5

Le lever du soleil sur la mer des Hautes Herbes était un pur objet de beauté. Le consul contempla le spectacle du point le plus élevé du pont arrière. Après son tour de garde, il avait essayé en vain de dormir, puis il était remonté sur le pont voir la nuit pâlir avec les premières lueurs du matin. Le front orageux alignait à l’horizon ses nuages sombres ourlés d’or en haut et en bas par le soleil levant qui se reflétait sur le monde. Les voiles, les cordages et les espars, polis par le temps, du chariot à vent brillèrent quelques minutes sous cette brève manne de lumière privilégiée, juste avant que les nuages, obscurcissant le ciel, retirent de nouveau toute couleur au monde. Le vent qui suivit ce tomber de rideau fut glacial, comme s’il descendait des sommets enneigés de la Chaîne Bridée, à peine visible sous la forme d’une masse floue à l’horizon du nord-est.

Brawne Lamia et Martin Silenus rejoignirent bientôt le consul sur la plage arrière avec une tasse de café chaud qu’ils s’étaient servie dans la cambuse. Le vent faisait gémir le gréement et claquer les voiles. La masse de boucles épaisses de Brawne Lamia auréolait son visage comme un nimbe noir.

— Bonjour, grogna Silenus en louchant par-dessus sa tasse en direction de la mer des Hautes Herbes creusées par le vent.

— Bonjour, répondit le consul, étonné de se sentir alerte malgré la nuit blanche qu’il venait de passer. Nous avons le vent dans la proue, mais le chariot se comporte bien. Je pense que nous atteindrons les montagnes avant le soir.

— Hmmm, commenta Silenus, le nez dans sa tasse.

— Je n’ai pas fermé l’œil, dit Brawne Lamia. Je pensais à l’histoire de H. Weintraub.

— Je ne crois pas que… commença le poète.

Il s’interrompit à l’arrivée de Weintraub avec son bébé, dont la tête dépassait du sac en bandoulière contre sa poitrine.

— Bonjour tout le monde, fit Weintraub en regardant autour de lui. Il ne fait pas chaud, ce matin, n’est-ce pas ? ajouta-t-il après avoir pris une grande inspiration.

— Vous voulez dire qu’on se les gèle, oui, lui dit Silenus. Et au nord des montagnes, ce sera pire.

— Je descends prendre un gilet, fit Brawne Lamia.

Mais avant qu’elle pût faire un pas, un cri perçant monta de l’entrepont.

Du sang !


Il y avait, effectivement, du sang partout. La cabine de Het Masteen était curieusement intacte – le lit non défait, les malles et les autres bagages soigneusement empilés dans un coin, la robe pliée sur le dossier d’une chaise – à l’exception du sang qui couvrait de larges sections du plancher, des cloisons et du plafond. Les six pèlerins se massèrent à l’entrée, hésitant à avancer.

— Je passais dans la coursive pour monter sur le pont, expliqua le père Hoyt d’une voix étrangement monocorde. La porte était entrebâillée. J’ai aperçu le… sang sur le mur.

— Est-ce réellement du sang ? demanda Martin Silenus.

Brawne Lamia entra dans la cabine, passa la main sur une large trace qui s’étalait sur la cloison, porta deux doigts à ses lèvres.

— C’est bien du sang.

Elle regarda autour d’elle, marcha jusqu’à l’armoire, jeta un bref coup d’œil aux cintres et aux étagères vides, puis s’avança jusqu’au hublot. Il était verrouillé de l’intérieur.

Lénar Hoyt, l’air plus malade que jamais, se laissa tomber sur une chaise.

— Il est mort, alors ?

— Nous ne savons pas la moindre foutue chose, répliqua Lamia. Tout ce que nous pouvons constater, c’est que le commandant Masteen n’est pas dans sa cabine, mais qu’il y a pas mal de sang à sa place.

Elle s’essuya la main sur la jambe de son pantalon.

— Ce qu’il faut faire, maintenant, c’est fouiller ce vaisseau de fond en comble.

— Absolument, dit le colonel Kassad. Mais si nous ne retrouvons pas le commandant ?

Brawne Lamia ouvrit le hublot. L’air frais dissipa aussitôt l’odeur d’abattoir tandis que le grondement régulier de la roue et le froissement de l’herbe contre la coque entraient dans la cabine.

— Si nous ne le retrouvons pas, dit-elle, nous en conclurons qu’il a quitté le vaisseau, soit volontairement, soit contre son gré.

— Mais… Tout ce sang… commença le père Hoyt.

— Cela ne prouve absolument rien, lui dit Kassad. H. Lamia a parfaitement raison. Nous ne sommes pas en mesure d’identifier ces traces. Nous ne connaissons pas le génotype de Masteen. Personne n’a vraiment rien vu ni entendu ?

Il n’eut que le silence pour réponse, à l’exception de quelques grognements soulignés par des mouvements de tête négatifs.

Martin Silenus regarda autour de lui.

— Vous n’êtes donc pas capables de reconnaître le travail de notre ami le gritche quand vous le voyez ? demanda-t-il.

— Qu’est-ce que nous en savons ? coupa sèchement Lamia. C’est peut-être quelqu’un qui cherche à nous faire croire qu’il s’agit du gritche.

— Tout cela n’a pas de sens, dit Hoyt, qui semblait avoir encore du mal à respirer.

— Nous fouillerons tout de même ce vaisseau par groupes de deux, décida Lamia. Qui est armé, à part moi ?

— J’ai une arme, fit le colonel Kassad. J’en ai même plusieurs, si ça vous intéresse.

— Non, refusa le père Hoyt.

Le poète secoua la tête.

Sol Weintraub revenait dans la coursive avec son bébé. Il passa la tête à l’intérieur de la cabine.

— Je n’ai rien, dit-il.

— Moi non plus, déclara le consul.

Il avait rendu le bâton de la mort à Kassad lorsque celui-ci avait pris sa relève, deux heures avant l’aube.

— Très bien, déclara Lamia. Le prêtre viendra avec moi sur le pont inférieur. Silenus, vous accompagnerez le colonel. Fouillez tout l’entrepont. H. Weintraub, vous et le consul, vous examinerez toute la partie supérieure du vaisseau. Donnez l’alerte si vous apercevez quoi que ce soit d’inhabituel. Le moindre signe de lutte, en particulier.

— Juste une question, dit Silenus.

— Oui ?

— Qui vous a élue reine du bal ?

— Je suis détective privée, répliqua Lamia en soutenant froidement le regard du poète.

Martin Silenus haussa les épaules.

— Hoyt est le prêtre de je ne sais quelle religion oubliée, dit-il. Cela ne nous oblige pas à nous agenouiller chaque fois qu’il dit la messe.

— D’accord, soupira Lamia. Je vais vous fournir une meilleure raison.

Elle entra en action avec une telle rapidité que le consul, pour avoir cligné une fois des yeux, faillit ne pas la suivre. Un instant elle se trouvait devant le hublot ouvert, et l’instant d’après elle était au milieu de la cabine, soulevant Martin Silenus du sol avec un bras, sa main massive autour du cou fragile du poète.

— Et si la logique, haleta-t-elle, consistait simplement à faire ce qui est logique, parce que c’est ce qu’il y a de mieux à faire ?

— Arrrgh, réussit à couiner Martin Silenus.

— Bon, fit-elle d’une voix dépourvue de toute émotion, en laissant choir le poète sur le plancher.

Silenus tituba sur un mètre et faillit retomber assis sur Hoyt.

— Voilà, leur dit Kassad en revenant avec deux petits neuro-étourdisseurs.

Il en tendit un à Sol Weintraub.

— Qu’est-ce que vous avez comme arme ? demanda-t-il à Lamia.

Elle plongea la main dans une poche de sa tunique et en sortit un pistolet archaïque. Kassad considéra quelques instants l’objet d’antiquité, puis hocha la tête.

— Ne vous éloignez à aucun prix de votre équipier, dit-il. Ne tirez pas si vous n’êtes pas absolument sûr d’avoir identifié votre cible, et qu’elle représente vraiment une menace.

— Cela s’applique exactement à la salope que j’ai l’intention de buter, fit Silenus sans cesser de se masser la gorge.

Brawne Lamia fit un demi-pas vers le poète. Fedmahn Kassad s’interposa.

— Allons, cessez, dit-il. Au travail.

Silenus le suivit dans la coursive.

Sol Weintraub se rapprocha du consul et lui tendit son étourdisseur.

— Je ne veux pas de ce truc-là avec Rachel dans les bras, dit-il. On monte ?

Le consul lui prit l’arme des mains tout en hochant la tête.


Le chariot à vent ne contenait plus le moindre signe de présence de la Voix de l’Arbre Authentique, le Templier Het Masteen. Après avoir fouillé le vaisseau pendant une heure, le groupe se rassembla dans la cabine du disparu, où les traces de sang, plus noires, semblaient avoir séché.

— Quelque chose aurait-il pu nous échapper ? demanda le père Hoyt. Un passage secret ? Une cachette quelconque ?

— C’est possible, fit Kassad. Mais j’ai passé tout le vaisseau aux détecteurs thermiques et aux détecteurs de mouvement. S’il y a à bord quelque chose de plus gros qu’une souris qui m’ait échappé, c’est vraiment bien caché.

— Si vous aviez ces foutus détecteurs, grogna Silenus, pourquoi nous avoir laissés ramper dans la merde pendant une heure ?

— Parce qu’il est toujours possible, avec un équipement approprié, d’échapper à une fouille électronique.

— Si je comprends bien, déclara Hoyt en faisant la grimace, visiblement sous le coup d’une vague de douleur, pour répondre à ma question, vous nous dites qu’avec un équipement approprié le commandant Masteen pourrait très bien se cacher quelque part à bord ?

— C’est possible, mais improbable, à mon avis, dit Brawne Lamia. Je pense qu’il n’est plus à bord.

— Le gritche, fit Martin Silenus d’une voix écœurée.

Et ce n’était pas une question.

— C’est une autre possibilité, murmura Lamia. Colonel, le consul et vous avez monté la garde pendant ces quatre heures. Vous êtes bien sûrs de n’avoir rien vu ni entendu ?

Les deux hommes hochèrent la tête.

— Il n’y avait pas le moindre bruit à bord, lui dit Kassad. S’il y avait eu une lutte, j’aurais entendu quelque chose, même avant de prendre mon tour de garde.

— Quant à moi, je n’ai pas pu dormir lorsque j’ai regagné ma cabine, déclara le consul. Elle est contiguë à celle de Masteen. Je n’ai rien entendu du tout.

— Très bien, déclara Silenus. Les deux suspects armés qui rôdaient dans le noir quand la pauvre victime a été zigouillée se déclarent innocents. Au suivant de ces messieurs !

— Si Masteen a été tué, expliqua le colonel Kassad, ce n’est pas avec un bâton de la mort. Aucune arme moderne silencieuse à ma connaissance ne projette une telle quantité de sang. Aucune détonation n’a été entendue. Aucune trace de projectile n’a été retrouvée. Je pense qu’on peut dire aussi, par conséquent, que le pistolet automatique de H. Lamia ne peut être soupçonné. Si le sang appartient bien au commandant Masteen, l’arme utilisée était plutôt, à mon avis, une arme blanche.

— Le gritche entre dans cette catégorie, fit remarquer Martin Silenus.

Lamia s’approcha du petit tas de bagages.

— Ce n’est pas en discutant que nous allons résoudre le problème, dit-elle. Voyons plutôt si nous découvrons quelque chose dans les affaires de Masteen.

Lénar Hoyt leva une main hésitante.

— Ce sont… ses possessions privées, dit-il. Je ne sais pas si nous avons le droit…

Brawne Lamia croisa les bras.

— Écoutez, père Hoyt. Si Masteen est mort, il n’y verra pas d’objection. S’il est vivant, fouiller dans ses affaires nous donnera peut-être une idée de l’endroit où il a été conduit. Dans les deux cas, nous devons essayer de découvrir un indice.

Hoyt hocha la tête d’un air peu convaincu. Mais, finalement, la fouille se révéla peu indiscrète. La première malle de Masteen ne contenait que du linge de rechange et un exemplaire du Livre de Vie du Muir. Dans le sac, il y avait une centaine de graines séchées, enveloppées séparément et conservées dans du terreau humide.

— Les Templiers ont le devoir de planter au moins cent graines de l’Arbre d’Éternité sur chaque monde où ils se rendent, expliqua le consul. Elles germent rarement, mais c’est plutôt un rituel qu’autre chose.

Brawne Lamia se pencha sur la caisse en métal qu’elle venait de dégager.

— N’y touchez pas ! s’écria le consul.

— Et pourquoi ?

— C’est un cube de Möbius, répondit le colonel Kassad à la place du consul. Une enceinte de carbone-carbone autour d’un champ de confinement à impédance nulle replié sur lui-même.

— Et alors ? demanda Lamia. Les cubes de Möbius servent à isoler des matériaux ou des artefacts. Ils ne présentent pas de danger d’explosion ou de quoi que ce soit.

— C’est exact, reconnut le consul, mais leur contenu peut très bien être explosif, ou même avoir déjà explosé.

— Un cube de cette taille peut tenir en laisse une explosion nucléaire de l’ordre du millier de tonnes, à condition qu’elle ait été mise en boîte pendant la nanoseconde suivant la mise à feu, ajouta Kassad.

Lamia fit la grimace.

— Comment savoir, dans ce cas, si ce n’est pas quelque chose qui se cache dans cette caisse qui a tué Masteen ?

Kassad lui montra une bande verte lumineuse qui longeait la seule rainure visible du conteneur.

— Il est encore scellé. Une fois ouvert, un cube de Möbius, pour être réactivé, doit être transporté à en endroit où existent des installations capables de générer un champ de confinement. Je ne sais pas ce qu’il y a à l’intérieur de celui-ci, mais je suis en mesure de vous assurer que ce n’est pas cela qui a attaqué le commandant Masteen.

— Nous n’avons donc aucun indice ? fit Lamia.

— Je peux émettre une hypothèse, dit le consul.

Les autres se tournèrent vers lui. Au même moment, Rachel se mit à pleurer, et Sol détacha la bande autochauffante d’un biberon.

— Rappelez-vous, reprit le consul. Hier, lorsque nous nous trouvions à la Bordure, Masteen nous a parlé du cube en nous laissant entendre qu’il s’agissait d’une arme secrète.

— Une arme secrète ? répéta Lamia.

— Bien sûr ! s’exclama Kassad. C’est un erg !

— Un erg ? demanda Martin Silenus en regardant la caisse. Je croyais que les ergs étaient ces créatures à champ de force que les Templiers utilisent pour protéger leurs vaisseaux.

— C’est bien cela, lui dit le consul. Ces créatures ont été découvertes il y a environ trois siècles sur les astéroïdes qui entourent Aldébaran. Leur corps occupe à peu près le même volume que l’épine dorsale d’un chat, et consiste principalement en un système nerveux piézoélectrique enrobé d’un cartilage de silicium. Mais ils se nourrissent de champs de force qu’ils manipulent et qui ont la taille de ceux que peut engendrer un petit vaisseau à effet de spin.

