pour l’instant elle était hors de danger.» Il lui prescrivit une potion et des poudres, plutôt par habitude que par nécessité, et, aussitôt, après, me demanda comment elle se trouvait chez moi. En même temps, il regardait avec étonnement mon appartement. Ce petit vieux était terriblement bavard.


Elena l’étonna; elle lui retira sa main, pendant qu’il lui prenait le pouls et refusa de lui montrer sa langue. À ses questions, elle ne répondit pas un mot, mais se contenta de regarder tout le temps avec insistance l’énorme croix de Saint-Stanislas qui lui pendait au cou.


«Elle doit avoir très mal à la tête, dit le vieux, mais comme elle me regarde, comme elle me regarde!»


Je jugeai inutile de rien lui raconter sur Elena et je m’en tirai en disant que c’était une longue histoire.


«Prévenez-moi, si c’est nécessaire, dit-il en sortant. Pour l’instant, il n’y a pas de danger.»


Je décidai de rester toute la journée avec Elena, de la laisser seule le plus rarement possible jusqu’à son rétablissement. Mais, sachant que Natacha et Anna Andréievna pouvaient se tourmenter en m’attendant inutilement, je résolus du moins de prévenir Natacha par lettre que je n’irais pas chez elle ce jour-là. Ce n’était pas la peine d’écrire à Anna Andréievna. Elle m’avait prié une fois pour toutes de ne plus lui envoyer de lettre, depuis le jour où je lui avais envoyé des nouvelles de la maladie de Natacha. «Mon vieux va faire la tête, quand il verra ta lettre, me dit-elle, il aura une envie terrible de savoir ce qu’il y a dedans, le pauvre, mais il ne pourra pas me le demander, il n’osera pas. Et il sera démonté pour toute une journée. Sans compter, mon cher, que tu ne fais que m’agacer avec une lettre. Dix lignes, est-ce que ça suffit? J’ai envie de te poser des questions plus détaillées, et tu n’es pas là!» Aussi je n’écrivis qu’à Natacha et je mis la lettre à la boîte en portant l’ordonnance à la pharmacie.


Pendant ce temps, Elena s’était rendormie. Dans son sommeil, elle gémissait doucement et frissonnait. Le docteur avait deviné juste: elle souffrait terriblement de la tête. Parfois, elle poussait de petits cris et se réveillait. Elle me regardait avec hostilité, comme si mes attentions lui étaient particulièrement pénibles. J’avoue que cela me faisait beaucoup de peine.


À onze heures, Masloboiev arriva. Il était soucieux et semblait distrait; il n’entra que pour une minute, pressé de partir.


«Eh bien, frère, je m’attendais à ce que ton logement ne paie pas de mine, me dit-il en regardant autour de lui; mais, vrai, je ne pensais pas te trouver dans un pareil coffre. Car c’est un coffre, non un appartement. Admettons que cela n’ait pas d’importance, mais le plus grave, c’est que tous ces soucis accessoires ne font que te détourner de ton travail. J’y ai pensé hier, pendant que nous allions chez la Boubnova. Vois-tu, frère, par ma nature et ma position sociale, je fais partie de ces gens qui ne font d’eux-mêmes rien de bon, mais qui sermonnent les autres. Maintenant, écoute-moi: je passerai peut-être chez toi demain ou après-demain; toi, viens sans faute me voir dimanche matin. D’ici là, l’affaire de la petite sera, je l’espère, complètement réglée; et nous parlerons sérieusement, car il faut s’occuper sérieusement de toi. On ne peut pas vivre comme ça. Hier, je ne t’ai fait que des allusions, mais maintenant je te tiendrai des raisonnements logiques. Et dis-moi, à la fin: est-ce que tu considères comme un déshonneur de m’emprunter de l’argent pendant quelque temps?


– Ne me querelle pas! lui dis-je en l’interrompant. Dis-moi plutôt comment cela s’est terminé hier?


– Mais tout à fait bien, et nous avons atteint notre but, tu me comprends? Maintenant, je n’ai pas le temps. Je suis venu juste un instant pour te dire que je n’avais pas le temps de m’occuper de toi et pour savoir si tu allais la caser quelque part ou la garder chez toi? Car il faut y réfléchir et prendre une décision.


– Je ne sais pas encore au juste et, je l’avoue, je t’attendais pour te demander ton avis. Sous quel prétexte pourrais-je la garder chez moi?


– C’est facile, comme servante, par exemple…


– Je t’en prie, parle moins fort. Bien qu’elle soit malade, elle a toute sa connaissance et quand elle t’a vu, j’ai remarqué qu’elle avait tressailli. Elle se souvient donc de ce qui s’est passé hier.»


Là-dessus, je lui parlai du caractère d’Elena et je lui dis tout ce que j’avais remarqué en elle.


Mes paroles intéressèrent Masloboiev. J’ajoutai que je la placerais peut-être dans une maison que je connaissais, et lui dis quelques mots de mes deux vieux. À mon étonnement il connaissait déjà en partie l’histoire de Natacha et à ma question: «Comment sais-tu cela?» il me répondit:


«Comme ça; il y a longtemps que j’en ai entendu parler, en passant, au sujet d’une affaire. Je t’ai déjà dit que je connais le prince Valkovski. C’est une bonne idée de vouloir l’envoyer chez ces vieux. Sinon, elle te gênerait. Encore une chose; il lui faut des papiers. Ne t’en inquiète pas, je m’en charge. Adieu, viens me voir souvent. Elle dort en ce moment?


– Je crois», répondis-je.


Mais dès qu’il fut sorti, Elena m’appela.


«Qui est-ce?» demanda-t-elle. Sa voix tremblait, mais elle me fixait toujours du même regard insistant et hautain. Je ne peux employer d’autres termes.


Je lui dis le nom de Masloboiev et ajoutai que c’était grâce à lui que je l’avais arrachée à la Boubnova, car celle-ci le craignait beaucoup. Ses joues s’embrasèrent subitement, sans doute au souvenir du passé.


«Et maintenant elle ne viendra plus jamais ici?» demanda Elena, en me regardant d’un air scrutateur.


Je me hâtai de la rassurer. Elle se tut, prit ma main dans ses petits doigts brûlants, mais la lâcha aussitôt comme si elle se ravisait. «Il est impossible qu’elle éprouve une telle répulsion à mon égard, pensai-je. C’est sa façon d’être, ou bien…, ou bien tout simplement la pauvre enfant a eu tellement de malheurs qu’elle n’a plus confiance en personne.»


À l’heure indiquée, j’allai chercher le remède, et en même temps, j’entrai dans un restaurant où je dînais parfois et où l’on me faisait crédit. Cette fois-là, en sortant de chez moi, je pris une casserole et je commandai au restaurant un bouillon de poulet pour Elena. Mais elle ne voulut rien manger, et la soupe, en attendant, resta sur le poêle.


Après lui avoir donné sa potion, je me mis au travail. Je pensais qu’elle dormait, mais, l’ayant regardée à l’improviste, je vis qu’elle avait soulevé la tête et suivait attentivement mes gestes. Je fis semblant de ne pas l’avoir remarquée. Enfin, elle s’endormit pour de bon, tranquillement, sans délirer ni gémir, à mon grand étonnement. Je ressentis un grand embarras: Natacha, ignorant de quoi il s’agissait, pouvait non seulement se fâcher contre moi parce que je n’étais pas venu la voir aujourd’hui, mais même, pensais-je, elle serait sûrement offensée de mon manque d’égards au moment précis où elle avait peut-être le plus besoin de moi. Des ennuis pouvaient se présenter, elle pouvait avoir quelque tâche à me confier, et, comme par un fait exprès, je lui faisais défaut!


En ce qui concernait Anna Andréievna, je ne savais absolument pas comment je m’excuserais le lendemain auprès d’elle. Je réfléchis longuement et soudain décidai de courir et chez l’une et chez l’autre. Je pouvais ne rester absent que deux heures en tout. Elena dormait et ne m’entendrait pas sortir. Je me levai brusquement, enfilai mon paletot, pris ma casquette, mais comme je sortais, Elena m’appela soudain. J’en fus surpris: avait-elle fait semblant de dormir?


Je dirai à ce propos que, quoique Elena fît mine de ne pas vouloir me parler, ces appels assez fréquents, ce besoin de me faire part de toutes ses irrésolutions, prouvaient le contraire et m’étaient, je l’avoue, très agréables.


«Où voulez-vous me mettre?» me demanda-t-elle tandis que je m’approchais d’elle. La plupart du temps, elle posait ses questions brusquement, de façon tout à fait imprévue. Cette fois-ci, je ne la compris même pas tout de suite.


«Tout à l’heure, vous avez dit à votre ami que vous vouliez me mettre dans une maison. Je ne veux aller nulle part.»


