TROISIÈME PARTIE

I

Le crépuscule, puis le soir étaient venus depuis longtemps et ce ne fut que lorsque je m’éveillai de ce sombre cauchemar que je me souvins du présent.


«Nelly, dis-je; te voilà malade et déprimée, et je dois te laisser seule, agitée, en larmes! Mon enfant! Pardonne-moi et sache qu’il y a ici un autre être que l’on aime, à qui l’on n’a point pardonné, et qui est malheureux, offensé et abandonné. Elle m’attend. Et je suis tellement bouleversé après le récit que tu viens de me faire qu’il me semble que je ne supporterai pas de ne pas la voir tout de suite, à l’instant même…»


Je ne sais si Nelly comprit tout ce que je lui dis. J’étais troublé et par son récit et par ma récente maladie; mais je me précipitai chez Natacha. Il était déjà tard, près de neuf heures, quand j’entrai chez elle.


Dans la rue, près de la porte cochère de la maison où demeurait Natacha, j’aperçus une calèche qui me parut être celle du prince. La porte d’entrée de Natacha donnait à l’extérieur. Aussitôt que je fus dans l’escalier, j’entendis au-dessus de moi, une volée de marches plus haut, un homme qui montait à tâtons, avec précaution, visiblement peu familier avec les lieux. J’imaginai que cela devait être le prince; mais bientôt je reconnus mon erreur. L’inconnu, tout en grimpant, laissait échapper des grognements et des imprécations de plus en plus énergiques au fur et à mesure qu’il s’élevait. Il est vrai que l’escalier était étroit, sale, raide, et jamais éclairé; mais je n’eus jamais pu attribuer au prince les jurons qui commencèrent au troisième étage; le monsieur sacrait comme un cocher. À partir du troisième étage, il y avait de la lumière: une petite lanterne brûlait devant la porte de Natacha. C’est à la porte même que je rattrapai mon inconnu, et quelle fut ma stupéfaction lorsque je reconnus le prince! Il parut lui être souverainement désagréable de se heurter ainsi inopinément à moi. Au premier instant, il ne me reconnut pas, mais, soudain, son visage se transforma. Son premier regard, haineux et mauvais, se fit tout à coup affable et gai et il me tendit les deux mains avec un air particulièrement joyeux.


«Ah! c’est vous! J’allais me mettre à genoux et prier Dieu de me sauver. M’avez vous entendu jurer?»


Et il éclata du rire le plus débonnaire. Mais brusquement son visage prit une expression sérieuse et contrariée.


«Et Aliocha a pu installer Nathalia Nikolaievna dans un pareil logement! dit-il en hochant la tête. Ce sont ces BAGATELLES, comme on dit, qui caractérisent un homme. J’ai peur pour lui. Il est bon, il a un cœur noble, mais prenez cet exemple: il est follement amoureux, et il loge celle qu’il aime dans un pareil taudis! J’ai même entendu dire qu’ils avaient parfois manqué de pain, ajouta-t-il à voix basse, en cherchant la poignée de la sonnette. La tête me tourne quand je pense à son avenir et surtout à celui d’ANNA Nikolaievna lorsqu’elle sera sa femme…»


Il se trompa de prénom et ne s’en aperçut pas, cherchant toujours la sonnette avec une mauvaise humeur manifeste. Mais il n’y avait pas de sonnette. Je tiraillai la poignée de la porte; Mavra nous ouvrit sur-le-champ et nous reçut avec affairement. Par la porte ouverte de la cuisine, qui était séparée de la minuscule entrée par une cloison de bois, on apercevait quelques préparatifs: tout semblait frotté et astiqué plus qu’à l’ordinaire; le poêle était allumé; sur la table, on voyait de la vaisselle neuve. Il était visible qu’on nous attendait. Mavra se hâta de nous débarrasser de nos paletots.


«Aliocha est-il ici? lui demandai-je.


– Il n’est pas revenu», me murmura-t-elle d’un air mystérieux.


Nous entrâmes chez Natacha. Dans sa chambre, on ne décelait aucuns préparatifs particuliers; tout était comme d’habitude. D’ailleurs, c’était toujours si propre et si gentil chez elle qu’il n’y avait rien à mettre en ordre. Natacha nous accueillit debout près de la porte. Je fus frappé de la maigreur maladive et de l’extraordinaire pâleur de son visage, bien que le rouge montât par instants à ses joues exsangues. Ses yeux étaient fiévreux. Elle tendit rapidement la main au prince, sans dire mot; elle était visiblement agitée, éperdue. Elle ne jeta pas même un regard sur moi. Je restai debout et j’attendis en silence.


«Me voici enfin! commença le prince d’un ton joyeux et amical: il n’y a que quelque heures que je suis de retour. Tout ce temps, vous ne m’êtes pas sortie de l’esprit! (il lui baisa tendrement la main) et comme j’ai pensé, repensé à vous! J’ai tant de choses à vous dire… Mais nous allons causer à loisir! Tout d’abord, mon écervelé, qui, à ce que je vois, n’est pas encore là…


– Permettez, prince, l’interrompit Natacha, en rougissant et se troublant: j’ai deux mots à dire à Ivan Petrovitch. Viens, Vania…»


Elle me prit par la main et me conduisit derrière le paravent.


«Vania, me dit-elle tout bas lorsqu’elle m’eut amené dans le coin le plus sombre, me pardonnes-tu?


– Natacha, veux-tu te taire, qu’est-ce qui te prend?


– Non, non, Vania, tu m’as déjà pardonné trop de choses, trop souvent, et il y a une limite à la patience. Jamais tu ne cesseras de m’aimer, je le sais, mais tu diras que je suis une ingrate, car hier et avant-hier j’ai été cruelle, égoïste et ingrate envers toi…»


Brusquement, elle fondit en larmes et pressa son visage contre mon épaule.


«Cesse, Natacha, me hâtai-je de lui dire. Tu sais, j’ai été très malade toute la nuit; maintenant encore, je tiens à peine sur mes jambes; c’est pourquoi je n’ai passé chez toi ni hier soir ni aujourd’hui, et tu crois que c’est parce que je suis fâché! Mon amie, est-ce que je ne sais pas ce qui se passe en ce moment dans ton âme?


– Bon…, alors, tu m’as pardonné, comme toujours, dit-elle en souriant à travers ses larmes et en me serrant la main à me faire mal. Le reste plus tard. J’ai beaucoup de choses à te dire, Vania. Maintenant, retournons auprès de lui…


– Dépêchons-nous, Natacha; nous l’avons quitté si brusquement…


– Tu vas voir. Tu vas voir ce qui va arriver, me murmura-t-elle précipitamment. Maintenant, je sais tout; j’ai tout deviné. Tout est sa faute à LUI. Cette soirée va décider de beaucoup de choses. Allons!»


Je ne compris pas, mais ce n’était pas le moment de poser des questions. Natacha s’avança vers le prince avec un visage serein. Elle s’excusa gaiement, le débarrassa de son chapeau, lui avança elle-même une chaise, et nous nous assîmes tous trois autour de sa petite table.


«J’avais commencé à parler de mon étourdi, reprit le prince: je ne l’ai aperçu qu’une minute, et encore dans la rue, tandis qu’il partait chez la comtesse Zénaïda Fiodorovna. Il était très pressé et imaginez-vous qu’il n’a même pas voulu monter avec moi, après quatre jours de séparation! C’est ma faute s’il n’est pas maintenant chez vous et si nous sommes arrivés avant lui; j’ai profité de l’occasion, et comme je ne peux pas me rendre moi-même aujourd’hui chez la comtesse, je lui ai donné une commission. Mais il va être là dans un instant.


– Il vous a sans doute promis de venir ce soir? demanda Natacha, en regardant le prince de l’air le plus candide.


– Eh! mon Dieu, il ne manquerait plus qu’il ne vienne pas! comment pouvez-vous le demander, s’écria-t-il, en l’examinant avec étonnement. D’ailleurs, je comprends: vous êtes fâchée contre lui. C’est effectivement mal de sa part d’arriver le dernier. Mais, je le répète, c’est ma faute. Ne lui en veuillez pas. Il est léger, étourdi; je ne le défends pas, mais certaines circonstances particulières exigent que non seulement il ne délaisse pas en ce moment la maison de la comtesse ni quelques autres connaissances, mais qu’au contraire il s’y montre le plus souvent possible. Et comme, probablement, il ne sort plus de chez vous et a tout oublié au monde, je vous prie de ne pas m’en vouloir si je vous le prends de temps en temps, quelques heures au plus, pour mes affaires. Je suis sûr qu’il n’est pas allé une seule fois chez la princesse A. depuis l’autre soir, et je suis contrarié de ne pas le lui avoir demandé tout à l’heure!…»


Je jetai un regard sur Natacha. Elle écoutait le prince avec un léger sourire à demi railleur. Mais il parlait si franchement, avec tant de naturel, qu’il semblait impossible de douter de ce qu’il disait.


«Et vous ignoriez vraiment qu’il n’est pas venu me voir une seule fois tous ces jours-ci? demanda Natacha d’une voix douce et tranquille, comme si elle parlait d’un événement des plus ordinaires.


– Quoi? Pas une seule fois? Permettez, que dites-vous là! dit le prince qui semblait au comble de la stupéfaction.


– Vous êtes venu chez moi mardi, tard dans la soirée; le lendemain matin, il est passé me voir une demi-heure, et je ne l’ai pas revu depuis.


– Mais c’est incroyable! (Il était de plus en plus surpris). Et moi qui pensais qu’il ne vous quittait plus! Pardonnez-moi, c’est si étrange…, c’est proprement incroyable!


– C’est vrai, cependant, et quel dommage!… Je vous attendais justement pour savoir par vous où il se trouvait!


– Ah! mon Dieu! Mais il va arriver tout de suite. Ce que vous venez de me dire m’a porté un coup…, je l’avoue, j’attendais tout de lui, excepté cela!


– Vous êtes si étonné? Je pensais que non seulement cela ne vous surprendrait pas, mais que vous saviez d’avance qu’il en serait ainsi.


– Je le savais! Moi? Mais je vous assure, Nathalia Nikolaievna, que je ne l’ai vu qu’un instant aujourd’hui et que je n’ai questionné personne à son sujet; et il me semble étonnant que vous ayez l’air de douter de moi, ajouta-t-il, en nous enveloppant tous deux du regard.


– Dieu m’en préserve! répliqua Natacha: je suis absolument convaincue que vous avez dit la vérité.»


Et elle éclata de rire au nez du prince: il fronça légèrement les sourcils.


«Expliquez-vous, dit-il, embarrassé.


– Il n’y a rien à expliquer. Je parle tout simplement. Vous savez combien il est écervelé, oublieux. Maintenant qu’il a toute sa liberté, il se sera laissé entraîner.


– Mais il est impossible de se laisser entraîner ainsi, il y a quelque chose là-dessous; dès qu’il arrivera, je le sommerai de s’expliquer. Et ce qui m’étonne plus que tout, c’est que vous sembliez m’en rendre responsable, alors que j’étais absent. D’ailleurs, Nathalia Nikolaievna, je vois que vous êtes très fâchée contre lui, et cela se comprend! Vous en avez tous les droits, et…, et, bien entendu, je suis le premier coupable, mais seulement parce que je suis arrivé le premier, n’est-ce pas?» poursuivit-il, en se tournant vers moi avec un sourire irritant.


Natacha devint toute rouge.


«Permettez, Nathalia Nikolaievna, reprit-il avec dignité. J’admets que je sois coupable, mais uniquement en ceci que je suis parti le lendemain du jour où j’ai fait votre connaissance, de sorte qu’avec une certaine méfiance, que je remarque dans votre caractère, vous avez déjà changé d’avis à mon sujet, d’autant plus que les circonstances s’y sont prêtées. Si je n’étais pas parti, vous me connaîtriez mieux, et Aliocha sous ma surveillance n’aurait pas fait le volage. Vous entendrez vous-même ce que je vais lui dire.


– C’est à dire que vous ferez en sorte qu’il commencera à sentir que je lui pèse? Il n’est pas possible qu’intelligent comme vous l’êtes vous pensiez vraiment m’aider de cette façon.


– Voulez-vous insinuer par là que je veux lui faire sentir que vous lui êtes à charge? Vous m’offensez, Nathalia Nikolaievna.


– Je m’efforce d’éviter les allusions, quel que soit mon interlocuteur, répondit Natacha; au contraire, j’essaye toujours de parler le plus directement possible, et vous vous en convaincrez vous-même, dès aujourd’hui peut-être. Je n’ai pas l’intention de vous offenser, je n’ai aucune raison de le désirer; et d’ailleurs vous ne vous offenserez pas de mes paroles, quelles qu’elles soient. J’en suis absolument persuadée, car je comprends parfaitement nos rapports mutuels: vous ne pouvez pas les prendre au sérieux, n’est-ce pas? Mais si je vous ai réellement blessé, je suis prête à vous demander pardon, afin de remplir envers vous tous les devoirs de… l’hospitalité.»


Malgré le ton léger, plaisant même, avec lequel Natacha prononça cette phrase, le rire aux lèvres, je ne l’avais encore jamais vue irritée à ce point. C’est seulement alors que je compris la souffrance qui s’était accumulée dans son cœur pendant ces trois jours. Les paroles énigmatiques qu’elle m’avait dites: qu’elle savait tout et qu’elle avait tout deviné, m’effrayèrent; elles se rapportaient directement au prince. Elle avait changé d’opinion à son sujet et le considérait comme son ennemi, c’était évident. Elle attribuait visiblement à son influence tous ses échecs avec Aliocha, et peut-être avait-elle certaines données qui l’y portaient. Je craignis qu’une scène n’éclatât subitement entre eux. Le ton enjoué qu’elle observait était trop manifeste, trop peu dissimulé. Ses dernières paroles au prince sur ce qu’il ne pouvait prendre leurs relations au sérieux, sa phrase sur les excuses en tant que devoir de l’hospitalité, sa promesse, en forme de menace, de lui prouver ce soir même qu’elle savait parler sans détours, tout ceci était si mordant, si peu masqué, qu’il était impossible que le prince ne comprît pas. Je le vis changer de visage, mais il savait se maîtriser. Il fit aussitôt semblant de ne pas avoir remarqué ces paroles, de n’en avoir pas compris le vrai sens, et s’en tira par une plaisanterie.


«Dieu me garde de demander des excuses! répliqua-t-il en riant. Je ne le désire pas le moins du monde, et ce n’est pas dans mes principes de demander des excuses à une femme. Dès notre première entrevue, je vous ai mise en garde contre mon caractère, aussi je pense que vous ne vous fâcherez pas si je fais une remarque, d’autant plus qu’elle s’adresse à toutes les femmes en général; vous conviendrez sans doute de la justesse de cette remarque, poursuivit-il en s’adressant aimablement à moi. J’ai observé un trait du caractère féminin: lorsqu’une femme a tort, elle préférera effacer sa faute plus tard par mille cajoleries que de l’avouer sur le moment même, à l’instant où elle est convaincue de son méfait, et de demander pardon. Ainsi, à supposer que j’aie été offensé par vous, je refuse délibérément des excuses en ce moment; j’y trouverai mon profit plus tard, lorsque vous reconnaîtrez votre erreur et voudrez l’effacer à mes yeux…, par mille cajoleries. Et vous êtes si bonne, si pure, si fraîche, si spontanée que la minute où vous vous repentirez sera, je le devine, ravissante! Au lieu d’excuses, dites-moi plutôt comment je peux vous prouver aujourd’hui que je suis beaucoup plus sincère et que j’agis beaucoup plus franchement avec vous que vous ne le pensez!»


Natacha rougit. Il me parut aussi qu’il y avait dans la réponse du prince un ton trop léger, négligent même, une sorte de badinage insolent.


«Vous voulez me prouver que vous êtes droit et sincère avec moi? lui demanda Natacha en le regardant d’un air de défi.


– Oui.


– S’il en est ainsi, accordez-moi ce que je vais vous demander.


– Je vous en donne ma parole d’avance.


– Voici: n’inquiétez Aliocha ni aujourd’hui ni demain ni par un mot ni par une allusion à mon sujet. Ne lui faites aucun reproche pour m’avoir oubliée, aucune remontrance. Je veux le recevoir comme si rien ne s’était passé entre nous, afin qu’il ne puisse rien remarquer. J’ai besoin qu’il en soit ainsi. Me donnez-vous votre parole?


– Avec le plus grand plaisir, répondit le prince: et permettez-moi d’ajouter du fond du cœur que j’ai rarement rencontré des vues si raisonnables et si claires sur des affaires de ce genre… Mais voici Aliocha, il me semble.»


En effet, on entendit du bruit dans l’antichambre. Natacha tressaillit et sembla se préparer à quelque chose. Le prince avait un air sérieux et attendait ce qui allait se passer: il ne quittait pas Natacha des yeux. La porte s’ouvrit, et Aliocha entra en coup de vent.

II

Il entra avec un visage rayonnant, gai et joyeux. On voyait qu’il était de bonne humeur et qu’il avait passé agréablement ces quatre jours. Il semblait écrit sur sa figure qu’il avait une nouvelle à nous annoncer.


«Me voici! cria-t-il d’une voix forte. Moi qui aurais dû être là le premier! Mais vous allez tout savoir, tout! Tout à l’heure, papa, nous n’avons pas eu le temps d’échanger deux mots, et j’avais beaucoup de choses à te dire. C’est lui qui dans ses bons moments me permet de lui dire: tu, s’interrompit-il en se tournant vers moi; je vous garantis qu’il y a d’autres moments où il me le défend! Et voici sa tactique: il commence lui-même par me dire VOUS. Mais, à partir d’aujourd’hui, je veux qu’il n’ait plus que de bons moments et je ferai en sorte qu’il en soit ainsi! En général, j’ai complètement changé pendant ces quatre jours, je suis tout à fait transformé et je vous raconterai tout cela. Mais plus tard. L’essentiel, maintenant, c’est qu’elle est là! La voilà! À nouveau! Natacha, mon trésor, bonjour, mon ange! dit-il, en s’asseyant à côté d’elle et en lui baisant avidement la main. Comme je me suis ennuyé de toi tous ces jours-ci Mais que veux tu? Je n’ai pas pu! Je n’ai pas pu faire autrement. Ma chérie! On dirait que tu as maigri, tu es toute pâle…»


Dans son transport, il couvrait ses mains de baisers, la dévorait de ses beaux yeux, comme s’il ne pouvait se rassasier de sa vue. Je jetai un regard sur Natacha et devinai à son visage que nous avions la même pensée: il était entièrement innocent. Et quand, et de quoi cet INNOCENT aurait-il pu se rendre coupable! Une vive rougeur afflua soudain aux joues pâles de Natacha, comme si tout son sang, après s’être rassemblé dans son cœur, se fût porté tout d’un coup à sa tête. Ses yeux se mirent à étinceler et elle regarda fièrement le prince.


«Mais où donc… as-tu été…, tous ces jours-ci? dit-elle d’une voix contenue et saccadée. Sa respiration était lourde et inégale. Mon Dieu, comme elle l’aimait!


«C’est vrai que j’ai l’air coupable envers toi, mais c’est seulement une apparence! Bien sûr, je suis coupable, je le sais et je le savais en venant. Katia m’a dit hier et aujourd’hui qu’une femme ne pouvait pas pardonner une telle négligence (car elle sait tout ce qui s’est passé ici mardi; je le lui ai raconté dès le lendemain). J’ai discuté avec elle, et je lui ai expliqué que cette femme s’appelait NATACHA et que, dans le monde entier peut-être, il n’y en avait qu’une qui lui fût comparable: Katia. Et je suis arrivé ici, sachant que j’avais gagné dans la dispute. Un ange tel que toi peut-il ne pas pardonner? «S’il n’est pas venu, c’est qu’il en a été empêché, et non qu’il a cessé de m’aimer.» Voici ce que doit penser ma Natacha! Et comment pourrais-je cesser de t’aimer? Est-ce possible? Tout mon cœur languissait après toi. Mais je suis tout de même coupable! Quand tu sauras tout, tu seras la première à m’absoudre! Je vais tout vous raconter, tout de suite, j’ai besoin d’épancher mon cœur devant vous; c’est pour cela que je suis venu! J’ai voulu aujourd’hui (j’ai eu une demi-minute de liberté) voler vers toi pour t’embrasser, mais je n’ai pas pu: Katia m’a prié instamment de venir pour une affaire très importante. C’était avant que tu me voies sur le drojki, papa; c’était la seconde fois, convié par un second billet, que je me rendais chez Katia. Car nous avons maintenant des courriers qui vont porter des billets de l’un à l’autre toute la journée. Ivan Petrovitch, ce n’est qu’hier soir que j’ai pu lire votre mot et vous avez parfaitement raison. Mais que faire: c’était une impossibilité physique! Aussi j’ai pensé demain soir, je me disculperai sur toute la ligne; car ce soir, il m’était impossible de ne pas venir chez toi, Natacha.


– De quel billet s’agit-il? demanda Natacha.


– Il est venu chez moi, ne m’a pas trouvé, bien entendu, et m’a grondé d’importance, dans une lettre qu’il m’a laissée, parce que je ne venais pas te voir. Et il a tout à fait raison. C’était hier.»


Natacha me jeta un regard.


«Mais si tu avais le temps d’être du matin au soir chez Katerina Fiodorovna…, commença le prince.


– Je sais, je sais ce que tu vas dire, l’interrompit Aliocha. Si tu as pu aller chez Katia, tu avais deux fois plus de raisons de te trouver ici.» Je suis entièrement d’accord avec toi, et j’ajouterai même que j’avais non pas deux fois plus, mais un million de fois plus de raisons. Mais, tout d’abord, il y a dans la vie des événements inattendus et étranges qui embrouillent tout et mettent tout sens dessus dessous. Et je me suis, trouvé dans de pareilles circonstances. Je vous le dis, j’ai complètement changé ces jours-ci, jusqu’au bout des ongles: c’est donc que de graves événements se sont produits.


– Ah! mon Dieu Mais que t’est-il donc arrivé! Ne nous fais pas languir, je t’en prie!» s’écria Natacha, en souriant à l’ardeur d’Aliocha.


De fait, il était un peu ridicule: il se hâtait, les mots lui échappaient, rapides, pressés, sans ordre, comme s’il jacassait. Il brûlait d’envie de parler, de raconter. Mais, tout en parlant il gardait les mains de Natacha et les portait à tout instant à ses lèvres, comme s’il ne pouvait se lasser de les baiser.


«Voici ce qui m’est arrivé, reprit Aliocha. Ah mes amis! Ce que j’ai vu! Ce que j’ai fait! Les gens que j’ai rencontrés! Tout d’abord, Natacha, c’est une perfection! Je ne la connaissais pas du tout, pas du tout, jusqu’à présent! Et mardi, quand je t’ai parlé d’elle, tu te souviens que je l’ai fait avec enthousiasme, et cependant, même alors, je la connaissais à peine. Elle s’est cachée de moi jusqu’à ces derniers temps. Mais maintenant, nous nous connaissons entièrement l’un l’autre. Nous nous tutoyons Mais je vais commencer par le commencement: Natacha, si tu avais pu entendre ce qu’elle m’a dit de toi, lorsque le lendemain, mercredi, je lui ai raconté ce qui s’était passé entre nous!… À propos je me souviens combien j’ai eu l’air sot devant toi, lorsque je suis arrivé mercredi matin! Tu m’accueilles avec transport, tu es toute pénétrée de notre nouvelle situation; tu veux parler avec moi de tout cela; tu es toute triste et en même temps tu plaisantes avec moi; et moi, je joue à l’homme posé! Oh! imbécile, imbécile que j’étais! Car je te jure que je voulais me donner les airs d’un homme qui va bientôt être un mari, de quelqu’un de sérieux; et devant qui ai-je imaginé de faire ces manières: devant toi! Ah! comme tu as dû te moquer de moi et comme je l’ai bien mérité!»


Le prince restait silencieux et regardait Aliocha avec un sourire triomphant et ironique. Comme s’il eût été content que son fils se montrât sous des dehors frivoles, et même si ridicules. Tout ce soir-là, je l’observai attentivement, et j’acquis la conviction qu’il n’aimait pas son fils, bien qu’il protestât de son ardent amour paternel.


«En te quittant, je suis allé chez Katia, poursuivit Aliocha. Je t’ai déjà dit que c’est seulement ce matin-là que nous avons appris à nous connaître parfaitement l’un l’autre, et c’est arrivé d’une façon étrange… Je ne m’en souviens même plus… Quelques paroles chaleureuses, l’expression sincère de quelques idées, de quelques impressions et nous étions unis pour la vie. Il faut, il faut que tu la connaisses, Natacha! Comme elle t’a racontée, t’a expliquée! Elle m’a fait comprendre quel trésor tu étais pour moi! Peu à peu, elle m’a exposé toutes ses idées et sa façon d’envisager l’existence; c’est une fille si sérieuse, si enthousiaste! Elle m’a parlé de notre devoir, de notre mission, de ce que nous devions tous servir l’humanité, et comme nous nous sommes trouvés absolument d’accord, au bout de cinq ou six heures de conversation, nous nous sommes juré l’un à l’autre que nous serions amis éternellement et que nous collaborerions à la même œuvre toute notre vie!


– À quelle œuvre? demanda le prince, étonné.


– J’ai tellement changé, père, que tout ceci sûrement doit te surprendre; je prévois même d’avance tes objections, répondit Aliocha d’un ton solennel. Vous êtes tous des gens pratiques, vous avez des principes rigoureux, sévères, éprouvés, vous regardez avec incrédulité, hostilité, ironie tout ce qui est jeune et frais. Mais je ne suis plus celui que tu connaissais il y a quelques jours. Je suis tout autre! Je regarde hardiment tout et tous en ce monde. Si je sais que ma conviction est juste, je la poursuivrai jusque dans ses dernières conséquences; et si je ne m’égare pas en chemin, je serai un honnête homme. Mais assez parlé de moi. Vous direz tout ce que vous voudrez après cela, je suis sûr de moi.


– Oh! oh!» fit le prince d’un ton moqueur.


Natacha nous regardait d’un air inquiet. Elle craignait pour Aliocha. Il lui arrivait souvent de se laisser entraîner dans la conversation, à son désavantage, et elle le savait. Elle redoutait qu’il ne se montrât sous un jour ridicule devant nous, et surtout devant son père.


«Que dis-tu, Aliocha! C’est de la philosophie! dit-elle: on t’a endoctriné…, tu ferais mieux de nous raconter ce qui t’est arrivé.


– Mais c’est ce que je fais! s’écria Aliocha. Vois-tu, Katia a deux parents lointains, des cousins, Lev et Boris, l’un est étudiant, et l’autre est tout simplement un jeune homme. Elle est en rapport avec eux, et ce sont des garçons extraordinaires! Ils ne vont presque jamais chez la comtesse, par principe. Quand nous nous sommes entretenus, Katia et moi, de la mission de l’homme, de sa vocation, et de toutes ces choses-là, elle m’a parlé d’eux et m’a tout de suite donné un mot pour eux; j’ai couru aussitôt faire leur connaissance. Dès le soir même, nous nous sommes parfaitement entendus. Il y avait là-bas une douzaine de personnes de différentes sortes: des étudiants, des officiers, des artistes; il y avait aussi un écrivain…, ils vous connaissent tous, Ivan Petrovitch, c’est-à-dire qu’ils ont lu vos livres et qu’ils attendent beaucoup de vous pour l’avenir. Ils me l’ont dit eux-mêmes. Je leur ai dit que je vous connaissais et je leur ai promis de leur faire faire votre connaissance. Ils m’ont tous accueilli comme un frère, à bras ouverts. Je leur ai dit tout de suite que j’allais me marier; et ils m’ont traité comme un homme marié. Ils vivent au quatrième étage, sous les combles, ils se réunissent le plus souvent possible, de préférence le mercredi, chez Lev et Boris. Ce sont tous des jeunes gens pleins de fraîcheur; ils nourrissent un amour ardent pour toute l’humanité; nous avons parlé de notre présent, de l’avenir, des sciences, de la littérature, et si agréablement, avec tant de franchise et de simplicité… Il y a aussi un lycéen qui vient là-bas. Quels rapports ils ont entre eux! Comme ils sont nobles! Je n’avais encore jamais vu de gens pareils! Qui fréquentais-je jusqu’à présent? Qu’ai-je vu? De quoi ai-je été nourri? Toi seule, Natacha, m’as tenu des propos semblables. Ah Natacha, il faut absolument que tu les voies; Katia les connaît déjà. Ils parlent d’elle presque avec vénération, et Katia a déjà dit à Lev et à Boris que, lorsqu’elle aurait le droit de disposer de sa fortune, elle consacrerait immédiatement un million pour le bien commun.