— Et comment fait-on tenir tout ça dans la petite boîte ? demanda Silenus. Avec des effets de miroirs ?

— C’est à peu près ça, répondit Kassad. Leur champ de force est suspendu. Ils ne se nourrissent pas et ne dépérissent pas. Un peu comme l’état de fugue pour nous. Sans compter qu’il doit s’agir d’un spécimen assez jeune. Un bébé, si vous voulez.

Lamia passa la main le long de la boîte de métal.

— Les Templiers les contrôlent ? Ils communiquent avec eux ?

— Oui, répondit Kassad. Personne ne sait au juste de quelle manière, car c’est l’un des grands secrets de leur fraternité, mais Het Masteen avait certainement de bonnes raisons de croire qu’un erg pouvait l’aider à combattre…

— Le gritche, acheva pour lui Martin Silenus. Le Templier pensait que cette créature d’énergie serait son arme secrète face au Seigneur de la Douleur.

Il éclata de rire. Le père Hoyt se racla la gorge et murmura :

— L’Église a accepté l’avis de l’Hégémonie selon lequel ces… ces ergs… ne sont pas des créatures sensitives, et ne sont pas non plus, par conséquent, candidats au salut.

— Vous vous trompez, père Hoyt, lui dit le consul. Ils sont bien plus sensitifs que nous ne pouvons même l’imaginer. Mais si vous voulez dire intelligents et dotés de conscience, alors vous pouvez les comparer à un criquet des champs. Est-ce que les criquets, d’après vous, sont candidats au salut de leur âme ?

Hoyt ne répondit pas.

— En tout cas, intervint Brawne Lamia, il est évident que le commandant Masteen comptait sur eux pour assurer son salut à lui, et que quelque chose n’a pas marché comme il l’espérait.

Elle fit une nouvelle fois du regard le tour de la cabine aux murs maculés de sang séché.

— Ne restons pas ici, dit-elle.


Le chariot à vent tirait des bordées contre des vents de plus en plus violents à mesure que le grain s’approchait du nord-est. Des banderoles nuageuses effilochées couraient, blanches, sur le fond gris du rideau annonçant la tempête. L’herbe claquait et se couchait sous les rafales de vent glacé. Les éclairs, par cascades, illuminaient l’horizon, suivis de coups de tonnerre qui résonnaient comme des tirs de semonce à l’avant du vaisseau. Les pèlerins contemplèrent ce spectacle en silence jusqu’au moment où les premières gouttes de pluie glacée les chassèrent du pont et les obligèrent à se réfugier dans la grande cabine de poupe.

— J’ai trouvé ça dans la poche de sa robe, dit Brawne Lamia en montrant aux autres un morceau de papier sur lequel était tracé le chiffre 5.

— C’était donc lui qui devait raconter la prochaine histoire, murmura le consul.

Martin Silenus inclina sa chaise en arrière jusqu’à ce que le dossier bute contre la fenêtre. Les éclairs donnaient à ses traits de satyre un caractère légèrement démoniaque.

— Il y a une autre possibilité, dit-il. C’est peut-être quelqu’un qui n’a pas encore parlé qui l’a tué pour échanger le n°5 avec le sien.

Lamia le regarda froidement.

— Il n’y a plus que le consul et moi, articula-t-elle d’une voix tranquille.

Silenus haussa les épaules.

Elle tira un morceau de papier de sa tunique et le montra aux autres.

— J’ai le n°6. Qu’est-ce que j’aurais gagné ? De toute manière, c’est mon tour.

— C’est peut-être pour empêcher Masteen de parler qu’on l’a tué, fit le poète en haussant de nouveau les épaules. Mais, personnellement, je crois plutôt que c’est le gritche qui commence à nous massacrer. Qu’est-ce qui a pu nous laisser croire qu’il nous laisserait nous approcher des Tombeaux du Temps alors qu’il tue des gens sur toute la moitié de la distance qui nous sépare de Keats ?

— Notre cas est différent, protesta Sol Weintraub. Nous sommes des pèlerins du gritche.

— Et alors ?

Dans le silence qui s’ensuivit, le consul marcha jusqu’aux grandes baies de la cabine. Des torrents de pluie courbée par le vent obscurcissaient la mer et crépitaient contre les carreaux. Le chariot craquait de toutes ses membrures et s’inclina fortement sur tribord pour tirer une nouvelle bordée.

— H. Lamia, demanda le colonel Kassad, voulez-vous commencer votre histoire tout de suite ?

Elle croisa les bras en contemplant la pluie qui ruisselait sur le verre.

— Non. Attendons de quitter ce maudit vaisseau. Il pue la mort.


Le chariot à vent atteignit le port du Repos du Pèlerin en milieu d’après-midi. La tempête qui faisait rage voilait tellement la lumière que les voyageurs fatigués avaient l’impression que la nuit tombait. Le consul s’attendait, à ce stade de leur voyage, à être accueilli par des représentants du Temple gritchtèque, mais le Repos du Pèlerin était aussi désert que l’avait été la Bordure.

La vue des premières collines et des sommets lointains de la Chaîne Bridée ranima un peu l’énergie des six candidats pèlerins, qui restèrent sur le pont malgré la pluie glacée qui continuait de tomber. Les contreforts étaient à la fois arides et sensuels, leurs courbes brunes et leurs pitons épars contrastant fortement avec la verdoyante monochromie de la mer des Hautes Herbes. Au loin, les sommets de neuf mille mètres se devinaient à peine à leurs surfaces grises et blanches très vite occultées par le plafond bas des nuages. Mais même ainsi, ils donnaient une impression de puissance. La limite des neiges descendait jusqu’à un niveau situé juste au-dessus de l’assemblage hétéroclite de taudis carbonisés et d’hôtels sordides qui constituaient le Repos du Pèlerin.

— S’ils ont détruit le téléphérique, c’en est fini de nous, grommela le consul.

Cette pensée, refoulée jusqu’à maintenant, lui révulsait l’estomac.

— J’aperçois les cinq premiers pylônes, déclara le colonel Kassad, qui avait sorti ses jumelles. Ils paraissent intacts.

— Vous voyez une cabine ?

— Non… Attendez, oui. Il y en a une devant la station de départ.

— Elle ne bouge pas ? demanda Martin Silenus, qui comprenait, de toute évidence, la gravité de la situation dans laquelle ils se trouveraient si la cabine n’était pas en état de fonctionner.

— Non.

Le consul secoua la tête. Même par mauvais temps et en l’absence de tout passager, les cabines continuaient de fonctionner pour assurer la souplesse des câbles et les empêcher de se recouvrir de glace.

Les six pèlerins avaient monté tous leurs bagages sur le pont avant même que le chariot à vent n’eût fini de carguer ses voiles et de sortir sa passerelle. Ils s’étaient tous chaudement vêtus. Kassad portait la capote thermouflage réglementaire de la Force ; Brawne Lamia avait revêtu un long manteau appelé trench-coat pour des raisons depuis longtemps oubliées de tout le monde ; Martin Silenus était couvert d’épaisses fourrures chatoyantes qui tiraient tantôt sur le noir, tantôt sur le gris, selon les caprices du vent ; le père Hoyt était tout en noir, ce qui lui donnait, plus que jamais, l’allure d’un épouvantail ; Sol Weintraub arborait une épaisse parka de duvet qui le protégeait en même temps que l’enfant ; le consul, enfin, avait le manteau un peu élimé mais toujours efficace que sa femme lui avait offert plusieurs dizaines d’années auparavant.

— Que faisons-nous des affaires du commandant Masteen ? demanda Sol tandis qu’ils se regroupaient en haut de la passerelle en attendant le retour de Kassad, qui était parti en reconnaissance dans le village.

— Je les ai amenées, dit Lamia. Nous les emportons avec nous.

— Je ne sais pas si ce que nous faisons est bien, déclara le père Hoyt. Je veux dire quitter le chariot ainsi, sans même une messe ou… une cérémonie à sa mémoire.

— Nous ne savons pas s’il est mort, lui rappela Brawne Lamia en soulevant d’une main un sac à dos qui devait peser quarante kilos.

Hoyt lui lança un regard incrédule.

— Vous croyez vraiment qu’il pourrait être encore en vie ?

— Non, dit-elle tandis que des flocons de neige se posaient sur ses cheveux noirs.

Kassad apparut à l’autre bout du quai et leur fit signe de descendre. Ils sortirent les bagages du chariot silencieux. Personne ne regarda en arrière.

— Il n’y a personne ? demanda Lamia quand ils eurent rejoint le colonel, dont la capote caméléon oscillait entre le gris pâle et le noir.

— Personne.

— Pas de morts ?

— Non.

Il se tourna vers Sol et le consul.

— Vous avez pris les affaires dans la cambuse ?

Les deux hommes hochèrent affirmativement la tête.

— Quelles affaires ? demanda Silenus.

— Des vivres pour une semaine, fit Kassad en se tournant vers la station du téléphérique.

Pour la première fois, le consul remarqua le long fusil d’assaut que le colonel tenait sous l’aisselle, à peine visible sous sa capote.

— Nous ne sommes pas sûrs de pouvoir nous ravitailler les jours prochains, ajouta Kassad.

Qui sait si nous serons vivants ou morts dans une semaine ? songea le consul. Mais il s’abstint de toute remarque.

Ils firent deux voyages pour porter tout le matériel à la station. Le vent soufflait lugubrement à travers les fenêtres ouvertes et les verrières brisées de l’abri. Au second voyage, le consul porta le cube de Möbius avec le père Hoyt, qui dut s’arrêter plusieurs fois pour souffler.

— Pourquoi emmener cet erg avec nous ? demanda le prêtre en haletant lorsqu’ils furent au pied de l’escalier de métal qui conduisait à la plate-forme.

La station était envahie par la rouille, qui formait des plaques et des traînées orange faisant penser à des lichens.

— Je ne sais pas, répondit le consul, un peu essoufflé lui aussi.

De la plate-forme, ils avaient une vue plongeante sur la mer des Hautes Herbes. Le chariot à vent était là où ils l’avaient laissé, ses voiles roulées, forme sombre et sans vie. La tempête de neige qui balayait la plaine donnait l’illusion de moutons blancs couronnant à perte de vue l’immensité de l’océan vert.

— Chargez le matériel dans la cabine, ordonna Kassad. Je vais voir si le mécanisme peut être mis en marche à partir du poste de commande de la station.

— Le fonctionnement n’est pas automatique ? demanda Martin Silenus, dont la tête, minuscule, se perdait au milieu des fourrures.

— Je ne crois pas, lui dit Kassad. Dépêchez-vous de tout charger, je vais voir ce que je peux faire.

— Et si la cabine part sans vous ? demanda Lamia tandis qu’il s’éloignait déjà.

— Cela ne risque pas de se produire, n’ayez pas peur.


L’intérieur de la cabine était glacé et nu, à l’exception des bancs de métal du compartiment avant et d’une douzaine de couchettes rudimentaires dans la partie arrière, plus petite. L’espace ne manquait pas. Le tout faisait au moins huit mètres sur cinq. L’arrière était séparé du corps principal de la cabine par une mince cloison de métal percée d’une ouverture, mais sans porte. Un coffre de rangement occupait un coin du compartiment arrière. À l’avant, des panneaux vitrés occupaient tout l’espace entre une hauteur de taille et le toit.

Les pèlerins avaient mis leurs bagages en tas au centre du vaste plancher et se réchauffaient comme ils le pouvaient en battant des pieds par terre ou en agitant les bras. Martin Silenus s’était allongé sur l’une des banquettes, et seuls ses pieds et le sommet de son crâne émergeaient des fourrures.

— J’aimerais bien savoir où est le bouton du chauffage dans ce foutu truc de merde, dit-il d’une voix étouffée.

Le consul se tourna vers le tableau d’éclairage plongé dans l’obscurité.

— C’est électrique, dit-il. Le chauffage se mettra en marche quand le colonel aura fait démarrer la cabine.

— S’il réussit, ajouta Silenus.

Sol Weintraub venait de changer Rachel. Dans sa thermocombinaison, elle ressemblait à une petite boule qu’il berçait maintenant doucement dans ses bras.

— Vous savez que c’est la première fois que je viens ici, dit-il. Est-ce votre cas aussi ?

— Non, grogna le poète.

— Oui, répondit le consul. Mais j’avais déjà vu le téléphérique en images.

— Kassad nous a dit qu’il avait fait un jour le voyage de retour à Keats par cette voie, leur cria Brawne Lamia du compartiment arrière.

— Je pense… commença Sol Weintraub…

Il fut interrompu par un grand bruit de rouages qui s’enclenchaient et par une secousse qui ébranlait la cabine. Tout le monde se précipita vers la fenêtre qui donnait sur le quai.

Kassad avait mis toutes ses affaires à bord avant de grimper à l’échelle qui conduisait au poste de commande à quai. Ils le virent sortir en courant, descendre l’échelle à toute vitesse et courir pour rattraper la cabine qui dépassait déjà la partie horizontale du quai.

— Il n’y arrivera pas, souffla le père Hoyt.

Les longues jambes de Kassad sprintaient à une vitesse impossible sur les dix derniers mètres qui le séparaient du bout du quai. Il ressemblait à une silhouette de dessin animé.

Il y eut une nouvelle série de secousses lorsque l’avant du téléphérique dépassa le quai et que le vide apparut sous eux. Il y avait bien huit mètres de dénivellation entre la cabine et les rochers en contrebas. De plus, le givre rendait le quai glissant. Kassad était maintenant presque à hauteur de l’arrière de la cabine.

— Allez ! cria Lamia.

Les autres reprirent son cri en chœur. Le consul jeta un coup d’œil à la gangue de glace qui craquait et se détachait du câble à mesure que la cabine s’avançait et grimpait. Puis il regarda de nouveau à l’arrière. La distance était trop grande. Kassad n’y arriverait jamais.

Le colonel était lancé à une vitesse incroyable au moment où il atteignit le bout de la plate-forme. Pour la deuxième fois, le consul pensa à un jaguar qu’il avait vu un jour au zoo de Lusus. Il s’attendait plus ou moins à le voir glisser, au dernier moment, sur une plaque de glace, et continuer horizontalement sur son élan pour s’écraser sur les rochers à moitié couverts de neige. Mais, en un instant qui parut interminable, Kassad sembla prendre son vol, ses longs bras tendus en avant, sa cape flottant derrière lui, et il disparut, caché par l’arrière de la cabine.

Il y eut un choc, suivi d’une longue minute de silence angoissé et immobile. Il y avait bien quarante mètres de vide au-dessous d’eux, à présent, et le premier pylône se rapprochait rapidement. Une seconde plus tard, Kassad apparut au coin de la cabine, progressant lentement le long d’une série de poignées et d’alvéoles gelées pratiquées dans le métal. Brawne Lamia ouvrit la porte de la cabine. Dix mains se tendirent pour agripper le colonel et le tirer à l’intérieur.

— Dieu soit loué ! murmura le père Hoyt.

Le colonel prit une longue inspiration, puis sourit.

— Il y avait un système de maintien d’appui. Il m’a fallu bloquer le levier avec un poids. Je n’avais pas envie de faire un deuxième voyage tout seul.

