QUATRIÈME PARTIE

I

Je ne décrirai pas mon exaspération. Quoiqu’on eût pu s’attendre à tout, j’étais impressionné comme s’il s’était brusquement présenté à moi dans toute sa laideur. D’ailleurs, je me souviens que mes impressions étaient confuses: je me sentais écrasé, meurtri, et une sombre angoisse m’étreignait le cœur: je tremblais pour Natacha. Je pressentais qu’elle aurait encore beaucoup à souffrir, et je cherchais avec inquiétude le moyen de le lui éviter, de lui adoucir les derniers instants avant le dénouement. Ce dénouement lui-même ne laissait aucun doute: il approchait et on savait de reste ce qu’il serait!


J’arrivai chez moi sans m’en apercevoir, malgré la pluie qui n’avait pas cessé. Il était près de trois heures. Avant que j’aie eu le temps de frapper à la porte de mon appartement, j’entendis un gémissement, et la porte s’ouvrit précipitamment, comme si Nelly était restée à m’attendre près du seuil. La bougie était allumée. Je regardai Nelly et fus effrayé: son visage était méconnaissable; ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux et avaient un regard étrange: on eût dit qu’elle ne me reconnaissait pas. Elle avait une forte fièvre.


«Nelly, qu’as-tu, tu es malade?» lui demandai-je en me penchant vers elle et en l’entourant de mon bras.


Elle se serra en tremblant contre moi, comme si elle avait peur, commença à dire quelque chose avec un débit haché et précipité; elle semblait m’avoir attendu pour me raconter cela plus vite. Ses paroles étaient incohérentes et étranges; je ne compris rien: elle avait le délire.


Je la conduisis immédiatement à son lit. Mais elle se rejetait sans cesse vers moi et s’agrippait fortement à moi comme si elle avait peur et me priait de la défendre contre quelqu’un; lorsqu’elle fut étendue sur son lit, elle continua à se cramponner à ma main et la tint serrée, craignant que je ne m’en aille à nouveau. J’étais si ébranlé nerveusement que je fondis en larmes en la regardant. J’étais moi-même malade. Lorsqu’elle aperçut mes larmes, elle attacha sur moi un regard fixe et prolongé, avec une attention tendue, comme si elle essayait de comprendre quelque chose et de réfléchir. On voyait que cela lui coûtait un grand effort. Enfin, quelque chose qui ressemblait à une pensée éclaira son visage après une violente crise d’épilepsie, elle restait habituellement quelque temps sans pouvoir rassembler ses esprits ni prononcer de paroles distinctes. C’était ce qui se produisait en ce moment: elle fit un effort extraordinaire pour me parler, puis, ayant deviné que je ne la comprenais pas, elle étendit vers moi sa petite main et commença à essuyer mes larmes, me passa son bras autour du cou, m’attira vers elle et m’embrassa.


C’était clair: elle avait eu une crise en mon absence et cela s’était produit au moment où elle se tenait près de la porte. La crise passée, elle était vraisemblablement restée longtemps sans pouvoir revenir à elle. À ces moments-là, le délire se mêle à la réalité, et des représentations effroyables, terrifiantes s’étaient sans doute offertes à elle. En même temps, elle sentait confusément que je devais revenir et que je frapperais à la porte, et c’est pourquoi, couchée sur le plancher, près du seuil, elle avait guetté mon retour et s’était levée au moment où j’allais frapper.


Mais pourquoi donc se trouvait-elle juste derrière la porte? songeai-je, et soudain, je remarquai avec étonnement qu’elle avait mis sa petite pelisse (je venais de la lui acheter à une vieille revendeuse de ma connaissance qui passait chez moi et qui me cédait parfois sa marchandise à crédit); elle se préparait donc à sortir et avait sans doute déjà ouvert la porte lorsque l’épilepsie l’avait brusquement terrassée. Où donc voulait-elle aller? Elle avait probablement déjà le délire?


Cependant, la fièvre persistait; elle retomba dans le délire et perdit à nouveau connaissance. Elle avait déjà eu deux crises depuis qu’elle habitait chez moi, mais cela s’était toujours bien terminé, tandis que maintenant elle semblait en proie à un accès de fièvre chaude. Je restai assis près d’une demi-heure à la veiller, puis je calai des chaises contre le divan et me couchai tout habillé à côté d’elle, afin de m’éveiller aussitôt qu’elle m’appellerait. Je n’éteignis pas la bougie. Je la regardai bien des fois encore avant de m’endormir. Elle était pâle; ses lèvres desséchées par la fièvre portaient des traces de sang, dues sans doute à sa chute. Son visage conservait une expression de terreur et reflétait une angoisse torturante qui semblait la poursuivre jusque dans son sommeil. Je résolus d’aller le lendemain à la première heure chercher le médecin, si elle allait plus mal. Je craignais qu’elle ne fût vraiment malade.


«C’est le prince qui l’a effrayée!» pensai-je en frémissant, et je me souvins de son récit sur la femme qui lui avait jeté son argent à la figure.

II

Quinze jours avaient passé. Nelly se rétablissait. Elle n’avait pas eu la fièvre chaude, mais elle avait été très malade. Elle s’était levée à la fin d’avril, par un jour clair et lumineux. C’était la Semaine Sainte.


Pauvre créature! Je ne puis poursuivre mon récit dans l’ordre. Il s’est écoulé beaucoup de temps jusqu’à cette minute où je note tout ce passé, mais aujourd’hui encore, c’est avec une tristesse poignante que je pense à son petit visage maigre et pâle, aux regards prolongés et insistants de ses yeux noirs, lorsque nous restions en tête-à-tête et qu’elle me regardait de son lit, longuement, comme pour m’inviter à deviner ce qu’elle avait dans l’esprit; mais, voyant que je ne devinais pas et que je restais dans la même incertitude, elle souriait doucement, comme pour elle-même, et me tendait soudain d’un geste tendre sa main brûlante aux doigts décharnés. Maintenant, tout cela est loin et je sais tout, mais je ne pénètre pas encore tous les secrets de ce cœur malade, offensé et à bout de souffrance.


Je sens que je m’écarte de mon récit, mais en ce moment je ne veux penser qu’à Nelly. Chose étrange, maintenant que je suis couché sur un lit d’hôpital, seul, abandonné de tous ceux que j’ai tant aimés, il arrive parfois qu’un petit détail de cette époque-là, demeuré inaperçu ou vite oublié, me revienne brusquement à la mémoire, et, envisagé isolément, revête soudain une tout autre signification et m’explique ce que je n’avais pu comprendre encore.


Les quatre premiers jours de sa maladie, le docteur et moi fûmes terriblement inquiets, mais le cinquième jour le docteur me prit à part et me dit qu’il n’y avait plus rien à craindre et qu’elle se rétablirait certainement. C’était ce même médecin que je connaissais depuis longtemps, vieux garçon, brave et original, que j’avais appelé lors de la première maladie de Nelly et qui l’avait tellement frappée avec la croix de Stanislas de dimensions extraordinaires qu’il portait au cou.


«Alors, il n’y a plus rien à craindre? m’écriai-je, tout joyeux.


– Non; cette fois, elle va se rétablir, mais elle n’en a pas pour longtemps.


– Comment? Pourquoi? m’exclamai-je, stupéfait de cet arrêt.


– Oui, elle va certainement mourir bientôt. Elle a un vice organique du cœur, et, à la moindre circonstance fâcheuse, elle s’alitera à nouveau. Peut-être qu’elle recouvrera la santé, mais elle retombera malade et elle finira par mourir.


– Et il n’y a absolument aucun moyen de la sauver? Non, c’est impossible!


– C’est pourtant ce qui doit arriver. Cependant, si on écartait tout incident fâcheux, avec une vie douce et tranquille, plus de satisfactions, on pourrait éloigner le terme, et il y a même des cas…, inattendus…, étranges…, anormaux…, en un mot, ma patiente peut même être sauvée, grâce à un concours de circonstances favorables, mais sauvée radicalement, jamais.


– Grand Dieu, mais que faire alors?


– Suivre mes conseils, mener une vie tranquille et prendre régulièrement les poudres. J’ai remarqué que cette enfant est capricieuse, sujette à des sautes d’humeur, et moqueuse même; elle déteste prendre régulièrement un remède, elle vient de refuser catégoriquement.


– Oui, docteur. Elle est réellement étrange, mais je mets tout cela au compte d’une irritation maladive. Hier, elle était très obéissante; tandis qu’aujourd’hui lorsque je lui ai apporté sa potion, elle a heurté la cuiller, comme par hasard, et tout s’est renversé. Et lorsque j’ai voulu délayer une autre cuillerée de poudre, elle m’a arraché la boîte des mains, l’a jetée par terre et a fondu en larmes. Ce n’est sans doute pas uniquement parce qu’on lui fait prendre des poudres, ajoutai-je après avoir réfléchi un instant.


– Hum! De l’irritation. Ses anciens malheurs (je lui avais raconté en détail une grande partie de l’histoire de Nelly et mon récit l’avait beaucoup impressionné), tout cela se tient et c’est de là que vient sa maladie. En attendant, le seul remède, c’est de prendre des poudres il faut donc qu’elle en prenne. Je vais essayer encore une fois de la convaincre d’écouter les conseils du médecin et…, c’est-à-dire en parlant en général…, de prendre des poudres.»


Nous sortîmes de la cuisine où avait eu lieu notre entretien et le docteur s’approcha de son lit. Mais Nelly semblait nous avoir entendus: du moins, elle avait levé la tête de dessus son oreiller et, tournée de notre côté, avait épié tout le temps ce que nous disions. Je l’avais remarqué par la porte entrouverte; lorsque nous vînmes vers elle, la petite coquine se fourra de nouveau sous ses couvertures, et nous regarda avec un sourire malicieux. La pauvre enfant avait beaucoup maigri pendant ces quatre jours de maladie: ses yeux s’étaient enfoncés, elle avait encore la fièvre. Son expression espiègle et ses regards brillants et agressifs qui étonnaient tellement le docteur (le meilleur de tous les Allemands de Pétersbourg) en paraissaient d’autant plus étranges.


Il lui expliqua sérieusement, d’une voix tendre et caressante qu’il s’efforçait d’adoucir le plus possible, que les poudres étaient nécessaires et salutaires, et que tous les malades devraient en prendre. Nelly relevait la tête lorsque soudain, d’un geste de la main absolument imprévu, elle heurta la cuiller et toute la potion se répandit sur le sol. J’étais convaincu qu’elle l’avait fait exprès.


«Voici une maladresse regrettable, dit tranquillement le petit vieux, et je soupçonne que vous l’avez fait exprès, ce qui n’est pas du tout louable. Mais…, on peut réparer cela, et délayer une autre poudre.»


Nelly lui rit au nez.


Le docteur hocha sentencieusement la tête.


«C’est très vilain, dit-il, en délayant une nouvelle poudre: ce n’est pas du tout louable.


– Ne vous fâchez pas, répondit Nelly, en faisant de vains efforts pour ne pas éclater de rire à nouveau: je vais la prendre sûrement… Mais est-ce que vous m’aimez?


– Si vous vous conduisez bien, je vous aimerai beaucoup.


– Beaucoup?


– Oui.


– Et maintenant, vous ne m’aimez pas?


– Si.


– Et vous m’embrasseriez, si j’en avais envie?


– Oui, si vous le méritez.


Pour le coup, Nelly n’y tint plus et éclata de rire encore une fois.


«Notre malade est gaie, mais ceci, ce n’est que nerfs et caprices, me chuchota le docteur de l’air le plus sérieux.


– C’est bon, je vais prendre ma poudre, cria brusquement Nelly de sa petite voix faible mais quand je serai grande, vous vous marierez avec moi?»


Cette nouvelle espièglerie l’amusait apparemment beaucoup; ses yeux étincelaient et le rire faisait trembler ses lèvres, tandis qu’elle attendait la réponse du docteur légèrement interloqué.


«Oui, répondit-il, en souriant malgré lui à ce nouveau caprice; oui, si vous voulez bien être bonne, bien élevée, obéissante et si vous voulez bien…


– Prendre des poudres? répliqua Nelly.


– Oh-oh! eh bien, oui, prendre vos poudres. Quelle bonne petite, me murmura-t-il, elle est bonne et intelligente, mais pourtant…, m’épouser…, quel drôle de caprice!»


Et il lui présenta sa potion. Mais cette fois, elle ne rusa même pas, elle donna simplement de la main un petit coup à la cuiller, et tout le liquide rejaillit sur la chemise et le visage du pauvre vieux. Nelly éclata de rire bruyamment, mais ce n’était plus un rire franc et joyeux. Une lueur cruelle, mauvaise, passa sur son visage. Pendant tout ce temps, elle évitait mon regard, ne regardait que le docteur et, d’un air moqueur qui laissait cependant percer une inquiétude, elle attendait ce qu’allait faire le «drôle» de petit vieux.


«Oh! encore… Quel malheur! Mais…, on peut délayer une autre poudre», dit le docteur, en essuyant de son mouchoir son visage et sa chemise.


Cela frappa beaucoup Nelly. Elle s’attendait à ce que nous nous mettions en colère, elle pensait qu’on allait la gronder, lui faire des reproches, peut-être le désirait-elle inconsciemment, afin d’avoir un prétexte pour pleurer, sangloter comme dans une crise d’hystérie, renverser encore le médicament comme tout à l’heure et même casser quelque chose, tout cela pour apaiser son petit cœur meurtri et capricieux. Il n’y a pas que Nelly, ni les malades qui aient des caprices de ce genre. Combien de fois ne m’est-il pas arrivé d’aller et venir dans ma chambre avec le désir inconscient que quelqu’un me fasse sur-le-champ un affront ou me dise une parole qui puisse être prise pour une injure, afin de pouvoir soulager mon cœur. Les femmes, lorsqu’elles «soulagent» ainsi leur cœur, commencent par répandre les larmes les plus sincères, et les plus sensibles vont même jusqu’à la crise d’hystérie. C’est un phénomène simple et extrêmement courant, et il se produit surtout lorsqu’on a au cœur un autre chagrin, souvent inconnu de tous et que l’on voudrait, mais que l’on ne peut, communiquer à personne.


Mais, soudain, frappée par la bonté angélique du vieillard qu’elle avait offensé, et la patience avec laquelle il délayait une troisième poudre, sans lui dire un seul mot de reproche, Nelly se calma. Son sourire moqueur disparut, le rouge lui monta au visage, ses yeux devinrent humides: elle me jeta un regard rapide et se détourna aussitôt. Le docteur lui apporta sa potion. Elle la but docilement, prit la main rouge et enflée du vieux et le regarda dans les yeux.


«Vous… êtes fâché, parce que je suis méchante», commença-t-elle, mais elle n’acheva pas; elle se cacha la tête sous sa couverture et éclata en sanglots bruyants et hystériques.


«Oh! mon enfant, ne pleurez pas…, ce n’est rien…, c’est nerveux; buvez un peu d’eau.»


Mais Nelly ne l’écoutait pas.


«Calmez-vous…, ne vous désolez pas, poursuivit-il, tout prêt à pleurer lui-même, car c’était un homme très sensible; je vous pardonne, et je vous épouserai si vous vous conduisez en honnête fille, et si…


– Vous prenez vos poudres», dit Nelly sous la couverture, et un rire que je connaissais bien, un rire nerveux et faible, semblable au son d’une clochette, entrecoupé de sanglots, se fit entendre.


«Bonne et reconnaissante enfant, dit d’un ton solennel le docteur qui avait presque les larmes aux yeux. Pauvre petite!»


À partir de ce moment, s’établit entre lui et Nelly une étrange sympathie. Avec moi, au contraire, Nelly se montrait de plus en plus hostile, nerveuse et irritable. Je ne savais à quoi l’attribuer, et m’en étonnais d’autant plus que ce changement s’était produit brusquement. Les premiers jours de sa maladie, elle avait été très tendre et très affectueuse envers moi; il semblait qu’elle ne pouvait se lasser de me voir: elle ne me laissait pas m’éloigner, elle tenait ma main dans sa main brûlante et me faisait asseoir à côté d’elle, et si elle remarquait que j’étais sombre ou inquiet, elle s’efforçait de m’égayer, plaisantait, jouait avec moi et me souriait, étouffant visiblement ses propres souffrances. Elle ne voulait pas que je travaille la nuit ou que je reste à la veiller et s’attristait de voir que je ne lui obéissais pas. Parfois, je lui voyais une mine soucieuse; elle commençait à me poser des questions pour me faire dire pourquoi j’étais triste, à quoi je pensais; mais, chose bizarre, quand j’en venais à Natacha, elle se taisait aussitôt ou commençait à parler d’autre chose. Elle semblait éviter de parler de Natacha, et ceci m’étonna. Lorsque j’arrivais, elle était tout heureuse. Mais lorsque je prenais mon chapeau, elle me suivait d’un regard triste, étrange, et comme chargé de reproche.


Le quatrième jour de sa maladie, je passai toute la soirée chez Natacha et j’y restai longtemps après minuit. Nous avions beaucoup de choses à nous dire. En partant, j’avais dit à ma malade que j’allais revenir bientôt, et j’y comptais moi-même. Bien que je fusse resté plus que je ne m’y attendais chez Natacha, j’étais tranquille sur le compte de Nelly: elle n’était pas seule. Alexandra Semionovna, ayant appris par Masloboiev, qui avait passé chez moi, que la petite était malade, que j’avais fort à faire et que j’étais seul, était venue la voir. Mon Dieu, comme la bonne Alexandra Semionovna s’était mise en peine!


«Alors il ne viendra pas dîner, ah! mon Dieu! Et il est seul, le pauvre! Eh bien, il faut lui montrer notre dévouement, il ne faut pas laisser passer l’occasion.»


Et elle était arrivée tout de suite en fiacre avec un énorme paquet. Elle m’avait annoncé d’emblée qu’elle s’installait chez moi et qu’elle était venue pour m’aider et avait défait son paquet. Il contenait des sirops, des confitures pour la malade, des poulets et une poule, pour le cas où Nelly entrerait en convalescence, des pommes à mettre au four, des oranges, des pâtes de fruits de Kiev (si le docteur le permettait) et enfin, du linge, des draps, des serviettes, des chemises, des bandes, des compresses, de quoi monter tout un hôpital.


«Nous avons de tout, me dit-elle, en prononçant chaque mot précipitamment, comme si elle se hâtait: et vous, vous vivez comme un vieux garçon. Vous n’avez pas tout cela. Aussi, permettez-moi…, d’ailleurs c’est Philippe Philippytch qui me l’a ordonné. Eh bien, maintenant…, vite, vite! Que faut-il faire? Comment va-t-elle? A-t-elle sa connaissance? Ah! elle n’est pas bien comme cela, il faut lui arranger son oreiller pour qu’elle ait la tête plus basse; dites, ne vaudrait-il pas mieux un coussin de cuir? C’est plus frais. Ah comme je suis bête! Je n’ai pas pensé à en apporter un. Je vais aller le chercher… Faut-il faire du feu? Je vous enverrai une bonne vieille que je connais. Car vous n’avez pas de servante… Mais que faut-il faire pour l’instant? Qu’est-ce que c’est que cela? Une herbe…, c’est le docteur qui l’a prescrite? Pour faire une infusion, sans doute? Je vais tout de suite allumer le feu.»


Mais je la calmai, et elle s’étonna et même se chagrina de voir qu’il n’y avait pas tant d’ouvrage. Cela ne la découragea pas, d’ailleurs. Elle se fit tout de suite une amie de Nelly et me rendit de grands services pendant toute sa maladie; elle venait nous voir presque chaque jour et arrivait toujours avec l’air de vouloir rattraper au plus vite quelque chose qui avait disparu. Elle disait chaque fois qu’elle venait sur l’ordre de Philippe Philippytch. Nelly lui plut beaucoup. Elles s’aimèrent comme deux sœurs et je crois qu’Alexandra Semionovna était à beaucoup d’égards aussi enfant que Nelly. Elle lui racontait des histoires, la faisait rire, et Nelly s’ennuyait lorsque Alexandra Semionovna s’en retournait chez elle. Sa première apparition avait étonné ma malade, mais elle avait deviné tout de suite pourquoi cette visiteuse imprévue était arrivée et, selon son habitude, avait pris une mine renfrognée et s’était cantonnée dans un silence hostile.


«Pourquoi est-elle venue? m’avait-elle demandé d’un air mécontent lorsque Alexandra Semionovna fut partie.


– Pour t’aider, Nelly, et te soigner.


– Pourquoi?… Je n’ai jamais rien fait pour elle.


– Les braves gens n’attendent pas qu’on fasse quelque chose pour eux, Nelly. Ils aiment rendre service à ceux qui en ont besoin. Rassure-toi il y a beaucoup de braves gens. Le malheur, c’est que tu ne les as pas rencontrés lorsqu’il aurait fallu.»


Nelly se tut; je m’éloignai. Mais au bout d’un quart d’heure, elle m’appela de sa voix faible, me demanda à boire et brusquement m’entoura de ses bras, appuya sa tête sur ma poitrine et me tint longtemps serré contre elle. Le lendemain, lorsque Alexandra Semionovna arriva, elle l’accueillit avec un sourire joyeux, mais elle semblait encore avoir honte devant elle.

