3

La barge Bénarès entra dans le port fluvial de Naïade une heure avant le coucher du soleil. L’équipage et les pèlerins se pressèrent contre le bastingage pour regarder les cendres encore fumantes de ce qui avait été naguère une ville de vingt mille âmes. Il en restait peu de chose. La célèbre Hostellerie du Fleuve, construite à l’époque de Billy le Triste, avait brûlé jusqu’aux fondations. Son débarcadère et ses pontons carbonisés, ainsi qu’une partie de ses terrasses ombragées, étaient à demi affaissés dans le lit peu profond du fleuve. Le bâtiment des douanes n’était plus qu’une carcasse incendiée. Le terminal des dirigeables, à l’extrémité nord-est de la ville, subsistait uniquement sous la forme d’une tour d’amarrage noire comme du charbon. Il n’y avait plus le moindre vestige du petit temple gritchtèque du bord de l’eau. Plus grave encore, du point de vue des pèlerins, était la destruction de la Gare Fluviale de Naïade. Le débarcadère était entièrement dévasté, et les enclos des mantas s’ouvraient sur le fleuve.

— Bordel de Dieu ! s’exclama Martin Silenus.

— Qui a pu faire ça ? demanda le père Hoyt. Le gritche, vous croyez ?

— Les FT, plus vraisemblablement, lui dit le consul. Peut-être en se battant contre le gritche, au demeurant.

— Je n’arrive pas à y croire, fit Brawne Lamia.

Elle se tourna vers A. Bettik, qui venait de les rejoindre sur le pont arrière.

— Vous n’étiez pas au courant ?

— Non, répondit l’androïde. Nous n’avons plus aucun contact, depuis huit jours, avec toute la zone située au nord des écluses.

— Comment ça ? s’étonna Lamia. Même s’il n’y a pas d’infosphère sur ce foutu monde, vous devez bien avoir des radios ?

A. Bettik eut un léger sourire.

— Nous avons bien la radio, H. Lamia, mais les satcoms ont été détruits, ainsi que les relais hyperfréquences des écluses de Karla. Quant aux ondes courtes, nous n’y avons pas accès.

— Et les mantas ? demanda Kassad. Croyez-vous que nous puissions arriver jusqu’à la Bordure avec celles que nous avons ?

Bettik fronça les sourcils.

— Il le faudra bien, colonel. Mais c’est un crime. Les deux mantas déjà harnachées ne s’en remettront pas. Avec de nouvelles bêtes, nous aurions pu atteindre la Bordure avant l’aube. Avec ces deux-là, ajouta l’androïde en haussant les épaules, peut-être dans l’après-midi, si elles tiennent le coup jusque-là.

— Le chariot à vent nous attendra ? demanda Het Masteen.

— Il faut l’espérer, répondit A. Bettik. À présent, si vous voulez bien m’excuser, je vais voir ce que je peux faire pour nourrir ces pauvres bêtes. Il faudrait que nous puissions repartir dans l’heure qui vient.


Ils ne virent absolument personne dans les ruines de Naïade ou aux alentours. Aucun bateau n’arriva de l’amont. Après avoir navigué une heure en direction du nord-est, ils pénétrèrent dans une région où les forêts et les plantations du cours inférieur du Hoolie cédaient la place aux prairies orange et vallonnées du sud de la mer des Hautes Herbes. De temps à autre, le consul apercevait la tour de terre d’une colonie de fourmis architectes. Ces structures dentelées, au bord du fleuve, atteignaient parfois près de dix mètres de haut. Nulle part ils ne virent trace d’une habitation humaine intacte. Le ferry du gué de Betty avait totalement disparu. Il ne restait même pas un bout de câble ou un abri pour marquer l’endroit où il avait fonctionné durant près de deux siècles. L’Auberge des Randonneurs, au cap de la Grotte, était sombre et silencieuse. A. Bettik et les autres membres de l’équipage appelèrent à plusieurs reprises, mais aucune réponse ne sortit de l’entrée noire de la caverne.

Le coucher de soleil fit descendre sur le fleuve une quiétude sensuelle que brisa bientôt un chœur d’insectes et de cris d’oiseaux de nuit. Durant quelque temps, la surface du fleuve Hoolie servit de miroir au disque gris-vert du ciel crépusculaire, uniquement troublée par les bonds des poissons happant les insectes du soir et par le sillage des mantas qui peinaient pour remorquer la barge. Tandis que l’obscurité s’établissait enfin, d’innombrables diaphanes de la prairie, beaucoup plus ternes que leurs cousines de la forêt, mais aux ailes plus larges, formant des taches d’ombres luminescentes de la taille d’un jeune enfant, prenaient leur vol au fond des vallées, entre les ondulations des collines. Lorsque les constellations s’allumèrent et que les météores commencèrent à sillonner le ciel nocturne, spectacle merveilleux qu’aucune lumière d’origine humaine ne venait troubler, les lanternes du bateau s’allumèrent et le dîner fut servi sur le pont arrière.

Les pèlerins du gritche étaient silencieux, comme s’ils retournaient encore dans leur tête le sombre et déroutant récit de Kassad. Le consul n’arrêtait pas de boire depuis la fin de la matinée, et il ressentait maintenant l’agréable sensation de déphasement – par rapport à la réalité, et aussi à la douleur du souvenir – qui lui permettait d’affronter chaque soirée et chaque longue nuit. Il demanda, de la voix ferme et posée qui est la marque du véritable alcoolique, à qui il incombait d’entreprendre le récit suivant.

— C’est mon tour, fit Martin Silenus.

Le poète, lui aussi, avait bien bu depuis le début de la matinée. Sa voix n’était pas moins assurée que celle du consul, mais la rougeur de ses pommettes osseuses et la lueur un peu hallucinée de son regard le trahissaient.

— Disons que c’est moi qui ai tiré le numéro 3, fit-il en brandissant son bout de papier. Si vous tenez toujours à entendre ma putain d’histoire…

Brawne Lamia souleva son verre de vin à hauteur de ses lèvres, fronça les sourcils et le reposa devant elle.

— Ne vaudrait-il pas mieux discuter d’abord de ce que les deux premiers récits nous ont appris, afin de voir comment notre… situation présente pourrait en être affectée ? demanda-t-elle.

— Pas encore, intervint Kassad. Les informations dont nous disposons ne sont pas suffisantes.

— Laissons parler H. Silenus, déclara Sol Weintraub. Nous discuterons ensuite de ce que nous aurons entendu.

— Je suis d’accord, approuva Lénar Hoyt.

Het Masteen et le consul hochèrent la tête.

— Très bien, fit Martin Silenus. Je vais vous raconter mon histoire. Laissez-moi seulement finir ce putain de vin.

Le récit du poète : « Les Chants d’Hypérion. »

Au commencement était le Verbe. Puis arriva le traitement de texte, et leur foutu processeur de pensée. La mort de la littérature s’ensuivit. Ainsi va la vie.

Francis Bacon a déclaré un jour : « De la mauvaise et inadéquate formation des mots découle une délicieuse obstruction de l’esprit. » Nous avons tous eu nos moments de délicieuse obstruction, n’est-ce pas ? Et moi un peu plus que les autres. L’un des plus grands écrivains du XXe siècle, aujourd’hui oublié – l’écrivain, pas le siècle – a eu un jour ce bon mot : « J’adore le métier d’écrire. C’est l’encre et le papier que je ne peux pas voir. » Vous saisissez ? Eh bien, amigos et amiguette, j’adore le métier de poète. Ce sont ces putains de mots que je ne peux pas supporter.

Par où commencer ?

Par Hypérion, peut-être ?

(Fondu)

Près de deux siècles standard plus tôt.

Les cinq vaisseaux d’ensemencement du roi Billy le Triste spiralent comme des pissenlits dorés sur le fond lapis d’un ciel qui ne nous est que trop familier. Nous nous posons comme des conquistadors à la parade. Plus de deux mille créateurs des arts visuels, écrivains, sculpteurs, poètes, ARNistes, vidéo et holoréalisateurs, compositeurs et décompositeurs – j’en passe, et des meilleurs – entourés de cinq fois leur nombre d’administrateurs, techniciens, écologistes, superviseurs, chambellans et autres lèche-cul professionnels, sans mentionner la famille des culs royaux en chair et en os, entourée à son tour de dix fois son nombre d’androïdes prêts à retourner la terre, à pelleter le charbon dans les réacteurs, à édifier des cités, à coltiner un fardeau ou un autre… Vous voyez le tableau, quoi.

Nous avions posé le pied sur un monde déjà ensemencé par de pauvres bougres qui avaient régressé à l’état primitif deux siècles plus tôt, et qui survivaient au jour le jour, selon la loi du gourdin, comme ils pouvaient. Naturellement, les nobles descendants de ces vaillants pionniers nous prirent pour des dieux, surtout après que quelques représentants de nos forces de sécurité eurent scorifié deux ou trois des plus agressifs d’entre eux. Tout aussi naturellement, nous acceptâmes leur vénération comme un dû, et nous les fîmes travailler pour nous aux côtés de nos peaux-bleues, labourant le quarantième Sud et édifiant notre rutilante cité sur la colline.

Pour une rutilante cité, on peut dire que c’en était une. Les ruines que vous voyez aujourd’hui ne peuvent pas vous donner une idée de ce qu’était cette cité. Le désert, en trois siècles, s’est avancé, et les aqueducs venus de la montagne se sont écroulés. Il ne reste plus qu’un squelette. Mais à son heure de gloire, la Cité des Poètes était resplendissante : l’Athènes de Socrate avec le piment intellectuel de la Venise de la Renaissance, plus la ferveur artistique du Paris des impressionnistes, la vraie démocratie de la première décennie d’Orbit City, et l’avenir sans fin de Tau Ceti Central.

Vers la fin, bien sûr, il ne restait plus rien de toute cette splendeur. Il n’y avait plus que le claustrophobique hall à hydromel de Hrothgar, avec le monstre qui attendait dans les ténèbres de l’extérieur. Nous avions notre Grendel, pour sûr. Nous avions même notre Hrothgar, si l’on veut bien serrer un peu les paupières en regardant le profil pathétique et quelque peu voûté du roi Billy le Triste. Il ne nous manquait que les Geats, notre grand Beowulf aux larges épaules et à la petite cervelle, avec sa bande de joyeux psychopathes. C’est pourquoi, faute d’avoir un héros, nous nous sommes cantonnés dans les rôles de victimes, composant nos propres sonnets, répétant nos ballets et déroulant nos parchemins pendant que notre Grendel aux épines d’acier emplissait la nuit de terreur et moissonnait les fémurs et les cartilages.

C’est vers cette époque que, sous l’apparence d’un satyre dont la chair était le miroir de l’âme, je me trouvai plus près de finir mes Cantos, l’œuvre de toute ma vie, que je ne me suis jamais trouvé au cours de ces cinq siècles de poursuite opiniâtre.

(Fondu au noir)

Il me vient à l’esprit que l’histoire de Grendel est quelque peu prématurée. Les personnages ne sont pas encore en scène. Les scénarios dislinéaires et la prose non contiguë ont leurs défenseurs, dont je ne suis pas le moindre, mais au bout du compte, mes amis, c’est le personnage qui gagne ou perd l’immortalité sur le vélin. N’avez-vous jamais eu le secret sentiment que, quelque part, en cet instant même, Huckleberry Finn et son ami Jim font avancer leur radeau sur une rivière lointaine, et qu’ils sont beaucoup plus réels que le chausseur oublié qui nous a vendu une paire de souliers pas plus tard qu’hier ? N’importe comment, s’il faut que cette putain d’histoire soit racontée, il faut aussi que vous sachiez qui est dedans. Par conséquent – et croyez qu’il m’en coûte – je suis obligé de commencer par le commencement.


Au commencement était le Verbe. Et le Verbe était programmé en langage binaire. Et le Verbe dit : « Que la vie soit ! » C’est ainsi que, quelque part au plus profond des voûtes du TechnoCentre du domaine de ma mère, le sperme congelé de mon papa depuis longtemps décédé fut décongelé, mis en suspension, secoué comme les milk-shakes à la vanille d’antan, fourré dans un engin qui ressemblait pour moitié à un pistolet à eau et pour moitié à un godemiché, puis éjaculé – en appuyant sur une poire magique – dans ma maman, à l’époque où la lune était pleine et l’ovule à point.

Il n’était pas vraiment indispensable que ma maman se fasse imprégner de cette manière barbare, naturellement. Elle aurait pu opter pour une fécondation ex utero, pour un amant auquel on aurait greffé l’ADN de papa, pour un clone de substitution, pour une naissance virginale à base de greffe génétique ou tout ce que vous voudrez… Cependant, comme elle me l’a confié bien plus tard, elle a préféré ouvrir les jambes à la tradition. J’ai idée qu’elle y a pris son pied.

Quoi qu’il en soit, je naquis ainsi.

Oui, je suis bien né sur la Terre, l’Ancienne Terre, et allez vous faire empaler, Lamia, si vous ne me croyez pas. Nous vivions dans le domaine de ma mère, sur une île qui n’était pas très éloignée de la Grande Réserve d’Amérique du Nord.

(Notes pour la description de la maison natale sur l’Ancienne Terre :)

Crépuscules fragiles passant du violet au fuchsia puis au pourpre au-dessus des silhouettes de papier crépon des arbres qui prolongent la perspective de la pelouse au sud-ouest. Le ciel, que ne trouble aucun nuage ni aucune traînée de condensation, a la transparence délicate de la porcelaine de Chine. Silence présymphonique de la première lumière de l’aube, suivi du coup de cymbale du lever de soleil dont l’orange et le roux s’illuminent d’or. Puis c’est la longue et froide descente vers le vert : ombres des frondaisons de cyprès et de saules pleureurs, feutre vert des clairières.

Le domaine de ma mère – notre domaine – occupe cinq cents hectares centrés au milieu d’un million d’autres. Ses pelouses ont la taille de petites prairies dont l’herbe est si parfaite qu’elle invite à s’y coucher pour une douce sieste. Les essences nobles servent de cadran solaire à la Terre. Leur ombre tourne sans relâche, se contractant à midi, se profilant à l’est lorsque le jour vient à mourir. Chêne royal. Orme géant. Peuplier du Canada. Cyprès. Séquoia. Bonzaïs. Banians abaissant leurs nouveaux troncs comme les colonnes lisses d’un temple auquel le ciel sert de toit. Saules, alignés le long de canaux soigneusement quadrillés ou de cours d’eau capricieux, dont les longues branches semblent lancer au vent d’antiques chants funèbres.

La maison se dresse au sommet d’une basse colline où, l’hiver, les courbes brunes du sol ressemblent aux flancs lisses de quelque animal femelle aux muscles puissants faits pour la course. La construction accuse le poids des siècles accumulés. Une tour de jade, sur la cour de l’est, capte le premier rayon de l’aube. Une série de pignons, au sommet de l’aile sud, projette des triangles d’ombre sur la serre de cristal, à l’heure du thé, tandis que les terrasses et le dédale des escaliers extérieurs, le long des galeries à colonnades de la façade à l’est, jouent leurs jeux d’Escher avec les ombres de l’après-midi.

C’était après la Grande Erreur, mais avant que tout ne devienne inhabitable. Nous occupions principalement le domaine durant ce que nous appelions, assez curieusement, les « périodes de rémission », qui étaient des oasis de dix à dix-huit mois de tranquillité relative entre deux spasmes planétaires tandis que ce putain de mini-trou noir du Groupe de Kiev digérait des morceaux de choix du cœur de la Terre en attendant le prochain festin. Pendant les périodes « chaudes », nous allions en villégiature chez l’oncle Kowa, dans la banlieue de la Lune, sur un astéroïde terraformé amené là avant la migration extro.

Vous êtes peut-être en train de vous dire que je suis né avec une putain de petite cuiller d’argent entre les miches. Je ne chercherai pas à me disculper. Après trois mille ans de bricolage raté autour de la notion de démocratie, les familles survivantes de l’Ancienne Terre en étaient arrivées à la conclusion que la seule manière de mettre un terme à la prolifération de toute cette racaille, c’était de l’empêcher de se reproduire ou, plutôt, de financer la création de flottes d’ensemencement ou d’exploration par vaisseaux à effet de spin, d’encourager l’émigration distrans – tous les thèmes hégiriens apportés par le vent de panique qui soufflait sur la planète. Qu’ils se reproduisent tant qu’ils veulent, pourvu qu’ils laissent la Terre tranquille. Et le fait que la planète mère était une vieille pute malade qui puait de la bouche n’était pas de nature à arrêter ladite racaille dans son élan. Elle n’était pas si bête.

Comme Bouddha, j’avais presque atteint l’âge adulte lorsque je connus les premières atteintes de la pauvreté. J’étais âgé de seize années standard, en pleine Wanderjahr, et je parcourais l’Inde sac au dos lorsque je rencontrai un mendiant. Les Vieilles Familles de L’Inde les gardaient en circulation pour des motifs religieux, mais tout ce que je savais, à l’époque, c’était que j’avais devant moi un homme en haillons, dont on voyait les côtes, qui tendait une corbeille d’osier au milieu de laquelle il y avait un ancien lecteur de crédit, et qui suppliait les passants d’y insérer leur plaque universelle. Mes amis jugèrent ce spectacle hystérique. Je me mis à vomir. Cela se passait à Bénarès.

Mon enfance fut privilégiée, mais pas outrancièrement. Je conserve un plaisant souvenir de la « grande dame » Sybil (c’était ma grand-tante du côté de ma mère) et de ses fastueuses réceptions. Je me rappelle une certaine virée de trois jours dans l’archipel de Manhattan, où les invités furent amenés d’Orbit City et des arcologies européennes par vaisseau de descente. Je me rappelle l’Empire State Building se dressant sur l’eau avec ses innombrables lumières reflétées dans les lagunes et les canaux bordés de fougères tandis que les VEM déversaient leurs passagers sur la plate-forme panoramique d’où l’on apercevait les foyers allumés, tout en bas, sur les îles surpeuplées des gratte-ciel environnants.

La Grande Réserve d’Amérique du Nord était pour nous, en ce temps-là, un vaste terrain de jeux. On dit qu’il restait encore huit mille habitants sur ce mystérieux continent, mais une moitié était composée de vagabonds tandis que l’autre comprenait des ARNistes renégats qui exerçaient leur art en ressuscitant des espèces végétales et animales depuis longtemps disparues de leur habitat nord-américain antédiluvien, des ingénieurs écologistes, des primitifs patentés tels les Sioux Ogalalla ou la confrérie des Hell’s Angels, sans compter, bien sûr, les touristes occasionnels. J’avais un cousin qui prétendait parcourir la réserve sac au dos, d’une zone panoramique à l’autre, mais ses déplacements se limitaient en réalité au Middle West, où ces zones étaient relativement plus proches les unes des autres et où les hordes de dinosaures étaient beaucoup moins nombreuses.