Martin Silenus leur montra le pylône qui se rapprochait rapidement et la couverture de nuages, juste au-delà, dans laquelle le câble se perdait.

— Nous sommes partis pour traverser les montagnes, maintenant, dit-il, que nous le voulions ou non.

— Combien de temps dure le voyage ? demanda Hoyt.

— Douze heures. Un peu moins, peut-être. Quelquefois, les conducteurs arrêtaient la cabine, si le vent devenait trop violent ou la glace trop lourde.

— Il n’y aura pas d’arrêt pour nous, leur dit Kassad.

— À moins que le câble ne soit rompu quelque part, fit le poète, ou que nous ne heurtions un récif.

— Taisez-vous, lui dit Lamia. Qui veut réchauffer une ou deux boîtes ? C’est bientôt l’heure du dîner.

— Regardez, murmura le consul.

Ils se massèrent devant les vitres à l’avant de la cabine. Ils se trouvaient à une centaine de mètres au-dessus des dernières collines. Derrière eux, la station était devenue minuscule et la vue embrassait le Repos du Pèlerin avec ses taudis et le chariot à vent toujours à quai.

Puis la neige et les nuages épais les enveloppèrent.


Il n’y avait rien de prévu pour cuisiner à bord, mais le compartiment arrière était équipé d’un réfrigérateur et d’un four à micro-ondes pour réchauffer des plats. Lamia et Weintraub puisèrent dans les réserves de la cabine pour préparer une fricassée honnête à base de plusieurs viandes et légumes. Martin Silenus avait amené quelques bouteilles de vin du Bénarès et du chariot à vent. Il choisit un bourgogne d’Hypérion pour accompagner la fricassée.

Ils avaient presque fini de manger lorsque la pénombre extérieure pâlit, puis s’éclaircit tout d’un coup. Le consul se retourna sans quitter son banc. Un rayon de soleil pénétra dans la cabine, qu’il emplit d’une chaude lumière dorée.

Il y eut un soupir de soulagement collectif. Ils avaient eu l’impression que la nuit était tombée depuis des heures, mais ils s’aperçurent, en grimpant au-dessus d’une mer de nuages percée par un archipel de montagnes, que le soleil couchant était encore vigoureux. Le ciel d’Hypérion avait perdu sa couleur glauque du jour pour prendre les teintes lapis-lazuli plus foncées du couchant. Le soleil illuminait d’un rouge doré les nuages cotonneux et les sommets de roche et de glace. Le consul regarda autour de lui. Ses compagnons, qui lui paraissaient pâles et accablés, une demi-minute plus tôt, dans la pénombre de la cabine, semblaient maintenant rayonner en harmonie avec le soleil doré.

Martin Silenus leva son verre.

— On se sent mieux ainsi, par Dieu !

Le consul suivit des yeux le câble massif qui grimpait devant eux. Il se perdait, au loin, avec l’épaisseur d’un cheveu, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien. Sur un sommet encore distant de plusieurs kilomètres, le pylône suivant jetait des éclats de lumière dorée.

— Cent quatre-vingt-douze pylônes en tout, récita Silenus sur le ton blasé d’un guide touristique. Chacun a une hauteur de quatre-vingt-trois mètres et une structure en duralumin et carbone renforcé.

— Nous devons être déjà très haut, murmura Lamia.

— Le point culminant du parcours, d’une longueur totale de quatre-vingt-seize kilomètres, domine le sommet du mont Dryden, le cinquième en altitude de toute la Chaîne Bridée, à neuf mille deux cent quarante-six mètres, continua Silenus sur le même ton.

Le colonel Kassad regarda autour de lui.

— La cabine est pressurisée, dit-il. J’ai senti le changement tout à l’heure.

— Regardez ! s’écria Lamia.

Le soleil était depuis un bon moment sur la ligne d’horizon formée par les nuages. Il était en train de s’enfoncer dans le tapis cotonneux, illuminant le ciel d’orage de l’intérieur de cette masse et projetant une panoplie de couleurs spectaculaires sur tout le bord occidental du globe. Des corniches de glace luisaient sur les versants enneigés des pitons qui s’élevaient à mille mètres ou plus au-dessus de la cabine qui grimpait toujours. Quelques étoiles, les plus brillantes, apparurent dans le ciel de plus en plus foncé.

Le consul se tourna vers Brawne Lamia.

— Pourquoi ne pas nous raconter maintenant votre histoire, H. Lamia ? Nous aurons tous envie de dormir, plus tard, avant d’arriver à la forteresse.

Elle vida le fond de son verre de vin.

— Tout le monde est d’accord ? demanda-t-elle.

Toutes les têtes acquiescèrent dans la lumière rosâtre, à l’exception de Silenus, qui se contenta de hausser les épaules.


— Très bien, dit-elle.

Elle posa son verre, mit ses jambes sur le banc, adossée à la paroi, les coudes reposant sur les genoux, et commença son récit.

Le récit de la détective : « Le long adieu »

Je compris que l’affaire n’allait pas être comme les autres dès l’instant où il entra dans mon bureau. Il était beau. Et je ne veux pas dire efféminé ou « mignon », à l’image des stars de la TVHD. Il était simplement… beau.

C’était un homme de petite taille, pas plus grand que moi, qui suis née et qui ai grandi sous les 1,3 g de Lusus. Il était cependant bien proportionné selon les critères du Retz. Athlétique et mince. Son visage exprimait tout entier une énergie et une volonté de fer. Sourcils bas, pommettes saillantes, nez compact, mâchoires fortes et large bouche, traduisant à la fois un côté sensuel et une tendance à l’entêtement. Ses yeux noisette étaient grands, et il ne semblait pas avoir plus d’une trentaine d’années standard.

Comprenez bien que je n’ai pas enregistré tous ces détails à l’instant où il est entré. Ma première pensée fut plutôt : Est-ce un client ?, et ma deuxième : Merde, quel beau mec !

— H. Lamia ?

— Ouais.

— H. Brawne Lamia, de l’Agence Pangermique de Recherches et Filatures ?

— Ouais.

Il regarda autour de lui comme s’il n’y croyait pas vraiment. Je comprenais un peu ce qu’il devait penser. Mon bureau se trouve au vingt-troisième étage d’un vieux rucher industriel dans le quartier des Reliques, à Gueuse, sur Lusus. J’ai trois grandes fenêtres qui plongent sur la tranchée d’entretien 9, toujours plongée dans l’obscurité et toujours bruineuse à cause des écoulements abondants du filtre du rucher au-dessus. La vue donne principalement sur des quais de chargement automatique abandonnés et sur des poutrelles rouillées. Mais le loyer est bon marché, merde. Et, n’importe comment, la plupart de mes clients préfèrent appeler au lieu de passer en personne.

— Puis-je m’asseoir ? demanda-t-il, acceptant apparemment l’idée qu’une agence de détectives qui se respecte puisse opérer dans un contexte si sordide.

— Bien sûr, dis-je en lui désignant une chaise. Et à qui ai-je l’honneur… ?

— Johnny.

Il n’était pas du genre, me disais-je, à se faire appeler par son prénom par des inconnus. Quelque chose chez lui criait qu’il était bourré de fric. Ce n’étaient pas ses vêtements, plutôt sobres, de couleur noire et anthracite, bien qu’ils fussent de bonne qualité. Non, c’était plutôt l’impression qu’il donnait d’avoir de la classe. Peut-être son accent, aussi. Je m’y connais assez dans ce domaine, c’est plutôt utile dans ma profession, mais j’étais incapable de situer sa planète natale, et encore moins la région d’où il venait.

— Que puis-je faire pour vous, Johnny ? demandai-je en lui présentant la bouteille de scotch que j’étais sur le point de ranger avant son arrivée.

Il secoua négativement la tête. Il croyait peut-être que je lui suggérais de boire à la bouteille. Merde, j’ai un peu plus de classe que ça, quand même. J’avais des gobelets en carton à côté du distributeur d’eau glacée.

— H. Lamia, me dit-il avec cet accent cultivé qui ne cessait de me turlupiner depuis le début, j’ai besoin de faire une enquête.

— Je suis là pour ça.

Il hésita. Il était timide. Beaucoup de mes clients le sont au moment de m’expliquer ce qu’ils veulent. Rien d’étonnant à ça, vu que quatre-vingt-quinze pour cent des affaires que je traite concernent des divorces et des histoires conjugales. J’attendis patiemment qu’il me déballe son truc.

— Il s’agit d’une question assez délicate, commença-t-il.

— Ouais. Écoutez, euh… Johnny, presque toutes mes activités entrent dans cette catégorie. Je suis assermentée auprès de l’UniRetz, et tout ce qui se passe entre mes clients et moi tombe sous le coup de la loi sur la protection de la vie privée des individus. Tout est strictement confidentiel, y compris le fait que nous parlions ensemble en ce moment. Même si vous décidez de n’avoir pas recours à mes services.

C’était essentiellement du baratin, dans la mesure où les autorités pouvaient avoir accès à mes fichiers en un instant si elles le voulaient. Mais je sentais qu’il fallait mettre ce gus à l’aise d’une manière ou d’une autre. Dieu, ce qu’il était beau !

— Hum… fit-il en regardant de nouveau autour de lui puis en se penchant en avant. H. Lamia, j’ai besoin que vous fassiez une enquête sur un meurtre.

Il avait réussi à m’intéresser. J’avais les pieds sur mon bureau. Je les posai par terre et me penchai en avant en redressant mon fauteuil.

— Un meurtre ? Vous en êtes bien sûr ? Et les flics ?

— Ils ne sont pas concernés.

— C’est impossible, lui dis-je avec le sentiment profondément déçu que j’avais affaire à un détraqué plutôt qu’à un riche client. C’est un crime de dissimuler un meurtre à la police.

En réalité, ce que je pensais, c’était : Le meurtrier, c’est toi, Johnny ?

Il sourit tout en secouant la tête.

— Pas dans ce cas, dit-il.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que je veux dire, H. Lamia, c’est qu’un meurtre a bien été commis, mais que la police locale ou hégémonienne n’en a pas connaissance, car cela ne fait pas partie de sa juridiction.

— Impossible, répétai-je tandis qu’au-dehors les étincelles d’un chalumeau de soudage industriel retombaient en cascade dans la tranchée parmi la bruine rouillée. Expliquez-vous.

— Le meurtre dont je vous parle a été commis en dehors du Retz. En dehors du Protectorat. Dans un endroit où il n’y a pas d’autorités locales.

Cela aurait pu se tenir, à la rigueur. Sauf que je ne voyais vraiment pas de quel genre d’endroit il voulait parler. Les mondes coloniaux et même les établissements des Confins ont leurs flics. Peut-être à bord d’un vaisseau spatial ? Même pas. Un tel cas relevait de la juridiction de l’Agence Interstellaire de Transit.

— Je vois, soupirai-je.

Il y avait quelques semaines que j’étais sans boulot.

— Donnez-moi tous les détails, lui dis-je.

— Et cette conversation demeurera secrète même si vous ne vous chargez pas de l’affaire ?

— Absolument.

— Si vous vous en chargez, par contre, vous ne communiquerez vos résultats à personne d’autre que moi ?

— Bien entendu.

Mon client potentiel hésita encore en se frottant le menton. Il avait des mains exquises.

— Très bien, finit-il par dire.

— Commencez par le commencement. Qui a été assassiné ?

Il redressa la tête, comme un écolier que l’on interroge. Son visage respirait la sincérité.

— Moi, répondit-il.


Il me fallut dix bonnes minutes pour lui tirer toute l’histoire. Quand il eut fini, je ne pensais plus qu’il était fou. C’était moi qui avais perdu l’esprit. Ou qui le perdrais si jamais j’acceptais de m’occuper de cette fichue affaire.

Johnny – son vrai nom était un ensemble codé de chiffres, de lettres et de rangées de zéros plus long que mon bras – était un cybride.

J’avais déjà entendu parler des cybrides, comme tout le monde. J’avais même un jour accusé mon ex-mari d’en être un. Mais je ne m’attendais pas à en rencontrer un, ni à me retrouver assise en face de lui dans la même pièce, ni à le trouver si foutrement séduisant.

Johnny était une Intelligence Artificielle. Sa conscience, son ego, appelez ça comme vous voudrez, flottait quelque part dans un infoplan de la méga-infosphère du TechnoCentre. Comme tout le monde, à l’exception, peut-être, du Président du Sénat et des éboueurs des IA, j’ignorais totalement où se trouvait le TechnoCentre. Les IA avaient fait tranquillement sécession de l’autorité humaine plus de trois siècles auparavant, mais c’était pour moi de l’histoire ancienne. Ils continuaient de servir l’Hégémonie en tant qu’alliés et conseillers de la Pangermie, en supervisant l’infosphère et en utilisant, à l’occasion, leur pouvoir de prédiction pour nous éviter des bourdes majeures ou des catastrophes naturelles. Le TechnoCentre, pendant ce temps, poursuivait dans l’ombre ses activités mystérieuses et fondamentalement non humaines.

Pour ma part, je n’avais rien à redire à tout ça.

Habituellement, les IA font leurs affaires avec les humains et leurs machines uniquement par l’intermédiaire de l’infosphère. Ils peuvent créer des holos interactifs si le besoin s’en fait sentir. Je me souviens, par exemple, que, lors du rattachement d’Alliance-Maui, les ambassadeurs du TechnoCentre présents à la signature du traité ressemblaient tous étrangement à l’ancien acteur holo Tyrone Bathwaite.

Les cybrides sont quelque chose d’encore différent. Fabriqués à partir de matériaux génétiques humains, ils nous ressemblent beaucoup plus dans leur aspect physique et leur comportement que de simples androïdes. Et des accords très stricts entre l’Hégémonie et le TechnoCentre limitent sévèrement le nombre de cybrides en circulation.

Je regardai mon Johnny de plus près. Du point de vue d’une IA, le corps splendide et la personnalité fascinante assis en face de moi ne devaient être qu’un prolongement parmi beaucoup d’autres, quelque chose de plus complexe mais pas plus important que les milliers de terminaux, capteurs, manipulateurs, engins autonomes ou télécommandés qu’une IA devait utiliser au cours de sa journée de travail. La destruction d’un « Johnny » ne devait pas troubler cette IA davantage que, pour moi, la perte d’une rognure d’ongle.

Quel gâchis ! me disais-je.

— Un cybride, répétai-je à haute voix.

— Oui. Et tous mes papiers sont en règle. J’ai mon visa délivré par le Retz.

— Parfait, m’entendis-je murmurer. Et… quelqu’un a donc assassiné votre cybride, et vous voulez que j’enquête pour savoir qui ?

— Pas exactement.

Le jeune homme assis en face de moi avait des boucles auburn qui, au même titre que son accent ou sa coupe de cheveux, m’échappaient momentanément. Son aspect avait quelque chose d’archaïque, bien sûr, mais j’étais certaine d’avoir vu tout cela quelque part.

— Ce n’est pas seulement le corps que vous voyez qui a été tué, reprit-il. Mon agresseur m’a assassiné.

— Vous ?

— Moi.

— Vous en tant que… euh… IA ?

— Précisément.