– Et ce seront sans doute Lev, Boris et toute leur compagnie qui disposeront de ce million? demanda le prince.


– Mais non, mais non, c’est honteux, père, de parler ainsi! s’écria Aliocha avec chaleur, je devine ta pensée! Nous avons effectivement parlé de ce million et discuté longuement de la façon de l’employer. Nous avons décidé, finalement, de le consacrer avant tout à l’instruction publique…


– C’est vrai, je ne connaissais pas du tout Katerina Fiodorovna jusqu’à présent, observa le prince comme en aparté, toujours avec le même sourire railleur. Je m’attendais de sa part à bien des choses, mais ceci…


– Quoi! l’interrompit Aliocha, qu’est-ce qui te semble si étrange? Que cela s’écarte un peu de vos principes? Que personne jusqu’à présent n’ait sacrifié un million et qu’elle le fasse? C’est cela, n’est-ce pas? Et si elle ne veut pas vivre aux dépens des autres? Car vivre de ces millions-là, c’est vivre aux dépens des autres (je viens de l’apprendre). Elle désire être utile à sa patrie et à tous, et donner son obole pour le bien commun. On nous parlait de l’obole déjà dans nos modèles d’écriture, si cette obole est un million, est-ce plus mal pour cela? Et sur quoi repose cette raison tant vantée, à laquelle je croyais si fermement? Pourquoi me regardes-tu ainsi, père? On dirait que tu as devant toi un bouffon, un idiot! Et pourquoi pas un idiot? Si tu avais entendu ce que Katia a dit là-dessus, Natacha! «Ce n’est pas l’intelligence qui importe, mais ce qui la dirige: la nature, le cœur, la noblesse, le développement.» Mais ce qui vaut mieux que tout, c’est l’expression géniale de Bezmyguine. C’est un ami de Lev et de Boris et, entre nous, c’est un cerveau, et génial encore! Pas plus tard qu’hier, il a dit au cours de l’entretien: «L’imbécile qui a conscience d’être un imbécile, n’en est déjà plus un!» Comme c’est vrai! À chaque instant, il sort des sentences de ce genre. Il sème les vérités.


– C’est vraiment du génie! remarqua le prince.


– Tu te moques toujours. Mais, tu sais, je ne t’ai jamais entendu dire rien de pareil; ni à personne de notre société. Chez vous, au contraire, on cache toujours tout, il faut que tout soit rabaissé, que tout se développe en hauteur et en largeur selon certaines mesures, certains principes: comme si c’était possible! Comme si ce n’était pas mille fois plus impossible que ce que nous disons et pensons! Et vous nous traitez d’utopistes encore! Si tu avais entendu ce qu’ils m’ont dit hier…


– Mais de quoi parlez-vous, et à quoi pensez-vous? Raconte-nous cela, Aliocha… Jusqu’à présent, je ne comprends pas bien, dit Natacha.


– En général, de tout ce qui conduit au progrès, à la charité, à l’amour; nous discutons de tout cela à propos des questions d’actualité. Nous parlons de la publicité, des réformes en train, de l’amour de l’humanité, des hommes d’action de notre époque; nous les analysons, nous les lisons. Mais surtout, nous nous sommes juré d’être entièrement sincères les uns avec les autres et de parler directement, sans nous gêner, de tout ce qui a rapport à nous-mêmes. Seules la sincérité et la droiture peuvent nous faire atteindre notre but. Bezmyguine s’y efforce tout particulièrement. J’en ai parlé à Katia et elle a une entière sympathie pour Bezmyguine. Aussi, tous, sous la conduite de Bezmyguine, nous nous sommes promis d’agir droitement et honnêtement toute notre vie, et, quoi qu’on dise de nous, de quelque façon qu’on nous juge, de ne nous laisser troubler par rien, ne pas avoir honte de nos aspirations, de nos enthousiasmes ni de nos erreurs, mais de suivre le droit chemin. Si tu veux qu’on te respecte, respecte-toi toi-même d’abord, c’est l’essentiel; il n’y a que par le respect de soi-même qu’on force le respect des autres. C’est ce que dit Bezmyguine, et Katia est tout fait de son avis. D’une façon générale, nous sommes bien ancrés dans nos convictions maintenant, et nous avons décidé de nous occuper de notre instruction chacun de notre côté, et de nous entretenir ensemble les uns des autres.


– Quel galimatias! s’écria le prince avec inquiétude: et qui est ce Bezmyguine? Non, il est impossible de laisser cela ainsi…


– Qu’est-ce qu’il est impossible de laisser ainsi? répliqua Aliocha. Écoute, père, sais-tu pourquoi j’ai parlé de tout cela devant toi! Parce que je désire et j’espère t’introduire toi aussi dans notre cercle. J’en ai déjà pris l’engagement pour toi là-bas. Tu ris, c’est bien, je savais que tu rirais Mais écoute-moi jusqu’au bout. Tu es bon et noble: tu comprendras. Tu ne connais pas ces gens, tu ne les as jamais vus, tu ne les as pas entendus. Admettons que tu aies entendu parler de tout cela, étudié tout cela, car tu es terriblement instruit; mais tu ne les as pas vus eux-mêmes, tu n’as pas été chez eux, comment pourrais-tu les juger d’une façon équitable? Tu t’imagines seulement que tu les connais. Non, viens chez eux, écoute-les et alors, alors, j’en donne ma parole pour toi, tu seras des nôtres! Mais surtout, je veux employer tous les moyens pour t’empêcher de te perdre dans cette société à laquelle tu es tellement attaché, pour t’enlever tes convictions.»


Le prince écouta cette sortie jusqu’au bout sans mot dire avec un sourire venimeux; la méchanceté se lisait sur son visage. Natacha l’observait avec une répulsion non dissimulée. Il le voyait, mais feignait de ne pas s’en apercevoir. Dès qu’Aliocha eut terminé, il éclata brusquement de rire. Il se renversa même sur le dossier de sa chaise, comme s’il n’avait plus la force de se tenir. Mais ce rire était décidément forcé. Il était trop visible qu’il riait uniquement pour offenser et humilier son fils le plus possible. Aliocha en fut effectivement blessé: tout son visage exprima une tristesse extrême. Mais il attendit patiemment que l’hilarité de son père prît fin.


«Père, reprit-il tristement, pourquoi te moques-tu de moi? Je suis venu à toi franchement, sans détours. Si, d’après toi, je dis des sottises, montre-le moi, au lieu de rire de moi. Et de quoi te moques-tu? De ce qui est maintenant pour moi noble et sacré? Il se peut que je sois dans l’erreur, il se peut que tout cela soit faux, que je ne sois qu’un imbécile, comme tu me l’as dit plusieurs fois; mais si je me trompe, c’est sincèrement, honnêtement; je n’ai pas perdu ma noblesse. Je m’enthousiasme pour des idées élevées. Même si elles sont fausses, leur fondement est sacré. Je t’ai dit que toi et tous les vôtres ne m’aviez encore jamais rien dit qui me donne une direction, qui m’entraîne. Réfute leurs arguments, donne-m’en de meilleurs, et je te suivrai, mais ne te moque pas de moi, car cela me fait beaucoup de peine.»


Aliocha prononça ces mots noblement et avec une dignité austère. Natacha le regardait affectueusement. Le prince écouta son fils avec étonnement et changea aussitôt de ton.


«Je n’ai pas du tout voulu te blesser, mon ami, répondit-il, au contraire, je te plains. Tu te prépares à franchir un tel pas qu’il serait temps de cesser d’être un gamin étourdi. Voici ce que je pense. Si j’ai ri, c’est malgré moi, mais je n’avais nulle intention de t’offenser.


– Pourquoi alors l’ai-je pensé? reprit Aliocha d’un ton amer. Pourquoi ai-je depuis longtemps l’impression que tu m’observes avec hostilité, avec une ironie froide, et non comme un père regarde son fils? Pourquoi me semble-t-il que, si j’étais à ta place, je n’aurais pas ri de façon si injurieuse de mon fils, comme tu ris maintenant de moi? Écoute: expliquons-nous ouvertement, tout de suite et une fois pour toutes, afin qu’il ne reste plus aucun malentendu. Et…, je vais dire toute la vérité: lorsque je suis entré, il m’a semblé qu’ici aussi il y avait une certaine gêne; ce n’est pas ainsi que je m’attendais à vous trouver ici ensemble. Est-ce vrai, oui ou non? Si c’est vrai, ne vaut-il pas mieux que chacun exprime ses sentiments? Que de mal on peut éloigner par la franchise!


– Parle, Aliocha, parle! dit le prince. Ce que tu nous proposes est très intelligent. Peut-être que nous aurions dû commencer par là, ajouta-t-il en jetant un regard à Natacha.


– Ne te fâche pas alors si je suis entièrement franc, commença Aliocha: tu le désires et tu m’y convies toi-même. Écoute. Tu as consenti à mon mariage avec Natacha. Tu nous as donné ce bonheur et tu as dû pour cela te faire violence. Tu as été magnanime et nous avons tous apprécié la noblesse de ton acte. Mais pourquoi alors maintenant me fais-tu sentir à chaque instant, avec une sorte de joie, que je ne suis encore qu’un gamin ridicule et incapable de faire un mari? Bien plus, on dirait que tu veux me tourner en dérision, m’humilier, me noircir même aux yeux de Natacha. Tu es toujours très content lorsque tu peux me montrer sous un jour ridicule; ce n’est pas aujourd’hui que je m’en aperçois. Il semble que tu t’efforces précisément de nous prouver que notre mariage est grotesque, absurde, et que nous ne sommes pas assortis. Vraiment, on dirait que tu ne crois pas toi-même à ce à quoi tu nous destines; tu as l’air de considérer tout cela comme une farce, une invention amusante, un vaudeville divertissant… Je ne déduis pas cela seulement des mots que tu viens de prononcer. Mardi soir déjà, lorsque je suis revenu avec toi, je t’ai entendu te servir d’expressions singulières qui m’ont surpris et même blessé. Et mercredi, en partant, tu as également fait quelques allusions à notre situation actuelle, tu as parlé de Natacha, non pas de façon injurieuse, au contraire, mais pas comme j’aurais voulu t’en entendre parler, trop légèrement, sans affection, sans aucune déférence… C’est difficile à dire, mais le ton était clair: le cœur sent ces choses-là. Dis-moi que je fais erreur. Détrompe-moi, rassure-moi et…, rassure-la, elle aussi, car tu l’as blessé. Je l’ai deviné dès le premier coup d’œil quand je suis entré ici…»


Aliocha avait parlé avec chaleur et fermeté. Natacha l’écoutait presque solennellement; elle était tout émue, son visage était en feu, et deux ou trois fois pendant le discours d’Aliocha, elle avait murmuré à part elle: «Oui, oui, c’est vrai.» Le prince était troublé.


«Mon ami, répondit-il, je ne peux évidemment pas me rappeler tout ce que je t’ai dit; mais il est étrange que tu aies pris mes paroles dans sens. Je suis prêt à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour te détromper. Si j’ai ri tout à l’heure, c’est compréhensible. Je te dirai que, par ce rire, je voulais cacher mon amertume. Quand je pense que tu vas bientôt te marier, cela me paraît maintenant absolument impossible, absurde, et, pardonne-moi, grotesque même. Tu me reproches ce rire, et je te dis que tout ceci, c’est à cause de toi. Je reconnais que je suis coupable, moi aussi: peut-être que je ne t’ai pas assez suivi ces derniers temps; aussi c’est ce soir seulement que j’ai vu de quoi tu étais capable. Maintenant, je tremble en pensant à ton avenir avec Nathalia Nikolaievna; je me suis trop hâté; je vois que vous ne vous convenez pas du tout. L’amour passe et l’incompatibilité demeure. Je ne parle même pas de ton sort, mais songe, si tes intentions sont honnêtes, qu’en même temps que la tienne tu causes la perte de Nathalia Nikolaievna, et ceci de façon irrévocable! Tu viens de parler une heure durant de l’amour de l’humanité, de la noblesse des convictions, des êtres sublimes avec qui tu as fait connaissance; demande un peu à Ivan Petrovitch ce que je lui ai dit tout à l’heure, lorsque nous avons atteint le quatrième étage, par cet escalier sordide, et que nous nous sommes arrêtés devant la porte, remerciant Dieu de ne nous être rompu ni le cou ni les jambes. Sais-tu la pensée qui m’est venue malgré moi immédiatement à l’esprit? Je me suis étonné que tu aies pu, étant si amoureux de Nathalia Nikolaievna, supporter qu’elle vive dans cet appartement! Comment n’as-tu pas senti que, si tu n’as pas les moyens, si tu n’as pas la capacité de remplir tes obligations, tu n’as pas le droit d’être un mari, tu n’as pas le droit d’assumer aucune obligation? L’amour ne suffit pas: il doit se prouver par des actes; et quand tu penses: «Vis avec moi, même si tu dois en souffrir», c’est inhumain, c’est ignoble! Parler de l’amour universel, s’enflammer pour les problèmes humanitaires et en même temps commettre des crimes contre l’amour et ne pas le remarquer est incompréhensible! Ne m’interrompez pas, Nathalia Nikolaievna, laissez-moi finir; cela m’est trop pénible et il faut que je sorte tout ce que j’ai sur le cœur. Tu nous as dit, Aliocha, que ces jours-ci tu t’étais laissé entraîner par tout ce qui était noble, beau et honnête et tu as déploré que dans notre société on ne connaisse pas de pareils engouements, mais seulement la froide raison. Regarde un peu: se laisser entraîner par ce qui est grand et pendant quatre jours celle qui, semble-t-il, devrait t’être chère plus que tout au monde! Tu nous as avoué toi-même que tu t’étais disputé avec Katerina Fiodorovna, parce que tu lui avais dit que Nathalia Nikolaievna t’aimait tellement, était si généreuse, qu’elle te pardonnerait ta faute. Mais quel droit as-tu de compter sur son pardon et d’en faire l’objet d’un pari? As-tu pensé une seule fois à toutes les souffrances, à toutes les amertumes, à tous les doutes et les soupçons auxquels tu as exposé Nathalia Nikolaievna ces jours derniers? Est-ce que vraiment, parce que tu t’es laissé emporter par quelques idées nouvelles, tu avais le droit de négliger le premier de tes devoirs? Pardonnez-moi, Nathalia Nikolaievna, si j’ai manqué à ma parole. Mais l’affaire présente est plus sérieuse que ma promesse: vous le comprendrez vous-même… Sais-tu, Aliocha, que j’ai trouvé Nathalia Nikolaievna en proie à de telles souffrances que j’ai compris en quel enfer tu avais transformé pour elle ces quatre jours, qui, au contraire, auraient dû être les plus heureux de son existence? De pareils actes d’un côté et, de l’autre, des mots, des mots, des mots… Est-ce que je n’ai pas raison? Et tu oses, après cela, m’accuser quand tu es entièrement coupable?»


Le prince s’arrêta. Il s’était laissé emporter par sa propre éloquence et ne put nous cacher son triomphe. Lorsque Aliocha l’avait entendu parler des souffrances de Natacha, il avait jeté à son amie un regard plein de douloureuse tristesse, mais Natacha avait déjà pris son parti:


«Ne te désole pas, Aliocha, lui dit-elle; d’autres sont plus coupables que toi. Assieds-toi et écoute ce que j’ai à dire à ton père. Il est temps d’en finir!


– Expliquez-vous, Nathalia Nikolaievna, riposta le prince: je vous en prie instamment! Voici deux heures que vous me parlez par énigmes. Cela devient insupportable et, je l’avoue, je ne m’attendais pas à trouver ici un pareil accueil.


– Peut-être; parce que vous pensiez que le charme de vos paroles nous empêcherait de deviner vos intentions secrètes. Qu’y a-t-il à expliquer? Vous savez tout et vous comprenez tout. Aliocha a raison. Votre plus cher désir est de nous séparer. Vous saviez d’avance, par cœur pour ainsi dire, ce qui se passerait ici après la soirée de mardi, et vous avez tout calculé comme sur vos doigts. Je vous ai déjà dit que vous ne preniez au sérieux ni moi, ni la demande en mariage que vous avez machinée. Vous vous amusez, vous jouez avec nous, et vous avez un but connu de vous seul. Vous jouez à coup sûr. Aliocha avait raison de vous reprocher de considérer tout cela comme un vaudeville. Vous auriez dû au contraire vous réjouir et non faire des reproches à Aliocha, car, sans rien savoir, il a fait tout ce que vous attendiez de lui, et même un peu plus, peut-être.»


J’étais pétrifié de surprise. Je m’attendais bien à une catastrophe ce soir-là; mais la franchise trop brutale de Natacha et le ton de mépris non dissimulé de ses paroles me stupéfièrent au dernier degré! Donc, pensai-je, elle savait réellement quelque chose et elle avait sans plus tarder décidé de rompre. Peut-être même qu’elle attendait le prince avec impatience, afin de lui dire tout en une seule fois, en pleine figure. Le prince pâlit légèrement. Le visage d’Aliocha exprimait une naïve terreur et une souffrance anxieuse.


«Souvenez-vous de ce dont vous venez de m’accuser, s’écria le prince; et pesez un peu vos paroles… Je ne comprends pas…


– Ah! vous ne voulez pas comprendre en deux mots, dit Natacha, même lui, même Aliocha vous a compris aussi bien que moi, et pourtant nous ne nous sommes pas concertés, nous ne nous sommes même pas vus! Il lui semble, à lui aussi, que vous jouez avec nous un jeu indigne et offensant, et pourtant il vous aime et croit en vous comme en un dieu. Vous n’avez pas jugé utile d’être sur vos gardes, de ruser avec nous; vous avez compté qu’il ne devinerait pas. Mais il a un cœur impressionnable, délicat et tendre et vos paroles, votre TON, comme il dit, lui sont restés sur le cœur…


– Je n’y comprends rien, absolument rien! répéta le prince, se tournant vers moi avec un air complètement stupéfait, comme s’il me prenait à témoin. Il était exaspéré, furieux. Vous êtes méfiante et inquiète, poursuivit-il en s’adressant à Natacha. Vous êtes tout simplement jalouse de Katerina Fiodorovna, et vous êtes prête à accuser le monde entier et moi en premier…, et, permettez-moi de vous le dire, cela peut me donner une étrange idée de votre caractère… Je ne suis pas habitué à des scènes de ce genre; je ne resterais pas une minute de plus ici, s’il n’y allait de l’intérêt de mon fils… J’attends toujours: daignerez-vous vous expliquer?


– Ainsi, vous vous entêtez à ne pas vouloir comprendre en deux mots, bien que vous sachiez parfaitement tout cela? Vous voulez absolument que je vous parle sans détours?


– Je ne désire que cela.


– C’est bon. Écoutez-moi alors, s’écria Natacha, les yeux étincelants de courroux, je vais tout vous dire!»

III

Elle se leva et commença à parler debout, ne le remarquant même pas dans son trouble. Le prince écoutait, écoutait; il s’était levé, lui aussi. La scène devenait par trop solennelle.


«Souvenez-vous de ce que vous avez dit mardi, commença Natacha. Vous avez dit: «Il me faut de l’argent, des chemins battus, de l’importance dans le monde;» vous vous en souvenez?


– Oui.


– Eh bien, c’est pour obtenir cet argent, pour regagner tous ces succès qui vous glissaient des mains que vous êtes venu ici mardi, que vous avez inventé cette demande en mariage, comptant que cette plaisanterie vous aiderait à rattraper ce qui vous échappait.


– Natacha, m’écriai-je, songe à ce que tu dis!


– Une plaisanterie! Un calcul!» répéta le prince, d’un air de dignité blessée.


Aliocha, terrassé par le chagrin, regardait sans presque comprendre.


«Oui, oui, ne m’arrêtez pas, j’ai juré de tout dire, poursuivit Natacha exaspérée. Vous vous souvenez: Aliocha ne vous obéissait plus. Pendant six mois, vous vous êtes efforcé de le détacher de moi. Mais il ne cédait pas. Et brusquement vous vous êtes trouvé pressé par le temps. Si vous laissiez passer l’occasion, la fiancée et l’argent, surtout l’argent, trois millions de dot vous glissaient entre les doigts. Il ne restait qu’une ressource: qu’Aliocha s’éprit de celle que vous lui destiniez comme fiancée; vous avez pensé que, s’il l’aimait, il me quitterait peut-être…


– Natacha, Natacha! s’écria Aliocha avec chagrin. Qu’est-ce que tu dis!


– Ainsi avez-vous fait, poursuivit-elle sans s’arrêter au cri d’Aliocha: mais, toujours la même vieille histoire! Tout aurait pu s’arranger et je suis venue à nouveau gâcher votre plan! Une seule chose pouvait vous donner de l’espoir: vous aviez peut-être remarqué, en homme rusé et expérimenté, qu’Aliocha parfois semblait trouver lourde son ancienne liaison. Vous n’avez pas pu ne pas voir qu’il commençait à me négliger, à s’ennuyer, qu’il restait jusqu’à cinq jours sans venir me voir. Vous espériez qu’il se lasserait de moi complètement et m’abandonnerait, lorsque brusquement, mardi dernier, la conduite résolue d’Aliocha est venue renverser tous vos projets… Qu’alliez-vous faire?


– Permettez, s’écria le prince, au contraire, ce fait…


– Je parle, l’interrompit Natacha avec fermeté; vous vous êtes demandé ce soir-là ce que vous alliez faire et vous avez décidé de donner votre consentement à notre mariage, non en réalité, mais seulement comme ça, EN PAROLES, pour le tranquilliser. La date du mariage pouvait, pensiez-vous, être reculée à volonté; pendant ce temps un nouvel amour avait commencé; vous vous en étiez aperçu. Et vous avez tout bâti sur cet amour naissant.


– Du roman, du roman! prononça le prince à mi-voix, comme pour lui-même. La solitude, la propension à la rêverie, et la lecture des romans!


– Oui, vous avez tout fondé sur ce nouvel amour, répéta Natacha, sans entendre et sans prêter attention aux paroles du prince; elle était en proie à une ardeur fiévreuse et se laissait emporter de plus en plus: et quelles chances avait cet amour! Il était né alors qu’Aliocha n’avait pas encore découvert toutes les perfections de cette jeune fille! À l’instant même où, ce soir-là, il déclare à cette jeune fille qu’il ne peut pas l’aimer parce que le devoir et un autre amour le lui interdisent, elle fait montre de tant de noblesse, de tant de sympathie pour lui et pour sa rivale, de tant de grandeur d’âme, que lui, qui pourtant avait reconnu sa beauté, ne s’était même pas douté jusqu’à présent qu’elle fût aussi belle! Il est venu me voir alors: il ne faisait que parler d’elle, tant elle l’avait impressionné. Oui, dès le lendemain, il devait nécessairement ressentir le besoin impérieux de revoir cette admirable créature, ne fût-ce que par reconnaissance. Et pourquoi ne pas aller chez elle? L’autre, la première, ne souffre plus, son sort est décidé, il va lui donner toute sa vie, et il ne s’agit ici que d’une minute… Elle serait bien ingrate, cette Natacha, si elle était jalouse de cette minute! Et, imperceptiblement, on enlève à cette Natacha, au lieu d’une minute, un jour, puis un second, puis un troisième… Et, pendant ce temps, la jeune fille se révèle à lui sous un jour nouveau, tout à fait inattendu; elle est si noble, si enthousiaste et en même temps si naïve, une véritable enfant: en ceci elle lui ressemble fort. Ils se jurent d’être amis, d’être frère et sœur, ils ne veulent plus se quitter. AU BOUT DE CINQ OU SIX HEURES DE CONVERSATION, son âme s’ouvre à de nouvelles impressions, et son cœur s’y abandonne tout entier… Le moment approche enfin, songez-vous alors: il va comparer l’ancien amour avec le nouveau, avec ses nouvelles sensations: là-bas, tout est connu, habituel, trop sérieux: des exigences, de la jalousie, des querelles, des larmes… Et si on plaisante, si on joue avec lui, ce n’est pas comme avec un égal, mais comme avec un enfant…, et surtout, c’est trop connu, ça remonte à trop loin…»


Les larmes, un spasme de désespoir l’étouffaient, mais elle se domina encore pour l’instant.


«Et après? après, c’est l’affaire du temps: le mariage avec Natacha n’est pas fixé pour tout de suite: le temps transforme toutes choses… Vous pouvez aussi agir par vos paroles, vos allusions, vos raisonnements, votre éloquence… On peut calomnier un peu cette contrariante Natacha; on peut la montrer sous un jour défavorable et… on ne sait comment tout cela finira, mais la victoire sera à vous! Aliocha! Ne m’en veuille pas, mon ami! Ne dis pas que je ne comprends pas ton amour et que je ne l’apprécie pas pleinement. Je sais que tu m’aimes encore et qu’en cet instant, peut-être, tu ne comprends pas mes plaintes. Je sais que j’ai mal agi en disant tout cela maintenant. Mais que dois-je faire, si je vois tout cela, et si je t’aime de plus en plus… passionnément…, à la folie!»


Elle se couvrit le visage de ses mains, tomba sur son fauteuil et se mit à sangloter comme un enfant. Aliocha poussa un cri et se précipita vers elle. Il n’avait jamais pu voir ses larmes sans pleurer.


Ces sanglots rendirent un grand service au prince; tous les emportements de Natacha, au cours de cette longue explication, la brusquerie de ses sorties contre lui dont il eût dû se montrer offensé, ne fût-ce que par simple convenance, tout ceci pouvait maintenant clairement se conclure par une folle crise de jalousie, par l’amour offensé, par une maladie même. Il était même décent de témoigner de la sympathie…


«Calmez-vous, remettez-vous, Nathalia Nikolaievna, dit le prince pour la réconforter, tout ceci, c’est de l’exaltation, des rêves, l’effet de la solitude… Vous avez été si irritée par sa légèreté et sa conduite… Mais ce n’est que de l’étourderie de sa part. Le fait le plus important que vous avez particulièrement mis en valeur, ce qui s’est passé mardi, devrait plutôt vous convaincre de l’immensité de son attachement pour vous, et au lieu de cela, vous avez imaginé…


– Oh! ne me parlez pas, ne me torturez plus, au moins en ce moment! l’interrompit Natacha, en pleurant amèrement: mon cœur m’avait déjà dit tout cela depuis longtemps! Croyez-vous que je ne comprenne pas que son ancien amour est déjà passé?… Ici, dans cette chambre, toute seule…, quand il m’abandonnait, m’oubliait…, j’ai revécu tout cela…, repensé à tout cela… Que pouvais-je faire? Je ne t’accuse pas, Aliocha… Pourquoi essayez-vous de me tromper? Croyez-vous que je n’aie pas essayé de me tromper moi-même?… Oh! combien de fois, combien de fois! J’épiais la moindre de ses intonations, j’avais appris à lire sur son visage, dans ses yeux… Tout est perdu, tout est mort… Malheureuse que je suis!»


Aliocha pleurait, à genoux devant elle.


«Oui, oui, c’est ma faute!… Tout est ma faute!… répétait-il au milieu de ses sanglots.