Durant le premier siècle qui suivit la Grande Erreur, Gaia, grièvement blessée, fut néanmoins lente à mourir. L’effet de dévastation était plus prononcé durant les périodes chaudes, qui revenaient régulièrement en spasmes précisément programmés, suivis de rémissions de plus en plus courtes et de conséquences de plus en plus terribles. Cependant, chaque fois, la planète tenait bon et se réparait du mieux qu’elle pouvait.

Comme je l’ai dit, la Grande Réserve était notre terrain de jeux, mais la Terre agonisante l’était aussi, au sens propre. Ma mère m’avait offert mon premier VEM lorsque j’avais sept ans, et aucun endroit du globe ne se trouvait à plus d’une heure de vol de chez nous. Mon meilleur copain, Amalfi Schwartz, habitait dans le Grand Ensemble du Mont Erebus, sur le territoire de l’ancienne République de l’Antarctique. Nous nous retrouvions tous les jours. Le fait que les transports distrans fussent prohibés par les lois de l’Ancienne Terre ne nous gênait pas le moins du monde. Étendus côte à côte, la nuit, sur le versant de quelque colline, contemplant dans le ciel les dix mille Lumières en Orbite, les vingt mille feux de la Ceinture et les deux ou trois mille étoiles visibles, nous ne ressentions aucune jalousie, aucun désir de rejoindre l’hégire qui, en ce moment même, tissait la toile distrans du Retz. Nous étions tout simplement heureux.

Les souvenirs que je conserve de ma mère sont étrangement stylisés, comme si elle n’était qu’un personnage issu de mon cycle de romans de La Terre qui meurt. Ce qui n’est pas totalement à exclure. Peut-être ai-je été élevé par des robots dans les cités automatisées d’Europe, nourri au sein par des androïdes du désert de l’Amazonie. Peut-être ai-je simplement germé dans une cuve, comme la levure de bière. Ce qui reste de ma mère dans mon souvenir, c’est une longue robe blanche qui glisse sans bruit, comme un fantôme, dans l’ombre des grandes salles du domaine, ou bien les veines bleues, d’une délicatesse infinie, sur le dos de ses mains aux doigts effilés, tandis qu’elle sert le thé dans la lumière damasquinée de poussière d’or de notre serre, ou bien encore la lueur d’une bougie, capturée comme une mouche d’or dans la toile luisante de sa chevelure, relevée en chignon dans le style des grandes dames du temps jadis. Il m’arrive de rêver que j’entends sa voix dans toute sa centralité berçante et fœtale, mais lorsque je me réveille il n’y a plus que le vent qui agite les rideaux de dentelle ou bien les bruits d’un océan inhumain qui fait crisser les galets.

Dès que j’ai été en âge de penser par moi-même, j’ai su que je serais – qu’il fallait que je sois – poète. Ce n’était pas comme si j’avais eu vraiment le choix. C’était plutôt comme si toute cette beauté agonisante qui m’entourait rendait en moi son dernier soupir et m’ordonnait, me condamnait à passer le restant de mes jours à jouer avec les mots, en expiation, peut-être, du massacre irréfléchi de son propre monde-berceau par notre race. Poète je devins donc, pour le meilleur et pour le pire.

J’avais un précepteur du nom de Balthazar, humain mais décrépit, rescapé des antiques ruelles odoriférantes d’Alexandrie, d’une pâleur presque bleue à force d’avoir subi tous ces traitements Poulsen. On aurait dit une momie irradiée incluse dans du plastique liquide. Et avec ça, aussi lubrique que le bouc proverbial. Des siècles plus tard, dans ma période de satyre, je pense que j’ai fini par comprendre les pulsions priapiques de ce pauvre don Balthazar. Mais, à cette époque, c’était plutôt embarrassant pour les petites filles qui faisaient partie du personnel du domaine. Humaines ou androïdes, Balthazar ne faisait pas le détail, elles y passaient toutes.

Heureusement pour moi et pour mon éducation, le goût prononcé de don Balthazar pour les tendrons n’avait aucune composante homosexuelle. Ses frasques ne se traduisaient pour moi que par des absences à nos séances de répétition ou par une propension excessive à me faire apprendre par cœur des vers d’Ovide, de Senesh ou de Wu.

Ce fut, au demeurant, un excellent précepteur. J’étudiai avec lui les classiques de la dernière période et les Anciens, il me montra les ruines d’Athènes, de Rome, de Londres et d’Hannibal, dans le Missouri. Je n’avais jamais d’interrogations de contrôle ni d’examens. Il voulait que je retienne tout par cœur dès le premier contact, et je ne l’ai jamais déçu sur ce point. Il parvint à convaincre ma mère que les traquenards de l’« éducation progressive » n’étaient pas pour une famille de l’Ancienne Terre, de sorte que je ne connus jamais les raccourcis mentaux acrobatiques de la thérapie ARN, de l’immersion totale dans l’infosphère, du flash-back systémique, des groupes transcendantaux, de la « pensée élevée » aux dépens des faits, ou encore de la programmation préscolaire. La conséquence de toutes ces lacunes fut que, dès l’âge de six ans, j’étais capable de réciter par cœur toute la traduction donnée par Fitzgerald de L’Odyssée, que je composai une sextine avant de savoir m’habiller tout seul, et que je pensais en vers de fugue spiralés avant même ma première interface avec une IA.

Mon éducation scientifique, par contre, manqua quelque peu de rigueur. Don Balthazar n’éprouvait qu’un intérêt limité pour ce qu’il nommait le « côté mécanique de l’univers ». J’atteignis vingt-deux ans avant de m’apercevoir que les ordinateurs, les UMT et les systèmes de vie de l’astéroïde de mon oncle Kowa étaient des machines, et non des manifestations bienveillantes des animas qui nous entouraient. Je croyais dur comme fer aux lutins, aux fées, à la numérologie, à l’astrologie et à la magie de la nuit de la Saint-Jean, au fond des forêts primitives de la GRAN. Comme Keats et Lamb dans le studio de Haydon, don Balthazar et moi portions des toasts à la « confusion des mathématiques » et pleurions la destruction de la poésie de l’arc-en-ciel par le prisme indiscret de H. Newton. Plus tard dans la vie, cette défiance, je peux même dire cette haine, inculquée en moi de manière précoce, de tout ce qui est scientifique ou clinique, devait beaucoup me servir. Il n’est guère difficile, ai-je appris, de vivre en païen pré-copernicien dans l’Hégémonie post-scientifique.


Mes premiers poèmes étaient exécrables. Comme c’est le cas pour la plupart des mauvais poètes, je n’avais pas conscience de ce fait, ancré que j’étais dans mon arrogance et dans la croyance stupide que l’acte de création en soi confère de la valeur aux avortons sans valeur que l’on engendre en son nom. Ma mère faisait preuve d’une exquise tolérance tandis que je semais dans toute la maison d’infâmes mirlitons fumeux. Elle avait toujours été indulgente envers son unique enfant, même lorsque celui-ci était aussi incontinent qu’un lama insouciant et non apprivoisé. Don Balthazar, lui, ne faisait aucun commentaire sur mes œuvres, principalement, je suppose, parce que j’évitais de les lui montrer. Il estimait, de toute manière, que le vénérable Daton était un escroc, que Salmud Brevy et Robert Frost auraient dû se pendre avec leurs propres boyaux, que Wordsworth était un crétin, et que tout ce qui était au-dessous des Sonnets de Shakespeare représentait une profanation du langage. Je ne voyais aucune raison d’ennuyer don Balthazar avec mes vers, même si je me savais un génie en herbe.

Je publiai plusieurs de ces crottes littéraires dans les divers périodiques sur papier alors en vogue dans les principales arcologies des Grandes Maisons d’Europe, les responsables amateurs de ces publications étant aussi désireux d’obliger ma mère qu’elle l’était de me faire plaisir. De temps à autre, je priais Amalfi ou l’un de mes autres compagnons de jeux (moins aristocrates que moi, et donc branchés sur l’infosphère ou sur les modulateurs distrans) de transmettre quelques-unes de mes œuvres dans la Ceinture ou sur Mars, d’où elles prendraient peut-être le chemin distrans des lointaines colonies alors en plein essor, mais ils ne donnaient jamais suite à mes demandes, et j’en concluais qu’ils étaient trop absorbés par leurs occupations.

La croyance en une identité de poète ou d’écrivain avant l’épreuve du feu de la publication est aussi naïve et dérisoire que la croyance d’un enfant en sa propre immortalité. Et les désillusions qui s’ensuivent sont tout aussi douloureuses.


Ma mère rendit son dernier soupir en même temps que l’Ancienne Terre. La moitié environ des Anciennes Familles étaient encore là au moment du dernier cataclysme. J’avais alors vingt ans, et j’avais conçu le projet romantique de m’éteindre avec ma planète natale. Mais ma mère en décida autrement. Ce n’était pas tant ma disparition prématurée qui la préoccupait – tout comme moi, elle avait une tournure d’esprit beaucoup trop égocentrique pour penser à quelqu’un d’autre en un moment pareil – ni même le fait que l’extinction de l’ADN que je portais en moi signifierait la fin d’une longue lignée d’aristocrates remontant jusqu’au Mayflower. Non ; ce qui la tracassait, c’était que la famille allait mourir avec des dettes. Nos cent dernières années d’extravagances, semble-t-il, avaient été financées au moyen de prêts massifs accordés par la Banque de la Ceinture et quelques autres discrets établissements extraterrestres. Maintenant que les continents de la Terre se craquelaient, que les grandes forêts étaient en flammes, que les océans brûlants se soulevaient en une soupe stérile, que l’air lui-même se transformait peu à peu en un magma trop chaud et trop épais pour être respiré, mais pas encore assez consistant pour être labouré, les banques demandaient à être remboursées, et j’étais solidaire.

Ou, plutôt, c’était le calcul de ma mère qui l’était pour moi. Elle liquida tous nos avoirs quelques semaines avant qu’ils ne fussent liquéfiés au sens physique du terme. Puis elle déposa deux cent cinquante mille marks sur un compte à long terme à la Banque de la Ceinture, avant le transfert précipité de son agence, et m’expédia en villégiature dans le Protectorat Atmosphérique de Rifkin, sur Heaven’s Gate, une planète mineure qui orbitait autour de l’étoile Véga. Même à cette époque reculée, ce monde toxique possédait une liaison distrans avec le système Solaire, mais je n’en fis pas usage. Je ne voyageai pas non plus à bord de l’unique vaisseau à effet de spin, équipé d’un propulseur Hawking, qui faisait escale sur Heaven’s Gate une fois par année standard. Non. Ma mère m’avait envoyé sur ce caillou du bout du monde à bord d’une vieille statofusée de la troisième génération, infraluminique, bourrée d’embryons de veaux congelés, de jus d’orange lyophilisé et de virus nourriciers, pour un voyage qui devait durer cent vingt-neuf années de vaisseau, avec un déficit de temps objectif qui s’élevait à cent soixante-sept années standard !

Ma mère avait calculé que les intérêts cumulés de son dépôt à long terme suffiraient à éponger la dette familiale, et peut-être à me faire vivre confortablement pendant quelque temps. Pour la première et la dernière fois de sa vie, cependant, elle avait fait une erreur dans ses calculs.


(Notes pour une esquisse d’Heaven’s Gate :)

Rues bourbeuses rayonnant à partir des docks de transformation de la station comme des stigmates sur le dos d’un lépreux. Nuages d’un brun soufré pendant en haillons d’un ciel de jute pourri. Un enchevêtrement informe de structures de bois à moitié rongées avant même d’avoir été entièrement achevées, et les fenêtres sans carreaux tournent leur regard aveugle vers les bouches béantes de leurs voisines. Indigènes se reproduisant comme… comme des humains, je suppose. Infirmes sans yeux, les poumons brûlés par l’atmosphère pourrie, escortant un chapelet d’enfants à la peau boursouflée, autour de cinq années standard, aux yeux chassieux et larmoyants à cause d’une atmosphère empoisonnée qui les tuera avant la quarantaine. Leur sourire est carié, leurs cheveux gras pullulent de poux et de tiques draculéennes à la panse gonflée de sang. Des parents sourient fièrement. Vingt millions de ces bouseux entassés dans des bidonvilles qui débordent d’une île plus petite que la pelouse de l’aile ouest de ma demeure familiale sur l’Ancienne Terre, luttant pour respirer le seul bloc d’atmosphère respirable sur une planète où inhaler ailleurs, c’est mourir, se pressant le plus près possible du centre d’un cercle de moins de cent kilomètres qui demeure le seul lieu de survie depuis que la Station de Production d’Atmosphère est tombée en panne.

Heaven’s Gate. Ma nouvelle patrie.

Ma mère n’avait pas envisagé la possibilité que tous les comptes de la Terre fussent gelés, puis absorbés par l’économie en pleine croissance du Retz. Elle ne s’était pas rappelé non plus que la raison pour laquelle les gens avaient attendu le propulseur Hawking avant d’aller voir comment était fait le bras spiralé de la Galaxie était que, dans le sommeil cryotechnique de longue durée, contrairement à ce qui se passe dans une fugue de quelques semaines ou de quelques mois, les risques d’accident cérébral irréversible s’élevaient à seize pour cent. J’ai eu, relativement, de la chance. Quand ils m’ont sorti de ma caisse, sur Heaven’s Gate, et quand ils m’ont mis à la construction des canaux d’acide à la périphérie, je n’avais subi qu’une seule attaque cérébrale. Physiquement, j’étais bon, au bout de quelques semaines de temps local, pour le travail au fond des puits de boue. Mentalement, il y avait beaucoup à désirer.

Tout le côté gauche de mon cerveau avait été isolé, comme on isole un secteur endommagé dans un vaisseau, à l’aide de portes étanches qui laissent le reste des compartiments atteints exposé au vide spatial. J’étais capable de penser normalement. Je retrouvai rapidement le contrôle du côté droit de mon corps. Seuls les centres du langage étaient endommagés au point de ne plus pouvoir être réparés simplement. Le merveilleux ordinateur organique enfoncé dans mon crâne avait vidé son contenu de mots comme un programme avarié. L’hémisphère droit n’était pas dépourvu de toute capacité de langage, mais seules les unités de communication les plus émotionnellement chargées pouvaient trouver place dans cet hémisphère affectif, et mon vocabulaire se trouvait réduit à neuf mots (ce qui, je devais l’apprendre plus tard, était assez exceptionnel, la majorité des victimes d’AVC n’en retenant que deux ou trois). Pour la petite histoire, voici quels étaient ces mots : chier, putain, foufoune, merde, baiser, enfoiré, cul, pipi et caca. Une analyse rapide mettra ici en évidence un certain facteur de redondance. J’avais à ma disposition six substantifs, deux verbes et un adjectif, plus un mot qui pouvait servir à la fois de substantif et de verbe, avec des sens différents. Il y avait donc en réalité trois verbes et sept substantifs. En outre, trois mots au moins pouvaient servir d’apostrophe. Mon nouvel univers linguistique était composé de trois monosyllabes, cinq bisyllabes et un trisyllabe. Parmi les bisyllabes, trois appartenaient au langage de la petite enfance, et deux consistaient en la répétition d’une même syllabe. Ma panoplie d’expressions offrait trois ou quatre possibilités d’exhortation à s’effacer et deux références directes à l’anatomie humaine. Six mots sur neuf correspondaient à deux fonctions d’élimination, et quatre à la fonction sexuelle.

L’un dans l’autre, c’était suffisant.

Je ne dirai pas que je me souviens des trois années passées au fond des puits de boue et des taudis d’Heaven’s Gate avec attendrissement, mais je dois reconnaître que ce furent pour moi des années édifiantes, probablement plus que les deux premières décennies de ma vie sur l’Ancienne Terre.

Je m’aperçus bientôt que, avec mon entourage immédiat – Raclure, le pelleteur, Onk, la terreur des bidonvilles, à qui je payais une taxe de protection, et Kiti, la pute décolorée avec qui je pieutais quand j’en avais les moyens – mon vocabulaire était bien utile.

— Putain merde ! m’écriais-je en gesticulant. Pipi caca foufoune !

— Je vois, faisait Raclure, exhibant son unique dent. Tu veux aller au magasin de la compagnie acheter du chewing-gum aux algues, hein ?

— Enfoiré ! lui répondais-je en souriant.


La vie d’un poète ne réside pas seulement dans la danse-langage achevée de l’expression, mais également dans la combinaison quasi infinie de la mémoire et de la perception avec une sensibilité particulière à ce qui est perçu et remémoré. Mes trois années en temps local sur Heaven’s Gate, représentant près de quinze cents jours standard, me permirent de voir, d’entendre, de sentir et de me rappeler, exactement comme si j’avais littéralement connu une seconde naissance. Quelle importance, si cette seconde naissance avait eu lieu en enfer ? L’expérience retravaillée est la quintessence de toute véritable poésie, et l’expérience brute était mon cadeau de baptême pour cette seconde vie qui s’ouvrait à moi.

Je n’eus pas de problème pour m’adapter à un meilleur des mondes qui avait un siècle et demi d’avance sur celui d’où je venais. Malgré nos beaux discours sur l’expansion et l’esprit pionnier de ces cinq derniers siècles, nous savons tous à quel point notre univers humain est devenu statique et sclérosé. Nous sommes dans la confortable période d’obscurantisme de l’invention intellectuelle. Les institutions changent peu. Quand elles changent, c’est par une évolution graduelle plutôt que par une révolution. La recherche scientifique se traîne de côté, comme un crabe, au lieu de faire des bonds intuitifs en avant, comme par le passé. Les appareils changent encore moins. Les technologies de palier que nous connaissons tous seraient immédiatement identifiables – et utilisables – pour nos arrière-grands-parents. Pendant mon long sommeil, l’Hégémonie était devenue une entité formelle, et le Retz avait commencé à prendre sa forme finale. La Pangermie avait pris sa place démocratique au bas de la liste des despotes bienveillants de l’humanité, le TechnoCentre avait fait sécession du service des humains pour leur offrir son aide, un peu plus tard, en tant que partenaire et non plus comme esclave. Quant aux Extros, ils se cantonnaient dans l’ombre et dans leur rôle de Némésis.

Tout cela n’empêchait pas que la situation évolue, peu à peu, vers la masse critique, avant même que je ne me retrouve en état de congélation dans mon sarcophage de glace, entre des carcasses de porcs et des sorbets. Ces prolongements évidents d’anciennes applications exigeaient peu d’efforts de compréhension. En outre, l’histoire, vue de l’intérieur, est toujours une sombre bouillie digestive bien différente du ruminant trop aisément reconnaissable que les historiens voient de loin.