Je ne saisissais pas très bien. Les IA ne peuvent pas mourir. Pas à la connaissance des citoyens ordinaires du Retz, en tout cas.

— Je ne saisis pas très bien, lui dis-je.

Johnny hocha quelques instants la tête.

— Contrairement à la personnalité humaine, qui peut être… de l’avis général, je pense… détruite par la mort, ma conscience d’IA ne peut être… euh… annihilée. Cependant, à la suite de l’agression dont je vous ai parlé, il y a eu, disons… une interruption. Je possédais, bien sûr, ce que l’on pourrait appeler des… sauvegardes de mes souvenirs, personnalités, etc. Mais il y a eu des pertes. Certaines données ont été détruites. C’est dans ce sens que mon agresseur a commis un meurtre.

— Je vois, mentis-je.

Je pris une longue inspiration avant de demander :

— Pourquoi n’êtes-vous pas allé exposer votre cas aux autorités IA – si elles existent – ou bien aux cyberflics de l’Hégémonie ?

— Pour des raisons tout à fait personnelles, me dit le beau jeune homme dont j’essayais de me persuader qu’il était un cybride. Il est très important et même indispensable que je ne m’adresse pas à ces autorités.

Je haussai un sourcil. Ce langage ressemblait davantage à celui de mes clients habituels.

— Je vous assure, reprit-il, qu’il n’y a absolument rien d’illégal dans cette affaire. Rien qui ne soit contraire à la morale, non plus. Il s’agit seulement de… faits embarrassants pour moi, à un niveau dont je ne peux pas vous parler.

Je croisai lentement les bras.

— Écoutez, Johnny. Votre histoire est déjà assez tarabiscotée comme ça. Comprenez-moi bien, c’est vous qui dites que vous êtes un cybride. Vous pourriez aussi bien être le roi des arnaqueurs, à ce que j’en sais.

Il parut étonné.

— Je n’y avais pas pensé. Que faut-il que je fasse pour vous prouver que je suis bien ce que je prétends être ?

Je n’hésitai pas une seule seconde.

— Virez un million de marks sur mon compte en banque chez TransRetz, lui dis-je.

Il sourit. Au même instant, l’holophone sonna et l’image d’un homme accablé, avec le logo de TransRetz flottant derrière lui, me dit :

— Excusez-moi, H. Lamia, mais nous voudrions savoir si… euh… avec un dépôt de cette importance, vous seriez intéressée par nos plans d’épargne à long terme, ou par un placement monétaire à revenu minimum garanti.

— Plus tard.

Le directeur de la banque me salua d’une courbette et disparut.

— Il pourrait s’agir d’une simulation, déclarai-je.

Johnny eut un sourire adorable.

— La démonstration serait quand même concluante, non ?

— Pas obligatoirement.

Il haussa les épaules.

— En supposant que je sois celui que je prétends être, accepteriez-vous de vous occuper de cette affaire ?

— D’accord, soupirai-je. Une petite précision, cependant. Mes honoraires ne s’élèvent pas à un million de marks. Ils sont de cinq cents marks par jour, plus les frais.

Le cybride hocha la tête.

— Cela signifie que vous acceptez ?

Je me levai, mis mon chapeau et pris un vieux manteau accroché à une patère près de la fenêtre. Puis je me baissai pour prendre dans un tiroir du bureau le vieux pistolet de mon père, que je glissai dans ma poche.

— Allons-y, déclarai-je.

— D’accord, me dit Johnny. Mais où ?

— Je veux voir les lieux où vous avez été assassiné.


On dit toujours que les gens comme moi qui sont nés sur Lusus détestent quitter leur ruche et souffrent d’agoraphobie dès qu’ils n’ont pas au moins le toit d’une galerie marchande sur la tête. La vérité est que la grande majorité des affaires dont je m’occupe vient de ou aboutit à des mondes extérieurs. Par exemple suivre la piste de péquenots dont le premier réflexe est d’utiliser le système distrans et de changer d’identité pour mieux se noyer dans la foule, ou retrouver des conjoints volages qui croient qu’en organisant leurs rencontres sur une autre planète ils ne pourront jamais être découverts, ou ramener des adolescents en fuite à leurs parents, ou quelquefois l’inverse.

Je fus tout de même surprise, au point d’hésiter une seconde ou deux, lorsque nous sortîmes du poste distrans reliant Gueuse au Confluent pour nous retrouver sur un plateau rocheux aride et désert qui semblait s’étendre à l’infini. Mis à part le cadre d’airain du portail distrans derrière nous, il n’y avait pas la moindre trace de civilisation aussi loin que portait le regard. L’air avait une odeur d’œuf pourri. Le ciel était un chaudron marron jaune de nuages maladifs. Le sol autour de nous était gris et pelé, et ne portait aucune trace de vie, pas le moindre lichen. Je n’avais aucune idée véritable de la distance à laquelle se trouvait l’horizon. Mais j’avais l’impression d’être en altitude, et de le voir très, très loin. Il n’y avait ni arbre, ni buissons, ni vie animale entre cet horizon et moi.

— Où sommes-nous donc ? demandai-je.

J’étais certaine, jusqu’à ce moment-là, d’avoir entendu parler de tous les mondes du Retz.

— Madhya, fit Johnny.

— Jamais entendu parler.

Je mis la main dans la poche où se trouvait le vieil automatique de papa, avec sa crosse incrustée de nacre.

— Elle ne fait pas encore partie du Retz, me dit le cybride. Officiellement, c’est une colonie de Parvati. Mais elle ne se trouve qu’à quelques minutes de lumière de la base de la Force sur cette planète, et la liaison distrans a été établie avant que Madhya ne soit admise au sein du Protectorat.

Je contemplai de nouveau la désolation qui s’étendait autour de moi. La puanteur de l’anhydride sulfureux me rendait malade, et j’avais peur de salir mon manteau.

— Il y a des zones habitées ? demandai-je.

— Pas par ici. Il y a quelques villes sur l’autre hémisphère.

— Quel est l’endroit habité le plus proche ?

— Nanda Devi. Trois cents habitants. Plus de deux mille kilomètres au sud.

— Je ne comprends pas l’intérêt de cette porte distrans.

— Terrains miniers, me dit Johnny avec un large geste qui englobait tout le plateau. Métaux lourds. Le consortium a autorisé l’installation de plus de cent portes de ce genre sur cet hémisphère pour faciliter l’exploitation, qui doit commencer bientôt.

— D’accord. Pour un assassinat, ce n’est pas mal, comme site. Mais qu’est-ce que vous fichiez là ?

— Je l’ignore. Cela fait partie des souvenirs que j’ai perdus.

— Avec qui étiez-vous ?

— Je l’ignore également.

— Que savez-vous, alors ?

Le jeune homme fourra ses jolies mains dans ses poches.

— Celui – ou je ne sais quoi – qui m’a attaqué a utilisé une arme connue dans le Centre sous le nom de virus du sida 2.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

— Le sida 2 était une maladie épidémique préhégirienne, qui s’attaquait au système immunitaire humain. Ce… virus agit de la même manière sur les IA. En moins d’une seconde, il s’infiltre à travers les systèmes de sécurité et lance des programmes phagocytaires mortels contre son hôte, c’est-à-dire contre l’IA elle-même, c’est-à-dire moi.

— Vous n’auriez donc pas pu attraper ce virus de manière naturelle ?

Il sourit.

— Impossible. Cela revient à demander à la victime d’une arme à feu si ce n’est pas elle qui s’est jetée sur les balles.

Je haussai les épaules.

— Écoutez, si c’est un expert en réseau de données ou en IA qu’il vous faut, vous vous êtes trompé de nana. À part le fait d’utiliser l’infosphère comme vingt milliards d’autres gogos, je n’entrave que pouic à votre monde des ombres, moi.

J’avais utilisé cette dernière expression, tombée en désuétude, exprès pour voir s’il aurait une réaction.

— Je sais, me répondit Johnny, toujours sur le même ton. Mais ce n’est pas pour cela que je vous ai engagée.

— Pourquoi, alors ?

— Pour découvrir l’identité de mon meurtrier et ses motivations.

— Très bien. Pour commencer, qu’est-ce qui vous fait dire que c’est ici qu’on vous a tué ?

— C’est ici que j’ai retrouvé le contrôle de mon cybride lorsque j’ai été… reconstitué.

— Vous voulez dire que votre cybride a été mis hors circuit pendant que le virus vous détruisait ?

— Oui.

— Et combien de temps cela a-t-il duré ?

— Ma mort ? Un peu moins d’une minute, le temps que ma personnalité de secours puisse être activée.

Je me mis à rire. Je ne pouvais pas m’en empêcher.

— Qu’est-ce qui vous amuse tant, H. Lamia ?

— Votre conception de la mort.

Ses yeux noisette prirent un air peiné.

— C’est peut-être drôle de votre point de vue, mais vous ne pouvez pas savoir ce que représente une minute de… déconnexion pour un élément du TechnoCentre. Ce sont des siècles de temps et d’informations qui se perdent. Des millénaires de non-communication.

— Ouais… grognai-je, encore capable de retenir mes larmes sans trop me forcer. Et qu’est-ce que votre corps, votre cybride a fait pendant que vous changiez de bande ou je ne sais quoi ?

— Je suppose qu’il est resté dans le coma.

— Il n’a aucune autonomie de fonctionnement ?

— Si, mais pas en cas d’arrêt général du système.

— Bon. Où avez-vous repris connaissance ?

— Je vous demande pardon ?

— Où se trouvait le cybride quand vous l’avez réactivé ?

Il hocha la tête pour montrer qu’il avait compris. Puis il tendit la main vers un gros bloc qui se trouvait à moins de cinq mètres de la porte distrans.

— Là-bas.

— De ce côté-ci ou de l’autre ?

— De l’autre.

J’allai examiner l’endroit. Pas de traces de sang. Pas le moindre écrit. Pas d’arme du crime oubliée. Pas même une empreinte ni le moindre indice attestant que le corps de Johnny était resté là une éternité ou une minute. Une équipe médico-légale de la police aurait peut-être trouvé là des tas d’indices microscopiques ou biotiques, mais je n’y voyais rien d’autre que de la caillasse.

— Si vous avez réellement perdu la mémoire, lui dis-je, comment pouvez-vous savoir que vous êtes venu ici avec quelqu’un d’autre ?

— J’ai interrogé la mémoire du système distrans.

— Vous vous êtes peut-être donné la peine de vérifier l’identité du porteur de la carte universelle ?

— Nous avons utilisé une seule carte, la mienne.

— Une seule autre personne ?

— Oui.

Je hochai lentement la tête. Les archives distrans auraient suffi à résoudre toutes les énigmes policières intermondes s’il s’était agi de vraie téléportation. Elles auraient permis de reconstituer le sujet de la première à la dernière molécule. Mais le distrans, c’est autre chose. Essentiellement, d’après ce que j’ai compris, il s’agit de percer un trou dans la texture de l’espace-temps au moyen d’une singularité de phase. Si le criminel distrans n’utilise pas sa carte personnelle, les seules données disponibles après son passage sont le point d’origine et la destination.

— D’où veniez-vous ? demandai-je.

— De Tau Ceti Central.

— Vous avez le code ?

— Naturellement.

— Allons-y avant de continuer cette conversation. Cet endroit pue la peau du diable.


TC2, comme on surnomme Tau Ceti Central depuis des temps immémoriaux, est sans conteste le monde le plus peuplé de tout le Retz. Outre sa population normale de cinq milliards d’habitants qui se disputent un espace continental représentant moins de la moitié de celui de l’Ancienne Terre, il dispose d’un anneau écologique orbital qui abrite un demi-milliard d’individus supplémentaires. Non seulement TC2 est la capitale de l’Hégémonie et le siège du Sénat, mais c’est aussi le centre incontesté des affaires de tout le Retz. Le code que Johnny avait trouvé nous conduisit dans un terminex de six cents portes au cœur de l’une des plus hautes spires de la Nouvelle-Londres, dans l’un des plus vieux quartiers de la ville.

— Bon, si on allait boire quelque chose ? demandai-je.

Le choix ne manquait pas parmi les bars qui entouraient le terminex. Je jetai mon dévolu sur un endroit qui me paraissait relativement calme. Le décor imitait celui d’une taverne de marins. Il y faisait frais et sombre, et il y avait beaucoup de cuivres et de boiseries factices. Je commandai une bière. Je ne bois jamais rien de plus fort que ça et je n’utilise jamais le flash-back lorsque je suis sur une affaire. Parfois, j’ai l’impression que c’est ce besoin d’autodiscipline qui me maintient dans la profession.

Johnny commanda également une bière, une brune allemande importée du Vecteur Renaissance. L’idée me traversa qu’il aurait été intéressant de savoir quels vices un cybride comme lui pouvait bien avoir.

— Qu’avez-vous découvert d’autre avant de venir me voir ? demandai-je.

Il écarta les mains.

— Rien du tout.

— Merde, déclarai-je gravement. Vous rigolez ? Avec tous les moyens dont les IA disposent, vous allez me dire que vous êtes incapable de reconstituer les faits et gestes de votre cybride pendant les quelques jours qui ont précédé… l’accident ?

— Oui, dit-il. Ou plutôt, reprit-il après avoir bu une gorgée de bière, je pourrais le faire, mais j’ai d’importantes raisons de m’abstenir. Je ne tiens pas à ce que les autres IA me surprennent en train d’enquêter.

— Vous soupçonnez l’une d’elles ?

Au lieu de me répondre directement, Johnny me tendit une pelure où figurait un relevé de ses achats par carte universelle.

— Le trou consécutif à mon assassinat représente cinq jours standard, me dit-il. Voici les dépenses effectuées pendant cette période.

— Je croyais vous avoir entendu dire que vous n’étiez resté déconnecté qu’une minute.

Johnny se gratta la joue d’un doigt.

— Je m’estime heureux de n’avoir perdu que cinq jours de données.

Je fis signe au serveur humain de m’apporter une autre bière.

— Écoutez, Johnny… ou qui que vous soyez. Je ne pourrai jamais attaquer correctement cette affaire si vous ne m’en dites pas un peu plus sur vous et sur la situation dans laquelle vous vous trouvez. Qu’est-ce qui pourrait inciter quelqu’un à vous tuer s’il sait que vous pourrez vous reconstituer ou je ne sais pas trop quoi ?

— Je vois deux mobiles possibles, me dit Johnny en levant sa bière.

— D’accord. Le premier, c’est de créer le trou de mémoire qu’ils ont réussi à créer. Cela signifie, j’imagine, que ce qu’ils veulent vous faire oublier vous trottait déjà dans la tête depuis une semaine ou deux. Et quel est le deuxième ?

— Me faire passer un message. Mais j’ignore lequel, et de qui.

— Vous ne savez pas qui aurait intérêt à vous supprimer ?

— Non.

— Pas la moindre idée ?

— Pas la moindre.

— La plupart des assassinats sont des actes de colère irréfléchie commis par quelqu’un que la victime connaissait bien. Un membre de la famille, un ami ou un partenaire sexuel. La majorité des crimes prémédités ont pour auteur un proche de la victime.

Johnny demeurait silencieux. Il y avait quelque chose dans son visage que je trouvais incroyablement séduisant. Une sorte de force masculine associée à une sensibilité féminine. Peut-être était-ce son regard.