Je me penchai vers elle: elle était de nouveau toute brûlante, la fièvre la reprenait. Je me mis à la rassurer; je lui promis que, si elle voulait rester avec moi, je ne l’enverrais nulle part. En disant cela, j’ôtai mon paletot et ma casquette. Je ne pouvais me décider à la laisser seule dans un pareil état.


«Non, partez, me dit-elle, devinant que je voulais rester. J’ai envie de dormir. Je vais m’endormir tout de suite.


– Mais tu ne peux pas rester seule! lui dis-je, hésitant. D’ailleurs, je serai sûrement de retour dans deux heures…


– Alors, partez. Si j’étais malade un an, vous ne sortiriez pas de chez vous pendant tout ce temps-là?» Elle essaya de sourire et me jeta un regard étrange, comme si elle luttait contre un bon sentiment qui parlait dans son cœur. La pauvre petite! Son bon et tendre cœur se révélait malgré toute sa haine des hommes et son apparent endurcissement.


Je courus tout d’abord chez Anna Andréievna. Elle m’attendait avec une impatience fiévreuse et m’accueillit avec des reproches; elle était dans une horrible inquiétude: Nikolaï Serguéitch était sorti tout de suite après le dîner et on ne savait où il était allé. Je pressentais que la vieille n’avait pu y tenir et lui avait tout raconté, PAR ALLUSIONS, selon son habitude. D’ailleurs, elle me l’avoua presque elle même, me disant qu’elle n’avait pu supporter de ne pas partager avec lui une si grande joie, mais que Nikolaï Serguéitch était devenu, selon sa propre expression, plus sombre qu’une nuée d’orage, qu’il n’avait rien dit («il n’a pas ouvert les lèvres, n’a même pas répondu à mes questions») et que brusquement, après le dîner, il avait pris la porte. En me racontant cela. Anna Andréievna tremblait presque de frayeur et elle me supplia d’attendre Nikolaï Serguéitch avec elle. Je m’excusai et lui dis sans ménagement que je ne viendrais peut-être pas non plus le lendemain, et que j’étais passé précisément pour l’en prévenir. Nous faillîmes nous disputer. Elle fondit en larmes; elle me fit des reproches vifs et amers, et ce ne fut que lorsque j’eus franchi la porte qu’elle se jeta à mon cou, me serra dans ses bras et me dit de ne pas me fâcher contre elle qui était «orpheline», et de ne pas me froisser de ses paroles.


Je trouvai Natacha seule, contrairement à ce que j’attendais, et, chose bizarre, il me sembla qu’elle n’était pas aussi contente de me voir que la veille et que les autres jours en général. On eût dit que je l’importunais, que je la dérangeais. Je lui demandai si Aliocha était venu aujourd’hui, elle me répondit qu’il était venu, mais qu’il était resté peu de temps. Il avait promis de passer ce soir, ajouta-t-elle, comme indécise.


«Et hier soir?»


– N-non. Il a été retenu, dit-elle précipitamment. Eh bien, Vania, et tes affaires?»


Je vis qu’elle désirait arrêter là notre conversation et passer à un autre sujet. Je la regardai plus attentivement: elle était visiblement désemparée. Remarquant que je l’observais avec insistance, elle me jeta un regard si rapide et si brusque que je ressentis comme une brûlure. «Elle a un nouveau chagrin, pensai-je, mais elle ne veut pas m’en parler.»


En réponse à sa question, je lui racontai en détail toute l’histoire d’Elena. Cela l’intéressa énormément et mon récit la frappa.


«Mon Dieu! Et tu as pu la laisser seule, malade!» s’écria-t-elle.


Je lui expliquai que je ne voulais pas venir du tout chez elle aujourd’hui, mais que j’avais pensé qu’elle en serait fâchée et qu’elle pouvait avoir besoin de moi.


«Besoin de toi, dit-elle en aparté, en réfléchissant; j’ai peut-être en effet besoin de toi, Vania, mais il vaut mieux remettre cela à une autre fois. As-tu été chez eux?»


Je lui racontai.


«Oui; Dieu sait comment mon père accueillera toutes ces nouvelles. Et d’ailleurs, quelle importance…


– Comment, quelle importance! Un pareil changement!


– Oui… Mais où est-il allé encore? L’autre fois, vous pensiez qu’il était venu chez moi. Écoute, Vania, passe me voir demain si tu peux. Peut-être que j’aurai quelque chose à te dire… Mais cela m’ennuie de troubler ton repos; maintenant tu devrais retourner auprès de te malade. Cela fait bien deux heures que tu es parti de chez toi?


– Oui. Adieu, Natacha. Comment Aliocha a-t-il été avec toi aujourd’hui?


– Aliocha, mais il n’avait rien de particulier… Je m’étonne même de ta curiosité.


– Au revoir, mon amie.


– Adieu.» Elle me tendit la main négligemment et tourna la tête à mon dernier regard d’adieu. Je la quittai quelque peu surpris. Mais je me dis qu’elle avait bien autre chose à penser. L’affaire était d’importance. Demain, elle me raconterait tout cela spontanément.


Je revins tristement chez moi et fus péniblement impressionné dès que je franchis le seuil. Elena était assise sur le divan, la tête penchée sur la poitrine, comme dans une profonde rêverie. Elle ne me regarda même pas et semblait absente. Je m’approchai d’elle; elle murmurait quelque chose. «N’aurait-elle pas le délire?» me dis-je.


«Elena, ma petite, qu’as-tu? lui demandai-je en m’asseyant à côté d’elle et en lui passant le bras autour de la taille.


– Je veux m’en aller… J’aime mieux aller chez elle, dit-elle, sans lever la tête vers moi.


– Où? Chez qui? demandai-je étonné.


– Chez elle, chez la Boubnova. Elle dit toujours que je lui dois beaucoup d’argent, qu’elle a enterré maman à ses frais… Je ne veux pas qu’elle insulte maman… Je vais travailler chez elle et je la paierai par mon travail… Alors, je m’en irai. Mais maintenant, je veux retourner là-bas.


– Calme-toi, Elena, tu ne peux pas aller chez elle, lui dis-je. Elle te tourmenterait; elle te perdrait…


– Qu’elle me perde, qu’elle me torture! reprit Elena avec feu, je ne suis pas la première: il y en a d’autres et de meilleures que moi qui souffrent. C’est une mendiante qui m’a dit cela dans la rue. Je suis pauvre et je veux être pauvre. Je serai pauvre toute ma vie; c’est ce que ma mère m’a ordonné en mourant. Je travaillerai… Je ne veux pas porter cette robe…


– Dès demain, je t’en achèterai une autre. Et je t’apporterai tes livres. Tu vivras chez moi. Je ne te placerai chez personne, si tu ne veux pas; tranquillise-toi…


– Je m’embaucherai comme ouvrière.


– C’est bon, c’est bon, mais calme-toi, couche-toi, dors!»


Mais la pauvre enfant se mit à pleurer. Peu à peu, ses larmes devinrent des sanglots. Je ne savais que faire; j’allai chercher de l’eau, je lui humectai les tempes et le front. Enfin, elle se laissa tomber sur le divan, à bout de forces, et fut surprise de frissons fiévreux. Je l’enveloppai avec ce qui se trouva à ma portée et elle s’endormit, mais d’un sommeil troublé, frémissant, et elle se réveillait à chaque instant. Bien que j’eusse peu marché ce jour-là, j’étais très fatigué et décidai de me coucher le plus tôt possible. Des pensées inquiètes et lancinantes tourbillonnaient dans ma tête. Je pressentais que cette petite fille me causerait beaucoup de tracas. Mais c’était Natacha surtout qui me donnait du souci. En somme, je m’en rends compte maintenant, je me suis rarement trouvé dans un état d’esprit aussi sombre qu’avant de m’endormir pour cette malheureuse nuit.

IX

Je me réveillai tard, à dix heures environ; je me sentais souffrant. La tête me tournait et me faisait mal. Je regardai le lit d’Elena: il était vide. En même temps, de la chambrette de droite, des bruits me parvinrent, comme si on frottait le plancher. Je sortis: Elena balayait, relevant d’une main sa robe élégante qu’elle n’avait pas encore ôtée depuis l’autre soir. Le bois, préparé pour le poêle, était entassé dans un coin; la table était essuyée, la théière astiquée; en un mot, Elena faisait le ménage.


«Écoute, Elena, m’écriai-je, qui t’a dit de balayer le plancher? Je ne veux pas de cela, tu es malade; est-ce que tu es venue chez moi comme servante?


– Qui balaiera le plancher alors? répondit-elle, en se redressant, et en me regardant. Je ne suis pas malade en ce moment.


– Mais je ne t’ai pas prise pour travailler. On dirait que tu as peur que je te reproche comme la Boubnova de vivre chez moi gratis? Où as-tu pris cet horrible balai? Je n’avais pas de balai, ajoutai-je en la regardant avec étonnement.