Ma vie était faite uniquement d’Heaven’s Gate et des exigences de la survie au jour le jour sur ce monde. Le ciel y avait la couleur éternelle d’un coucher de soleil marron jaune suspendu comme un plafond qui s’écroule à quelques mètres au-dessus de ma baraque. Celle-ci m’offrait un confort inattendu, sous la forme d’une table à manger, d’une paillasse à dormir et à baiser, d’un trou à pisser et à chier, et d’une fenêtre à contemplation silencieuse. Mon environnement était le reflet de mon vocabulaire.

La prison a toujours été un endroit stimulant pour les écrivains, en ce qu’elle tue le double démon de la mobilité et de la diversion. Heaven’s Gate ne faisait nullement exception à la règle. Le Protectorat Atmosphérique s’était approprié mon corps, mais mon esprit – ou ce qu’il en restait – m’appartenait encore.

Sur l’Ancienne Terre, je composais mes poèmes sur un processeur de pensée persoc Sadu-Dekenar, affalé dans un fauteuil rembourré à dossier inclinable, ou bien flottant dans ma barge EM au-dessus des sombres lagunes, ou encore en me promenant à pied, absorbé dans mes pensées, dans des berceaux de verdure odoriférants. Les produits exécrables, indisciplinés, mous du poignet et flatulents de ces rêveries créatrices ont déjà été décrits. Mais sur Heaven’s Gate, j’avais découvert les vertus stimulantes pour l’esprit du travail physique, et je devrais dire plutôt du travail physique brise-membres, éclate-poumons, tord-entrailles, déchire-ligaments et rompt-les-couilles. Mais tant que le labeur est pesant et répétitif, découvris-je, l’esprit n’est pas seulement libre de vagabonder vers des climats plus cléments, il s’envole littéralement vers les cimes.

Sur Heaven’s Gate, tout en raclant la merde des canaux à boue dans la lumière rouge de Véga Primo, tout en rampant sur les mains et sur les genoux parmi les stalactites et les stalagmites des bactéries de recyclage qui tapissaient les conduites labyrinthiennes de la station, je devins poète.

Tout ce qu’il me manquait, c’était les mots.


L’auteur le plus honoré du XXe siècle, William Gass, a déclaré un jour à l’occasion d’une interview : « Les mots sont les objets suprêmes. Ce sont des choses dotées d’esprit. »

Et c’est vrai. Ils sont aussi purs et transcendants que n’importe quelle idée qui projeta jamais son ombre dans la caverne platonicienne de nos perceptions. Mais ce sont aussi des traquenards de tromperies et de perceptions erronées. Les mots déforment notre pensée en l’orientant dans des chemins infinis d’auto-illusion, et le fait que nous passions la plus grande partie de notre vie mentale dans des châteaux de l’esprit construits avec des mots signifie que nous manquons de l’objectivité nécessaire pour nous apercevoir de ces terribles distorsions de la réalité que nous apporte le langage. Exemple : l’idéogramme chinois désignant l’honnêteté est un symbole en deux parties représentant un homme qui se tient littéralement à côté du mot. Jusqu’ici, c’est très bien. Mais que signifie le mot « intégrité » dans les langues latines disparues, ou bien « patrie », ou « progrès », ou « démocratie », ou « beauté » ? Même dans nos auto-tromperies, nous devenons des dieux.

Un philosophe mathématicien du nom de Bertrand Russell, qui vécut et mourut dans le même siècle que Gass, a écrit : « Le langage sert non seulement à exprimer la pensée, mais à rendre possibles des pensées qui ne pourraient exister sans lui. » C’est là que se trouve l’essence du génie créatif de l’humanité, et non dans les grands édifices de la civilisation ni dans les armes flash-bang qui peuvent y mettre fin. C’est dans les mots qui fertilisent les nouveaux concepts comme le spermatozoïde attaquant un ovule. On pourrait rétorquer que les enfants siamois du mot/idée sont la seule contribution que l’espèce humaine puisse, veuille ou doive apporter à la complexité du cosmos. (Oui, notre ADN est unique, mais celui d’une salamandre ne l’est pas moins. Oui, nous construisons des artefacts, mais c’est aussi le propre de nombreuses espèces allant du castor à la fourmi architecte dont les tours crénelées sont visibles en ce moment par bâbord avant. Oui, nous tissons des objets réels à partir du fil de l’étoffe dont sont faits les rêves mathématiques, mais l’univers est câblé d’arithmétique. Tracez un cercle, et π surgit. Entrez dans un nouveau système solaire, et les formules de Tycho Brahe vous attendent, tapies sous la cape de velours noir de l’espace-temps. Mais où donc l’univers a-t-il caché un mot dans ses couches extérieures de biologie, de géométrie ou de roc insensé ?) Même les traces de vie intelligente que nous avons découvertes – les ballons de Jupi II, les Constructeurs de Labyrinthes, les empathes seneshiens d’Hébron, les Bâtonniers de Durulis, les architectes des Tombeaux du Temps ou le gritche lui-même – nous ont laissé des mystères à étudier, ainsi que d’obscurs artefacts, mais pas de langage. Pas le moindre mot.

Le poète John Keats écrivit un jour à son ami Bailey : « Je ne suis certain de rien d’autre que du caractère sacré de l’affection du Cœur et de la vérité de l’Imagination – ce que l’imagination capture en tant que Beauté ne peut être que vérité – qu’elle ait existé au préalable ou non. »

Le poète chinois George Wu, qui mourut au cours du dernier conflit sino-japonais, environ trois siècles avant l’hégire, comprenait parfaitement ce problème lorsqu’il dictait à son persoc : « Les poètes sont les sages-femmes démentes de la réalité. Ils ne voient pas ce qui est, ni ce qui peut être, mais ce qui doit devenir. » Et, plus tard, dans sa dernière disquette adressée à son amante, une semaine avant sa mort, il dit encore : « Les mots sont les seules munitions dans la cartouchière de la vérité. Et les poètes sont les francs-tireurs qui s’en servent. »

Au commencement, voyez-vous, était le Verbe. Et le Verbe prit consistance de chair dans la trame de l’univers humain. Seul le poète peut assurer l’expansion de l’univers, en trouvant des raccourcis vers des réalités nouvelles de la même manière que le propulseur Hawking creuse des galeries sous la barrière de l’espace-temps einsteinien.

Être un poète, un vrai poète, me disais-je, c’était devenir l’avatar de l’humanité incarnée. Accepter de revêtir le manteau du poète, c’est porter la croix du Fils de l’Homme, et souffrir les affres de la naissance de la Mère Spirituelle de l’Humanité.

Devenir un vrai poète, c’est devenir Dieu.


J’essayais de mon mieux d’expliquer ces choses à mes amis d’Heaven’s Gate.

— Cul baiser foufoune pipi caca cul. Enfoiré !

Ils secouaient la tête en souriant, et finissaient par s’éloigner. Les grands poètes sont rarement compris par leurs contemporains.

Les nuages marron jaune faisaient pleuvoir sur moi leur pluie acide. Je pataugeais jusqu’aux cuisses dans la boue pour nettoyer les algues-sangsues qui obstruaient les canalisations d’égout de la ville. Raclure mourut au cours de ma deuxième année de séjour sur cette planète, alors que nous étions tous au travail sur le chantier de prolongement du canal de la Première Avenue jusqu’aux plaines de boue de Midsump. Un accident. Il avait voulu escalader une dune de vase pour sauver une rose soufrée de la jointoyeuse qui avançait lorsqu’un éboulement l’a englouti. Kiti s’est mariée quelque temps après. Elle a continué de tapiner à mi-temps, mais nous nous sommes peu à peu perdus de vue. Elle est morte en couches peu après le tsunami vert qui a emporté Bouseville. J’ai continué d’écrire des vers.

Comment, me demanderez-vous, peut-on écrire de la poésie avec un vocabulaire de neuf mots de l’hémisphère droit ?

La réponse est que je me passais des mots. La poésie n’est faite qu’accessoirement de mots. Elle concerne au premier chef la vérité. Je traitais directement le Ding an Sich, la substance derrière l’ombre, tissant de puissants concepts, des images et des métaphores à la manière d’un ingénieur qui construirait un gratte-ciel en dressant d’abord un squelette en fibres composites, bien avant de mettre en place les revêtements de verre, de plastique et de chrome-aluminium.

Petit à petit, les mots me revinrent. Le cerveau possède une aptitude remarquable à se refaçonner et à se ressourcer. Ce qui s’était perdu dans l’hémisphère gauche s’était installé ailleurs ou avait fait valoir ses droits dans les régions sinistrées comme des fermiers qui retournent sur une plaine dévastée par l’incendie, mais rendue plus fertile par les cendres. Là où, peu de temps avant, un simple mot comme « sel » me faisait bafouiller et bégayer, mon cerveau explorant le vide comme le bout de la langue l’emplacement d’une dent manquante, les paroles et les phrases revenaient peu à peu, comme les noms de compagnons de jeux oubliés. Dans la journée, je peinais dans les champs de boue, mais la nuit, assis à ma table branlante, j’écrivais mes Cantos à la lumière d’une lampe à graisse fumante et grésillante. C’est Mark Twain qui a dit un jour de son ton bonhomme : « La différence entre le mot juste et le mot presque juste est la même qu’entre l’éclair et la luciole. » C’est amusant, mais incomplet. Au cours des longs mois où j’ai commencé à rédiger mes Cantos sur Heaven’s Gate, je me suis aperçu que la différence entre trouver le mot juste et accepter d’utiliser un mot approximatif équivalait plutôt à la différence entre recevoir la foudre sur sa tête et contempler en spectateur les jeux d’éclairs dans le ciel.

Mes Cantos prirent forme et consistance. Écrits sur les fines feuilles de papier d’algue-sangsue recyclé dont ils nous distribuaient des tonnes en guise de papier hygiénique, griffonnés à l’aide de feutres à bon marché vendus dans le magasin de la compagnie, mes Cantos prirent peu à peu de l’ampleur. Tandis que les mots me revenaient et se mettaient en place comme les fragments éparpillés d’un puzzle en 3D, j’avais éprouvé le besoin de leur donner une forme. Puisant dans les enseignements de don Balthazar, j’avais tâté de la noblesse mesurée du vers épique de Milton, auquel j’avais ajouté, reprenant de plus en plus confiance, la sensualité romantique de Byron, associée à la célébration keatsienne du langage. Remuant bien le tout, je l’avais assaisonné d’un rien de cynisme brillant à la manière de Yeats et d’une pincée de l’arrogance obscure et scolastique de Pound. J’avais haché menu puis réduit en cubes cette mixture, non sans y avoir ajouté des ingrédients tels que la maîtrise de l’imagerie d’Eliot, le sentiment de l’espace chez Dylan Thomas, le poids du destin chez Delmore Schwartz, avec un zeste d’épouvante emprunté à Steve Tem, un semblant d’innocence à Salmud Brevy, une métrique complexe à Daton, le culte du physique étant fourni par Wu et le sens ludique radical par Edmund Ki Fererra.

Pour finir, naturellement, j’avais écarté tout ce mélange, et j’avais écrit les Cantos dans un style entièrement à moi.


Sans Onk, la terreur des bidonvilles, je serais probablement encore sur Heaven’s Gate, à creuser des canaux d’acide le jour et à écrire les Cantos la nuit.

C’était mon jour de repos, et je me rendais avec mes Cantos sous le bras – mon unique exemplaire manuscrit – à la bibliothèque de la compagnie, dans un coin du réfectoire, pour y faire quelques recherches, lorsque Onk et deux de ses copains apparurent au détour d’une ruelle pour me demander le paiement d’avance de la taxe de protection pour le mois suivant. Nous n’avions pas de plaques universelles dans le Protectorat Atmosphérique d’Heaven’s Gate. Nous avions l’habitude de payer nos dettes en bons de la compagnie ou en marks de marché noir. J’étais également démuni des deux. Onk demanda à voir ce que j’avais sous le bras. Sans réfléchir, je lui opposai un refus. Ce fut une grave erreur. Si je lui avais montré le manuscrit, il se serait probablement contenté de l’éparpiller dans la boue en me frappant un peu pour accompagner ses menaces. Mais mon refus le mit en colère, et les trois énergumènes m’arrachèrent le paquet, le déchirèrent, en piétinèrent le contenu dans la boue et me donnèrent, comme on dit, la raclée de ma vie.

Or, il advint que, ce jour-là, un VEM appartenant à la direction du contrôle de l’air du Protectorat passait justement à basse altitude, et que l’épouse du directeur, qui se rendait seule au Magasin Résidentiel de la compagnie, ordonna au chauffeur de se poser, me fit ramasser par son domestique androïde avec ce qui restait de mes Cantos, puis me conduisit en personne à l’hôpital de la compagnie. Normalement, les membres de la force de travail dirigé ne recevaient d’aide médicale éventuelle que dans la clinique express, mais l’hôpital ne voulut pas refuser cette faveur à la femme du directeur, et je fus admis, toujours sans connaissance, dans le service d’un médecin humain qui me mit quelque temps dans un caisson de guérison.

Quoi qu’il en soit, pour rendre brève et banale une longue histoire banale, j’irai directement aux données ascendantes. Helenda – c’est ainsi que s’appelait la femme du directeur – lut mon manuscrit pendant que je flottais dans les fluides revitaliseurs. Et il lui plut. Le jour même où j’étais décanté à l’hôpital de la compagnie, Helenda se distransporta sur Renaissance, où elle montra mes Cantos à sa sœur Felia, qui avait un ami dont la maîtresse connaissait un éditeur chez Transverse. Lorsque je m’éveillai, le lendemain, mes côtes cassées étaient réparées, la colonne vertébrale en morceaux était guérie, mes ecchymoses avaient disparu, et j’avais cinq dents neuves, une cornée pour mon œil gauche et un contrat avec Transverse.

Mon recueil sortit cinq semaines plus tard. Huit jours après, Helenda et son directeur divorcèrent, et elle m’épousa. C’était son septième mariage et mon premier. Nous passâmes notre lune de miel dans le Confluent. À notre retour, un mois plus tard, le livre s’était vendu à plus d’un milliard d’exemplaires. C’était le premier recueil de poèmes figurant sur la liste des best-sellers depuis quatre siècles. Et j’étais plusieurs fois milliardaire.


Tyrena Wingreen-Feif fut ma première éditrice chez Transverse. C’est elle qui eut l’idée d’intituler le recueil : La Terre qui meurt. Une recherche de copyright fit apparaître que le titre avait déjà été utilisé pour un roman cinq cents ans plus tôt, mais il était maintenant dans le domaine public et épuisé. C’est elle aussi qui sélectionna pour la publication les seuls passages des Cantos où j’évoquais les derniers souvenirs nostalgiques de l’Ancienne Terre agonisante. Elle eut également l’idée de retirer les passages qui risquaient de rebuter le lecteur : les développements philosophiques, les descriptions de ma mère, les hommages aux poètes du passé, les pages où je m’étais amusé à faire de la métrique expérimentale, les méditations personnelles – tout, en fait, à l’exception des derniers jours idylliques qui, vidés de toute substance lourde, devenaient bassement sentimentaux, voire insipides. Quatre mois après sa première publication, La Terre qui meurt s’était vendu à deux milliards et demi d’exemplaires transcops, et une version abrégée et numérisée était disponible sur l’infosphère Voit-Tout. Il y avait une option pour les holos, et Tyrena estimait que l’opération avait été parfaitement synchronisée. Le choc traumatique original de la mort de l’Ancienne Terre s’était traduit par cent ans de refus pur et simple, comme si la Terre n’avait jamais existé ou presque, suivis d’une période d’intérêt renaissant, qui avait culminé dans le foisonnement des sectes nostalgiques de l’Ancienne Terre, que l’on pouvait trouver aujourd’hui sur tous les mondes du Retz. La sortie d’un livre – même en vers – qui traitait de la période finale était tombée juste à temps.

Pour moi, les premiers mois de cette nouvelle existence de célébrité médiatique de l’Hégémonie représentèrent une désorientation beaucoup plus grande que mon premier passage d’enfant gâté de l’Ancienne Terre à l’état de bétail humain sur Heaven’s Gate. Pendant cette période, je signai mon livre et des transcops sur plus de cent planètes différentes. Je fis une apparition dans le show de Marmon Hamlit, je fus reçu par le Président Senister Peret, par le tribun de la Pangermie Drury Fein et par une vingtaine de sénateurs. Je pris la parole devant la Société Interplanétaire des Femmes de Lettres et devant l’Association des Écrivains de Lusus. Je fus nommé docteur honoris causa de l’université de la Terre Nouvelle et de Cambridge II. Je fus fêté, interviewé, médiatisé, critiqué (favorablement), biographié (illicitement), vedettisé, feuilletonisé et grugé. Je ne m’ennuyais pas.


(Notes pour une esquisse de la vie dans l’Hégémonie :)

Ma demeure comprend trente-huit pièces sur trente-six planètes. Pas de portes. Les entrées voûtées sont des accès distrans. Quelques-unes sont protégées des regards par des tentures, mais la plupart sont ouvertes à la vue et aux visites. Chaque chambre possède plusieurs fenêtres et au moins deux murs avec des accès. De la grande salle à manger du Vecteur Renaissance, j’aperçois le ciel de bronze et les tours vert-de-gris de la forteresse Enable, dans la vallée située en contrebas de mon pic volcanique. En tournant la tête, je vois, à travers l’ouverture distrans, par-delà l’étendue du grand tapis blanc du hall de réception, l’océan Edgar Allen dont les vagues se brisent au pied des tours du cap Prospero, sur Nevermore. Ma bibliothèque a vue sur les glaciers et les cieux verts de Nordholm, et il me suffit de faire dix pas pour descendre, par un étroit escalier, dans ma tour de travail, où une grande salle circulaire et confortable s’ouvre sur trois cent soixante degrés, par des parois de verre polarisé, au somptueux spectacle des plus hauts sommets du Kushpat Karakoram, une chaîne de montagnes de deux mille kilomètres de long qui s’étend de la colonie la plus proche jusqu’aux confins orientaux de la république de Jamnu, sur Deneb Drei.

L’énorme chambre à dormir que je partage avec Helenda se balance doucement dans les branches d’un arbre-monde de trois cents mètres, sur la planète des Templiers de Bosquet de Dieu. Elle est reliée à un solarium isolé au milieu des salines arides d’Hébron. Mais toutes nos ouvertures ne donnent pas sur des déserts. La salle des médias s’ouvre sur une aire de glisseurs au cent trente-huitième étage d’une tour cambrée de Tau Ceti Central, et notre patio est au milieu d’une terrasse qui domine le marché du vieux quartier animé de La Nouvelle-Jérusalem. L’architecte, disciple du légendaire Millon DeHavre, a incorporé plusieurs gags dans la conception de cette demeure. Les marches d’escalier qui descendent dans la tour, par exemple. Mais il y a aussi la sortie du nid d’aigle qui mène à la salle d’entraînement du plus bas niveau de la plus profonde ruche de Lusus, ou peut-être encore la salle de bain des invités, qui comprend des toilettes, un bidet, un lavabo et une douche à bord d’un radeau sans murs flottant sur l’océan planétaire de Mare Infinitus.