— Est-ce que les IA ont de la famille ? demandai-je. Se querellent-ils ? Ont-ils des brouilles, des scènes de ménage ?

Il sourit légèrement.

— Non. Nous avons une organisation quasi familiale, mais qui n’implique pas du tout de liens émotionnels ou protecteurs comme ceux des familles humaines. Les « familles » des IA sont essentiellement des classements par groupes qui permettent éventuellement de codifier certains processus de pensée ou d’action.

— Vous ne pensez donc pas que c’est une autre IA qui vous a attaqué ?

— Ce n’est pas impossible, murmura Johnny en faisant tourner lentement son verre dans ses mains. Mais je ne vois pas pourquoi, dans ce cas, on m’aurait attaqué par l’intermédiaire de mon cybride.

— Plus facile ?

— Possible. Mais cela aurait compliqué inutilement les choses pour mon agresseur. Un attentat dans l’infoplan aurait été infiniment plus préjudiciable pour moi. Je ne vois pas non plus de mobile pour une IA. Tout cela n’a guère de sens. Je ne représente un danger pour personne.

— Pourquoi avez-vous un cybride, Johnny ? Si je comprenais votre rôle dans tout ça, je pourrais peut-être trouver un mobile.

Il prit un bretzel et joua quelques instants avec.

— J’ai un cybride… Je suis un cybride, en quelque sorte, parce que mon rôle est… d’observer les humains, et de réagir devant eux. Si vous voulez, c’est… parce que j’ai été humain moi-même, autrefois.

Je secouai la tête, les sourcils froncés. Depuis le début, rien de tout ce qu’il m’avait dit n’avait de sens.

— Vous avez peut-être entendu parler des programmes de récupération de la personnalité ? me demanda-t-il.

— Non.

— On en a beaucoup parlé il y a environ une année standard, lorsque les sims de la Force ont recréé la personnalité du général Horace Glennon-Height, pour voir ce qui faisait de lui un si brillant militaire. C’était dans tous les médias.

— Ouais.

— Eh bien, je suis – ou plutôt j’étais – l’aboutissement d’un projet du même genre, mais plus ancien et beaucoup plus complexe. Ma personnalité de base était calquée sur celle d’un vieux poète préhégirien de l’Ancienne Terre, né vers la fin du XIXe siècle selon l’ancien calendrier.

— Comment diable peuvent-ils reconstituer une personnalité perdue dans le fin fond du temps ?

— Par ses écrits. Ses poèmes, sa correspondance, ses journaux intimes, et aussi les biographies, les critiques, les témoignages de ceux qui l’ont connu. Mais surtout par sa poésie. Les sims recréent son environnement, incorporent les facteurs connus et extrapolent vers l’amont à partir de ses œuvres. Voilà. C’est ce qu’on appelle la personnalité de base. Elle est un peu rudimentaire, au début, mais la mienne était déjà pas mal dégrossie lorsque j’ai été créé. Notre première tentative portait sur un poète du XXe siècle nommé Ezra Pound. Sa personnalité recréée était têtue jusqu’à l’absurdité la plus totale, pleine de préjugés à un point insensé, et techniquement démente. Il nous a fallu une année entière de tâtonnements pour nous apercevoir qu’elle correspondait bien à la réalité historique. Le personnage était réellement dingue. Génial, mais dingue.

— Bon. Ils ont bâti votre personnalité autour de celle d’un poète mort. Et ensuite ?

— Cela représente le gabarit à partir duquel l’IA est constituée. Le cybride me permet de jouer mon rôle dans la communauté de l’infoplan.

— En tant que poète ?

— Disons plutôt en tant que poème, fit Johnny en souriant de nouveau.

— Poème ?

— Ou œuvre d’art permanente… mais pas au sens humain du terme. Une sorte de puzzle, si vous voulez. Une énigme à géométrie variable, capable d’offrir de temps à autre une ouverture inhabituelle sur des analyses beaucoup plus sérieuses.

— Je ne vous suis vraiment pas.

— Cela n’a pas beaucoup d’importance, je suppose. Je doute fort que ma… finalité ait été la raison de cette agression.

— Quelle en a été la raison, à votre avis ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

Le cercle vicieux s’était refermé.

— Très bien, soupirai-je. Essayons de découvrir ce que vous faisiez et avec qui vous étiez pendant les cinq jours manquants. À part la pelure que vous m’avez donnée, vous ne voyez vraiment pas d’autre indice qui puisse me fournir une piste ?

Il secoua la tête.

— Je suppose que vous comprenez pourquoi il est si important pour moi d’identifier mon agresseur et de connaître ses mobiles, me dit-il.

— Bien sûr. Il pourrait avoir envie de recommencer.

— Précisément.

— Comment vous contacter en cas de nécessité ?

Il me tendit une plaque de communication.

— La ligne est sûre ? demandai-je.

— Absolument.

— Très bien. Je vous ferai signe quand j’aurai du nouveau, éventuellement.

Nous sortîmes du bar pour reprendre le chemin du terminex. Il s’éloignait de son côté lorsque je me mis soudain à courir pour le rattraper.

— Johnny, lui dis-je en lui saisissant le bras, vous ne m’avez pas dit le nom du poète de l’Ancienne Terre qu’ils ont ressuscité.

— Reconstitué.

— D’accord. Celui sur lequel votre personnalité d’IA est calquée.

Le séduisant cybride parut hésiter. Je remarquai la longueur inhabituelle de ses cils.

— Vous croyez que c’est important ? demanda-t-il.

— Qui peut savoir ce qui est important et ce qui ne l’est pas ?

Il hocha doucement la tête.

— Keats. Né en 1795, mort en 1821 de la tuberculose. John Keats.


Suivre la trace de quelqu’un à travers une série de changements distrans est une tâche quasiment impossible à mener à terme. Particulièrement si vous voulez le faire discrètement. Les flics du Retz ont les moyens de le faire, à condition de mettre sur le job cinquante hommes munis d’un équipement coûteux et sophistiqué, et bénéficiant, qui plus est, de la coopération de l’Agence de Transit. En solo, l’entreprise relève de la pure utopie.

Il était cependant vital pour moi de savoir où se rendait mon nouveau client.

Johnny ne se retourna même pas lorsqu’il traversa la place du terminex. Je me dissimulai derrière un kiosque voisin et l’observai sur mon imageur de poche tandis qu’il composait une série de codes sur un disque manuel, insérait sa carte et pénétrait dans le rectangle lumineux.

L’utilisation d’un disque manuel signifiait probablement qu’il visait un accès public, dans la mesure où les codes distrans privés sont généralement gravés sur des plaques non accessibles. Bravo. J’avais réduit la liste des destinations possibles à la bagatelle de deux millions de portes sur cent cinquante planètes du Retz et environ moitié autant de lunes.

D’une main, je fis sortir complètement la « doublure » rouge de mon manteau tout en repassant l’enregistrement de l’imageur dont l’oculaire spécial me permettait d’agrandir la séquence du disque. Je tirai de ma poche une casquette rouge assortie à la couleur de mon nouveau trois-quarts et rabattis la visière sur mon front. À pas rapides, je traversai la place et interrogeai mon persoc sur le code de transfert à neuf chiffres que j’avais lu sur l’imageur. Je savais déjà que les trois premiers chiffres correspondaient au monde de Tsingtao-Hsishuang Panna – je connaissais par cœur tous les préfixes planétaires – et j’appris, un instant plus tard, que le code correspondait à une porte située dans un quartier résidentiel de la cité de Wansiehn, datant de la première vague de l’Expansion.

Je gagnai sans perdre de temps la première cabine disponible et m’y distransportai. Je ressortis sur une petite place de terminex au dallage poli par l’usage. De vieilles échoppes orientales, accolées les unes aux autres, couvraient de leurs toits en pagode des ruelles obscures. La place était pleine de monde. Les gens se tenaient, oisifs, devant les entrées des maisons. La plupart étaient manifestement des descendants des exilés de la Longue Course qui avaient colonisé THP. Beaucoup, cependant, venaient de mondes extérieurs. L’atmosphère était saturée d’odeurs de végétation exotique, d’eaux usées et de riz frit.

— Merde, murmurai-je.

Il y avait trois autres portes distrans juste à côté de la mienne. Johnny avait très bien pu en prendre une aussitôt après son arrivée.

Au lieu de retourner sur Lusus, je passai quelques minutes à explorer la place et les venelles. Entre-temps, les pilules à la mélanine que j’avais avalées avaient fait leur effet, et j’étais une jeune femme noire – ou bien un homme, c’était assez difficile à dire avec ma veste-ballon rouge dernier cri et ma visière polarisée – qui déambulait tranquillement en prenant des instantanés avec son imageur de touriste.

Le cube traceur que j’avais fait fondre dans la deuxième bière allemande de Johnny avait eu largement le temps de faire son effet. Les microspores UV-positives devaient être maintenant en suspension dans l’air. Je pouvais presque suivre à l’odeur ses expirations. Je découvris même la marque jaune vif d’une de ses mains sur un mur noir (jaune vif uniquement à travers ma visière spéciale, bien sûr, et totalement invisible en dehors du spectre UV), puis je suivis la piste des taches plus ou moins nettes faites par ses vêtements imprégnés chaque fois qu’ils avaient frôlé un mur ou un étal.

Johnny était en train de déjeuner dans un restaurant cantonais à moins de deux pâtés de maisons de la place du terminex. Les odeurs de nourriture étaient alléchantes, mais je résistai à l’envie d’y entrer. Je me promenai dans les allées du marché, m’intéressant aux bouquinistes, pendant près d’une heure, avant qu’il se décide à ressortir et retourne sur la place se distransporter de nouveau. Cette fois-ci, il utilisa une plaque codée pour accéder probablement à une porte privée, sans doute celle d’une demeure particulière. Je pris un double risque en le suivant au moyen de ma plaque rémora. D’une part, parce qu’elle est totalement illégale (et me coûtera ma licence si je me fais prendre un jour avec, ce qui est somme toute assez peu probable si je continue d’utiliser la polyplaque du père Silva, d’un coût éhonté, mais efficace et esthétiquement parfaite). D’autre part, parce que je pouvais très bien me retrouver directement dans la chambre à coucher de Johnny, situation pour le moins embarrassante.

Ce ne fut pas le cas. Avant même de lire le nom de la rue, j’avais reconnu le petit supplément familier de gravité, la lumière pâle aux reflets bronzés et l’odeur de mazout et d’ozone de l’atmosphère. J’étais revenue chez moi, sur Lusus.

Johnny s’était distransporté dans l’une des tours résidentielles surveillées du rucher de Bergson. C’était peut-être pour cela qu’il avait jeté son dévolu sur mon agence. Nous étions presque voisins. Moins de six cents kilomètres nous séparaient.

Mon cybride n’était nulle part en vue. Je m’efforçai de marcher d’un pas décidé afin de ne pas alerter les caméras de surveillance programmées pour réagir devant une démarche suspecte. Il n’y avait pas de liste des résidents, pas de noms ni même de numéros sur les portes des appartements, pas de répertoire accessible au moyen d’un persoc. Selon mes estimations, le rucher de Bergson-Est devait comprendre au moins vingt mille logements.

La trace laissée par les microspores était de plus en plus faible, mais je n’eus à explorer que deux des corridors radiaux avant de retrouver la piste. Johnny habitait une aile éloignée au sol vitrifié, avec vue sur un lac de méthane. Sa serrure palmaire portait une empreinte qui brillait encore faiblement. Je me servis de mon outillage de monte-en-l’air pour prendre un cliché de la configuration, puis je regagnai mon bureau.

Au bout du compte, j’avais réussi brillamment à le surprendre en train de déjeuner, puis de rentrer dormir chez lui. Je décidai d’arrêter les frais pour la journée.


BB Surbringer était mon expert en IA. Il travaillait au Bureau des Archives et de la Statistique du Ministère de la Régulation de l’Hégémonie, où il passait le plus clair de son temps vautré sur une couche à gravité zéro, le crâne hérissé d’une demi-douzaine de microfils qui lui servaient à communier avec d’autres bureaucrates de l’infoplan. Nous nous connaissions depuis la fac, où il était déjà mordu d’informatique, cyberpunk de la plus pure espèce et bidouilleur de la vingtième génération, habitué à la dérivation corticale depuis l’âge de douze années standard. De son vrai nom Ernest, il avait gagné le surnom de BB en sortant avec une de mes amies du nom de Shayla Toyo. Elle l’avait vu nu à leur deuxième rencontre, et cela avait déclenché chez elle un fou rire d’une bonne demi-heure. Ernest mesurait – et mesure toujours – près de deux mètres de haut, pour un poids inférieur à cinquante kilos. Shayla avait raconté partout qu’il avait « un petit cul comme deux boules de billard », et le surnom « BB » lui était resté accroché, comme tout ce qui part d’un mauvais sentiment.

J’allai le trouver dans l’un des monolithes ouvriers sans fenêtres de TC2. Pour BB et ses pareils, pas question de tour traversant les nuages.

— Tu t’intéresses sur le tard aux sciences informatiques, Brawne ? me demanda-t-il. Je ne crois pas qu’il y ait encore des débouchés pour les gens de ton âge.

— Je veux seulement quelques renseignements sur les IA, BB.

— L’un des sujets les plus complexes de tout l’univers exploré, soupira-t-il en regardant à regret sa dérivation neurale déconnectée et ses électrodes métacorticales.

Les cyberpunks ne redescendent jamais. Les fonctionnaires, cependant, arrêtent pour déjeuner. Et, comme la plupart des cyberpunks, BB n’était jamais à l’aise quand il s’agissait d’échanger des informations autrement que sur le réseau de données.

— Que veux-tu savoir au juste ? me demanda-t-il.

— Pourquoi les IA nous ont-ils laissés tomber ?

Il fallait bien commencer quelque part.

BB décrivit une arabesque complexe avec ses mains.

— Ils disaient qu’ils avaient des projets incompatibles avec leur immersion totale dans les affaires de l’Hégémonie, c’est-à-dire les affaires humaines. En réalité, personne ne connaît leurs motivations véritables.

— Mais ils sont toujours là, pour tout superviser ?

— Évidemment. Le système ne pourrait pas fonctionner sans eux, Brawne. Tu le sais très bien. Même la Pangermie est tributaire de leur gestion en temps réel de la trame de Schwarzschild, et…

— D’accord, l’interrompis-je avant qu’il ne me fasse un discours en cyberjargon. Mais que sais-tu de leurs autres « projets » ?

— Personne n’est au courant. D’après Branner et Swayze, de chez Art Intel, les IA s’efforceraient de faire évoluer la conscience à l’échelle galactique. Nous savons qu’ils ont lancé leurs propres sondes dans les Confins, bien plus loin que…

— Et les cybrides ?

— Les cybrides ? Qu’est-ce qui te fait penser aux cybrides ?

Il s’était redressé et avait pris un air intéressé pour la première fois depuis le début de notre entretien.

— Pourquoi trouves-tu étonnant que je t’en parle, BB ?

Il frotta distraitement son orifice de connexion de dérivation.