III

C’est ce jour-là que je restai chez Natacha toute la soirée. Je rentrai tard. Nelly dormait. Alexandra Semionovna avait sommeil, elle aussi, mais elle m’attendait, assise auprès de la malade. Elle commença aussitôt à me raconter précipitamment à voix basse que Nelly avait été très gaie au début, qu’elle avait même beaucoup ri, mais qu’ensuite elle avait pris l’air triste et qu’en voyant que je ne revenais pas elle s’était tue et était devenue songeuse. Puis elle s’était plainte de maux de tête, s’était mise à pleurer et à sangloter, «tellement que je ne savais que faire, ajouta Alexandra Semionovna. Elle a commencé à me parler de Nathalia Nikolaievna, mais je n’ai rien pu lui dire; alors elle a cessé de me poser des questions, et tout le reste du temps elle a pleuré et à la fin s’est endormie. Allons, adieu, Ivan Petrovitch; je crois qu’elle va tout de même mieux, et il faut que je me sauve, Philippe Philippytch m’a dit de rentrer tôt. Je vous avouerai qu’il ne m’avait laissée sortir que pour deux heures, et je suis restée ici de moi-même. Mais cela ne fait rien, ne vous inquiétez pas pour moi; il n’osera pas se fâcher… À moins que… Ah, mon Dieu, mon cher Ivan Petrovitch, que puis-je faire? maintenant, il rentre toujours soûl! Il est très occupé, il ne me parle plus, il y a quelque chose qui l’ennuie, qui lui pèse sur l’esprit, je le vois bien; et, le soir, il est tout de même soûl… Et je me dis tout le temps s’il revient en ce moment, qui le fera coucher? Mais je m’en vais, je m’en vais, adieu. Adieu, Ivan Petrovitch. J’ai regardé vos livres: vous en avez beaucoup, et ça doit être des livres intelligents: et moi, sotte, qui n’ai jamais rien lu!… Allons, à demain…»


Mais, le lendemain, Nelly se réveilla triste et morose, elle me répondait à contrecœur. D’elle-même elle ne m’adressait pas la parole, comme si elle était fâchée contre moi. Je remarquai seulement certains regards qu’elle me jeta, presque à la dérobée; on y lisait une souffrance cachée, et en même temps une tendresse qu’elle ne laissait pas voir lorsqu’elle me regardait en face. C’est ce jour-là que se produisit la scène avec le docteur; je ne savais que penser.


Mais Nelly changea définitivement à mon égard. Ses bizarreries, ses caprices, parfois même sa haine envers moi se prolongèrent jusqu’au jour où elle cessa de vivre avec moi, jusqu’à la catastrophe qui dénoua tout notre roman. Mais nous y viendrons plus tard.


Parfois, d’ailleurs, elle redevenait tendre avec moi pour une heure ou deux. Elle semblait alors vouloir redoubler de caresses; le plus souvent elle pleurait amèrement. Mais ces heures passaient vite, elle retombait dans sa mélancolie et me regardait à nouveau d’un air hostile. Ou lorsqu’elle s’apercevait qu’une de ses nouvelles espiègleries me déplaisait, elle se mettait à rire et cela finissait presque toujours par des larmes.


Elle se disputa même une fois avec Alexandra Semionovna, lui dit qu’elle ne voulait rien d’elle. Et lorsque je me mis à lui faire des reproches en présence d’Alexandra Semionovna, elle se mit en colère et me répondit avec brusquerie; elle semblait déborder de rancune; puis, brusquement, elle se tut et resta près de deux jours sans m’adresser la parole, ne voulant ni prendre sa potion, ni boire, ni manger; seul, le vieux médecin sut la convaincre et la ramener à de meilleurs sentiments.


J’ai déjà dit qu’entre le docteur et elle, depuis le jour où il lui avait donné son remède, s’était établie une curieuse sympathie. Nelly l’avait pris en grande affection et l’accueillait toujours avec un sourire radieux, comme si elle n’avait pas eu une ombre de tristesse avant son arrivée. De son côté, le petit vieux s’était mis à venir chaque jour, parfois même deux fois par jour, même lorsque Nelly commença à marcher et à se rétablir complètement, et elle l’avait si bien ensorcelé qu’il ne pouvait rester une journée sans entendre son rire et ses plaisanteries, souvent très amusantes. Il lui apporta des livres d’images, toujours d’un caractère édifiant. Il y en eut un qu’il acheta exprès pour elle. Plus tard, il lui apporta des douceurs, de jolies boîtes de bonbons. Ces fois-là, il entrait habituellement avec un air solennel, comme si cela avait été son jour de fête, et Nelly devinait tout de suite qu’il apportait un cadeau. Mais il ne montrait pas son présent, il riait d’un air malin, s’asseyait à côté de Nelly et insinuait que lorsqu’une jeune fille savait bien se conduire et mériter l’estime en son absence, elle avait droit à une belle récompense. En disant cela, il la regardait d’un air si simplet et si bon que Nelly, tout en riant de lui de bon cœur, laissait voir dans son regard rasséréné un attachement tendre et sincère. Enfin, le vieux se levait d’un air solennel, sortait la boîte de bonbons et ajoutait invariablement en la remettant à Nelly: «Pour mon aimable et future épouse.» À ce moment-là, il était certainement plus heureux encore que Nelly.


Ils se mettaient ensuite à causer; chaque fois, il l’exhortait sérieusement et avec éloquence à prendre soin de sa santé et il lui donnait des conseils de praticien.


«Il faut avant tout veiller sur sa santé, disait-il d’un ton dogmatique: tout d’abord, et surtout, pour rester en vie, et ensuite pour être toujours en bonne santé et atteindre ainsi le bonheur. Si vous avez des chagrins, ma chère enfant, oubliez-les, ou, mieux encore, essayez de ne pas y penser. Si vous n’en avez pas…, n’y pensez pas non plus, et tâchez de penser à ce qui vous fait plaisir…, à des choses gaies, distrayantes.


– Mais penser à quoi?» lui demandait Nelly.


Le docteur restait alors pantois.


«Eh bien…, à un jeu innocent, qui convienne à votre âge…, ou à quelque chose de ce genre…


– Je ne veux pas jouer, je n’aime pas cela, disait Nelly. J’aime mieux les robes neuves.


– Les robes neuves! Hum! ce n’est déjà plus aussi bien. Il faut savoir se contenter d’une condition modeste. Et, d’ailleurs…, peut-être… qu’on peut aimer aussi des robes neuves.


– Est-ce que vous me ferez faire beaucoup de robes, lorsque je serai mariée avec vous?


– Quelle idée!» dit le docteur, et involontairement il fronçait les sourcils. Nelly souriait d’un air fripon et une fois même, s’oubliant, elle me regarda en souriant. «Et, du reste…, je vous ferai faire une robe si vous le méritez par votre conduite, poursuivit le docteur.


– Est-ce qu’il faudra que je prenne des poudres tous les jours, lorsque je serai mariée avec vous?


– Peut-être que non, pas toujours», et le docteur se mettait à sourire.


Nelly interrompait l’entretien par un éclat de rire. Le vieillard riait lui aussi, en la regardant avec affection.


«Quel esprit enjoué! me dit-il en se tournant vers moi. Mais il lui reste encore une humeur capricieuse et fantasque et de l’irritabilité.»


Il avait raison. Je ne savais décidément pas ce qui lui était arrivé. Elle semblait ne plus vouloir me parler, comme si je m’étais rendu coupable envers elle. Cela m’était très pénible. Je prenais moi-même un air renfrogné et de tout un jour je ne lui adressai pas la parole, mais le lendemain j’en eus honte. Elle pleurait souvent et je ne savais absolument pas comment la consoler. D’ailleurs, un jour elle rompit son silence.


J’étais rentré juste avant le crépuscule, et je l’avais vue cacher rapidement un livre sous son oreiller. C’était mon roman qu’elle avait pris sur la table et qu’elle lisait en mon absence. Pourquoi donc me le cacher, comme si elle avait honte? pensai-je, mais je fis mine de n’avoir rien remarqué. Au bout d’un quart d’heure, je me rendis à la cuisine pour une minute: elle sauta rapidement de son lit et remit le roman à sa place; lorsque je revins, je l’aperçus sur la table. Un instant après, elle m’appela; sa voix trahissait une certaine émotion. Cela faisait déjà quatre jours qu’elle ne me parlait presque plus.


«Vous… irez aujourd’hui chez Natacha? me demanda-t-elle d’une voix saccadée.


– Oui, Nelly, j’ai absolument besoin de la voir aujourd’hui.


– Vous… l’aimez… beaucoup? demanda-t-elle encore d’une voix faible.


– Oui, Nelly, beaucoup.


– Moi aussi, je l’aime», ajouta-t-elle à voix basse.


Puis ce fut de nouveau le silence.


«Je veux aller la voir et vivre avec elle, reprit Nelly en me jetant un regard humide.


– C’est impossible, Nelly, répondis-je assez étonné. Est-ce que tu n’es pas bien chez moi?


– Pourquoi donc est-ce impossible?» Et elle devint toute rouge: «Vous me conseillez bien d’aller chez son père; mais moi je ne veux pas y aller. Est-ce qu’elle a une servante?


– Oui.


– Eh bien, alors, elle la renverra, et c’est moi qui la servirai. Je ferai tout pour elle et je n’accepterai pas qu’elle me paie; je l’aimerai et je lui ferai la cuisine. Dites-le lui aujourd’hui.


– Mais pourquoi, quelle idée, Nelly! et quelle opinion as-tu d’elle? Crois-tu qu’elle accepterait de te prendre comme cuisinière? Si elle te prenait, ce serait comme son égale, comme sa petite sœur.


– Non, je ne veux pas qu’elle me prenne comme son égale… Ça, non…


– Pourquoi donc?»


Nelly se taisait. Un tremblement agitait ses lèvres; elle avait envie de pleurer.


«Mais celui qu’elle aime maintenant va s’en aller et la laisser seule?» demanda-t-elle enfin.


Je fus stupéfait.


«Comment sais-tu cela, Nelly?


– C’est vous-même qui me l’avez dit et, avant-hier matin, quand le mari d’Alexandra Semionovna est venu, je le lui ai demandé et il m’a tout raconté.


– Masloboiev est venu ici un matin?


– Oui, répondit-elle en baissant les yeux.


– Pourquoi ne me l’as-tu pas dit?


– Parce que…»


Je réfléchis une minute. Dieu sait pourquoi Masloboiev rôdait ainsi avec ses airs mystérieux. Sur quelle piste était-il? Il aurait fallu que je le voie.


«Mais qu’est-ce que cela peut te faire qu’il la quitte, Nelly?


– Vous l’aimez beaucoup, n’est-ce pas? me répondit Nelly, sans lever les yeux sur moi. Si vous l’aimez, vous l’épouserez, quand l’autre sera parti.


– Non, Nelly, elle ne m’aime pas comme je l’aime et je… Non, cela ne se fera pas, Nelly.


– Je vous servirais tous les deux, et vous seriez heureux», me dit-elle presque à voix basse, sans me regarder.


«Qu’est-ce qu’elle a, qu’est-ce qu’elle a?» me dis-je tout bouleversé. Nelly s’était tue et ne dit plus un mot. Mais lorsque je sortis, elle fondit en larmes, pleura toute la soirée, ainsi que me le dit Alexandra Semionovna, et s’endormit tout en larmes. Même la nuit, en dormant, elle pleurait et parlait dans son délire.


À partir de ce jour, elle fut encore plus sombre et plus silencieuse et elle ne me parla plus du tout. Il est vrai que je saisis deux ou trois regards qu’elle me jeta à la dérobée, pleins de tendresse Mais cela passait avec le moment qui avait provoqué cette tendresse et, comme pour résister à cet élan, Nelly, presque d’heure en heure, devenait plus morose, même avec le médecin qui s’étonnait de ce changement. Cependant, elle était presque rétablie et le docteur lui permit enfin d’aller se promener au grand air, mais pour de courts instants. Le temps était clair et chaud. C’était la Semaine Sainte, qui se trouvait très tard cette année-là; je sortis un matin: il me fallait absolument aller chez Natacha, mais je m’étais promis de rentrer tôt afin de prendre Nelly et d’aller faire une promenade avec elle; jusque-là, je la laissai seule.


Je ne saurais exprimer le coup qui m’attendait à la maison. Je m’étais hâté. En arrivant, je vois que la clé est à l’extérieur. J’entre: personne. Je me sentis défaillir. Je regarde: sur la table, il y avait un papier, avec une inscription au crayon, d’une grosse écriture inégale:


«Je suis partie de chez vous et je ne reviendrai plus jamais. Mais je vous aime beaucoup.


«Votre fidèle


NELLY.»


Je poussai un cri d’effroi et me précipitai hors de mon appartement.

IV

Je n’étais pas encore sorti dans la rue et je n’avais pas eu le temps de réfléchir à ce que j’allais faire que soudain j’aperçus un drojki qui s’arrêtait devant la porte de la maison: Alexandra Semionovna en sortit, tenant Nelly par la main. Elle la serrait bien fort, comme si elle avait peur qu’elle ne s’enfuît une seconde fois. Je me jetai vers elles.


«Nelly, que t’arrive-t-il? m’écriai-je: où es-tu allée, pourquoi?


– Attendez, ne vous pressez pas; montons chez vous, vous saurez tout, dit Alexandra Semionovna; ce que j’ai à vous raconter, Ivan Petrovitch, me murmura-t-elle hâtivement en chemin, c’est à ne pas y croire!… Allons, vous allez savoir tout de suite.»


On voyait sur son visage qu’elle apportait des nouvelles extrêmement importantes.


«Va te coucher un instant, Nelly, dit-elle lorsque nous fûmes entrés dans la chambre: tu es fatiguée; ce n’est pas rien que de faire une telle course; et après ta maladie, c’est épuisant; va te coucher, ma chérie. Nous allons nous en aller pour ne pas la déranger, elle va s’endormir.» Et elle me désigna la cuisine d’un clin d’œil.


Mais Nelly ne se coucha pas: elle s’assit sur le divan et se couvrit le visage de ses mains.


Nous sortîmes et Alexandra Semionovna me mit hâtivement au courant de l’affaire. Je sus plus de détails après. Voici ce qui s’était passé:


Après être partie de chez moi, deux heures environ avant mon retour, me laissant son billet, Nelly avait tout d’abord couru chez le vieux docteur. Elle s’était procuré son adresse auparavant. Le docteur me raconta qu’il avait failli s’évanouir lorsqu’il avait vu Nelly chez lui et que pendant tout le temps qu’elle était restée, «il n’en croyait pas ses yeux». Même aujourd’hui, je ne le crois pas, ajouta-t-il en conclusion, et je ne le croirai jamais. Et cependant Nelly était réellement allée chez lui. Il était assis tranquillement dans son cabinet, dans son fauteuil, en robe de chambre, et il prenait son café, lorsqu’elle était entrée en courant et, avant qu’il ait eu le temps de se ressaisir, s’était jetée à son cou. Elle pleurait, le serrait dans ses bras, l’embrassait, lui baisait les mains, le priant instamment, avec des mots sans suite, de la prendre chez lui; elle disait qu’elle ne voulait plus et ne pouvait plus vivre chez moi, que c’était pour cela qu’elle était partie; qu’elle s’y sentait mal à son aise; qu’elle ne se moquerait plus de lui et ne lui parlerait plus de robes neuves, et qu’elle se conduirait bien, apprendrait à lui laver et à lui repasser ses chemises» (elle avait sans doute composé tout son discours en chemin, et même peut-être avant) et qu’enfin elle serait obéissante, et chaque jour s’il le fallait prendrait les poudres qu’il voudrait. Que si elle avait dit qu’elle voulait se marier avec lui, c’était pour plaisanter, qu’elle n’y pensait même pas. Le vieil Allemand était tellement abasourdi qu’il était resté tout le temps bouche bée, tenant en l’air son cigare qu’il avait laissé s’éteindre.


«Mademoiselle, avait-il dit, enfin, retrouvant tant bien que mal l’usage de sa langue, mademoiselle, autant que j’ai pu vous comprendre, vous me demandez de vous prendre chez moi. Mais c’est impossible! Vous le voyez, je vis très à l’étroit et j’ai de maigres revenus… Et enfin, brusquement ainsi sans réfléchir… C’est affreux! Enfin, d’après ce que je vois, vous vous êtes enfuie de chez vous. C’est tout à fait blâmable et impossible… Et puis je vous ai seulement permis de vous promener un petit moment, quand il ferait beau, sous la surveillance de votre bienfaiteur, et vous quittez votre bienfaiteur et vous courez chez moi, alors que vous devriez veiller sur votre santé et… et… prendre votre potion… Enfin…, enfin…, je n’y comprends rien…»


Nelly ne l’avait pas laissé achever. Elle s’était remise à pleurer, l’avait à nouveau supplié, mais rien n’y avait fait. Le vieux était de plus en plus stupéfait et comprenait de moins en moins. Finalement, Nelly l’avait quitté en criant: Ah! mon Dieu!» et s’était enfuie hors de la chambre. «J’ai été malade toute la journée, ajouta le docteur, en achevant son récit, et j’ai dû prendre une décoction pour dormir…»


Nelly avait alors couru chez les Masloboiev. Elle s’était munie aussi de leur adresse et les trouva, quoique non sans peine. Masloboiev était chez lui. Alexandra Semionovna leva les bras au ciel lorsque Nelly les pria de la prendre chez eux. On lui demanda pourquoi elle avait eu cette idée et si elle n’était pas bien chez moi. Nelly n’avait rien répondu et s’était jetée en sanglotant sur une chaise. «Elle pleurait tellement, tellement, me dit Alexandra Semionovna, que j’ai cru qu’elle allait en mourir.» Nelly les supplia de la prendre au besoin comme femme de chambre ou comme cuisinière; elle dit qu’elle balayerait les planchers, apprendrait à laver le linge. (Elle fondait sur ce blanchissage du linge des espérances particulières et estimait que c’était la façon la plus séduisante d’engager les gens à la prendre.) Alexandra Semionovna voulait la garder jusqu’à plus ample éclaircissement, et me le faire savoir. Mais Philippe Philippytch s’y était opposé formellement et avait ordonné aussitôt qu’on reconduisit la fugitive chez moi. En chemin, Alexandra Semionovna l’avait prise dans ses bras et embrassée, et Nelly s’était remise à pleurer encore plus fort. En la regardant, Alexandra Semionovna avait fondu elle aussi en larmes. De sorte qu’elles n’avaient fait toutes deux que pleurer pendant tout le chemin.


«Mais pourquoi donc, pourquoi donc ne veux-tu plus vivre chez lui? Est-ce qu’il te maltraite? lui avait demandé Alexandra Semionovna, tout en larmes.


– Non…


– Alors, pourquoi?


– Parce que… je ne veux pas vivre chez lui…, je ne peux pas…, je suis toujours si méchante avec lui…, et lui, il est bon…, chez vous, je ne serai pas méchante, je travaillerai, dit-elle en sanglotant comme dans une crise d’hystérie.


– Mais pourquoi es-tu si méchante avec lui, Nelly?


– Parce que…


– Et je n’ai pu tirer d’elle que ce «parce que», conclut Alexandra Semionovna, en essuyant ses larmes. Pourquoi est-elle si malheureuse? C’est peut-être sa maladie? Qu’en pensez-vous, Ivan Petrovitch?»


Nous rentrâmes. Nelly était étendue, le visage enfoui dans les oreillers, et pleurait. Je me mis à genoux devant elle, lui pris les mains et commençai à les baiser. Elle me retira ses mains et sanglota encore plus fort. Je ne savais que dire. À ce moment, le vieil Ikhméniev entra.


«Bonjour, Ivan. Je viens te voir pour affaire», me dit-il en nous regardant tous deux, étonné de me voir à genoux. Le vieux avait été malade tous ces derniers temps. Il était pâle et maigre, mais, comme pour narguer quelqu’un, il dédaignait son mal et refusait d’écouter les exhortations d’Anna Andréievna: il se levait et continuait à vaquer à ses affaires.


«Adieu, à bientôt, me dit Alexandra Semionovna, en regardant le vieillard avec insistance. Philippe Philippytch m’a recommandé de rentrer le plus tôt possible. Nous avons à faire. Mais je viendrai ce soir, je resterai une heure ou deux.


– Qui est-ce?» me dit le vieux à voix basse, en pensant visiblement à autre chose. Je le lui expliquai.


«Hum! je suis venu au sujet d’une affaire, Ivan…»


Je savais de quelle affaire il s’agissait, et j’attendais sa visite. Il venait nous parler à Nelly et à moi et voulait me la redemander. Anna Andréievna avait enfin consenti à prendre l’orpheline chez elle. C’était le résultat de nos conversations secrètes: j’avais convaincu Anna Andréievna et lui avais dit que la vue de l’orpheline, dont la mère avait été elle aussi maudite par son père, pouvait, peut-être, ramener le cœur du vieux à d’autres sentiments. Je lui avais si clairement exposé mon plan que maintenant c’était elle qui pressait son mari de prendre l’enfant. Le vieillard se mit à l’œuvre avec empressement il voulait tout d’abord plaire à son Anna Andréievna, et il avait son idée… Mais j’y reviendrai plus en détail…


J’ai déjà dit que, dès la première visite du vieux, Nelly avait éprouvé de l’aversion pour lui. Je remarquai par la suite qu’une sorte de haine même se faisait voir sur son visage lorsqu’on prononçait devant elle le nom d’Ikhméniev. Le vieux entra tout de suite dans le sujet, sans préambule. Il alla droit à Nelly, qui était toujours couchée, cachant son visage dans les oreillers, lui prit la main et lui demanda si elle voulait bien venir vivre chez lui et lui tenir lieu de fille.


«J’avais une fille, et je l’aimais plus que moi-même, conclut le vieillard, mais maintenant elle ne vit plus avec moi. Elle est morte. Veux-tu prendre sa place dans ma maison et… dans mon cœur?»