– Il est à moi: c’est moi qui l’ai apporté ici. Je balayais le plancher pour grand-père. Et le balai est resté depuis ce temps, là-bas sous le poêle.»


Je revins dans ma chambre, pensif: peut-être que je me trompais, mais il me semblait que mon hospitalité lui pesait et qu’elle voulait de toute manière me prouver qu’elle n’habitait pas chez moi gratuitement. «En ce cas, quel caractère susceptible!» me dis-je. Deux ou trois minutes après, elle entra et s’assit en silence à la même place qu’hier, sur le divan, en me regardant d’un air inquisiteur. Pendant ce temps, j’avais fait chauffer de l’eau, j’avais fait infuser le thé, je lui en versai une tasse que je lui tendis avec un morceau de pain blanc. Elle les prit en silence, sans protester. Cela faisait une journée qu’elle n’avait presque rien mangé.


«Tu as sali ta jolie robe», lui dis-je en remarquant une raie noire dans le bas de sa jupe.


Elle chercha l’endroit et, brusquement, à mon grand étonnement, elle laissa là sa tasse, saisit des deux mains, lentement et avec froideur, le bord de sa jupe de mousseline et, d’un seul geste, la déchira de haut en bas. Ensuite, elle leva sur moi sans mot dire son regard têtu et brillant. Elle était pâle.


«Que fais-tu, Elena? m’écriai-je, persuadé de me trouver en présence d’une folle.


– C’est une vilaine robe, dit-elle, presque suffocante d’émotion. Pourquoi avez-vous dit que c’était une jolie robe? Je ne veux pas la porter, cria-t-elle brusquement, en se levant. Je vais la déchirer. Je ne lui ai pas demandé de me parer. Elle m’a parée de force. J’ai déjà déchiré une robe, je déchirerai celle-ci aussi, je la déchirerai! Je la déchirerai!…»


Et elle se jeta avec rage sur la malheureuse robe. En un clin d’œil, elle l’avait mise en pièces. Lorsqu’elle eut terminé, elle était pâle qu’elle se tenait à peine sur ses jambes. Je contemplais avec stupéfaction cet acharnement. Quant à elle, elle me regardait d’un air provocant, comme si j’avais aussi été coupable envers elle. Mais je savais cette fois ce qui me restait à faire.


Je décidai, sans plus attendre, de lui acheter une robe neuve ce matin même. Sur cet être sauvage et aigri, il fallait agir par la douceur. On eût dit qu’elle n’avait jamais vu de braves gens. Si elle avait déjà, en dépit d’un cruel châtiment, mis en lambeaux sa première robe, avec quelle exaspération elle devait regarder celle-ci, qui lui rappelait un moment si récent et si horrible!


Chez le fripier, on pouvait trouver une robe simple et jolie pour un prix très modique. Le malheur était qu’à ce moment-là, je n’avais presque pas d’argent. Mais, la veille déjà, en me couchant, j’avais décidé de me rendre aujourd’hui dans un endroit où j’avais l’espoir de m’en procurer, et justement, il me fallait aller dans cette direction. Je pris mon chapeau. Elena m’observait attentivement, comme si elle attendait quelque chose.


«Vous allez encore m’enfermer? me demanda-t-elle, lorsque je pris la clef pour fermer l’appartement derrière moi, comme hier et avant-hier.


– Mon enfant, lui dis-je en revenant vers elle, ne te fâche pas. Je ferme parce que quelqu’un pourrait entrer; tu es malade, cela te ferait peur, peut-être. Et Dieu sait qui peut venir, la Boubnova pourrait s’aviser de…»


Je lui disais cela à dessein. Je l’enfermais parce que je me méfiais d’elle. Il me semblait que l’idée de me quitter pouvait lui venir subitement. En attendant, je résolus d’être prudent. Elena gardait le silence et je l’enfermai encore cette fois-ci.


Je connais un éditeur qui avait entrepris depuis plus de deux ans la publication d’un ouvrage comprenant un grand nombre de volumes. J’avais souvent trouvé du travail chez lui, lorsqu’il m’avait fallu gagner rapidement quelque argent. Il payait ponctuellement. J’allai chez lui, il m’avança vingt-cinq roubles et je m’engageai à lui fournir dans la semaine un article de compilation. Mais j’espérais soustraire du temps pour mon roman. Je faisais cela souvent lorsque j’étais dans le besoin.


Dès que j’eus mon argent, je courus au décrochez-moi-ça. Là, je trouvai rapidement une vieille marchande de ma connaissance qui vendait toutes sortes de nippes. Je lui donnai approximativement la taille d’Elena, et, en un instant, elle m’eut déniché une petite robe d’indienne aux couleurs claires, très solide et qui n’avait été lavée qu’une fois: le prix en était plus que modéré. J’achetai aussi un fichu. En payant, je songeai qu’Elena avait besoin d’une petite pelisse, d’un mantelet, ou de quelque chose de ce genre. Il faisait froid et elle n’avait presque rien à se mettre. Mais je remis cet achat à une autre fois. Elena était tellement susceptible, tellement fière. Dieu sait comment elle allait déjà accepter cette robe, bien que je l’eusse exprès choisie la plus simple et la plus discrète possible; c’était la robe la plus courante qui fût. Je lui achetai en outre deux paires de bas de fil et une paire de bas de laine. Je pourrais les lui donner sous prétexte qu’elle était malade et qu’il faisait froid dans la chambre. Elle avait aussi besoin de linge. Mais je laissai tout cela pour l’époque où nous aurions fait plus ample connaissance. Par contre, je pris de vieux rideaux pour le lit, achat indispensable et qui pouvait faire grand plaisir à Elena.


Je revins à la maison, chargé de mes acquisitions, à une heure de l’après-midi. Ma serrure s’ouvrait presque sans bruit, de sorte qu’Elena ne m’entendit pas tout de suite rentrer. Je vis qu’elle était debout près de la table et feuilletait mes livres et mes papiers. Lorsqu’elle m’entendit, elle ferma vivement le livre qu’elle lisait et s’éloigna de la table en rougissant. Je jetai un coup d’œil sur le livre: c’était mon premier roman, édité en tirage à part, et mon nom s’étalait sous le titre.


«Quelqu’un a frappé pendant votre absence, me dit-elle d’un ton taquin; il a demandé pourquoi vous aviez fermé.


– C’était le docteur peut-être; tu ne lui as pas parlé, Elena?


– Non.»


Je ne répondis pas; je pris mon paquet, le défis et en tirai la robe que j’avais achetée.


«Écoute, ma petite Elena, dis-je en m’approchant d’elle; tu ne peux pas continuer à porter des haillons. Aussi, je t’ai acheté une robe, une robe de tous les jours, très bon marché, ainsi tu n’as pas à t’inquiéter; elle coûte en tout un rouble vingt kopecks. Porte-la, je t’en prie.»


Je posai la robe à côté d’elle. Elle devint toute rouge et me regarda un instant de tous ses yeux.


Elle était très étonnée et, en même temps, il me sembla qu’elle avait honte. Mais quelque chose de doux, de tendre s’allumait dans son regard. Voyant qu’elle se taisait, je retournai près de la table. Mon acte l’avait visiblement frappée. Mais elle se maîtrisa avec effort et resta assise; les yeux baissés.


La tête me tournait et me faisait de plus en plus mal. Le grand air ne m’avait pas procuré le moindre soulagement. Cependant il fallait aller chez Natacha. Mon inquiétude à son sujet n’avait pas diminué depuis la veille, au contraire, elle ne faisait que, croître. Soudain, il me sembla qu’Elena m’appelait. Je me tournai vers elle.


«Quand vous sortez, ne m’enfermez pas, dit-elle en regardant de côté et en tortillant la frange du divan, comme si elle était plongée dans cette occupation. Je ne m’en irai pas.


– C’est bien, Elena, j’accepte. Mais si quelqu’un vient? Dieu sait qui peut venir!


– Alors, laissez-moi la clef, je fermerai de l’intérieur; et si on frappe, je dirai: il n’est pas à la maison.» Et elle me lança un regard malicieux, comme pour dire «Voilà comment on fait, tout simplement!»


«Qui vous lave votre linge? me demanda-t’elle soudain, avant que j’aie eu le temps de répondre.


– Une femme, ici, dans la maison.


– Je sais laver le linge. Et où avez-vous mangé hier?


– Au restaurant.


– Je sais aussi faire la cuisine. Je vous ferai vos repas.


– Voyons, Elena, que peux-tu savoir faire? Tu ne parles pas sérieusement.


Elle se tut et baissa les yeux. Ma remarque l’avait visiblement mortifiée. Dix minutes, au moins, s’écoulèrent; nous nous taisions tous les deux.


«De la soupe, dit-elle tout à coup, sans relever la tête.