– Non, ne t’accuse pas, Aliocha…, il y en a d’autres…, nos ennemis…, ce sont eux…, eux…


– Mais enfin, permettez, s’écria le prince avec une certaine impatience: sur quoi vous fondez-vous pour m’attribuer tous ces… crimes? Ce ne sont que des suppositions de votre part, sans preuves…


– Des preuves! s’écria Natacha, se levant rapidement de son fauteuil, il vous faut des preuves, homme rusé! Vous ne pouviez agir autrement, lorsque vous êtes venu ici avec votre proposition! Il vous fallait tranquilliser votre fils, endormir ses remords, afin qu’il pût s’abandonner plus librement à Katia; sans cela, il se serait toujours souvenu de moi, ne se serait pas soumis, et vous étiez las d’attendre. Est-ce que ce n’est pas vrai?


– J’avoue, répondit le prince avec un sourire sarcastique, que si j’avais voulu vous tromper, j’aurais effectivement fait ce calcul; vous avez beaucoup de… pénétration; mais, avant de faire de pareils reproches aux gens, il faut prouver…


– Prouver! Et toute votre conduite antérieure, lorsque vous cherchiez à me l’enlever! Celui qui enseigne à son fils à mépriser de pareilles obligations et à en jouer pour des intérêts mondains, pour de l’argent, le corrompt! Que disiez-vous tout à l’heure de l’escalier, de ce vilain appartement? N’est-ce pas vous qui lui avez retiré l’argent que vous lui donniez avant pour nous forcer, par la misère et la faim, à nous séparer? C’est à vous que nous devons et cet appartement et cet escalier, et vous les lui reprochez maintenant, fourbe! Et d’où vous sont venues, brusquement, l’autre soir, cette ardeur, ces convictions insolites chez vous? Et pourquoi aviez-vous tellement besoin de moi? Je n’ai fait qu’aller et venir dans cette chambre pendant ces quatre jours; j’ai réfléchi à tout, j’ai tout pesé, chacune de vos paroles, l’expression de votre visage, et je suis arrivée à la conviction que tout ceci était affecté, que ce n’était qu’une plaisanterie, une comédie outrageante, vile et indigne… Car je vous connais, et depuis longtemps! Chaque fois qu’Aliocha venait de chez vous, je devinais à son visage tout ce que vous lui aviez dit, suggéré; j’ai appris toutes les manières que vous avez de l’influencer! Non, ce n’est pas vous qui me tromperez! Peut-être que vous faites encore d’autres calculs, peut-être que je n’ai pas mis le doigt sur l’essentiel; mais c’est égal. Vous m’avez trompée, c’est là l’important! Voilà ce qu’il fallait que je vous dise sans détours et en face!…


– C’est tout? Ce sont là toutes vos preuves? Mais réfléchissez, exaltée que vous êtes: par cette boutade (comme vous baptisez ma proposition de mardi), je m’engageais trop. C’eût été par trop léger de ma part…


– En quoi vous engagiez-vous? Qu’est-ce à vos yeux que de me tromper? Et quelle importance cela a-t-il d’offenser une fille quelconque! Car ce n’est qu’une malheureuse fugitive, repoussée par son père, sans défense, IMMORALE QUI S’EST SOUILLÉE volontairement? Vaut-il la peine d’avoir des égards pour elle, quand cette PLAISANTERIE peut vous rapporter un profit, si minime soit-il?


– Dans quelle position vous mettez-vous, Nathalia Nikolaievna, songez-y! Vous insistez sur le fait que je vous ai offensée. Mais cette offense est si grave, si dégradante, que je ne comprends pas comment on peut supposer cela, encore moins s’y appesantir. Il faut vraiment être rompue à toutes sortes de choses pour l’admettre si aisément, pardonnez-moi. J’ai le droit de vous faire des reproches, car vous armez mon fils contre moi: s’il ne se dresse pas en ce moment contre moi pour vous défendre, son cœur m’est hostile…


– Non, père, non, s’écria Aliocha, si je ne me dresse pas contre toi, c’est que je crois que tu n’as pas pu l’offenser, et que je ne peux pas croire qu’on cherche à offenser quelqu’un de la sorte!


– Vous entendez! s’écria le prince.


– Natacha, tout est de ma faute, ne l’accuse pas. C’est un péché, et c’est terrible!


– Tu vois, Vania! Il est déjà contre moi! s’écria Natacha.


– C’est assez! dit le prince il faut mettre fin à cette pénible scène. Cet aveugle et furieux transport de jalousie, qui passe les bornes, dessine votre caractère sous un aspect tout nouveau pour moi. Je suis prévenu. Nous nous sommes trop hâtés, vraiment trop hâtés. Vous ne remarquez même pas combien vous m’avez blessé; pour vous, cela n’a pas d’importance. Nous nous sommes trop hâtés…, trop hâtés…, bien sûr, ma parole est sacrée, mais…, je suis un père et je désire le bonheur de mon fils…


– Vous reprenez votre parole! s’écria Natacha hors d’elle, vous êtes heureux de profiter de l’occasion! Eh bien, sachez que, il y a deux jours, seule ici, j’ai résolu de lui rendre sa parole, et je le confirme maintenant devant vous tous. Je refuse!


– C’est-à-dire que vous désirez peut-être raviver en lui toutes ses anciennes inquiétudes, le sentiment du devoir, toute cette «anxiété au sujet de ses obligations» (comme vous avez dit vous-même tout à l’heure) afin de vous l’attacher à nouveau comme par le passé. Cela découle de votre théorie, c’est pourquoi je parle ainsi; mais cela suffit; le temps décidera. J’attendrai un moment de calme pour m’expliquer avec vous. J’espère que nos relations ne sont pas définitivement rompues. J’espère également que vous apprendrez à m’estimer davantage. Je voulais vous faire part aujourd’hui de mes projets à l’égard de vos parents, et vous auriez vu que…, mais restons-en là! Ivan Petrovitch! ajouta-t-il en s’approchant de moi, maintenant plus que jamais il me serait agréable que nous fassions plus intimement connaissance, je ne parle même pas du désir que j’en ai depuis longtemps. J’espère que vous me comprendrez. Me permettez-vous de passer un de ces jours chez vous?


Je m’inclinai. Il me semblait que maintenant je ne pouvais plus l’éviter. Il me serra la main, salua Natacha en silence, et sortit avec un air de dignité blessée.

IV

Nous restâmes quelques minutes sans prononcer une parole. Natacha était pensive, triste et abattue. Toute son énergie l’avait abandonnée subitement. Elle regardait droit devant elle, sans rien voir, comme absente, et elle tenait la main d’Aliocha. Celui-ci continuait à pleurer sans bruit, en jetant de temps à autre sur elle un regard craintif et curieux.


Il se mit enfin à la consoler timidement, à la supplier de ne pas se fâcher, et il s’accusait; il était visible qu’il désirait beaucoup disculper son père et que cela lui pesait particulièrement; il essaya plusieurs fois d’en parler, mais il n’osa s’exprimer clairement, craignant de réveiller le courroux de Natacha. Il lui jurait un amour éternel, immuable, et justifiait avec chaleur ses relations avec Katia; il répétait sans arrêt qu’il aimait Katia uniquement comme une sœur charmante et bonne, qu’il ne pouvait quitter complètement: c’eût été d’ailleurs grossier et cruel de sa part; il assurait que si Natacha connaissait Katia, elles deviendraient tout de suite amies, qu’elles ne se sépareraient plus jamais et qu’alors il n’y aurait plus aucun malentendu. Cette pensée lui plaisait entre toutes. Le malheureux était entièrement sincère. Il ne comprenait pas les appréhensions de Natacha et, d’une façon générale, il n’avait pas bien saisi ce qu’elle venait de dire à son père. Il avait seulement vu qu’ils s’étaient disputés et c’était cela surtout qui lui pesait sur le cœur.


«Tu me reproches ma conduite envers ton père? lui demanda Natacha.


– Comment pourrais-je te la reprocher, répondit-il avec amertume, quand je suis la cause de tout, quand c’est moi le coupable? C’est moi qui t’ai mise en colère, et, une fois en colère, tu l’as accusé parce que tu voulais m’innocenter; tu me disculpes toujours et je ne le mérite pas. Il fallait trouver un coupable et tu as pensé que c’était lui. Mais ce n’est pas lui! s’exclama Aliocha, en s’animant. Et était-ce pour cela qu’il était venu ici? Était-ce cela qu’il attendait!»


Mais voyant que Natacha le regardait d’un air triste et lourd de reproche, il perdit aussitôt son assurance.


«Non, je ne dirai plus rien, pardonne-moi, lui dit-il. C’est moi qui suis la cause de tout!


– Oui, Aliocha, reprit-elle avec effort. Maintenant, il a passé entre nous et a détruit notre paix, pour toujours. Tu as toujours cru en moi plus qu’en personne d’autre: maintenant, il a versé dans ton cœur le soupçon, la méfiance: tu me donnes tort; il m’a pris la moitié de ton cœur. Il y a une ombre entre nous.


– Ne parle pas ainsi, Natacha. Pourquoi dis-tu qu’il y a une ombre entre nous? L’expression l’avait affecté.


– Il t’a attiré par une feinte bonté, une fausse générosité, poursuivit Natacha, et maintenant il te montera de plus en plus contre moi.


– Je te jure que non! s’écria Aliocha avec feu. Quand il a dit: «Nous nous sommes trop hâtés», c’est qu’il était agacé. Tu verras, dès demain, ou un de ces jours, il reviendra là-dessus et s’il était fâché au point de ne plus vouloir notre mariage, je te jure que je ne lui obéirais pas. J’en aurai peut-être la force… Et sais-tu qui nous aidera, s’écria-t-il soudain, enthousiasmé par son idée. Katia! Et tu verras, tu verras quelle créature magnifique c’est! Tu verras si elle veut être ta rivale et nous séparer comme tu as été injuste, tout à l’heure, quand tu as dit que j’étais de ceux qui peuvent cesser d’aimer le lendemain de leur mariage Comme cela m’a fait de la peine de t’entendre parler ainsi! Non, je ne suis pas comme cela, et si je vais souvent voir Katia…


– Je t’en prie, Aliocha, vas-y quand tu voudras. Ce n’est pas cela que je voulais dire. Tu n’as pas bien compris. Sois heureux avec qui tu voudras. Je ne peux tout de même pas exiger de ton cœur plus qu’il ne peut me donner…»


Mavra entra.


«Et alors, est-ce qu’il faut vous servir le thé? Voilà deux heures que le samovar bout, c’est agréable! Il est onze heures.»


Elle parlait grossièrement, d’un ton courroucé; on voyait qu’elle était de mauvaise humeur et qu’elle était fâchée contre Natacha. En fait, tous ces jours-ci, depuis mardi, elle était dans une telle béatitude de voir sa jeune maîtresse (qu’elle aimait beaucoup) se marier bientôt qu’elle avait claironné la nouvelle dans toute la maison, dans le voisinage, chez les boutiquiers, chez le concierge. Elle s’en était vantée et avait raconté solennellement que le prince, un homme important, un général, extrêmement riche, était venu lui-même demander le consentement de sa maîtresse, et qu’elle, Mavra, l’avait entendu de ses propres oreilles; et voilà que, brusquement, tout cela s’en allait en fumée! Le prince était parti furieux, on n’avait même pas servi le thé et, bien entendu, c’était la demoiselle qui était la cause de tout. Mavra avait entendu comme elle avait parlé impoliment au prince.


«Oui, apportez-nous le thé, répondit Natacha.


– Et les hors-d’œuvre aussi?


– Eh bien, oui.» Natacha se mit à rire.


«Après tout ce qu’on a préparé! reprit Mavra. Je ne sens plus mes jambes depuis hier. J’ai couru chercher du vin sur le Nevski, et maintenant…» Et elle sortit en faisant claquer rageusement la porte.


Natacha rougit et me jeta un regard bizarre.


On servit le thé et les hors-d’œuvre: il y avait du gibier, du poisson, deux bouteilles d’excellent vin de chez Elisséiev. «Pourquoi donc avait-on préparé tout cela?» me demandai-je.


«Tu vois comme je suis, Vania, dit Natacha en s’approchant de la table, toute confuse, même devant moi. Je pressentais qu’aujourd’hui tout finirait ainsi, et cependant j’espérais que cela se terminerait autrement. Aliocha viendrait, il ferait la paix, nous nous réconcilierions; tous mes soupçons se trouveraient injustes, on me détromperait et…, à tout hasard j’avais préparé des hors-d’œuvre. Je pensais que nous nous attarderions à parler…»


Pauvre Natacha! Elle devint toute rouge en distant cela. Aliocha fut transporté.


«Tu vois, Natacha, s’écria-t-il. Tu n’y croyais pas toi-même; il y a deux heures, tu ne croyais pas encore à tes soupçons! Non, il faut arranger tout cela; c’est moi le coupable; tout est arrivé par ma faute, c’est à moi de réparer. Natacha, permets-moi de me rendre tout de suite chez mon père. Il faut que je le voie; il est blessé, offensé, il faut le consoler, je lui expliquerai tout, je lui parlerai uniquement en mon nom, tu n’y seras pas mêlée. Et j’aplanirai tout… Ne m’en veux pas si je veux aller le voir et si je te laisse. Ce n’est pas cela du tout: il me fait pitié; il se justifiera devant toi, tu verras… Demain, dès l’aube, je serai ici et je resterai toute la journée chez toi, je n’irai pas chez Katia…»


Natacha ne le retint pas, elle lui conseilla même de partir. Elle avait terriblement peur qu’Aliocha maintenant ne restât PAR FORCE auprès d’elle des jours entiers et ne s’ennuyât. Elle lui demanda seulement de ne pas parler en son nom et s’efforça de sourire gaiement en lui disant adieu. Il était prêt à partir, lorsque, soudain, il revint vers elle, lui prit les deux mains et s’assit à côté d’elle. Il la regardait avec une indicible tendresse.


«Natacha, mon amie, mon ange, ne sois pas fâchée contre moi, et ne nous querellons plus jamais. Donne-moi ta parole que tu me croiras toujours en tout, et moi aussi je te croirai. Écoute, je vais te raconter quelque chose. Un jour, nous nous étions disputés, je ne me rappelle plus pourquoi; c’était ma faute. Nous ne nous parlions plus. Je n’avais pas envie de demander pardon le premier et j’étais horriblement triste. J’ai erré dans les rues, j’ai flâné, je suis allé chez des amis et je me sentais le cœur tellement lourd… Une idée m’est venue alors à l’esprit: si tu tombais malade et si tu mourais, qu’est-ce que je deviendrais? Et quand je me suis représenté cela, j’ai été saisi du même désespoir que si je t’avais réellement perdue pour toujours. Ces pensées devenaient de plus en plus pénibles, de plus en plus affreuses. Et, peu à peu, je me suis imaginé que j’étais sur ta tombe, que j’étais tombé dessus sans connaissance, que je l’entourais de mes bras et que j’étais terrassé par la souffrance. Je me voyais embrassant ta tombe, t’appelant, te demandant d’en sortir ne fût-ce que pour une minute, et je priais Dieu de faire un miracle, de te ressusciter devant moi pour un instant; je me représentais me jetant vers toi pour te prendre dans mes bras, t’étreignant, t’embrassant, et il me semblait que je serais mort de félicité si j’avais pu te prendre encore une fois dans mes bras, une seule seconde, comme auparavant. Et en m’imaginant cela, je me dis tout à coup: je te redemanderais à Dieu pour un instant, et cependant voilà six mois que nous vivons ensemble et, au cours de ces six mois, que de fois nous sommes-nous querellés, combien de jours avons-nous passés sans nous parler! Pendant des journées entières, nous nous disputions et nous négligions notre bonheur, et voilà que pour une minute je t’appelle hors de ta tombe, et que je suis prêt à payer cette minute de toute ma vie!… Après m’être imaginé tout cela, je n’ai pas pu y tenir, j’ai couru chez toi au plus vite et je suis arrivé ici; tu m’attendais, et quand nous nous sommes embrassés pour nous réconcilier, je me souviens que je t’ai serrée très fort contre moi, comme si réellement j’allais te perdre. Natacha! Ne nous disputons plus jamais! Cela m’est tellement pénible! Seigneur! est-il possible de penser que je puisse te quitter!»


Natacha pleurait. Ils s’embrassèrent étroitement et Aliocha lui jura encore une fois que jamais il ne se séparerait d’elle. Ensuite, il courut chez son père. Il était fermement persuadé qu’il allait tout arranger.


«Tout est fini! Tout est perdu! me dit Natacha en me serrant convulsivement la main. Il m’aime, il ne cessera jamais de m’aimer; mais il aime aussi Katia et dans quelque temps il l’aimera plus que moi. Cette vipère de prince ne se laissera pas endormir, et alors…


– Natacha, je crois aussi que le prince agit malproprement, mais…


– Tu ne crois pas tout ce que je lui ai dit! Je l’ai vu à ton visage. Mais attends, tu verras toi-même si j’ai eu raison ou non. Car je suis restée dans les généralités, Dieu sait ce qu’il a encore derrière la tête! C’est un homme terrible. Pendant ces quatre jours où j’ai arpenté ma chambre, j’ai tout deviné! Il lui fallait libérer, alléger le cœur d’Aliocha de la tristesse qui l’empêche de vivre, des obligations qui lui viennent de son amour pour moi. Il a inventé cette demande en mariage pour s’introduire entre nous et pour charmer Aliocha par sa noblesse et sa générosité. C’est vrai, c’est vrai, Vania! Aliocha est justement ainsi. Il se serait tranquillisé sur mon compte, il ne se serait plus inquiété pour moi. Il aurait pensé: «Elle est ma femme maintenant, elle est avec moi pour toujours», et, involontairement, il aurait fait plus attention à Katia. Le prince a visiblement fait la leçon à cette Katia; il a deviné qu’elle convenait à Aliocha, qu’elle pouvait l’attirer plus que moi. Hélas! Vania! Tout mon espoir repose sur toi maintenant; il veut se lier avec toi. Ne refuse pas et fais ton possible, au nom du Ciel, pour pénétrer chez la comtesse! Tu feras la connaissance de Katia, tu l’observeras et tu me diras qui elle est. J’ai besoin que tu ailles là-bas. Personne ne me comprend aussi bien que toi et tu sauras ce qui m’est utile. Vois aussi à quel point ils sont amis, ce qu’il y a entre eux, de quoi ils parlent; mais surtout, regarde bien Katia… Prouve-moi cette fois encore ton amitié, mon gentil, mon cher Vania! Je n’ai plus d’espoir qu’en toi!»


Il était déjà plus de minuit lorsque je revins chez moi. Nelly vint m’ouvrir avec un visage ensommeillé. Elle sourit et me regarda d’un air joyeux. La pauvre petite s’en voulait beaucoup de s’être endormie. Elle désirait m’attendre. Elle me dit que quelqu’un était venu me demander, qu’il était resté un moment, et m’avait laissé un billet sur la table. Le mot était de Masloboiev. Il me disait de passer chez lui le lendemain, à une heure. J’avais envie d’interroger Nelly, mais je remis cela au lendemain, et insistai pour qu’elle allât absolument se coucher; la pauvre enfant s’était déjà assez fatiguée à m’attendre et elle ne s’était endormie qu’une demi-heure avant mon arrivée.

V

Le lendemain matin, Nelly me donna des détails assez étranges sur la visite de la veille. Du reste, il était déjà surprenant que Masloboiev se fût avisé de venir ce soir-là; il savait que je ne serais pas chez moi, je l’en avais prévenu lors de notre dernière rencontre et il s’en souvenait fort bien. Nelly me dit qu’au début elle ne voulait pas ouvrir, parce qu’elle avait peur: il était déjà huit heures du soir. Mais il l’en avait priée à travers la porte, assurant que s’il ne me laissait pas un mot, je m’en trouverais fort mal le lendemain. Une fois qu’elle l’eut laissé entrer, il avait écrit tout de suite son billet, était venu près d’elle et s’était assis à côté d’elle sur le divan. «Je me suis levée et je n’ai pas voulu lui parler, me dit Nelly, j’avais très peur de lui; il a commencé à me parler de la Boubnova, il m’a dit qu’elle était très fâchée, mais qu’elle n’oserait pas venir me chercher, puis il s’est mis à faire votre éloge; il a dit que vous étiez de grands amis et qu’il vous avait connu petit garçon. Alors je lui ai parlé. Il a sorti des bonbons et m’a dit d’en prendre; mais je n’ai pas voulu; il m’a assuré alors qu’il était un brave homme, qu’il savait chanter des chansons et danser; il s’est levé tout d’un coup et il a commencé à danser. J’ai trouvé ça amusant. Ensuite, il a dit qu’il allait rester encore un petit instant à vous attendre, que peut-être vous reviendriez, et il m’a demandé de ne pas avoir peur et de m’asseoir à côté de lui. Je me suis assise, mais je ne voulais rien lui dire. Alors, il m’a dit qu’il connaissait maman et grand-père et… je me suis mise à parler. Il est resté longtemps.


– De quoi avez-vous parlé?


– De maman…, de la Boubnova…, de grand-père. Il est resté près de deux heures.»


Nelly semblait ne pas vouloir me raconter ce qu’ils s’étaient dit. Je ne lui posais pas de questions, espérant savoir tout cela par Masloboiev. Je crus voir seulement que Masloboiev avait fait exprès de passer en mon absence pour trouver Nelly seule. Pourquoi donc?


Elle me montra trois bonbons qu’il lui avait donnés. C’étaient de mauvais sucres d’orge enveloppés de papier vert et rouge, qu’il avait sans doute achetés chez un épicier. Nelly se mit à rire en me les montrant.


«Pourquoi ne les as-tu pas mangés? lui demandai-je.


– Je n’en veux pas, me répondit-elle d’un air sérieux, en fronçant les sourcils. Je ne les ai pas pris d’ailleurs; c’est lui qui les a laissés sur le divan.»


Ce jour-là, j’avais beaucoup de courses à faire. Je dis adieu à Nelly.


«T’ennuies-tu toute seule? lui demandai-je au moment de sortir.


– Oui et non. Je m’ennuie quand vous restez longtemps sans revenir.»


Et elle me jeta un regard plein d’amour en me disant cela. Tout ce matin-là, elle m’avait regardé d’un air tellement tendre et elle paraissait si joyeuse, si affectueuse; en même temps, elle gardait une attitude réservée, timide même; elle semblait craindre de me contrarier, de perdre mon amitié et…, et de se livrer trop, comme s’il y avait là quoi que ce fût de honteux.


«Et qu’est-ce qui ne t’ennuie pas? Tu as dit «oui et non», lui demandai-je en lui souriant malgré moi, tant elle m’était devenue chère.


– Oh! je sais bien quoi», me répondit-elle avec un petit rire, mais, de nouveau, elle eut l’air confuse.


Nous parlions sur le seuil, la porte était ouverte. Nelly était devant moi, les yeux baissés, se tenant d’une main à mon épaule et tiraillant de l’autre la manche de ma veste.


«Quoi, c’est un secret? lui demandai-je.


– Non…, rien…, je…, j’ai commencé pendant que vous étiez parti à lire votre livre, dit-elle à mi-voix et, levant sur moi un regard tendre et pénétrant, elle rougit toute.


– Ah! vraiment! Est-ce qu’il te plaît?» demandai-je avec l’embarras d’un auteur qu’on loue en sa présence; Dieu sait ce que j’aurais donné pour l’embrasser à ce moment-là! Mais cela me semblait impossible. Nelly se taisait.


«Pourquoi, pourquoi meurt-il?» me demanda-t-elle d’un air de profonde tristesse; elle me jeta un regard rapide et de nouveau baissa les yeux.


«Qui?


– Le jeune homme poitrinaire dont on parle dans le livre.


– Que faire? il le fallait, Nelly…


– Pas du tout», répondit-elle presque à voix basse, mais soudain, sans transition, elle fit la moue d’un air presque courroucé, les yeux fixés avec obstination sur le plancher.


Une minute se passa.


«Et elle…, et les autres, la jeune fille et le petit vieux, murmura-t-elle, en tirant toujours plus fort la manche de ma veste: est-ce qu’ils vont vivre ensemble? Et ils ne seront plus pauvres?


– Non, Nelly, elle va s’en aller au loin; elle se mariera avec un propriétaire, et il restera seul, lui répondis-je avec regret, vraiment désolé de ne pouvoir lui dire quelque chose de plus réconfortant.


– Ah! oui. C’est comme ça que vous êtes? Alors je ne veux plus le lire maintenant!»


Et elle repoussa ma main d’un air irrité, se détourna rapidement et s’éloigna; elle se tourna vers un coin, les yeux baissés. Elle était toute rouge et respirait inégalement, comme oppressée par un violent chagrin.


«Allons, Nelly, pourquoi es-tu fâchée? dis-je en m’approchant d’elle: tout cela n’est pas vrai, c’est inventé! Il n’y a pas là de quoi se mettre en colère! Quelle sensible petite fille tu fais!


– Je ne suis pas fâchée», dit-elle timidement, en levant sur moi un regard lumineux et aimant; puis elle saisit brusquement ma main, appuya son visage contre ma poitrine et se mit à pleurer.


Mais à l’instant même, elle éclata de rire; elle pleurait et riait tout ensemble. Moi aussi je me sentais à la fois amusé et… attendri. Mais pour rien au monde elle n’aurait relevé la tête vers moi, et lorsque j’essayai d’éloigner son visage de mon épaule, elle s’y pressa de plus en plus fort tout en riant.


Enfin, cette scène de sensibilité prit fin. Nous nous dîmes adieu; j’étais pressé. Nelly, toute rouge, encore toute confuse et les yeux brillants, courut après moi jusqu’à l’escalier et me demanda de revenir bientôt. Je lui promis de rentrer sans faute pour le dîner, le plus tôt possible.


J’allai tout d’abord chez les vieux. Ils étaient malades tous les deux. Anna Andréievna était tout à fait souffrante; Nikolaï Serguéitch se tenait dans son cabinet. Il m’avait entendu, mais je savais que, selon son habitude, il ne viendrait pas avant un quart d’heure, pour nous laisser le temps de parler. Je ne voulais pas trop troubler Anna Andréievna, aussi j’adoucis autant que possible le récit de la soirée d’hier, mais je lui dis la vérité; à mon étonnement, la vieille, bien qu’elle en fût peinée, accueillit sans trop de surprise l’annonce de la possibilité d’une rupture.


«Hé, mon cher, c’est bien ce que je pensais, me dit-elle. Quand vous êtes parti l’autre fois, j’y ai songé longuement et je me suis dit que cela ne se ferait pas. Nous ne l’avons pas mérité aux yeux de Dieu, et cet homme est un coquin; on ne peut rien attendre de bon de lui. Ce n’est pas une bagatelle, les dix mille roubles qu’il nous prend, et il sait pourtant bien qu’il n’y a aucun droit! Il nous enlève notre dernier morceau de pain; il faudra vendre Ikhménievka. Et ma petite Natacha s’est montrée droite et sensée en ne le croyant pas. Et savez-vous encore une chose, mon ami, poursuivit-elle en baissant la voix: le mien, le mien! Il est tout à fait contre ce mariage. Il s’est trahi, il a dit qu’il ne voulait pas! Au début, je croyais que c’était un caprice, mais non, c’était pour de bon. Qu’est-ce qu’elle va devenir alors, la petite colombe! Car il la maudira pour toujours. Et l’autre, Aliocha, qu’est-ce qu’il fait?»


Elle me questionna encore longuement, et, comme à l’ordinaire, se répandit en gémissements et en lamentations à chacune de mes réponses. J’avais remarqué d’une façon générale qu’elle n’y était plus très bien ces derniers temps. Toute nouvelle la secouait. Le chagrin que lui causait Natacha ruinait son cœur et sa santé.


Le vieux entra, en robe de chambre et en pantoufles; il se plaignit d’avoir la fièvre, mais regarda sa femme avec tendresse, et, pendant tout le temps que je passai chez eux, fut aux petits soins avec elle, comme une bonne d’enfants; il la regardait dans les yeux, se montrait même timide avec elle. Il y avait une telle tendresse dans ses regards! Il était effrayé de la voir malade; il sentait qu’il perdrait tout, s’il la perdait.