— D’abord, presque tout le monde a oublié leur existence. Il y a deux siècles, on n’entendait que des discours alarmistes, on disait que les hommes artificiels allaient prendre le pouvoir et tout le reste. Aujourd’hui, plus personne n’en parle. Par contre, je suis tombé hier sur un avis d’anomalie indiquant que les cybrides sont en train de disparaître.

— De disparaître ?

C’était moi, cette fois-ci, qui venais de me redresser.

— On les retire progressivement de la circulation, tu comprends ? Jusqu’ici, les IA possédaient un millier de cybrides autorisés dans le Retz. La moitié environ étaient basés ici, à TC2. Le dernier recensement, qui date de huit jours à peine, indique que les deux tiers ont été rappelés ces dernières semaines.

— Que se passe-t-il quand une IA rappelle son cybride ?

— Je n’en sais rien. Je suppose qu’il est détruit. Mais les IA détestent le gaspillage. Sans doute les matériaux génétiques sont-ils recyclés d’une manière ou d’une autre.

— Et pour quelle raison crois-tu qu’ils soient recyclés massivement ?

— Qui peut savoir, Brawne ? Nous n’avons même pas idée de ce à quoi s’occupent les IA la plupart du temps.

— Est-ce que les spécialistes les considèrent – je veux parler des IA – comme une menace potentielle ?

— Tu rigoles ? Il y a six cents ans, peut-être. Il est vrai que leur sécession, il y a deux siècles, nous a rendus soupçonneux. Mais s’ils avaient voulu nuire à l’humanité, il y a longtemps qu’ils auraient eu l’occasion de le faire. Se demander s’ils vont se retourner un jour contre nous est aussi peu réaliste que de s’inquiéter d’une révolte des animaux de basse-cour.

— Sauf que les IA sont plus malins que nous.

— Oui, bien sûr, il y a cet aspect-là.

— Est-ce que tu as entendu parler des programmes de récupération de la personnalité ?

— Comme le projet Glennon-Height ? Oui, bien sûr, comme tout le monde. J’ai même travaillé sur l’un de ces programmes, il y a quelques années, à l’université de Reichs. Mais cela appartient au passé. Personne ne s’y intéresse plus, aujourd’hui.

— Et pour quelle raison ?

— Bon Dieu ! Tu ne connais vraiment rien à rien, toi ! Les programmes de récupération de la personnalité ont tous été des fiascos retentissants. Même avec les meilleures sims – et ils avaient la coopération du RTH-ECMO de la Force – il est impossible de tenir compte de toutes les variables de manière satisfaisante. Le gabarit personnel devient conscient… Je ne veux pas dire conscient de sa propre existence, comme toi ou moi, mais conscient d’être une personnalité artificiellement consciente, et cela conduit à des « boucles étranges » rédhibitoires et à des labyrinthes non harmoniques qui se perdent dans un espace eschérien.

— Tu ne pourrais pas traduire ?

BB soupira en jetant un coup d’œil au bandeau horaire bleu et blanc du mur opposé. Son heure de déjeuner obligatoire arrivait à sa fin. Il pourrait bientôt rejoindre le monde réel.

— Cela veut dire, expliqua-t-il, que la personnalité récupérée s’effondre. Perd les pédales. Devient parano. Flippe à mort.

— Tout ça en même temps ?

— En même temps.

— Mais les IA continuent de s’intéresser à cette technique ?

— Bof ! Qui peut savoir ? À ma connaissance, ils n’ont jamais mené aucun de ces projets à terme. La plupart étaient des travaux universitaires, dirigés par des humains, et qui se sont soldés par des ratages. Des universitaires poussiéreux essayant de faire revivre, avec des budgets monstrueux, d’autres universitaires poussiéreux.

J’eus un sourire forcé. Dans trois minutes, il allait pouvoir se rebrancher.

— Est-ce que toutes les personnalités récupérées ont reçu des cybrides annexes ? demandai-je.

— Quelle idée ! Ça ne s’est jamais fait ! Ça n’aurait pas marché.

— Pourquoi ?

— Ça n’aurait fait que bousiller la stimsim. Sans compter qu’il faudrait disposer de clones parfaits et d’un environnement interactif précis jusque dans ses moindres détails. Vois-tu, ma grosse, avec ces personnalités reconstituées, il fallait recréer tout un univers pour pouvoir glisser quelques questions par l’intermédiaire de rêves ou de scénarios interactifs. Mais de là à extraire une personnalité de sa réalité sim pour la transporter dans le temps ralenti…

C’était le terme que les cyberpunks employaient depuis une éternité pour désigner – pardonnez-moi l’expression – le monde réel.

— Ce serait la rendre dingo encore plus vite, acheva-t-il.

Je secouai plusieurs fois la tête.

— Bon, ben… merci, BB.

Je me dirigeai vers la porte. Encore trente secondes, et mon vieux copain de fac pourrait s’échapper du temps ralenti pour rejoindre son monde réel.

— BB, lui dis-je quand même, en me ravisant. Tu n’aurais pas entendu parler d’une personnalité reconstituée à partir d’un ancien poète de la Terre, nommé John Keats ?

— Keats ? Bien sûr. On en parlait beaucoup dans le programme, l’année de mon diplôme. C’est Martin Carollus qui a conduit cette expérience à la Nouvelle-Cambridge, il y a une cinquantaine d’années de ça.

— Et ça s’est terminé comment ?

— Comme d’habitude. La perso a craqué. Mais avant de se perdre dans les boucles étranges, elle est morte en sim. D’une maladie ancienne.

BB regarda la montre, sourit et prit sa dérivation. Avant de l’enficher dans son orifice crânien, il se tourna vers moi avec un sourire déjà béat.

— Je me souviens, dit-il. C’était la tuberculose.


Si notre société devait un jour opter pour une dictature à la George Orwell, le meilleur instrument d’oppression serait sans doute le sillage laissé par la carte bancaire. Dans une économie sans espèces, avec un marché noir de troc réduit à l’état de curiosité historique, les activités d’un individu pourraient être pistées en temps réel par la simple étude du sillage monétaire tracé par sa carte universelle. Il y avait des lois très strictes sur la protection des libertés individuelles, mais les lois ont la mauvaise habitude de s’effacer ou de se faire abroger chaque fois que la pression sociale se transforme en poussée totalitaire.

Le sillage monétaire concernant les cinq jours qui avaient précédé l’assassinat de Johnny indiquait qu’il s’agissait d’un homme modéré dans ses habitudes et dans son train de vie. Avant de me lancer sur les pistes ouvertes par la pelure qu’il m’avait donnée, j’avais déjà vérifié cela par moi-même en le filant discrètement pendant deux jours où il ne s’était rien passé de notable.

Il vivait seul dans le rucher de Bergson-Est, et une vérification de principe m’apprit qu’il n’avait pas changé d’adresse depuis sept mois locaux, soit un peu moins de cinq mois standard. Le matin, il déjeunait dans un bar du voisinage, puis se distransportait sur le Vecteur Renaissance, où il travaillait cinq ou six heures d’affilée dans une bibliothèque. Renseignements pris, il semble qu’il rassemblait des informations à partir de documents écrits appartenant aux archives. Il prenait ensuite un repas léger au comptoir d’un marchand ambulant, puis retournait travailler une heure ou deux. Pour terminer sa journée, il se distransportait dans son appartement de Lusus ou dans l’un de ses restaurants favoris sur un autre monde. Il rentrait rarement après vingt-deux heures. Il utilisait le distrans un peu plus que la moyenne de ses concitoyens de Lusus, mais son emploi du temps n’était pas beaucoup plus mouvementé. Les pelures confirmaient qu’il n’avait rien fait d’extraordinaire, la semaine où il avait été assassiné, à part quelques emplettes : une paire de chaussures un jour, de l’épicerie le lendemain, et une visite dans un bar de Renaissance V le jour du « meurtre ».

Je le retrouvai à l’heure du dîner dans le petit restaurant de la rue du Dragon-Rouge, près de la porte distrans de Tsingtao-Hsishuang Panna. Les plats étaient très épicés, à vous emporter le palais, mais excellents.

— Comment ça se passe ? me demanda-t-il.

— Au poil. J’ai mille marks de plus que le jour où je vous ai connu à mon compte en banque, et j’ai découvert un fameux restaurant cantonais.

— Ravi de voir que mon argent sert à quelque chose de noble.

— À propos de votre argent… D’où vous vient-il ? Ce n’est pas en fréquentant une petite bibliothèque du Vecteur Renaissance que vous devez vous remplir les poches.

Il haussa un sourcil.

— J’ai fait un… modeste héritage.

— Pas trop modeste, j’espère. J’aimerais bien continuer d’être payée.

— Cela suffira amplement à nos besoins, H. Lamia. Qu’avez-vous découvert d’intéressant ?

Je haussai les épaules.

— Dites-moi ce que vous faites à la bibliothèque.

— Je ne vois pas le rapport.

— Il y en a peut-être un.

Il me jeta un drôle de regard. Je me sentis soudain les jambes en coton.

— Vous me rappelez quelqu’un, murmura-t-il d’une voix douce.

— Ah ?

Venant de n’importe qui d’autre, cette réplique aurait eu le don de me refroidir.

— Qui ? demandai-je.

— Une… femme que j’ai connue… il y a très longtemps.

Il se passa la main sur le front, comme s’il était soudain très las ou comme si la tête lui tournait.

— Comment s’appelait-elle ?

— Fanny.

Il avait presque chuchoté ce nom. Je savais de qui il voulait parler. John Keats avait eu une fiancée nommée Fanny. Leur histoire d’amour avait été une succession de frustrations romantiques qui l’avaient conduit presque au bord de la folie. Au moment de sa mort, en Italie, seul à l’exception d’un compagnon de voyage, se sentant abandonné de ses amis et de sa bien-aimée, il avait demandé qu’un paquet de lettres non ouvertes et une boucle de la chevelure de Fanny soient déposés à côté de lui dans sa tombe.

Je n’avais jamais entendu parler de John Keats avant la visite de Johnny, mais j’avais eu le temps de me documenter depuis sur toutes ces conneries avec mon persoc.

— Vous ne voulez pas me dire ce que vous faites à la bibliothèque ? insistai-je.

Le cybride s’éclaircit la voix.

— Je cherche un poème. Ou des fragments de l’original.

— Un poème de Keats ?

— Oui.

— Ce ne serait pas plus facile d’interroger votre persoc ?

— Naturellement. Mais il est important pour moi de voir l’original… De le toucher.

Je méditai quelques instants sur ce qu’il venait de dire.

— De quoi parle ce poème ?

Il sourit… ou, du moins, ses lèvres sourirent tandis que ses yeux noisette demeuraient pensifs.

— Il s’appelle Hypérion. Il est difficile de vous expliquer… de quoi il parle. D’échec artistique, je suppose. Keats ne l’a jamais achevé.

Je repoussai mon assiette pour tremper mes lèvres dans ma tasse de thé tiède.

— Vous dites que Keats ne l’a jamais achevé. Cela veut-il dire que vous ne l’avez jamais achevé ?

L’étonnement que je lus alors sur son visage n’était pas simulé… à moins que les IA ne soient des acteurs consommés, ce qu’ils étaient peut-être bien, après tout.

— Mais, bon Dieu, murmura-t-il, comprenez que je ne suis pas John Keats. Le fait que ma personnalité soit calquée sur un gabarit de récupération ne fait pas plus de moi John Keats que vous n’êtes un monstre parce que vous vous appelez Lamia. Il y a un million d’influences diverses qui me distinguent de ce pauvre génie mélancolique.

— Vous avez pourtant dit que je vous rappelais Fanny.

— L’écho d’un rêve. Même pas. Il vous est déjà arrivé de prendre des stimulants mémoriels à base d’ARN, je suppose ?

— Quelquefois.

— C’est un peu comme ça. Des souvenirs… creux.

Un serveur humain nous apporta des biscuits-horoscopes.

— Cela vous intéresserait-il de visiter le vrai Hypérion ? lui demandai-je.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Le monde des Confins. Quelque part au-delà de Parvati, je crois.

Johnny avait l’air intrigué. Il venait de déchirer l’emballage de son biscuit, mais n’avait pas encore lu l’horoscope.

— On l’a aussi appelé le monde des Poètes, je crois, poursuivis-je. Et il y a une ville qui porte votre nom… ou celui de Keats.

Le jeune homme secoua la tête.

— Je regrette, dit-il, mais je n’en ai jamais entendu parler.

— Comment est-ce possible ? Les IA ne savent donc pas tout ?

Il eut un rire bref et sec.

— Celle à qui vous avez affaire est tout à fait ignare.

Il lut l’horoscope : GARDEZ-VOUS DE VOS IMPULSIONS.

Je croisai les bras.

— Vous savez, à part votre tour de passe-passe avec la banque, je n’ai toujours pas de preuve que vous soyez ce que vous prétendez.

— Donnez-moi la main, dit-il.

— La main ?

— Oui. Celle que vous voudrez. Là.

Il emprisonna ma main droite dans ses deux mains. Ses doigts étaient plus longs que les miens, mais moins musclés.

— Fermez les yeux, me dit-il.

Je lui obéis. Sans transition, je me retrouvai… nulle part. Ou plutôt quelque part au milieu de l’infoplan gris-bleu, planant au-dessus des autoroutes d’informations jaune de chrome, survolant, contournant par-dessous ou traversant de grandes cités rutilantes abritant des banques de données monumentales, des gratte-ciel écarlates enrobés de cocons de sécurité de glace noire, des entités simples comme des comptes courants personnels ou des grands comptes illuminant la nuit telles des raffineries en train de brûler. Au-dessus de tout cela, hors de vue, comme en suspens dans un espace distordu, était la gigantesque masse des IA, dont les communications les plus simples pulsaient comme de violents éclairs de chaleur le long d’horizons infinis. Quelque part, au loin, presque perdus dans le dédale des néons tridimensionnels délimitant une infime seconde d’arc dans l’incroyable infosphère d’un tout petit monde, je devinai plutôt que je ne distinguai deux yeux noisette qui m’attendaient tranquillement.

Johnny me lâcha la main. Puis il déchira l’emballage de mon biscuit et lut mon horoscope : INVESTISSEZ SAGEMENT DANS DES ENTREPRISES NOUVELLES.

— Doux Jésus ! chuchotai-je.

BB m’avait déjà emmenée faire un tour dans l’infosphère ; mais sans dérivation, l’expérience n’avait été qu’une ombre sans consistance à côté de celle-ci. C’était la même différence qu’entre une photo en noir et blanc représentant un feu d’artifice et le feu d’artifice lui-même.

— Comment faites-vous ça ? lui demandai-je.

— Pensez-vous faire avancer l’enquête demain ?

— Demain, répliquai-je, recouvrant mon sang-froid, j’ai l’intention de résoudre cette affaire.


Enfin, peut-être pas résoudre, mais démarrer pour de bon, au moins. Le dernier débit porté sur la pelure de Johnny indiquait le bar de Renaissance V. Je m’y étais rendue dès le premier jour, naturellement. J’avais discuté avec plusieurs habitués, car il n’y avait pas de personnel humain, mais je n’avais trouvé personne qui se souvînt de Johnny. J’y étais retournée deux fois, sans avoir davantage de succès. Mais le troisième jour, j’avais bien l’intention de rester jusqu’à ce que quelque chose craque.