– Comment, de la soupe? Quelle soupe? demandai-je, étonné.


– Je sais faire de la soupe. J’en faisais pour maman, quand elle était malade. Et j’allais aussi au marché.


– Tu vois, Elena, tu vois comme tu es orgueilleuse, dis-je en m’approchant d’elle et en m’asseyant à côté d’elle sur le divan. J’agis avec toi comme mon cœur me l’ordonne. Tu es seule, sans parents, malheureuse. Je veux t’aider. Tu m’aiderais aussi, si j’étais dans le malheur. Mais tu ne veux pas raisonner ainsi et cela t’est pénible d’accepter de moi le moindre cadeau. Tu veux tout de suite me rembourser me payer par ton travail, comme si j’étais la Boubnova et comme si je te faisais des reproches. S’il en est ainsi, c’est honteux, Elena.»


Elle ne répondit pas, ses lèvres tremblaient. Elle semblait vouloir me dire quelque chose, mais elle se contint et se tut. Je me levai pour aller chez Natacha. Cette fois-là, je laissai la clef à Elena, en la priant, si quelqu’un venait et frappait, de répondre et de demander qui c’était.


J’étais persuadé qu’il était arrivé un grave ennui à Natacha et qu’elle me le cachait, comme cela s’était déjà produit plus d’une fois. En tout cas, j’étais décidé à n’entrer chez elle qu’une minute pour ne pas l’irriter par une visite importune.


C’est ce qui arriva. Elle m’accueillit d’un regard dur et mécontent. J’aurais dû m’en aller aussitôt, mais mes jambes se dérobaient.


«Je suis venu pour un instant, Natacha, commençai-je, j’ai un conseil à te demander que vais-je faire de ma pensionnaire?» Et je commençai à lui raconter rapidement tout ce qui concernait Elena. Natacha m’écouta jusqu’au bout sans mot dire.


«Je ne sais que te conseiller, Vania, me répondit-elle. Tout montre que c’est une créature des plus étranges. Peut-être qu’elle a subi beaucoup d’outrages, qu’on lui a fait peur. Laisse-la au moins se rétablir. Tu veux l’envoyer chez nous?


– Elle dit qu’elle ne veut pas partir de chez moi. Et Dieu sait comment on la recevrait là-bas, aussi je ne sais que faire. Mais et toi, mon amie? Tu avais l’air souffrante hier? lui demandai-je timidement.


– Oui…, et aujourd’hui aussi j’ai un peu mal à la tête, me répondit-elle distraitement. As-tu vu quelqu’un des nôtres?


– Non, j’irai demain. Car c’est demain samedi…


– Et alors?


– Le prince viendra demain soir…


– Eh bien, oui! Je ne l’ai pas oublié.


– Non, je disais cela comme ça…»


Elle s’arrêta juste devant moi et me regarda longuement dans les yeux avec insistance. Dans son regard se lisait une résolution opiniâtre; il avait quelque chose de brûlant, de fiévreux.


«Sais-tu une chose, Vania, me dit-elle: aie la bonté de me laisser, tu me déranges beaucoup…»


Je me levai de mon fauteuil et la regardai avec un étonnement indicible.


«Natacha, ma chère, qu’as-tu? qu’est-il arrivé? m’écriai-je, effrayé.


– Il n’est rien arrivé! Tu sauras tout demain, tout, mais pour l’instant, je veux être seule. Écoute, Vania: va-t’en tout de suite. Cela m’est si pénible de te voir, si pénible!


– Mais dis-moi au moins…


– Demain, tu sauras tout! Oh! mon Dieu! Mais partiras-tu?»


Je sortis. J’étais tellement abasourdi que j’étais à peine conscient. Mavra sauta sur moi dans l’entrée.


«Alors, elle est fâchée? me demanda-t-elle. Je n’ose même pas l’approcher.


– Mais qu’est-ce qu’elle a donc?


– Elle a que LE NÔTRE n’a pas mis le nez ici depuis deux jours.


– Comment cela? demandai-je, stupéfait. Mais elle m’a dit elle-même hier qu’il était venu dans la matinée, et qu’il voulait venir le soir…


– Ce n’est pas vrai! Et il n’est pas du tout venu hier matin! Je te le dis, depuis avant-hier, il a disparu. Elle t’a dit hier qu’il était venu le matin?


– Oui.


– Eh bien, il faut croire que ça la travaille, si elle ne veut même pas t’avouer qu’il n’est pas venu. Un beau luron!


– Mais qu’est-ce que cela veut dire? m’écriai-je.


– Ça veut dire que je ne sais que faire d’elle, reprit Mavra en écartant les bras. Hier encore, elle m’a envoyée chez lui, mais elle m’a fait revenir deux fois. Et aujourd’hui, elle ne veut même plus me parler. Tu devrais aller chez lui. Moi, je n’ose pas la quitter.»


Je me précipitai dans l’escalier.


«Viendras-tu ce soir? me cria Mavra.


– Nous verrons cela là-bas, lui répondis-je sans m’arrêter. Je passerai peut-être juste te demander ce que cela devient. Si je suis encore en vie.»


J’avais effectivement ressenti comme un coup au cœur.

X

Je me rendis directement chez Aliocha. Il habitait chez son père à la petite Morskaia. Le prince avait un assez grand appartement, bien qu’il vécût seul. Aliocha y occupait deux belles pièces. J’étais allé très rarement chez lui, une seule fois avant ce jour, je crois. Lui, il passait plus souvent chez moi, surtout au début, dans les premiers temps de sa liaison avec Natacha.


Il n’était pas chez lui. Je me rendis directement dans sa chambre et lui écrivis ce billet: «Aliocha, vous semblez avoir perdu la raison. Mardi soir, quand votre père a demandé lui-même à Natacha de vous faire l’honneur de vous accorder sa main, vous avez été très heureux de cette requête, j’en ai été témoin; vous avouerez donc que votre conduite actuelle est quelque peu étrange. Vous rendez-vous compte de ce que vous faites à Natacha? En tout cas, mon billet vous rappellera que votre façon d’agir envers votre future femme est indigne et légère au plus haut point. Je sais fort bien que je n’ai aucun droit de vous faire des remontrances, mais je ne m’en soucie pas le moins du monde…»


«P. -S. Elle ne sait rien de cette lettre et ne m’a même pas parlé de vous.»


Je cachetai le billet et le laissai sur sa table. À mes questions, le domestique me répondit qu’Alexeï Petrovitch n’était presque jamais à la maison et qu’il ne rentrerait que vers le matin.


Je pus à peine me traîner jusque chez moi. La tête me tournait, mes jambes flageolaient. Ma porte était ouverte. Nikolaï Serguéitch était chez moi: il m’attendait. Il était assis près de la table et, sans dire mot, contemplait avec étonnement Elena qui le regardait avec une surprise non moins grande, tout en se taisant obstinément.


«Elle doit lui sembler étrange», me dis-je.


«Voici une heure que je suis là, mon ami, et je t’avoue que je ne m’attendais pas… à te trouver ainsi», poursuivit-il, en embrassant la chambre du regard et en me faisant un clin d’œil imperceptible dans la direction d’Elena. Ses yeux exprimaient la stupéfaction. Mais, l’ayant observé plus attentivement, je remarquai qu’il était triste et inquiet. Son visage était plus pâle qu’à l’ordinaire.


«Assieds-toi, assieds-toi donc, reprit-il d’un air affairé et contrarié; je m’étais dépêché de venir te voir, il arrive quelque chose de grave; mais qu’est-ce que tu as? tu n’as pas figure humaine?


– Je ne me sens pas bien. La tête me tourne depuis ce matin.


– Fais attention, il ne faut pas négliger cela. Tu as pris froid, sans doute?


– Non, c’est simplement une crise nerveuse. Cela m’arrive de temps en temps. Et vous, comment allez-vous?


– Ça va, ça va! Un échauffement, c’était tout. Il se passe quelque chose. Assieds-toi.»


J’approchai une chaise et m’assis près de la table, lui faisant face. Le vieux se pencha vers moi et commença à mi-voix:


«Fais attention, ne la regarde pas et faisons semblant de parler d’autre chose. Qui est cette jeune fille?


– Je vous expliquerai plus tard, Nikolaï Serguéitch. C’est une pauvre enfant, orpheline de père et de mère, la petite-fille de ce Smith qui habitait ici et qui est mort dans la confiserie.


– Ah! il avait une petite-fille? Eh bien, mon cher, elle est bizarre, comme elle vous regarde Je te le dis franchement, si tu avais tardé encore cinq minutes, je ne me serais pas attardé ici. Elle a fait des histoires pour me laisser entrer et elle n’a pas ouvert la bouche; elle fait peur, elle n’a pas l’air d’une créature humaine. Et comment se trouve-t-elle chez toi? Ah je comprends, elle est sans doute venue voir son grand-père, sans savoir qu’il était mort?