Je restai près d’une heure avec eux. En me disant adieu, il m’accompagna dans l’antichambre et me parla de Nelly. Il pensait sérieusement à la prendre chez lui comme sa fille. Il me demanda comment faire pour amener Anna Andréievna à y consentir. Il me questionna sur Nelly avec une curiosité particulière, et me demanda si je ne savais pas quelque chose de nouveau sur elle. Je lui racontai rapidement ce que je savais. Mon récit l’impressionna.


«Nous en reparlerons, me dit-il d’un ton résolu, en attendant…, et, d’ailleurs, j’irai moi-même te voir, dès que je serai un peu rétabli, alors nous prendrons une décision.»


À midi juste, j’étais chez Masloboiev. À mon extrême surprise, la première personne que j’aperçus en entrant chez lui fut le prince. Il mettait son manteau dans l’antichambre, Masloboiev l’aidait avec empressement et lui tendait sa canne. Il m’avait déjà dit qu’il connaissait le prince, mais cette rencontre me surprit beaucoup.


Le prince parut embarrassé en me voyant.


«Ah! c’est vous! s’écria-t-il avec une cordialité un peu trop marquée, voyez comme on se rencontre! D’ailleurs, je viens d’apprendre que vous connaissiez M. Masloboiev. Je suis content, très content, je voulais justement vous voir et j’espère passer chez vous le plus tôt possible; vous m’y autorisez? J’ai une demande à vous adresser: aidez-moi à éclaircir la situation; vous avez compris que je veux parler d’hier… Vous êtes un ami là-bas, vous avez suivi tout le développement de cette affaire; vous avez de l’influence… Je regrette terriblement de ne pouvoir vous voir tout de suite… Les affaires! Mais un de ces jours, très prochainement je l’espère, j’aurai le plaisir d’aller chez vous. Pour l’instant…»


Il me serra un peu trop vigoureusement la main, échangea un regard avec Masloboiev, et sortit.


«Dis-moi, pour l’amour de Dieu…, commençai-je en entrant dans la chambre.


– Je ne te dirai rien, m’interrompit Masloboiev, qui prit en toute hâte sa casquette et se dirigea vers l’antichambre: j’ai à faire! Je file, je suis en retard!…


– Mais tu m’as écrit toi-même de me trouver ici à midi.


– Et puis après? Je t’ai écrit hier, et aujourd’hui c’est à moi qu’on a écrit: j’en ai la tête qui éclate, quelle histoire! On m’attend. Pardonne-moi, Vania. Tout ce que je peux t’offrir en compensation, c’est de me rouer de coups pour t’avoir dérangé inutilement. Si tu veux te dédommager, vas-y, mais presse-toi, au nom du Ciel! Ne me retiens pas, on m’attend…


– Pourquoi te battrais-je? Si tu as à faire, dépêche-toi, on ne peut pas toujours prévoir. Seulement…


– Non, pour ce qui est de ce SEULEMENT, c’est moi qui ai à te parler, m’interrompit-il, en bondissant dans l’antichambre et en endossant son manteau (je m’habillais aussi). J’ai à t’entretenir d’une affaire; d’une affaire très importante; c’est pour cela que je t’ai prié de venir; cela te concerne directement et touche à tes intérêts. Et comme on ne peut pas raconter cela en une minute, promets-moi, pour l’amour de Dieu, de venir ce soir à sept heures précises, ni plus tôt ni plus tard. Je serai là.


– Ce soir? dis-je, indécis; je voulais justement ce soir passer…


– Va tout de suite où tu voulais passer ce soir, et viens ensuite chez moi, Vania, tu ne peux imaginer ce que j’ai à t’apprendre.


– Mais je t’en prie, je t’en prie; qu’est-ce que cela peut être? Tu piques ma curiosité, je l’avoue.»


Pendant ce temps, nous avions franchi la porte cochère et nous nous trouvions sur le trottoir.


«Alors, tu viendras? dit-il avec insistance.


– Je t’ai dit que je viendrai.


– Non, donne m’en ta parole.


– Fi! voyez-moi ça! C’est bon, je te la donne.


– Très bien. Où vas-tu de ce pas?


– Par là, répondis-je, en montrant la droite.


– Moi par là, dit-il, en montrant la gauche. Adieu, Vania! N’oublie pas, à sept heures!»


«C’est bizarre», pensai-je, en le regardant s’éloigner.


Ce soir-là, je voulais aller chez Natacha. Mais comme j’avais donné ma parole à Masloboiev, je décidai d’aller tout de suite chez elle. J’étais persuadé de trouver Aliocha chez elle. Effectivement, il y était et fut très content de me voir.


Il était très gentil, particulièrement tendre avec Natacha et devint même tout joyeux à mon arrivée. Natacha s’efforçait de paraître gaie, mais il était visible que c’était au-dessus de ses forces. Elle était pâle et avait l’air souffrante; elle avait mal dormi. Elle témoignait encore plus d’affection à Aliocha.


Celui-ci parlait beaucoup, désirant égayer Natacha et arracher un sourire à ses lèvres involontairement contractées, mais il évitait manifestement de prononcer le nom de Katia ou de son père. Sa tentative de réconciliation de la veille avait sans doute échoué.


«Sais-tu? Il a terriblement envie de s’en aller, me murmura Natacha hâtivement pendant qu’il était sorti un instant pour dire quelque chose à Mavra: mais il n’ose pas. Et j’ai peur aussi de lui dire de s’en aller, car alors il fera peut-être exprès de rester; surtout, je crains qu’il ne s’ennuie et ne se refroidisse tout à fait à mon égard! Comment faire?


– Dieu! Dans quelle position vous mettez-vous vous-mêmes! Et comme vous êtes soupçonneux, comme vous vous épiez mutuellement! Il n’y a qu’à s’expliquer tout simplement, et c’est fini. C’est de cette situation, peut-être, qu’il se lassera.


– Que faire alors? s’écria-t-elle effrayée.


– Attends, je vais tout arranger…, et je me rendis dans la cuisine, sous prétexte de demander à Mavra d’essuyer un de mes caoutchoucs qui était plein de boue.


– Sois prudent, Vania», me cria Natacha.


Dès que je fus entré, Aliocha se précipité vers moi comme s’il m’attendait.


«Ivan Petrovitch, mon cher, que dois-je faire? Donnez-moi un conseil: j’ai promis hier d’aller aujourd’hui, juste à cette heure-ci, chez Katia. Je ne peux y manquer! J’aime Natacha plus que je ne puis le dire, je suis prêt à me jeter dans le feu pour elle, mais convenez vous-même que je ne puis pas abandonner tout là-bas, cela ne se fait pas…


– Eh bien, allez-y.


– Mais, et Natacha? Je vais lui faire de la peine, Ivan Petrovitch, aidez-moi à en sortir…


– À mon avis, vous feriez mieux d’y aller. Vous savez combien elle vous aime: elle aurait tout le temps l’impression que vous vous ennuyez avec elle et que vous restez par force. Il vaut mieux agir avec naturel. D’ailleurs, allons-y, je vous aiderai.


– Mon cher Ivan Petrovitch! comme vous êtes bon!»


Nous entrâmes; au bout d’une minute, je lui dis:


«Je viens de voir votre père.


– Où? s’écria-t-il, effrayé.


– Dans la rue, par hasard. Il n’est resté avec moi qu’une minute, et m’a de nouveau prié de faire plus ample connaissance. Il m’a demandé si je ne savais pas où vous étiez. Il avait un besoin urgent de vous voir, il avait quelque chose à vous dire.


– Ah! Aliocha, va vite le rejoindre, appuya Natacha qui avait compris où je voulais en venir.


– Mais…, où puis-je donc le retrouver? Est-il chez lui?


– Non, je me souviens qu’il m’a dit qu’il serait chez la comtesse.


– Ah! comment faire?… dit naïvement Aliocha, en regardant Natacha avec tristesse.


– Mais voyons, Aliocha! dit-elle. Tu ne vas tout de même pas abandonner ces amis pour me tranquilliser. C’est enfantin. Premièrement, c’est impossible, et deuxièmement, tu serais impoli envers Katia. Vous êtes amis; on ne peut pas rompre des relations aussi grossièrement. Enfin, tu m’offenserais si tu pensais que je suis jalouse à ce point. Vas-y immédiatement, je t’en prie! Ainsi, ton père sera rassuré.


– Natacha, tu es un ange, et je ne vaux pas ton petit doigt! s’écria Aliocha avec enthousiasme et repentir. Tu es si bonne, et moi… moi… ah! j’aime mieux que tu le saches! Je viens de demander, dans la cuisine, à Ivan Petrovitch, qu’il m’aide à m’en aller. Et il a inventé cela. Mais ne me condamne pas, Natacha, mon ange! Je ne suis pas entièrement coupable, car je t’aime mille fois plus que tout au monde, et c’est pourquoi il m’est venu une nouvelle idée: avouer tout à Katia, lui dire quelle est notre situation et lui raconter tout ce qui s’est passé hier. Elle imaginera quelque chose pour nous sauver, elle nous est entièrement dévouée…


– Eh bien, vas-y, lui répondit Natacha en souriant; dis-moi, mon ami, j’aimerais beaucoup faire la connaissance de Katia. Comment arranger cela?»


La joie d’Aliocha ne connut plus de bornes. Il se lança tout de suite dans toutes sortes de projets. D’après lui, c’était très facile: Katia trouverait. Il développait son idée avec feu, avec ardeur. Il promit d’apporter la réponse aujourd’hui même, dans deux heures, et de passer la soirée chez Natacha.


«Tu viendras vraiment? lui demanda Natacha, en le congédiant.


– Tu en doutes? Adieu, Natacha, adieu, mon aimée, tu es ma bien-aimée pour toujours! Adieu, Vania! Ah! mon Dieu, je vous ai appelé Vania, sans faire attention! Écoutez, Ivan Petrovitch, j’ai de l’amitié pour vous, pourquoi ne nous tutoyons-nous pas? Disons-nous TU.


– Entendu.


– J’en remercie Dieu! Cela m’était venu cent fois à l’esprit; mais je n’osais pas vous en parler. Voilà que je vous dis vous. C’est que c’est très difficile de dire TU! C’est exprimé de très jolie façon dans Tolstoï: deux personnes se promettent de se tutoyer, mais elles n’y arrivent pas et évitent les phrases où il y a des pronoms. Ah! Natacha! Nous relirons «Enfance et Adolescence»; comme c’est beau!


– Allons, va, va, dit Natacha pour le chasser, en riant. De joie, il s’oublie à bavarder.


– Adieu! Je serai de retour dans deux heures!»


Il lui baisa la main et sortit rapidement.


«Tu vois, tu vois, Vania!» me dit-elle, et elle fondit en larmes.


Je restai avec elle près de deux heures, m’efforçant de la consoler, et je parvins à la convaincre. Ses craintes étaient certainement justifiées. Mon cœur se serrait quand je pensais à sa situation; je craignais pour elle. Mais que faire?


Aliocha lui aussi me paraissait étrange: il l’aimait autant qu’avant, plus peut-être, et d’une façon plus torturante, par repentir et par reconnaissance. Mais en même temps un nouvel amour s’était solidement établi dans son cœur. Comment tout cela finirait, il était impossible de le prévoir. Moi-même, j’étais fort curieux de voir Katia. Je promis de nouveau à Natacha de lui faire sa connaissance.


Vers la fin, elle était presque gaie. Je lui parlai entre autres de Nelly, de Masloboiev, de la Boubnova, de ma rencontre avec le prince chez Masloboiev et du rendez-vous fixé pour sept heures. Tout cela l’intéressa au plus haut point. Je lui parlai peu de ses parents, et je tus la visite d’Ikhméniev, jusqu’à nouvel ordre; le duel projeté avec le prince pouvait l’effrayer. Il lui parut également très étrange que le prince fût en relations avec Masloboiev et qu’il eût tellement envie de faire ma connaissance, bien que tout ceci s’expliquât assez facilement par la situation présente…


Je revins chez moi vers trois heures. Nelly m’accueillit avec son clair petit visage…

VI

À sept heures précises, j’étais chez Masloboiev. Il me reçut à bras ouvert avec de grands cris. Bien entendu, il était à moitié ivre. Mais ce qui m’étonna surtout, ce furent les préparatifs extraordinaires qui avaient été faits pour moi. Visiblement, on m’attendait. Un beau samovar en cuivre jaune bouillait sur une petite table ronde, recouverte d’une nappe précieuse. Le service à thé: cristal, argent et porcelaine, étincelait. Sur une autre table, revêtue d’une nappe différente mais non moins belle, il y avait de jolis bonbons, des confitures et des sirops de Kiev, de la marmelade, des fruits confits, de la gelée, des confitures françaises, des oranges, des pommes, des noix, des noisettes et des pistaches; en un mot, tout un étalage de fruits. Sur une troisième table, qui disparaissait sous une nappe d’une blancheur éblouissante, se voyait la plus grande variété de hors-d’œuvre: caviar, fromage, pâté, saucissons, jambon fumé, poisson, et toute une armée de carafons en fin cristal remplis d’eaux-de-vie variées aux belles couleurs: vertes, ambrées, vermeilles ou dorées. Enfin, sur un petit guéridon dans un coin, recouvert également d’une nappe blanche, deux vases où l’on avait mis à rafraîchir des bouteilles de champagne. Sur la table devant le divan, se pavanaient trois bouteilles: du sauternes, du château-lafite et du cognac: bouteilles fort coûteuses et qui venaient de la cave d’Elisséiev. Alexandra Semionovna était assise à la table à thé; sa toilette évidemment recherchée, quoique fort simple, était très réussie. Elle savait qu’elle lui seyait et en était visiblement fière; elle se leva pour m’accueillir avec une certaine solennité. La satisfaction et la joie brillaient sur son visage frais. Masloboiev, assis, était enveloppé dans une magnifique robe de chambre, avec du linge frais et élégant, et il avait aux pieds de belles pantoufles chinoises. Sa chemise était ornée, partout où c’était possible, de boutons à la mode. Ses cheveux étaient peignés, pommadés et séparés par une raie sur le côté, comme cela se faisait alors. J’étais si ébahi que je restai au milieu de la pièce à regarder, bouche bée, tantôt Masloboiev, tantôt Alexandra Semionovna, dont le contentement allait jusqu’à la béatitude.


«Qu’est-ce que cela veut dire, Masloboiev? As-tu une soirée? m’écriai-je à la fin avec inquiétude.


– Non, nous n’attendons que toi, me répondit-il d’un ton solennel.


– Mais, et cela? (je désignai les hors-d’œuvre) il y a là de quoi nourrir tout un régiment!


– Et surtout de quoi l’abreuver, tu as oublié le principal! ajouta Masloboiev.


– Tout cela est pour moi tout seul?


– Et aussi pour Alexandra Semionovna. C’est elle qui a voulu arranger cela comme ça.


– Ça y est! Je m’y attendais! s’exclama Alexandra Semionovna en rougissant, mais sans perdre son air satisfait. On ne peut recevoir convenablement un invité; tout de suite, il a quelque chose à me reprocher!


– Depuis ce matin, imagine-toi, depuis ce matin, dès qu’elle a su que tu viendrais ce soir, elle a commencé à s’agiter: elle était dans les transes…


– Il ment! Ce n’est pas depuis ce matin, mais depuis hier soir! C’est en rentrant hier soir que tu m’as dit qu’il viendrait passer la soirée ici…


– C’est vous qui aurez mal entendu.


– Pas du tout, c’est la vérité. Je ne mens jamais. Et pourquoi ne pas faire bon accueil à un invité? Nous vivons là, personne ne vient nous voir et pourtant nous avons tout ce qu’il faut. Qu’au moins les gens convenables voient que nous savons nous aussi vivre comme tout le monde.


– Et surtout, qu’ils sachent quelle maîtresse de maison et quelle organisatrice remarquable vous êtes, ajouta Masloboiev. Figure-toi, mon cher, que moi, moi, j’y ai été pris aussi! Elle m’a fait endosser une chemise de toile de Hollande, m’a collé des boutons de manchette, des pantoufles, une robe de chambre chinoise, et m’a peigné et pommadé elle-même! Ça sent la bergamote, elle voulait même m’asperger de parfum à la crème brûlée, mais là je n’y ai plus tenu, je me suis révolté, j’ai fait montre d’une autorité d’époux…


– Ce n’est pas du tout de la bergamote, mais de la très bonne pommade française, qu’on vend dans des petits pots en porcelaine peinte! répliqua Alexandra Semionovna, toute rouge. Jugez vous-même, Ivan Petrovitch, jamais il ne me laisse aller au théâtre ni au bal, il me donne seulement des robes, qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse? Je m’habille et je me promène toute seule dans ma chambre. L’autre jour, je l’ai tellement supplié, nous étions sur le point de partir au théâtre, et le temps que je me retourne pour mettre ma broche, il va à l’armoire: il boit un verre, puis deux et le voilà soûl. Il a bien fallu rester. Personne, personne ne vient nous voir; le matin seulement, des gens passent ici pour affaires, et alors je me sauve. Et pourtant, nous avons un samovar et un service et de jolies tasses, nous avons tout, rien que des cadeaux. On nous apporte aussi des provisions, à peine si nous achetons une bouteille de vin, ou de la pommade, ou encore des hors-d’œuvre: le pâté, le jambon et les bonbons, on les a achetés pour vous. Que quelqu’un au moins voie comme nous vivons! Toute l’année, je me suis dit: le jour où viendra un invité, un vrai, nous lui montrerons tout cela et nous le régalerons; et les gens nous féliciteront et ça nous sera agréable aussi; pourquoi est-ce que je l’ai pommadé, l’imbécile, il n’en vaut pas la peine! Il porterait bien toujours des vêtements sales. Regardez cette robe de chambre, on lui a donnée; est-ce que ce n’est pas trop beau pour lui? Pourvu qu’il se grise, c’est tout ce qu’il demande. Vous allez voir qu’il va vous proposer de la vodka avant le thé.


– Tiens! C’est vrai! Buvons un verre de liqueur d’or, puis de liqueur d’argent et ensuite, l’âme ragaillardie, nous attaquerons d’autres breuvages…


– Voilà! Je l’avais dit!


– Ne vous inquiétez pas, ma chère enfant, nous boirons aussi du thé avec du cognac, à votre santé.


– C’est cela! s’écria-t-elle, en se frappant les mains l’une contre l’autre. Du thé de roi, à six roubles-argent la livre, qu’un marchant lui a donné avant-hier, et il veut le boire avec du cognac! Ne l’écoutez pas, Ivan Petrovitch, je vais vous servir… vous verrez quel thé c’est!»


Et elle s’affaira autour du samovar.


Il était clair qu’ils comptaient me retenir toute la soirée. Alexandra Semionovna attendait des visites depuis un an et s’apprêtai à s’en donner à cœur joie. Mais cela ne rentrait pas dans mes plans.


«Écoute, Masloboiev, lui dis-je en m’asseyant; je ne suis pas venu en visite; j’ai à faire; tu m’as dit toi-même que tu avais quelque chose à me communiquer…


– Oui, mais les affaires sont une chose, et une conversation amicale une autre.


– Non, mon cher, n’y compte pas. À huit heures et demie, je te dis adieu. Je suis occupé: j’ai promis.


– Je n’en crois rien. De grâce, comment te conduis-tu avec moi? Et avec Alexandra Semionovna? Regarde-la, elle est frappée de stupeur. Pourquoi m’aurait-elle enduit de pommade? Je sens la bergamote, songes-y un peu!


– Tu ne fais que plaisanter, Masloboiev. Je fais serment à Alexandra Semionovna de venir dîner chez vous la semaine prochaine, ou vendredi même, si vous voulez; mais aujourd’hui, frère, j’ai promis, ou plus exactement il faut tout simplement que j’aille quelque part. Dis-moi plutôt ce que tu voulais m’apprendre?


– Alors, vous restez seulement jusqu’à huit heures et demie! s’écria Alexandra Semionovna d’une voix triste et timide, en pleurant presque et en me tendant une tasse de son merveilleux thé.


– Soyez tranquille, mon petit; ce sont des bêtises, répliqua Masloboiev. Il va rester. Dis-moi, Vania, où vas-tu donc ainsi tout le temps? Qu’as-tu donc à faire? Peut-on savoir? Tu es tous les jours en train de courir, tu ne travailles pas…


– Est-ce que cela te regarde? D’ailleurs, je te le dirai peut-être plus tard. Mais explique-moi pourquoi tu es venu chez moi hier, alors que je t’avais dit moi-même, tu te souviens, que je ne serais pas à la maison?


– Je m’en suis souvenu après, mais hier je l’avais oublié. Je voulais réellement parler affaire avec toi, mais je tenais surtout à faire plaisir à Alexandre Semionovna. Elle m’avait dit: «Maintenant que tu as trouvé un ami, pourquoi ne l’invites-tu pas?» Et cela fait quatre jours qu’on me houspille à cause de toi. On me pardonnera sûrement mes péchés dans l’autre monde, à cause de cette bergamote! Mais je me suis dit qu’on pouvait passer une petite soirée amicalement. Et j’ai usé d’un stratagème; je t’ai écrit qu’il se passait quelque chose de si sérieux que, si tu ne venais pas, tous nos vaisseaux allaient couler.»


Je le priai de ne plus agir ainsi dorénavant, mais de me prévenir plutôt directement. D’ailleurs, cette explication ne m’avait pas entièrement satisfait.


«Et pourquoi t’es-tu sauvé tout à l’heure? lui demandai-je.


– Tout à l’heure, j’avais réellement à faire, je ne mens pas le moins du monde.


– Avec le prince?


– Est-ce que notre thé est à votre goût?» me demanda Alexandra Semionovna d’une voix doucereuse.


Cela faisait cinq minutes qu’elle attendait que je lui fisse l’éloge de son thé, et je ne m’en étais pas avisé.


«Il est excellent, Alexandra Semionovna, merveilleux! Je n’en ai jamais bu d’aussi bon.»


Alexandra Semionovna rougit de plaisir et se hâta de m’en verser une seconde tasse.


«Le prince! s’écria Masloboiev: ce prince, mon cher, est une ordure, un coquin… Écoute, je vais te dire une chose: je suis moi-même un coquin, mais, rien que par pudeur, je ne voudrais pas être dans sa peau! Mais assez, motus! C’est tout ce que je peux dire de lui.


– Et, comme par un fait exprès, je suis venu te voir pour te questionner sur lui, entre autres. Mais ce sera pour plus tard. Pourquoi es-tu venu hier en mon absence donner des bonbons à mon Elena et danser devant elle? Et de quoi as-tu pu lui parler pendant une heure et demie?


– Elena est une petite fille de onze à douze ans qui habite pour l’instant chez Ivan Petrovitch, expliqua Masloboiev, en se tournant brusquement vers Alexandra Semionovna. Fais attention, Vania, fais attention, ajouta-t-il en me la montrant du doigt; elle est devenue toute rouge quand elle t’a entendu dire que j’avais porté des bonbons à une petite fille inconnue: elle a les joues en feu et elle tremble comme si nous avions tout à coup tiré des coups de pistolets… Regarde-moi ces petits yeux, ils brillent comme des charbons ardents. Inutile de le cacher, Alexandra Semionovna; vous êtes jalouse! Si je ne lui avais pas expliqué que c’était une petite fille de onze ans, elle m’aurait tout de suite pris aux cheveux et la bergamote ne m’aurait pas sauvé.


– Et elle ne te sauvera pas!»


En disant ces mots, Alexandra Semionovna ne fit qu’un bond jusqu’à nous, et avant que Masloboiev eût eu le temps de se préserver, elle l’avait saisi aux cheveux qu’elle tirait vigoureusement.


«Tiens! Tiens! et ne t’avise pas de dire devant un invité que je suis jalouse, ne t’en avise pas!»


Elle était pourpre et, quoiqu’elle plaisantât, Masloboiev fut proprement secoué.


«Il raconte toutes sortes de saletés, ajouta-t-elle sérieusement, en se tournant vers moi.


– Tu vois, Vania, c’est là ma vie! Maintenant, il nous faut absolument un peu de vodka», dit-il d’un ton péremptoire, en remettant de l’ordre dans sa chevelure et en se dirigeant précipitamment vers le carafon. Mais Alexandra Semionovna le prévint; elle sauta jusqu’à la table, lui versa elle-même un petit verre qu’elle lui tendit et lui tapota affectueusement la joue. Masloboiev m’adressa un clin d’œil plein de fierté, fit un claquement de langue et vida solennellement son petit verre.


«Pour ce qui est des bonbons, c’est difficile à expliquer, commença-t-il, en s’asseyant à côté de moi sur le divan. Avant-hier, j’étais soûl et je les ai achetés dans une épicerie; je ne sais pas pourquoi. Peut-être pour soutenir l’industrie et le commerce nationaux, je ne sais pas au juste; je me souviens seulement que je marchais dans la rue, que je suis tombé dans la boue, que je m’arrachais les cheveux et que je pleurais parce que je n’étais bon à rien. Bien entendu, j’avais oublié les bonbons, et ils sont restés dans ma poche jusqu’au moment où je me suis assis dessus en prenant place sur ton divan. Pour ce qui est de la danse, c’est toujours dû à cet état d’ébriété: hier, j’étais passablement ivre, et quand je suis ivre, il m’arrive de danser, si je suis content de mon sort. C’est tout, si ce n’est que cette orpheline a éveillé la pitié dans mon cœur, et qu’elle n’a pas voulu parler avec moi, comme si elle était fâchée. Aussi je me suis mis à danser pour l’égayer et je l’ai régalée de mes bonbons.


– Est-ce que ce n’était pas pour l’acheter, pour savoir quelque chose d’elle? Avoue-le franchement: tu as fait exprès de venir chez moi, sachant que je n’étais pas à la maison, pour parler en tête-à-tête avec elle et pour apprendre quelque chose; ce n’est pas vrai? Je sais que tu es resté une heure et demie avec elle, que tu lui as dit que tu connaissais sa mère et que tu l’as questionnée.»


Masloboiev cligna des yeux et eut un petit rire canaille.


«L’idée n’aurait pas été mauvaise, dit-il. Non, Vania, ce n’est pas cela. À vrai dire, pourquoi ne pas se renseigner, à l’occasion? Mais ce n’est pas cela. Écoute, vieil ami, quoique je sois pas mal soûl, à mon habitude, sache que Philippe Philippytch ne te trompera jamais AVEC UNE MAUVAISE INTENTION, JE DIS BIEN, AVEC UNE MAUVAISE INTENTION.


– Et sans mauvaise intention?


– Eh bien…, sans mauvaise intention non plus. Mais au diable tout cela! Buvons, et revenons à nos affaires! Ce n’est pas sérieux, poursuivit-il après avoir bu. Cette Boubnova n’avait aucunement le droit de garder cette enfant; je me suis informé. Il n’y a eu ni adoption ni rien de semblable. La mère lui devait de l’argent, alors elle a pris la petite. La Boubnova a beau être une coquine et une scélérate, elle est bête, comme toutes les femmes. La défunte avait un passeport en règle; ainsi, tout est net. Elena peut habiter chez toi, mais ce serait très heureux si des gens bienveillants, vivant en famille, la prenaient sous leur toit pour de bon, pour l’élever. Qu’elle reste chez toi en attendant. Ce n’est rien! Je t’arrangerai tout cela; la Boubnova n’osera même pas bouger le petit doigt. Je n’ai presque rien pu savoir de précis sur la mère. Elle était veuve, elle s’appelait Saltzmann.


– Oui, c’est ce que Nelly m’a dit.


– Bon, c’est tout. Maintenant, Vania, reprit-il avec une certaine solennité, j’ai une prière à t’adresser. Je te prie d’y acquiescer. Raconte-moi avec le plus de détails possible ce que tu fais, où tu vas, où tu passes des journées entières. Bien que je le sache en partie, j’ai besoin d’avoir plus de précisions.»