Au début, les changement de gravité au passage d’une pièce à l’autre me dérangeaient un peu, mais je n’ai pas mis trop longtemps à m’adapter, en me durcissant intérieurement pour encaisser la poussée de Lusus, d’Hébron ou de Sol Draconi Septem tandis que mon organisme s’habituait inconsciemment à évoluer, léger, sous la gravité inférieure à 1 de la plupart des autres pièces.

Durant les dix mois standard que nous passons ensemble, Helenda et moi, nous restons très peu à la maison. Nous préférons aller, avec nos amis, dans les arcologies de loisirs et de villégiature ou dans les boîtes de nuit du Retz. Nos « amis » font partie de l’ex-faune distrans, qui se fait maintenant appeler le « troupeau caribou », du nom d’un mammifère migrateur disparu de l’Ancienne Terre. Ce troupeau comprend des écrivains, des artistes visuels en renom, des intellectuels du Confluent, des représentants médiatiques de la Pangermie, quelques ARNistes radicaux, des esthéticiens génétiques, des aristocrates retziens, de riches distranslatés, des adeptes du flashback, des réalisateurs de théâtre et de holos, divers acteurs et artistes de scène, un certain nombre de maffiosi rangés, le tout additionné d’une liste tournante de célébrités récentes… parmi lesquelles, bien sûr, je figurais en bonne place.

Tout ce monde boit, utilise des stims et des auto-implants, se câble, s’offre les meilleures drogues sur le marché. La plus en vogue est le flashback. Pour apprécier pleinement ce vice réservé à la haute société, il faut avoir toute la gamme des implants les plus coûteux. Helenda a veillé à ce que je ne manque de rien : biomoniteurs, extenseurs sensoriels, persoc interne, dérivation neurale, props, processeurs du métacortex, puces sanguines, vers plats ARN… Ma propre mère n’aurait pas reconnu mon ventre.

À deux reprises, j’essaie le flashback. La première expérience est une vraie glissade. Je cible la réception de mon neuvième anniversaire et je fais mouche à la première salve. Tout y est. Le chœur des domestiques aux aurores sur la pelouse nord, don Balthazar annulant la classe à contrecœur pour que je puisse passer la journée avec Amalfi dans mon VEM et sillonner les dunes grises du bassin de l’Amazone dans un joyeux abandon, la procession des flambeaux, le soir, tandis que les représentants des autres Anciennes Familles continuent d’arriver, leurs présents somptueux enveloppés dans du papier qui brille sous les rayons de la Lune et des Dix Mille Lumières. Je sors de ces neuf heures de flashback le sourire aux lèvres.

Mais le second voyage me tue presque.

J’ai quatre ans et je suis en train de pleurer, à la recherche de ma mère à travers le labyrinthe sans fin des pièces qui sentent la poussière et les vieux meubles. Des domestiques androïdes cherchent à me consoler, mais j’écarte leurs mains et je cours dans des couloirs tachés d’ombres et de souillures de générations trop nombreuses. Enfreignant la première règle qui m’ait été enseignée, j’ouvre toute grande la porte de sa chambre de couture, le saint des saints où elle se retire pendant trois heures chaque après-midi et d’où elle ressort avec son sourire si doux, l’ourlet de sa robe pâle bruissant sur le tapis comme l’écho du soupir d’un fantôme.

Ma mère est assise dans l’ombre. J’ai quatre ans et je pleure parce que je me suis fait mal au doigt. Je cours jusqu’à elle et je me jette dans ses bras.

Elle n’a pas de réaction. L’un de ses bras graciles repose sur le dossier du fauteuil. L’autre est inerte sur le coussin.

J’ai un mouvement de recul, choqué par sa froide placidité. J’écarte les lourdes tentures sans quitter ses genoux.

Les yeux de ma mère sont vides, révulsés dans leurs orbites. Ses lèvres sont entrouvertes. Un filet de bave coule au coin de ses lèvres et brille sur son menton parfait. Parmi les fils d’or de sa chevelure, coiffée dans le style des grandes dames du temps jadis qu’elle adore, je vois briller l’éclat d’acier des filaments stims et celui, plus terne, de la prise crânienne où elle les a branchés. La peau à nu, autour de la prise, a la blancheur de l’os. Sur la table, près de sa main gauche, est posée la seringue vide du flashback.

Les domestiques arrivent et m’éloignent. Ma mère n’a pas eu un seul battement de paupières. On m’entraîne, hurlant.

Je me réveille en criant.


C’est peut-être mon refus de toucher de nouveau au flashback qui a précipité le départ d’Helenda. Mais j’en doute. Je n’étais pour elle qu’un jouet, un primitif qui l’avait momentanément amusée par son innocence face à un mode de vie qu’elle considérait comme acquis depuis des décennies. Quoi qu’il en soit, mon refus nous sépara concrètement durant toutes les heures et toutes les journées qu’elle passait plongée dans le flashback. Il s’agissait de temps réel, et il arrive que les adeptes de cette drogue, lorsqu’ils meurent, totalisent plus de jours de flashback que de conscience réelle.

Au début, je me distrayais avec les implants et toute la technologie qui m’avait été refusée jusque-là en tant que membre d’une Ancienne Famille de la Terre. L’infosphère, cette année-là, fut pour moi un régal. J’invoquais sans cesse des informations de toutes sortes, pris par une frénésie d’interface totale avec le réseau. J’étais aussi accroché aux données brutes que le troupeau caribou à ses stims et à ses drogues. J’imaginais don Balthazar en train de faire plusieurs tours dans sa tombe en me voyant abandonner la mémorisation à long terme au profit de l’éphémère satisfaction d’une omniscience obtenue par implant interposé. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris ce que j’avais perdu : L’Odyssée de Fitzgerald, la Marche finale de Wu et une douzaine d’autres œuvres épiques qui avaient survécu à mon accident cérébral étaient maintenant pareilles à des fragments de nuages effilochés par un grand vent. Ce n’est que beaucoup plus tard que, libéré des implants, je les rappris laborieusement.

Pour la première et unique fois de ma vie, je m’intéressai à la politique. Jour et nuit, j’assistais aux débats du Sénat ou de la Pangermie par câble distrans. Quelqu’un, un jour, a estimé qu’il se traite quotidiennement une centaine d’actes de législation dans la Pangermie. Durant les longs mois où je demeurai confiné dans mon sensorium, je n’en manquai aucun. Ma voix et mon nom étaient célèbres sur tous les plateaux de débats. Aucun projet de loi n’était trop modeste, aucune question trop insignifiante ou trop complexe pour que je m’en mêle. Le simple fait de donner mon avis sur tout à chaque instant me communiquait le sentiment factice d’avoir accompli quelque chose. Mais je finis par abandonner mon obsession politique lorsque je m’aperçus que les affaires de la Pangermie me forçaient ou bien à passer ma vie entre quatre murs ou bien à me transformer en zombie ambulant. Quelqu’un qui reste sans interruption connecté à ses implants offre un piètre spectacle à son entourage, et je n’avais pas besoin des sarcasmes d’Helenda pour me rendre compte que, si je continuais dans cette voie, je deviendrais un légume pangermique comme des millions d’autres dans tout le Retz. Je renonçai donc à la politique. Mais je m’étais déjà trouvé une nouvelle passion : la religion.

J’adhérai à des cultes. J’aidai même à créer de nouvelles foutues religions. L’Église zen gnostique connaissait alors un essor fantastique, et je devins un de ses piliers. On me vit souvent sur les plateaux de la TVHD, recherchant mes « centres de pouvoir » avec le zèle d’un musulman préhégirien en pèlerinage à La Mecque. Sans compter que j’adorais me distransporter. J’avais gagné près de cent millions de marks avec La Terre qui meurt, et Helenda avait sagement placé l’argent, mais une maison distrans comme la mienne devait coûter au bas mot cinquante mille marks juste pour passer d’une de mes trente-six pièces à l’autre. Et je ne me limitais pas à ces pièces. Transverse m’avait procuré une plaque universelle en or, dont je faisais un usage abondant aux quatre coins du Retz. Je séjournais des semaines entières dans les endroits les plus luxueux, et je louais des VEM pour explorer les lieux les plus reculés des planètes les plus lointaines à la recherche de mes centres de pouvoir.

Je ne trouvai, à vrai dire, pas grand-chose. Je renonçai au gnosticisme zen à peu près à l’époque où Helenda demanda le divorce. J’étais alors submergé de factures, et je dus réaliser la plupart des placements à long terme qui me restaient après qu’Helenda eut prélevé sa part. (Je n’étais pas seulement naïf et amoureux lorsqu’elle avait fait établir notre contrat de mariage par ses avocats, j’étais totalement stupide.)

Finalement, même en faisant des économies sur le distrans et en me séparant de mes domestiques androïdes, j’étais au bord du désastre financier.

J’allai trouver Tyrena Wingreen-Feif.


— Personne n’a envie de lire de la poésie, me dit-elle en feuilletant les quelques pages de nouveaux Cantos que j’avais écrites depuis un an et demi.

— Comment ça ? protestai-je. La Terre qui meurt, c’était bien de la poésie, non ?

— C’était un coup de veine, qui ne s’explique que par le fait que l’inconscient collectif était prêt à le recevoir.

Elle avait de longs ongles verts, recourbés à la nouvelle mode des mandarins. Ils s’agrippaient à mon manuscrit comme les griffes d’un insecte bourré de chlorophylle.

— Qui vous dit que l’inconscient collectif n’est pas prêt à recevoir celui-ci ? demandai-je avec un début d’agacement.

Elle se mit à rire. Ce n’était pas un bruit très agréable à entendre.

— Martin, Martin ! fit-elle. C’est de la poésie que vous m’apportez là. Vous écrivez sur Heaven’s Gate et sur le troupeau caribou, mais ce qui transparaît, en réalité, c’est la solitude, le dépaysement, l’angoisse et un regard cynique sur l’humanité.

— Et alors ?

— Personne n’a envie de payer pour connaître les angoisses des autres, fit Tyrena en riant.

Tournant le dos à son bureau, je m’éloignai jusqu’à l’extrémité opposée de la pièce, qui occupait tout le quatre cent trente-cinquième étage de la spire Transverse, dans le quartier Babel de TC2. Il n’y avait pas la moindre fenêtre dans cette salle circulaire ouverte du sol au plafond et protégée par un champ de confinement à énergie solaire exempt de tout miroitement. On avait l’impression de se trouver entre deux plateaux gris suspendus entre ciel et terre. Je contemplai les nuages écarlates qui passaient entre les plateaux inférieurs, à cinq cents mètres au-dessous de nous, et je me fis un certain nombre de réflexions sur l’hubris en général. Le bureau de Tyrena n’avait ni porte, ni escalier, ni ascenseur, ni champ élévateur, ni trappe, ni liaison d’aucune sorte avec les autres étages. On n’y entrait que par le distrans à cinq facettes miroitantes qui flottait au milieu des airs comme une holosculpture abstraite. En même temps qu’à l’hubris, je me pris à songer aux incendies et aux pannes de courant.

— Vous voulez dire que vous ne voulez pas le publier ? demandai-je en me retournant.

— Pas du tout, fit mon éditrice en riant. Vous avez fait gagner des milliards de marks à Transverse, Martin. Nous le publierons donc. Simplement, ça ne se vendra pas.

— Vous vous trompez ! hurlai-je. Tout le monde n’apprécie pas la poésie de qualité, mais il y a encore assez de gens qui aiment ça pour assurer le succès de ce livre.

Elle ne riait plus, mais le sourire de ses lèvres vertes lui tordit la bouche.

— Martin, Martin ! Depuis Gutenberg, le pourcentage de la population qui lit encore des livres n’a cessé de diminuer. Au XXe siècle, moins de deux pour cent des habitants des pays dits démocratiques et industrialisés lisaient plus d’un livre par an. Et c’était avant l’avènement des machines intelligentes, de l’infosphère et des environnements conviviaux. Après l’hégire, quatre-vingt-dix-huit pour cent de la population totale de l’Hégémonie n’avaient plus aucune raison de lire quoi que ce soit. L’habitude d’apprendre s’est donc perdue. Aujourd’hui, c’est encore pis. Le Retz représente un peu plus de cent milliards d’êtres humains, parmi lesquels un pour cent à peine prend la peine de transcopier des matériaux imprimés, et encore moins de lire des livres.

La Terre qui meurt a fait près de trois milliards d’exemplaires, lui rappelai-je.

— Mmmm. Le syndrome du Voyage du Pèlerin.

Le syndrome de quoi ?

Le Voyage du Pèlerin. Dans la colonie du Massachusetts, sur l’Ancienne Terre, au… XVIIe siècle, je crois, ce livre figurait en bonne place dans chaque maison. Mais cela ne veut pas dire que les gens étaient obligés de le lire. Ce fut la même chose avec le Mein Kampf d’Hitler ou les Visions dans la pupille d’un enfant décapité.

— Qui était Hitler ? demandai-je.

Tyrena eut un petit sourire.

— Un politicien de l’Ancienne Terre qui a écrit quelques livres. Mein Kampf est toujours réédité. Transverse renouvelle ses droits exclusifs tous les cent trente-huit ans.

— Écoutez, lui dis-je. Je vais prendre quelques semaines pour fignoler mes Cantos et y mettre le meilleur de moi-même.

— Comme vous voudrez.

— Je suppose que vous avez l’intention d’y pratiquer des coupures comme la dernière fois ?

— Pas du tout. Il n’y a pas de noyau nostalgique, cette fois-ci. Vous pouvez écrire tout ce que vous voudrez.

Je battis des paupières.

— Vous voulez dire que je peux conserver les vers libres ?

— Naturellement.

— Et les passages philosophiques ?

— Ne vous gênez pas.

— Les recherches d’écriture expérimentale ?

— Bien sûr.

— Vous l’imprimerez tel qu’il est ?

— Absolument.

— Et vous dites qu’il n’y a aucune chance pour que cela se vende ?

— Pas la plus petite chance.


Les quelques semaines de « fignolage » durèrent dix mois et tournèrent à l’obsession acharnée. Je condamnai la plupart des pièces de la maison pour ne garder que la tour de Deneb Drei, la salle d’entraînement de Lusus, la cuisine et la salle de bain flottante de Mare Infinitus. Je travaillais chaque jour dix heures d’affilée, suivies d’exercices physiques intenses puis d’un repas et d’un somme. Après quoi je retournais à ma table de travail pour une nouvelle période de huit heures. C’était le même rythme que cinq ans plus tôt, lorsque je récupérais de mon attaque cérébrale et qu’il me fallait parfois une heure ou un jour pour trouver un mot ou pour laisser un concept prendre racine dans le sol ferme du langage. Le processus était encore plus lent cette fois-ci. La recherche du mot précis, du rythme parfait, de l’image enjouée ou de l’analogie capable de transposer la plus subtile des émotions me laissait pantelant, en proie aux affres les plus pénibles de la création.

Au bout de dix mois standard, je mis un terme à ce labeur d’enfer, sacrifiant à l’aphorisme selon lequel on ne finit pas un livre ou un poème, on l’abandonne purement et simplement.

— Qu’en pensez-vous ? demandai-je à Tyrena tandis qu’elle parcourait mon manuscrit.

Ses yeux étaient des disques opaques de couleur bronze, à la mode cette semaine-là, mais cela ne m’empêcha pas de voir ses larmes. Elle en essuya furtivement une en murmurant :

— C’est merveilleux.

— J’ai essayé de retrouver une partie de l’esprit de certains Anciens, lui dis-je, soudain modeste.

— Vous avez brillamment réussi.

— L’interlude d’Heaven’s Gate demanderait à être affiné.

— Il est parfait ainsi.

— J’ai voulu y traiter le thème de la solitude.

— Vous avez tout dit sur la solitude.

— Vous pensez qu’il n’y a rien à reprendre ?

— C’est la perfection même. Un chef-d’œuvre.

— Et cela se vendra ?

— Pas la moindre foutue chance.


Soixante-dix millions de transcops des Cantos étaient initialement prévues. Transverse fit passer des annonces dans toute l’infosphère, acheta des plages publicitaires sur le réseau TVHD, programma des encarts logiciels, réussit à obtenir des commentaires des auteurs les plus en vogue pour les pages de couverture, s’assura qu’il y aurait un article dans la section littéraire du New New York Times et dans le Magazine de TC2, dépensa, en bref, une fortune dans sa campagne de lancement. Vingt-trois mille transcops des Cantos se vendirent la première année de publication. À raison de dix pour cent du prix de couverture représentant douze KM, je couvris treize mille huit cents des deux millions de KM que m’avait accordés Transverse à titre d’avance. La deuxième année, les ventes atteignirent six cent trente-huit exemplaires transcops. L’infosphère n’acheta pas les droits, les holos ne demandèrent pas d’option et il n’y eut pas de tournée de promotion.

Ce que les Cantos n’avaient pas réalisé dans les ventes, ils le récupérèrent dans la quantité impressionnante de critiques défavorables dont ils furent l’objet. « Archaïque… indéchiffrable… sans prise d’aucune sorte sur nos préoccupations quotidiennes », écrivait la Chronique littéraire du Times. « H. Silenus nous livre ici la quintessence de l’art de la non-communication », estimait le Magazine de TC2 sous la plume d’Urban Kapry, « en s’adonnant à une orgie d’hermétisme prétentieux. » Mais le coup de grâce m’était porté par Marmon Hamlit, de l’infosphère Voit-Tout, qui s’écriait :

« La pseudo-poésie du pseudo-poète Jenneséki, je ne peux pas vous en parler, je n’ai pas pu la lire, et je n’ai pas essayé ! »

Tyrena Wingreen-Feif ne parut pas s’émouvoir pour autant. Deux semaines après les premières critiques et les premiers retours d’exemplaires transcops, un jour après la fin de ma super-cuite de treize jours, je me distransportai dans son bureau et me laissai choir dans le fauteuil de mousse lovée tapi au centre du plateau comme une panthère de velours noir. L’une des légendaires tempêtes de Tau Ceti Central était en train de se déchaîner au-dehors, et des éclairs jupitériens déchiraient l’air strié de traînées sanguines à la limite du champ de confinement invisible.