Et dans ses yeux secs et enflammés par la fièvre une larme apparut.


«Non, je ne veux pas, répondit Nelly, sans relever la tête.


– Pourquoi, mon enfant? Tu n’as personne. Ivan ne peut te garder éternellement chez lui, et chez moi tu seras en famille.


– Je ne veux pas, parce que vous êtes méchant. Oui, méchant, méchant ajouta-t-elle en levant la tête et en s’asseyant sur le lit, face au vieillard. Moi aussi, je suis méchante, plus méchante que tout le monde, et pourtant vous êtes encore plus méchant que moi!…»


En disant ceci, Nelly devint blême, et ses yeux se mirent à étinceler; ses lèvres tremblantes pâlirent et grimacèrent sous l’afflux d’une sensation violente. Le vieillard la regardait, embarrassé.


«Oui, plus méchant que moi, car vous ne voulez pas pardonner à votre fille; vous voulez l’oublier complètement et prendre un autre enfant; est-ce qu’on peut oublier son enfant? Est-ce que vous m’aimerez? Dès que vous me regarderez, vous vous rappellerez que je suis une étrangère, que vous aviez une fille que vous avez voulu oublier parce que vous êtes un homme cruel. Et je ne veux pas vivre chez des gens cruels, je ne veux pas, je ne veux pas!…» Nelly devint pourpre et me jeta un regard rapide. «C’est après-demain Pâques tous les gens s’embrassent, se réconcilient, se pardonnent… Je le sais… Il n’y a que vous…, vous seul! Vous êtes cruel! Allez-vous en!»


Elle était tout en larmes. Elle avait sans doute composé ce discours longtemps avant et l’avait retenu, pour le cas où le vieillard l’inviterait encore une fois à venir chez lui. Ikhméniev était impressionné; il avait pâli. Une expression douloureuse se lisait sur son visage.


«Et pourquoi, pourquoi tout le monde s’inquiète-t-il ainsi de moi? Je ne veux pas, je ne veux pas, s’écria soudain Nelly dans un accès de fureur; j’irai demander l’aumône!


– Nelly, qu’est-ce que tu as? Nelly, mon enfant! m’écriai-je involontairement, mais mon exclamation ne fit que verser de l’huile sur le feu.


– Oui, j’aime mieux aller dans les rues et demander l’aumône, et je ne resterai pas ici, criait-elle en sanglotant. Ma mère aussi mendiait, et quand elle est morte, elle m’a dit: «Reste pauvre, et va plutôt mendier que…» Ce n’est pas une honte de demander l’aumône; je ne demande pas à un seul, mais à tout le monde, et, tout le monde, ce n’est personne; demander à un seul, c’est honteux, mais à tous non; c’est ce qu’une mendiante m’a dit; je suis petite, je n’ai rien d’autre. Et je demanderai à tout le monde; je ne veux pas, je ne veux pas, je suis méchante, plus méchante que tout le monde: voilà comme je suis méchante!»


Et Nelly saisit brusquement une tasse sur la table et la jeta par terre.


«Elle est cassée maintenant! dit-elle en me regardant d’un air de défi triomphant. Il n’y a que deux tasses, ajouta-t-elle, et je casserai aussi l’autre… Alors dans quoi boirez-vous votre thé?»


Elle était comme possédée et semblait trouver une jouissance dans cet accès de rage: on eût dit qu’elle sentait que c’était mal, honteux, mais qu’en même temps elle s’incitait elle-même à commettre quelque nouvelle incartade.


«Elle est malade, Vania, me dit le vieux; ou bien…, ou bien je ne comprends pas quelle enfant c’est là. Adieu!»


Il prit sa casquette et me serra la main. Il était très abattu; Nelly l’avait horriblement blessé, j’étais révolté.


«Comment n’as-tu pas eu pitié de lui, Nelly! m’écriai-je, lorsque nous fûmes seuls. Tu n’as pas honte? Non, tu n’es pas bonne, tu es vraiment méchante!» Et comme j’étais, nu-tête, je courus après le vieux. Je voulais le raccompagner jusqu’à la porte de la maison et lui dire quelques mots de consolation. En descendant précipitamment l’escalier, je crus voir encore devant moi le visage de Nelly, livide sous mes reproches.


J’eus bientôt rattrapé mon vieil ami.


«La pauvre enfant se sent outragée, elle a ses chagrins à elle, crois-moi, Ivan, et moi qui commençais à lui conter mes malheurs! me dit-il avec un sourire amer. J’ai rouvert sa blessure. On dit que celui qui a la panse pleine n’a pas d’oreille pour l’affamé; j’ajouterai que l’affamé lui-même ne comprend pas toujours l’affamé. Allons, adieu!»


Je voulais lui parler d’autre chose; mais il fit de la main un geste découragé.


«Inutile de chercher à me consoler; veille plutôt à ce qu’elle ne se sauve pas de chez toi: elle en a tout l’air, ajouta-t-il avec une sorte d’irritation et il s’éloigna d’un pas rapide en balançant les bras et en frappant le trottoir de sa canne. Il ne pensait pas qu’il se montrait bon prophète.»


Qu’advint-il de moi lorsqu’en rentrant, à mon épouvante, je trouvai à nouveau la chambre vide! Je me précipitai dans l’entrée, cherchai Nelly dans l’escalier, l’appelai; je frappai même chez les voisins, demandant si on l’avait vue; je ne pouvais, ne voulais pas croire qu’elle se fût de nouveau enfuie. Et comment avait-elle pu? La maison n’avait qu’une seule porte; elle aurait dû passer devant nous, pendant que je parlais avec le vieux. Mais bientôt, à mon grand chagrin, je réfléchis qu’elle avait pu se cacher d’abord dans l’escalier, guetter le moment où je remonterais et se sauver; de cette façon, personne n’avait pu la voir. En tout cas, elle n’avait pu aller loin.


Horriblement inquiet, je partis de nouveau à sa recherche, laissant à tout hasard la porte ouverte.


Je me rendis tout d’abord chez les Masloboiev. Je ne les trouvai ni l’un ni l’autre chez eux. Je leur laissai un billet dans lequel je les informais de mon nouveau malheur, les priant, si Nelly venait, de me le faire savoir aussitôt: puis j’allai chez le docteur: il n’était pas là non plus et sa servante me dit qu’il n’avait eu d’autre visite que celle de tout à l’heure. Que faire? J’allai chez la Boubnova et appris par la femme du fabricant de cercueils que la logeuse était au poste depuis hier, et qu’on n’avait pas revu Nelly DEPUIS L’AUTRE JOUR. Fatigué, épuisé, je courus à nouveau chez les Masloboiev: même réponse, personne n’était venu, et eux-mêmes n’étaient pas encore rentrés. Mon billet était toujours sur la table. Je ne savais plus que devenir.


Dans une angoisse mortelle, je repris le chemin de la maison tard dans la soirée. Il me fallait encore aller chez Natacha; elle m’avait fait appeler dès le matin. Je n’avais rien mangé de la journée; la pensée de Nelly me torturait.


«Qu’est-ce que cela veut dire? songeai-je. Est-ce là une conséquence étrange de sa maladie? Est-elle folle ou en train de le devenir? Mais, mon Dieu, où est-elle maintenant, où la trouver?» À peine avais-je poussé cette exclamation que je l’aperçus soudain, à quelques pas de moi, sur le pont V… Elle se tenait près d’un réverbère et ne m’avait pas aperçu. Je voulus courir vers elle, mais m’immobilisai: «Qu’est-ce qu’elle fait donc ici?» me dis-je, étonné, et sûr de ne plus la perdre, je décidai d’attendre et de l’observer. Dix minutes s’écoulèrent; elle était toujours là, regardant les passants. Enfin, un petit vieillard bien mis se montra, et Nelly s’approcha de lui; sans s’arrêter, il sortit quelque chose de sa poche et le lui tendit. Elle s’inclina pour le remercier. Je ne peux exprimer ce que je ressentis en cet instant. Mon cœur se serra douloureusement; il me semblait que quelque chose qui m’était cher, que j’aimais, que j’avais choyé et caressé, se trouvait en cet instant souillé, déshonoré mais en même temps des larmes me vinrent.


Oui, je pleurais sur ma pauvre Nelly, quoique au même moment je ressentisse une indignation insurmontable; elle ne mendiait pas par nécessité; elle n’avait pas été jetée à la rue, ni abandonnée, elle ne s’était pas enfuie de chez de cruels oppresseurs, mais de chez ses amis, qui l’aimaient et la gâtaient. On eût dit qu’elle voulait étonner ou effrayer par ses exploits; elle semblait braver quelqu’un. Mais quelque chose de mystérieux mûrissait dans son âme… Oui, le vieux avait raison; elle était offensée, sa blessure ne pouvait se cicatriser, et elle s’efforçait de la rouvrir par ces agissements secrets, par cette défiance envers nous tous; elle se délectait de cette douleur, de cet ÉGOÏSME DE LA SOUFFRANCE, si l’on peut s’exprimer ainsi. Je comprenais ce besoin d’envenimer sa souffrance et cette délectation: c’était celle de beaucoup d’humiliés et offensés, opprimés par le sort et conscients de son injustice. Mais de quelle injustice de notre part Nelly avait-elle à se plaindre? On eût dit qu’elle voulait nous surprendre et nous effrayer par ses hauts faits, ses caprices et ses incartades étranges, par ostentation… Mais ce n’était pas cela! En ce moment, elle était seule, aucun d’entre nous ne la voyait demander l’aumône. Il était impossible qu’elle y trouvât du plaisir! Pourquoi demander l’aumône, pourquoi avait-elle besoin d’argent?


Lorsqu’elle eut reçu cette obole, elle quitta le pont et s’approcha des fenêtres vivement éclairées d’un magasin. Là, elle commença à faire le compte de son butin; je me tenais à dix pas de là. Elle avait déjà une certaine somme dans la main. On voyait qu’elle avait mendié depuis le matin. Elle referma sa main, traversa la rue et entra dans une boutique. Je m’approchai aussitôt de la porte grande ouverte et regardai ce qu’elle allait faire.


Je la vis poser son argent sur le comptoir, et on lui donna une tasse, une simple tasse à thé, tout à fait semblable à celle qu’elle avait cassée pour nous montrer à Ikhméniev et à moi combien elle était méchante. Cette tasse coûtait sans doute dans les quinze kopeks, et même peut-être moins. Le marchand la lui enveloppa dans un papier, l’entoura d’une ficelle et la remit à Nelly, qui sortit précipitamment de la boutique d’un air tout content.


«Nelly! criai-je lorsqu’elle fut arrivée à ma hauteur: Nelly!»


Elle tressaillit, me regarda, la tasse lui échappa des mains, tomba sur le pavé et se brisa. Nelly était pâle; mais lorsqu’elle m’eut regardé et se fut convaincue que j’avais tout vu et que je savais tout, elle rougit subitement; cette rougeur décelait une honte intolérable et torturante. Je la pris par la main et l’emmenai à la maison; ce n’était pas loin. En chemin, nous ne prononçâmes pas un mot. Une fois arrivé chez moi, je m’assis; Nelly restait debout devant moi, pensive et troublée; son visage avait repris sa pâleur et elle baissait les yeux. Elle ne pouvait pas me regarder.


«Nelly, tu demandais l’aumône?


– Oui, dit-elle tout bas en baissant les yeux encore davantage.


– Tu voulais amasser de quoi racheter une tasse comme celle que tu as cassée tout à l’heure?


– Oui…


– Mais t’ai-je fait des reproches, t’ai-je grondée? Ne vois-tu pas combien de méchanceté, de méchanceté vaniteuse il y a dans ton acte? Est-ce bien cela? Tu n’as pas honte? Est-ce que…


– Si, j’ai honte, murmura-t-elle d’une voix à peine perceptible, et une petite larme roula sur sa joue.


– Tu as honte, répétai-je après elle: Nelly, ma chère enfant, je suis coupable envers toi, pardonne-moi et faisons la paix.»


Elle me regarda; les larmes jaillirent de ses yeux et elle se jeta sur ma poitrine.


À ce moment, Alexandra Semionovna entra en coup de vent.


«Comment! Elle est rentrée? De nouveau? Ah! Nelly, Nelly, qu’est-ce qui t’arrive? Enfin, c’est bien du moins que tu sois rentrée… Où l’avez-vous trouvée, Ivan Petrovitch?»


Je fis un clin d’œil à Alexandra Semionovna afin qu’elle ne me posât plus de questions, et elle me comprit. Je dis tendrement adieu à Nelly qui pleurait toujours amèrement, et priai la bonne Alexandra Semionovna de rester avec elle jusqu’à mon retour; puis je courus chez Natacha; j’étais en retard et je me dépêchai.


C’était ce soir-là que se décidait notre sort: nous avions beaucoup de choses à nous dire, Natacha et moi, mais je lui glissai tout de même un mot sur Nelly et lui racontai en détail tout ce qui était arrivé. Mon récit intéressa beaucoup Natacha et même l’impressionna.


«Sais-tu, Vania, me dit-elle après avoir réfléchi un instant. Je crois qu’elle t’aime.


– Quoi? Comment? lui demandai-je étonné.


– Oui, c’est un commencement d’amour, d’amour de femme…


– Que dis-tu, Natacha, tu rêves! Mais c’est une enfant!


– Qui aura bientôt quatorze ans. Cette exaspération vient de ce que tu ne comprends pas son amour et de ce que, peut-être, elle ne se comprend pas elle-même; si son irritation est puérile à beaucoup d’égards, elle n’en est pas moins sérieuse et cruelle. Surtout, elle est jalouse de moi. Tu m’aimes tellement que, même à la maison, tu ne t’inquiètes et tu ne parles sans doute que de moi et tu fais peu attention à elle. Elle l’a remarqué et cela l’a blessée. Elle veut peut-être te parler, elle éprouve peut-être le besoin de t’ouvrir son cœur, mais elle ne sait pas, elle a honte, elle ne se comprend pas elle-même, elle attend une occasion, et toi, au lieu de hâter ce moment, tu t’éloignes, tu te sauves pour venir me voir; même lorsqu’elle était malade, tu l’as laissée seule des journées entières. Voilà pourquoi elle pleure: tu lui manques, et ce qui lui est le plus pénible, c’est que tu ne t’en aperçoives pas. Tiens, en ce moment encore, tu l’as laissée seule pour moi. Elle en sera malade demain. Comment as-tu pu la laisser seule? Va vite la retrouver…


– Je ne l’aurais pas laissée, si…


– Oui, c’est moi qui t’ai demandé de venir; maintenant, sauve-toi.


– J’y vais, mais bien entendu, je ne crois rien de tout cela.


– Parce qu’elle ne ressemble pas aux autres. Rappelle-toi son histoire, songe à tout cela, et tu y croiras. Elle n’a pas eu une enfance comme la nôtre…»


Je revins tout de même assez tard. Alexandra Semionovna me raconta que Nelly avait de nouveau beaucoup pleuré et s’était endormie «tout en larmes», comme l’autre soir.


«Maintenant, il faut que je m’en aille, Ivan Petrovitch. Philippe Philippytch me l’a ordonné. Il m’attend, le pauvre.»


Je la remerciai et m’assis au chevet de Nelly. Il m’était pénible de penser que j’avais pu la quitter dans un pareil moment. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, je restai auprès d’elle, absorbé dans mes rêveries… Quelle époque fatale!


Mais il faut que je raconte ce qui était arrivé pendant ces quinze derniers jours.

V

Après la soirée mémorable passée avec le prince au restaurant, chez B., pendant quelques jours, je ne cessai de craindre pour Natacha. «De quoi la menaçait ce maudit prince, et comment va-t-il se venger?» me demandais-je à chaque instant, et je me perdais en conjectures. J’en vins, finalement, à la conclusion que ces menaces n’étaient ni une plaisanterie, ni une fanfaronnade, et que tant qu’elle vivrait avec Aliocha le prince pouvait réellement lui causer beaucoup de désagréments. C’était un homme mesquin, vindicatif, méchant et calculateur, songeai-je. Il eût été étonnant qu’il oubliât une offense et ne profitât pas d’une occasion de se venger. En tout cas, il m’avait indiqué un point de toute cette affaire sur lequel il s’était exprimé assez clairement: il exigeait impérieusement la rupture d’Aliocha et de Natacha et attendait de moi que je la préparasse à une séparation prochaine de façon qu’il n’y eût «ni scènes sublimes, ni drames à la Schiller». Bien entendu, son premier souci était qu’Aliocha demeurât content de lui et continuât à le considérer comme un père tendre: il en avait besoin pour pouvoir s’emparer par la suite plus commodément de la fortune de Katia. Donc, j’avais à préparer Natacha à une rupture imminente. J’avais remarqué en elle un grand changement; il n’y avait plus trace de son ancien abandon avec moi; bien plus, elle semblait se défier de moi. Mes consolations ne faisaient que la tourmenter, mes questions l’indisposaient de plus en plus et même la fâchaient. Je restais assis à la regarder arpenter sa chambre, les bras croisés, soucieuse, pâle, comme absente, ayant oublié même que j’étais là, à côté d’elle. Lorsque ses yeux tombaient sur moi (et elle évitait même mes regards), une irritation impatiente se lisait sur son visage et elle se détournait rapidement. Je comprenais qu’elle méditait peut-être un plan à elle, en vue de la rupture prochaine: pouvait-elle y songer sans souffrance, sans amertume? J’étais convaincu qu’elle avait déjà décidé de rompre. Mais ce sombre désespoir me tourmentait et m’effrayait. Parfois, je n’osais même pas lui adresser la parole pour chercher à la consoler, et j’attendais avec terreur le dénouement.


Pour ce qui est de son attitude hautaine et froide avec moi, bien qu’elle m’inquiétât, et me fît souffrir, j’étais sûr du cœur de ma Natacha; je voyais qu’elle souffrait beaucoup et qu’elle était par trop désemparée. Toute intervention étrangère ne suscitait en elle que de l’exaspération, de l’animosité. En pareil cas, l’immixtion d’amis intimes, initiés à nos secrets, nous est par-dessus tout désagréable. Mais je savais aussi très bien qu’à la dernière minute Natacha reviendrait vers moi et que ce serait dans mon cœur qu’elle chercherait un soulagement.


Je lui tus, naturellement, ma conversation avec le prince: cela n’eût fait que la troubler et l’abattre encore davantage. Je lui dis seulement, en passant, que j’avais été avec le prince chez la comtesse et que j’avais acquis la conviction que c’était une horrible canaille. Mais elle ne me posa même pas de questions à son sujet, et j’en fus bien content; par contre, elle écouta avidement tout ce que je lui racontai de mon entrevue avec Katia. Lorsque j’eus fini, elle n’ajouta rien, mais une rougeur envahit son visage pâle et presque toute la journée elle fut particulièrement agitée. Je ne lui cachai rien sur Katia et lui avouai franchement qu’elle m’avait fait à moi aussi une excellente impression. Et à quoi bon dissimuler? Natacha aurait deviné que je lui cachais quelque chose, et se serait fâchée contre moi. Aussi lui fis-je à dessein un récit aussi détaillé que possible, m’efforçant d’autant plus de prévenir toutes ses questions que, dans sa position, il lui était difficile de m’interroger; est-ce chose aisée, en effet, que de s’enquérir, avec un air d’indifférence, des perfections de sa rivale?


Je croyais qu’elle ignorait encore qu’Aliocha, sur décision irrévocable du prince, devait accompagner la comtesse et Katia à la campagne, et je m’inquiétais de la façon dont je le lui apprendrais afin de lui adoucir ce coup dans la mesure du possible. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque Natacha, aux premiers mots, m’arrêta et me dit que ce n’était pas la peine de la CONSOLER car elle était au courant depuis cinq jours.


«Bon Dieu! m’écriai-je, mais qui te l’a dit!


– Aliocha.


– Comment? Il te l’a déjà dit?


– Oui, et je suis prête à tout, Vania», ajouta-t-elle avec un air impatient qui me laissait entendre clairement que je ferais mieux de laisser là cette conversation.


Aliocha venait voir Natacha assez souvent, mais il ne restait qu’un instant; une fois seulement, il passa chez elle plusieurs heures, et c’était en mon absence. Il entrait habituellement avec un air triste, la regardait timidement, tendrement; mais Natacha était si affectueuse avec lui qu’il oubliait tout à l’instant et s’égayait. Il venait aussi me voir fréquemment, presque tous les jours. Il souffrait sincèrement, mais il ne pouvait demeurer une minute seul avec sa tristesse et venait à tout moment chercher un réconfort auprès de moi.


Que pouvais-je lui dire? Il me reprochait ma froideur, mon indifférence, mon hostilité même à son égard; il se chagrinait, pleurait, et s’en allait chez Katia où il se consolait.


Le jour où Natacha me dit qu’elle était au courant de ce départ (c’était une semaine environ après ma conversation avec le prince), il accourut chez moi désespéré, m’embrassa, laissa tomber sa tête sur ma poitrine, et se mit à sangloter comme un enfant. Je me taisais, attendant ce qu’il allait dire.


«Je suis un homme vil et abject, Vania, commença-t-il: sauve-moi de moi-même. Je ne pleure pas parce que je suis vil et abject, mais parce que Natacha va être malheureuse par ma faute. Car je l’abandonne à son malheur… Vania, mon ami, dis-moi, décide pour moi qui j’aime le plus: Katia ou Natacha?