Ce ton solennel me surprit et même m’inquiéta.


«Pourquoi? Qu’est-ce que cela peut te faire? Tu prends un ton si pompeux…


– Voici ce dont il s’agit, en deux mots: je veux te rendre un service. Vois-tu, mon cher ami, si je voulais ruser avec toi, j’aurais su te le faire dire, sans prendre de gants. Et tu me soupçonnes de faire le malin! Les bonbons, tout à l’heure, j’ai compris, tu sais… Mais si je prends un ton solennel, c’est parce que je songe non à mes intérêts, mais aux tiens. Ainsi, ne doute plus de moi et réponds-moi, dis-moi la vérité…


– Quel service veux-tu me rendre? Écoute, Masloboiev; pourquoi ne veux-tu pas me parler du prince? J’ai besoin de savoir certains détails. C’est cela qui me rendrait service.


– Du prince? Hum…, soit! Je te parlerai sans détours: c’est justement à propos du prince que je t’interroge.


– Comment?


– Eh bien, j’ai remarqué qu’il se mêlait quelque peu de tes affaires; entre autres, il m’a questionné à ton sujet. Comment il a su que nous nous connaissons, cela ne te concerne pas. L’important, c’est que tu te méfies de lui. C’est Judas le traître, et pis encore. Aussi, lorsque j’ai vu qu’il voulait te mettre le grappin dessus, j’ai commencé à trembler. D’ailleurs, je ne sais rien; c’est pourquoi je te demande de me renseigner, afin que je puisse me faire une opinion… Et c’est même pour cela que je t’ai invité aujourd’hui. C’est là l’affaire importante: je m’explique franchement.


– Dis-moi au moins quelque chose, au moins la raison pour laquelle je dois craindre le prince?


– Soit: mon ami, je m’occupe parfois de certaines affaires. Mais sois-en juge: si on me fait confiance, c’est que je ne suis pas bavard. Ainsi que pourrais-je te raconter? Ne m’en veuille pas, si je parle d’une manière générale, trop générale, uniquement pour te montrer quel coquin c’est. Mais parle d’abord.»


Je jugeai que je n’avais absolument rien à cacher à Masloboiev. L’histoire de Natacha n’était pas un secret, de plus je pouvais espérer que Masloboiev lui rendrait quelque service. Bien entendu, je passai sous silence quelques faits, dans la mesure du possible. Masloboiev écoutait avec une attention particulière tout ce qui avait trait au prince; à beaucoup d’endroits, il m’arrêta, me reposa certaines questions, et je lui fis ainsi un récit assez détaillé. Je parlai environ une demi-heure.


«Hum! C’est une fille de tête! conclut Masloboiev. Si elle n’a pas deviné tout à fait juste en ce qui concerne le prince, en tout cas, c’est une bonne chose qu’elle ait vu dès le début à qui elle avait affaire, et qu’elle ait rompu toute relation. C’est une vaillante, cette Nathalia Nikolaievna! Je bois à sa santé! (Il vida son verre.) Là il fallait non seulement de l’intelligence, mais du cœur pour ne pas se laisser tromper. Et son cœur ne l’a pas trahie. Naturellement, sa cause est perdue: le prince tiendra bon, et Aliocha l’abandonnera. Le seul qui me fasse pitié, c’est Ikhméniev: payer dix mille roubles à cette fripouille! Qui donc s’est occupé de ses affaires, qui a fait les démarches? lui-même, je parie? Hé! Ils sont tous les mêmes, ces êtres nobles et ardents! Ils ne sont bon à rien! Avec le prince, ce n’est pas ainsi qu’il fallait s’y prendre. Moi, je lui aurais procuré un de ces petits avocats… ha!…» Et, de dépit, il frappa sur la table.


«Eh bien, et le prince, maintenant!


– Tu ne parles que du prince! Que peut-on dire de lui? Je suis fâché d’avoir mis ça sur le tapis. Je voulais seulement te prévenir contre ce filou, te soustraire à son influence, si on peut dire. Quiconque a des rapports avec lui est en danger. Ainsi, tiens-toi sur tes gardes; c’est tout. Et tu croyais déjà que j’allais te révéler Dieu sait quels mystères de Paris! On voit que tu es un romancier! Que dire d’un coquin? Que c’est un coquin, ni plus ni moins… Tiens, par exemple, je vais te raconter une de ses petites histoires: bien entendu, sans noms de pays ni de villes, sans personnages, sans aucune précision d’almanach. Tu sais que dans sa jeunesse, alors qu’il était contraint de vivre de son traitement de fonctionnaire, il a épousé la fille d’un riche marchand. Il ne traitait pas cette femme avec beaucoup d’égards, et quoiqu’il ne soit pas question d’elle en ce moment, je te ferai remarquer, mon ami, que, toute sa vie, c’est d’affaires de ce genre qu’il a préféré s’occuper. Encore un exemple! Il est allé à l’étranger. Là-bas…


– Attends, Masloboiev, de quel voyage parles-tu? En quelle année?


– Il y a exactement quatre-vingt-dix-neuf ans et trois mois de cela. Donc là-bas, il séduisit une jeune fille qu’il enleva à son père, et l’emmena à Paris. Et comment s’y est-il pris! Le père possédait une fabrique ou participait à je ne sais quelle entreprise de ce genre. Je ne sais pas au juste. Ce que je te raconte, ce sont mes propres déductions et raisonnements tirés d’autres données. Le prince l’a trompé et s’est glissé dans ses affaires. Il l’a complètement dupé et lui a emprunté de l’argent. Le vieux avait des papiers qui en témoignaient, bien entendu. Mais le prince voulait emprunter sans rendre, voler tout simplement, comme on dit chez nous. Le vieux avait une fille, une beauté; cette fille avait pour amoureux un jeune homme idéaliste, un frère de Schiller, un poète, marchand en même temps, un jeune rêveur, en un mot un Allemand, un certain Pfefferkuchen.


– Il s’appelait Pfefferkuchen?


– Peut-être que non, mais le diable l’emporte, ce n’est pas de lui qu’il s’agit! Donc, le prince s’insinua si bien dans les bonnes grâces de la fille qu’elle devint amoureuse folle de lui. Il désirait alors deux choses: premièrement, la fille, et deuxièmement, les reçus du vieux. Les clefs de tous les tiroirs du vieux étaient chez la fille: il l’adorait à tel point qu’il ne voulait pas la marier. Sérieusement. Il était jaloux de tous les prétendants, ne comprenait pas qu’il pût se séparer d’elle, et il avait chassé Pfefferkuchen, un original, un Anglais…


– Un Anglais? Mais où cela se passait-il donc?


– J’ai juste dit Anglais pour faire le pendant et tu t’accroches tout de suite. Cela se passait à Santa-Fé-de-Bogota, à moins que ce ne soit à Cracovie, mais plus vraisemblablement dans la principauté de Nassau, tu sais, on voit ça sur les bouteilles d’eau de Seltz, c’était précisément à Nassau; ça te suffit-il? Bon; donc, le prince séduit la jeune fille et l’enlève à son père, mais, sur les instances du prince, la fille s’était munie de certains papiers. Car l’amour peut aller jusque-là, Vania! Grand Dieu! et dire que c’était une fille honnête, noble et élevée! Il est vrai qu’elle ne s’y connaissait peut-être pas beaucoup en paperasses. Elle ne redoutait qu’une chose: la malédiction de son père. Le prince là aussi sut se tirer d’embarras: il lui signa un engagement formel, légal, de l’épouser. De cette façon, il lui fit croire qu’ils partaient seulement quelque temps pour se promener, et que lorsque le courroux du vieux se serait apaisé, ils reviendraient mariés et vivraient désormais tous les trois, amassant du bien et ainsi de suite pour l’éternité. Elle se sauva, le vieux la maudit et en plus fit faillite. Et Frauenmilch abandonna son commerce et tout et courut après la jeune fille à Paris; il était éperdument amoureux d’elle.


– Attends! Quel Frauenmilch?


– Mais l’autre, comment s’appelle-t-il déjà? Feuerbach…, allons, diable: Pfefferkuchen. Le prince, bien entendu, n’avait nulle envie de se marier: qu’aurait dit la comtesse Khlestova?… Et le baron Pomoïkine? Il fallait donc la duper. C’est ce qu’il fit, et avec une impudence sans pareille. C’est à peine s’il ne la battait pas; puis il invita exprès Pfefferkuchen; l’autre venait les voir, devint l’ami de la femme, et ils pleurnichaient tous les deux des soirées entières et déploraient leurs malheurs: de vrais enfants du Bon Dieu. Le prince avait manigancé tout ça exprès: un soir, tard, il les surprend ensemble, prétend qu’ils ont une liaison et leur cherche noise: il dit qu’il les a vus de ses propres yeux. Enfin, il les flanque à la porte tous les deux et s’en va lui-même faire un tour à Londres. Or, la femme approchait déjà de son terme; après qu’on l’eut chassée, elle mit au monde une fille…, c’est-à-dire pas une fille, mais un garçon justement, un petit garçon, qu’on a appelé Volodia. Pfefferkuchen a été le parrain. Et elle est partie avec Pfefferkuchen. Il n’avait que de maigres ressources. Elle a parcouru la Suisse, l’Italie…, tous les pays poétiques, quoi, comme il convient. Elle ne faisait que pleurer et Pfefferkuchen aussi; et bien des années passèrent ainsi; et le petit garçon grandit. Pour le prince, tout serait bien allé s’il n’y avait eu un point noir: il n’avait pu rentrer en possession de la promesse de mariage. «Lâche, lui avait-elle dit en le quittant, tu m’as volée, déshonorée, et maintenant tu m’abandonnes. Adieu! Mais je ne te rendrai pas ta promesse. Non parce que je désire jamais t’épouser, mais parce que tu as peur de ce papier. Ainsi, il restera toujours entre mes mains.» En un mot, elle s’est emportée: le prince, lui, est resté calme. En général, c’est parfait pour les chenapans de cette sorte d’avoir affaire aux «êtres élevés». Ils sont si nobles qu’il est toujours facile de les tromper et ensuite ils se réfugient dans un mépris altier, au lieu d’avoir recours pratiquement à la loi, si toutefois c’est possible. Cette femme, par exemple, s’est cantonnée dans un fier dédain, et quoiqu’elle eût conservé le papier, le prince savait qu’elle se pendrait plutôt que d’en tirer parti; ainsi, il a été tranquille pendant un certain temps. Et elle, bien qu’elle lui ait craché à la figure, elle avait son petit Volodia sur ses bras; qu’allait-il devenir, si elle mourait? Mais elle n’y songeait point. Bruderschaft l’encourageait et n’y songeait pas non plus; ils lisaient Schiller. Pour finir, Bruderschaft tourna à l’aigre et mourut…


– Tu veux dire Pfefferkuchen?


– Mais oui, le diable l’emporte! Et elle…


– Attends! Combien de temps ont-ils voyagé?…


– Exactement deux cents ans. Bon; alors elle est revenue à Cracovie. Son père a refusé de la recevoir, l’a maudite, elle est morte, et le prince s’est signé de joie. J’y étais, j’y ai bu de l’hydromel; ça me coulait sur les moustaches et pas une goutte ne m’entrait dans la bouche; on m’a donné un bonnet et je leur ai filé sous le nez… Buvons, frère!


– Je soupçonne que c’est toi qui t’occupes de cette affaire pour son compte, Masloboiev.


– Y tiens-tu absolument?


– Seulement, je ne vois pas bien ce que tu peux faire!


– Vois-tu, quand elle est revenue à Madrid, après dix ans d’absence, et sous un autre nom, il a fallu prendre des renseignements, et sur Bruderschaft, et sur le vieux, savoir si elle était bien rentrée, où était l’enfant, si elle était morte, si elle n’avait pas de papiers, etc., jusqu’à l’infini. Et puis, encore autre chose. L’homme abject! Méfie-toi de lui, Vania, quant à Masloboiev, voici ce qu’il faut en penser: ne crois jamais que c’est une canaille! Même s’il en est une (à mon avis, tous les hommes le sont), il n’est pas contre toi. Je suis bien soûl, mais écoute: si jamais, de près ou de loin, maintenant ou l’année prochaine, l’idée te vient que Masloboiev a rusé avec toi (et, je t’en prie, n’oublie pas ce mot, RUSÉ), sache que c’est sans mauvaise intention. Masloboiev veille sur toi. Aussi ne cède pas aux soupçons, mais viens plutôt et explique-toi franchement, en frère, avec lui. Maintenant, veux-tu boire?


– Non.


– Manger un morceau?


– Non, frère, excuse-moi…


– Alors, file, il est neuf heures moins le quart, et tu fais le fier. Il est temps que tu t’en ailles.


– Comment? Quoi? Il se soûle il chasse ses invités! Il est toujours comme ça! Insolent, va! lui cria Alexandra Semionovna en pleurant presque.


– Il ne faut pas mélanger les torchons et les serviettes! Alexandra Semionovna, nous allons rester ensemble et nous nous ferons des mamours. Mais lui, c’est un général! Non, Vania, j’ai menti, tu n’es pas un général, mais moi, je suis un coquin. Regarde à quoi je ressemble maintenant! Que suis-je à côté de toi? Pardonne-moi, Vania, ne me condamne pas et laisse-moi déverser…»


Il me prit dans ses bras et fondit en larmes. Je me levai pour partir.


«Ah! mon Dieu! et moi qui vous avais préparé à souper, dit Alexandra Semionovna désespérée. Mais vous viendrez vendredi?


– Je viendrai, Alexandra Semionovna, je vous le promets.


– Peut-être que cela vous dégoûte de le voir soûl comme ça… Ne le méprisez pas, Ivan Petrovitch, il est bon, vous savez, très bon…, et comme il vous aime! Il ne me parle plus que de vous nuit et jour maintenant. Il m’a acheté vos livres; je ne les ai pas encore lus; je commencerai demain. Et comme cela me fera plaisir que vous veniez! Je ne vois personne, personne ne vient passer un moment chez nous. Nous avons de tout, et nous restons seuls. Aujourd’hui, j’ai écouté tout ce que vous avez dit, comme c’était bien!… Alors, à vendredi!»

VII

Je me hâtai de retourner chez moi; les paroles de Masloboiev m’avaient extrêmement impressionné. Dieu sait ce qui m’était venu à l’esprit… Comme par un fait exprès, à la maison, m’attendait un événement qui m’ébranla comme une secousse électrique.


Contre la porte cochère de la maison où j’habitais se trouvait une lanterne. Dès que j’eus pénétré sous le porche, de dessous la lanterne se jeta brusquement vers moi une figure étrange, qui m’arracha un cri: une créature affolée d’épouvante, tremblante, à demi-folle, qui se cramponna à moi en criant. Je fus saisi de frayeur. C’était Nelly!


«Nelly! Que t’arrive-t-il? m’écriai-je. Qu’est-ce qu’il y a?


– Là-bas…, en haut…, il est là…, chez nous.


– Qui donc? Allons-y; viens avec moi.


– Non, je ne veux pas! J’attendrai dans l’antichambre…, jusqu’à ce qu’il sorte… Je ne veux pas y aller.»


Je montai chez moi avec un pressentiment bizarre; j’ouvris la porte et aperçus le prince. Il était assis près de la table et lisait. Tout au moins il avait ouvert un livre.


«Ivan Petrovitch! s’écria-t-il d’un ton joyeux. Je suis si content que vous soyez enfin rentré. J’allais justement m’en aller. Voilà plus d’une heure que je vous attends. Je me suis engagé aujourd’hui, sur les instances pressantes de la comtesse, à vous amener ce soir chez elle. Elle m’en a tellement prié, elle désire tant faire votre connaissance! Et comme vous m’aviez fait une promesse, j’ai pensé venir vous prendre avant que vous n’ayez eu le temps de vous en aller, et vous inviter. Imaginez ma déception: j’arrive, et votre servante me dit que vous n’êtes pas chez vous! Que faire? J’avais donné ma parole d’honneur de venir avec vous, aussi je me suis assis pour vous attendre un quart d’heure. Mais en fait de quart d’heure, j’ai ouvert votre roman et je me suis laissé absorber par ma lecture. Ivan Petrovitch! Mais c’est parfait! On ne vous comprend pas après cela! Savez-vous que vous m’avez arraché des larmes? J’ai pleuré, et je ne pleure pas souvent…


– Ainsi, vous désirez que j’aille là-bas? Je vous avoue qu’en ce moment…, bien que je ne demande pas mieux…


– Venez, pour l’amour de Dieu! Dans quelle situation me mettriez-vous! Je vous dis qu’il y a une heure et demie que je vous attends!… De plus, j’ai tellement, tellement besoin de parler avec vous, vous comprenez à quel sujet? Vous connaissez toute cette affaire mieux que moi… Nous déciderons peut-être quelque chose, nous trouverons peut-être une solution, songez-y! Je vous en prie, ne refusez pas!»


Je réfléchis qu’il me faudrait y aller tôt ou tard. Même si Natacha était seule en ce moment et avait besoin de moi, n’était-ce pas elle qui m’avait prié de faire le plus tôt possible la connaissance de Katia? De plus, Aliocha serait peut-être aussi là-bas… Je savais que Natacha ne serait pas tranquille tant que je ne lui apporterais pas des nouvelles de Katia, et je résolus de m’y rendre. Mais c’était Nelly qui me préoccupait.


«Attendez, dis-je au prince, et je sortis dans l’escalier. Nelly était là, dans un coin sombre.


– Pourquoi ne veux-tu pas entrer, Nelly? Que t’a-t-il fait? Que t’a-t-il dit?


– Rien…, je ne veux pas…, je ne veux pas…, répétait-elle. J’ai peur…»


J’eus beau essayer de la convaincre, rien n’y fit. Nous convînmes que, dès que je serais sorti avec le prince, elle rentrerait dans la chambre et s’y enfermerait.


«Et ne laisse entrer personne, Nelly, quoi qu’on te dise.


– Vous partez avec lui?


– Oui.»


Elle frissonna et me prit la main, comme pour me demander de ne pas partir, mais elle ne dit pas un mot. Je me promis de l’interroger en détail le lendemain.


Après m’être excusé auprès du prince, je commençai à m’habiller. Il m’assura qu’il était inutile de faire toilette.


«Mettez cependant quelque chose de plus frais! ajouta-t-il après m’avoir enveloppé de la tête aux pieds d’un regard inquisiteur; vous savez, ces préjugés mondains…, on ne peut jamais s’en libérer parfaitement… Cette perfection-là, vous ne la trouverez pas de sitôt dans notre monde», conclut-il, en remarquant avec satisfaction que j’avais un habit.


Nous sortîmes. Mais je le quittai dans l’escalier, rentrai dans la chambre où Nelly s’était déjà glissée, et lui dis adieu encore une fois. Elle était terriblement agitée. Son visage était livide. J’étais inquiet pour elle; il m’était pénible de la laisser.


«Vous avez une drôle de servante! me dit le prince, en descendant l’escalier. Car cette petite fille est votre servante?


– Non…, elle… habite chez moi pour l’instant.


– Elle est bizarre. Je crois qu’elle est folle. Figurez-vous qu’au début elle m’a répondu convenablement, mais qu’après m’avoir regardé, elle s’est jetée sur moi, a poussé un cri, s’est mise à trembler, s’est agrippée à moi…, elle voulait dire quelque chose, mais n’y parvenait pas. J’ai pris peur, je l’avoue, et j’allais me sauver lorsque, grâce à Dieu, c’est elle qui a pris la fuite. J’étais stupéfait. Comment pouvez-vous vous en accommoder?


– Elle est épileptique, répondis-je.


– Ah! c’est cela! Alors c’est moins étonnant…, si elle a des crises…»


Il me vint à l’instant l’idée que la visite de Masloboiev, hier, alors qu’il savait que je n’étais pas chez moi, ma visite d’aujourd’hui chez Masloboiev, le récit qu’il m’avait fait en état d’ébriété et à contrecœur, son invitation à venir chez lui à sept heures, ses assurances qu’il ne rusait pas avec moi, et enfin le prince m’attendant une heure et demie, alors qu’il savait peut-être que j’étais chez Masloboiev, tandis que Nelly se sauvait dans la rue pour le fuir, il me vint à l’idée que tout cela avait un lien. Il y avait là matière à réflexion.


La calèche du prince l’attendait à la porte. Nous y prîmes place et nous partîmes.

VIII

Nous n’avions pas à aller loin, c’était au pont du Commerce. Au début, nous gardâmes le silence. Je me demandais comment il allait engager la conversation. Il me semblait qu’il allait me mettre à l’épreuve, me tâter, essayer de me faire parler. Mais il commença sans détour et entra dans le vif du sujet:


«Il y a une chose qui m’inquiète beaucoup en ce moment, Ivan Petrovitch, commença-t-il, et je veux avant tout vous en parler et vous demander conseil; il y a longtemps que j’ai décidé de renoncer au gain de mon procès et de rendre à Ikhméniev ses dix mille roubles. Comment faire?»


«Il est impossible que tu ne saches pas comment faire, pensai-je le temps d’un éclair. Voudrais-tu te moquer de moi?»


«Je ne sais pas, prince, lui répondis-je de mon air le plus naïf; en ce qui concerne Nathalia Nikolaievna, je suis prêt à vous procurer tous les renseignements nécessaires, mais ici, vous savez certainement mieux que moi comment vous y prendre.


– Non, non, au contraire… Vous les connaissez, et Nathalia Nikolaievna vous a peut-être dit elle-même plus d’une fois ce qu’elle pensait à ce sujet; c’est ce qui peut le mieux me guider. Vous pouvez m’être d’un grand secours; l’affaire est excessivement délicate. Je suis prêt à renoncer à mes droits et suis même fermement décidé à le faire, quelle que soit l’issue des autres événements, vous me comprenez? Mais comment, sous quelle forme effectuer ce dessaisissement, voilà la question? Le vieux est orgueilleux et entêté; il est capable de me faire un affront pour me remercier de ma bonté et de me jeter cet argent à la figure…


– Mais permettez, considérez-vous cet argent comme vôtre ou comme sien?


– C’est moi qui ai gagné le procès, donc il est à moi.


– Mais d’après votre conscience?


– Bien entendu, je le considère comme mien, répondit-il, légèrement piqué de mon sans-façon; d’ailleurs il me semble que vous ne connaissez pas le fond de l’affaire. Je n’accuse pas le vieillard de m’avoir trompé avec préméditation et, je vous l’avoue, je ne l’en ai jamais accusé. C’est lui-même qui a voulu se croire outragé. Il est coupable de négligence dans les affaires qui lui ont été confiées, et dont, selon l’accord passé entre nous, il était responsable. Mais là encore n’est pas l’important; le plus grave, ce sont nos querelles et les affronts réciproques que nous nous sommes faits; en un mot, notre amour-propre est blessé. Je n’aurais peut-être même pas fait attention alors à ces quelques misérables milliers de roubles; mais vous savez certainement comment tout cela a commencé. Je conviens que je me suis montré soupçonneux, peut-être à tort (je veux dire pour l’époque), mais je ne m’en suis pas rendu compte et, dans ma colère, offensé par ses grossièretés, je n’ai pas voulu laisser échapper l’occasion et j’ai entamé le procès. Cela vous paraîtra peut-être peu noble de ma part. Je ne me justifie pas; je vous ferai seulement remarquer que la colère et, surtout, l’amour-propre irrité n’indiquent pas encore un manque de noblesse, ce sont choses naturelles et humaines; et, je vous le répète, je ne connaissais presque pas Ikhméniev et j’ai cru aveuglément à tous ces bruits concernant sa fille et Aliocha; j’ai pu donc croire aussi qu’il m’avait volé sciemment… Mais ceci est un détail. L’essentiel est que je ne sais que faire. Renoncer à l’argent et en même temps dire que je considère ma plainte comme juste, cela revient à lui en faire cadeau. Ajoutez à cela la position délicate où nous nous trouvons à cause de Nathalia Nikolaievna… Il va sûrement me jeter cet argent à la figure…


– Voyez: si vous dites cela, c’est que vous le tenez pour un honnête homme; par conséquent, vous pouvez être persuadé qu’il ne vous a pas volé. S’il en est ainsi, pourquoi ne pas aller le trouver et lui dire franchement que vous considérez vos poursuites comme injustifiées? Ce serait noble de votre part, et Ikhméniev ne serait pas gêné pour reprendre son argent.


– Hum…, SON argent: voilà la difficulté. Que voulez-vous que je fasse? Que j’aille lui dire que je considère mes poursuites comme injustes? Et pourquoi les as-tu intentées, si tu le savais? Voilà ce que tout le monde me dira. Je n’ai pas mérité cela, car j’étais dans mon droit; je n’ai ni dit ni écrit nulle part qu’il m’avait volé, mais je suis persuadé maintenant encore qu’il s’est montré trop négligent et qu’il ne sait pas conduire une affaire. Cet argent est véritablement à moi, aussi il me serait pénible de m’imputer à moi-même une fausse accusation; enfin, je vous le répète, le vieux a voulu s’estimer offensé, et vous voulez que je lui demande pardon de cette offense, c’est un peu fort!


– Il me semble que lorsque deux hommes veulent se réconcilier…


– Vous pensez que c’est facile?


– Oui.


– Non, c’est parfois très difficile, d’autant plus…


– D’autant plus que d’autres circonstances y sont mêlées. En cela je suis de votre avis, prince. En ce qui concerne Nathalia Nikolaievna et votre fils, l’affaire doit être résolue, sur tous les points qui dépendent de vous, de façon à donner entière satisfaction aux Ikhméniev. C’est alors seulement que vous pourrez vous expliquer tout à fait sincèrement avec Nikolaï Serguéitch. Maintenant que rien n’est encore décidé, vous n’avez qu’une voie à suivre: reconnaître l’iniquité de votre plainte et le reconnaître ouvertement, publiquement même, s’il le faut; voici mon opinion; je vous parle franchement, car vous m’avez vous-même demandé mon avis, et vous ne désirez sans doute pas me voir finasser avec vous. Cela me donne l’audace de vous poser une question: pourquoi vous inquiétez-vous de la restitution de cet argent aux Ikhméniev? Si vous estimez que votre plainte est juste, pourquoi le rendre? Pardonnez ma curiosité, mais ceci est tellement lié à d’autres circonstances…


– Mais qu’en pensez-vous? me demanda-t-il brusquement, comme s’il n’avait pas entendu ma question: êtes-vous persuadé qu’Ikhméniev refusera ces dix mille roubles, s’ils lui sont remis sans aucune excuse et… et… sans aucun adoucissement?


– J’en suis certain!»


Je devins pourpre et frémis même d’indignation. Cette question d’un scepticisme impudent me fit le même effet que s’il m’avait craché à la figure. À cet outrage s’en joignait un autre: cette manière grossière du grand monde avec laquelle, sans répondre à ma question et comme s’il ne l’avait pas relevée, il m’avait interrompu par une autre question, voulant sans doute par là me faire sentir que je m’étais laissé entraîner trop loin dans la familiarité en osant le questionner ainsi. J’avais une aversion qui allait jusqu’à la haine pour ces façons du grand monde et je m’étais efforcé d’en déshabituer Aliocha.


«Hum…, vous êtes trop emporté, et il y a certaines choses dans ce monde qui se font autrement que vous ne l’imaginez, répondit-il froidement à mon exclamation. Je pense, du reste, que Nathalia Nikolaievna pourrait résoudre en partie cette question; vous la lui soumettrez. Elle pourrait nous donner un conseil.