– Oui. Elle était très malheureuse. Le vieux a parlé d’elle en mourant.


– Hum! Tel grand-père, telle petite-fille. Tu me raconteras tout cela après. Peut-être qu’on pourra l’aider, si elle est tellement malheureuse… Bon, et maintenant, est-ce qu’on ne pourrait pas lui dire de s’en aller, car j’ai à te parler sérieusement?


– Mais elle n’a nulle part où aller. Elle habite ici.»


J’expliquai ce que je pus au vieux en deux mots, et j’ajoutai qu’on pouvait parler devant elle, car c’était une enfant.


«Oui, bien sûr, une enfant. Mais je n’en reviens pas, mon ami. Elle vit avec toi, Seigneur mon Dieu!»


Et le vieux la regarda encore une fois d’un air stupéfait. Elena, sentant qu’on parlait d’elle, restait assise sans dire mot, la tête baissée et effilochant la frange du divan. Elle avait mis sa robe neuve, qui lui allait parfaitement. Ses cheveux étaient lissés avec plus de soin qu’auparavant, peut-être pour faire honneur à sa nouvelle robe. Dans l’ensemble, sans l’étrangeté sauvage de son regard, c’eût été une charmante petite fille.


«Je vais être bref et précis, mon cher, voici ce dont il s’agit, reprit le vieillard: c’est une longue histoire, et c’est sérieux…»


Il avait les yeux baissés, un air grave et préoccupé, et malgré sa précipitation, sa «brièveté» et sa «précision» il ne savait par où commencer. «Que vais je entendre?» me dis-je.


«Vois-tu, Vania, je suis venu t’adresser une grande requête. Mais avant…, je pense qu’il faudrait t’expliquer certaines circonstances…, extrêmement délicates.»


Il toussa et me jeta un regard à la dérobée; puis il rougit; puis il se fâcha contre lui-même de son manque de présence d’esprit.


«Mais qu’y a-t-il à expliquer! Tu comprendras toi-même! Tout simplement, je vais provoquer le prince en duel, et je te demande d’arranger cette affaire et de me servir de témoin.»


Je me renversai sur le dossier de ma chaise et le regardai, au comble de la stupéfaction.


«Eh bien, qu’as-tu à me regarder? Je ne suis pas fou.


– Mais permettez, Nikolaï Serguéitch! Sous quel prétexte, dans quel but? Et enfin, est-ce possible…


– Un prétexte! Un but! s’écria le vieillard, voilà qui est admirable!


– C’est bon, c’est bon, je sais ce que vous allez dire, mais à quoi cette incartade servira-t-elle? Que sortira-t-il de ce duel? Je l’avoue, je ne comprends pas.


– Je pensais bien que tu ne comprendrais rien. Écoute: notre procès est terminé (c’est-à-dire qu’il va se terminer ces jours-ci: il ne reste plus que des formalités sans importance), je l’ai perdu. Je dois payer dix mille roubles: c’est ce qu’ils ont arrêté. Ikhménievka sert de garantie. Par conséquent, à l’heure qu’il est, ce gredin est sûr de rentrer dans son argent et moi, en lui remettant Ikhménievka, j’acquitte ma dette et je deviens pour lui un étranger. C’est alors que je relève la tête. Ainsi, très vénérable prince, vous m’avez offensé deux ans durant; vous avez sali mon nom, l’honneur de ma famille, et j’ai dû supporter tout cela! Je ne pouvais pas alors vous provoquer en duel. Vous m’auriez dit sans vous gêner «Ah! rusé bonhomme, tu veux me tuer pour ne pas me payer l’argent que, tu le sais, on te condamnera à me verser tôt ou tard! Non, voyons d’abord comment va se terminer le procès; ensuite, tu pourras me provoquer en duel.» Maintenant, très honorable prince, le procès est jugé, vous l’avez gagné, donc il n’y a pas la moindre difficulté, aussi vous allez me faire le plaisir de venir avec moi sur le pré. Voilà l’affaire. Eh bien, à ton avis, n’ai-je pas le droit de me venger enfin de tout, de tout?»


Ses yeux étincelaient. Je le regardai longtemps en silence. J’aurais voulu pénétrer au plus secret de sa pensée.


«Écoutez, Nikolaï Serguéitch, lui répondis-je enfin, me décidant à prononcer le mot essentiel, sans lequel nous ne nous serions pas compris. Pouvez-vous être entièrement sincère avec moi?


– Oui, répondit-il avec fermeté.


– Dites-moi franchement: est-ce uniquement un sentiment de vengeance qui vous incite à le provoquer, ou avez-vous en vue d’autres buts?


– Vania, me répondit-il, tu sais que je ne permets à personne d’effleurer certains sujets dans la conversation; mais, pour cette fois, je ferai une exception, parce qu’avec ton esprit lucide tu as tout de suite deviné qu’il était impossible d’éviter ce sujet. Oui, j’ai aussi un autre but. Celui de sauver ma fille qui se perd et de la détourner de la voie fatale où l’ont placée les derniers événements.


– Mais comment ce duel la sauvera-t-il, c’est là la question?


– En compromettant tout ce qui se trame là-bas. Écoute: ne va pas penser que c’est la tendresse paternelle ou autres faiblesses de ce genre qui parlent en moi. Tout ça, ce sont des bêtises! Je ne montre à personne le fond de mon cœur. Toi-même, tu ne le connais pas. Ma fille m’a abandonné, elle a quitté ma maison avec son amant, et je l’ai arrachée de mon cœur, une fois pour toutes, dès ce soir-là, tu te souviens? Si tu m’as vu sangloter au-dessus de son portrait, cela ne veut pas dire que je désire lui pardonner. Même à ce moment-là, je ne pardonnais pas. Je pleurais sur mon bonheur perdu, sur la vanité de mes rêves, et non sur ELLE, telle qu’elle est maintenant. Je pleure peut-être souvent; je n’ai pas honte de l’avouer, de même que je n’ai pas honte d’avouer que j’aimais mon enfant plus que tout au monde. Tout ceci apparemment va à l’encontre de la sortie que je viens de faire. Tu peux me dire: s’il en est ainsi, si vous êtes indifférent au sort de celle que vous avez cessé de considérer comme votre fille, alors pourquoi donc vous immiscer dans ce qui se projette là-bas? Je te répondrai que c’est premièrement parce que je ne veux pas laisser triompher un homme vil et rusé et, deuxièmement, par un sentiment d’humanité des plus ordinaires. Bien qu’elle ne soit plus ma fille, c’est tout de même un être dupé, faible et sans défense que l’on trompe encore davantage afin de la perdre définitivement. Je ne peux me mêler directement à cette affaire, mais je le peux indirectement, par un duel. Si l’on me tue ou si l’on verse mon sang, elle ne va pas passer sur mon corps pour épouser le fils de mon assassin, comme la fille de ce tsar (tu te rappelles ce livre qui était chez nous et où tu apprenais à lire?) qui fit passer son char sur le cadavre de son père? Et enfin, s’il se bat, notre prince lui-même ne voudra plus de ce mariage. En un mot, je ne veux pas de cette union et je ferai tous mes efforts pour qu’elle ne se fasse pas. Me comprends-tu maintenant?


– Non. Si vous désirez le bonheur de Natacha, comment pouvez-vous vous résoudre à empêcher ce mariage, c’est-à-dire la seule chose qui puisse la réhabiliter? Elle a encore longtemps à vivre. Elle a besoin de sa réputation.


– Foin des opinions du monde, voilà ce qu’elle doit penser! Elle doit sentir que la plus grande infamie pour elle se résume dans ce mariage, précisément dans une union avec ces gens abjects, avec ce monde pitoyable. Une noble fierté, voilà sa réponse au monde. Alors, peut-être que je consentirai moi aussi à lui tendre la main, et nous verrons qui osera déshonorer mon enfant!»


Cet idéalisme désespéré me stupéfia. Mais je devinai tout de suite qu’il était hors de lui et parlait dans l’emportement de la colère.


«C’est trop idéaliste, lui répondis-je: et, de ce fait, cruel. Vous exigez d’elle une force que, peut-être, vous ne lui avez pas donnée en même temps que la vie. Est-ce qu’elle consent à ce mariage parce qu’elle désire être princesse? Elle aime, vous le savez: c’est la passion, la fatalité. Et enfin, vous lui demandez de mépriser l’opinion du monde, et vous vous y soumettez vous-même. Le prince vous a offensé, il vous a publiquement soupçonné de chercher, pour de vils motifs et par ruse, à vous allier à sa maison, et voici que vous pensez maintenant que, si elle refuse d’elle-même, après une proposition formelle de leur part, ce sera la réfutation la plus claire et la plus complète de l’ancienne calomnie. Voici ce que vous obtenez; vous vous inclinez devant l’opinion du prince, vous l’amenez à avouer lui-même sa faute. Vous brûlez de le tourner en dérision, de vous venger de lui et, pour cela, vous sacrifiez le bonheur de votre fille. Est-ce que ce n’est pas de l’égoïsme?»