– Je ne peux décider cela, Aliocha, lui répondis-je: tu sais mieux que moi…


– Non, Vania, ce n’est pas cela; je ne suis tout de même pas assez sot pour poser une pareille question; mais le fait est que je n’en sais rien moi-même. Je m’interroge et ne peux trouver de réponse. Toi qui vois cela de loin, tu sais peut-être mieux que moi… Et même si tu ne sais pas, dis-moi, que t’en semble-t-il?


– Je crois que c’est Katia que tu aimes le plus.


– Tu crois cela! Non, non, c’est absolument faux! Tu te trompes. J’aime infiniment Natacha. Jamais, pour rien au monde, je ne pourrais la quitter; je l’ai dit à Katia, et elle est de mon avis. Pourquoi ne dis-tu rien? Je viens de te voir sourire. Ah! Vania, jamais tu ne m’as consolé quand j’avais trop de chagrin, comme en ce moment… Adieu!»


Il sortit précipitamment, laissant une extraordinaire impression à Nelly étonnée qui avait écouté en silence notre conversation. Elle était encore malade alors, elle restait alitée et prenait des remèdes. Aliocha ne lui adressait jamais la parole et, lors de ses visites, ne faisait presque pas attention à elle.


Deux heures plus tard, il revint et je m’étonnai de son visage joyeux. Il se jeta de nouveau à mon cou et m’embrassa.


«C’est fini! Toutes nos incertitudes sont résolues. En sortant d’ici, je suis allé tout droit chez Natacha; j’étais désemparé, je ne pouvais me passer de sa présence. En entrant, je suis tombé à genoux devant elle et je lui ai baisé les pieds: j’avais besoin de le faire, j’en avais envie; sans cela, je serais mort de chagrin. Elle m’a embrassé sans rien dire et s’est mise à pleurer. Alors je lui ai dit sans détour que j’aimais Katia plus qu’elle…


– Qu’est-ce qu’elle a dit?


– Elle n’a rien répondu, elle m’a seulement caressé et consolé…, moi qui venais de lui dire cela! Elle sait consoler, Ivan Petrovitch! Oh! j’ai pleuré devant elle tout mon malheur, je lui ai tout dit. Je lui ai dit franchement que j’aimais beaucoup Katia, mais que, quel que fût mon amour, je ne pouvais pas vivre sans elle, Natacha, et que j’en mourrais. Oui, Vania, je ne pourrais pas vivre un jour sans elle, je le sens! Aussi avons-nous décidé de nous marier sans tarder; et comme il est impossible de le faire avant mon départ, car c’est le grand carême et qu’on ne peut nous marier, ce sera remis à mon retour, au début de juin. Mon père me donnera sans aucun doute son consentement. Quant à Katia, que voulez-vous? Je ne peux vivre sans Natacha… Nous nous marierons et nous irons rejoindre Katia…»


Pauvre Natacha! Combien il avait dû lui être douloureux de consoler ce gamin, de s’occuper de lui, d’écouter son aveu et d’imaginer pour la tranquillité de ce naïf égoïste la fable d’un mariage! Aliocha fut réellement plus calme pendant quelques jours. Il ne courait chez Natacha que parce que son faible cœur n’avait pas la force de supporter seul sa tristesse. Cependant, lorsque le moment de la séparation approcha, il retomba dans l’inquiétude, dans les larmes, et recommença à venir pleurer son chagrin chez moi. Les derniers temps, il était si attaché à Natacha qu’il disait ne pouvoir la quitter non seulement six semaines, mais même un jour. Jusqu’à la fin, d’ailleurs, il fut convaincu qu’il ne se séparait d’elle que pour six semaines et que leur mariage se ferait à son retour. Quant à Natacha, elle avait parfaitement compris que sa destinée allait changer, qu’Aliocha ne lui reviendrait jamais cette fois, et qu’il devait en être ainsi.


Le jour de la séparation arriva. Natacha était malade; pâle, le regard enflammé, les lèvres sèches; tantôt elle se parlait en aparté, tantôt elle jetait sur moi un regard vif et pénétrant; elle ne pleurait pas, ne répondait pas à mes questions, et se mit à trembler comme une feuille lorsque retentit la voix sonore d’Aliocha. Elle devint pourpre, et s’élança vers lui; il la serrait convulsivement dans ses bras, l’embrassait, riait… Il la regardait avec attention, lui demandait de temps à autre avec inquiétude si elle se portait bien, la consolait en lui disant qu’il ne partait pas pour longtemps et qu’ils se marieraient après. Natacha faisait des efforts visibles pour se dominer et étouffer ses larmes. Elle ne pleura pas devant lui.


À un moment, il lui dit qu’il devait lui laisser de l’argent pour tout le temps de son absence, qu’elle n’avait pas à s’inquiéter, car son père lui avait promis une grosse somme pour le voyage. Natacha fronça les sourcils. Lorsque nous fûmes seuls, je lui dis que j’avais CENT CINQUANTE ROUBLES à son intention, pour parer à toute éventualité. Elle ne demanda pas d’où venait cet argent. C’était deux jours avant le départ d’Aliocha et la veille de la première et dernière entrevue de Natacha avec Katia. Katia lui avait fait porter par Aliocha un billet où elle lui demandait la permission de venir la voir le lendemain; elle m’écrivait en même temps et me priait d’assister à leur entrevue.


Je résolus fermement de me rendre à midi (heure fixée par Katia) chez Natacha, en dépit de tous les obstacles, et il y en avait beaucoup: sans parler de Nelly, les Ikhméniev me donnaient beaucoup de soucis depuis quelque temps.


Ces soucis avaient commencé une semaine auparavant. Anna Andréievna m’avait fait chercher un matin, en me priant de quitter tout et de venir sans délai chez elle pour une affaire très importante, qui ne souffrait pas le moindre retard. Je la trouvai seule; elle allait et venait dans sa chambre, dans la fièvre de l’agitation et de l’angoisse, attendant anxieusement le retour de Nikolaï Serguéitch. Comme à l’ordinaire, je ne pus de longtemps lui faire dire de quoi il s’agissait et ce qu’elle craignait tellement, quoique chaque minute fût précieuse. Enfin, après de violents et oiseux reproches: «Pourquoi ne venais-je pas les voir, pourquoi les abandonnais-je comme des orphelins, seuls dans le malheur?» alors que «Dieu sait ce qui se passait en mon absence», elle me dit que, depuis trois jours, Nikolaï Serguéitch était si agité qu’il était «impossible de le dépeindre».


«Il n’est plus le même, me dit-elle la nuit, il a la fièvre, il se lève tout doucement et va se mettre à genoux et prier devant l’image; il délire dans son sommeil, et, éveillé, il est comme à demi fou: hier, nous avons mangé de la soupe aux choux, il ne trouvait pas sa cuiller; on lui demande une chose, il en répond une autre. Il sort à chaque instant, il dit que c’est pour ses affaires, qu’il a besoin de voir son avocat; enfin, ce matin, il s’est enfermé dans son cabinet; il m’a dit qu’il devait rédiger un papier nécessaire au procès. «Quel papier peux-tu rédiger, me suis-je dit, quand tu ne trouves pas «ta cuiller à côté de ton assiette?» Je l’ai guetté par le trou de la serrure: il était assis, il écrivait et il pleurait comme une fontaine. «Qu’est-ce que ça peut être que ce papier?» me suis-je demandé. Peut-être qu’il a de la peine à cause d’Ikhménievka? C’est donc que notre terre est perdue pour de bon. Pendant que je pensais à cela, il se lève brusquement, jette sa plume, il était tout rouge, ses yeux étincelaient. Il prend sa casquette et vient chez moi. Il me dit: «Anna Andréievna, je serai bientôt de retour.» Il sort et je vais aussitôt près de son bureau; il y a là une masse de papiers concernant notre procès, il ne me permet même pas d’y toucher. Combien de fois ne lui ai-je pas dit: «Laisse-moi ranger tes papiers au moins une fois, que je puisse essuyer la poussière.» Ah! bien oui! il se mettait à crier, à agiter les bras: il est devenu tellement impatient et criailleur à Pétersbourg. Ainsi, je me suis approchée de la table et j’ai cherché le papier qu’il venait d’écrire. Je savais qu’il ne l’avait pas emporté et que, quand il s’était levé, il l’avait fourré sous d’autres documents. Eh bien, voilà ce que j’ai trouvé, mon cher, regarde un peu.»


Et elle me tendit une feuille de papier à lettre à moitié couverte d’écriture, mais si chargée de ratures que certains passages étaient indéchiffrables.


Pauvre vieux! Dès les premières lignes, on pouvait deviner ce qu’il écrivait et à qui, c’était une lettre à Natacha, à sa Natacha bien-aimée. Il commençait sur un ton chaleureux et tendre; il lui pardonnait et la rappelait auprès de lui. Il était difficile de déchiffrer toute la lettre, d’une écriture gauche et heurtée, avec quantité de mots biffés. On voyait seulement que le sentiment ardent qui l’avait forcé à prendre la plume et à écrire les premières lignes, pleines d’effusion, s’était transformé brusquement: le vieux commençait à faire des reproches a sa fille, il lui dépeignait son crime sous des couleurs vives, lui rappelait avec indignation son entêtement, l’accusait de manquer de cœur, de n’avoir peut-être pas une seule fois pensé à ce qu’elle faisait à ses parents. Il menaçait de la châtier et de la maudire pour son orgueil et terminait en exigeant qu’elle revînt immédiatement à la maison avec docilité et qu’alors, seulement, après une nouvelle vie, soumise et exemplaire «au sein de sa famille», ils accepteraient peut-être de lui pardonner. On voyait qu’au bout de quelques lignes, il avait considéré ce premier sentiment généreux comme une faiblesse, en avait eu honte, et enfin avait ressenti les affres de l’orgueil offensé et en était venu au courroux et aux menaces. La bonne vieille se tenait devant moi, les bras croisés, attendant avec angoisse ce que j’allais lui dire, après ma lecture.


Je lui dis franchement ma façon de voir. Cela se ramenait à ceci: le vieillard n’avait plus la force de vivre sans Natacha, et l’on pouvait avancer avec certitude qu’une réconciliation prochaine était une nécessité; mais, malgré tout, tout dépendait des circonstances. Je lui dis que je supposais que l’issue défavorable du procès l’avait fortement abattu et ébranlé, sans parler de la blessure faite à son amour-propre par le triomphe du prince et de l’indignation qu’avait soulevée en lui une pareille solution. Dans ces moments-là, l’âme cherche irrésistiblement des marques de sympathie, et c’est alors qu’il s’était souvenu plus que jamais de celle qu’il aimait par-dessus tout. Enfin, il était possible aussi (puisqu’il était au courant de tout ce que faisait Natacha) qu’il eût entendu dire qu’Aliocha allait bientôt abandonner sa fille. Il avait pu comprendre à quel point elle souffrait en ce moment et combien elle avait besoin de consolation. Mais cependant il n’avait pu se dominer, parce qu’il se jugeait offensé et humilié par sa fille. Il s’était sans doute dit qu’elle ne viendrait néanmoins pas à lui la première; que, peut-être, elle ne pensait même pas à eux et n’éprouvait pas le besoin d’une réconciliation. C’est ce qu’il a dû penser, dis-je en concluant mon exposé, et c’est pourquoi il n’a pas achevé sa lettre; peut-être que de tout cela sortiront encore de nouvelles offenses, qui seront ressenties encore plus vivement que les premières, et qui sait si la réconciliation ne sera pas différée encore longtemps…


La vieille pleurait en m’écoutant. Enfin, lorsque je lui dis qu’il me fallait absolument aller chez Natacha et que j’étais en retard, elle se secoua et me dit qu’elle avait oublié LE PRINCIPAL. En sortant la lettre de dessous un tas de papiers, elle avait, par mégarde, renversé dessus un encrier. En effet, tout un coin était noir d’encre et Anna Andréievna avait une peur horrible que le vieux ne s’aperçût, à cette tache, qu’on avait fouillé dans ses papiers en son absence et que sa femme avait lu sa lettre à Natacha. Sa crainte n’était que trop fondée; uniquement parce que nous connaissions son secret, il pouvait, de honte et de dépit, redoubler d’animosité et s’entêter par orgueil à ne pas pardonner.


Mais, après avoir réfléchi à la question, je persuadai la vieille de ne pas s’inquiéter. Il avait interrompu sa lettre dans un tel état de trouble qu’il pouvait ne pas se souvenir de tous les détails, et il penserait sans doute qu’il avait lui-même maculé ce papier et l’avait oublié. Lorsque je l’eus réconfortée de la sorte, nous remîmes avec précaution la lettre à sa place, et l’idée me vint, en m’en allant, de lui parler sérieusement de Nelly. Il me semblait que la pauvre orpheline abandonnée dont la mère avait été elle aussi maudite par son père, pouvait, par le récit triste et tragique de sa vie et de la mort de sa mère, toucher le vieux et émouvoir sa générosité. Son cœur était préparé, il était mûr: le chagrin causé par l’absence de sa fille commençait à l’emporter sur son orgueil et sur son amour-propre blessé. Il ne manquait plus qu’une impulsion, une occasion favorable, et cette occasion pouvait être amenée par Nelly. La vieille m’écouta avec grande attention. L’espoir, l’enthousiasme animaient son visage. Elle se mit tout de suite à me faire des reproches: pourquoi ne lui avais-je pas dit cela depuis longtemps? Elle me questionna avec impatience sur Nelly et termina par la promesse solennelle de demander elle-même à son mari de prendre l’enfant à la maison. Elle aimait déjà sincèrement Nelly, déplorant qu’elle fût malade, m’interrogea sur elle, me força à prendre pour elle un pot de confitures qu’elle courut chercher dans le garde-manger, et m’apporta cinq roubles-argent, supposant que je n’avais pas de quoi payer le docteur; comme je les refusais, elle put à peine se calmer et se tranquillisa en apprenant que Nelly avait besoin de vêtements et de linge, et que, par conséquent, elle pouvait lui être utile autrement. Elle se mit à fouiller aussitôt dans son coffre, et à déplier toutes ses robes, choisissant celles qu’elle pouvait donner à l’orpheline.


Je partis chez Natacha. En montant le dernier étage qui, comme je l’ai dit, était en spirale, j’aperçus devant sa porte un homme qui s’apprêtait à frapper, mais qui s’arrêta en m’entendant. Enfin, vraisemblablement après un moment d’hésitation, il renonça à son projet et revint sur ses pas. Je me heurtai à lui sur la dernière marche et quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque je reconnus Ikhméniev! L’escalier était très obscur, même en plein jour. Il s’effaça contre le mur, pour me laisser passer, et je me rappelle l’éclat étrange de ses yeux, fixés sur moi avec insistance. Il me sembla qu’il avait rougi; du moins, il parut terriblement confus et même éperdu.


«Hé, Vania, mais c’est toi! dit-il d’une voix mal assurée: j’allais voir quelqu’un…, un scribe…, toujours pour mon affaire…, il vient de s’installer par ici, mais je crois que ce n’est pas dans cette maison. Je me suis trompé. Adieu.»


Et il descendit rapidement l’escalier.


Je décidai de ne rien dire pour l’instant à Natacha de cette rencontre, mais de lui en parler dès qu’elle resterait seule, après le départ d’Aliocha. Pour l’instant, elle était si abattue que, même si elle comprenait toute la portée de cet incident, elle ne pourrait l’accueillir et le sentir comme elle le ferait plus tard, lorsqu’elle aurait surmonté son chagrin et son désespoir. Nous n’en n’étions pas là.


J’aurais pu retourner chez les Ikhméniev et j’en avais grande envie, mais je n’y allai point. Il me semblait qu’il serait pénible au vieux de me voir; il pouvait même penser que j’étais accouru exprès, à la suite de notre rencontre. Je ne me rendis chez eux que le surlendemain; le vieux était triste, mais il me reçut avec assez d’aisance et me parla uniquement affaires.


«Dis-moi, chez qui allais-tu l’autre jour, si haut, tu te souviens, nous nous sommes rencontrés, quand était-ce donc? avant-hier, il me semble, me demanda-t-il brusquement, d’un ton négligent, mais en détournant les yeux.


– Un de mes amis habite dans cette maison, répondis-je en détournant moi aussi les yeux.


– Ah! Et moi, je cherchais un scribe, Astafiev; on m’avait indiqué cette maison…, je me suis trompé… Mais je te parlais de mon affaire au Sénat, on a décidé…, etc.»


Il rougit quand il recommença à parler de SON AFFAIRE.


Je racontai tout le jour même à Anna Andréievna, pour lui faire plaisir, et je la suppliai, entre autres, de ne pas le regarder avec un air particulier, de ne pas soupirer, de ne pas faire d’allusions, en un mot, de ne lui laisser voir sous aucun prétexte qu’elle était au courant de cette dernière initiative. Elle fut si étonnée et si joyeuse qu’au début même elle ne me crut pas. De son côté, elle me raconta qu’elle avait déjà fait allusion à Nelly, mais que Nikolaï Serguéitch avait gardé le silence, alors qu’auparavant c’était lui qui insistait pour prendre l’enfant chez eux. Nous décidâmes que le lendemain elle lui poserait la question carrément, sans préambule ni insinuations. Mais le lendemain, nous étions tous deux dans une terrible inquiétude.


Dans la matinée, Ikhméniev avait eu une entrevue avec un fonctionnaire qui s’occupait de son procès. Celui-ci lui avait dit qu’il avait vu le prince et que le prince, bien qu’il gardât Ikhménievka, avait décidé, PAR SUITE DE CERTAINES CIRCONSTANCES DE FAMILLE, d’indemniser le vieillard en lui rendant les dix mille roubles. Le vieux était accouru aussitôt chez moi, terriblement troublé: ses yeux étincelaient de fureur. Il m’appela, Dieu sait pourquoi, dans l’escalier, et me somma de me rendre immédiatement chez le prince afin de le provoquer en duel. Je fus si frappé que je ne pus tout de suite rassembler mes esprits. J’essayai de le raisonner. Mais il était dans un tel état de rage qu’il se trouva mal. Je courus lui chercher un verre d’eau: lorsque je revins, il n’était plus là.


Le lendemain, je me rendis chez lui, mais il était sorti: il disparut pendant trois jours.


Ce ne fut que le surlendemain que nous apprîmes tout. De chez moi, il s’était précipité chez le prince, ne l’avait pas trouvé et lui avait laissé un billet dans lequel il lui disait que le fonctionnaire lui avait rapporté ses paroles, qu’il les considérait comme une mortelle offense, et le prince comme un lâche; qu’en conséquence il le provoquait en duel, en lui conseillant de ne pas se récuser s’il ne voulait pas être déshonoré publiquement.


Anna Andréievna me dit qu’il était rentré dans un tel état d’agitation et de désarroi qu’il avait dû se coucher. Il s’était montré très tendre, mais avait à peine répondu à ses questions; on voyait qu’il attendait quelque chose avec une impatience fiévreuse. Le lendemain matin, une lettre était arrivée par la poste: après l’avoir lue, il avait poussé un cri et s’était pris la tête à deux mains. Anna Andréievna avait cru mourir d’épouvante. Il avait aussitôt saisi son chapeau, sa canne, et était sorti en courant.


La lettre venait du prince. En termes secs, brefs et polis, il informait Ikhméniev qu’il n’avait nul compte à rendre à personne des paroles qu’il avait dites au fonctionnaire. Que bien qu’il plaignît beaucoup Ikhméniev d’avoir perdu son procès, il ne pouvait, à son grand regret, trouver juste que le perdant eût le droit, pour se venger, de provoquer son adversaire en duel. Qu’en ce qui concernait le «déshonneur public» dont on le menaçait, il priait Ikhméniev de ne pas s’en inquiéter car il n’y aurait aucune sorte de déshonneur public et il ne pouvait y en avoir; que sa lettre serait immédiatement transmise à qui de droit et que la police préventive, saurait prendre des mesures aptes à garantir l’ordre.


Ikhméniev courut immédiatement chez le prince, la lettre la main. Il était encore absent; mais le vieux sut par son valet de chambre que le prince se trouvait sans doute à ce moment chez le comte N… Sans plus réfléchir, il se rendit chez le comte. Le portier l’avait arrêté, alors qu’il gravissait déjà l’escalier. Au dernier stade de l’exaspération, le vieux l’avait frappé avec sa canne. On l’avait aussitôt appréhendé, traîné sur le perron et remis à la police, qui l’avait conduit au commissariat. On fit un rapport au comte. Mais lorsque le prince qui se trouvait là eut expliqué à ce vieillard libertin que c’était ce même Ikhméniev, père de Nathalia Nikolaievna (or le prince avait plus d’une fois rendu des services au comte dans des affaires DE CE GENRE), ce grand seigneur n’avait fait qu’en rire et avait passé du courroux à la clémence: il avait ordonné de rendre la liberté à Ikhméniev, mais on ne l’avait relâché que le surlendemain, en lui disant (sur ordre du prince, sans doute) que c’était le prince lui-même qui avait intercédé pour lui auprès du comte.


Le vieux était rentré chez lui comme fou, s’était jeté sur son lit et était resté toute une heure sans faire un mouvement; enfin, il s’était levé, et, à l’effroi d’Anna Andréievna; lui avait déclaré solennellement qu’il maudissait sa fille À TOUT JAMAIS et lui retirait sa bénédiction paternelle.