– En aucune façon, répondis-je d’un ton rude. Vous n’avez pas daigné écouter jusqu’au bout ce que j’avais commencé à vous dire tout à l’heure et vous m’avez interrompu. Nathalia Nikolaievna comprendra que, si vous rendez l’argent sans sincérité et sans aucun ADOUCISSEMENT, comme vous dites, vous les dédommagez, lui pour sa fille, et elle-même pour Aliocha, qu’en somme vous leur versez une indemnité…


– Hum…, c’est ainsi que vous me comprenez, mon très cher Ivan Petrovitch?» Le prince se mit à rire. Pourquoi s’était-il mis à rire? «À part cela, poursuivit-il, nous avons encore beaucoup, beaucoup de choses à nous dire. Mais ce n’est pas le moment. Je vous demande seulement de bien vouloir comprendre UNE CHOSE: cette affaire touche directement Nathalia Nikolaievna et tout son avenir et tout dépend pour une bonne part de ce que nous allons décider vous et moi. Vous nous êtes indispensable, vous le verrez vous-même. Aussi, si vous avez toujours de l’attachement pour Nathalia Nikolaievna, vous ne pouvez refuser de vous expliquer avec moi, quelque faible sympathie que vous ressentiez à mon endroit. Mais nous voici arrivés…, à bientôt

IX

La comtesse avait un bel appartement. Les chambres en étaient meublées confortablement et avec goût, quoique sans aucun luxe. Tout cependant y avait le caractère d’une installation provisoire; c’était seulement un appartement convenable pour un temps, non la demeure permanente et consacrée d’une riche famille, avec tout le déploiement du faste seigneurial, considéré comme une nécessité jusque dans ses moindres fantaisies. Le bruit courait que la comtesse passerait l’été dans sa propriété (ruinée et grevée de nombreuses hypothèques) de la province de Simbirsk, et que le prince l’accompagnerait. J’en avais déjà entendu parler et je m’étais demandé avec angoisse ce que ferait Aliocha, lorsque Katia partirait. Je n’en avais pas encore parlé à Natacha, je n’osais pas; cependant, à certains indices, j’avais cru voir qu’elle ne l’ignorait pas. Mais elle se taisait et souffrait en silence.


La comtesse me fit un accueil des plus aimables; elle me tendit la main gracieusement et m’assura qu’elle désirait depuis longtemps me voir chez elle. Elle me versa elle-même du thé d’un beau samovar en argent, auprès duquel nous prîmes place, moi, le prince et un monsieur du meilleur monde, d’un âge avancé, décoré et quelque peu guindé, aux manières de diplomate. On paraissait lui témoigner une estime toute particulière. La comtesse, à son retour de l’étranger, n’avait pas encore eu le temps de se faire cet hiver de grandes relations à Pétersbourg, ni, comme elle l’espérait, d’asseoir sa situation. Il n’y avait pas d’autres invités, et personne ne se montra de toute la soirée. Je cherchai des yeux Katerina Fiodorovna: elle se trouvait dans l’autre pièce avec Aliocha, mais elle vint aussitôt qu’elle apprit notre arrivée. Le prince lui baisa la main aimablement et la comtesse me présenta. Le prince aussitôt nous fit faire connaissance: c’était une tendre blondinette, vêtue de blanc, de petite taille, avec une expression douce et placide, des yeux bleus très clairs, comme nous l’avait dit Aliocha, et qui n’avait que la beauté de la jeunesse. Je m’attendais à trouver une beauté parfaite, elle n’offrait rien de tel. Un visage ovale aux tendres contours, des traits assez réguliers, des cheveux épais et vraiment beaux, coiffés simplement, un regard doux et attentif; si je l’avais rencontrée n’importe où, j’aurais passé devant elle sans lui accorder aucune attention particulière; mais c’était là seulement le premier coup d’œil, et j’eus le loisir de l’observer un peu mieux ce soir-là. Elle me tendit la main en me regardant dans les yeux avec une insistance naïve et appuyée, sans dire mot; ce simple fait me frappa par son étrangeté et, malgré moi, je lui souris. J’avais donc tout de suite senti que j’avais devant moi un être au cœur pur. La comtesse la surveillait avec vigilance. Après m’avoir serré la main, Katia me quitta hâtivement et s’assit avec Aliocha à l’autre bout de la pièce. En me disant bonjour, Aliocha me dit à voix basse: «Je ne suis ici que pour une minute, je vais tout de suite LÀ-BAS.»


Le diplomate (je ne sais pas son nom et je l’appelle le diplomate pour le désigner d’une façon ou de l’autre) parlait avec calme et dignité, développant quelque idée. La comtesse l’écoutait attentivement. Le prince souriait d’un air d’approbation flatteuse: l’orateur s’adressait souvent à lui, sans doute parce qu’il le considérait comme un auditeur digne de lui. On me donna du thé et on me laissa en paix, ce dont je fus très content. Pendant ce temps, j’observais la comtesse. Au premier abord, elle me plut, malgré moi en quelque sorte. Elle n’était peut-être plus jeune, mais je lui donnai tout au plus vingt-huit ans. Son visage avait encore de la fraîcheur et elle avait sans doute été jadis très belle. Ses cheveux blond cendré étaient encore assez épais; elle avait un bon regard, avec quelque chose d’étourdi et de malicieux. Mais pour l’instant, elle se dominait visiblement. Ce regard laissait voir aussi beaucoup d’esprit, mais surtout de la bonté et de la gaieté. Il me parut que les traits dominants de son caractère étaient la frivolité, la soif des plaisirs et une sorte d’égoïsme bon enfant, plus marqué même peut-être. Elle était soumise au prince qui avait sur elle une extraordinaire influence. Je savais qu’ils avaient eu une liaison, et j’avais entendu dire qu’il avait été un amant point trop jaloux pendant leur séjour à l’étranger; mais il me semble (et il me semble encore maintenant) qu’il devait y avoir entre eux un autre lien mystérieux, une obligation réciproque reposant sur un calcul… Je savais aussi que le prince était fatigué d’elle en ce moment, et cependant ils n’avaient point rompu. Peut-être étaient-ce leurs vues sur Katia, dont l’initiative devait, bien entendu, revenir au prince, qui les liaient alors. C’est là-dessus que le prince avait fondé son refus d’épouser la comtesse, qui avait positivement exigé le mariage, tout en la persuadant d’aider à l’union d’Aliocha avec sa belle-fille. C’est du moins ce que je conclus des récits ingénus d’Aliocha, qui avait pu tout de même remarquer quelque chose. Je crus voir aussi, en partie d’après ces mêmes récits, que le prince, bien que la comtesse fût dans son entière dépendance, avait quelque raison de la craindre. Aliocha lui-même avait senti cela. J’appris par la suite que le prince désirait beaucoup marier la comtesse et que c’était un peu dans ce but qu’il l’envoyait dans sa propriété de la région de Simbirsk, espérant lui trouver un bon parti en province.


J’étais assis et j’écoutais, me demandant comment je pourrais sans tarder avoir un entretien en tête à tête avec Katerina Fiodorovna. Le diplomate répondait à une question de la comtesse sur la situation actuelle, sur les réformes qu’on avait amorcées; fallait-il les redouter ou non? Il parla beaucoup, longuement, avec calme, comme un homme qui détient le pouvoir. Il développait son idée avec finesse et esprit, mais cette idée était révoltante. Il insistait particulièrement sur ce que l’esprit de réforme produirait trop vite certains fruits qu’en voyant ces résultats, on deviendrait raisonnable et que, non seulement dans la société (dans une certaine partie de la société, cela va sans dire), cet esprit nouveau disparaîtrait, mais qu’on s’apercevrait à l’usage de la faute commise et qu’on reviendrait avec une énergie accrue à l’ancien régime. Que l’expérience, quoique mélancolique, en serait très profitable, elle montrerait qu’il faut maintenir l’ancien état de choses et apporterait de nouvelles données; que, par conséquent, il fallait même désirer qu’on allât dès maintenant jusqu’aux dernières limites de l’imprudence. «Sans NOUS, on ne peut rien faire, conclut-il, sans nous, aucune société n’a jamais duré. Nous ne perdrons rien, au contraire, nous y gagnerons: nous surnagerons, nous surnagerons, et notre devise du moment doit être: «Pire ça va, mieux c’est!» Le prince lui adressa un sourire de sympathie qui me dégoûta. L’orateur était très content de lui. J’aurais eu la sottise de répliquer, car mon cœur bouillonnait en moi, mais un regard venimeux du prince m’arrêta: ce regard glissa rapidement de mon côté, et il me sembla que le prince attendait précisément quelque sortie bizarre et juvénile de ma part, qu’il la désirait même peut-être, se réjouissait de me voir me compromettre. En même temps, j’étais fermement convaincu que le diplomate ne remarquerait même pas ma riposte ni peut-être même ma personne. Je me sentais horriblement mal à mon aise, mais Aliocha me tira d’embarras.


Il s’approcha sans bruit de moi, me toucha l’épaule et me pria de venir lui dire deux mots. Je devinai qu’il était envoyé par Katia. Il en était bien ainsi. Une minute après, j’étais assis à côté d’elle. Tout d’abord, elle m’enveloppa d’un regard scrutateur, comme si elle se disait à part elle: «Ainsi, voici comme tu es» et au premier instant, nous ne sûmes ni l’un ni l’autre comment engager l’entretien. J’étais persuadé que, dès qu’elle aurait commencé, nous ne nous arrêterions plus et parlerions jusqu’au matin. Les «cinq ou six heures de conversation» dont nous avait parlé Aliocha me revinrent à l’esprit. Aliocha était assis auprès de nous et attendait avec impatience que nous commencions.


«Pourquoi ne dites-vous rien? dit-il en nous regardant en souriant. On vous réunit, et vous vous taisez.


– Ah! Aliocha, comme tu es…, nous allons parler tout de suite, répondit Katia. Mais nous avons tellement de choses à nous dire, Ivan Petrovitch et moi, que je ne sais par où commencer. Nous faisons connaissance bien tard, nous aurions dû nous rencontrer plus tôt, bien que je vous connaisse depuis très longtemps. Et j’avais tellement envie de vous voir! J’ai même pensé à vous écrire…


– À quel sujet? lui demandai-je, en souriant malgré moi.


– Ce ne sont pas les sujets qui manquent, me répondit-elle sérieusement. Quand ce ne serait que pour savoir s’il est vrai que Nathalia Nikolaievna n’est pas offensée lorsqu’il la laisse seule dans un pareil moment? Est-il permis d’agir ainsi? Pourquoi es-tu ici, veux-tu me le dire?


– Ah! mon Dieu! je vais m’en aller tout de suite. J’ai dit que je ne resterais qu’une minute, je vais regarder comment vous allez engager la conversation et je m’en irai.


– Eh bien, nous sommes ensemble, nous voilà, tu nous as vus? Il est toujours ainsi, ajouta-t-elle en rougissant légèrement et en me le montrant du doigt. Il dit: «Une petite minute, rien qu’une petite minute», et, sans qu’on s’en aperçoive, il reste jusqu’à minuit, et alors il est trop tard. «Elle ne se fâchera pas, elle est si bonne!» voilà comment il raisonne! Est-ce que c’est bien cela, est-ce que c’est noble?


– Je vais m’en aller, si tu y tiens, répondit Aliocha d’un ton mélancolique, mais j’aurais tellement voulu rester avec vous…


– Nous n’avons pas besoin de toi! Au contraire, nous avons beaucoup de choses à nous dire en particulier. Allons, ne sois pas fâché; c’est indispensable… Comprends-le bien.


– Si c’est indispensable, je vais tout de suite…, il n’y a pas de quoi se fâcher. Je vais seulement passer une minute chez Lev et j’irai tout de suite après chez elle. À propos, Ivan Petrovitch, poursuivit-il en prenant son chapeau, vous savez que mon père veut renoncer à la somme qu’il a gagnée dans son procès avec Ikhméniev?


– Je le sais; il me l’a dit.


– Comme c’est noble de sa part! Katia ne croit pas qu’il agisse noblement. Parlez-lui en. Adieu, Katia, et, je t’en prie, ne doute pas de mon amour pour Natacha. Pourquoi m’imposez-vous ces conditions, pourquoi me faites-vous des reproches, pourquoi m’observez-vous…, comme si j’étais sous votre surveillance! Elle sait combien je l’aime, elle est sûre de moi, et j’en suis persuadé. Je l’aime indépendamment de toutes les circonstances. Je ne sais pas comment je l’aime. Je l’aime, tout simplement. C’est pourquoi il ne faut pas m’interroger comme un coupable. Tiens, demande à Ivan Petrovitch, puisqu’il est là il te dira que Natacha est jalouse et que, bien qu’elle m’aime, il y a beaucoup d’égoïsme dans son amour, car elle ne veut rien me sacrifier.


– Que dis-tu? demandai-je, étonné, n’en croyant pas mes oreilles.


– Qu’est-ce qui te prend, Aliocha? cria presque Katia, en se frappant les mains l’une contre l’autre.


– Mais oui; qu’y a-t-il d’étonnant à cela? Ivan Petrovitch le sait. Elle exige toujours que je sois avec elle, c’est-à-dire qu’elle ne l’exige pas, mais on voit que c’est cela qu’elle veut.


– Tu n’as pas honte, tu n’as pas honte! lui dit Katia, toute flambante de courroux.


– Pourquoi avoir honte? Comme tu es drôle, vraiment, Katia! Je l’aime plus qu’elle ne croit, et si elle m’aimait vraiment autant que je l’aime, elle me sacrifierait son plaisir. C’est vrai que c’est elle-même qui me congédie, mais je vois à son visage que cela lui est pénible; ainsi pour moi, c’est tout comme si elle ne me laissait pas partir.


– Non; ceci n’est pas venu tout seul! s’écria Katia, se tournant de nouveau vers moi avec des yeux étincelants de colère. Avoue, Aliocha, avoue tout de suite que c’est ton père qui t’a dit tout cela aujourd’hui même? Et, je t’en prie, ne ruse pas avec moi, je m’en apercevrais immédiatement! Ce n’est pas vrai?


– Si, il m’a parlé, répondit Aliocha confus; et après? Il m’a parlé si amicalement, si aimablement, et il m’a tout le temps fait son éloge: j’en ai même été étonné; elle l’avait tellement offensé, et il faisait son éloge!


– Et vous l’avez cru! lui dis-je: vous à qui elle a donné tout ce qu’elle pouvait donner! Aujourd’hui encore, elle n’avait qu’une inquiétude: éviter que vous ne vous ennuyiez, ne pas vous priver d’une occasion de voir Katerina Fiodorovna! Elle me l’a dit elle-même. Et vous avez tout de suite ajouté foi à ces calomnies! N’avez-vous pas honte?


– L’ingrat! Il n’a jamais honte de rien! dit Katia, en le désignant d’un grand geste, comme un homme complètement perdu.


– Mais que voulez-vous enfin? reprit Aliocha d’une voix plaintive. Tu es toujours ainsi, Katia! Tu ne me supposes jamais que de mauvaises intentions… Je ne parle même pas d’Ivan Petrovitch! Vous croyez que je n’aime pas Natacha. En disant qu’elle était égoïste, j’ai voulu expliquer qu’elle m’aimait trop, que cela dépassait la mesure et que c’était pénible pour tous les deux. Mais mon père ne me dupera jamais, même s’il le désire. Je ne me laisserai pas faire. Il n’a pas du tout dit qu’elle était égoïste dans le mauvais sens du terme: je l’ai bien compris. Il a dit exactement ce que je viens de vous dire: qu’elle m’aime trop, au point que cela devient de l’égoïsme, que cela me pèse, et que dans la suite cela lui sera encore plus pénible qu’à moi. C’est la vérité, il a dit cela par affection pour moi, et cela ne veut pas du tout dire qu’il ait voulu offenser Natacha; au contraire, il voit qu’elle est capable d’un amour violent, sans limites, allant jusqu’à l’impossible…»


Mais Katia l’interrompit et ne le laissa pas terminer. Elle se mit à lui faire de vifs reproches, à lui démontrer que son père n’avait loué Natacha que pour le tromper par une apparente bonté, et tout cela avec l’intention de rompre leur liaison, pour armer imperceptiblement Aliocha contre elle. Elle lui démontra avec chaleur et intelligence combien Natacha l’aimait, qu’aucun amour ne pouvait pardonner une conduite comme la sienne, et que le véritable égoïste, c’était lui, Aliocha. Peu à peu Katia l’amena à une grande tristesse et à un complet repentir; il était assis à côté de nous, regardant à terre, ne répondant plus rien, complètement anéanti, avec une expression douloureuse. Mais Katia était implacable. Je l’observais avec une grande curiosité. J’avais envie de connaître au plus vite cette étrange fille. C’était une vraie enfant, mais une enfant bizarre, CONVAINCUE, avec des principes solides et un amour inné et ardent du bien et de la justice. Si l’on pouvait vraiment dire d’elle que c’était une enfant, elle appartenait à la catégorie des enfants RÊVEURS, assez nombreux dans nos familles. On voyait qu’elle avait déjà beaucoup réfléchi. Il eût été curieux de jeter un coup d’œil dans cette tête raisonneuse et de voir comment des idées et des représentations absolument enfantines s’y mêlaient avec des observations et des impressions vécues (car Katia avait déjà vécu), et en même temps avec des idées, encore inconnues d’elle et non vécues, livresques, abstraites, et que, vraisemblablement, elle croyait avoir acquises par expérience. Ce soir-là et dans la suite, j’appris à la connaître assez bien. Elle avait un cœur impétueux et sensible. Elle semblait, dans certaines occasions, mépriser l’art de se dominer, mettant la vérité avant tout; elle considérait toute contrainte comme un préjugé et paraissait tirer de l’orgueil de cette conviction, comme il arrive avec beaucoup de gens passionnés, même quand ils ne sont plus très jeunes. Mais cela lui donnait un charme particulier. Elle aimait penser, chercher la vérité, mais elle était si peu pédante, faisait des sorties si enfantines que, dès le premier coup d’œil, on se mettait à aimer toutes ces originalités et qu’on s’y faisait. Je me souvins de Lev et de Boris, et il me sembla que tout ceci était absolument dans l’ordre des choses. Phénomène étrange: son visage, auquel au premier abord je n’avais rien trouvé de particulièrement beau, me parut ce soir-là de minute en minute plus beau et plus attirant. Ce dédoublement naïf de l’enfant et de la femme raisonnable, cette soif puérile et sincère de vérité et de justice, cette foi inébranlable dans ses aspirations, tout cela éclairait son visage d’une belle lumière de sincérité, lui conférait une beauté supérieure, spirituelle, et vous commenciez à comprendre qu’on ne pouvait pas si vite épuiser tout le sens de cette beauté qui ne se livrait pas d’emblée tout entière à un regard indifférent. Je compris qu’Aliocha devait lui être passionnément attaché. Comme il ne pouvait lui-même ni penser ni réfléchir, il aimait précisément ceux qui pensaient et même désiraient pour lui, et Katia l’avait déjà pris en tutelle. Le noble cœur du jeune homme se soumettait à tout ce qui était honnête et beau, et Katia s’était souvent exprimée devant lui avec toute la sincérité de l’enfance et avec sympathie. Il n’avait pas l’ombre de volonté; elle avait une volonté ferme, ardente et persévérante, et Aliocha ne pouvait s’attacher qu’à ceux qui pouvaient le dominer et même lui commander. C’était en partie pour cette raison qu’il s’était attaché à Natacha, au début de leur liaison, mais Katia avait un grand avantage sur Natacha: elle était encore une enfant et semblait devoir le rester longtemps. Ce caractère puéril, un esprit vif et en même temps un certain manque de jugement, tout ceci l’apparentait davantage à Aliocha. Il le sentait, et c’est pourquoi Katia l’attirait de plus en plus. Je suis persuadé que, lorsqu’ils s’entretenaient seul à seule, à côté des sérieuses discussions «de propagande» de Katia, ils devaient parler aussi de jouets. Et quoique Katia, vraisemblablement, le grondât souvent et le tînt déjà en main, il se sentait visiblement plus à l’aise avec elle qu’avec Natacha. Ils étaient mieux ASSORTIS, et c’était là l’essentiel.


«Assez, Katia, assez; tu finis toujours par avoir raison, et moi tort. C’est parce que tu as une âme plus pure que moi, lui dit Aliocha, en se levant et en lui tendant la main pour lui dire adieu. Je vais tout de suite chez elle, sans passer chez Lev…


– Tu n’as rien à faire chez Lev; et tu es bien gentil de m’écouter et de t’en aller.


– Toi, tu es mille fois plus gentille que tout le monde, lui répondit Aliocha d’un ton triste. Ivan Petrovitch, j’ai deux mots à vous dire.


Nous nous éloignâmes de quelques pas.


«Je me suis conduit aujourd’hui d’une manière éhontée, me dit-il à voix basse, j’ai agi bassement, je suis coupable envers tout le monde, et envers elles deux en particulier. Après le dîner, mon père m’a fait faire la connaissance d’Alexandrine (une Française), une charmante femme… Je… me suis laissé entraîner et…, mais que dire! Je ne suis pas digne de leur compagnie… Adieu, Ivan Petrovitch!


– Il est bon et noble, commença précipitamment Katia, lorsque je me fus rassis à côté d’elle: mais nous parlerons encore souvent de lui; pour l’instant, il nous faut avant tout éclaircir un point: que pensez-vous du prince?


– C’est un personnage odieux.


– C’est ce que je pense aussi. Nous sommes d’accord là-dessus, il nous sera donc plus facile de juger. Maintenant, parlons de Nathalia Nikolaievna… Vous savez, Ivan Petrovitch, je suis dans les ténèbres, et je vous attendais comme la lumière. Vous allez m’expliquer tout cela, car sur le point essentiel je ne peux que faire des conjectures, en partant de ce qu’Aliocha m’a raconté. Et je ne pouvais me renseigner auprès de personne. Dites-moi: tout d’abord (et c’est là l’essentiel), croyez-vous qu’Aliocha et Natacha seront heureux ensemble? C’est ce que j’ai besoin de savoir avant tout, pour tirer une conclusion et pour savoir comment je dois agir moi-même.


– Comment peut-on rien dire de sûr là-dessus?


– Rien de sûr, bien entendu, m’interrompit-elle, mais quelle est votre impression? Car vous êtes un homme très intelligent.


– Je crois qu’ils ne peuvent être heureux.


– Pourquoi cela?


– Parce qu’ils ne se conviennent pas.


– C’est bien ce que je pensais! Et elle croisa les mains d’un air de profonde mélancolie. Racontez-moi tout en détail. Vous savez que j’ai terriblement envie de connaître Natacha, car j’ai beaucoup de choses à lui dire, et il me semble que nous trouverons une solution à tout. Je me la représente constamment: elle doit être extraordinairement intelligente, sérieuse, droite et jolie. Est-ce vrai?


– Oui.


– J’en étais sûre. Mais si elle est ainsi, comment a-t-elle pu aimer Aliocha, un pareil gamin? Expliquez-moi cela; j’y pense souvent.


– C’est impossible à expliquer, Katerina Fiodorovna; il est difficile de s’imaginer pourquoi et comment on peut devenir amoureux. Oui, c’est un enfant. Mais savez-vous combien on peut aimer un enfant? (Je m’attendris en voyant ses yeux fixés sur moi avec une attention profonde, sérieuse et impatiente.) Et plus Natacha était différente d’un enfant, poursuivis-je, plus elle était sérieuse, plus rapidement elle a pu s’éprendre de lui. Il est droit, sincère, terriblement naïf, parfois avec grâce. Elle l’a peut-être aimé…, comment dire cela?… par une sorte de pitié… Un cœur généreux peut aimer par pitié… D’ailleurs, je sens que je ne peux pas vous éclairer là-dessus, mais je vais vous demander quelque chose: vous l’aimez, n’est-ce pas?»


J’avais posé hardiment cette question, et je sentais que la hâte que j’y avais mise ne pouvait troubler la pureté enfantine de cette âme limpide.


«Dieu m’est témoin que je ne le sais pas encore, me répondit-elle tout bas en posant sur moi un regard serein; il me semble que je l’aime beaucoup.


– Vous voyez! Et pouvez-vous expliquer pourquoi?


– Il n’y a pas de mensonge en lui, me répondit-elle après avoir réfléchi un instant; et quand il me regarde droit dans les yeux en me disant quelque chose, cela m’est très agréable!… Mais je vous parle de cela, Ivan Petrovitch, je suis une jeune fille et vous êtes un homme; je n’agis peut-être pas bien?


– Quel mal y aurait-il à cela?


– C’est vrai! Tenez, eux (elle désigna des yeux le groupe assis auprès du samovar), ils diraient sûrement que ce n’est pas bien. Ont-ils raison ou non?


– Non! Vous ne sentez pas dans votre cœur que vous agissez mal, par conséquent…


– C’est ainsi que je fais toujours, m’interrompit-elle, se hâtant visiblement de m’en dire le plus possible; dès que j’ai un doute, j’interroge mon cœur, et s’il est tranquille, je suis tranquille moi aussi. Il faut toujours agir ainsi. Si je vous parle avec une si entière sincérité, comme avec moi-même, c’est, tout d’abord, parce que vous êtes un excellent homme et que je connais toute votre histoire avec Natacha, avant Aliocha; j’en ai pleuré quand on me l’a racontée.


– Et qui vous l’a racontée?


– Aliocha, naturellement; lui-même pleurait en me faisant ce récit: c’était très bien de sa part et cela m’a beaucoup plu. Il me semble qu’il vous aime plus que vous ne l’aimez, Ivan Petrovitch. C’est par ce genre de choses qu’il me plaît. Deuxièmement, si je vous parle si franchement, c’est parce que vous êtes un homme très intelligent, et que vous pouvez me donner beaucoup de conseils et m’éclairer.


– Pourquoi donc croyez-vous que je sois assez intelligent pour vous instruire?


– Voyons, quelle question! Elle se prit à songer. Mais j’ai dit cela en passant; venons-en à l’essentiel. Dites-moi, Ivan Petrovitch: je sens maintenant que je suis la rivale de Natacha, je le sais, que dois-je faire? C’est pour cela que je vous ai demandé s’ils seraient heureux. J’y pense jour et nuit. La position de Natacha est affreuse, affreuse! Il a tout à fait cessé de l’aimer, et il m’aime de plus en plus. C’est bien cela, n’est-ce pas?


– Il me semble que oui.


– Cependant il ne la trompe pas. Il ignore lui-même qu’il ne l’aime plus, mais elle, elle le sait sûrement. Comme elle doit souffrir!


– Que pensez-vous faire, Katerina Fiodorovna?


– J’ai de nombreux projets, me répondit-elle sérieusement, et en attendant je m’y embrouille. Je vous attendais avec impatience, pour que vous résolviez tout cela pour moi. Vous connaissez toute l’affaire beaucoup mieux que moi. Vous êtes maintenant comme un dieu pour moi. Au début, j’ai pensé: s’ils s’aiment, il faut qu’ils soient heureux, et je dois me sacrifier et leur venir en aide. C’était juste!


– Je sais que vous vous êtes effectivement sacrifiée.


– Oui; mais ensuite, quand il a commencé à venir me voir et à m’aimer de plus en plus, j’ai réfléchi, et je me demande encore si je dois me sacrifier ou non. C’est très mal, n’est-ce pas?


– C’est naturel, répondis-je: il doit en être ainsi…, et vous n’êtes pas coupable.


– Ce n’est pas mon avis: vous dites cela parce que vous êtes très bon. Mais moi, je pense que je n’ai pas un cœur tout à fait pur. Si j’avais un cœur pur, je saurais que décider. Mais laissons cela! Ensuite, j’ai été mieux informée sur leurs relations par le prince, par maman, par Aliocha lui-même, et j’ai deviné qu’ils n’étaient pas assortis; vous venez de me le confirmer. Alors, j’ai réfléchi encore plus à ce que j’allais faire. Car s’ils doivent être malheureux, il vaut mieux qu’ils se séparent; et j’ai décidé de vous interroger en détail sur tout cela, d’aller moi-même voir Natacha et de prendre une décision avec elle.


– Mais quelle décision, c’est là la question?


– Je lui dirai: «Vous l’aimez plus que tout au monde, vous devez donc préférer son bonheur au vôtre; par conséquent il faut vous séparer de lui.»


– Mais comment prendra-t-elle cela? Et si elle est d’accord avec vous, aura-t-elle la force de le faire?