— Ne vous frappez pas, me dit Tyrena, dont la coiffure, à la mode de cette semaine-là, projetait des piques noires à cinquante centimètres au-dessus de son front, et dont le corps était couvert d’un champ opacifiant générateur de courants de couleurs changeantes qui tantôt cachaient et tantôt dévoilaient sa nudité sous-jacente. Le premier tirage ne s’est élevé qu’à soixante mille transcops. La perte n’est pas terrible.

— Mais vous parliez de soixante-dix millions !

— Je sais. Nous avons changé d’avis après avoir donné votre manuscrit à lire à l’IA de la maison.

Je m’enfonçai un peu plus dans la mousse lovée.

— Même l’IA a détesté mon livre ?

— Bien au contraire, elle a adoré. C’est là que nous avons acquis la certitude que le public ne marcherait pas.

— Et le TechnoCentre ? demandai-je. Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de leur vendre quelques exemplaires ?

— C’est déjà fait, répliqua Tyrena. Il y en a eu un de vendu. Les millions d’IA qui sont là-bas l’ont probablement lu en temps réel partagé dans la minute même où il est sorti du mégatrans. Vous savez, la notion de copyright interstellaire, ça ne tient pas la route, quand on a affaire à du silicone.

— D’accord, fis-je en m’affaissant de nouveau. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

Au-dehors, des éclairs de la taille des autoroutes de l’Ancienne Terre dansaient entre les spires de la compagnie et les autres immeubles dans les nuages.

Tyrena se leva de son siège et s’avança jusqu’à la limite de la moquette circulaire dont le centre était occupé par sa table de travail. Ses champs corporels miroitaient comme une nappe de pétrole ionisé sur la mer.

— Maintenant, dit-elle, c’est à vous de décider si vous voulez être un écrivain ou le plus grand paumé du Retz.

— Hein ?

— Vous m’avez très bien comprise, fit Tyrena.

Elle se tourna vers moi en souriant. Ses dents avaient été taillées en pointes dorées.

— Notre contrat stipule que nous pouvons récupérer les avances qui vous ont été versées par tout moyen à notre convenance, reprit-elle. Par exemple, par la saisie de tous vos avoirs à l’Interbanque, par la confiscation des pièces d’or que vous avez cachées sur Homefree ou par la vente de votre fastueuse maison distrans. Vous serez alors bon pour aller grossir les rangs des artistes dilettantes, des marginaux et de tous les cas psychiatriques dont le roi Billy le Triste s’entoure sur je ne sais plus quelle planète reculée où il a ses pénates.

Je la regardai en ouvrant de grands yeux.

— L’autre solution, reprit-elle avec son sourire de cannibale, consiste à oublier ce petit contretemps et à vous mettre au travail sur votre prochain livre.


Le prochain livre en question sortit cinq mois standard plus tard. La Terre qui meurt II reprenait là où La Terre qui meurt s’arrêtait, en prose banale cette fois-ci. La longueur des phrases et le contenu des chapitres étaient soigneusement établis en fonction des réponses neurobiologiquement recueillies auprès d’un échantillon représentatif de six cent trente-huit lecteurs de transcops. Le livre était présenté sous la forme d’un roman assez court pour ne pas effaroucher le lecteur potentiel aux présentoirs des caisses de l’hypermarché Trucbouf. La couverture était un holo interactif de vingt secondes où l’inconnu bronzé et athlétique – mon personnage d’Amalfi Schwartz, je suppose, bien qu’Amalfi soit frêle et pâle et porte des lentilles correctrices – déchire le corsage de la grande blonde qui se débat jusqu’au ras des tétons avant qu’elle se tourne vers nous pour hurler au secours avec les lèvres pulpeuses de la star du porno Leeda Swann.

La Terre qui meurt II se vendit à dix-neuf millions d’exemplaires.

— Pas trop mal, commenta Tyrena. Il faut quand même du temps pour se constituer un public.

— Mais le premier a fait trois milliards d’exemplaires, protestai-je.

Le Voyage du Pèlerin. Mein Kampf. Une fois par siècle. Peut-être moins.

— Mais trois milliards…

— Écoutez, me dit Tyrena. Sur l’Ancienne Terre, au XXe siècle, une chaîne de restauration rapide a fait fortune rien qu’en vendant à ses clients de la vache morte frite dans de la graisse, assaisonnée de produits cancérigènes et emballée dans de la mousse à base d’hydrocarbures. Neuf cents milliards d’exemplaires ont été ainsi écoulés. Allez comprendre…

La Terre qui meurt III mettait en scène la jeune esclave en fuite Winona, qui finit par devenir propriétaire de la plantation de fibroplastes de son maître (et tant pis si les fibroplastes n’ont jamais poussé sur l’Ancienne Terre). Il y a aussi Arturo Redgrave, l’audacieux briseur de blocus (quel blocus ?) et Innocence Sperry, la télépathe âgée de neuf ans, qui se meurt d’un vague mal de Nell. Innocence durera tout de même jusqu’à La Terre qui meurt IX. Le jour où Transverse m’a autorisé à achever cette foutue petite conne, j’ai arrosé ça avec une cuite de six jours sur vingt-six mondes. Je me suis réveillé dans un boyau-poumon d’Heaven’s Gate, couvert de vomi et de mousse verte de respirateur, avec le plus grand mal de tête de tout le Retz et la certitude qu’il faudrait que je me mette bientôt au travail sur le volume X des Chroniques de la Terre qui meurt.


Ce n’est pas difficile d’écrire à l’abattage. Entre La Terre qui meurt II et La Terre qui meurt IX, six années standard s’étaient écoulées assez paisiblement. Les recherches à faire étaient minces, les intrigues étaient issues d’un livre de recettes, les personnages étaient en carton, la prose sommaire et les loisirs abondants. J’en profitai pour voyager, me marier encore deux fois, chacune de mes épouses me quittant en bons termes mais avec une portion non négligeable des droits de La Terre qui meurt en cours. Je me lançai dans l’étude sérieuse des religions et des effets de l’ivresse, trouvant plus de consolation durable dans la dernière que dans les premières.

Je gardai néanmoins ma demeure, à laquelle j’ajoutai même six pièces sur cinq mondes différents. Je la remplis d’objets d’art. Je donnai des réceptions. J’avais des écrivains parmi mes relations, mais nous avions tendance, la plupart du temps, à nous méfier les uns des autres et à nous tirer dans les pattes, secrètement jaloux de nos succès respectifs. Chacun de nous s’estimait artiste dans l’âme, obligé d’être commercial pour pouvoir manger, alors que les autres n’étaient que de vulgaires tireurs à la ligne.

Puis, par un matin froid, alors que ma chambre s’agitait doucement dans les hautes branches de mon arbre du monde des Templiers, j’ouvris les yeux pour voir le ciel gris et constater que ma muse s’était envolée. Je n’avais pas écrit la moindre poésie depuis cinq ans. Les Cantos étaient restés ouverts dans ma tour de Deneb Drei, quelques pages à peine ayant été écrites en plus de ce qui avait été publié. J’avais utilisé des processeurs de pensée pour rédiger mes romans, et l’un d’eux s’activa automatiquement lorsque j’entrai dans ma chambre de travail. BORDEL, afficha-t-il. QU’EST-CE QUE J’AI DONC FAIT DE MA FOUTUE MUSE ?

Que j’aie pu perdre ma muse sans m’en apercevoir vous donne une idée de ma production. Pour ceux qui n’écrivent pas et qui n’ont jamais été saisis par la manie créatrice, parler de muse peut sembler relever de la figure de style ou de la préciosité bizarre ; mais pour ceux d’entre nous qui ne vivent que par le Verbe, la muse est aussi nécessaire que l’argile pour sculpter le langage. Quand on écrit – je veux dire réellement – c’est comme si on était connecté par mégatrans avec les dieux. Aucun véritable poète n’a jamais pu expliquer l’exaltation que l’on ressent lorsque l’esprit devient un outil d’écriture au même titre que la plume ou le processeur de pensée, filtrant et ordonnant les révélations venues d’autre part.

Ma muse s’était envolée. Je la cherchai partout dans les autres mondes de ma maison, mais seul le silence me renvoyait son écho vide d’un mur couvert de tableaux de maître à l’autre. Je me distransportai sur tous mes mondes favoris, je contemplai le coucher des soleils sur les plaines de Grass battues par les vents, je vis tomber les brumes nocturnes sur les falaises d’ivoire de Nevermore, mais j’eus beau essayer de tirer mentalement la chasse sur la prose interminable de la Terre qui meurt en cours qui me bouchait l’esprit, je n’entendis pas le moindre chuchotement de ma muse.

Je la cherchai dans l’alcool et dans le flash-back. Je retournai à l’époque productive d’Heaven’s Gate, lorsque l’inspiration était un bourdonnement continu à mes oreilles, interrompant mon travail, me réveillant dans mon sommeil, mais la voix de ma muse, dans ces heures et ces jours revécus, était aussi sourde et dénaturée que dans un disque audio endommagé, rescapé de quelque siècle lointain.

Ma muse s’était bel et bien envolée.


Je me distransportai dans le bureau de Tyrena Wingreen-Feif à l’instant précis de notre rendez-vous. Elle avait été promue éditrice générale au lieu d’éditrice en chef du service transcop. Son nouveau bureau occupait l’étage supérieur de la spire Transverse de Tau Ceti Central, et lorsqu’on se tenait sur ce plateau moquetté on avait l’impression d’être perché au sommet du pic le plus fin et le plus élevé de la Galaxie. Seul le dôme invisible du champ de confinement légèrement polarisé était visible au-dessus de nos têtes, et le bord de la moquette se terminait abruptement sur un vide vertical de six mille mètres. Je me demandais si des auteurs avaient déjà éprouvé l’envie de sauter.

— Votre nouveau chef-d’œuvre ? me demanda Tyrena.

Lusus dominait l’univers de la mode, cette semaine-là, et quand je dis dominer il ne s’agit pas d’un vain mot. Mon éditrice était vêtue de cuir et de fer, avec des piquants rouillés aux poignets et autour du cou. Une cartouchière lui barrait l’épaule et le sein gauche. Les cartouches semblaient authentiques.

— Ouais, répliquai-je en faisant glisser le carton du manuscrit sur son bureau.

— Martin, Martin ! soupira-t-elle. Quand vous déciderez-vous à transmettre vos manuscrits au lieu de vous donner la peine de les apporter en personne sur support papier ?

— J’éprouve une étrange satisfaction à le faire, lui répondis-je. Tout particulièrement dans le cas présent.

— Ah ?

— Oui. Vous n’êtes pas curieuse d’en lire quelques lignes ?

Elle sourit et fit cliqueter ses ongles noirs contre les cartouches de sa cartouchière.

— Je suis certaine que la qualité est à la hauteur de votre production habituelle, dit-elle. Je n’ai pas besoin de lire ce manuscrit pour le savoir.

— Faites-moi plaisir !

— Je vous assure qu’il n’y a pas de raison. De plus, ça me rend nerveuse de prendre connaissance d’un manuscrit en présence de l’auteur.

— Celui-ci est spécial. Lisez juste les premières pages.

Le ton de ma voix dut l’alerter, car elle fronça légèrement les sourcils avant d’ouvrir le carton. Puis les plis de son front se creusèrent lorsqu’elle tourna la page pour feuilleter le reste.

Sur le premier feuillet, il y avait une seule phrase : « Et puis, un beau matin d’octobre, la Terre agonisante avala ses propres boyaux, fut secouée de son dernier spasme et mourut. »

Les deux cent quatre-vingt-dix-neuf autres pages étaient vierges.

— C’est une blague, Martin ?

— Non.

— Une allusion subtile, dans ce cas ? Vous aimeriez débuter une nouvelle série ?

— Non plus.

— Votre réaction n’est pas totalement inattendue, Martin. Nos scénaristes ont quelques idées fascinantes à vous proposer. H. Subwaizee estime que vous seriez parfait pour l’adaptation romancée de la série holo du Vengeur écarlate.

— Vous pouvez foutre votre Vengeur écarlate dans votre joli petit cul d’éditrice de masse, lui dis-je d’une voix cordiale. J’en ai fini pour toujours avec Transverse et cette bouillie prémâchée que vous avez le culot d’appeler littérature.

L’expression de Tyrena ne vacilla pas. Ses dents n’étaient plus pointues, mais leur couleur rouille était assortie aux épines de ses poignets et de son tour de cou.

— Martin, Martin, soupira-t-elle. Vous n’avez pas idée de la manière dont vous serez irrémédiablement et définitivement fini si vous ne vous excusez pas. Redressez le volant et roulez droit. Mais cela peut attendre demain. Pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous pour réfléchir à tout ça la tête sobre ?

— Ma tête est parfaitement sobre, ma chère, lui dis-je en souriant. Elle n’a jamais été aussi sobre depuis huit ans. Mais j’avoue qu’il m’a fallu quelque temps pour me rendre compte qu’il n’y avait pas que moi qui écrivais de la merde. Cette année, il n’y a pas eu un seul livre publié dans tout le Retz qui ne soit pas une crotte intégrale. Alors, je quitte le radeau.

Tyrena se leva. Pour la première fois, je remarquai qu’à son ceinturon imitant ceux de la Force pendait un bâton de la mort. J’espérais qu’il était factice comme tout le reste de son costume.

— Écoutez-moi bien, espèce d’écrivaillon à la ligne, écuma-t-elle. Vous appartenez à Transverse depuis les couilles jusqu’aux oreilles. Si vous persistez à vous montrer récalcitrant, nous vous ferons bosser dans notre usine de romans roses sous le pseudonyme de Zézette Lacaille. Et maintenant, fichez-moi le camp d’ici. Dessoûlez-vous la gueule et mettez-vous au travail sur La Terre qui meurt X.

Je secouai la tête en souriant calmement. Ses pupilles se rétrécirent alors légèrement.

— Vous nous devez encore près d’un million de marks sur vos avances, dit-elle. Un seul mot de ma part au contentieux, et nous faisons saisir chaque foutue pièce de votre maison, excepté le putain de radeau qui vous sert de chiottes. Vous pourrez y rester jusqu’à ce que l’océan se remplisse de votre merde.

Je me mis à rire, pour la dernière fois.

— Il y a un système de traitement chimique, lui dis-je. De plus, j’ai vendu la maison hier. Le chèque de remboursement du reliquat de l’avance a dû vous parvenir.

Tyrena effleura de la main le manche en plastique de son bâton de la mort.

— Transverse a racheté les droits du concept de la Terre qui meurt, comme vous le savez. Quelqu’un d’autre écrira la série à votre place.

— Je lui souhaite bien du plaisir, fis-je en inclinant la tête.

Quelque chose avait changé dans la voix de mon éditrice quand elle s’était aperçue que je ne plaisantais pas. Je compris qu’elle avait des avantages à tirer de ma collaboration future avec Transverse, mais je ne voyais pas lesquels.

— Je suis sûre que nous pouvons arranger ça, Martin, murmura-t-elle. Je discutais, l’autre jour, avec le patron, et je lui disais justement que Transverse devrait augmenter vos à-valoir et vous laisser débuter une nouvelle série…

— Tyrena, Tyrena, soupirai-je. Adieu.

Je me distransportai alors sur le Vecteur Renaissance, puis sur Parcimonie, où j’embarquai à bord d’un vaisseau de spin pour gagner Asquith et le royaume surpeuplé du roi Billy le Triste.


(Notes pour un portrait sommaire du roi Billy le Triste :)

Son Altesse Royale William XXIII, souverain du royaume de Windsor-en-Exil, ressemble un peu à une chandelle de suif humaine qui aurait séjourné un peu trop longtemps sur un poêle trop chaud. Ses longs cheveux coulent en fins ruisseaux vers ses épaules molles tandis que les sillons de son front rejoignent, un peu plus bas, les rides qui entourent ses yeux de basset, pour continuer, à travers les plis et les replis de ses joues flasques, jusqu’au dédale tremblotant des fanons de son cou et de ses bajoues. On dit que, pour les anthropologues, Billy le Triste rappelle les poupées de chagrin de Kinshasa, tandis que pour les gnostiques zen il évoque le Bouddha de miséricorde après l’incendie du temple de Taï Zhin. Quant aux historiens des médias, ils courent, en le voyant, à leurs photos d’archives, pour vérifier la ressemblance avec un ancien acteur de cinéma bidim nommé Charles Laughton. Mais aucune de ces références n’a de signification pour moi. Plus je regarde Billy le Triste, plus je pense à la figure de mon ancien précepteur, don Balthazar, après une cuite de huit jours.

La réputation de morosité du roi Billy le Triste est quelque peu exagérée, me semble-t-il. Il rit assez souvent, en fait, mais il a le malheur, ce faisant, de secouer ses bajoues de telle manière que la plupart des gens sont persuadés qu’il sanglote.

On ne peut rien pour changer sa physionomie. Dans le cas de Son Altesse Royale, cependant, le personnage tout entier suggère soit le bouffon, soit la victime. Son costume, s’il est permis d’employer ce mot, frise perpétuellement l’anarchie et représente un véritable défi au sens du goût et des couleurs de ses serviteurs androïdes. Il y a des jours où il jure non seulement avec son entourage, mais avec lui-même. Et l’impression de chaos ne concerne pas que sa mise. Le roi Billy évolue dans une atmosphère de laisser-aller permanent. Sa braguette n’est jamais fermée, sa cape de velours est déchirée et balaie toutes les poussières du sol. La ruche de sa manche gauche est deux fois plus longue que celle de sa manche droite, celle-ci donnant l’impression d’avoir été plongée dans un bocal de confiture.

Je pense que vous voyez ça d’ici.

Malgré tout, le roi Billy le Triste possède un esprit intuitif et une passion pour les arts et la littérature qui n’ont pas été égalés depuis l’époque authentique de la Renaissance sur l’Ancienne Terre.

Sous certains aspects, Billy le Triste est un enfant adipeux au visage éternellement collé contre la vitrine d’un marchand de bonbons. Il aime et apprécie en connaisseur la grande musique, mais est incapable d’en produire. Amateur de ballets et de toutes choses gracieuses, Son Altesse a la légèreté d’un cornichon ambulant doublé d’une andouille comique. Lecteur passionné, critique de poésie au goût infaillible, amateur de rhétorique, le roi Billy allie un bégaiement rédhibitoire avec une timidité telle qu’il ne peut jamais se résoudre à montrer sa prose ou sa poésie à quiconque.