Le vieux était assis, l’air sombre, les sourcils froncés, et il resta longtemps sans répondre.


«Tu es injuste envers moi, Vania, dit-il enfin, et une larme brilla à ses cils; je te jure que tu es injuste, mais laissons cela! Je ne peux pas retourner mon cœur devant toi, poursuivit-il en se levant et en prenant son chapeau, je te dirai seulement ceci: tu viens de parler du bonheur de ma fille. Décidément, je ne crois pas à ce bonheur, sans compter qu’il ne se fera jamais, même sans mon intervention.


– Comment? Pourquoi pensez-vous cela? Savez-vous quelque chose? m’écriai-je étonné.


– Non, je ne sais rien de particulier. Mais ce maudit renard n’a pu se résoudre à pareille démarche. Tout cela, ce sont des bêtises, c’est un piège. J’en suis convaincu et, souviens-toi de mes paroles, il en sera comme je te le dis. Deuxièmement: si ce mariage avait lieu, ce serait seulement dans le cas où ce gredin poursuivrait un calcul mystérieux, inconnu de tous, et que ce mariage servirait, calcul que je ne comprends décidément pas; ainsi juge toi-même, interroge ton cœur: sera-t-elle heureuse dans un pareil mariage? Des reproches, des humiliations, la vie avec un gamin à qui déjà son amour est à charge, qui, s’il l’épouse, cessera aussitôt de la respecter, l’offensera, l’humiliera; la passion se renforcera de son côté à mesure qu’elle se refroidira de l’autre; la jalousie, les tourments, l’enfer, la séparation, le crime peut-être…, non, Vania! Si c’est là ce que vous préparez, et que tu y pousses encore, je te le prédis, tu en répondras devant Dieu, mais il sera trop tard! Adieu.»


Je le retins.


«Écoutez, Nikolaï Serguéitch, décidons d’attendre. Soyez certain que je ne suis pas le seul à suivre cette affaire, peut-être qu’elle se résoudra au mieux, d’elle-même, sans solutions violentes et artificielles, comme ce duel, par exemple. Le temps dénouera cela mieux que quiconque! Et enfin, permettez-moi de vous le dire, votre projet est parfaitement irréalisable. Avez-vous pu songer une minute que le prince accepterait votre défi?


– Et pourquoi pas? Qu’est-ce qui te prend? As-tu perdu l’esprit?


– Je vous jure qu’il ne l’accepterait pas; et soyez sûr qu’il trouvera une échappatoire parfaitement correcte; il mènera tout cela avec une gravité pédante, et pendant ce temps vos serez couvert de ridicule…


– Je t’en prie, mon cher, je t’en prie! Ceci me coupe bras et jambes. Mais comment est-ce qu’il ne l’accepterait pas? Non, Vania, tu es un poète, voilà tout: et un vrai poète! Alors, d’après toi, il serait indécent de se battre avec moi? Je le vaux bien. Je suis un vieillard, un père offensé; toi, un écrivain russe, donc un personnage honorable aussi, tu peux être mon témoin et… et… Je ne comprends pas…, qu’est-ce qu’il te faut de plus…


– Vous verrez. Il présentera de telles raisons que, vous le premier, vous trouverez qu’il est impossible de vous battre avec lui.


– Hum!… C’est bien, mon ami, qu’il en soit comme tu voudras! J’attendrai, un certain temps bien entendu. Voyons ce que fera le temps. Mais voici, mon ami: donne-moi ta parole d’honneur que ni là-bas ni à Anna Andréievna tu ne parleras de notre conversation.


– C’est entendu.


– Ensuite, Vania, fais-moi la grâce de ne plus jamais me parler de ceci.


– C’est bon, je vous donne ma parole.


– Et, pour finir, encore une prière: je sais, mon cher, que tu t’ennuies chez nous, mais viens nous voir plus souvent, si tu le peux. Ma pauvre Anna Andréievna t’aime tellement et… et… languit tellement sans toi… tu me comprends, Vania?»


Et il me serra follement la main. Je le lui promis de tout mon cœur.


«Maintenant, Vania, une dernière question épineuse: as-tu de l’argent?


– De l’argent? répétai-je étonné.


– Oui (le vieux rougit et baissa les yeux); je vois ton appartement…; les conditions dans lesquelles tu vis…, et je me dis que tu peux avoir des dépenses extraordinaires (surtout maintenant), alors…, voici cent cinquante roubles, mon ami… pour parer à toute éventualité…


– Cent cinquante roubles pour PARER À TOUTE ÉVENTUALITÉ, quand vous avez vous-même perdu votre procès.


– Vania, à ce que je vois, tu ne me comprends pas du tout! Tu peux avoir des besoins EXTRAORDINAIRES, prends cet argent. Il y a des cas où l’argent procure l’indépendance, la liberté de décision. Peut-être que tu n’en as pas besoin maintenant, mais ne faut-il pas penser aussi à l’avenir? En tout cas, je te laisse cela, c’est tout ce que j’ai pu rassembler. Si tu ne le dépenses pas, tu me le rendras. Et maintenant, adieu! Mon Dieu, comme tu es pâle! Mais tu es malade.»


Je ne répliquai point et pris l’argent. La raison pour laquelle il me laissait cette somme était trop claire.


«Je tiens à peine sur mes jambes, lui répondais-je.


– Ne néglige pas cela, Vania, ne néglige pas cela! Ne sors plus aujourd’hui! Je dirai à Anna Andréievna dans quel état tu es. Ne faudrait-il pas appeler un médecin? Je viendrai te voir demain; du moins, je m’y efforcerai, si je peux seulement me traîner sur mes jambes. Maintenant, tu ferais bien de te coucher… Allons, adieu. Adieu, petite fille; elle se détourne! Tiens, mon ami, voici encore cinq roubles, pour la petite. Ne lui dis pas que c’est moi qui te les ai donnés, mais dépenses-les simplement pour elle, achète-lui des souliers, du linge…, il doit lui manquer beaucoup de choses! Adieu, mon ami.»


Je l’accompagnai jusqu’à la porte cochère. Il fallait que j’envoie le concierge me chercher à manger. Elena n’avait pas encore dîné…

XI

Mais dès que je fus rentré chez moi, je fus pris d’un vertige et tombai au milieu de ma chambre. Je me rappelle seulement le cri d’Elena: elle se frappa les mains l’une contre l’autre et se précipita vers moi pour me soutenir. Ce fut le dernier instant qui subsista dans ma mémoire…


Quand je revins à moi, j’étais sur mon lit. Elena me raconta dans la suite qu’elle m’avait transporté sur le divan avec l’aide du concierge qui nous avait apporté à manger en cet instant. Je me réveillai plusieurs fois, et chaque fois aperçus le petit visage soucieux et compatissant d’Elena penché au-dessus de moi. Mais je me souviens de tout ceci comme à travers un songe, comme dans un brouillard, et la gracieuse image de la pauvre fillette passait devant moi dans mon assoupissement ainsi qu’une vision, un tableau; elle m’apportait à boire, me redressait, ou bien restait assise près de moi, triste, effrayée, et me caressait les cheveux. Je me souviens qu’une fois elle effleura mon visage d’un baiser. Une autre fois, m’étant brusquement réveillé pendant la nuit, je vis, à la lumière d’une bougie presque consumée qui se trouvait sur une petite table poussée près du divan, je vis qu’Elena avait posé sa tête sur mon oreiller et dormait d’un sommeil craintif, ses lèvres pâles à demi entrouvertes, sa main appliquée sur sa joue tiède. Quand je me réveillai pour de bon, c’était déjà le matin; la bougie avait achevé de brûler; la lueur vive et empourprée de l’aube qui se levait jouait déjà sur le mur. Elena était assise sur une chaise devant la table et, sa tête lasse appuyée sur son bras gauche, étendu sur la table, dormait d’un profond sommeil; je me souviens que je contemplai son visage enfantin, revêtu même dans le sommeil d’une expression de tristesse adulte et d’une beauté étrange et maladive; ce visage pâle, aux longs cils retroussés et aux joues creuses, était encadré de cheveux noirs comme l’ébène dont la masse touffue négligemment nouée retombait de côté. Son autre main reposait sur mon oreiller. Je baisai tout doucement cette petite main maigre, mais la pauvre enfant ne se réveilla pas; seul un sourire glissa sur ses lèvres pâles. Je la regardai un long moment et m’endormis d’un sommeil paisible et réparateur. Cette fois-ci, je dormis presque jusqu’à midi. Une fois réveillé, je me sentis presque guéri. Seules une faiblesse, une lourdeur dans tous mes membres témoignaient de mon récent malaise. J’avais déjà eu auparavant de courtes crises de nerfs; je les connaissais bien. Habituellement, la maladie ne durait guère plus d’un jour, ce qui ne l’empêchait pas d’ailleurs d’être rude et violente.