Anna Andréievna fut saisie d’épouvante, mais il fallait porter secours au vieillard: toute la journée et toute la nuit, presque inconsciente, elle lui avait prodigué ses soins, lui bassinant les tempes avec du vinaigre et lui appliquant des compresses de glace. Il avait la fièvre et il délirait. Je ne les quittai que sur les trois heures du matin. Cependant, dans la matinée, Ikhméniev s’était levé et était venu chez moi chercher Nelly. J’ai déjà raconté la scène qui s’était produite entre lui et Nelly; cette scène l’avait ébranlé définitivement. Une fois revenu chez lui, il s’était couché. Tout ceci se passait le vendredi saint, jour fixé pour l’entrevue entre Katia et Natacha, la veille du départ d’Aliocha. J’assistai à cette entrevue; elle avait eu lieu le matin, assez tôt, avant l’arrivée du vieux chez moi et avant la première fuite de Nelly.

VI

Aliocha était venu une heure à l’avance, pour prévenir Natacha. Quant à moi, j’étais arrivé juste au moment où la voiture de Katia s’arrêtait devant la porte. Katia était avec sa vieille dame de compagnie française, qui, après de longues supplications de Katia et de longues hésitations, avait accepté de l’accompagner et même de la laisser monter seule chez Natacha, à la condition que ce fût avec Aliocha; elle-même resta à attendre dans la voiture. Katia m’appela, et, sans descendre, me pria de lui appeler Aliocha. Je trouvai Natacha en larmes; Aliocha pleurait aussi. Quand elle apprit que Katia était déjà là, elle se leva, essuya ses larmes et, toute troublée, se plaça en face de la porte. Ce matin-là, elle était vêtue de blanc. Ses cheveux châtains lissés et attachés sur la nuque par un gros nœud. J’aimais beaucoup cette coiffure. Quand elle vit que j’étais resté avec elle, Natacha me pria d’aller moi aussi à la rencontre de ses invités.


«Je n’ai pas pu venir plus tôt! me dit Katia en montant l’escalier On m’espionnait sans cesse, c’était affreux. J’ai mis quinze jours à décider Mme Albert, enfin, elle a accepté. Et vous, et vous, Ivan Petrovitch, vous n’êtes pas venu une seule fois me voir! Je ne pouvais pas non plus vous écrire, et je n’en avais pas envie, car on ne peut rien expliquer par lettre. Et j’avais tellement besoin de vous voir… Mon Dieu, comme mon cœur bat!…


– L’escalier est raide, répondis-je.


– Oui…, c’est peut-être aussi l’escalier… Mais, qu’en pensez-vous: Natacha ne va-t-elle pas être fâchée contre moi?


– Non, pourquoi donc?


– Oui…, évidemment…, pourquoi? Je vais voir cela tout de suite; à quoi bon vous le demander…»


Je lui donnai le bras. Elle était très pâle et semblait avoir peur. Au dernier détour, elle s’arrêta pour reprendre haleine, mais elle jeta un regard sur moi et monta d’un pas décidé.


Elle s’arrêta encore une fois à la porte et me dit à voix basse: «Je vais entrer tout simplement et je lui dirai que j’avais tellement confiance en elle que je suis venue sans aucune crainte… D’ailleurs, pourquoi est-ce que je dis cela, je suis convaincue que Natacha est la créature la plus noble qui existe. N’est-ce pas vrai?»


Elle entra timidement, comme une coupable, et jeta un regard pénétrant sur Natacha qui lui sourit aussitôt. Alors Katia s’avança vivement vers elle, lui prit les deux mains et appuya ses lèvres fraîches sur les lèvres de Natacha. Ensuite, sans avoir encore dit un seul mot à Natacha, elle se tourna d’un air sérieux, sévère même, vers Aliocha et le pria de nous laisser seuls une demi-heure.


«Ne te fâche pas, Aliocha, ajouta-t-elle, mais il faut que je m’entretienne avec Natacha de choses très graves que tu ne dois pas entendre. Sois raisonnable, laisse-nous. Vous, Ivan Petrovitch, restez. Il faut que vous entendiez toute notre conversation.


– Asseyons-nous, dit-elle à Natacha lorsque Aliocha fut sorti; je vais me mettre là, en face de vous. Je voudrais d’abord vous regarder.»


Elle s’assit presque en face de Natacha et, pendant quelques instants, la regarda attentivement. Natacha avait un sourire contraint.


«J’ai déjà vu votre photographie, dit Katia. Aliocha me l’a montrée.


– Eh bien, est-ce que je ressemble à mon portrait?


– Vous êtes mieux, répondit Katia d’un ton sérieux et résolu. Et je pensais bien que vous étiez mieux.


– Vraiment? Et moi je vous regarde aussi. Comme vous êtes belle!


– Qu’est-ce que vous dites? Moi!… Mon amie! ajouta-t-elle en saisissant d’une main tremblante la main de Natacha, et toutes deux se turent à nouveau, se contemplant mutuellement. Écoutez, mon ange, reprit Katia, nous n’avons qu’une demi-heure à passer ensemble; Mme Albert y a déjà consenti très difficilement, et nous avons beaucoup de choses à nous dire… Je voudrais… Il faut que…, ah je vais vous le demander tout simplement: vous aimez beaucoup Aliocha?


– Oui, beaucoup.


– S’il en est ainsi…, si vous l’aimez beaucoup…, vous devez désirer aussi son bonheur…, ajouta-t-elle timidement et à voix basse.


– Oui, je désire qu’il soit heureux…


– C’est cela…, seulement voilà la question: ferai-je son bonheur? Ai-je vraiment le droit de parler ainsi parce que je vous l’enlève? S’il vous semble, et nous allons en décider maintenant, qu’il doive être plus heureux avec vous…


– C’est déjà décidé, chère Katia, vous voyez bien vous-même que tout est décidé», répondit Natacha à voix basse et elle baissa la tête. Il lui était visiblement pénible de poursuivre cet entretien.


Katia s’était sans doute préparée à une longue explication sur le thème suivant qui ferait le plus sûrement le bonheur d’Aliocha et laquelle d’entre elles devrait s’effacer? Mais, après la réponse de Natacha, elle comprit tout de suite que tout était déjà décidé depuis longtemps et qu’il était désormais inutile d’en parler. Ses jolies lèvres entrouvertes, elle contemplait Natacha d’un air triste et perplexe, et gardait sa main dans la sienne.


«Et vous, vous l’aimez beaucoup? lui demanda soudain Natacha.


– Oui. Je voulais aussi vous demander, et c’est pour cela que je suis venue: pourquoi l’aimez-vous?


– Je ne sais pas, répondit Natacha, et une impatience amère se fit sentir dans sa réponse.


– Le trouvez-vous intelligent? lui demanda Katia.


– Non, je l’aime comme ça, tout simplement…


– Moi aussi. J’ai pitié de lui en quelque sorte.


– Moi aussi, répondit Natacha.


– Que faire maintenant? Et comment a-t-il pu vous laisser pour moi, je ne comprends pas! s’écria Katia. Maintenant que je vous ai vue! Natacha ne répondit pas, elle tenait ses yeux fixés au sol. Katia se tut un instant et, brusquement, se levant, prit Natacha sans mot dire dans ses bras. Toutes deux, enlacées, fondirent en larmes. Katia s’assit sur le bras du fauteuil de Natacha, la tenant serrée contre elle, et se mit à lui baiser les mains.


– Si vous saviez comme je vous aime! dit-elle en pleurant. Nous serons comme des sœurs, nous nous écrirons…, et je vous aimerai toujours…, je vous aimerai tellement, tellement…


– Vous a-t-il parlé de notre mariage, au mois de juin? demanda Natacha.


– Oui. Et il m’a dit que vous aviez accepté. Mais c’était seulement COMME ÇA, pour le consoler, n’est-ce pas?


– Bien sûr.


– Je l’ai compris. Je l’aimerai beaucoup, Natacha, et je vous écrirai tout. Il va sans doute être bientôt mon mari; nous nous y acheminons. Et ils le disent tous. Chère Natacha, maintenant, vous allez retourner…, chez vous?»


Natacha ne lui répondit pas, mais elle l’embrassa sans mot dire avec affection.


«Soyez heureux! dit-elle.


– Et…, vous…, vous aussi, dit Katia. À ce moment la porte s’ouvrit et Aliocha entra. Il n’avait pas pu, il n’avait pas eu la force d’attendre une demi-heure et, les voyant pleurant dans les bras l’une de l’autre, il tomba à genoux, épuisé, devant les deux jeunes femmes.


– Pourquoi pleures-tu? lui dit Natacha; parce que tu me quittes? Mais ce n’est pas pour longtemps! Tu reviendras au mois de juin!


– Et vous vous marierez, se hâta de dire Katia à travers ses larmes pour réconforter Aliocha.


– Mais je ne peux pas, je ne peux pas te laisser même un jour, Natacha. Je mourrai sans toi…, tu ne sais pas combien tu m’es chère maintenant! Surtout maintenant.!


– Eh bien, voici ce que tu vas faire, lui dit Natacha en s’animant tout à coup. La comtesse doit s’arrêter quelque temps à Moscou, n’est-ce pas?


– Oui, une huitaine de jours, appuya Katia.


– Huit jours! C’est parfait: tu les accompagneras demain à Moscou, cela ne te prendra qu’une journée et tu reviendras aussitôt ici. Quand il leur faudra partir de là-bas, nous nous dirons adieu tout à fait, pour un mois, et tu retourneras les rejoindre à Moscou.


– Mais oui… Et ainsi vous passerez quelques jours de plus ensemble», s’écria Katia transportée, en échangeant avec Natacha un regard lourd de sens.


Je ne peux décrire l’enthousiasme d’Aliocha à ce nouveau projet. Il fut soudain soulagé; le visage illuminé de joie, il embrassa Natacha, baisa la main de Katia, m’embrassa. Natacha le regardait avec un sourire triste, mais Katia ne put y tenir. Elle me lança un regard étincelant, embrassa Natacha et se leva pour s’en aller. Comme par un fait exprès, à ce moment, la gouvernante française envoya un domestique prier de mettre fin au plus vite à l’entrevue, car la demi-heure convenue était déjà écoulée.


Natacha se leva. L’une en face de l’autre, se tenant par les mains, elles semblaient vouloir faire passer dans leur regard tout ce qui s’était amassé dans leur cœur.


«Nous ne nous reverrons plus jamais, dit Katia.


– Plus jamais, Katia, répondit Natacha.


– Alors, disons-nous adieu. Elles s’embrassèrent.


– Ne me maudissez pas, lui dit tout bas Katia, et moi…, toujours…, soyez sûre…, qu’il sera heureux… Partons, Aliocha, conduis-moi, dit-elle rapidement en lui prenant le bras.


– Vania! me dit Natacha, harassée d’émotion et de fatigue, lorsqu’ils furent sortis, va avec eux et… ne reviens pas: Aliocha va rester avec moi jusqu’à huit heures; après il doit s’en aller. Et je resterai seule… Viens vers neuf heures. Je t’en prie!»


Lorsqu’à neuf heures (après l’incident de la tasse cassée), laissant Nelly avec Alexandra Semionovna, j’arrivai chez Natacha, elle était seule et m’attendait avec impatience. Mavra nous apporta le samovar. Natacha me versa du thé, s’assit sur le divan et me fit asseoir près d’elle.


«Tout est fini, dit-elle en me regardant fixement (jamais je n’oublierai ce regard). Notre amour a pris fin. En six mois! Et pour toute la vie, ajouta-t-elle en me serrant la main (la sienne était brûlante).» Je lui conseillai de s’habiller chaudement et de se coucher.


«Tout de suite, Vania, tout de suite, mon bon ami. Laisse-moi parler, me souvenir un peu… Maintenant je suis comme brisée… Demain, à dix heures, je le verrai pour la dernière fois…, POUR LA DERNIÈRE FOIS!


– Natacha, tu as la fièvre, tu vas être prise de frissons; épargne-toi.


– Quoi? Il y a une demi-heure que je t’attends, Vania, depuis qu’il est parti, et à quoi crois-tu que je pensais, à quel sujet crois-tu que je m’interrogeais? Je me demandais si je l’avais aimé ou non et ce qu’avait été notre amour. Cela te paraît drôle que je me demande cela seulement maintenant?


– Calme-toi, Natacha…


– Vois-tu, Vania, j’ai découvert que je ne l’aimais pas comme un égal, comme une femme aime habituellement un homme. Je l’ai aimé comme…, presque comme une mère. Il me semble même qu’il n’existe pas sur terre d’amour où tous deux s’aiment comme des égaux, qu’en penses-tu?»


Je la regardais avec inquiétude, craignant qu’elle n’eût un violent accès de fièvre. Elle semblait entraînée: elle éprouvait le besoin de parler; elle disait de temps en temps des mots sans suite, parfois même mal articulés. J’étais anxieux.


«Il était à moi, poursuivit-elle. Presque dès la première fois que je l’ai rencontré, j’ai éprouvé le besoin irrésistible qu’il soit À MOI, tout de suite, et qu’il ne regarde personne, ne connaisse personne que moi, moi seule… Katia avait raison, tout à l’heure; je l’aimais justement comme s’il me faisait pitié… J’ai toujours désiré ardemment, et c’était une torture quand je restais seule, qu’il soit parfaitement heureux et pour toujours. Je n’ai jamais pu regarder calmement son visage (tu connaissais son expression): PERSONNE D’AUTRE NE POUVAIT AVOIR CETTE EXPRESSION, et quand il riait, je me sentais glacée, je frissonnais… C’est vrai!


– Natacha, écoute…


– On disait, m’interrompit-elle, et toi aussi, tu le disais, qu’il n’avait pas de caractère, et que son intelligence n’était pas plus développée que celle d’un enfant. Eh bien, c’était cela que j’aimais le plus en lui…, le croiras-tu? Je ne sais pas, d’ailleurs, si j’aimais uniquement cela: je l’aimais tout entier, tout simplement, et s’il avait été tant soit peu, différent, s’il avait eu du caractère ou s’il avait été intelligent, peut-être que je ne l’aurais pas aimé autant. Je vais t’avouer une chose, Vania; tu te rappelles que nous nous sommes disputés, il y a trois mois, lorsqu’il a été chez cette…, comment s’appelle-t-elle, chez cette Minna… Je le savais, je l’avais fait surveiller, et je souffrais horriblement, mais en même temps j’éprouvais un sentiment agréable…, je ne sais pas pourquoi…, la seule pensée qu’il s’amusait…, ou bien non, ce n’était pas cela c’était l’idée que lui aussi courait les filles, qu’il était allé chez Minna, comme un GRAND, avec les autres GRANDS! Je… Quel plaisir j’avais trouvé dans cette querelle…, et à lui pardonner ensuite…, oh! mon bien-aimé!»


Elle me regarda en face et eut un rire étrange. Ensuite, elle devint songeuse, elle paraissait revivre des souvenirs. Et elle resta longtemps ainsi, le sourire aux lèvres, absorbée dans le passé.


«J’adorais lui parler, Vania, reprit-elle. Sais-tu: quand il me laissait seule, je me promenais dans ma chambre, j’étais dans les transes, je pleurais, et en même temps, je me disais parfois: «Plus il sera coupable envers moi, mieux cela vaudra…» Oui! Et je m’imaginais toujours qu’il était un petit garçon: j’étais assise, il mettait sa tête sur mes genoux, il s’endormait, et je passais doucement ma main sur ses cheveux, je le caressais… C’est toujours ainsi que je me le représentais, quand il n’était pas là… Écoute, Vania, ajouta-t-elle brusquement, quel charme que cette Katia!»


Il me semblait qu’elle faisait exprès d’envenimer sa blessure, qu’elle éprouvait le besoin de se désespérer, de souffrir… Cela arrive si souvent lorsque le cœur a subi une perte trop douloureuse!


«Je crois que Katia peut le rendre heureux, poursuivit-elle. Elle a du caractère, elle parle comme si elle était convaincue, et elle est si sérieuse, si grave avec lui, elle lui parle toujours de choses intelligentes, comme une grande personne. Et ce n’est qu’une enfant! Elle est délicieuse! Oh puissent-ils être heureux! Je souhaite, je souhaite qu’ils le soient!


Et des larmes et des sanglots s’échappèrent soudain de son cœur. Pendant toute une demi-heure, elle ne put ni se ressaisir ni se calmer.


Natacha, cher ange! Dès ce soir-là, malgré son propre chagrin, elle put prendre part à mes soucis, lorsque, voyant qu’elle était un peu plus calme, ou plutôt fatiguée, et pensant la distraire, je lui parlai de Nelly… Nous nous séparâmes tard ce soir-là; j’attendis qu’elle s’endormît, et, en partant, je priai Mavra de ne pas quitter de toute la nuit sa maîtresse malade.


«Oh! m’écriai-je en rentrant chez moi, vivement la fin de ces souffrances! D’une manière ou de l’autre, pourvu que cela se fasse vite!»


Le lendemain matin, à neuf heures précises, j’étais déjà chez Natacha. Aliocha arriva en même temps que moi…, pour lui dire adieu. Je ne parlerai pas de cette scène, je ne veux pas en rappeler le souvenir. Natacha s’était sans doute promis de se dominer, de paraître gaie, insouciante, mais elle n’y parvint pas. Elle serra convulsivement Aliocha dans ses bras. Elle lui parla peu, mais le contempla longuement, avec insistance; elle avait un regard souffrant, égaré. Elle buvait avidement chacune de ses paroles, et semblait ne rien comprendre de ce qu’il lui disait. Je me souviens qu’il lui demanda de lui pardonner et cet amour et tout ce qu’il lui avait fait souffrir, ses trahisons, son amour pour Katia, son départ… Il disait des phrases sans suite, les larmes l’étouffaient. Tout à coup, il se mettait à la consoler, lui disait qu’il ne partait que pour un mois, cinq semaines au plus, qu’il reviendrait au début de l’été, qu’ils se marieraient, que son père leur donnerait son consentement, et enfin, surtout, qu’il reviendrait de Moscou le surlendemain, qu’ils passeraient encore quatre jours ensemble, qu’ils ne se quittaient donc que pour un jour…


Chose étrange, il était parfaitement convaincu qu’il disait la vérité et qu’il reviendrait sans faute le surlendemain… Pourquoi alors pleurait-il et se tourmentait-il tellement?


Enfin, la pendule sonna onze heures. Je le persuadai à grand-peine de s’en aller le train pour Moscou partait à midi juste. Il ne lui restait qu’une heure. Natacha me dit ensuite qu’elle ne se souvenait pas du dernier regard qu’elle lui avait jeté. Elle se signa, l’embrassa, et, se couvrant le visage de ses mains, revint précipitamment dans sa chambre. Il me fallut conduire Aliocha jusqu’à sa voiture, sinon il serait sûrement revenu sur ses pas et n’aurait jamais pu redescendre l’escalier.


«Tout mon espoir est en vous, me dit-il, en descendant. Vania, mon ami! Je suis coupable envers toi et jamais je n’ai mérité ton amitié, mais sois un frère pour moi jusqu’à la fin: aime-la, ne l’abandonne pas, écris-moi tout, avec le plus de détails possible, le plus longuement possible. Après-demain, je serai de retour, sans faute! Mais écris-moi quand je serai parti!»


Je le fis asseoir sur son drojki.


«À après-demain! me cria-t-il, déjà en route. Sans faute!»


Le cœur me manquait tandis que je remontais chez Natacha. Elle était debout au milieu de la chambre, les bras croisés, et elle me regardait d’un air indécis, comme si elle ne me reconnaissait pas. Ses cheveux défaits retombaient de côté; son regard trouble errait. Mavra, tout éperdue, se tenait sur le pas de la porte et la regardait avec épouvante.


Soudain les yeux de Natacha se mirent à étinceler.


«Ah! c’est toi! toi! me cria-t-elle. Il ne reste plus que toi maintenant. Tu le haïssais! Tu n’as jamais pu lui pardonner mon amour… Maintenant, te voilà de nouveau près de moi! Eh bien, tu viens encore pour me CONSOLER, m’exhorter à retourner chez mon père qui m’a abandonnée et maudite. Je le savais déjà hier, il y a deux mois déjà que je le sais!… Je ne veux pas, je ne veux pas! Moi aussi, je les maudis… Va-t’en, je ne peux pas te voir! Va-t’en, va-t’en!»


Je compris qu’elle délirait et que ma vue éveillait en elle une colère folle: il devait en être ainsi et je jugeai que le mieux était de m’éloigner. Je m’assis sur la première marche de l’escalier et… attendis. De temps en temps, je me levais, ouvrais la porte, appelais Mavra et la questionnais: Mavra pleurait.


Une demi-heure s’écoula ainsi. Je ne peux dépeindre ce que j’éprouvai pendant ce temps. Mon cœur défaillait et succombait à une souffrance infinie. Tout à coup, la porte s’ouvrit, et Natacha, en chapeau et en pèlerine, se précipita dans l’escalier. Elle semblait absente et elle me dit elle-même plus tard qu’elle se rappelait à peine ce moment et ne savait ni où elle voulait aller ni dans quelle intention.


Je n’avais pas eu le temps de me lever et de me cacher qu’elle m’aperçut soudain et s’arrêta devant moi sans un mouvement, comme frappée par la foudre. «Je m’étais tout à coup rappelé, me dit-elle par la suite, que j’avais pu te chasser, toi, mon ami, mon frère, mon sauveur, insensée et cruelle que j’étais! Et lorsque je t’ai aperçu, malheureux, offensé par moi, attendant sur mon escalier que je te rappelle, grand Dieu! si tu savais, Vania, ce que j’ai éprouvé! Il me sembla qu’on me perçait le cœur…»


«Vania! Vania! cria-t-elle, en me tendant la main; tu es là!…» et elle tomba dans mes bras.