– C’est justement à quoi je pense jour et nuit, et… et…»


Et elle fondit soudain en larmes.


«Vous ne pouvez croire combien j’ai pitié de Natacha», me murmura-t-elle, les lèvres tremblantes.


Il n’y avait rien à ajouter. Je gardais le silence, et j’avais moi-même envie de pleurer en la regardant, par affection. Quelle charmante enfant! Je ne lui demandai pas pourquoi elle se croyait capable de faire le bonheur d’Aliocha.


«Vous aimez la musique, n’est-ce pas? me demanda-t-elle après s’être un peu calmée, encore toute pensive après ses larmes.


– Oui, répondis-je avec un certain étonnement.


– Si nous avions eu le temps, je vous aurais joué le troisième concerto de Beethoven. Je le joue en ce moment. Tous ces sentiments sont exprimés là-dedans…, c’est exactement ce que j’éprouve. C’est l’impression que j’ai. Mais ce sera pour une autre fois; maintenant, nous avons à parler.»


Et nous discutâmes du moyen de lui faire rencontrer Natacha et d’arranger tout cela. Elle me dit qu’on la surveillait, quoique sa belle-mère fût bonne et eût de l’affection pour elle, et que pour rien au monde on ne lui permettrait de faire connaissance avec Nathalia Nikolaievna; aussi avait-elle résolu d’employer une ruse. Le matin, elle allait parfois se promener, mais presque toujours avec la comtesse. De temps en temps, sa belle-mère s’abstenait et la laissait sortir seule avec une gouvernante française qui, pour l’instant, était malade. Cela, lorsque la comtesse avait la migraine: il fallait donc attendre cette éventualité. D’ici là, elle persuaderait sa Française (une vieille femme qui jouait un peu le rôle de dame de compagnie), car celle-ci était très bonne. Il en résulta qu’il nous fut impossible de fixer un jour à l’avance pour la visite à Natacha.


«Vous ne regretterez pas d’avoir fait connaissance avec Natacha, lui dis-je. Elle désire elle-même beaucoup vous rencontrer, et c’est nécessaire, ne fût-ce que pour qu’elle sache à qui elle confie Aliocha. Ne vous faites pas trop de chagrin à ce sujet. Le temps apportera une solution. Vous allez partir à la campagne, je crois?


– Oui, bientôt, dans un mois peut-être, me répondit-elle; je sais que le prince y tient.


– Croyez-vous qu’Aliocha vous accompagnera?


– C’est justement à quoi je pensais! dit-elle en me regardant avec insistance. Car il nous accompagnera.


– Oui.


– Mon Dieu, je ne sais ce qui va sortir de tout cela! Écoutez, Ivan Petrovitch. Je vous écrirai, souvent, et je vous raconterai tout. Puisque j’ai déjà commencé à vous tourmenter… Viendrez-vous souvent nous voir?


– Je ne sais pas, Katerina Fiodorovna: cela dépendra des circonstances. Peut-être que je ne viendrai pas du tout.


– Pourquoi?


– Pour différentes raisons… Cela dépendra surtout de mes rapports avec le prince.


– C’est un malhonnête homme, dit Katia d’un ton catégorique. Dites, Ivan Petrovitch, et si j’allais vous voir? Serait-ce bien ou mal?


– Qu’en pensez-vous?


– Je pense que ce serait bien. Je pourrais aller vous rendre visite…, ajouta-t-elle en souriant. Je dis cela parce que non seulement je vous estime, mais je vous aime beaucoup… Et je peux apprendre beaucoup auprès de vous. J’ai de l’affection pour vous… N’est-ce pas honteux de vous dire tout cela?


– Pas le moins du monde! Vous-même m’êtes aussi chère que si nous étions parents.


– Alors, vous désirez être mon ami?


– Oh! oui, répondis-je.


– Ils diraient sûrement que c’est honteux, et qu’une jeune fille ne doit pas se conduire ainsi, fit-elle en me désignant à nouveau le petit groupe qui entourait la table à thé. Je noterai ici que le prince nous avait sans doute laissés seuls à dessein, afin que nous puissions parler tout à notre aise.


– Je sais fort bien, ajouta-t-elle, que le prince en veut à mon argent. Ils croient que je suis tout à fait une enfant et ils me le disent même ouvertement. Mais moi, je ne suis pas de cet avis. Je ne suis plus une enfant. Quelles gens bizarres! Ce sont eux-mêmes qui sont comme des enfants: pourquoi s’agitent-ils?


– Katerina Fiodorovna, j’ai oublié de vous demander: qui sont ce Lev et ce Boris chez qui Aliocha va si souvent?


– Ce sont des parents éloignés. Ils sont très intelligents et très honnêtes, mais ils parlent beaucoup trop… Je les connais…»


Et elle sourit.


«Est-il vrai que vous avez l’intention de leur donner plus tard un million?


– Eh bien, justement, quand ce ne serait que ce million, ils ont tellement bavardé à ce sujet que c’est devenu insupportable. Bien sûr, je ferais des sacrifices avec joie pour tout ce qui est utile, mais pourquoi une somme aussi énorme? Ne trouvez-vous pas? Et encore, je ne sais quand je pourrai la donner; et là-bas, ils sont en train de partager, de délibérer, de crier, de discuter sur la meilleure façon de l’employer; ils se disputent même à ce sujet, c’est vraiment étrange! Ils sont trop pressés. Mais malgré tout, ils sont si sincères et… si intelligents. Ils étudient, c’est toujours mieux que la façon dont vivent les autres. Ce n’est pas votre avis?»


Nous causâmes encore longtemps. Elle me raconta presque toute sa vie et écouta avec avidité ce que je lui dis. Elle me demandait tout le temps de lui parler de Natacha et d’Aliocha. Il était déjà minuit lorsque le prince vint vers moi et me donna à entendre qu’il était temps de nous retirer. Je pris congé. Katia me serra la main avec chaleur, et me jeta un regard expressif. La comtesse me pria de venir la voir; je sortis avec le prince.


Je ne peux m’empêcher de faire une remarque singulière et peut-être sans rapport avec mon récit. De mon entretien de trois heures avec Katia, j’emportai, entre autres, la conviction bizarre et en même temps profonde qu’elle était encore enfant au point d’ignorer totalement les rapports secrets de l’homme et de la femme. Cela donnait un caractère comique à certains de ses raisonnements et, en général, au ton sérieux qu’elle prenait pour aborder beaucoup de sujets très importants.

X

«Savez-vous? me dit le prince, en s’asseyant à côté de moi dans sa voiture, si nous allions souper, hein? Qu’en pensez-vous?


– Je ne sais vraiment pas, prince, répondis-je en hésitant; je ne soupe jamais…


– Bien entendu, NOUS CAUSERONS en soupant», ajouta-t-il, en me regardant en face d’un air rusé.


Comment ne pas comprendre! «Il veut s’expliquer, pensai-je, et c’est justement ce dont j’ai besoin.» J’acceptai.


«Le tour est joué. À la grande Morskaïa, chez B…!


– Au restaurant? demandai-je, un peu confus.


– Oui. Pourquoi pas? Je soupe rarement chez moi. Vous me permettez de vous inviter.


– Mais je vous ai déjà dit que je ne soupais jamais.


– Une fois n’est pas coutume. D’ailleurs, c’est moi qui vous invite…»


Autrement dit: «Je paierai pour toi»; j’étais persuadé qu’il avait ajouté cela exprès. Je me laissai conduire, mais j’étais bien décidé à payer ma part. Nous arrivâmes. Le prince prit un cabinet particulier et choisit deux ou trois plats en connaisseur. Les mets étaient coûteux, de même que la bouteille de vin fin qu’il commanda. Rien de tout cela n’était dans mes moyens. Je regardai la carte et commandai une demi-gelinotte et un verre de château-lafite. Le prince s’insurgea.


– Vous ne voulez pas souper avec moi? C’est ridicule. Pardon, mon ami, mais cette… mesquinerie est révoltante… C’est de l’amour-propre de la plus basse qualité. Je parie qu’il s’y mêle des préoccupations de caste. Je vous assure que vous m’offensez.»


Mais je tins bon.


«D’ailleurs, c’est comme vous voudrez, ajouta-t-il. Je ne vous force pas… Dites-moi, Ivan Petrovitch, peut-on vous parler tout à fait amicalement?


– Je vous en prie.


– Eh bien, à mon avis, cette mesquinerie ne peut que vous nuire. Et tous vos semblables se font du tort en agissant de cette sorte. Vous êtes un écrivain et les écrivains ont besoin de connaître le monde, or, vous vous tenez à l’écart de tout. Je ne parle pas en ce moment de gelinottes, mais vous êtes prêt à couper tous rapports avec notre milieu, c’est mauvais. Outre que vous perdez beaucoup (en un mot, votre carrière), outre cela, vous avez besoin de connaître par vous-même ce que vous décrivez et qu’on trouve dans vos nouvelles: des comtes, des princes et des boudoirs… Au reste, que dis-je? Maintenant vous ne parlez plus que de la misère, de manteaux perdus, de réviseurs, d’officiers hargneux, de fonctionnaires, du passé, des mœurs des vieux-croyants…, je sais cela…, je sais cela…


– Mais vous faites erreur, prince; si je ne vais pas dans ce que vous appelez le «grand monde», c’est parce que, premièrement, je m’y ennuie, et que, deuxièmement, je n’ai rien à y faire! Et, enfin, il m’arrive tout de même d’y aller…


– Je sais, chez le prince R…, une fois par an; c’est là-bas que je vous ai rencontré. Et le reste de l’année, vous croupissez dans votre fierté démocratique et vous dépérissez dans vos taudis, quoique, il est vrai, vous n’agissiez pas tous ainsi. Il y a de ces aventuriers qui me donnent la nausée…


– Je vous prierai, prince, de changer de conversation et de laisser là nos taudis.


– Ah! mon Dieu! Voilà que vous vous jugez offensé! D’ailleurs, vous m’avez vous-même autorisé à vous parler, amicalement. Mais, je m’excuse, je n’ai encore rien fait pour mériter votre amitié. Ce vin est convenable. Goûtez-en.»


Il me versa un demi-verre de vin.


«Voyez-vous, mon cher Ivan Petrovitch, je comprends très bien qu’il est indécent de jeter son amitié à la tête de quelqu’un. Nous ne sommes pas tous grossiers et insolents envers vous, comme vous l’imaginez, mais je comprends aussi fort bien que si vous êtes assis ici avec moi, ce n’est pas par sympathie à mon égard, mais parce que je vous ai promis de CAUSER avec vous. Ce n’est pas vrai?» Et il se mit à rire.


«Et comme vous veillez aux intérêts d’une certaine personne, vous avez envie d’entendre ce que je vais dire. C’est bien cela? ajouta-t-il avec un sourire mauvais.


«Vous ne vous êtes pas trompé», l’interrompis je avec impatience (je voyais qu’il était de ceux qui, lorsqu’ils voient un homme le moins du monde en leur pouvoir, le lui font tout de suite sentir. Et j’étais en son pouvoir; je ne pouvais m’en aller avant d’avoir écouté tout ce qu’il avait l’intention de me dire, et il le savait très bien. Il avait brusquement changé de ton, et devenait de plus en plus insolent, familier et moqueur). «Vous ne vous êtes pas trompé, prince: c’est précisément pour cela que je suis venu, autrement, je ne resterais pas ici… si tard.»


J’avais envie de dire: autrement, pour rien au monde, je ne resterais en votre compagnie, mais je me retins et tournai ma phrase autrement, non par crainte mais par délicatesse et à cause de ma maudite faiblesse. Et comment, en vérité, dire une grossièreté en face à un homme, même s’il le mérite, et même si l’on désire précisément lui dire une grossièreté? Il me sembla que le prince lisait cela dans mes yeux, et qu’il me regardait d’un air railleur pendant que j’achevais ma phrase, comme s’il se délectait de ma pusillanimité et voulait m’exciter par ce regard: «Alors, tu n’as pas osé, tu as tourné bride, mon cher!» C’était certainement cela, car, lorsque j’eus fini, il éclata de rire et me tapota le genou d’un air protecteur. «Tu m’amuses, frère», lus-je dans son regard.


«Attends un peu!» songeai-je à part moi.


«Je me sens de très bonne humeur aujourd’hui, s’écria-t-il, et, vraiment, je ne sais pourquoi. Oui, oui, mon ami, oui! Je voulais justement vous parler de cette personne. Il faut bien s’expliquer une bonne fois, CONVENIR de quelque chose, et j’espère que cette fois vous me comprendrez parfaitement. Tout à l’heure, je vous ai parlé de cet argent, et de ce benêt de père, de ce gamin de soixante ans… Inutile d’y revenir. Je vous avais dit cela COMME ÇA. Ha! ha! ha! Vous êtes un écrivain, vous auriez dû deviner…»


Je le regardai avec stupéfaction. Il n’avait pourtant pas l’air ivre…


«Bon; en ce qui concerne cette jeune fille, j’ai vraiment de l’estime pour elle, et même de l’affection, je vous assure; elle est un peu capricieuse, mais «il n’y a pas de roses sans épines», comme on disait il y a cinquante ans et avec raison: les épines piquent, et c’est cela qui est attirant et, quoique mon Aliocha soit un imbécile, je lui ai déjà pardonné en partie, parce qu’il a eu bon goût. En un mot, ces filles-là me plaisent, et (il serra les lèvres d’une façon des plus significatives) j’ai même des vues… Mais, ce sera pour plus tard…


– Prince, m’écriai-je, je ne comprends pas votre brusque changement, mais… changez de conversation, je vous en prie!


– Voilà que vous vous échauffez de nouveau! C’est entendu…, je passe à un autre sujet! Je voulais seulement vous demander une chose, mon bon ami: avez-vous beaucoup d’estime pour elle?


– Certainement, répondis-je avec une brusque impatience.


– Bien; et vous l’aimez? poursuivit-il en découvrant ses dents et en fermant à demi les yeux, d’une façon répugnante.


– Vous vous oubliez! m’écriai-je.


– C’est bon, je me tais, je me tais. Calmez-vous! Je suis étonnamment bien disposé aujourd’hui. Il y a longtemps que je ne me suis senti si gai. Si nous prenions du champagne? Qu’en dites-vous, mon poète?


– Je ne boirai pas, je ne veux pas boire.


– Taisez-vous donc! Il faut absolument que vous me teniez compagnie. Je me sens admirablement bien et enclin à la sentimentalité, aussi je ne pourrais être heureux tout seul. Qui sait si, en buvant, nous n’en viendrons pas à nous tutoyer! Ha! ha! ha! Non, mon jeune ami, vous ne me connaissez pas encore! Je suis sûr que vous m’aimerez. Je veux que vous partagiez aujourd’hui avec moi et le chagrin et la joie, et le rire et les larmes, quoique j’espère bien que, moi au moins, je ne pleurerai pas. Alors, qu’en pensez-vous, Ivan Petrovitch? Considérez seulement que si cela ne se passe pas comme je le désire, toute mon inspiration se perdra, disparaîtra, se volatilisera, et vous ne saurez rien; et vous êtes ici uniquement pour apprendre quelque chose, n’est-ce pas? ajouta-t-il en me faisant à nouveau un clin d’œil insolent. Ainsi, choisissez.»


La menace était grave. J’acceptai. «…Il veut peut-être m’enivrer?» pensai-je. À propos, c’est le moment de rapporter un bruit qui courait sur le prince et qui m’était déjà parvenu depuis longtemps. On racontait que, toujours correct et élégant en société, il aimait parfois, la nuit, se soûler comme un cocher et se livrer en secret à une débauche abjecte… J’avais entendu faire sur lui des récits horribles. On disait qu’Aliocha savait que son père buvait parfois, et s’efforçait de le cacher à tout le monde, et en particulier à Natacha. Un jour, il se trahit devant moi, mais il changea aussitôt de conversation et ne répondit pas aux questions que je lui posai. D’ailleurs, j’en avais entendu parler par d’autres que lui, et j’avoue que, jusqu’à présent, je ne l’avais pas cru; maintenant, j’attendais ce qui allait se passer.


On apporta le champagne; le prince remplit deux flûtes.


«Charmante, charmante fille, bien qu’elle m’ait un peu rudoyé! poursuivit le prince en savourant son champagne: mais ces délicieuses créatures sont particulièrement attirantes dans ces moments-là… Elle a certainement pensé qu’elle m’avait confondu ce soir-là, vous vous rappelez? qu’elle m’avait réduit en poussière Ha! ha! ha! Comme cette rougeur lui allait bien! Vous y connaissez-vous en femmes? Parfois une subite rougeur sied admirablement aux joues pâles, avez-vous remarqué cela? Ah! mon Dieu! Vous avez l’air de nouveau très fâché!


– Oui! m’écriai-je, ne me contenant plus; et je ne veux pas que vous me parliez de Nathalia Nikolaievna…, tout au moins sur ce ton. Je… je ne vous le permets pas!


– Oh! oh! c’est bon! Je vais changer de sujet de conversation pour vous faire plaisir. Je suis conciliant et malléable comme de la pâte. Nous parlerons de vous. J’ai de l’affection pour vous, Ivan Petrovitch, si vous saviez quel intérêt amical et sincère je vous porte…


– Prince, ne vaudrait-il pas mieux parler de l’affaire? l’interrompis-je.


– Vous voulez dire de NOTRE AFFAIRE? Je vous comprends à demi-mot, mon ami, mais vous ne soupçonnez pas à quel point nous toucherons de près à l’affaire, si nous parlons de vous en ce moment et si, bien entendu, vous ne m’interrompez pas; ainsi, je poursuis: je voulais vous dire, inestimable Ivan Petrovitch, que vivre comme vous vivez c’est tout bonnement se perdre. Vous me permettrez d’effleurer ce sujet délicat; je fais cela par amitié. Vous êtes pauvre, vous prenez de l’argent d’avance chez votre éditeur, vous payez vos petites dettes, et avec ce qui vous reste, vous vous nourrissez uniquement de thé pendant six mois et vous grelottez dans votre mansarde, en attendant que l’on imprime votre roman dans la revue de votre éditeur: c’est bien exact?


– Admettons, mais cependant…


– C’est plus honorable que de voler, de faire des courbettes, de prendre des pots-de-vin, d’intriguer, etc., etc. Je sais ce que vous voulez dire, tout ceci a été mis en noir sur blanc il y a belle lurette.


– Vous n’avez donc aucun besoin de parler de mes affaires. Ce n’est pas à moi, prince, à vous enseigner la délicatesse.


– Certainement non! Mais, que faire, si nous devons précisément toucher cette corde sensible? C’est impossible autrement. Du reste, nous laisserons les mansardes en paix. Personnellement, j’en suis peu amateur, sauf dans certaines occasions (et il éclata d’un rire répugnant. Mais une chose m’étonne: quel plaisir trouvez-vous à jouer les seconds rôles? Il est vrai qu’un de vos écrivains a dit quelque part, je m’en souviens, que le plus grand exploit était peut-être de savoir se borner dans la vie au rôle de comparse… Ou c’était quelque chose de ce genre! J’ai entendu également une conversation là-dessus, mais Aliocha vous a pris votre fiancée, je le sais, et vous, en vrai Schiller, vous vous mettez en quatre pour eux, vous leur rendez des services, c’est à peine si vous ne leur faites pas leurs commissions… Vous me pardonnerez, mon cher, mais c’est un jeu de générosité assez vilain… Comment cela ne vous ennuie-t-il pas, en vérité! Il y a de quoi avoir honte! À votre place, il me semble que j’en mourrais de dépit; et surtout, c’est une honte, une honte!


– Prince! Je vois que vous m’avez amené ici exprès pour m’insulter! m’écriai-je hors de moi de fureur.


– Oh! non, mon ami, non, je suis tout simplement en ce moment un homme rompu aux affaires et qui veut votre bonheur. En un mot, je veux tout arranger. Mais laissons toute cette histoire pour l’instant et écoutez-moi jusqu’au bout, en vous efforçant de ne pas vous mettre en colère, ne fût-ce que deux minutes. Que diriez-vous de vous marier? Vous voyez que je parle tout à fait D’AUTRE CHOSE; pourquoi me regardez-vous d’un air si étonné?


– J’attends que vous ayez fini, répondis-je, en le regardant effectivement avec stupéfaction.


– Mais il n’y a rien à dire de plus. Je voudrais savoir ce que vous diriez si un de vos amis, désirant vraiment, sincèrement votre bonheur, non un bonheur éphémère, vous présentait une fille jeune et jolie mais…, ayant déjà une certaine expérience; je parle par allégories, mais vous me comprenez; tenez, quelqu’un dans le genre de Nathalia Nikolaievna, naturellement avec un dédommagement convenable… (Remarquez que je parle d’autre chose, et pas de NOTRE affaire); eh bien, qu’en diriez-vous?


– Je dis que… vous êtes fou.


– Ha! ha! ha! Bah! mais on dirait que vous allez me battre?»


J’étais en effet prêt à me jeter sur lui. Je ne pouvais en supporter davantage. Il me faisait l’effet d’une bête ignoble, d’une énorme araignée que j’avais une envie irrésistible d’écraser. Il se délectait de ses railleries, et jouait avec moi comme le chat avec la souris, me croyant entièrement en son pouvoir. Il me semblait (et je comprenais cela) qu’il trouvait du plaisir et même peut-être une sorte de volupté dans l’insolence, l’effronterie et le cynisme avec lequel il avait enfin arraché son masque devant moi. Il voulait jouir de ma surprise, de ma frayeur. Il me méprisait sincèrement et se moquait de moi.


Je pressentais depuis le début que tout ceci était prémédité dans un but quelconque; mais, dans ma position, il me fallait coûte que coûte l’écouter jusqu’au bout. C’était dans l’intérêt de Natacha et je devais me résoudre à tout et tout supporter, car, en cette minute peut-être, l’affaire allait trouver une solution. Mais comment entendre ces plaisanteries abjectes et cyniques sur son compte, comment les supporter avec sang-froid? Au surplus il voyait parfaitement que j’étais obligé de l’écouter jusqu’au bout, et ceci aggravait encore l’offense. «Du reste, lui aussi a besoin de moi», me dis-je, et je me mis à lui répondre d’un ton tranchant et agressif. Il le comprit.


«Écoutez, mon jeune ami, commença-t-il en me regardant d’un air sérieux: nous ne pouvons pas continuer ainsi, il vaut mieux que nous fassions un accord. J’ai l’intention de m’expliquer sur un certain nombre de points, mais il faut que vous soyez assez aimable pour consentir à m’écouter jusqu’au bout, quoi que je dise. Je désire parler à mon idée et comme il me plaît, et c’est nécessaire dans les circonstances actuelles. Alors, mon jeune ami, serez-vous patient?»


Je me dominai et me tus, quoiqu’il me dévisageât d’un air caustique et moqueur qui semblait vouloir provoquer une violente protestation. Mais il comprit que j’avais déjà accepté de rester, et reprit:


«Ne vous fâchez pas contre moi, mon ami! Et de quoi m’en voudriez-vous? Uniquement, de l’apparence que je me donne, n’est-ce pas? Mais au fond, vous n’avez jamais rien attendu d’autre de moi, et que je vous parle avec une politesse parfumée ou comme à présent, le sens n’en reste pas moins absolument le même. Vous me méprisez, n’est-ce pas? Voyez combien d’ingénuité, de franchise, de bonhomie il y a en moi! Je vous avoue jusqu’à mes caprices enfantins. Oui, mon cher, oui, un peu plus de bonhomie de votre côté, et nous tomberons d’accord et nous nous comprendrons enfin une fois pour toutes. Ne soyez pas étonné: toutes ces innocences, toutes ces pastorales d’Aliocha, toute cette histoire à la Schiller, toutes les élévations de cette maudite liaison avec Natacha (une charmante fille, par ailleurs), m’ennuient à tel point que je suis pour ainsi dire malgré moi ravi d’avoir l’occasion de grimacer un peu au sujet de tout cela. L’occasion se présente. De plus, je voulais épancher mon âme devant vous. Ha! ha! ha!


– Vous m’étonnez, prince, et je ne vous reconnais pas. Vous tombez dans un ton de polichinelle: cette franchise inattendue…


– Ha! ha! ha! mais vous n’avez pas tout à fait tort! Gracieuse comparaison! Ha! ha! ha! JE FAIS LA NOCE, mon ami, JE FAIS LA NOCE, et je suis heureux et satisfait, et vous, mon poète, vous devez me témoigner toute l’indulgence dont vous êtes capable. Mais buvons plutôt, trancha-t-il, parfaitement content de lui, en remplissant son verre: sachez, mon ami, que cette stupide soirée chez Natacha, vous vous en souvenez? m’a achevé. Il est vrai qu’elle s’est montrée très gentille, mais j’en suis sorti avec une terrible rancune et je ne veux pas l’oublier. Ni l’oublier, ni le cacher. Bien sûr, notre jour viendra, et bientôt, mais, pour l’instant, laissons cela. Je voulais vous dire entre autres qu’il y a précisément un trait dans mon caractère que vous ne connaissez pas encore; je hais toutes ces naïvetés plates et à bon marché, toutes ces idylles; et une des jouissances les plus vives pour moi a toujours été de me jeter moi-même d’abord sur cet accord, de me mettre à l’unisson, de prodiguer mes caresses et mes encouragements à un Schiller quelconque, éternellement jeune, puis, brusquement, tout à coup, le déconcerter: lever brutalement mon masque devant lui et au lieu de lui montrer un visage extasié, lui faire des grimaces, lui tirer la langue au moment où il s’y attend le moins. Quoi? Vous ne comprenez pas cela? Cela vous paraît vilain, absurde, ignoble peut-être?


– Oui.


– Vous êtes franc! Mais, que faire, lorsqu’on me tourmente? Je suis moi aussi stupidement franc, mais c’est là mon caractère. D’ailleurs, j’ai envie de vous conter quelques traits de mon existence. Vous me comprendrez mieux, et ce sera très intéressant. Oui, il est possible, en effet, que je ressemble à un polichinelle, mais un polichinelle est franc, n’est-ce pas?


– Écoutez, prince, il est tard et, vraiment…


– Mon Dieu, quelle impatience! À quoi bon se presser? Restons encore à causer cordialement, sincèrement, devant un verre de vin, comme de bons amis. Vous croyez que je suis ivre? si vous voulez, c’est encore mieux. Ha! ha! ha! c’est vrai, ces réunions entre amis vous restent par la suite si longtemps dans la mémoire, on s’en souvient avec tant de plaisir! Vous êtes un méchant homme, Ivan Petrovitch! Vous manquez de sentimentalité, de sensibilité. Qu’est-ce qu’une petite heure ou deux pour un ami tel que moi? De plus, cela se rapporte aussi à notre affaire… Comment ne pas comprendre cela? Et vous êtes écrivain encore! mais vous devriez bénir cette occasion. Vous pouvez me prendre comme type, ha! ha! ha! Dieu, je suis délicieux de franchise aujourd’hui!»


Il commençait visiblement à être gris. Son visage avait changé et avait pris une expression haineuse. On voyait qu’il voulait blesser, piquer, mordre, railler. «D’un côté, il vaut mieux qu’il soit ivre, pensai-je: un ivrogne parle toujours trop. Mais il avait bien sa tête.