Célibataire toute sa vie, entrant dans sa soixantième année, le monarque habite un palais délabré et un royaume de cinq mille mètres carrés comme s’il s’agissait d’un autre de ses costumes royaux dépenaillés, et les anecdotes ne manquent pas sur sa légendaire distraction. Un jour, l’un des peintres auxquels il sert de mécène le croise en train de marcher la tête penchée en avant, les mains croisées dans le dos, un pied sur l’allée de gravier du jardin et l’autre dans la boue, visiblement perdu dans ses pensées. L’artiste interpelle respectueusement le roi. Celui-ci relève la tête en battant des paupières, regarde autour de lui comme s’il sortait d’un long sommeil et demande au peintre médusé :

— Exc-c-c cusez-moi… Est-ce que j-j-j j’allais dans la d-d-d direction du p-p-p-p palais ou d-d-d-d dans l’autre ?

— Dans celle du palais, Majesté, répond l’artiste.

— Ah b-b-b bon, fait le roi. C’est d-d-d donc que j’ai d-d-d déjà d-d-d déjeuné.


Le général Horace Glennon-Height était déjà entré en rébellion, et le monde reculé d’Asquith était tout droit sur son chemin de conquête. Asquith ne se tourmentait pas outre mesure pour cela, l’Hégémonie ayant proposé de faire bouclier avec une flottille de la Force. Mais le royal souverain du royaume de Monaco en exil semblait dans un état de déliquescence adipeuse un peu plus avancé qu’à l’accoutumée lorsqu’il me fit appeler pour me dire :

— M-M-M Martin, vous avez entendu p-p-p parler de la b-b-b bataille de F-F-F Fomalhaut ?

— Oui, répondis-je. Je ne crois pas qu’il y ait lieu de s’inquiéter, Majesté. Fomalhaut est exactement le genre de planète qui intéresse Glennon-Height. Un monde de petite taille, pas plus de quelques milliers de colons, des richesses minières, un déficit de temps d’au moins… Combien ? Vingt mois par rapport au Retz ?

— V-V-V Vingt-trois, fit le roi. Vous ne p-p-p pensez donc pas que nous soyons en d-d-d danger ?

— Pas du tout. Avec une durée de transit réel de trois semaines et un déficit de temps inférieur à un an, l’Hégémonie peut nous envoyer des renforts avant que le général ait le temps d’arriver de Fomalhaut avec ses vaisseaux de spin.

— Vous avez p-p-p peut-être raison, fit le roi Billy en s’appuyant sur un globe qui se mit à tourner sous son poids et l’obligea à se redresser dans un sursaut. Mais, né-né… néanmoins, j’ai décidé de pré-pré préparer notre modeste hégire.

Je battis des paupières, surpris. Billy parlait depuis deux ans de déménager le royaume en exil, mais je n’avais jamais pensé qu’il pouvait parler sérieusement.

— Les vai-vai les vaisseaux sont prêts sur Papa… sur Parvati, dit-il. Asquith a accepté de nous fou-fou… de nous prêter les moyens de trans… de transport dont nous avons b-b-b besoin pour rejoindre le Retz.

— Mais votre palais, Majesté ? La bibliothèque ? Les dépendances ?

— Cédés en échange, naturellement. Mais le contenu de la bi-bi… bliothèque partira avec nous.

Assis sur le bras du canapé de crin, je me frottai plusieurs fois les joues. Depuis dix ans que je me trouvais dans le royaume, j’étais passé du statut de simple protégé à celui de précepteur, confident et ami du roi, mais jamais je n’avais réellement essayé de résoudre l’énigme de ce personnage. Dès mon arrivée, il m’avait accordé audience.

— Sou-Sou Souhaitez-vous rejoindre les rangs des artistes ta-ta talentueux de notre pe-pe petite co-co… lonie ?

— Oui, Majesté.

— Et comptez-vous écrire d’autres li-livres du genre de La T-T Terre qui meurt ?

— Pas si je peux l’éviter, Majesté.

— Je l’ai l-l lu, vous savez. C’est t-t très intéressant.

— Vous êtes trop aimable, Majesté.

— Fou-Fou Foutaise, H. Silenus. Ce qui est intéressant, dans ce livre, c’est la manière dont il a été ém-ém… émasculé pour n’y laisser que ce qui est mau-mau… mauvais.

J’avais alors souri, surpris de m’apercevoir que, finalement, j’allais très bien m’entendre avec Billy le Triste.

— Mais les Can-Can… les Cantos, soupira-t-il, ça c’était une œuvre. Peut-être le plus beau recueil de po-po… de vers publié dans le Retz depuis deux siècles. Comment vous avez réussi à franchir le filtre de la mé-mé… de la médiocrité, je ne l’ai jamais compris. J’ai co-co… commandé vingt mille exemplaires rien que pour mon r-r royaume.

J’inclinai doucement la tête, incapable de trouver mes mots pour la première fois depuis mon attaque cérébrale qui datait alors de vingt ans.

— Est-ce que v-v vous avez l’intention d’écrire encore de la po-po… poésie ? reprit le roi.

— Je suis venu ici pour essayer, Majesté.

— Soyez le b-b bienvenu dans mon royaume, dans ce cas. Vous serez lo-lo… logé dans l’aile ouest du p-p… du château, près de mon b-b bureau. Ma porte vous sera toujours ouverte.

Je regardai la porte fermée puis le petit roi qui, même lorsqu’il souriait, donnait l’impression d’être sur le point d’éclater en sanglots.

— Hypérion ? demandai-je.

Il avait plusieurs fois mentionné le nom de ce monde-colonie retourné à l’état primitif.

— Exactement. Les v-v vaisseaux d’ensemencement y sont d-d depuis quelques années avec des androïdes, Martin. Pour p-p préparer le terrain, en quelque sorte.

Je haussai un sourcil. La fortune du roi Billy ne venait pas de son royaume, mais de ses investissements massifs dans l’économie du Retz. Même ainsi, cependant, s’il avait entrepris un programme clandestin de recolonisation depuis plusieurs années, le coût de l’opération devait être fantastique.

— Est-ce que vous vous rappelez p-p pourquoi les p-p premiers colons ont nommé la p-p planète Hyp-Hyp-Hyp… Hypérion, Martin ?

— Bien sûr. Avant l’hégire, ils formaient une communauté franche sur l’une des lunes de Saturne, qui portait ce nom. Ne pouvant subsister sans être ravitaillés par la Terre, ils ont émigré dans les territoires lointains et nommé Hypérion le monde qu’ils avaient l’intention d’explorer.

Le roi Billy sourit tristement.

— Mais savez-vous pourquoi ce nom est pro-pro… propice à notre entreprise ?

Il me fallut une dizaine de secondes pour faire la jonction.

— Keats, lui dis-je.

Plusieurs années auparavant, vers la fin d’une longue discussion sur l’essence de la poésie, le roi Billy m’avait demandé qui était, à mon avis, le plus pur des poètes qui eussent jamais existé.

— Le plus pur ? Vous voulez dire le plus grand, Majesté ?

— Non, non. Il est absurde de chercher à savoir qui était le p-p plus grand. Je suis simplement cu-cu… curieux de savoir qui vous considérez comme le p-p plus p-p pur… et le p-p plus p-p proche de l’essence que vous décrivez.

J’avais réfléchi plusieurs jours à sa question, et je lui avais donné ma réponse tandis que nous contemplions le coucher des soleils du haut de la falaise qui jouxtait le palais. Des ombres rouge et bleu s’étiraient sur la pelouse dans notre direction.

— C’est Keats, lui ai-je dit.

— John Keats. Ah ! Et pour quelle raison ?

Je lui avais expliqué ce que je pensais du poète de l’Ancienne Terre du XIXe siècle, de son éducation, de sa formation et de sa mort précoce. Mais, surtout, je lui avais parlé de son existence presque totalement consacrée aux mystères et aux beautés de la création poétique.

Billy avait paru intéressé. Il semblait même véritablement obsédé, à présent, tandis que d’un geste large de la main il faisait apparaître une modélisation holo qui occupait presque toute la salle. Je fis quelques pas en arrière, passant à travers des constructions, des montagnes et des moutons en train de paître pour avoir le recul nécessaire.

— Contemplez Hypérion, mon ami, me dit-il en oubliant de bégayer, comme chaque fois que quelque chose l’absorbait totalement.

L’image holo se transforma en une série de vues de cités portuaires sur l’océan ou sur des fleuves, de nids d’aigles sur des montagnes et d’une cité perchée sur une colline aux versants couverts de monuments qui ressemblaient aux étranges constructions d’une vallée voisine.

— Les Tombeaux du Temps ? demandai-je.

— Exactement. Le plus grand mystère de tout l’univers connu.

Je fronçai les sourcils devant ce qui me semblait être une exagération.

— Ils sont vides, lui dis-je. On n’a pas retrouvé un seul foutu objet à proximité depuis leur découverte.

— Ils sont la source d’un étrange champ de force anentropique dont les effets se font encore ressentir. Ils représentent l’un des rares phénomènes, en dehors des singularités, qui osent défier le temps lui-même.

— Cela ne va pas très loin. C’est sans doute comme une couche de minium sur du métal, pour le préserver de la rouille. Ils étaient censés durer, mais ils sont vides. Et depuis quand sommes-nous censés nous extasier sur la technologie ?

— Ce n’est pas de la technologie, soupira le roi Billy, dont le visage sembla s’affaisser un peu plus dans ses plis adipeux. C’est du mystère. C’est toute l’étrangeté nécessaire à l’esprit créatif. Un mélange parfait d’utopie classique et d’énigme païenne.

Je haussai les épaules, pas du tout impressionné. Le roi chassa d’un geste l’image holo.

— Est-ce que votre po-po… votre poésie s’est améliorée ?

Je croisai les bras en toisant le nain mou royal.

— Non.

— Et votre m-m muse… Est-elle revenue ?

Je ne répondis pas. Si le regard tuait, nous aurions tous crié « Le roi est mort, vive le roi ! » avant la tombée du soir.

— T-T Très bien, me dit-il, prouvant qu’il était capable d’être aussi suffisant que triste. F-F Faites vos valises, mon garçon. Nous p-p partons pour Hyp-Hyp-Hyp… pour Hypérion.


(Ouverture en fondu)

Les cinq vaisseaux d’ensemencement du roi Billy le Triste flottent comme des aigrettes dorées de pissenlits au-dessus d’un ciel lapis. Des cités toutes blanches se dressent sur trois continents. Keats, Endymion et Port-Romance… La Cité des Poètes elle-même. Plus de huit mille pèlerins des arts cherchant à échapper à la tyrannie de la médiocrité en essayant de renouveler leur vision des choses sur ce monde non dégrossi.

Asquith et Winsdor-en-Exil étaient des centres de biofacture d’androïdes au siècle qui a précédé l’hégire. Ces amis-de-l’homme à la peau bleue travaillaient et suaient dans l’idée qu’une fois leur labeur terminé, ils seraient enfin libres comme l’air. Les cités blanches se sont élevées. Les indigènes, fatigués de jouer aux primitifs, sont sortis de leurs villages et de leurs forêts pour nous aider à reconstruire la colonie selon des spécifications un peu plus humaines. Les technocrates, bureaucrates et écocrates furent sortis de la naphtaline et lâchés sur un monde sans méfiance. Le rêve de Billy le Triste fut alors tout près de se concrétiser.

Lorsque nous arrivâmes sur Hypérion, le général Horace Glennon-Height était mort, sa brève mais brutale mutinerie déjà écrasée. Mais il était trop tard pour retourner en arrière.

Quelques-uns de nos artistes et artisans les plus endurcis boudèrent la Cité des Poètes pour aller mener une existence difficile mais créative à Jackson ou à Port-Romance, ou même encore dans les territoires vierges en expansion. Mais, pour ma part, je choisis de rester avec Billy.

Durant les premières années, je ne trouvai pas ma muse sur Hypérion. Pour beaucoup d’entre nous, les formidables distances, en raison du manque de moyens de transport (les VEM étaient peu sûrs et les glisseurs extrêmement rares), ainsi que l’amenuisement de la conscience artificielle dû à l’absence d’infosphère et de toute liaison avec la Pangermie autre que notre unique mégatrans, conduisirent à un renouveau des énergies créatrices et à une prise de conscience accrue de ce que signifiait la condition humaine et artistique.

C’est du moins ce que l’on disait.

Aucune muse ne se manifesta à moi. Ma poésie était toujours techniquement parfaite et artistiquement aussi morte que le chat d’Huckleberry Finn.

Je pris la décision de mettre fin à mes jours.

Tout d’abord, cependant, je passai quelque temps – neuf ans au moins – à faire œuvre communautaire en fournissant à Hypérion la seule chose qui lui manquait : le sens de la décadence.

Auprès d’un biosculpteur portant le nom prédestiné de Graumann Raclette, je me procurai les flancs velus, les sabots et les pieds de bouc d’un satyre. Je laissai pousser ma barbe et allongeai mes oreilles en pointe. Graumann pratiqua également quelques intéressantes modifications de mon anatomie sexuelle. La chose ne tarda pas à se savoir. De jeunes paysannes, des indigènes, des femmes de pionniers et d’urbanistes au sang bleu attendirent ou sollicitèrent la visite du seul satyre authentique d’Hypérion. J’appris ce que les mots « priapisme » et « satyriasis » signifient réellement. Outre les joutes sexuelles sans fin, je laissai mes beuveries devenir légendaires et mon vocabulaire régresser presque au stade de l’époque où j’avais eu mon attaque cérébrale.

Je prenais un putain de pied. Je plongeais peu à peu dans un putain d’enfer.

Puis, la nuit où j’avais prévu de me faire sauter la cervelle, Grendel apparut.


(Notes pour une esquisse du monstre :)

Nos pires cauchemars se sont concrétisés. Quelque chose d’horrible nous voile la lumière. Les ombres de Morbius et du Krell. Mets du bois dans l’âtre, maman, Grendel vient nous voir ce soir.

Au début, nous croyons que ceux qui manquent sont simplement partis ailleurs. Il n’y a pas de guetteurs sur les murs de notre cité. Il n’y a même pas de murs, en réalité. Aucun soldat ne garde les portes de notre salle de libations. Puis un mari vient nous signaler la disparition de sa femme entre le repas du soir et le coucher de leurs deux enfants. Hoban Kristus, le peintre impressionniste abstrait, rate son entrée dans l’Amphithéâtre des Poètes pour la première fois de ses quatre-vingt-deux ans de métier. L’inquiétude commence à se répandre. Le roi Billy le Triste, de retour de sa visite officielle sur les chantiers de restauration de Jackson, promet que les mesures de sécurité seront renforcées. Un réseau de surveillance automatique est mis en place autour de la ville. Les électroniciens de notre flotte passent les Tombeaux du Temps au détecteur et nous assurent que tout est vide. Des spécialistes sont envoyés à l’entrée des labyrinthes au pied du Tombeau de Jade. Ils ne détectent rien dans un rayon de six mille kilomètres. Des glisseurs automatiques ou habités sillonnent tout le secteur qui s’étend entre la cité et la Chaîne Bridée. Ils ne repèrent rien de plus que la signature thermique d’une anguille de roche. Durant trois semaines, les disparitions cessent.

Puis la série de morts commence.

Le sculpteur Pete Garcia est retrouvé dans son studio… et dans sa chambre à coucher… et dans son patio. Le directeur de la sécurité, Truin Hines, commet la folie de déclarer à un médiatique :

— C’est comme s’il avait été mutilé par une bête furieuse. Seulement, aucun animal à ma connaissance ne pourrait mettre un homme dans un état pareil.

Nous sommes tous secrètement excités et titillés. C’est vrai que les dialogues sont mauvais, comme dans un million de films et de holos avec lesquels nous avons joué à nous faire peur, mais à présent nous faisons partie du spectacle.

Nos soupçons vont d’abord au plus évident. Il est clair qu’un psychopathe se promène en liberté parmi nous. Il tue probablement à l’aide d’une lame pulsante ou d’un clap. Cette fois-ci, il (ou elle) n’a pas eu le temps de faire disparaître le corps. Pauvre Pete.

Le directeur Hines est révoqué, et l’administrateur de la cité, Pruett, reçoit de Sa Majesté la permission de recruter, former et armer une force de sécurité d’une vingtaine d’hommes. Il est question de passer les six mille habitants de la Cité des Poètes au détecteur de mensonges. Les terrasses des cafés bourdonnent de discussions houleuses sur les libertés des citoyens. Ne faisant techniquement pas partie de l’Hégémonie, avons-nous en fait des droits quelconques ? D’extravagants stratagèmes pour capturer l’assassin sont proposés.

C’est alors que le véritable massacre commence.

La série de meurtres n’obéit à aucune logique. Les cadavres vont par deux, par trois, tout seuls, ou disparaissent purement et simplement. Parfois, il n’y a pas la moindre goutte de sang ; d’autres fois, il y en a des torrents. Jamais on ne retrouve de témoins ni de survivants. Cela peut se passer n’importe où. La famille Weimont occupait une villa isolée, mais Sira Rob ne s’éloignait jamais de son studio au sommet d’une tour en plein centre-ville. Deux des victimes ont disparu quand elles étaient seules, probablement en se promenant dans les Jardins du Zen, mais la fille du chancelier Lehman, protégée par deux gardes du corps en faction devant sa porte, se trouvait dans sa salle de bain au dix-septième étage du palais royal quand elle a disparu sans laisser de traces.

Sur Lusus ou sur Tau Ceti Central, de même que sur une douzaine de mondes du Retz, la disparition d’un millier de personnes peut à la rigueur passer à peu près inaperçue. Quelques lignes dans le journal du matin ou dans les nouvelles de l’infosphère, et plus personne n’y pense. Mais dans une ville de six mille habitants, sur un monde-colonie de cinquante mille personnes, une douzaine de meurtres suffisent à attirer l’attention.

Je connaissais bien l’une des premières victimes. Sissipriss Harris avait été l’une de mes premières conquêtes en tant que satyre, et l’une de mes admiratrices les plus enthousiastes. C’était une belle fille aux longs cheveux blonds presque trop veloutés pour être vrais, au teint de pêche presque trop virginal pour être touché, à la beauté trop parfaite pour être contemplée. Le genre de fille que même le plus timoré des mâles rêve de violenter. Et Sissipriss avait fini par se faire violenter pour de bon. On ne retrouva que sa tête, posée verticalement au centre de la place Lord Byron, comme si le reste de son corps était immergé jusqu’au cou dans du marbre liquide. Je compris, en apprenant cela, à quel genre de créature nous avions affaire, car j’avais un chat, au domaine de ma mère, qui avait l’habitude de laisser des offrandes du même genre, les matins d’été, dans le patio sud. La tête d’une souris, le museau dressé sur les dalles de grès dans une expression de pure stupéfaction, ou les restes d’un écureuil aux longues dents laissés par un prédateur fier mais affamé.

Le roi Billy le Triste vint me rendre visite alors que je travaillais à mes Cantos.

— Salut, Billy, lui dis-je.

— On dit : « Bonjour, Votre Majesté », grommela le souverain dans l’un de ses rares accès de susceptibilité royale.