Le bar était loin d’avoir la classe de la taverne aux boiseries et aux cuivres où Johnny et moi étions allés sur TC2. Celui-ci était coincé à l’étage d’une bâtisse lépreuse dans un quartier délabré à deux rues de la bibliothèque où Johnny passait ses journées. Ce n’était pas le genre d’endroit où il avait l’habitude de s’arrêter en allant sur la place où se trouvaient les cabines distrans, mais c’était le lieu parfait pour discuter en privé avec quelqu’un qu’il aurait rencontré à la bibliothèque ou en chemin.

Il y avait six heures que j’étais là, et je commençais à en avoir marre des cacahuètes salées et de la bière éventée lorsqu’un vieux dépenaillé entra. Je compris tout de suite qu’il s’agissait d’un habitué à sa manière de pousser la porte sans s’arrêter ni regarder autour de lui et de se diriger droit sur une petite table, dans le fond, où il commanda un whisky avant même que le mécaserveur fût parvenu à sa hauteur. Lorsque je m’approchai de sa table, je m’aperçus qu’il n’était pas tant dépenaillé qu’accablé, à l’image des hommes et des femmes que j’avais aperçus dans les boutiques ou aux étals du voisinage. Il leva vers moi des yeux rougis et résignés.

— Vous permettez que je m’assoie cinq minutes ?

— Ça dépend, frangine. Vous vendez quoi ?

— Je ne vends pas, j’achète.

Je m’assis, posai ma chope sur la table et fis glisser vers lui une photo bidim de Johnny en train d’entrer dans la cabine distrans de TC2.

— Vous avez déjà vu ce gus ?

Il jeta un coup d’œil à la photo, puis reporta toute son attention sur son whisky.

— C’est possible.

Je fis signe au méca de nous servir une autre tournée.

— Si vous l’avez vu, c’est votre jour de chance.

Il renifla et frotta le dos de sa main contre sa joue grise mal rasée.

— Si ce que vous dites est vrai, ce sera bien la première fois depuis une putain d’éternité. Combien ? Et quoi ? ajouta-t-il en plissant les yeux.

— Des renseignements. La somme dépendra de leur quantité. Vous l’avez vu ?

Je sortis de la poche de ma tunique une coupure de cinquante marks achetée au marché noir.

— Ouais.

La coupure glissa sur la table, mais je gardai la main dessus.

— Quand ?

— Mardi dernier. Le matin.

C’était la bonne date. Je lui laissai les cinquante marks et sortis un nouveau billet.

— Il était seul ?

Le vieil homme s’humecta les lèvres.

— Attendez que je réfléchisse. Je ne crois pas… Non. Il était là bas… (Il désigna une table, dans le fond.) Il y en avait deux autres avec lui. L’un d’eux… C’est grâce à ça que je me suis rappelé…

— Quoi ?

Il se frotta le pouce et l’index en un geste aussi éternel que la rapacité humaine.

— Parlez-moi de ces deux hommes, l’encourageai-je.

— Le jeune… votre ami… il était avec un de ces mecs, vous savez, ces écolos qui portent la robe et qu’on voit souvent à la TVHD… avec leurs foutus arbres…

Des arbres ?

— Un Templier ! m’écriai-je, sidérée.

Qu’est-ce qu’un Templier faisait dans un bar de Renaissance V ? S’il en avait après Johnny, pourquoi portait-il sa robe ? C’était comme si un assassin allait faire son coup en costume de clown.

— C’est ça. Un Templier. Une robe brune, et l’air oriental.

— Un homme ?

— Je vous l’ai déjà dit.

— Vous ne pouvez pas le décrire mieux ?

— Non. Un Templier. Une grande perche. J’ai pas pu bien voir sa gueule.

— Et l’autre ?

Le vieux haussa les épaules. Je sortis un nouveau billet et le posai avec l’autre à côté de mon verre.

— Est-ce qu’ils sont arrivés ensemble ? Les trois hommes ?

— Je ne me… Attendez. Le Templier et votre copain sont arrivés les premiers. J’ai remarqué la robe avant que le deuxième les rejoigne.

— Décrivez-moi le deuxième.

Il fit signe au mécaserveur de lui remettre ça. Je tendis ma carte de crédit, et le méca s’éloigna sur ses répulseurs bruyants.

— Comme vous, dit-il. Un peu comme vous.

— Trapu ? Avec des jambes et des bras costauds ? Un Lusien ?

— Ouais. J’sais pas, j’suis jamais allé là-bas.

— Quoi d’autre ?

— Pas de cheveux sur le front. Juste un truc comme ma petite nièce en avait dans le temps. Une queue de…

— Une queue de cheval.

— Ouais.

Il tendit la main vers les billets.

— Encore une ou deux questions, lui dis-je. Ils se sont disputés ?

— Non. J’crois pas. Ils parlaient tranquillement dans leur coin. Y’a pas grand monde à cette heure-là.

— Quelle heure était-il ?

— Dix heures du matin, environ.

Cela coïncidait avec les indications de la pelure.

— Vous n’avez pas du tout entendu leur conversation ?

— Non.

— Qui parlait le plus ?

Il but une gorgée et plissa le front sous l’effort de la réflexion.

— Le Templier, au début. Votre copain se contentait de répondre à ses questions, je crois. À un moment, il a eu l’air surpris.

— Choqué ?

— Non. Juste étonné. Comme si le mec à la robe brune lui avait dit une chose à laquelle il ne s’attendait pas.

— Vous avez dit que le Templier parlait beaucoup au début. Et ensuite, qui parlait le plus ? Mon copain ?

— Non. Celui à la queue de cheval. Ensuite, ils sont sortis.

— Ils sont sortis tous les trois ?

— Non. Seulement votre copain et le mec à la queue de cheval.

— Le Templier est resté en arrière ?

— Ouais. Enfin, j’crois bien. J’me suis levé pour aller aux chiottes. Quand j’suis revenu, j’crois bien qu’il était plus là.

— De quel côté sont partis les deux autres ?

— J’en sais rien, merde ! J’étais là pour boire un coup, pas pour jouer aux espions !

Je hochai la tête. Le méca s’approcha aussitôt de nous, mais je l’écartai d’un signe de main. Le vieil homme fronça les sourcils en le regardant s’éloigner.

— Vous dites qu’ils ne se disputaient pas quand ils sont sortis ? Rien ne pouvait laisser croire que l’un des deux forçait l’autre à partir ?

— Qui ça ?

— Mon copain et celui à la queue de cheval.

— Ben… Qu’est-ce que j’en sais, moi ?

Il reluqua l’argent entre ses mains crasseuses, puis le whisky dans le compartiment vitré du mécaserveur. Il devait se dire qu’il n’obtiendrait plus de moi ni l’un ni l’autre.

— Et d’abord, pourquoi voulez-vous savoir tous ces trucs ?

— Je suis à la recherche de mon copain, lui dis-je.

Je regardai autour de moi. Il y avait une vingtaine de consommateurs attablés. La plupart semblaient être des habitués.

— Qui d’autre aurait pu les voir ? demandai-je. Y a-t-il quelqu’un d’autre ici qui se trouvait dans la salle ce jour-là ?

— Personne, fit-il d’une voix pâteuse.

Je m’aperçus pour la première fois que ses yeux avaient exactement la même couleur que le whisky qu’il éclusait. Posant un dernier billet de vingt marks sur la table, je me levai en disant :

— Merci, mon vieux.

— À vot’ service, frangine.

Le méca roulait déjà vers lui avant que j’aie atteint la porte.


Je retournai vers la bibliothèque, m’arrêtai quelques instants sur la place pleine de monde où se trouvaient les cabines distrans et fis le point de la situation. Jusqu’à présent, le scénario se présentait comme suit : Johnny avait rencontré le Templier, ou bien celui-ci l’avait abordé, soit à la bibliothèque, soit en chemin, quand il était sorti vers le milieu de la matinée. Ils avaient cherché un endroit tranquille pour discuter, et ils étaient entrés dans ce bar. Là, le Templier avait dit quelque chose qui avait surpris Johnny. Un homme avec une queue de cheval – peut-être un Lusien – les avait rejoints et s’était mêlé à leur conversation. Johnny et Queue de cheval étaient ressortis ensemble. Quelque temps après, Johnny s’était distransporté sur TC2 puis, de là, en compagnie d’une autre personne qui pouvait être Queue de cheval ou le Templier, sur Madhya, où quelqu’un avait tenté de l’assassiner. Ou, plutôt, l’avait assassiné.

Trop de trous dans ce scénario. Trop d’inconnues et d’inconnus. C’était bien maigre comme résultat d’une journée de travail.

J’étais en train de me demander si je devais retourner sur Lusus lorsque mon persoc grésilla sur la fréquence com privée que j’avais communiquée à Johnny.

— H. Lamia, dit-il d’une voix âpre. Venez immédiatement, s’il vous plaît. Je crois qu’ils ont recommencé. À vouloir me tuer.

Les coordonnées qui suivirent étaient celles de son rucher de Bergson-Est. Je courus jusqu’aux cabines distrans.


La porte de l’appartement était entrebâillée. Il n’y avait personne dans le corridor. Aucun bruit ne venait de l’appartement. J’ignorais ce qui s’était passé au juste, mais cela n’avait pas alerté la police.

Je sortis l’automatique de papa de la poche de mon manteau, introduisis une cartouche dans la chambre et activai le laser de visée, tout cela en un seul mouvement.

J’entrai baissée, les deux bras tendus, le point rouge glissant sur les murs sombres, la gravure bon marché sur la cloison opposée, le couloir noir menant à l’intérieur de l’appartement. Le vestibule était vide. Le séjour et la fosse des médias étaient déserts.

Johnny gisait par terre dans la chambre, la tête contre le bord du lit. Le drap était imprégné de sang. Il lutta pour se redresser, mais retomba. La porte-fenêtre, derrière lui, était ouverte, et un vent moite et pollué montait de l’avenue.

J’allai jeter un coup d’œil à l’unique placard, au petit couloir et au coin cuisine, puis je retournai inspecter la terrasse. La vue était spectaculaire de ce perchoir situé à deux cents mètres d’altitude au moins sur la paroi de la ruche. Elle embrassait les dix ou vingt kilomètres du boulevard. Le faîte de la ruche, ou du moins sa partie visible, était une masse sombre, hérissée de poutrelles, qui se trouvait à une centaine de mètres au-dessus de la terrasse. Des milliers de lumières, des néons et des publicités holos illuminaient l’avenue, formant au loin un nuage électrique de lumière floue.

Il y avait des centaines de terrasses semblables sur cette paroi de la ruche, et elles étaient toutes désertes. La plus proche se trouvait à vingt mètres de distance. C’était le genre de truc que les agents immobiliers ne manquaient pas de souligner comme un avantage extraordinaire. Johnny avait dû payer les yeux de la tête pour avoir un appartement en façade. Pourtant, ces terrasses étaient totalement inutilisables en raison des violents appels d’air créés par les systèmes de ventilation du toit. Les courants d’air transportaient non seulement les poussières et les débris habituels, mais ils étaient chargés, également, des inévitables odeurs de mazout et d’ozone propres à tous les ruchers.

Je rangeai mon automatique et me penchai sur Johnny.

La blessure allait de la naissance de ses cheveux à son sourcil gauche. Rien de profond, mais ce n’était pas joli à voir. Lorsque je revins de la salle de bain avec un pansement adhésif pour l’appliquer sur son front, il s’était déjà redressé tout seul.

— Que s’est-il passé ? lui demandai-je.

— Deux hommes… Ils m’attendaient dans la chambre quand je suis entré. Ils ont neutralisé l’alarme de la terrasse.

— Il faudra vous faire rembourser votre abonnement sécurité. Et ensuite ?

— J’ai résisté. Ils voulaient m’entraîner sur le palier. L’un d’eux avait une seringue, mais j’ai réussi à la lui faire sauter des mains.

— Qu’est-ce qui les a fait fuir ?

— J’ai déclenché l’alarme intérieure.

— Mais pas celle du rucher ?

— Non. Je ne voulais pas que la sécurité intervienne.

— Comment avez-vous été blessé ?

Il eut un sourire gêné.

— C’est ma faute. Quand ils m’ont lâché, j’ai voulu les poursuivre et j’ai glissé. Je suis tombé sur le coin de la table de nuit.

— Pas très glorieux comme bagarre, ni d’un côté ni de l’autre.

J’allumai une lampe et me penchai sur la moquette jusqu’à ce que je trouve la seringue, qui avait roulé sous le lit.

Johnny la regarda comme si c’était un serpent à sonnettes.

— Qu’en dites-vous ? demandai-je. Encore le sida 2 ?

Il secoua négativement la tête.

— Je connais un endroit où ils pourront l’analyser, lui dis-je. Mais, à mon avis, ce doit être un simple somnitrank. Ils voulaient vous forcer à les suivre. Ils n’avaient pas l’intention de vous supprimer.

Johnny toucha son pansement en faisant la grimace. Le sang continuait de couler.

— Pourquoi voudrait-on enlever un cybride ? murmura-t-il.

— Je n’en sais pas plus que vous. Mais je commence à me demander si cette fameuse tentative de meurtre n’était pas plutôt une tentative d’enlèvement.

Il secoua de nouveau la tête, sans rien dire.

— Est-ce que l’un des deux hommes avait une queue de cheval ? fis-je à brûle-pourpoint.

— Je n’en sais rien. Ils portaient tous les deux une casquette et un masque à osmose.

— Est-ce que l’un d’eux aurait pu être assez grand pour être un Templier, ou assez fort pour être un Lusien ?

— Un Templier ? fit Johnny, surpris. Non. Le premier était de taille moyenne. Celui qui tenait la seringue, par contre, aurait pu être un Lusien. Il était assez costaud.

— Vous avez donc pu résister les mains nues à un Lusien. Utiliseriez-vous par hasard des bioprocesseurs ou des implants amplificateurs dont vous ne m’auriez pas encore parlé ?

— Non. J’étais simplement hors de moi.

Je l’aidai à se remettre debout.

— Ainsi, les IA peuvent se mettre en colère ?

— Moi oui.

— Venez. Je connais une clinique automatique qui fait de bons prix. Ensuite, vous resterez quelque temps chez moi.

— Chez vous ? Pourquoi ?

— Vous êtes monté en grade. Vous n’avez pas seulement besoin d’une détective, à présent, mais d’une protection rapprochée.


Mon logement n’était pas répertorié comme un appartement dans le plan de zonage du Rucher. C’était un loft, un entrepôt rénové repris à l’un de mes amis qui avait eu quelques ennuis avec des requins de la finance. Il avait décidé, sur le tard, d’émigrer vers l’une des colonies des Confins, et j’estimais avoir fait une bonne affaire en prenant cet endroit situé à un kilomètre de mon bureau. L’environnement était peut-être un peu pénible, et le vacarme des docks éclipsait parfois les conversations, mais je disposais de dix fois plus de place que je n’en aurais eu dans un appartement normal, et cela me permettait d’utiliser mes haltères et tout mon équipement à domicile.