Il était déjà presque midi. Ce que je vis en premier, ce furent, tendus dans un coin sur un cordon, les rideaux que j’avais achetés la veille. Elena s’était arrangé dans la chambre un petit coin à elle. Elle était assise devant le poêle et préparait le thé. En voyant que je m’étais réveillé, elle eut un sourire joyeux et vint aussitôt vers moi.


«Mon amie, lui dis-je en lui prenant la main: tu m’as veillé toute la nuit. Je ne savais pas que tu étais si bonne.


– Mais comment savez-vous que je vous ai veillé? peut-être que j’ai dormi tout le temps», dit-elle en me regardant avec une gentillesse malicieuse et timide, et elle rougit en prononçant ces paroles.


«Je me suis réveillé et j’ai tout vu. Tu ne t’es endormie qu’avant le jour.


– Voulez-vous du thé? m’interrompit-elle, comme gênée de poursuivre cette conversation, ainsi qu’il arrive avec tous les êtres pudiques et rigoureusement honnêtes, lorsqu’on leur adresse des paroles de louange.


– Oui, répondis-je. Mais as-tu dîné hier?


– Je n’ai pas dîné, mais j’ai soupé. Le concierge m’a apporté ce qu’il fallait. D’ailleurs, ne parlez pas, restez couché tranquillement: vous n’êtes pas encore tout à fait bien, ajouta-t-elle en m’apportant du thé et en s’asseyant sur mon lit.


– Rester couché! Je resterai dans mon lit jusqu’à ce soir, mais ensuite je sortirai. Il le faut absolument, ma petite Elena.


– Est-ce qu’il le faut vraiment? Chez qui allez-vous? Pas chez le visiteur d’hier?


– Non, pas chez lui.


– Heureusement. C’est lui qui vous a troublé. Chez sa fille alors?


– Comment sais-tu qu’il a une fille?


– J’ai tout entendu», répondit-elle en baissant les yeux.


Son visage se rembrunit. Elle fronça les sourcils.


«C’est un méchant homme, ajouta-t-elle.


– Tu ne le connais pas. Au contraire, c’est un très brave homme.


– Non, non, il est méchant; j’ai entendu, répondit-elle avec élan.


– Qu’as-tu donc entendu?


– Il ne veut pas pardonner à sa fille…


– Mais il l’aime. Elle est coupable envers lui, et il se tourmente à cause d’elle.


– Et pourquoi est-ce qu’il ne lui pardonne pas? Maintenant, même s’il lui pardonne, sa fille ne devrait pas aller chez lui.


– Comment cela? Pourquoi?


– Parce qu’il ne mérite pas que sa fille l’aime, répondit-elle avec chaleur. Qu’elle le quitte pour toujours et s’en aille mendier, pour qu’il voie que sa fille demande l’aumône et qu’elle souffre.»


Ses yeux étincelaient, ses joues étaient empourprées. Elle a sûrement une raison de parler ainsi, songeai-je à part moi.


– C’est dans sa maison que vous vouliez me placer? ajouta-t-elle après un silence.


– Oui, Elena.


– J’aime mieux m’engager comme servante.


– Ah! ce n’est pas bien ce que tu dis là, ma petite Elena. Et quelle sottise: chez qui peux-tu te placer?


– Chez le premier moujik venu», répondit-elle avec impatience, en tenant toujours les yeux baissés.


Elle était visiblement en fureur.


«Mais un moujik n’a que faire d’une servante comme toi, dis-je avec un petit rire.


– Alors, chez des seigneurs.


– Avec ton caractère, habiter chez des seigneurs?


– Oui. Plus elle s’irritait, plus elle répondait avec brusquerie.


– Mais tu n’y tiendrais pas.


– Si. On me grondera, mais je me tairai, exprès. On me battra, et je continuerai à me taire toujours; qu’ils me battent, pour rien au monde je ne pleurerai. Ils seront encore plus furieux, si je ne pleure pas.


– Qu’est-ce qui te prend, Elena! Comme tu es aigrie et orgueilleuse! C’est sans doute que tu as eu beaucoup de malheurs…»


Je me levai et m’approchai de la grande table, Elena resta sur le divan, regardant à terre d’un air pensif et tiraillant la frange du bout des doigts. Elle se taisait. Mes paroles l’ont-elles fâchée? pensais-je.


J’ouvris machinalement les livres que j’avais pris hier pour mon article et peu à peu je me laissai absorber par ma lecture. Cela m’arrive souvent: je viens, j’ouvre un livre pour une minute, pour chercher un renseignement, et je me laisse si bien entraîner que j’oublie tout.


«Qu’est-ce que vous écrivez? demanda avec un sourire timide Elena qui s’était approchée de la table.


– Toutes sortes de choses, mon petit. On me paie pour cela.


– Des requêtes?


– Non, pas des requêtes. Et je lui expliquai comme je pus que j’écrivais différentes histoires sur différentes gens; cela faisait des livres qui s’appelaient nouvelles et romans. Elle m’écouta avec beaucoup de curiosité.


– Et vous dites toujours la vérité?


– Non, j’invente.


– Pourquoi écrivez-vous des mensonges?


– Tiens, lis ce livre, tu verras, tu l’as déjà regardé une fois. Tu sais lire?


– Oui.


– Eh bien, tu verras. C’est moi qui ai écrit ce petit livre.


– C’est vous? Alors, je vais le lire…


Elle avait grande envie de me dire quelque chose, mais cela la gênait visiblement et elle était fort agitée. Quelque chose se cachait sous ses questions.


«Et on vous paie beaucoup pour cela? demanda-t-elle enfin.


– Cela dépend. Parfois beaucoup et parfois rien du tout, quand le travail ne vient pas bien. C’est très difficile, Elena.


– Alors, vous n’êtes pas riche?


– Non.


– Si c’est ça, je vais travailler et je vous aiderai…»


Elle me jeta un regard rapide, devint toute rouge, baissa les yeux, et, faisant deux pas vers moi, brusquement elle m’enveloppa de ses bras et pressa fortement son visage contre ma poitrine. Je la regardais avec stupéfaction.


«Je vous aime…, je ne suis pas orgueilleuse, dit-elle. Vous avez dit hier que j’étais orgueilleuse. Non, non, ce n’est pas vrai…, je vous aime… Il n’y a que vous qui m’aimiez…»


Mais déjà les larmes l’étouffaient. Une minute après, elles s’échappèrent de sa poitrine avec violence, comme hier au moment de son attaque. Elle tomba à genoux devant moi, me baisa les mains, les pieds…


«Vous m’aimez! répétait-elle. Vous êtes le seul, le seul!…»


Elle serrait convulsivement mes genoux dans ses bras. Tous ses sentiments, si longtemps contenus, faisaient soudain irruption en un élan irrésistible, et je compris l’étrange obstination de ce cœur qui s’était pudiquement caché jusqu’ici avec d’autant plus d’entêtement et de rigueur que le besoin de s’épancher, de s’exprimer était plus fort, et tout ceci jusqu’à l’explosion inévitable qui se produit lorsque tout l’être s’abandonne, jusqu’à s’oublier, à ce besoin d’amour, de reconnaissance, aux caresses, aux larmes…


Elle pleura tant qu’elle finit par avoir une crise d’hystérie. Je détachai à grand-peine ses bras qui m’entouraient. Je la soulevai et la portai sur le divan. Elle pleura longtemps encore, le visage enfoui dans les oreillers, comme si elle avait honte devant moi, mais elle serrait énergiquement ma main dans la sienne et la gardait contre son cœur.


Peu à peu, elle se calma; mais elle ne relevait pas encore la tête. Une ou deux fois, elle me jeta un regard furtif qui contenait une grande douceur et comme un sentiment craintif et à nouveau caché. Enfin, elle rougit et sourit.


«Te sens-tu mieux? lui demandai-je, ma sensible petite Elena, mon enfant malade.


– Il ne faut pas m’appeler ainsi, murmura-t-elle, en me dérobant à nouveau son visage.


– Comment alors?


– Nelly.


– Nelly? Pourquoi précisément Nelly? Je veux bien, c’est un très joli nom. Je t’appellerai ainsi, si tu le désires.


– C’est ainsi que maman m’appelait… Et personne ne m’a jamais appelée ainsi, sauf elle… Je ne voulais pas que quelqu’un d’autre m’appelle ainsi… Mais vous, je veux que vous m’appeliez comme cela… Je vous aimerai toujours, toujours.»