Je la soutins et la portai dans sa chambre. Elle était évanouie. «Que faire? me dis-je. Elle va sans doute avoir un grave accès de fièvre.»


Je résolus de courir chez le docteur: il fallait étouffer la maladie. Je pouvais faire vite: mon vieil Allemand restait habituellement chez lui jusqu’à deux heures. Je courus chez lui, après avoir supplié Mavra de ne quitter Natacha ni une minute ni une seconde et de ne la laisser aller nulle part. Dieu me vint en aide; un peu plus, et je n’aurais pas trouvé mon vieil ami. Je le rencontrai dans la rue, au moment où il sortait. En un clin d’œil, je le fis monter dans mon fiacre et, avant qu’il ait eu le temps de se reconnaître, nous retournions déjà chez Natacha.


Oui, Dieu me vint en aide! Pendant mon absence, il s’était produit un événement qui aurait pu tuer Natacha, si le docteur et moi n’étions arrivés à temps. Un quart d’heure à peine après mon départ, le prince était entré chez elle. Il revenait tout droit de la gare où il avait accompagné les voyageurs. Cette visite était certainement concertée depuis longtemps. Natacha me raconta après qu’au premier moment elle n’avait même pas été étonnée de voir le prince. «J’avais l’esprit confus», me dit-elle.


Il s’assit en face d’elle, la regardant d’un air affectueux et compatissant.


«Chère enfant, lui dit-il en soupirant; je comprends votre chagrin; je savais combien cet instant vous serait pénible, et c’est pourquoi je me suis fait, un devoir de vous rendre visite. Consolez-vous, si vous le pouvez, par la pensée qu’en renonçant à Aliocha, vous avez fait son bonheur. Mais vous savez cela mieux que moi, puisque vous vous êtes résolue à un acte héroïque…


– J’étais assise et j’écoutais, me dit Natacha; mais au début, je ne le comprenais pas bien. Je me souviens seulement qu’il me regardait sans arrêt. Il a pris ma main et l’a serrée. Cela semblait lui être très agréable. J’étais tellement peu présente que je n’ai même pas songé à lui retirer ma main.


– Vous avez compris, poursuivit-il, qu’en devenant la femme d’Aliocha vous pouviez éveiller en lui de la haine à votre égard, et vous avez eu assez de noble fierté pour le reconnaître et décider de…, mais je ne suis pas venu pour vous faire des compliments. Je voulais seulement vous faire savoir que vous n’auriez jamais de meilleur ami que moi. Je compatis à votre chagrin et je vous plains. J’ai pris part malgré moi à toute cette affaire mais…, j’ai accompli mon devoir. Votre noble cœur le comprendra et me pardonnera… J’ai souffert plus que vous, croyez-moi.


– C’est assez, prince, dit Natacha. Laissez-moi en paix!


– Certainement, je vais m’en aller, répondit-il, mais je vous aime comme une fille, et vous me permettrez de venir vous voir. Considérez-moi désormais comme votre père et si je puis vous être utile…


– Je n’ai besoin de rien, laissez-moi, l’interrompit à nouveau Natacha.


– Je sais, vous êtes fière… Mais je vous parle sincèrement, du fond du cœur. Qu’avez-vous l’intention de faire maintenant? Vous réconcilier avec vos parents? Ce serait très heureux, mais votre père est injuste, orgueilleux et despotique; pardonnez-moi, mais c’est vrai. Dans votre maison, vous ne trouverez maintenant que des reproches et de nouvelles souffrances… Cependant, il faut que vous soyez indépendante et mon devoir, mon devoir le plus sacré est de prendre soin de vous et de vous aider. Aliocha m’a supplié de ne pas vous abandonner et d’être votre ami. Et à part moi, il y a des gens qui vous sont profondément dévoués. Vous m’autoriserez, je l’espère, à vous présenter le comte N… Il a un cœur excellent, c’est un parent à nous, et je puis même dire que c’est le bienfaiteur de toute notre famille; il a fait beaucoup pour Aliocha. Aliocha le respectait et l’aimait. C’est un homme puissant, très influent, un vieillard déjà, et une jeune fille peut fort bien le recevoir. Je lui ai déjà parlé de vous. Il peut vous établir et, si vous le voulez, vous procurer une très bonne place…, chez un de ses parents. Je lui ai depuis longtemps expliqué franchement toute notre affaire et il s’est si bien laissé entraîner par ses bons et nobles sentiments qu’il m’a demandé lui-même de vous être présenté le plus vite possible… C’est un homme qui sympathise avec tout ce qui est beau, croyez-m’en, c’est un généreux et respectable vieillard, capable d’apprécier le mérite; tout dernièrement encore, il s’est conduit de la façon la plus chevaleresque au cours d’un incident avec votre père.»


Natacha se redressa, comme si on l’avait, mordue. Maintenant, elle le comprenait.


«Laissez-moi, allez-vous en, tout de suite! s’écria-t-elle.


– Mais, ma chère, vous oubliez que le comte peut être utile aussi à votre père…


– Mon père n’acceptera rien de vous. Allez-vous me laisser! s’écria à nouveau Natacha.


– Oh! mon Dieu, comme vous êtes méfiante et impatiente Je n’ai pas mérité cela, dit le prince en regardant autour de lui avec une certaine inquiétude; en tout cas, vous me permettrez, poursuivit-il en sortant une grosse liasse de sa poche, vous me permettrez de vous laisser ce témoignage de ma sympathie et en particulier de la sympathie du comte N…, qui m’a incité à faire cette démarche. Ce paquet contient dix mille roubles. Attendez, mon amie, reprit-il, en voyant que Natacha se levait d’un air courroucé; écoutez-moi patiemment jusqu’au bout: vous savez que votre père a perdu son procès: ces dix mille roubles sont pour le dédommager de…


– Partez, s’écria Natacha, partez avec votre argent! Je vous perce à jour…, vous êtes un personnage ignoble, ignoble, ignoble!»


Le prince se leva, pâle de fureur.


Il était venu vraisemblablement reconnaître les lieux, voir quelle était la situation, et il comptait fermement sur l’effet que produiraient ces dix mille roubles sur Natacha sans ressources et abandonnée de tous… Abject et grossier, il avait plus d’une fois rendu service au comte N…, vieillard sensuel, dans des affaires de ce genre. Mais il haïssait Natacha et, voyant que l’affaire ne se concluait pas, il changea aussitôt de ton et, avec une joie mauvaise, il se hâta de la blesser AFIN AU MOINS DE NE PAS PARTIR LES MAINS VIDES.


«Ce n’est pas bien de vous fâcher ainsi, mon enfant, dit-il d’une voix qui tremblait un peu du désir impérieux de voir au plus vite l’effet de son injure, ce n’est pas bien du tout. On vous offre une protection, et vous relevez votre petit nez… Vous ne savez pas que vous devriez m’être reconnaissante; il y a longtemps que j’aurais pu vous faire mettre dans une maison de correction, comme père d’un jeune homme débauché et dépouillé par vous et je ne l’ai pas fait…, hé! hé! hé!»


Mais nous entrions déjà. Ayant entendu sa voix depuis la cuisine, j’avais arrêté le docteur une seconde et écouté la dernière phrase du prince. Puis un éclat de rire hideux avait retenti en même temps que l’exclamation désespérée de Natacha: «Oh! mon Dieu!» J’ouvris alors la porte et me jetai sur lui.


Je lui crachai à la figure et le souffletai de toutes mes forces. Il voulut se précipiter sur moi, mais, voyant que nous étions deux, il s’enfuit, après avoir repris sur la table la liasse de billets. Oui, il fit cela: je l’ai vu moi-même. Je m’élançai à sa poursuite avec un rouleau à pâtisserie que je pris sur la table de la cuisine… Lorsque je rentrai dans la chambre, le docteur soutenait Natacha qui se débattait et s’efforçait de lui échapper, comme dans une attaque de nerfs. Il nous fallut longtemps pour la calmer; enfin, nous parvînmes à l’étendre sur son lit; elle délirait.


«Docteur, qu’est-ce qu’elle a? demandai-je, mort de terreur.


– Attendez, me répondit-il; il me faut encore observer et réfléchir…, mais c’est une mauvaise affaire. Cela peut même se terminer par un accès de fièvre chaude… D’ailleurs, nous allons prendre nos mesures…»


Mais une autre idée s’était déjà emparée de moi. Je suppliai le docteur de rester encore deux ou trois heures auprès de Natacha et lui fis promettre de ne pas la quitter un seul instant. Il me donna sa parole et je courus chez moi.


Nelly était assise dans un coin, sombre et agitée, et me regarda d’un air bizarre; je devais sans doute avoir l’air moi-même assez étrange.


Je lui pris les mains, m’assis sur le divan, la fis mettre à genoux à côté de moi et l’embrassai tendrement. Elle devint toute rouge.


«Nelly, mon ange! lui dis-je; veux-tu être notre salut? Veux-tu nous sauver tous?»


Elle me regarda avec perplexité.


«Nelly! Tout notre espoir est en toi! il y a un père: tu l’as vu et tu le connais; il a maudit sa fille et est venu hier te demander de prendre la place de son enfant. Maintenant cette fille, Natacha (tu m’as dit que tu l’aimais!), est abandonnée par celui qu’elle aimait et pour qui elle avait quitté son père. C’est le fils de ce prince qui est venu un soir chez moi, tu te souviens, et qui t’a trouvée seule; tu t’es enfuie pour ne plus le voir et tu as été malade ensuite… Tu le connais! C’est un méchant homme!


– Je sais, répondit Nelly; elle tressaillit et devint toute pâle.


– Oui, c’est un méchant homme. Il déteste Natacha parce que son fils, Aliocha, voulait l’épouser. Aliocha est parti aujourd’hui et une heure après, son père était déjà chez Natacha: il l’a insultée, l’a menacée de la faire mettre dans une maison de correction et s’est moqué d’elle. Me comprends-tu, Nelly?»


Ses yeux noirs étincelèrent, mais elle les baissa aussitôt.


«Je comprends, murmura-t-elle d’une voix presque indistincte.


– Maintenant, Natacha est seule, malade; je l’ai laissée avec notre docteur, et je suis accouru près de toi. Écoute, Nelly: allons chez le père de Natacha; tu ne l’aimes pas, tu ne voulais pas aller chez lui, mais nous allons y aller ensemble. Quand nous entrerons, je lui dirai que maintenant tu veux bien venir chez eux et leur tenir lieu de fille. Le vieux est malade, parce qu’il a maudit Natacha et parce que le père d’Aliocha l’a encore mortellement offensé ces jours derniers. Pour l’instant, il ne veut même pas entendre parler de sa fille, mais il l’aime, il l’aime, Nelly, et il désire se réconcilier avec elle; je le sais; je sais tout cela C’est sûr!… M’entends-tu, Nelly?


– Oui», prononça-t-elle, toujours à voix basse. Tout en lui parlant, je versais des larmes abondantes. Elle me jetait des regards timides.


«Crois-tu ce que je te dis?


– Oui.


– Alors, nous allons y aller, je t’amènerai chez eux, ils t’accueilleront en te comblant de caresses et commenceront à te poser des questions. Je dirigerai la conversation de façon qu’ils t’interrogent sur ton passé, sur ta mère, sur ton grand-père. Raconte-leur tout comme tu me l’as raconté. Dis-leur tout, simplement et sans rien cacher. Tu leur diras comment un méchant homme a abandonné ta mère, comment elle est morte dans le sous-sol de la Boubnova, comment vous alliez par les rues, toi et ta mère, demander l’aumône, ce qu’elle t’a dit et ce qu’elle t’a demandé en mourant. Parle-leur aussi de ton grand-père. Dis qu’il ne voulait pas pardonner à ta mère, qu’elle t’a envoyée le chercher avant de mourir, pour qu’il vienne lui pardonner, qu’il a refusé et… qu’elle est morte. Dis-leur tout, tout! Pendant que tu feras ton récit, le vieux sentira tout cela dans son cœur. Car il sait qu’Aliocha a quitté sa fille aujourd’hui, qu’elle est humiliée, outragée, sans secours, sans défense, exposée aux insultes de son ennemi. Il sait tout cela…, Nelly! Sauve Natacha! Viens, veux-tu?


– Oui», répondit-elle; elle respirait difficilement et elle me jeta un regard étrange, prolongé et scrutateur; on y voyait quelque chose qui ressemblait à un reproche et je sentais cela au fond de moi-même.


Mais je ne pouvais abandonner mon projet. J’y croyais trop. Je pris Nelly par la main et nous sortîmes. Il était déjà plus de deux heures de l’après-midi. Le ciel était couvert. Ces derniers temps, il faisait chaud et étouffant; on entendait au loin les premiers grondements de tonnerre du printemps. Le vent balayait par rafales la poussière des rues.


Nous montâmes dans un fiacre. Pendant tout le trajet, Nelly garda le silence: de temps en temps, elle me regardait de ce même air étrange et énigmatique. Sa poitrine se soulevait, et, comme je la tenais serrée contre moi, je sentais dans ma main son petit cœur battre comme s’il voulait s’échapper.

VII

Le chemin me parut interminable. Enfin, nous arrivâmes et j’entrai, le cœur défaillant, chez mes vieux amis. Je ne savais pas comment je sortirais de cette maison, mais je savais que coûte que coûte je devais en sortir avec le pardon de Natacha et une réconciliation.


Il était déjà quatre heures. Les vieux étaient seuls, comme d’habitude. Nikolaï Serguéitch était déprimé et malade; il reposait sur sa chaise longue, pâle et faible, la tête enveloppée d’un mouchoir. Anna Andréievna, assise à côté de lui, lui bassinait de temps en temps les tempes avec du vinaigre, et ne cessait de le contempler d’un air interrogateur et souffrant; ceci semblait inquiéter et indisposer le vieillard. Il se taisait obstinément et elle n’osait pas rompre le silence. Notre arrivée imprévue les frappa tous deux. Anna Andréievna prit peur en m’apercevant avec Nelly, et les premières minutes nous regarda comme si elle se sentait brusquement coupable.


«Je vous ai amené ma Nelly, leur dis-je en entrant. Elle a bien réfléchi et c’est elle-même qui a voulu venir chez vous. Accueillez-la et aimez-la…»


Le vieux me jeta un regard soupçonneux; ce seul regard laissait déjà deviner qu’il savait tout, qu’il savait que Natacha était maintenant seule, abandonnée, outragée peut-être. Il avait grande envie de pénétrer la secrète raison de notre arrivée et il nous regardait tous deux d’un air interrogateur. Nelly, tremblante, serrait ma main dans la sienne, et tenait ses yeux fixés au sol; de temps en temps seulement, elle jetait autour d’elle des regards craintifs, comme un petit animal pris au piège. Mais Anna Andréievna se ressaisit bientôt; elle se jeta vers Nelly, l’embrassa, la caressa, se mit même à pleurer et la fit asseoir avec des gestes tendres à côté d’elle, sans lâcher sa main. Nelly la regardait de côté avec une curiosité mêlée d’étonnement.


Mais lorsqu’elle eut bien caressé Nelly et l’eut fait asseoir à côté d’elle, la brave vieille ne sut plus que faire et se mit à me regarder d’un air de naïve attente. Nikolaï Serguéitch fronça les sourcils, il n’était pas loin de deviner pourquoi j’avais amené Nelly. Voyant que je remarquais sa mine mécontente et son front soucieux, il porta sa main à sa tête et me dit brusquement:


«J’ai mal à la tête, Vania.»


Nous étions toujours assis en silence; je ne savais par où commencer. La pièce était sombre; un gros nuage noir s’avançait et l’on entendit de nouveau dans le lointain un coup de tonnerre.


«Le tonnerre est venu tôt, cette année, dit le vieux. Et je me souviens qu’en trente-sept, on l’avait entendu encore plus tôt.»


Anna Andréievna poussa un soupir.


«Si on allumait le samovar?» proposa-t-elle timidement. Mais personne ne lui répondit, et elle se tourna vers Nelly.


«Comment t’appelles-tu, ma jolie?» lui demanda-t-elle.


Nelly dit son nom d’une voix faible et baissa les yeux encore davantage. Le vieux la regardait fixement.


«C’est Elena, n’est-ce pas? reprit la vieille en s’animant.


– Oui, répondit Nelly, et il y eut de nouveau une minute de silence.


– Ma sœur Prascovia Andréievna avait une nièce qui s’appelait Elena, dit Nikolaï Serguéitch. On l’appelait aussi Nelly, je me souviens.


– Et alors, ma petite, tu n’as plus ni père, ni mère, ni parents? demanda à nouveau Anna Andréievna.


– Non, murmura Nelly, rapidement et d’un ton craintif.


– C’est ce qu’on m’a dit. Y a-t-il longtemps que ta maman est morte?


– Non, il n’y a pas longtemps.


– Pauvre petite chérie, pauvre petite orpheline» reprit la vieille en la regardant avec compassion. Nikolaï Serguéitch, dans son impatience, tambourinait des doigts sur la table.


«Ta mère était étrangère? C’est bien ce que vous m’avez dit, Ivan Petrovitch?» dit la vieille, continuant ses questions timides.


Nelly me jeta un regard furtif de ses yeux noirs, comme pour m’appeler au secours. Sa respiration était lourde et inégale.


«Sa mère était la fille d’un Anglais et d’une Russe, commençai-je, elle était donc plutôt russe; Nelly est née à l’étranger.


– Alors sa mère était partie avec son mari à l’étranger?»


Nelly devint subitement toute rouge. Anna Andréievna devina aussitôt qu’elle avait fait un pas de clerc, et tressaillit sous le regard courroucé du vieux. Il la fixa d’un air sévère et se détourna vers la fenêtre.


«Sa mère a été trompée par un homme méchant et lâche, dit-il en se tournant soudain vers Anna Andréievna. Elle était partie avec lui de la maison de ses parents et avait confié l’argent de son père à son amant; celui-ci le lui avait extorqué par ruse; il l’a emmenée à l’étranger où il l’a volée et abandonnée. Il s’est trouvé un brave homme qui est resté près d’elle et l’a aidée jusqu’à sa mort. Et lorsqu’il est mort, il y a deux ans, elle est revenue chez son père. C’est bien ce que tu m’as raconté, Vania?» me demanda-t-il d’un ton tranchant.


Nelly, au comble de l’agitation, se leva et voulut se diriger vers la porte.


«Viens ici, Nelly, dit le vieux, en lui tendant enfin la main. Assieds-toi, ici, à côté de moi, là!» Il se pencha, l’embrassa sur le front et lui caressa doucement la tête. Nelly se mit à trembler…, mais se domina. Anna Andréievna, tout attendrie, pleine d’une espérance radieuse, regardait son Nikolaï Serguéitch cajoler l’orpheline.


«Je sais, Nelly, que ce méchant homme, méchant et immoral, a perdu ta mère, et je sais aussi qu’elle aimait et respectait son père», dit le vieux avec émotion, continuant à caresser la tête de Nelly et ne résistant pas à nous lancer ce défi. Une légère rougeur envahit ses joues pâles; il évitait de nous regarder.


«Maman aimait grand-père plus que grand-père ne l’aimait, dit Nelly timidement mais avec fermeté, en s’appliquant aussi à ne regarder personne.


– Comment le sais-tu? lui demanda rudement, le vieillard qui ne se contenait pas plus qu’un enfant, et qui semblait avoir honte de son impatience.


– Je le sais, répondit Nelly, d’un ton brusque. Il n’a pas voulu recevoir maman et…, il l’a chassée.»


Je voyais que Nikolaï Serguéitch voulait dire quelque chose, répliquer, par exemple, que le vieux avait eu des raisons sérieuses de ne pas recevoir sa fille, mais il nous regarda et se tut.


«Et où avez-vous habité, lorsque ton grand-père a refusé de vous revoir? demanda Anna Andréievna qui, brusquement, s’entêtait à poursuivre l’entretien dans cette voie.


– Quand nous sommes arrivées, nous avons cherché grand-père pendant longtemps, répondit Nelly, mais nous n’arrivions pas à le trouver. Maman m’a dit alors que grand-père était autrefois très riche et qu’il voulait construire une fabrique, mais que maintenant il était très pauvre, parce que celui avec qui maman était partie lui avait pris tout l’argent de grand-père et ne le lui avait pas rendu. C’est elle-même qui m’a dit cela.


– Hum! fit le vieux.


– Et elle m’a dit encore, poursuivit Nelly, s’animant de plus en plus et semblant vouloir répondre à Nikolaï Serguéitch tout en s’adressant à Anna Andréievna: elle m’a dit que grand-père était très fâché contre nous; que c’était elle qui était coupable envers lui et qu’elle n’avait plus que lui au monde. Elle pleurait en me disant cela… Avant que nous arrivions, elle m’a dit: «Il ne me pardonnera pas à moi, mais peut-être qu’en te voyant, il t’aimera et me pardonnera à cause de toi.» Maman m’aimait beaucoup, elle m’embrassait en me disant cela, et elle avait très peur d’aller voir grand-père. Elle m’avait appris à prier pour lui et elle priait aussi pour lui, et elle me racontait comment elle vivait autrefois avec grand-père et qu’il l’aimait beaucoup, plus que tout au monde. Le soir, elle lui jouait du piano ou lui faisait la lecture et grand-père l’embrassait et lui donnait beaucoup de cadeaux…, tout le temps, il lui faisait des cadeaux; une fois même, ils se sont disputés, le jour de la fête de maman, parce que grand-père croyait que maman ne savait pas quel cadeau il allait lui faire, et maman le savait depuis longtemps. Maman voulait des boucles d’oreilles, et grand-père avait fait exprès de lui faire croire qu’il lui donnerait une broche; et quand il lui a donné les boucles d’oreilles et qu’il a vu que maman savait déjà ce que c’était, il s’est fâché et il ne lui a pas parlé pendant une demi-journée; mais après, il est venu lui-même l’embrasser et lui demander pardon…


Nelly se laissait entraîner par son récit et une rougeur avivait ses joues pâles.