Son bégaiement avait disparu le jour où le vaisseau de descente qui le transportait s’était posé sur le sol d’Hypérion.

— Bonjour, Votre Majesté Billy.

— Hum… grogna mon suzerain en déplaçant quelques tas de papiers pour finalement s’asseoir sur le seul endroit du banc où il y avait du café renversé. Je vois que vous vous êtes remis à écrire, Silenus.

Je n’avais aucune raison de confirmer ou de démentir ce qui était parfaitement évident.

— Et vous vous servez toujours d’une plume ? demanda-t-il.

— Seulement lorsque j’écris quelque chose qui vaut la peine d’être lu.

— Vous pensez que c’est le cas ? fit-il en désignant la petite pile de papier que j’avais accumulée en deux semaines locales de travail intensif.

— Oui.

— Comment, oui ? Oui, c’est tout ?

— Oui.

— Et je pourrai bientôt le lire ?

— Non.

Le roi baissa les yeux vers ses pieds, et s’aperçut que le gauche baignait dans une mare de café. Il fronça les sourcils et épongea la mare avec l’ourlet de sa cape.

— Jamais ? fit-il, bougon.

— À moins que vous ne viviez plus longtemps que moi.

— Ce qui est bien dans mes intentions, me dit-il. Je le lirai tandis que vous agoniserez en faisant le bouc auprès des brebis du royaume.

— C’est une métaphore ?

— Pas du tout. Seulement une prévision.

— Je n’ai pas exercé mes charmes sur une brebis depuis mon enfance à la ferme, lui dis-je. J’ai même composé une chanson pour promettre à ma mère de ne plus enculer ses brebis sans sa permission.

Tandis que le roi Billy me contemplait d’un œil morose, j’entonnai quelques mesures d’un classique intitulé : Il est fini le temps des brebis.

— Martin, me dit le roi, quelque chose ou quelqu’un est en train de massacrer mes sujets.

Je posai ma plume à côté du papier.

— Je sais.

— J’ai besoin de votre aide.

— Pour l’amour du Christ, je ne vois vraiment pas ce que je pourrais faire ! Vous voulez que je piste le tueur comme un foutu flic de la TVHD ? Que je me batte à mort avec lui au bord d’un putain de précipice ?

— Ce ne serait déjà pas si mal, Martin. Mais pour le moment, je ne vous demande que votre opinion et quelques conseils.

— Première opinion, nous avons eu tort de venir ici. Deuxième opinion, nous serions ridicules de rester. Conseil unique et définitif : foutons le camp.

Billy le Triste hocha lugubrement la tête.

— Vous voulez que nous quittions cette cité, ou tout Hypérion ?

Je haussai les épaules.

Le roi se leva et s’avança jusqu’à la fenêtre de mon petit studio. Elle donnait sur une ruelle étroite qui séparait l’immeuble du palais du mur de brique de l’usine voisine de recyclage automatique. Après avoir contemplé ce mur quelques instants sans rien dire, Billy le Triste se tourna vers moi.

— Vous devez connaître la vieille légende du gritche, me dit-il.

— Quelques fragments.

— Les indigènes associent ce monstre aux Tombeaux du Temps.

— Ils se peinturlurent aussi le ventre pour avoir de meilleures récoltes, et fument du tabac non recombinant.

Le roi hocha la tête devant cette remarque empreinte de sagesse.

— Les équipes d’exploration de l’Hégémonie avaient émis des réserves sur cette planète, dit-il. Elles ont posé des détecteurs partout et ont évité d’établir leurs bases au nord de la Chaîne Bridée.

— Écoutez, Votre Majesté… Que voulez-vous de moi, au juste ? L’absolution pour avoir bousillé et reconstruit la ville ici ? Vous êtes absous. Allez en paix et ne péchez plus, mon enfant. Si vous permettez, Majesté, adios. Il me reste encore quelques mirlitons à écrire.

Mais le roi Billy ne s’écarta pas de la fenêtre.

— Vous recommandez l’évacuation de la cité, Martin ?

Je n’hésitai qu’une seule seconde.

— Oui.

— Et vous partiriez en même temps que les autres ?

— Pourquoi pas ?

Il se retourna pour me fixer dans les yeux.

— Est-ce que vous partiriez ?

Je ne répondis pas. Au bout d’une minute, je détournai les yeux.

— C’est bien ce que je pensais, me dit le souverain de la planète. Il croisa ses petites mains potelées dans son dos et se perdit de nouveau dans la contemplation du mur.

— Si j’étais détective, me dit-il, j’aurais sans doute quelques soupçons. Le citoyen le moins productif de notre communauté se remet tout à coup à écrire après dix ans de silence, seulement deux jours… vous entendez, Martin ? Deux jours après le début de cette série de meurtres. Il a totalement disparu de la vie sociale dont il était naguère une figure dominante, et consacre son temps à la composition d’une épopée en vers. Il est devenu étrangement timide, et même les très jeunes filles sont à l’abri de ses ardeurs de bouc.

— Ses ardeurs de bouc, Majesté ? fis-je en soupirant.

Il me jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule.

— Très bien, vous m’avez confondu, lui dis-je. J’avoue tout. Je les ai tous assassinés et je me suis baigné dans leur sang. Cela agit sur moi comme un putain d’aphrodisiaque littéraire. Encore deux ou trois cents victimes, maximum, et mon prochain bouquin sera prêt à être publié.

Le roi Billy tourna le dos à la fenêtre.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je. Vous ne me croyez pas ?

— Non.

— Et pourquoi ?

— Parce que, me dit le roi, je sais qui est l’assassin.


Dans l’obscurité de la fosse holo, nous étions en train de regarder le gritche et la manière dont il avait tué la romancière Sira Rob et son amant. La luminosité de l’image était très faible. La chair plus toute jeune de Sira semblait luire d’une pâle phosphorescence tandis que les fesses blanches de son ami beaucoup moins vieux donnaient l’illusion, dans la pénombre, de flotter séparément du reste de son corps bronzé. Leurs ébats frénétiques étaient sur le point d’atteindre leur point culminant lorsque l’inexplicable se produisit. Au lieu des coups de boutoir de la fin et du soudain figé de l’orgasme, le jeune homme sembla se mettre à léviter obliquement en arrière, comme si sa partenaire l’avait éjecté de son vagin. La bande sonore de l’enregistrement, qui consistait jusque-là en soupirs, halètements et exhortations banals, accompagnés des directives généralement associées à ce genre d’activité, se transforma soudain en une cacophonie de cris aigus, tout d’abord ceux de l’homme puis ceux de Sira.

Il y eut un coup sourd tandis qu’une partie du corps du jeune homme heurtait le côté de la caméra. Sira était en position d’attente tragi-comique et vulnérable, les jambes écartées, les bras ouverts, les seins flasques et les cuisses pâles. Sa tête était précédemment rejetée en arrière sous l’effet de l’extase, mais elle avait eu le temps de la redresser, et son expression de béatitude d’orgasme imminent faisait déjà place à celle, étrangement ressemblante, de la terreur indignée. Sa bouche était ouverte pour crier quelque chose.

Aucun son n’en sortit cependant. On n’entendit que le bruit de pastèque éclatée fait par les lames acérées qui perçaient les chairs, et le déchirement des tissus tandis que les crochets, en se retirant, arrachaient les tendons et les os. La tête de Sira bascula mollement en arrière, la bouche ouverte selon un angle impossible, et son corps explosa littéralement du sternum à la plante des pieds. Sa chair se fendait comme si une hache invisible était en train de la débiter en petit bois. Des scalpels non moins invisibles complétaient le travail, pratiquant des incisions latérales qui faisaient penser aux gros plans obscènes en temps décalé de l’opération favorite d’un chirurgien dément. C’était une autopsie délirante effectuée sur une personne vivante, ou plutôt presque vivante. En effet, lorsque le sang avait cessé de jaillir et les spasmes d’agiter son corps, ses membres étaient retombés dans l’inertie de la mort, et ses jambes s’étaient de nouveau ouvertes, comme pour faire pendant à l’étalage obscène de viscères, un peu plus haut. C’est alors que, l’espace d’une fugitive seconde, on aperçut un tourbillon flou de rouge et de chrome à côté du lit.

— Arrêt image, agrandissement et affinement, ordonna le roi Billy le Triste à l’ordinateur central.

Le flou se transforma en une tête issue du cauchemar d’un camé : visage mi-chrome, mi-acier, dents de loup mécanique croisé avec une pelleteuse à vapeur, yeux de laser rubis enchâssés dans des écrins de sang, front où rentrait une lame courbe de trente centimètres issue d’un crâne de vif-argent qu’elle dominait de trente centimètres, cou hérissé d’épines du même genre.

— Le gritche ? demandai-je.

Le roi, pour toute réponse, hocha lentement la tête, ce qui fit néanmoins vibrer sans fin ses bajoues et son triple menton.

— Et le garçon qui était avec elle ?

— Il n’y avait plus aucune trace de lui quand on a découvert le corps de Sira. Personne ne s’est aperçu de sa disparition avant qu’on ne retrouve ce disque. On l’a identifié comme un professionnel des arts récréatifs d’Endymion.

— Vous venez de trouver cet enregistrement holo ?

— Hier. Les agents de la sécurité ont trouvé l’imageur en examinant le plafond. Moins d’un millimètre de diamètre. Sira possédait toute une discothèque de ce genre d’enregistrements. Apparemment, elle ne se servait de sa caméra que pour… euh…

— Ses ébats privés, suggérai-je.

— Précisément.

Je me levai pour me rapprocher de l’image flottante de la créature. Ma main passa à travers son front, ses épines, ses mâchoires. L’ordinateur l’avait reconstituée grandeur nature. À en juger par cette image, notre Grendel local ne devait pas mesurer plus de trois mètres de haut.

— Le gritche, répétai-je, plus pour le saluer que pour l’identifier.

— Que pouvez-vous me dire sur lui, Martin ? me demanda le roi.

— Que voudriez-vous que je vous dise ? Je suis un poète et non un mythologiste.

— Vous avez demandé à l’ordinateur du vaisseau d’ensemencement des renseignements sur l’origine et la nature du gritche.

Je haussai les sourcils. L’accès aux ordinateurs était censé être aussi secret et anonyme que l’accès à l’infosphère de l’Hégémonie.

— Et alors ? demandai-je. Des centaines de personnes ont dû vouloir se renseigner sur cette légende depuis le début des massacres. Des milliers, peut-être. C’est le seul putain de monstre que nous ayons dans nos légendes.

Des vagues se propagèrent de haut en bas dans les replis adipeux de Billy le Triste.

— Je sais cela, Silenus. Mais vous avez commencé ces recherches seulement trois mois avant les premières disparitions.

Je haussai les épaules et me laissai tomber en soupirant sur les coussins de la fosse holo.

— D’accord. Vous avez raison. Et alors ? Je voulais me servir de cette putain de légende dans le putain de poème que je suis en train d’écrire. C’est un crime ? Arrêtez-moi.

— Qu’avez-vous appris ?

La rage commençait à monter en moi. J’enfonçai plusieurs fois mes sabots de satyre dans la moquette.

— Rien d’autre que ce qui se trouve dans ce foutu fichier, Billy, éclatai-je. Qu’est-ce que vous me voulez, enfin ?

Le roi s’épongea le front du plat de la main et grimaça quand il se mit accidentellement le petit doigt dans l’œil.

— Je ne sais pas trop, me dit-il. Les gens de la sécurité voulaient vous conduire au vaisseau pour vous brancher sur une interface d’interrogatoire total, mais j’ai préféré vous parler plutôt.

Je battis des paupières, sentant déjà une étrange pression sous gravité zéro sur mon ventre. Interrogatoire total signifiait dérivation corticale et plots dans le crâne. La plupart des gens interrogés de cette manière ne gardaient pas de séquelles. La plupart…

— Pourriez-vous m’expliquer quels aspects de la légende du gritche vous comptiez utiliser dans votre poème ? me demanda le roi Billy d’une voix douce.

— Bien sûr, Majesté. D’après l’Évangile gritchtèque des indigènes, le gritche est le Seigneur de la Douleur et l’Ange de l’Expiation Finale. Venu d’un endroit situé hors du temps, il annonce la fin de la race humaine. C’est un concept que j’aime bien.

— La fin de la race humaine, répéta lentement le roi Billy.

— Oui. C’est l’archange Michaël, Moroni, Satan, le Masque de l’Entropie et le monstre de Frankenstein emballés dans le même paquet. Il rôde autour des Tombeaux du Temps en attendant le moment de sortir pour se livrer à ses massacres quand l’humanité sera prête à rejoindre le dodo, le gorille et le grand cachalot au palmarès de l’extinction des espèces.

— Le monstre de Frankenstein… murmura le petit homme adipeux à la cape froissée. Pourquoi pensez-vous à lui ?

Je pris une profonde inspiration.

— Parce que l’Église gritchtèque est persuadée que c’est l’humanité qui, d’une manière ou d’une autre, a créé ce monstre, répliquai-je, bien certain que le roi en savait autant, sinon plus que moi sur la question.

— Est-ce qu’elle sait aussi comment il faut faire pour le tuer ? me demanda-t-il.

— Pas à ma connaissance. Il est censé être immortel, en dehors du temps.

— Comme un dieu ?

J’hésitai.

— Pas vraiment, déclarai-je enfin. Plutôt comme l’un des pires cauchemars de l’univers devenu réel. Comme la Faucheuse, si vous voulez, mais avec un penchant morbide pour les âmes accrochées comme des pendeloques aux épines d’un arbre géant… avec leur corps autour.

Le roi Billy hocha tristement la tête.

— Écoutez, lui dis-je, si vous tenez à disséquer les théologies primitives, pourquoi n’allez-vous pas à Jackson poser directement la question aux prêtres gritchtèques ?

— J’y ai déjà pensé, me répondit le roi d’un ton distrait en posant son menton mou sur son poing dodu. Certains sont déjà à bord du vaisseau pour interrogatoire. Mais tout cela n’est pas facile à démêler.

Je me levai pour m’en aller, sans savoir si j’en avais encore le droit.

— Martin ?

— Ouais ?

— Avant de partir, ne savez-vous réellement rien d’autre qui puisse nous aider à comprendre cette créature ?

Je m’immobilisai sur le seuil, sentant les battements de mon cœur contre ma cage thoracique comme s’il cherchait à s’envoler.

— Ouais, murmurai-je d’une voix qui ne tremblait que sur les bords. Je peux vous dire qui il est et ce qu’il est, si vous voulez.

— Ah ?

— C’est la muse que je cherchais.

Je lui tournai le dos et rentrai dans ma chambre pour me remettre à écrire.


Naturellement, c’était moi qui avais provoqué l’apparition du gritche. Je le savais. Je l’avais attiré en commençant à rédiger mon poème épique sur lui. Au commencement était vraiment le Verbe.

Je réintitulai mon poème Les Chants d’Hypérion. Le sujet n’était pas seulement la planète, mais la fin des Titans qui se faisaient appeler humains. C’était aussi l’hubris sans souci d’une race qui avait osé assassiner sa planète natale par pure négligence et qui avait transporté sa dangereuse arrogance dans les étoiles. Là, elle affrontait le courroux d’un dieu que l’humanité avait en partie enfanté. Hypérion était la première œuvre sérieuse à laquelle je m’attaquais depuis des années, et ce serait la plus grande que je produirais jamais. Ce qui avait commencé sous la forme d’un hommage mi-comique, mi-sérieux aux mânes de John Keats devenait ma dernière raison d’être, un tour de force épique à une époque de farce médiocre. Les Chants d’Hypérion furent écrits avec un talent auquel je n’aurais jamais pu prétendre et une maîtrise à laquelle je n’aurais jamais accédé. Ils furent interprétés par une voix qui n’était pas la mienne. Mon sujet était la fin de l’humanité. Ma muse était le gritche.

Une vingtaine de personnes moururent encore avant que le roi Billy n’évacue la Cité des Poètes. Un certain nombre de réfugiés s’installèrent à Keats, à Endymion ou dans l’une des autres cités nouvelles, mais la plupart préférèrent prendre les vaisseaux d’ensemencement pour retourner dans le Retz. Le rêve du roi Billy le Triste de fonder une Utopie créative s’était effondré, bien que Billy lui-même continuât à vivre dans le sinistre palais de Keats. Le gouvernement de la planète passa entre les mains du Conseil intérieur, qui demanda aussitôt à l’Hégémonie d’admettre Hypérion en son sein. Une Force Territoriale fut constituée. Cette FT, principalement composée des mêmes indigènes qui s’entre-tuaient une décennie auparavant, mais commandée à présent par des officiers formés à la hâte par la nouvelle colonie, ne réussit qu’à troubler la sérénité de la nuit avec ses patrouilles de glisseurs automatiques et à perturber, avec ses unités mécaniques de surveillance, la beauté du désert qui revenait s’installer.

Fait assez surprenant, je ne fus pas le seul à rester en arrière. Deux cents personnes au moins firent le même choix que moi, mais nous évitions, pour la plupart, les contacts sociaux. Nous nous adressions des sourires polis lorsque nous nous croisions sur la Promenade des Poètes ou lorsque nous prenions nos repas, à des tables séparées, dans la vaste salle à manger du dôme, où le moindre bruit se réverbérait dans le silence.

Les meurtres et les disparitions continuèrent cependant, à raison d’un ou deux par mois local. Ils n’étaient pas découverts par nous, mais par la FT, qui exigeait de recenser tous les citoyens chaque semaine.

L’image de cette première année qui demeure gravée dans mon esprit est curieusement communautaire. C’est celle de la nuit où nous nous sommes regroupés sur la place pour voir partir le vaisseau d’ensemencement. Nous étions en pleine saison météorique d’automne, et le ciel nocturne d’Hypérion était déjà illuminé d’éclairs dorés et de zébrures enflammées lorsque les moteurs du vaisseau furent mis à feu. Un soleil miniature se forma, et nous contemplâmes, une heure durant, la traînée de flammes de fusion qui s’éloignait, emportant nos amis artistes. Le roi Billy le Triste s’était joint à nous, cette nuit-là, et je me souvins qu’il me regarda longuement avant de monter solennellement dans son carrosse somptueusement décoré pour regagner la sécurité de Keats.


Durant la douzaine d’années qui suivit, je ne quittai la cité qu’en cinq ou six occasions, la première fois pour consulter un biosculpteur capable de me débarrasser de mes attributs de satyre, les autres fois principalement pour me procurer du matériel ou des vivres. Le Temple gritchtèque avait, entre-temps, repris les pèlerinages du gritche, et mon itinéraire me faisait faire à rebours leur parcours de la mort : la forteresse de Chronos, le téléphérique de la Chaîne Bridée, les chariots à vent et le bac de Charon pour descendre le Hoolie. En rentrant, je contemplais les visages des pèlerins et je me demandais qui d’entre eux allait survivre.