«Petit cœur fier et aimant! pensai-je: combien de temps m’a-t-il fallu pour mériter que tu sois pour moi… Nelly.» Mais je savais maintenant que son cœur m’était dévoué pour toujours.


«Nelly, écoute, lui demandai-je, dès qu’elle se fut calmée. Tu dis qu’il n’y avait que ta maman qui t’aimait, personne d’autre. Est-ce que ton grand-père ne t’aimait pas?


– Non…


– Mais tu as pleuré ici dans l’escalier, quand tu as appris qu’il était mort, tu te souviens?»


Elle resta songeuse une minute.


«Non, il ne m’aimait pas… Il était méchant. Et un sentiment douloureux se peignit sur ses traits.


– Mais il ne fallait pas non plus le lui demander. Il semblait tout à fait retombé en enfance. Il est mort comme un fou. Je t’ai raconté comment il est mort?


– Oui; mais c’est le dernier mois seulement qu’il a commencé à s’oublier complètement. Il restait assis ici toute la journée, et si je n’étais pas venue, il serait resté deux ou trois jours comme cela, sans boire ni manger. Mais avant, il était beaucoup mieux.


– Comment, avant?


– Quand maman n’était pas encore morte.


– Ainsi, c’est toi qui lui apportais à manger, Nelly?


– Oui.


– Où prenais-tu cela? Chez la Boubnova?


– Non, je ne prenais jamais rien chez la Boubnova, dit-elle d’un ton ferme, mais d’une voix tremblante.


– Où donc alors? Tu n’avais rien.»


Nelly se tut et devînt affreusement pâle: ensuite elle fixa sur moi un long regard.


«Je mendiais dans la rue… Quand j’avais cinq kopecks, je lui achetais du pain et du tabac à priser…


– Et il acceptait cela! Nelly! Nelly!


– Au début, je ne le lui disais pas. Mais quand il l’a appris, il m’a envoyée lui-même mendier. Je me tenais sur le pont, je demandais la charité aux passants, et lui, il restait auprès à attendre; et quand il voyait qu’on m’avait donné quelque chose, il se jetait sur moi et me prenait l’argent, comme si je voulais le lui cacher, comme si ce n’était pas pour lui que je mendiais.»


En disant cela, elle eut un sourire amer et sarcastique.


«Tout ça, c’était après la mort de maman, ajouta-t-elle. Il était alors comme fou.


– Il aimait donc beaucoup ta maman? Pourquoi ne vivait-il pas avec elle?


– Non, il ne l’aimait pas… Il était méchant et il ne voulait pas lui pardonner…, comme le méchant vieux monsieur d’hier», dit-elle doucement, presque à voix basse, et en pâlissant de plus en plus.


Je tressaillis. L’intrigue de tout un roman étincela dans mon imagination. Cette pauvre femme, mourant dans un sous-sol chez un fabricant de cercueils, sa fille orpheline, allant rendre visite de loin en loin à son grand-père qui avait maudit sa mère; le vieillard étrange ayant perdu l’esprit et mourant dans une confiserie, après la mort de son chien!…


«Azor appartenait d’abord à maman, dit brusquement Nelly, souriant à un souvenir. Grand-père autrefois aimait beaucoup maman, et quand maman l’a quitté, Azor est resté. C’est pourquoi il aimait tellement Azor… Il n’a pas pardonné à maman, mais quand Azor est mort, il est mort aussi» ajouta-t-elle d’une voix rude, et le sourire disparut de son visage.


«Nelly, qui était donc ton grand-père avant? lui demandai-je après avoir attendu un petit instant.


– Il était riche… Je ne sais qui il était, répondit-elle. Il avait une usine… C’est ce que maman m’a dit. Elle pensait au début que j’étais trop petite et ne me disait rien du tout. Elle m’embrassait et me disait: «Tu sauras tout, le moment viendra où tu sauras, pauvre enfant, malheureuse enfant!» Elle m’appelait tout le temps pauvre et malheureuse enfant. Et la nuit, quand elle pensait que je dormais (et je ne dormais pas, mais je faisais semblant), elle pleurait, m’embrassait, et disait: «Pauvre enfant, malheureuse enfant!»


– De quoi ta maman est-elle morte?


– De la poitrine; il y a six semaines.


– Et tu te souviens du temps où ton grand-père était riche?


– Mais je n’étais pas encore née. Maman a quitté grand-père avant que je naisse.


– Avec qui est-elle partie?


– Je ne sais pas, répondit Nelly, à voix basse et comme songeuse. Elle est allée à l’étranger, c’est là-bas que je suis née.


– À l’étranger? Où donc?


– En Suisse. J’ai été partout, j’ai été aussi en Italie et à Paris.


– Et tu t’en souviens, Nelly? dis-je étonné.


– Je me rappelle beaucoup de choses.


– Comment sais-tu si bien le russe?


– Maman me l’avait déjà appris là-bas. Elle était russe, sa mère était russe, tandis que grand-père était anglais, mais il était tout de même comme un Russe. Et quand nous sommes revenues ici avec maman, il y a un an et demi, j’ai appris à parler tout à fait bien. Maman était déjà malade. Et nous sommes devenues de plus en plus pauvres. Maman ne faisait que pleurer. Au début, elle a cherché longtemps grand-père, ici, à Pétersbourg, et elle disait toujours qu’elle était coupable envers lui, et elle pleurait… Comme elle pleurait! Et quand elle a su que grand-père était pauvre, elle a pleuré encore plus. Elle lui écrivait souvent, mais il ne répondait jamais.


– Pourquoi ta maman est-elle revenue ici? Uniquement pour retrouver son père?


– Je ne sais pas. Nous étions si bien là-bas! et les yeux de Nelly se mirent à briller. Maman vivait seule, avec moi. Elle avait un ami qui était bon comme vous… Il la connaissait déjà ici. Mais il est mort, et c’est pour cela que maman est revenue…


– Alors, c’est avec lui que ta maman est partie quand elle a quitté ton grand-père?


– Non, ce n’est pas avec lui. Maman est partie avec un autre, mais celui-là l’a abandonnée…


– Avec qui donc, Nelly?»


Nelly me regarda et ne répondit rien. Elle savait évidemment avec qui sa maman était partie et qui, vraisemblablement, était son père. Mais il lui était pénible de me dire son nom, même à moi.


Je ne voulus pas la tourmenter avec mes questions. C’était un caractère étrange, nerveux et ardent, mais qui refrénait ses élans; sympathique, mais enfermé dans une fierté inaccessible. Tout le temps que je restai lié avec elle, bien qu’elle m’aimât de tout son cœur, de l’amour le plus lumineux et le plus limpide, presque autant que sa mère défunte dont elle ne pouvait même pas parler sans douleur, elle fut peu expansive avec moi et, en dehors de ce jour, elle sentit rarement le besoin de me parler de son passé; au contraire, elle me le cachait avec une sorte de sévérité. Mais, ce jour-là, en quelques heures, au milieu de souffrances et de sanglots convulsifs qui interrompaient son récit, elle me fit part de tout ce qui, dans ses souvenirs, l’agitait et la torturait le plus, et jamais je n’oublierai ce terrible récit. Mais l’histoire principale viendra plus tard…


C’était une horrible histoire celle d’une femme abandonnée, survivant à son bonheur; malade, épuisée de souffrance, et délaissée par tous; rejetée par le dernier être en qui elle pût espérer, par son père, qu’elle avait offensé jadis et qui, à son tour, avait perdu la raison sous des tortures et des humiliations intolérables. C’était l’histoire d’une femme acculée au désespoir; errant dans les rues froides et sales de Pétersbourg avec sa fille qu’elle considérait encore comme un petit enfant, et demandant l’aumône; d’une femme qui dépérit ensuite pendant des mois entiers dans un sous-sol humide, et à qui son père refusa son pardon jusqu’à la dernière minute de sa vie; au dernier instant, il s’était ressaisi et était accouru pour lui pardonner, mais il n’avait plus trouvé qu’un cadavre froid à la place de celle qu’il avait aimée plus que tout au monde. C’était l’étrange récit des relations mystérieuses, presque incompréhensibles, d’un vieillard retombé en enfance avec sa petite-fille qui déjà le comprenait, qui déjà montrait, malgré son jeune âge, une pénétration que certains n’atteignent pas dans tout le cours de leur vie unie et insouciante. C’était une histoire sombre, une de ces histoires ténébreuses et poignantes qui, si souvent, inaperçues et presque mystérieuses, se déroulent sous le lourd ciel de Pétersbourg, dans les recoins obscurs et secrets de l’immense ville, au milieu du bouillonnement inconsidéré de la vie, de l’égoïsme épais, des intérêts en conflit, au milieu de la sinistre débauche, des crimes cachés dans tout cet enfer d’une vie insensée et anormale…


Mais cette histoire viendra plus tard…

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