On voyait que la maman avait parlé plus d’une fois avec sa petite Nelly de ses jours heureux d’antan; assise dans un coin de son sous-sol, tenant dans ses bras et embrassant sa petite fille (la seule consolation qui lui restât) et pleurant sur elle, elle ne soupçonnait point quel écho ses récits trouvaient dans le cœur maladivement impressionnable et précocement mûr de l’enfant.


Mais Nelly, toute à ses souvenirs, sembla se ressaisir soudain; elle jeta autour d’elle un regard méfiant et s’arrêta. Le vieux plissa le front et se remit à tambouriner sur la table; une petite larme se montra aux yeux d’Anna Andréievna, qu’elle essuya en silence de son mouchoir.


«Maman était très malade quand elle est arrivée ici, poursuivit Nelly d’une voix sourde; elle avait mal à la poitrine. Nous avons cherché longtemps grand-père et nous n’avons pas pu le trouver: nous avions loué un coin dans un sous-sol.


– Un coin, malade comme elle l’était! s’écria Anna Andréievna.


– Oui…, répondit Nelly. Maman était pauvre. Elle me disait, ajouta-t-elle en s’animant, que ce n’était pas un péché d’être pauvre, mais que c’en était un d’être riche et d’offenser les autres…, et que Dieu la punissait.


– C’est à Vassili-Ostrov que vous vous étiez installées? Chez la Boubnova?» demanda le vieux, en se tournant vers moi et en s’efforçant de prendre un ton indifférent. Il avait posé cette question comme si cela le gênait de rester assis sans mot dire.


«Non, nous avons d’abord habité rue des Bourgeois, répondit Nelly. C’était très sombre et très humide, reprit-elle après s’être tue un instant: maman est tombée très malade, mais elle se levait encore. Je lui lavais son linge et elle pleurait. Il y avait aussi une vieille femme, la veuve d’un capitaine, qui habitait avec nous et aussi un fonctionnaire en retraite qui rentrait toujours ivre et qui criait et faisait du tapage toutes les nuits. J’avais très peur de lui. Maman me prenait dans son lit et me serrait contre elle, et elle-même tremblait tandis que le fonctionnaire criait et jurait. Un jour, il a voulu battre la femme du capitaine qui était très vieille et qui marchait avec une canne. Maman a eu pitié d’elle et a pris sa défense; alors il a frappé maman, et je me suis jetée sur lui…»


Nelly s’arrêta. Ce souvenir l’avait troublée; ses yeux se mirent à étinceler.


«Seigneur mon Dieu!» s’écria Anna Andréievna, captivée par le récit; elle ne quittait pas des yeux Nelly qui s’adressait surtout à elle.


«Alors, maman est sortie, poursuivit Nelly, et elle m’a emmenée. C’était pendant le jour. Nous avons marché dans la rue jusqu’au soir et maman ne faisait que pleurer, et elle me tenait par la main. J’étais très fatiguée; nous n’avions rien mangé ce jour-là. Maman se parlait tout le temps à elle-même et me répétait: «Reste pauvre, Nelly, et quand je serai morte, n’écoute rien ni personne. Ne va chez personne: reste seule, pauvre, et travaille, et si tu ne trouves pas de travail, demande l’aumône, mais ne va jamais CHEZ EUX.» Comme nous traversions une rue, à la nuit tombante, maman s’est écriée tout à coup «Azor! Azor!» et un grand chien tout pelé a couru vers maman en glapissant et s’est jeté sur elle; maman est devenue toute pâle, a poussé un cri, et est tombée à genoux devant un grand vieillard qui marchait avec une canne et regardait à terre. C’était grand-père. Il était tout maigre et mal habillé. C’était la première fois que je le voyais. Il a eu l’air effrayé, lui aussi, il a pâli, et quand il a vu que maman était à genoux devant lui et lui étreignait les jambes, il s’est dégagé, l’a repoussée, a frappé le trottoir avec sa canne et s’est éloigné rapidement. Azor est resté, encore; il gémissait et léchait le visage de maman, puis il a couru après grand-père, a attrapé le pan de son habit et l’a tiré en arrière, mais grand-père lui a donné un coup de canne. Azor est revenu encore une fois près de nous, mais grand-père l’a appelé; alors il est parti, toujours en gémissant. Maman restait par terre, elle était comme morte; les gens s’étaient rassemblés autour de nous et les agents sont venus. Moi, je pleurais et j’essayais de relever maman. Enfin, elle s’est mise debout, elle a regardé autour d’elle et elle est partie à ma suite. Je l’ai ramenée à la maison. Les gens nous ont regardées longtemps en hochant la tête…


Nelly s’arrêta pour respirer et reprendre des forces. Elle était blême, mais une résolution brillait dans son regard. On voyait qu’elle avait décidé, enfin, de TOUT dire. Il y avait même en elle à cet instant quelque chose de provocant.


«Quoi! fit Nikolaï Serguéitch d’une voix mal assurée et maussade, ta mère avait offensé son père, il avait le droit de la repousser…


– C’est ce que maman m’a, dit, répliqua Nelly d’un ton incisif; pendant que nous rentrions, elle me disait: «C’est ton grand-père, Nelly, je suis coupable envers lui, il m’a maudite, et c’est pourquoi Dieu me punit maintenant.» Tout ce soir-là et les jours suivants, elle a répété cela tout le temps. Quand elle parlait, on aurait dit qu’elle n’avait plus sa raison…»


Le vieux se taisait.


«Et ensuite, vous avez changé de logement? demanda Anna Andréievna, qui continuait à pleurer sans bruit.


– Cette nuit-là, maman est tombée malade; la femme du capitaine a trouvé un logement chez la Boubnova, et nous sommes allées nous y installer le surlendemain avec elle; une fois arrivée, maman s’est couchée et elle est restée trois semaines dans son lit: c’est moi qui la soignais. Nous n’avions plus du tout d’argent; la femme du capitaine nous a aidées, ainsi qu’Ivan Alexandrytch.


– Le fabricant de cercueils, dis-je pour expliquer.


– Quand maman s’est levée et a commencé à marcher, elle m’a parlé d’Azor.»


Nelly s’interrompit. Le vieux avait l’air content que la conversation tombât sur Azor.


«Qu’est-ce qu’elle t’a dit d’Azor? demanda-t-il en se courbant davantage encore dans son fauteuil, comme pour nous dérober complètement son visage.


– Elle me parlait tout le temps de grand-père, répondit Nelly; même malade, elle ne faisait que me parler de lui, et quand elle avait le délire aussi. Et lorsqu’elle a commencé à aller mieux, elle s’est mise à me raconter de nouveau comment elle vivait autrefois…, et elle m’a parlé d’Azor: un jour, dans la campagne, elle a vu des gamins qui traînaient Azor au bout d’une corde pour le noyer dans une rivière; elle leur a donné de l’argent pour le racheter. Grand-père a beaucoup ri quand il a vu Azor. Mais Azor s’est sauvé. Maman s’est mise à pleurer; grand-père a eu peur, et a dit qu’il donnerait cent roubles à celui qui lui rendrait Azor. Deux jours après, on le lui a ramené; grand-père a donné cent roubles et depuis ce jour-là il a commencé à aimer Azor. Maman l’aimait tellement qu’elle le prenait dans son lit. Elle m’a raconté qu’autrefois Azor se promenait dans les rues avec des comédiens, qu’il savait présenter les armes, porter un singe sur son dos, faire l’exercice avec un fusil, et encore beaucoup d’autres choses… Et quand maman a quitté grand-père, grand-père a gardé Azor avec lui, et il se promenait toujours avec lui; aussi, quand maman a vu Azor dans la rue, elle a tout de suite deviné que grand-père était là aussi…»


Le vieux qui, visiblement, espérait qu’Azor ferait diversion, se renfrognait de plus en plus. Il ne posait plus de questions.


«Et tu n’as pas revu ton grand-père? demanda Anna Andréievna.


– Si, quand maman a commencé à aller mieux, je l’ai rencontré encore une fois. J’allais chercher du pain: tout à coup, j’ai vu un homme avec Azor, je l’ai regardé et j’ai reconnu grand-père. Je me suis rangée contre le mur pour le laisser passer. Grand-père m’a regardée longtemps, longtemps, il était si effrayant que j’ai eu peur de lui, puis il a passé; Azor m’avait reconnue et il s’est mis à sauter autour de moi et à me lécher les mains. Je suis vite rentrée à la maison, et, en me retournant, j’ai vu grand-père qui entrait dans la boulangerie. Alors je me suis dit qu’il allait sûrement poser des questions: j’ai eu encore plus peur et quand je suis arrivée à la maison je n’ai rien dit à maman, pour qu’elle ne retombe pas malade. Le lendemain, je ne suis pas allée chez le boulanger: j’ai dit que j’avais mal à la tête; quand j’y suis retournée, deux jours après, je n’ai rencontré personne, mais j’avais tellement peur que j’ai couru tant que j’ai pu. Et, le lendemain encore, brusquement, comme je tournais le coin, j’ai vu grand-père et Azor devant moi. Je me suis sauvée, j’ai tourné dans une autre rue et je suis entrée dans la boutique par une autre porte; mais je me suis de nouveau heurtée brusquement à lui, et j’ai été tellement effrayée que je suis restée là, sans pouvoir bouger. Grand-père m’a regardée longtemps comme l’autre fois, puis il m’a caressé la tête, m’a pris la main et m’a emmenée; Azor nous suivait en remuant la queue. Alors, j’ai vu que grand-père ne pouvait plus se tenir droit, il s’appuyait sur une canne et ses mains tremblaient. Il m’a conduite près d’un marchand qui était au coin et qui vendait dans la rue du pain d’épice et des pommes. Il m’a acheté un coq et un poisson en pain d’épice, un bonbon et une pomme; en cherchant l’argent dans son porte-monnaie, ses mains tremblaient tellement qu’il a laissé tomber une pièce de cinq kopeks; je la lui ai ramassée. Il me l’a donnée avec les pains d’épice, il m’a caressé les cheveux, toujours sans rien dire, et il est parti chez lui.


«Alors je suis rentrée, j’ai tout raconté à maman et je lui ai dit que d’abord j’avais peur de grand-père et que je me cachais quand je le voyais. Maman ne m’a pas crue au début, puis ensuite elle a été si contente que tout ce soir-là elle m’a posé des questions, en m’embrassant et en pleurant, et quand je lui eus tout raconté, elle m’a dit de ne plus jamais avoir peur de grand-père, qu’il m’aimait, puisqu’il était venu exprès pour me voir. Et elle m’a dit d’être gentille avec grand-père et de lui parIer. Le lendemain matin, elle m’a envoyée plusieurs fois faire des courses, pourtant je lui avais dit que grand-père ne venait que le soir. Elle marchait derrière moi et s’est cachée au coin de la rue; le lendemain aussi, mais grand-père n’est pas venu. Ces jours-là, il pleuvait, maman a pris froid en sortant avec moi et a dû se recoucher.


«Grand-père est revenu huit jours après; il m’a encore acheté un poisson et une pomme, mais il ne me disait toujours rien. Quand il est parti, je l’ai suivi sans faire de bruit, car je m’étais dit à l’avance que je chercherais à savoir où il habitait pour le dire à maman. Je marchais derrière lui de l’autre côté de la rue, pour qu’il ne me voie pas. Il habitait loin, pas là où il a habité après et où il est mort, mais dans la rue aux Pois, au troisième étage d’une grande maison. Je suis rentrée tard. Maman était très inquiète, car elle ne savait pas où j’étais. Quand je le lui ai dit, elle a été de nouveau très contente, et elle voulait aller chez grand-père dès le lendemain; mais le lendemain elle a réfléchi, elle a eu peur d’y aller, et elle a hésité pendant trois jours. Ensuite, elle m’a appelée et m’a dit: «Écoute, Nelly, je suis malade maintenant, et je ne peux pas sortir, mais j’ai écrit une lettre à ton grand-père, va le trouver et donne-lui la lettre. Tu le regarderas pendant qu’il la lira et tu feras attention à ce qu’il dira et à ce qu’il fera; puis tu te mettras à genoux, tu l’embrasseras et tu lui demanderas de pardonner à ta maman…» Maman, pleurait beaucoup en m’embrassant; elle m’a signée avant que je parte, a prié, m’a fait mettre à genoux devant l’icône avec elle, et malgré sa maladie m’a accompagnée jusqu’à la porte de la maison. Quand je me retournais, elle était toujours là à me suivre des yeux…


«Je suis arrivée chez grand-père et j’ai ouvert la porte: le crochet n’était pas mis. Grand-père était assis à sa table et mangeait du pain et des pommes de terre; Azor était à côté de lui, et le regardait manger en remuant la queue. Dans cet appartement-là aussi, les fenêtres étaient étroites et sombres et il n’y avait qu’une table et qu’une chaise. Il vivait seul. Je suis entrée: il a eu si peur qu’il est devenu tout pâle et s’est mis à trembler. Moi aussi, j’ai eu peur et je n’ai rien dit, je me suis seulement approchée de la table et j’y ai posé la lettre. Quand grand-père a vu la lettre, il a été si en colère qu’il s’est levé brusquement, a pris sa canne et l’a brandie au-dessus de ma tête, mais il ne m’a pas frappée; il m’a conduite dans l’antichambre et m’a poussée dehors. Je n’avais pas encore descendu la première volée de marches qu’il a rouvert la porte et m’a jeté la lettre non décachetée. Je suis rentrée et j’ai tout raconté à maman. Elle s’est alitée de nouveau…»

VIII

À ce moment, un coup de tonnerre assez violent retentit et de grosses gouttes de pluie vinrent frapper les vitres; la chambre était plongée dans l’obscurité. La vieille se signait comme si elle avait peur. Nous nous étions tous arrêtés brusquement.


«Cela va passer», dit le vieux en jetant un coup d’œil vers les fenêtres; puis il se leva et arpenta la chambre de long en large. Nelly le suivait du regard. Elle était en proie à une agitation extrême anormale. Je le voyais mais elle semblait éviter de me regarder.


«Et après?» demanda le vieux, en se rasseyant dans son fauteuil.


Nelly jeta autour d’elle un regard craintif.


«Tu n’as plus revu ton grand-père?


– Si…


– Oui, oui, continue, ma belle, continue, appuya Anna Andréievna.


– Pendant trois semaines, je ne l’ai pas vu, reprit Nelly, jusqu’à l’hiver. Puis l’hiver est venu et la neige est tombée. Quand j’ai rencontré de nouveau grand-père, au même endroit, j’ai été très contente…, parce que maman était triste qu’il ne vienne plus. Quand je l’ai vu, j’ai fait exprès de passer sur l’autre trottoir, pour qu’il voie que je le fuyais. Je me suis retournée et j’ai vu que grand-père marchait vite pour me rattraper, puis il s’est mis à courir et à crier: «Nelly, Nelly!» Azor courait aussi derrière lui. Cela m’a fait pitié et je me suis arrêtée. Grand-père s’est approché, m’a prise par la main et m’a emmenée, et quand il a vu que je pleurais, il s’est arrêté, m’a regardée, s’est penché et m’a embrassée. Alors il s’est aperçu que j’avais de mauvais souliers et m’a demandé si je n’en avais pas d’autres. Je me suis dépêchée de lui dire que maman n’avait pas du tout d’argent et que nos logeurs nous donnaient à manger par pitié. Grand-père n’a rien dit, mais il m’a conduite au marché, m’a acheté des souliers et m’a dit de les mettre tout de suite, puis il m’a emmenée chez lui, dans la rue aux Pois; avant, il est entré dans une boutique où il a acheté un gâteau et deux bonbons et, quand nous sommes arrivés, il m’a dit de manger le gâteau et m’a regardée pendant que je le mangeais, puis il m’a donné les bonbons. Azor a posé sa patte sur la table, pour demander du gâteau, je lui en ai donné, et grand-père s’est mis à rire. Ensuite, il m’a attirée près de lui, m’a caressé la tête et m’a demandé si j’avais appris quelque chose et ce que je savais. Je le lui ai dit, alors il m’a ordonné de venir chez lui dès que je pourrais, chaque jour, à trois heures, et qu’il me donnerait des leçons. Ensuite, il m’a dit de regarder par la fenêtre jusqu’à ce qu’il me dise de me retourner. Je l’ai fait, mais j’ai tourné tout doucement la tête et j’ai vu qu’il décousait le coin de son oreiller et qu’il en retirait quatre roubles-argent. Puis il me les a apportés en me disant: «C’est pour toi seule.» J’allais les prendre, mais j’ai réfléchi et je lui ai dit: «Si c’est pour moi seule, je ne les prendrai pas.» Grand-père s’est mis tout à coup en colère et m’a dit: «Bon, comme tu veux, prends-les et va-t’en.» Il ne m’a pas embrassée avant que je parte.


Quand je suis rentrée à la maison, j’ai tout raconté à maman; mais maman allait de plus en plus mal. Un étudiant, qui venait chez le marchand de cercueils, soignait maman et lui faisait prendre des remèdes.


«J’allais souvent chez grand-père: maman me l’avait ordonné. Grand-père avait acheté un Nouveau Testament et une géographie et il me donnait des leçons; il me racontait quels pays il y avait dans le monde, quelles gens y vivaient, et il me disait le nom des mers, et ce qu’il y avait avant, et comment le Christ nous avait pardonné à tous. Lorsque je lui posais moi-même des questions, il était très content; alors, je lui ai posé souvent des questions, et il me racontait tout; il me parlait souvent de Dieu. Quelquefois, au lieu de travailler, nous jouions avec Azor; Azor s’était mis à m’aimer beaucoup, je lui avais appris à sauter par-dessus un bâton, et grand-père riait et me caressait les cheveux. Il riait rarement. Il y avait des jours où il parlait beaucoup, puis il se taisait brusquement et restait assis, comme endormi, mais il avait les yeux ouverts. Il restait comme ça jusqu’au soir, et le soir il avait l’air si effrayant, et si vieux… Ou bien, quand j’arrivais, il était assis sur une chaise, en train de réfléchir, et il n’entendait rien, Azor était couché à côté de lui. J’attendais, j’attendais et je toussais; grand-père ne me regardait toujours pas. Alors je m’en allais. À la maison, maman m’attendait dans son lit, et je lui racontais tout, et la nuit venait que j’étais encore à lui raconter et elle à écouter ce que je lui disais de grand-père: ce qu’il avait fait ce jour-là, les histoires qu’il m’avait racontées, et ce qu’il m’avait donné comme leçon. Et quand je lui disais que je faisais sauter Azor par-dessus un bâton et que grand-père riait, elle se mettait aussi à rire tout à coup, riait pendant longtemps, toute joyeuse, et me faisait recommencer, puis elle priait. Je me disais toujours: «Comment se fait-il donc que maman aime tant grand-père, et que lui ne l’aime pas?» Quand je suis arrivée chez grand-père, la fois suivante, je lui ai dit combien maman l’aimait. Il m’a écoutée jusqu’au bout, d’un air furieux, et sans dire un mot; alors, je lui, ai demandé pourquoi maman l’aimait tellement et me posait toujours des questions sur lui, alors que lui ne m’en posait jamais sur elle. Grand-père s’est fâché et m’a mise à la porte; je suis restée un moment derrière la porte, il l’a rouverte brusquement et m’a rappelée, mais il était toujours en colère et ne disait rien. Quand nous avons commencé à lire le Nouveau Testament, je lui ai demandé encore une fois pourquoi il ne voulait pas pardonner à maman, puisque Jésus-Christ avait dit: «Aimez-vous les uns les autres et pardonnez les offenses»? Alors il s’est levé tout à coup et s’est mis à crier que c’était maman qui m’avait appris cela, puis il m’a poussée dehors une seconde fois en me disant de ne jamais revenir chez lui. Et je lui ai dit que maintenant je ne voudrais plus non plus venir chez lui et je suis partie… Et le lendemain, grand-père a déménagé…


– J’avais dit que la pluie cesserait vite. C’est fini, voilà le soleil…, tu vois, Vania», me dit Nikolaï Serguéitch en se tournant vers la fenêtre.


Anna Andréievna le regarda d’un air irrésolu, et soudain l’indignation brilla dans les yeux de la bonne vieille, jusque-là douce et effarouchée. Elle prit sans mot dire la main de Nelly et fit asseoir la petite fille sur ses genoux.


«Raconte, mon ange, lui dit-elle, je t’écouterai. Que ceux qui ont le cœur dur…»


Elle n’acheva pas et fondit en larmes. Nelly me lança un regard interrogateur; elle semblait perplexe et effrayée. Le vieux me regarda, haussa les épaules, mais se détourna immédiatement.


«Continue, Nelly, dis-je.