Nous recevions très peu de visites dans la Cité des Poètes. Nos tours à moitié finies commençaient à ressembler à des ruines croulantes. Les galeries marchandes, avec leurs arcades et leurs superbes dômes de métal et de verre, étaient envahies par les plantes grimpantes. Les pyrofibres et les scargasses poussaient entre les dalles de pierre. Les FT avaient contribué au chaos ambiant en disséminant des mines et des pièges à l’intention du gritche, mais n’avaient réussi qu’à dévaster des quartiers autrefois magnifiques de la cité. Les systèmes d’irrigation ne fonctionnaient plus. Les aqueducs s’écroulaient. Le désert avançait. Et moi, j’errais de salle en salle dans le palais abandonné du roi Billy, travaillant à mon poème, attendant ma muse.


Quand on y réfléchit bien, l’effet-cause commence à ressembler à une boucle logique insensée issue du cerveau de l’info-artiste Carolus, ou peut-être à une gravure d’Escher. Le gritche s’est matérialisé à cause du pouvoir magique de mon poème, mais celui-ci n’aurait pas pu exister sans la menace bien présente du gritche, qui me sert de muse. Disons que je devais être un peu fou à l’époque.

En une douzaine d’années, la mort avait frappé la cité des dilettantes à un point tel que seul le gritche et moi demeurions en lice. Le passage annuel du pèlerinage gritchtèque représentait un facteur d’irritation mineur, rien de plus qu’une lointaine caravane traversant le désert en direction des Tombeaux du Temps. Parfois, je voyais revenir quelques ombres qui fuyaient à travers les sables vermillon vers le refuge de Chronos, à vingt kilomètres au sud-ouest. La plupart du temps, cependant, personne ne revenait.

J’attendais, tapi dans les ombres de la cité. Mes cheveux et ma barbe avaient poussé au point de recouvrir les maigres haillons que je portais sur moi. Je sortais surtout la nuit, errant au milieu des ruines comme une ombre furtive, me retournant souvent pour regarder mon palais éclairé tel David Hume collant le front à ses propres carreaux et décidant gravement qu’il n’était pas à la maison. Jamais je n’avais pris le synthétiseur de nourriture du dôme pour le transporter dans mes appartements. Je préférais manger dans le silence résonnant sous la coupole craquelée comme un Eloi déboussolé en train de s’engraisser à l’intention de l’inévitable Morlock.

Pas une seule fois je n’avais aperçu le gritche. Souvent, juste avant l’aube, j’étais réveillé en sursaut par un bruit soudain, un crissement de sable ou un raclement de métal. J’étais certain d’être observé, mais je ne réussis jamais à voir celui qui m’épiait.

De temps à autre, je faisais le voyage jusqu’aux Tombeaux du Temps, particulièrement la nuit, en évitant les secousses élastiques et déconcertantes des marées anentropiques tandis que je me frayais un chemin dans les ombres compliquées des ailes du Sphinx ou que je contemplais les étoiles à travers la paroi émeraude du Tombeau de Jade. Et c’est en retournant de l’un de ces pèlerinages nocturnes que je trouvai l’intrus dans mon studio.

— T-T Très impressionnant, M-M Martin, me dit le roi Billy en tapotant l’une des piles de manuscrits éparpillées dans la salle.

Assis dans le vaste fauteuil derrière la longue table, le monarque déchu paraissait plus vieux et plus déliquescent que jamais. Il était visible qu’il lisait ici depuis plusieurs heures.

— C-C Croyez-vous réellement que l’humanité mé-mé mérite une telle fin ? me demanda-t-il d’une voix douce.

Cela faisait douze ans que je n’avais entendu ce bégaiement. Je m’éloignai de la porte sans répondre. Billy était mon ami et mécène depuis plus de vingt années standard, mais à cet instant j’aurais pu le tuer. L’idée que quelqu’un avait lu mon Hypérion en mon absence et sans ma permission m’emplissait d’une rage folle.

— V-V Vous da-da datez vos Can-Can… vos Cantos ? reprit Billy en feuilletant la pile la plus récente de feuillets manuscrits.

— Comment êtes-vous entré ici ? demandai-je subitement.

Ce n’était pas une question gratuite. Les glisseurs, hélicoptères et autres vaisseaux qui tentaient de s’approcher par les airs des Tombeaux du Temps depuis quelques années finissaient assez mal en général. Ils arrivaient sans aucun passager. J’avais fait merveille en alimentant le mythe du gritche.

Le petit homme à la cape froissée haussa les épaules. Son uniforme était censé avoir un aspect royal, mais il le faisait ressembler seulement à un Arlequin obèse.

— J’ai suivi le convoi de pèlerins jusqu’à Chronos, me dit-il. Je suis venu vous faire une petite visite. Je constate que vous n’avez rien écrit depuis des mois, Ma-Ma Martin. Co-Co… Comment expliquez-vous cela ?

Je le fustigeai du regard en silence tout en me rapprochant obliquement de lui.

— J’ai peut-être une explication, reprit le roi Billy en brandissant le dernier feuillet des Chants d’Hypérion comme si la solution d’une longue énigme était écrite dessus. Les dernières strophes datent de la semaine où JT Telio a disparu, l’année dernière.

— Et alors ?

J’étais maintenant à l’autre extrémité de la table par rapport à lui. Feignant l’indifférence, je mis la main sur une autre pile de feuillets et les éloignai hors de sa portée.

— D’a-D’a… D’après le système de surveillance des-des des… FT, c’est la date de la mo-mo… de la mort du dernier po-po… du dernier poète de la Cité, Martin. Le dernier avant vous, b-b bien sûr.

Je haussai les épaules et continuai de tourner subrepticement autour de la table. Il fallait que je me rapproche de lui sans que le manuscrit ne soit entre nous.

— Sa-Sa… Savez-vous que votre œuvre est ina… ina… incomplète, Martin ? me demanda-t-il de sa voix grave et infiniment triste. Il y a encore une chance pour que l’humanité su-sur… survive à la chute.

— Non, fis-je en continuant d’avancer obliquement.

— Mais vous ne pourrez pas écrire la fin, n’est-ce p-p pas, Martin ? Vous ne pouvez plus c-c composer si votre m-m muse ne fait pas couler le sang, vrai ou faux ?

— Foutaise.

— Peut-être. Mais c’est tout de même une coïncidence assez fascinante, ne t-t trouvez-vous pas ? Vous êtes-vous jamais demandé pour quelle raison vous aviez été épargné, Ma-Ma… Martin ?

Je haussai de nouveau les épaules, en faisant glisser une autre pile hors de sa portée. J’étais plus grand, plus fort et plus coriace que Billy. Mais il fallait que je m’assure qu’aucune page ne risquait d’être endommagée lorsque je le soulèverais par les replis du cou pour le jeter dehors.

— Il est t-t temps de faire quelque chose pour vous faciliter la t-t tâche, me dit mon ex-mécène.

— Il est plutôt temps pour vous de foutre le camp d’ici, répliquai-je en mettant à l’abri la dernière pile de poésie.

Je fus moi-même surpris, en levant les deux bras, de voir que je tenais un chandelier de bronze à la main droite.

— Plus un pas, je vous prie, me dit le roi Billy d’une voix douce en sortant un neuro-étourdisseur de sa poche.

Je n’eus qu’une seule seconde d’hésitation, puis j’éclatai de rire.

— Espèce d’avorton minable ! m’écriai-je. Vous seriez incapable de vous servir de ce putain de truc même si votre vie en dépendait !

Je m’avançai pour lui donner la raclée qu’il méritait et le jeter dehors.


J’avais la joue contre une dalle de pierre de la cour, mais l’un de mes yeux était suffisamment ouvert pour me laisser apercevoir les étoiles qui brillaient encore à travers la verrière cassée de la galerie marchande. J’étais cependant incapable de cligner. Mes membres et le haut de mon corps commençaient à fourmiller comme si j’avais dormi trop longtemps avant de connaître un réveil douloureux. J’avais envie de hurler, mais mes mâchoires et ma langue étaient paralysées. Soudain, je me sentis soulevé et adossé à un banc de pierre de telle manière que mon champ de vision englobait une partie de la cour et la fontaine sèche, dessinée par Rithmet Corbet, où un Laocoon de bronze luttait avec des serpents du même métal dans la lumière vacillante des averses météoriques précédant les premières lueurs de l’aube.

— Je regrette b-b beaucoup, Martin, me dit une voix familière, mais toute cette f-f folie doit cesser.

Le roi Billy s’avança dans mon champ de vision avec une épaisse liasse de feuillets à la main. D’autres feuillets étaient éparpillés sur le rebord de la fontaine, aux pieds du Troyen de bronze. Un bidon de kérosène était débouché un peu plus loin.

Je réussis enfin à battre des cils. Mes paupières étaient lourdes comme des couvercles de fer rouillé.

— Les effets de l’étou… l’étou… l’étourdisseur devraient cesser d’une minute à l’autre, me dit Billy.

Plongeant les mains dans le bassin, il prit une liasse de feuilles et y mit le feu avec son briquet.

— Non ! réussis-je à hurler à travers mes mâchoires insensibles.

Les flammes dansèrent, puis moururent. Le roi Billy laissa les cendres retomber dans le bassin et prit un autre tas de feuilles qu’il roula en cornet. Je vis des larmes perler sur sa joue illuminée par le feu.

— C’est v-v vous qui avez causé cela, me dit le petit homme. Maintenant, il faut en fi… en fi-fi… en finir.

Je fis des efforts surhumains pour me relever. Mes bras et mes jambes remuèrent comme les membres mous d’une marionnette mal contrôlée. La douleur était devenue atroce. Je hurlai de nouveau, mais seuls le marbre et le granit firent écho à mon gargouillement inarticulé.

Le roi Billy brandit un feuillet et déclama :

Sans autre script ou accessoire

Que ma propre faible mortalité, je portai

Le poids de cette quiétude éternelle,

La fixité morose et la triple forme inchangée

Pesant sur mes sens d’une lune entière.

Dans mon cerveau brûlant assurément j’en mesurai

Les saisons d’argent hébergées par la nuit.

Chaque jour me voyant plus pâle et plus blême

(Souvent, avec ferveur, je priais que la Mort

Veuille bien m’arracher à cette vallée des larmes

Et à tous ses fardeaux), haletant de désespoir,

Appelant le changement, heure après heure,

Je me maudissais.

Billy le Triste leva le front vers les étoiles et jeta cette page aux flammes.

— Non ! protestai-je de nouveau.

Forçant mes jambes à se plier, je me redressai sur un genou, essayai de me stabiliser à l’aide d’un bras transpercé de mille aiguilles de feu, puis retombai sur le côté.

La silhouette drapée de la cape royale se saisit d’une liasse trop épaisse pour être roulée en cornet et plissa les paupières pour lire dans la pénombre :

Je vis alors un visage livide

Non encore transfixé par le désespoir humain

Mais blanchi par une aveuglante maladie

D’immortalité qui ne tue point.

Elle opère de continuels changements

Que ne peut interrompre une fin bienheureuse.

Cheminant pas à pas vers la mort sans mourir,

Ce visage était au-delà du lis et de la neige.

Plus loin, je n’ose imaginer,

Bien que j’aie longuement contemplé son profil…

Le roi Billy leva son briquet, et cinquante nouveaux feuillets disparurent dans les flammes. Il laissa tomber le tout dans la fontaine et se pencha pour prendre une nouvelle liasse.

— Par pitié ! implorai-je en me levant, les jambes flageolantes sous l’effet saccadé d’impulsions nerveuses contradictoires. Je vous en prie ! Arrêtez !

La troisième présence n’apparut pas à un moment précis. Lorsqu’elle entra dans ma conscience, ce fut comme si elle avait toujours été là et que le roi Billy et moi avions négligé de la voir jusqu’à ce que les flammes soient assez hautes pour cela. Elle était géante, à quatre bras, moulée dans le chrome et la chitine cartilagineuse. Son regard rougeoyant était tourné vers nous.

Le roi Billy recula avec une exclamation étouffée, puis se ravisa, fit un pas en avant et jeta le reste du manuscrit dans les flammes de la fontaine. Des fragments de papier carbonisé volèrent, portés par un courant ascendant d’air chaud. Quelques colombes prirent leur vol, dans un brusque froissement d’ailes, du haut du dôme aux poutrelles tordues envahies de vigne vierge.

Je fis, moi aussi, un pas chancelant en avant. Le gritche demeurait immobile. Ses yeux injectés de sang ne bougeaient pas.

— Va-t’en ! s’écria Billy sans bégayer, d’une voix exaltée peut-être par toute la poésie qui l’entourait. Retourne dans les abîmes d’où tu n’aurais pas dû sortir !

Le gritche sembla incliner très légèrement la tête. Les surfaces brillantes lancèrent des éclats rouges.

— Seigneur ! m’écriai-je.

J’ignorais, et j’ignore encore à ce jour si je m’adressais ainsi à l’apparition infernale ou au roi Billy. Mais je fis trois nouveaux pas chancelants et voulus me retenir au bras du roi.

Il n’était plus là. Un instant le petit roi était à moins d’un mètre de moi, et l’instant suivant il se trouvait à dix mètres, porté à bout de bras au-dessus de la cour dallée. Des doigts de métal acéré lui transperçaient les bras, la poitrine et les cuisses, mais il se débattait toujours, et tenait quelques pages enflammées dans son poing serré. Le gritche le brandissait comme un père apportant son fils au baptême.

— Détruisez-le ! me cria Billy en agitant pathétiquement ses bras transpercés. Détruisez-le !

Je m’appuyai au rebord de la fontaine, les jambes toujours en coton. Au début, j’avais compris qu’il me demandait de détruire le gritche. Puis je m’étais dit que c’était le poème. En fait, je crois qu’il voulait dire les deux. Il y avait un millier de pages intactes dans le bassin. Je me penchai pour prendre le bidon de kérosène.

Le gritche n’eut pas de réaction. Il serra seulement le roi un peu plus fort contre sa poitrine, dans un geste presque affectueux. Billy se débattit et ouvrit grand la bouche en un cri silencieux tandis qu’une longue épine d’acier perçait la soie de son costume d’Arlequin juste au-dessus du sternum. Stupidement, encore à moitié paralysé, je pensai à la collection de papillons que je faisais dans mon enfance. Lentement, d’un geste mécanique, j’aspergeai de kérosène les pages éparpillées.

— Dépêchez-vous ! me cria le roi d’une voix rauque. Pour l’amour de Dieu, Martin !

Je ramassai le briquet tombé par terre. Le gritche ne s’occupait toujours pas de moi. Les carreaux gris de la cape du roi devenaient aussi écarlates que les carreaux déjà rouges. J’actionnai du pouce la roulette de l’antique briquet, une fois, deux fois, trois fois. Je n’obtins que des étincelles. À travers mes larmes, je voyais l’œuvre d’une vie étalée dans le fond poussiéreux du bassin à sec. Je lâchai le briquet.

Billy hurla. Confusément, j’entendis le choc du métal contre ses os tandis qu’il se tordait dans l’étau du gritche.

— Ne me laissez pas ! cria-t-il. Par pitié, Martin ! Oh, mon Dieu !

Je fis alors volte-face, accomplis cinq pas rapides en avant et jetai sur eux le contenu du bidon de kérosène encore à moitié plein. La fumée obscurcit ma vision déjà trouble. Billy et l’impossible créature qui le tenait dans ses bras étaient mouillés comme deux personnages d’une bande dessinée holo. Je vis Billy recracher du liquide. Je vis le museau luisant du gritche refléter un éclat de ciel embrasé par les météores. Puis les pages encore rougeoyantes du manuscrit que tenait Billy enflammèrent le kérosène.

Je levai les deux mains pour me protéger le visage, mais il était trop tard. Ma barbe et mes sourcils étaient déjà roussis. Je reculai jusqu’au bord de la fontaine.

L’espace de quelques instants, le bûcher vivant fut une parfaite statue de flammes, une Pietà bleu et jaune représentant une madone à quatre bras tenant un Christ embrasé. Puis la silhouette en feu se tordit, toujours embrochée par les épines d’acier et transpercée par vingt griffes acérées comme des scalpels. Un cri monta, que je ne pus croire originaire de la moitié humaine de ce couple enlacé par la mort. L’intensité de ce cri me fit plier les genoux et se répercuta sur chaque aspérité de la cité abandonnée. D’autres pigeons prirent lourdement leur vol. Le hurlement déchirant se prolongea plusieurs minutes, même après la disparition pure et simple de l’image embrasée qui ne laissa derrière elle ni cendres ni rémanence rétinienne. Il me fallut encore une minute ou deux pour me rendre compte que la plainte que j’entendais maintenant sortait de ma propre gorge.


Il faut bien qu’à un moment la tension redescende. La réalité ménage rarement des dénouements acceptables.

Il me fallut plusieurs mois, peut-être un an, pour recopier entièrement les pages tachées de kérosène et pour récrire les Chants brûlés. Vous ne serez pas surpris d’apprendre que je n’ai jamais fini mon poème. Ce n’est pas moi qui l’ai voulu. Ma muse m’avait abandonné.

La Cité des Poètes tomba tranquillement en ruine. J’y restai encore un an ou deux. Peut-être cinq, je ne sais pas. Je n’avais plus toute ma raison. À ce jour, les premiers pèlerins gritchtèques parlent encore de la silhouette fantomatique et décharnée, aux cheveux hirsutes, en haillons et aux yeux protubérants, qui les sortait de leur sommeil gethsémanien en criant des obscénités et en secouant le poing vers les Tombeaux du Temps silencieux, défiant le monstre qui s’y cachait d’avoir le courage de se montrer.

Finalement, même ma folie finit par se consumer, bien qu’elle rougeoie encore un peu en moi. Je regagnai à pied la civilisation, distante de quinze cents kilomètres, avec un sac à dos où je n’avais glissé que mon manuscrit. Je survécus en mangeant des anguilles de roche, en buvant de la neige et en jeûnant totalement les dix derniers jours.

Les deux siècles et demi qui se sont écoulés depuis n’ont apporté aucun élément digne d’être rapporté ici, et encore moins d’être revécu. Le traitement Poulsen aide à se maintenir en forme et à attendre. Deux longs voyages glacés et illégaux en état de fugue cryotechnique ont fait le reste, chacun absorbant un siècle ou plus, chacun prélevant sa dîme de cellules nerveuses et de mémoire.

J’attendais alors, et j’attends toujours. Le poème doit être achevé, et il sera achevé.

Au commencement était le Verbe.

À la fin… au-delà des honneurs, au-delà de la vie, au-delà des soucis…

À la fin sera le Verbe.

Загрузка...