«Mon ami, commença-t-il, évidemment enchanté de lui, je vous ai tout à l’heure avoué, et peut-être était-ce déplacé, qu’il me venait en certaines occasions un désir irrésistible de tirer la langue. Pour cette sincérité ingénue et candide, vous m’avez comparé à un polichinelle, ce qui m’a franchement amusé. Mais si vous me faites des reproches ou si vous vous étonnez parce que je suis grossier avec vous en ce moment, voire indécent comme un moujik, parce qu’en un mot j’ai changé de ton brusquement, vous êtes tout à fait injuste. Premièrement, il me plaît d’être ainsi, deuxièmement, je ne suis pas chez moi, mais AVEC vous…, autrement dit, je veux dire que nous FAISONS LA NOCE, comme de bons amis, et, troisièmement, j’adore les caprices. Savez-vous que, dans le temps, par pur caprice, j’ai été métaphysicien et philanthrope et que j’ai failli donner dans les mêmes idées que vous? Ceci, d’ailleurs, se passait il y a fort longtemps, dans les jours dorés de ma jeunesse. Je me souviens que j’étais arrivé dans ma propriété avec des buts humanitaires et que, bien entendu, je m’ennuyais à périr; et vous ne croirez pas ce qui m’est arrivé alors? Par ennui, j’ai commencé à fréquenter les jolies filles… Vous faites la grimace? Oh! mon jeune ami! mais nous sommes entre nous! Quand on fait la noce, on se déboutonne! Et j’ai une nature russe, bien franche, je suis un patriote, j’aime à me déboutonner; de plus, il faut savoir profiter de l’occasion et jouir de la vie. Nous mourrons, et après? Donc, je me mis à courtiser les filles. Je me souviens encore d’une gardeuse de troupeaux dont le mari était un beau jeune moujik. Je l’ai fait punir sévèrement et je voulais l’envoyer au service (d’anciennes espiègleries, mon poète!) mais je ne l’ai pas fait. Il est mort dans mon hôpital… Car j’avais fait construire un magnifique hôpital de douze lits; propre, avec des parquets. Il y a longtemps d’ailleurs que je l’ai fait détruire, mais à l’époque, j’en étais très fier: j’étais un philanthrope; et j’ai failli faire périr le petit moujik sous le fouet à cause de sa femme… Voilà que vous froncez de nouveau les sourcils? Cela vous dégoûte? Cela révolte vos nobles sentiments? Allons, calmez-vous! Tout ceci est passé. J’ai fait cela à l’époque où j’étais romantique, où je voulais devenir un bienfaiteur de l’humanité, fonder une société philanthropique…; je m’étais fourvoyé dans cette voie. Alors je faisais fouetter les gens. Maintenant, je ne le ferais plus; maintenant, il faut faire des grimaces, nous faisons tous des grimaces: c’est l’époque qui veut cela… Mais ce qui m’amuse le plus pour l’instant, c’est cet imbécile d’Ikhméniev. Je suis persuadé qu’il a su toute cette histoire avec le moujik…, eh bien, dans la bonté de son âme faite, vraisemblablement, de mélasse, et parce qu’il était entiché de moi à cette époque et se chantait mes louanges à lui-même, il a décidé de ne rien croire et n’en a rien cru; c’est-à-dire qu’il n’a pas cru au fait et que pendant douze ans il m’a défendu avec acharnement tant qu’il n’a pas été touché personnellement. Ha! ha! ha! Mais tout cela, ce sont des bêtises! Buvons, mon jeune ami. Dites-moi, aimez-vous les femmes?


Je ne répondis rien. Je me contentais de l’écouter. Il avait entamé une seconde bouteille.


«Moi, j’aime parler de femmes à souper… J’ai envie de vous présenter, quand nous serons sortis de table, à une certaine mademoiselle Philiberte, hein? Qu’en pensez-vous? Mais qu’est-ce que vous avez? Vous ne voulez même pas me regarder?… Hum!»


Il devint songeur. Brusquement, il releva la tête, me jeta un regard expressif, et reprit:


«Écoutez, mon poète, je veux vous dévoiler un secret de la nature qui semble vous être complètement inconnu. Je suis sûr que vous me considérez comme un homme perverti, peut-être même comme un coquin, un monstre de dépravation et de vice. Mais je vais vous dire une chose! S’il pouvait arriver (et ceci, d’ailleurs, étant donné la nature humaine, ne se fera jamais), s’il pouvait arriver que chacun d’entre nous découvrît toutes ses pensées intimes et qu’il le fît sans craindre d’exposer non seulement ce qu’il n’ose dire et ce qu’il ne dirait pour rien au monde à personne, non seulement ce qu’il n’ose dire à ses meilleurs amis, mais même ce que parfois il craint de s’avouer à soi-même, il se dégagerait de la terre une telle puanteur que nous en serions tous suffoqués. Voici, entre parenthèses, pourquoi nos conventions et nos convenances mondaines sont si précieuses. Elles ont un sens profond, non pas moral, je n’irai pas jusque-là, mais simplement préservateur, confortable, ce qui vaut encore mieux, puisque la moralité est au fond la même chose que le confort, je veux dire qu’elle a été inventée uniquement pour le confort. Mais nous reviendrons ensuite aux convenances, je m’égare en ce moment, rappelez-le-moi plus tard. Je conclus: vous m’accusez de vice, de débauche, d’immoralité, et je ne suis peut-être coupable que d’être PLUS SINCÈRE que les autres et c’est tout; j’avoue ce que les autres se cachent même à eux-mêmes, comme je vous le disais tout à l’heure… C’est mal à moi, mais cela me plaît ainsi. D’ailleurs, ne vous inquiétez pas, ajouta-t-il avec un sourire moqueur; j’ai dit que j’étais «coupable», mais je ne demande pas du tout pardon. Remarquez encore une chose: je ne cherche pas à vous confondre, je ne vous demande pas si vous avez des secrets de ce genre, afin de me justifier à l’aide de vos secrets… J’agis convenablement, noblement. De façon générale, j’agis toujours noblement…


– Vous divaguez, voilà tout, lui dis-je en le regardant avec mépris.


– Je divague, ha! ha! ha! Voulez-vous que je vous dise à quoi vous pensez en ce moment? Vous vous demandez pourquoi je vous ai amené ici et pourquoi, brusquement, sans raison, je vous ai ouvert mon cœur? Est-ce vrai, oui ou non?


– Oui.


– Eh bien, vous saurez cela plus tard.


– Tout simplement, vous avez vidé près de deux bouteilles et…, vous êtes ivre.


– Vous voulez dire soûl. C’est possible. «Ivre!» c’est plus délicat que soûl. Oh! homme plein de délicatesse! Mais…, il me semble que nous recommençons à nous quereller, et nous avions abordé un sujet si intéressant! Oui, mon poète, s’il y a encore dans ce bas monde quelque chose de beau et d’agréable, ce sont les femmes.


– Dites-moi, prince, je ne comprends toujours pas pourquoi il vous est venu à l’idée de me choisir comme confident de vos secrets et de vos… désirs.


– Hum!… mais je vous ai dit que vous le sauriez plus tard. Soyez sans inquiétude; d’ailleurs, même si j’avais fait cela comme ça, sans aucune raison, vous êtes poète, vous me comprendrez, et je vous ai déjà entretenu là-dessus. Il y a une volupté particulière à arracher brusquement son masque, à se dévoiler avec cynisme à un autre homme dans un état tel qu’on ne daigne même pas avoir honte devant lui. Je vais vous raconter une anecdote. Il y avait à Paris un fonctionnaire qui était fou; on l’a mis plus tard dans un asile, quand on a été bien sûr qu’il était fou. Lorsqu’il a commencé à perdre la raison, voici ce qu’il a imaginé pour son agrément: chez lui, il se mettait nu comme Adam, gardant seulement ses chaussures, jetait sur ses épaules un vaste manteau qui lui tombait jusqu’aux talons, s’enveloppait dedans, et, avec un air digne et grave, sortait dans la rue. Eh bien, à voir de loin, c’était un homme comme les autres qui se promenait tout tranquillement dans un grand manteau pour son plaisir. Mais dès qu’il rencontrait un passant dans un endroit solitaire, il marchait sur lui sans rien dire, avec un air tout à fait sérieux et profond, s’arrêtait brusquement devant lui, écartait son manteau et se montrait dans toute sa… candeur. Cela durait une minute, puis il s’enveloppait à nouveau et, sans mot dire, sans qu’un muscle de son visage eût bougé, s’éloignait avec aisance, tel le spectre dans Hamlet, du passant cloué par la surprise. Il agissait de cette manière avec tout le monde: hommes, femmes et enfants, et c’était en cela que consistait tout son plaisir. C’est précisément ce genre de jouissance que l’on peut trouver à déconcerter brusquement un Schiller quelconque et à lui tirer la langue, au moment où il s’y attend le moins. Déconcerter, quel mot est-ce là? J’ai vu cela quelque part dans votre littérature contemporaine…


– Oui, mais cet homme était fou, tandis que vous…


– Moi, j’ai ma tête à moi?


– Oui.»


Le prince se mit à rire.


«Vous jugez sainement, mon cher, ajouta-t-il avec l’expression la plus impertinente.


– Prince, dis-je, irrité de son insolence, vous nous haïssez, moi entre autres, et en ce moment vous vous vengez sur moi de tout et de tous. Tout ceci vient de l’amour-propre le plus mesquin. Vous êtes méchant, petitement méchant. Nous vous avons poussé à bout, et peut-être êtes-vous surtout fâché depuis l’autre soir. Et rien ne peut vous dédommager autant que ce mépris que vous me témoignez; vous vous jugez quitte même de la politesse ordinaire que l’on doit à tout le monde. Vous désirez me montrer clairement que vous ne daignez même pas avoir honte en enlevant si brutalement devant moi votre vilain masque et en étalant un cynisme aussi immoral…


– Pourquoi me dites-vous tout cela? me demanda-t-il d’un ton brusque, en arrêtant sur moi un regard haineux. Pour montrer votre pénétration?


– Pour montrer que je vous comprends et vous le faire sentir.


Quelle idée, mon cher! fit-il en reprenant son ton enjoué et bon enfant. Vous m’avez fait perdre le fil, et c’est tout. Buvons, mon ami, permettez-moi de remplir votre verre. Je voulais justement vous narrer une aventure charmante et des plus curieuses. Je vous la raconterai dans ses grands traits. J’ai connu jadis une dame qui n’était plus de la première jeunesse: elle devait avoir vingt-sept, vingt-huit ans; c’était une beauté comme on en voit peu: quel buste, quelle prestance, quelle démarche! Un regard d’aigle, toujours sévère; elle était altière, hautaine. On la disait froide comme la glace et elle effrayait tout le monde par sa vertu redoutable et inaccessible. Surtout redoutable. Il n’y avait pas dans tout son entourage de juge plus inflexible qu’elle. Elle condamnait non seulement les vices, mais les plus petites faiblesses des autres femmes, et ceci sans appel. On la révérait. Les vieilles les plus orgueilleuses et les plus terribles parleur vertu l’estimaient et cherchaient à gagner ses bonnes grâces. Elle regardait tout le monde avec une cruelle impassibilité, comme une abbesse du Moyen Âge. Les jeunes femmes tremblaient devant son opinion et ses arrêts. Une seule remarque, une seule allusion suffisait pour perdre une réputation, tant elle avait pris d’influence sur la société: les hommes même la craignaient. Pour finir, elle s’était jetée dans une sorte de mysticisme contemplatif, toujours calme et dédaigneux… Eh bien? Il n’y avait pas plus débauchée que cette femme, et j’ai eu le bonheur de mériter entièrement sa confiance. En un mot, j’ai été secrètement son amant. Nos entrevues étaient aménagées si habilement qu’aucun de ses domestiques même ne pouvait avoir le plus léger soupçon; seule une ravissante camériste française était initiée à tous ses secrets; mais on pouvait se fier entièrement à elle, car elle était complice; de quelle façon, je vais vous le révéler. La dame en question était si voluptueuse que le marquis de Sade lui-même aurait pu prendre des leçons chez elle. Mais le plaisir le plus aigu et le plus violent de cette liaison était le mystère et l’impudence de la tromperie. Cette façon de tourner en dérision tout ce qu’elle prônait en public comme sublime, inaccessible et inviolable et, enfin, ce rire diabolique et intérieur, cette manière de fouler aux pieds tout ce qui est intangible, et tout cela sans mesure, poussé jusqu’aux derniers excès, jusqu’à un point que l’imagination la plus enflammée ne peut se représenter, c’était en cela que consistait la plus haute jouissance… Oui, c’était le diable incarné, mais il offrait une séduction irrésistible. Maintenant encore, je ne peux penser à elle sans ivresse. Dans l’ardeur des plaisirs les plus vifs, elle riait soudain comme une possédée, et je comprenais admirablement ce rire, je riais moi aussi. Aujourd’hui encore, je perds le souffle à ce seul souvenir, bien qu’il y ait de nombreuses années de cela. Au bout d’un an, elle me remplaça. Si j’avais voulu, j’aurais pu lui nuire. Mais qui aurait pu me croire? Qui? Qu’en dites-vous, mon jeune ami?


– Pouah! Quelle abomination! répondis-je; j’avais écouté cette confession avec dégoût.


– Vous ne seriez pas mon jeune ami si vous aviez répondu autrement. Je savais que vous diriez cela. Ha! ha! ha! Attendez, mon ami, vivez, et vous comprendrez, maintenant il vous faut encore du pain d’épice. Non, après cela vous n’êtes pas un poète; cette femme comprenait la vie et savait en profiter.


– Mais pourquoi aboutir à cette bestialité?


– À quelle bestialité?


– Celle qu’avait atteinte cette femme et vous avec elle?


– Ah! vous appelez cela de la bestialité? C’est donc que vous êtes encore en lisière. Je reconnais, il est vrai, que l’indépendance peut se manifester de façon tout opposée, mais…, parlons simplement, mon ami…, avouez que tout ceci est absurde…


– Et qu’est-ce qui n’est pas absurde?


– Ma personnalité, mon moi. Tout est pour moi, c’est pour moi que le monde a été créé. Écoutez, mon ami, je crois encore que l’on peut bien vivre sur terre. Et c’est la meilleure des croyances, car sans elle on ne peut même pas vivre mal: il n’y aurait plus qu’à s’empoisonner. On raconte que c’est ce qu’a fait certain imbécile. Il s’est si bien embourbé dans la philosophie qu’il en est arrivé à nier tout, même la légitimité des devoirs les plus normaux et les plus naturels, de sorte qu’il ne lui restait plus rien; il restait au total: zéro, alors il s’est mis à proclamer que ce qu’il y avait de meilleur dans la vie, c’était l’acide prussique. Vous me direz: c’est Hamlet; c’est le sommet du désespoir, en un mot quelque chose de si grand que nous ne pouvons même en rêver. Mais vous êtes un poète, et moi un simple mortel, aussi je vous dirai qu’il faut regarder cette affaire du point de vue le plus pratique et le plus simple. Moi, par exemple, il y a longtemps que je me suis affranchi de tout lien, et même de toute obligation. Je ne me sens obligé que lorsque cela m’apporte quelque profit. Bien entendu, vous ne pouvez envisager les choses de cette façon, vous avez des entraves aux pieds, un goût dépravé. Vous jugez selon l’idéal, la vertu. Je suis prêt à admettre tout ce que vous voudrez, mais que faire si je suis persuadé que l’égoïsme le plus profond est à la base de toutes les vertus humaines? Et plus un acte est vertueux, plus il contient d’égoïsme. Aime-toi toi-même, voici la seule règle que je reconnaisse. La vie est un marché: ne jetez pas votre argent par les fenêtres, mais payez votre plaisir, si vous voulez, et vous aurez rempli tout votre devoir envers votre prochain; voilà ma morale, si vous tenez absolument à la connaître, quoique, je vous l’avoue, il me paraisse préférable de ne rien payer du tout et de savoir obliger les autres à faire quelque chose gratuitement. Je n’ai pas d’idéal, et je ne veux pas en avoir; je n’en ai jamais éprouvé la nostalgie. On peut vivre si joyeusement, si agréablement sans idéal…, et, en somme, je suis bien aise de pouvoir me passer d’acide prussique. Si j’étais un peu PLUS VERTUEUX, je ne pourrais peut-être pas m’en passer, comme cet imbécile de philosophe. (Un Allemand, sans aucun doute.) Non! Il y a encore tant de bonnes choses dans, l’existence! J’aime la considération, le rang, les hôtels particuliers, les enjeux énormes (j’adore les cartes). Mais surtout, surtout les femmes, et les femmes sous tous leurs aspects; j’aime jusqu’à la débauche obscure et cachée, étrange, originale, même un peu malpropre, pour changer… Ha! ha! ha! Je lis sur votre visage: avec quel mépris vous me regardez en ce moment!


– C’est vrai, lui répondis-je.


– Bon, admettons que vous ayez raison; en tout cas, cela vaut mieux que l’acide prussique. N’est-ce pas votre avis?


– Non, je préfère l’acide prussique.


– Je vous ai exprès demandé votre avis pour me délecter de votre réponse; je la connaissais à l’avance. Non, mon ami, si vous étiez vraiment un philanthrope, vous souhaiteriez que tous les gens d’esprit aient les mêmes goûts que moi, même un peu malpropres, sinon, ils n’auraient bientôt plus rien à faire en ce bas monde et il ne resterait plus que les imbéciles. C’est alors qu’ils seraient heureux! Et vous connaissez le proverbe: «Aux innocents les mains pleines»; savez-vous? Il n’y a rien de plus agréable que de vivre dans la compagnie des sots et de faire chorus avec eux: on en retire du profit! Ne me reprochez pas d’attacher du prix aux préjugés, de tenir à certaines conventions, de rechercher la considération; je vois bien que je vis dans une société frivole: mais jusqu’à présent, j’y suis au chaud et je hurle avec les loups; je fais mine de la défendre âprement, et pourtant, si besoin était, je serais peut-être le premier à l’abandonner. Je connais toutes vos idées nouvelles, bien que je n’en aie jamais souffert; il n’y a pas de quoi, d’ailleurs. Je n’ai jamais eu de remords. J’accepte tout, pourvu que je m’en trouve bien; mes pareils et moi nous sommes légion et nous nous portons effectivement fort bien. Tout peut périr sur cette terre, seuls nous ne périrons jamais. Nous existons depuis que le monde est monde. L’univers entier peut être englouti, nous surnagerons: nous surnageons toujours. À propos! Regardez un peu combien les gens comme nous ont la vie dure. Nous vivons exemplairement, phénoménalement longtemps: cela ne vous a jamais frappé? Jusqu’à quatre-vingts, quatre-vingt-dix ans! Donc, la nature elle-même nous protège, hé! hé! Je veux absolument atteindre quatre-vingt-dix ans. Je n’aime pas la mort. Au diable la philosophie! Buvons, mon cher. Nous avions commencé à parler de jolies filles… Mais où allez-vous?


– Je m’en vais, et il est temps que vous vous en alliez, vous aussi.


– Voyons, voyons! Je vous ai, pour ainsi dire, ouvert entièrement mon cœur, et vous n’êtes même pas sensible à ce témoignage éclatant d’amitié? Hé! hé! Vous ne savez guère aimer, mon poète. Mais attendez, je vais commander encore une bouteille…


– Une troisième?


– Oui. Pour ce qui est de la vertu, mon jeune disciple (vous me permettrez de vous donner ce doux nom; qui sait, peut-être mes enseignements vous profiteront-ils…) Donc, pour ce qui est de la vertu, je vous ai déjà dit que «plus la vertu est vertueuse, plus il y a en elle d’égoïsme». Je veux vous raconter à ce sujet une délicieuse anecdote: j’ai aimé une fois une jeune fille, et je l’aimais presque sincèrement. Elle avait même fait de grands sacrifices pour moi…


– C’est celle que vous avez dévalisée?» lui demandai-je grossièrement, ne voulant plus me contenir.


Le prince tressaillit, changea de visage et fixa sur moi ses yeux enflammés; son regard exprimait la perplexité et la fureur.


«Attendez, reprit-il comme pour lui-même. Attendez, laissez-moi réfléchir. Je suis vraiment ivre et j’ai du mal à rassembler mes idées…»


Il se tut et me regarda d’un air inquisiteur et malveillant, retenant ma main dans la sienne comme s’il craignait de me voir partir. Je suis persuadé qu’à ce moment-là il réfléchissait et cherchait d’où j’avais pu tenir cette histoire ignorée de presque tous, et s’il ne courait pas quelque danger. Il s’écoula ainsi près d’une minute; mais, brusquement, son visage se transforma: la raillerie, la gaieté de l’ivresse reparurent dans ses yeux. Il éclata de rire.


«Ha! ha! ha! Un Talleyrand, ni plus ni moins! Eh quoi, j’étais en fait comme un paria devant elle lorsqu’elle m’a jeté en pleine figure l’accusation de l’avoir volée! Quels glapissements, quelle bordée d’injures! Elle était enragée, cette femme et… sans la moindre retenue. Mais, vous allez être juge: premièrement, je ne l’avais pas du tout dévalisée, comme vous venez de dire. Elle m’avait donné cet argent, il était à moi. Bon; supposons que vous me donniez votre plus bel habit (en disant ceci, il jeta un coup d’œil sur mon unique habit passablement déformé, confectionné trois ans plus tôt par un méchant petit tailleur). Je vous en suis reconnaissant, je le porte, et, brusquement, un an plus tard, vous vous disputez avec moi et vous exigez que je vous rende votre habit, alors que je l’ai déjà usé… Ceci manque de noblesse: pourquoi alors me l’avoir donné? Deuxièmement, bien que cet argent ait été à moi, je l’aurais certainement rendu, mais convenez-en vous-même: où aurais-je pu trouver aussitôt une somme pareille? Et surtout, je ne peux supporter les idylles et les scènes à la Schiller, je vous l’ai déjà dit, et c’est cela qui a été la cause de tout. Vous ne sauriez croire comme elle prenait des attitudes devant moi, clamant qu’elle me faisait don de cet argent (qui d’ailleurs m’appartenait). La colère m’a pris et j’ai jugé la chose très sainement, car je ne manque jamais de présence d’esprit: j’ai estimé qu’en lui rendant cet argent je ferais peut-être son malheur. Je lui enlèverais le plaisir d’être entièrement malheureuse PAR MA FAUTE et de me maudire toute sa vie. Croyez-moi, mon ami, dans cette sorte de malheur, il y a une manière d’ivresse à se sentir parfaitement intègre et magnanime et à avoir le droit de traiter de coquin celui qui vous a offensé. Cet enivrement de haine se rencontre dans les natures schillériennes, cela va sans dire: peut-être que cette femme dans la suite n’a rien eu à manger, mais je suis convaincu qu’elle a été heureuse. Je n’ai pas voulu la priver de ce bonheur, et je ne lui ai pas restitué l’argent. Ainsi mon principe, selon lequel plus la générosité de l’homme est grande et bruyante, plus il s’y trouve d’égoïsme et des plus sordides, mon principe se trouve entièrement justifié… C’est bien clair? Mais…, vous vouliez m’attraper, ha! ha! ha!… Allons, avouez-le, vous vouliez m’attraper?… Talleyrand, va!


– Adieu! lui dis-je en me levant.


– Un instant! Deux mots pour finir, s’écria-t-il, en abandonnant son vilain ton pour parler avec sérieux. Une dernière chose encore: de tout ce que je vous ai dit, il découle clairement (je pense que vous vous en êtes aperçu) que jamais et pour personne je ne laisserai échapper un avantage. J’aime l’argent, il m’en faut, Katerina Fiodorovna en a beaucoup: son père a été fermier des eaux-de-vie pendant dix ans. Elle a trois millions et ces trois millions feront très bien mon affaire. Aliocha et Katia se conviennent parfaitement; ils sont tous deux aussi stupides qu’il est possible de l’être; ceci aussi m’est précieux. Aussi je veux absolument que leur mariage se fasse, et le plus rapidement possible. Dans quinze jours, trois semaines, la comtesse et Katia partent à la campagne. Aliocha doit les accompagner. Prévenez Nathalia Nikolaievna, afin que nous n’ayons pas de scènes sublimes ni de drames à la Schiller et qu’on ne vienne pas me contrecarrer. Je suis vindicatif et rancunier; je sais défendre mon bien. Je n’ai pas peur d’elle: tout se passera, sans aucun doute, selon ma volonté. Aussi, si je la fais prévenir maintenant, c’est presque pour son bien. Veillez donc à ce qu’elle ne fasse pas de sottises, et à ce qu’elle se conduise de façon raisonnable. Sinon, il lui en cuira. Elle doit déjà m’être reconnaissante de ne pas avoir agi avec elle comme il conviendrait selon la loi. Sachez, mon poète, que les lois protègent la tranquillité des familles, elles garantissent au père la soumission de son fils et elles n’encouragent nullement ceux qui détournent les enfants de leurs devoirs sacrés envers leurs parents. Songez enfin que j’ai des relations, qu’elle n’en a aucune et…, il est impossible que vous ne compreniez pas ce que j’aurais pu faire d’elle… Si je ne l’ai pas fait, c’est parce que jusqu’à présent elle s’est montrée raisonnable. Soyez tranquille: pendant ces six mois, des yeux perçants ont observé chacun de ses mouvements, et j’ai tout su, jusqu’au moindre détail. C’est pourquoi j’attendais calmement qu’Aliocha la quitte de lui-même, et ce moment approche; d’ici là, c’est pour lui une charmante distraction. Je suis resté à ses yeux un père humain, et j’ai besoin qu’il ait de moi cette opinion. Ha! ha! ha! Quand je pense que je lui ai presque fait compliment, l’autre soir, d’avoir été assez généreuse et désintéressée pour ne pas se faire épouser: je voudrais bien savoir comment elle s’y serait prise! Quant à la visite que je lui ai faite alors, c’était uniquement pour mettre fin à leur liaison. Mais il fallait que je me fasse une certitude par moi-même… Eh bien, cela vous suffit-il? Ou peut-être désirez-vous encore savoir pourquoi je vous ai amené ici, pourquoi j’ai fait toutes ces grimaces devant vous, et pourquoi je vous ai parlé avec tant de franchise, quand tout ceci eût pu fort bien se passer de confidences…, oui?


– Oui.» Je me contenais et écoutais avidement. Je n’avais plus rien d’autre à lui répondre.


«Uniquement parce que j’ai remarqué en vous un peu plus de bon sens et de clairvoyance que dans nos deux petits imbéciles. Vous auriez pu me connaître plus tôt, me deviner, faire des suppositions: j’ai voulu vous éviter cette peine et j’ai résolu de vous montrer clairement À QUI vous aviez affaire. Une impression vraie est une grande chose. Comprenez-moi donc, mon ami. Vous savez à qui vous avez affaire, vous aimez cette jeune fille, aussi j’espère maintenant que vous userez de toute votre influence (car vous avez de l’influence sur elle) pour lui épargner CERTAINS ennuis. Autrement, elle en aurait, et je vous assure que ce ne serait pas une plaisanterie. Enfin, la troisième raison de ma franchise envers vous, c’est que… (mais vous l’avez sans doute deviné, mon cher) j’avais vraiment envie de cracher un peu sur cette histoire, et ceci précisément en votre présence…


– Et vous avez atteint votre but, lui dis-je, en tremblant d’indignation. Je conviens que vous n’auriez pu d’aucune autre façon m’exprimer si bien votre haine et votre mépris envers moi et envers nous tous. Non seulement vous n’aviez pas à craindre que vos confidences vous compromettent, mais vous n’avez même pas éprouvé de honte devant moi… Vous vous êtes montré semblable à ce fou au manteau. Vous ne m’avez pas considéré comme un homme.


– Vous avez deviné, mon jeune ami, dit-il, en se levant: vous avez tout deviné: ce n’est pas pour rien que vous êtes un écrivain. J’espère que nous nous séparons bons amis. Si nous buvions mutuellement à notre santé?


– Vous êtes ivre, et c’est la seule raison pour laquelle je ne vous réponds pas comme il conviendrait…


– Encore une réticence, vous n’avez pas achevé comme vous auriez dû me répondre, ha! ha! ha! Vous me permettez de payer votre écot?


– Ne prenez pas cette peine, je réglerai cela moi-même.


– J’en étais sûr! Nous faisons route ensemble?


– Non, je ne rentrerai pas avec vous.


– Adieu, mon poète. J’espère que vous m’avez compris.»


Il sortit d’un pas mal assuré, et sans se retourner vers moi. Son valet de pied l’installa dans sa calèche. La pluie tombait, la nuit était sombre…

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