– Pendant trois jours, je ne suis pas allée chez grand-père, reprit Nelly: à ce moment-là, maman est allée plus mal. Nous n’avions plus du tout d’argent, nous ne pouvions plus acheter de médicaments, et nous ne mangions rien, car nos logeurs eux non plus n’avaient rien, et ils ont commencé à nous reprocher de vivre à leurs crochets. Alors, le troisième jour, je me suis levée et je me suis habillée. Maman m’a demandé où j’allais. Je lui ai dit que j’allais demander de l’argent à grand-père et maman a été contente, car je lui avais raconté qu’il m’avait chassée et je lui avais dit que je ne voulais plus aller chez lui et maman pleurait et me suppliait d’y retourner. Là-bas, on m’a dit que grand-père avait déménagé et je suis allée dans sa nouvelle maison. Quand je suis entrée, il s’est levé brusquement, s’est jeté sur moi, a tapé du pied, mais je lui ai dit tout de suite que maman était très malade, qu’il nous fallait cinquante kopeks pour les remèdes et que nous n’avions rien à manger. Grand-père s’est mis à crier, m’a poussée dans l’escalier et a fermé la porte derrière moi. Mais pendant qu’il me mettait dehors, je lui ai dit que je resterais dans l’escalier et que je ne m’en irais pas avant qu’il me donne de l’argent. Et je me suis assise dans l’escalier. Un instant après, il a ouvert la porte, a vu que j’étais là, et l’a refermée. Puis un long moment s’est écoulé; il a encore ouvert la porte, et l’a refermée en m’apercevant. Il a recommencé souvent. Enfin, il est sorti avec Azor, a fermé la porte et il est passé devant moi sans me dire un mot. Je ne lui ai rien dit non plus et je suis restée assise jusqu’au soir.


– Ma pauvre petite, s’écria Anna Andréievna; mais il devait faire froid dans l’escalier!


– J’avais ma pelisse, répondit Nelly.


– Même en pelisse!… Pauvre chérie, ce que tu as enduré! Et qu’est-ce qu’a fait ton grand-père?»


Les lèvres de Nelly se mirent à trembler, mais elle fit un violent effort pour se dominer.


«Il est revenu lorsqu’il faisait déjà tout à fait sombre; en rentrant, il s’est heurté à moi et a crié: «Qui est là?» Je lui ai dit que c’était moi. Il croyait sûrement que j’étais partie depuis longtemps; quand il a vu que j’étais encore là, il a été très étonné et il est resté longtemps devant moi. Tout à coup, il a frappé l’escalier avec sa canne, il est parti en courant, a ouvert sa porte et, une minute après, il m’a apporté de la monnaie de cuivre, toute en pièces de cinq kopeks qu’il a jetée dans l’escalier. Il a crié: «Tiens, c’est tout ce qui me reste, dis à ta mère que je la maudis», et il a claqué la porte. Les pièces avaient roulé dans l’escalier. Je me suis mise à les chercher dans l’obscurité et grand-père a sans doute deviné que les pièces s’étaient dispersées et que j’avais du mal à les rassembler, car il a ouvert la porte et m’a apporté une bougie à la lumière de la bougie, je les ai trouvées facilement. Grand-père m’a aidée à les ramasser et m’a dit que cela devait faire soixante-dix kopeks; puis il est parti. Quand je suis revenue à la maison, j’ai donné l’argent à maman et je lui ai tout raconté, et maman est allée plus mal, et moi aussi, j’ai été malade toute la nuit; j’avais la fièvre le lendemain, mais je ne pensais qu’à une chose, parce que j’étais fâchée contre grand-père; quand maman s’est endormie, je suis sortie, je suis allée dans la direction de la maison de grand-père, mais je me suis arrêtée sur le pont. C’est alors qu’a passé CET HOMME…


– Archipov, dis-je; je vous en ai parlé, Nikolaï Serguéitch; c’est lui qui était avec le marchand chez la Boubnova et qu’on a roué de coups. C’est la première fois que Nelly l’a rencontré… Continue, Nelly.


– Je l’ai arrêté et je lui ai demandé un rouble-argent. Il m’a regardée et ma demandé: «Un rouble-argent?» Je lui ai dit: «Oui.» Alors, il s’est mis à rire et m’a dit: «Viens avec moi.» Je ne savais pas si je devais y aller; tout d’un coup, un petit vieillard, avec des lunettes dorées, s’est approché: il avait entendu que j’avais demandé un rouble-argent; il s’est penché vers moi et m’a demandé pourquoi je voulais absolument cette somme. Je lui ai dit que maman était malade et qu’elle en avait besoin pour acheter des remèdes. Il m’a demandé où nous habitions, l’a inscrit et m’a donné un billet d’un rouble. L’AUTRE, quand il a vu le petit vieillard à lunettes, s’est en allé et ne m’a plus demandé de venir avec lui. Je suis entrée dans une boutique, et j’ai changé mon rouble contre de la monnaie de cuivre; j’ai enveloppé trente kopeks dans un papier et je les ai mis de côté pour maman; les soixante-dix autres, je ne les ai pas enveloppés, mais je les ai gardés exprès dans ma main, et je suis allée chez grand-père. Quand je suis arrivée, j’ai ouvert la porte, je suis restée sur le seuil, j’ai balancé le bras et je lui ai jeté toutes les pièces qui ont roulé sur le plancher; puis je lui ai dit:


– Voilà votre argent! Maman n’en a pas besoin, puisque vous la maudissez. J’ai claqué la porte et je me suis sauvée.»


Ses yeux s’étaient mis à étinceler, et elle lança au vieux un regard naïvement provocateur.


«C’est ce qu’il fallait faire, dit Anna Andréievna, sans regarder Nikolaï Serguéitch, en serrant Nelly contre elle, c’est ce qu’il fallait faire avec lui: ton grand-père était méchant et cruel…


– Hum fit Nikolaï Serguéitch.


– Et après, après? demanda Anna Andréievna, avec impatience.


– Après, je ne suis plus allée chez grand-père, et il n’est plus venu me voir, répondit Nelly.


– Et qu’êtes-vous devenues, ta mère et toi? Oh! pauvres gens, pauvres gens!


– Maman allait de plus en plus mal, elle ne se levait plus que rarement, reprit Nelly; sa voix se mit à trembler et se brisa. Nous n’avions plus d’argent et j’ai commencé à mendier avec la femme du capitaine. Elle allait de maison en maison, et elle arrêtait les gens bien dans la rue et leur demandait l’aumône; c’est comme cela qu’elle vivait. Elle me disait qu’elle n’était pas une mendiante, mais qu’elle avait des papiers où était inscrit le grade de son mari et où on disait qu’elle était pauvre. Elle montrait ses papiers, et on lui donnait de l’argent. Elle me disait aussi que ce n’était pas honteux de demander à tout le monde. J’allais avec elle et on nous donnait, et c’est comme ça que nous vivions; maman l’avait appris, car les locataires lui avaient reproché d’être une mendiante, et la Boubnova était venue la trouver et lui avait dit qu’elle ferait mieux de me laisser aller chez elle que de m’envoyer demander l’aumône. Elle était déjà venue chez maman et lui avait apporté de l’argent; mais maman l’avait refusé, alors la Boubnova lui avait demandé pourquoi elle était si fière et lui avait envoyé à manger. Mais, quand elle lui a dit cela à propos de moi, maman s’est mise à pleurer et a eu peur; la Boubnova a commencé à l’injurier, elle était ivre, et lui a dit que j’étais une mendiante et que j’allais avec la femme du capitaine; ce soir-là, elle a chassé la femme du capitaine. Maman s’est mise à pleurer quand elle a appris tout cela, puis elle s’est levée, s’est habillée, m’a prise par la main et m’a emmenée. Ivan Alexandrytch a essayé de l’arrêter, mais elle ne l’a pas écouté, et nous sommes sorties. Maman pouvait à peine marcher; à chaque instant, elle s’asseyait et je la soutenais. Elle me disait de la conduire chez grand-père; la nuit était déjà venue depuis longtemps. Tout d’un coup, nous sommes arrivées dans une grande rue; des voitures s’arrêtaient devant une maison, il en sortait beaucoup de monde, les fenêtres étaient toutes éclairées et on entendait de la musique. Maman s’est arrêtée, m’a saisie, et m’a dit alors: «Nelly, reste pauvre, reste pauvre toute ta vie, mais ne va pas chez eux, quel que soit celui qui t’appelle ou vienne te chercher. Toi aussi, tu pourrais être là-bas, riche, dans une belle robe, mais je ne le veux pas. Ils sont méchants et cruels, et voici ce que je t’ordonne: reste pauvre, travaille, et demande l’aumône, et si quelqu’un vient te chercher, dis-lui: je ne veux pas aller chez vous!…» Voilà ce que maman m’a dit quand elle était malade, et je veux lui obéir toute ma vie, ajouta Nelly, frémissante d’émotion et le visage empourpré; toute ma vie, je servirai et je travaillerai, je suis venue chez vous pour vous servir et pour travailler, et je ne veux pas être votre fille…


– Assez, assez, ma mignonne, assez! s’écria la vieille, en serrant Nelly dans ses bras. Ta maman était malade lorsqu’elle t’a dit cela.


– Elle était folle, dit rudement le vieillard.


– Elle était peut-être folle, répliqua Nelly vivement, elle était peut-être folle, mais c’est ce qu’elle m’a ordonné, et je le ferai toute ma vie. Après m’avoir dit cela, elle est tombée évanouie.


– Seigneur Dieu! s’écria Anna Andréievna malade, dans la rue, en hiver!…


– On voulait nous conduire au poste, mais un monsieur est intervenu; il m’a demandé où nous habitions, m’a donné dix roubles et a ordonné à son cocher de nous reconduire chez nous. Après cela, maman ne s’est plus jamais levée, et elle est morte trois semaines après…


– Et son père? Il ne lui a pas pardonné! s’exclama Anna Andréievna.


– Non! répondit Nelly qui se dominait, mais qui était à la torture. Une semaine avant sa mort, maman m’a appelée et m’a dit: «Nelly, va une dernière fois chez ton grand-père, et demande-lui de venir me voir et de me pardonner; dis-lui que je vais mourir d’ici une huitaine de jours et que je te laisse seule au monde. Dis-lui encore que je regrette de mourir…» J’y suis allée, j’ai frappé chez grand-père, il a ouvert et quand il m’a vue, il a voulu tout de suite refermer la porte, mais je m’y suis cramponnée des deux mains et je lui ai crié: «Maman est en train de mourir, elle vous appelle, venez!» Mais il m’a repoussée et a fermé la porte brusquement. Je suis revenue chez maman, je me suis couchée à côté d’elle, je l’ai prise dans mes bras et je ne lui ai rien dit… Maman m’a prise aussi dans ses bras et ne m’a rien demandé…


À ce moment, Nikolaï Serguéitch s’appuya lourdement de la main sur la table et se leva, mais, après nous avoir enveloppés tous d’un regard étrange et troublé, il se laissa retomber dans son fauteuil, comme à bout de forces. Anna Andréievna ne le regardait plus et serrait Nelly contre elle en sanglotant.


«Le dernier jour, avant de mourir, vers le soir, maman m’a appelée, m’a pris la main et m’a dit: Je vais mourir aujourd’hui, Nelly», elle a voulu dire encore quelque chose, mais elle n’a pas pu. Je l’ai regardée: elle semblait, déjà ne plus me voir, mais elle serrait ma main dans les siennes. J’ai retiré doucement ma main et je suis sortie en courant, j’ai couru tout le long du chemin jusque chez grand-père. Quand il m’a vue, il s’est levé aussitôt et m’a regardée, et il a eu tellement peur qu’il est devenu tout pâle et s’est mis à trembler. Je lui ai pris la main et j’ai juste pu lui dire: «Elle va mourir.» Alors, il s’est affolé tout à coup, il a pris sa canne et a couru après moi il allait même oublier son chapeau; pourtant, il faisait froid. J’ai pris son chapeau, je le lui ai mis, et nous sommes partis tous les deux en courant. Je le pressais et je lui ai dit de prendre un fiacre, car maman allait mourir d’un instant à l’autre; mais il n’avait que sept kopeks sur lui. Il a arrêté des cochers, a marchandé avec eux, mais ils n’ont fait que rire, et ils se sont moqués aussi d’Azor, car Azor était venu avec nous; alors, nous avons continué à courir. Grand-père était fatigué, et respirait difficilement, mais il se dépêchait tout de même. Tout à coup, il est tombé et son chapeau a roulé. Je l’ai relevé. Je lui ai remis son chapeau et je l’ai pris par la main pour le conduire: nous sommes arrivés juste avant la nuit… Mais maman était déjà morte… Quand grand-père l’a vue, il s’est frappé les mains l’une contre l’autre, s’est mis à trembler et est resté auprès d’elle, sans rien dire. Alors je me suis approchée, j’ai pris grand-père par la main et je lui ai crié: «Voilà, méchant homme, homme cruel, regarde maintenant Regarde!» Alors grand-père s’est mis à crier et il est tombé par terre, comme mort…»


Nelly bondit, se dégagea de l’étreinte d’Anna Andréievna et se tint debout au milieu de nous, pâle, à bout de forces et de souffrances. Mais Anna Andréievna se précipita vers elle, la prit de nouveau dans ses bras et se mit à crier, comme inspirée: «C’est moi, c’est moi qui serai ta mère maintenant, Nelly, et tu seras mon enfant! Oui, Nelly, allons-nous-en et abandonnons-les tous, ces cruels, ces méchants! Qu’ils s’amusent aux dépens des autres, Dieu leur en tiendra compte!… Viens, Nelly, allons-nous-en, partons d’ici…»


Jamais je ne l’avais vue dans un tel état et je ne l’aurais pas crue capable d’une telle émotion. Nikolaï Serguéitch se redressa dans son fauteuil, se leva et lui demanda d’une voix entrecoupée:


«Où vas-tu, Anna Andréievna?


– Chez elle, chez ma fille, chez Natacha! cria-t-elle en entraînant Nelly vers la porte.


– Attends, arrête!…


– Inutile d’attendre, homme au cœur de pierre. Il y a trop longtemps que j’attends, et elle aussi; adieu!»


Après cette réponse, la vieille dame se détourna, jeta un regard vers son mari et s’arrêta, stupéfaite. Nikolaï Serguéitch se tenait devant elle, il avait pris son chapeau et, de ses mains débiles et tremblantes, il endossait hâtivement, son manteau.


«Toi aussi…, toi aussi, tu viens avec moi s’écria-t-elle, en croisant les mains d’un air de supplication et en le regardant avec incrédulité, comme si elle n’osait croire à un pareil bonheur.


– Natacha, où est ma Natacha? Où est-elle? Où est ma fille?» Ces paroles s’échappèrent enfin de la poitrine du vieillard. «Rendez-moi ma Natacha! Où est-elle?» Et, saisissant le bâton que je lui tendais, il se précipita vers la porte.


«Il a pardonné! Il a pardonné!» s’écria Anna Andréievna.


Mais le vieux n’alla pas jusqu’au seuil. La porte s’ouvrit soudain, et Natacha fit irruption dans la chambre, pâle, les yeux brillants, comme si elle avait la fièvre, sa robe était froissée et trempée de pluie. Le fichu qu’elle avait mis sur sa tête avait glissé sur ses épaules et de grosses gouttes de pluie étincelaient sur les épaisses mèches éparses de ses cheveux. Elle entra en courant et, voyant son père, se jeta à genoux, les bras tendus vers lui.

IX

Mais il la tenait déjà dans ses bras!…


Il l’avait saisie, et, la soulevant comme un enfant, l’avait portée dans son fauteuil; puis il était tombé à genoux devant elle. Il lui baisait les mains, les pieds, se hâtait de l’embrasser, de la dévorer des yeux, comme s’il ne pouvait croire encore qu’elle était de nouveau avec eux, qu’il la voyait et l’entendait, elle, sa fille, sa Natacha! Anna Andréievna, en larmes, avait pris son enfant dans ses bras, serrait sa tête contre sa poitrine et, semblant défaillir dans cette étreinte n’avait plus la force de prononcer une parole.


«Mon amie!… Ma vie!… Ma joie!… s’exclamait le vieux d’une voix saccadée. Il tenait la main de Natacha, et, tel un amoureux, contemplait son visage pâle, maigre, mais charmant, ses yeux où brillaient des larmes. «Ma joie!… Mon enfant répétait-il, puis il se taisait de nouveau et la regardait avec ivresse. Qui est-ce qui m’avait dit qu’elle avait maigri! nous dit-il avec un sourire furtif et enfantin, toujours à genoux devant elle. Elle est maigre, c’est vrai, elle est pâle, mais regardez-la un peu! Comme elle est jolie! Elle est encore mieux qu’avant, oui, encore mieux! ajouta-t-il, se taisant malgré lui sous cette douleur, née de la joie, qui lui semblait vouloir briser son âme en deux.


– Levez-vous, papa! Mais levez-vous donc, dit Natacha. Moi aussi, je veux vous embrasser…


– Oh! ma chérie! Tu as entendu, tu as entendu, ma petite Anna, comme elle a dit cela gentiment!


Et il la prit fébrilement dans ses bras.


«Non, Natacha, c’est moi, c’est moi qui dois rester à tes pieds jusqu’à ce que mon cœur sente que tu m’as pardonné, car jamais, jamais je ne pourrai maintenant mériter mon pardon! Je t’ai repoussée, je t’ai maudite, tu m’entends, Natacha, je t’ai maudite, j’ai pu faire cela!… Et toi, et toi tu as pu croire que je l’avais maudite! Tu l’as cru! Il ne fallait pas le croire! Il ne fallait pas, tout simplement! Cruel petit cœur! Pourquoi n’es-tu pas venue à moi? Tu savais bien comment je t’accueillerais… Oh! Natacha, tu te rappelles combien je t’aimais jadis: eh bien, maintenant et pendant tout ce temps, je t’ai aimée deux fois, mille fois plus qu’avant! Je t’aimais avec mon sang! Je me serais arraché le cœur et je l’aurais jeté tout sanglant à tes pieds!… Oh! ma joie!


– Embrassez-moi donc, alors, cruel, sur les lèvres, sur le visage, comme maman! s’écria Natacha d’une voix faible et douloureuse, voilée par les larmes de la joie.


– Sur les yeux aussi! Sur les yeux! Tu te souviens, comme autrefois! répéta le vieux après une longue et douce étreinte. Oh! Natacha, est-ce que tu rêvais quelquefois de nous? Moi, j’ai rêvé de toi presque chaque nuit; chaque nuit, tu venais à moi, et je pleurais sur toi, et une fois, je t’ai vue toute petite, comme quand tu avais dix ans et que tu commençais à étudier le piano tu avais une petite robe courte, de jolis petits souliers, et des menottes roses…, elle avait des petites mains roses, tu te souviens, Anna? Tu es venue vers moi, tu t’es assise sur mes genoux et tu m’as entouré de tes bras… Et tu as pu penser, méchante enfant, que je t’avais maudite, que je ne t’accueillerais pas, si tu revenais!… Mais je…, écoute, Natacha, je suis allé souvent vers toi; ta mère ne l’a pas su, personne ne l’a su: tantôt je restais sous tes fenêtres, tantôt j’attendais: quelquefois j’attendais une demi-journée dans la rue, n’importe où, près de ta porte! Tu allais peut-être sortir, et j’aurais pu te voir de loin! Et le soir, il y avait souvent une bougie allumée à ta fenêtre: combien de fois ne suis-je pas venu, rien que pour regarder ta bougie, rien que pour apercevoir ton ombre, te bénir, pour la nuit. Et toi, m’as-tu jamais béni pour la nuit? Pensais-tu à moi? Ton petit cœur sentait-il que j’étais là, sous ta fenêtre? Et combien de fois, en hiver, n’ai-je pas monté ton escalier, tard, dans la nuit, et je restais sur le palier obscur; je prêtais l’oreille à ta porte, espérant entendre ta voix, ou ton rire… Je t’aurais maudite? Mais, l’autre soir, je suis venu chez toi, je voulais te pardonner et ce n’est qu’à la porte que j’ai rebroussé chemin… Oh Natacha!»


Il se mit debout, la souleva du fauteuil et la tint serrée contre son cœur.


«Elle est là, de nouveau, sur mon cœur! s’écria-t-il; oh, je te rends grâce pour tout, mon Dieu, pour tout, et pour ton courroux et pour ta clémence!… Et pour ton soleil, qui brille maintenant sur nous, après l’orage! Pour toute cette minute, je te rends grâce! Oh! que nous soyons humiliés, offensés, nous voici de nouveau ensemble; que les orgueilleux, les superbes qui nous ont abaissés et outragés triomphent maintenant! Qu’ils nous jettent la pierre! Ne crains rien, Natacha… Nous irons la main dans la main, et je leur dirai: «C’est ma fille chérie, ma fille bien-aimée, ma fille innocente, que vous avez offensée et humiliée, mais que j’aime, moi, que j’aime et que je bénis à jamais!»


– Vania, Vania!» dit Natacha d’une voix faible en me tendant la main, tandis que son père continuait à la tenir embrassée.


Oh! jamais je n’oublierai qu’en cette minute elle s’est souvenue de moi et m’a appelé!


«Où est donc Nelly? demanda le vieux en regardant autour de lui.


– Oui, où est-elle? s’écria Anna Andréievna, la petite chérie! Nous l’avons abandonnée!»


Mais elle n’était pas là; elle s’était glissée sans se faire remarquer dans la chambre à coucher. Nous y allâmes tous. Nelly était dans un coin, derrière la porte, où elle se cachait peureusement.


«Nelly, qu’as-tu, mon enfant?» s’écria le vieillard, et il voulut la prendre dans ses bras. Mais elle attacha sur lui un long regard…


«Maman, où est maman?» dit-elle, comme absente. Où est ma maman?» cria-t-elle encore une fois, en tendant vers nous ses mains tremblantes, et, soudain, un cri horrible, épouvantable, s’échappa de sa poitrine; son visage se crispa et elle tomba sur le plancher, en proie à une terrible crise…

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