Johnny semblait sincèrement intrigué par cet endroit. Pour ma part, je me serais donné des baffes tellement j’étais contente. Encore un peu et je me serais mis du rouge aux lèvres et aux ongles pour plaire à ce cybride.

— Pourquoi êtes-vous venu vous établir sur Lusus ? lui demandai-je. La plupart des gens qui sont nés sur un autre monde ont du mal à s’adapter à la gravité et trouvent les paysages insipides. Sans compter que vos recherches se font à la bibliothèque de Renaissance V. Qu’est-ce qui vous attire ici ?

J’écoutai gravement et attentivement ses explications. Ses cheveux étaient drus sur le sommet de la tête, avec une raie au milieu, et retombaient sur son col en petites boucles auburn. Il appuyait souvent la joue contre son poing quand il parlait. Je m’avisai subitement, en l’écoutant, que son intonation était en fait une absence d’accent propre à quelqu’un qui a appris un langage de toutes pièces, de manière parfaite mais sans les raccourcis nonchalants d’une personne dont c’est la langue maternelle. De plus, au fond de tout cela, je distinguais un rien d’accent chantant qui me rappelait la façon de parler d’un monte-en-l’air que j’avais connu autrefois et qui avait grandi sur Asquith, un monde éloigné et tranquille du Retz, colonisé par les premiers immigrants de l’Expansion, originaires d’une région de l’Ancienne Terre appelée Îles Britanniques.

— J’ai vécu sur un grand nombre de mondes, me dit Johnny. Ma fonction est d’observer.

— En tant que poète ?

Il secoua la tête, fit la grimace et porta la main à son pansement.

— Non. Je ne suis pas un poète. C’est l’autre qui l’était.

Malgré les circonstances, il émanait de Johnny une énergie et une vitalité que j’avais rencontrées chez très peu d’hommes. Je ne sais comment l’expliquer, mais j’avais vu des salles entières, pleines de personnages importants, se défaire puis se refaire autour de personnalités comme la sienne. Il ne s’agissait pas seulement de ses réticences et de sa sensibilité, mais d’une sorte d’intensité qu’il émettait même lorsqu’il se contentait d’observer.

— Et vous, demanda-t-il, pourquoi vivez-vous ici ?

— J’y suis née.

— Vous avez quand même passé toute votre enfance sur Tau Ceti Central. Votre père était sénateur.

Je ne répondis pas.

— Beaucoup de gens s’attendaient à vous voir vous lancer dans la politique, poursuivit-il. Est-ce le suicide de votre père qui vous en a dissuadée ?

— Ce n’était pas un suicide.

— Ah bon ?

— La justice et les médias ont conclu au suicide, murmurai-je d’une voix sans intonation, mais c’est faux. Mon père n’aurait jamais fait ça.

— Il a donc été assassiné ?

— Oui.

— Malgré l’absence de tout suspect ou de mobile plausible ?

— Oui.

— Je vois, me dit Johnny, dont les cheveux brillaient comme de l’airain à la lueur des lumières du dock qui filtraient à travers les vitres poussiéreuses. Cela vous plait d’être détective ?

— Quand le boulot me réussit. Vous avez faim ?

— Non.

— Allons nous coucher, dans ce cas. Vous pouvez prendre le canapé.

— Et cela vous réussit souvent ? Le métier de détective ?

— Nous verrons ça demain.


Le lendemain matin, Johnny se distransporta sur le Vecteur Renaissance à peu près à son heure habituelle, attendit un moment sur la place puis reprit le distrans jusqu’au Musée de la Colonisation sur Sol Draconi Septem. De là, il rejoignit le terminex principal de Nordholm et se distransporta, pour finir, sur la planète des Templiers appelée le Bosquet de Dieu.

Nous avions tout synchronisé à l’avance. Je l’attendais sur Renaissance V, dans l’ombre de la colonnade.

La troisième personne qui passa après Johnny fut un homme avec une queue de cheval. Un Lusien, aucun doute là-dessus. Avec son teint pâle, sa corpulence, sa musculature et sa démarche arrogante, il aurait pu être mon frère perdu depuis longtemps.

Il ne regarda pas une seule fois dans la direction de Johnny, mais je peux dire qu’il fut surpris de voir le cybride se diriger, en un mouvement tournant, vers les portes donnant sur les mondes extérieurs. Je demeurai dans l’ombre et ne pus qu’entrevoir sa carte, mais j’aurais parié n’importe quoi qu’il s’agissait d’un traceur.

Il se montra extrêmement prudent à l’intérieur du musée. Il ne perdait pas Johnny de vue, mais regardait souvent derrière lui également. Je portais une chasuble de méditation zen gnostique, avec visière d’isolation et tout le reste, et je ne tournai pas une seule fois la tête vers eux en contournant le bâtiment vers le portail distrans pour me retrouver directement sur le Bosquet de Dieu.

Cela me faisait une drôle d’impression, de laisser Johnny tout seul derrière moi pour traverser le musée et le terminex de Nordholm. Mais il s’agissait, dans les deux cas, de lieux publics très fréquentés, et le risque était calculé.

Johnny franchit le portail d’accès de l’Arbre-monde juste à l’heure prévue. Il acheta un billet d’excursion. Son suiveur dut se dépêcher pour ne pas le perdre, courant à découvert pour sauter dans le glisseur omnibus avant son départ. J’étais déjà installée sur le pont arrière. Johnny trouva une place à l’avant, comme convenu. Je portais maintenant des vêtements de touriste, et mon imageur n’était que l’un des dix ou douze en action au moment où Queue de cheval se dépêcha de prendre place au troisième rang derrière Johnny.

La visite guidée de l’Arbre-monde est toujours quelque chose de très marrant. Papa me l’avait fait faire dès l’âge de trois années standard. Cette fois-ci, cependant, tandis que le glisseur se faufilait entre des rameaux de la taille d’une autoroute ou contournait un tronc de l’épaisseur du mont Olympe, je m’aperçus que je réagissais aux regards détournés des Templiers encapuchonnés qui m’entouraient avec une sorte de malaise angoissé.

Johnny et moi avions longuement discuté pour savoir quelle serait la manière la plus habile et la plus subtile de filer Queue de cheval, s’il se pointait, et de découvrir son repaire pour y voir un peu plus clair dans son jeu, même si cela nous prenait des semaines. Mais, finalement, j’optai pour une approche un peu moins en finesse.

L’omnibus nous avait déposés près du musée du Muir, et les passagers se répandirent sur la place, déchirés entre l’envie de dépenser dix marks dans un billet d’entrée destiné à parfaire leur culture et celle d’aller directement à la boutique de cadeaux. Je m’avançai vers Queue de cheval, lui agrippai le gras du bras et lui demandai sur le ton de la conversation :

— Salut, connard. Tu peux me dire ce que tu veux à mon client ?

Il y a une opinion préconçue selon laquelle les Lusiens seraient aussi raffinés qu’une poire à lavement, et à peu près aussi plaisants. S’il est vrai que je venais de contribuer à confirmer la première partie, Queue de cheval ne se priva pas d’apporter de l’eau au moulin de la deuxième.

Il réagit avec une rapidité foudroyante. Bien que ma prise apparemment inoffensive lui paralysât les muscles du bras droit, le poignard qui avait surgi dans sa main gauche fendit l’air dans deux directions différentes, vers le haut puis latéralement, en moins d’une seconde.

Je me laissai tomber sur la droite. La lame passa à quelques centimètres de ma joue. Je touchai le sol et roulai plusieurs fois sur moi-même tout en sortant mon neuro-étourdisseur. Puis je me redressai sur un genou pour faire face à la menace.

Il n’y avait plus de menace. Queue de cheval avait pris la fuite. Il s’éloignait en même temps de Johnny. Bousculant les touristes et zigzaguant, il se dirigeait vers l’entrée du musée.

Je remis l’étourdisseur dans son fourreau et me mis à courir aussi. Les neuro-étourdisseurs sont des armes formidables de près, aussi faciles à manier qu’une carabine, mais sans les effets secondaires fâcheux si d’innocents passants se trouvent dans leur rayon d’action. Au-delà de huit ou dix mètres, cependant, ils ne valent pas tripette. Sur faisceau large, je pouvais flanquer une bonne migraine à la moitié des touristes qui se trouvaient sur cette place. Mais Queue de cheval était déjà trop loin pour être touché. Je n’avais plus qu’à courir.

Je vis Johnny qui courait, lui aussi, vers moi. Je lui fis signe de s’en aller.

— Chez moi ! lui criai-je. Mettez tous les verrous !

Queue de cheval avait atteint l’entrée du musée. Il se retourna pour me regarder. Il tenait toujours le poignard à la main.

Je chargeai, exultante à l’idée de ce qui allait se passer dans les minutes suivantes.

Queue de cheval sauta par-dessus un tourniquet et écarta des touristes pour franchir les portes. Je suivis.

Ce n’est que lorsque j’atteignis le grand hall voûté et que je le vis se frayer un chemin à travers la foule pour grimper par l’escalier mécanique en direction de la galerie d’excursion que je compris ce qu’il voulait faire.

Mon père m’avait fait faire l’excursion des Templiers à l’âge de trois ans. Les accès distrans étaient ouverts en permanence. Il fallait environ trois heures pour faire à pied le tour guidé de la trentaine de mondes où les écologistes templiers préservaient des fragments de la nature susceptibles, d’après eux, de faire plaisir au Muir. Je ne me rappelais pas exactement, mais il me semblait bien que chaque parcours formait une boucle et que les portes étaient suffisamment proches les unes des autres pour que les guides templiers et les agents d’entretien puissent se déplacer partout sans difficulté.

Merde !

Un gardien en uniforme, devant le portillon, s’aperçut de la confusion créée par Queue de cheval et s’avança pour interpeller l’intrus. Bien qu’à quinze mètres de lui, je vis nettement le désarroi et l’incrédulité qui se figèrent sur le visage de cet homme âgé, probablement un retraité de la police locale, quand il tituba en arrière, le manche du long poignard de Queue de cheval émergeant de sa poitrine. Il baissa la tête, le visage blême, posa la main sur le manche de corne, en hésitant, comme s’il s’agissait d’un gag, puis s’écroula, la tête la première, sur le carrelage de la galerie. Des touristes hurlèrent. Quelqu’un cria qu’il fallait un médecin. Je vis Queue de cheval écarter un guide templier et foncer à travers la porte luminescente.

Les choses ne se passaient pas tout à fait comme je l’avais prévu.

Je bondis sans ralentir de l’autre côté de la porte.

J’étais sur le versant glissant d’une colline herbeuse. Le ciel était jaune citron et les odeurs tropicales. Des visages étonnés se tournaient vers moi. Queue de cheval était déjà à mi-chemin de l’autre porte. Il coupait sans vergogne à travers des plantations florales élaborées et bousculait des forêts de bonsaïs. Je reconnus au passage le monde de Fuji et dévalai la colline sur les chapeaux des roues, puis regrimpai sur ses traces à travers les plates-bandes déjà massacrées par Queue de cheval.

— Arrêtez cet homme ! m’écriai-je, consciente du ridicule de mon exhortation.

Personne ne bougea, naturellement, excepté une touriste nippone qui leva son imageur pour tourner une séquence.

Queue de cheval regarda rapidement derrière lui, fonça au milieu d’un groupe de touristes pétrifiés et s’élança à travers la porte distrans. J’avais de nouveau mon étourdisseur à la main. Je l’agitai en menaçant la foule.

— Écartez-vous ! Écartez-vous !

Ils me firent précipitamment un passage. Je franchis prudemment la porte, étourdisseur levé. Queue de cheval n’avait plus son poignard, mais j’ignorais de quels autres joujoux il pouvait disposer.

Plan d’eau miroitant. Vaguelettes mauves de Mare Infinitus. La passerelle en bois, étroite, passait à dix mètres au-dessus des caissons de flottaison. Elle s’éloignait en direction d’un récif de corail féerique et d’une île de varech jaune avant de faire une boucle pour revenir à son point de départ, mais un pont encore plus étroit offrait un raccourci pour gagner la porte suivante. Queue de cheval était en train d’escalader la grille qui portait une pancarte ENTRÉE INTERDITE, et retombait agilement de l’autre côté pour reprendre sa course.

Arrivée à la grille, je m’arrêtai, mis le sélecteur de mon arme sur faisceau serré et balayai l’espace devant moi d’un rayon invisible comme si j’étais un jardinier en train d’arroser sa pelouse.

Queue de cheval sembla trébucher légèrement, mais réussit à parcourir les derniers dix mètres qui le séparaient de la porte et à passer de l’autre côté. Je poussai un juron et escaladai à mon tour la grille, ignorant les injonctions d’un guide templier derrière moi. J’aperçus en un éclair la pancarte qui conseillait aux visiteurs de se couvrir de leurs combinaisons thermiques, puis je me retrouvai de l’autre côté, sentant à peine un picotement au moment où je franchissais la porte distrans.

Le blizzard soufflait, fouettant le champ de confinement incurvé qui transformait le parcours touristique en un tunnel transparent à travers la blancheur déchaînée de Sol Draconi Septem, ou tout au moins une partie de ses régions septentrionales où les groupes de pression templiers de la Pangermie avaient mis le holà au projet de réchauffement atmosphérique de la colonie afin de sauver les spectres arctiques en péril. Je sentais le poids des 1,7 g standard sur mes épaules comme si c’était la barre de mon appareil de musculation. Dommage que l’autre ait été lui aussi un Lusien. S’il avait été dans la moyenne physique du Retz, il n’y aurait eu aucun doute sur le vainqueur de cette course. Mais nous allions bien voir qui tenait la meilleure forme.

Il avait une cinquantaine de mètres d’avance sur moi, et il se retournait sans cesse pour regarder par-dessus son épaule. La porte suivante ne devait pas être loin, mais le blizzard empêchait de distinguer quoi que ce soit en dehors du tunnel. Je galopais allègrement dans son sillage. Eu égard à la gravité, ce parcours était le plus court de toute l’excursion. Le tunnel s’incurvait à une centaine de mètres à peine du point de départ vers lequel il nous ramenait. Je savais que je gagnais sur Queue de cheval. J’entendais sa respiration haletante. Je n’étais même pas essoufflée. Il ne pouvait plus m’échapper. Nous n’avions dépassé aucun touriste jusqu’à présent, et personne ne semblait nous poursuivre. Après tout, ce n’était pas un trop mauvais endroit pour lui tomber dessus et lui poser quelques questions.

Il était à trente mètres de la sortie lorsqu’il se retourna subitement, mit un genou à terre et pointa son pistolet thermique. Le premier tir fut trop court. Il ne devait pas avoir l’habitude de la gravité sur Sol Draconi. Mais le rayon avait tout de même laissé un sillon à un mètre de moi dans le sol gelé. Et il était en train d’ajuster sa visée.

Je sortis du champ de confinement, enfonçant d’abord mon épaule dans la résistance élastique et titubant dans des congères qui m’arrivaient à la taille. Les rafales glacées me brûlaient les poumons. La neige forma une gangue sur mon visage et mes bras nus en l’espace de quelques secondes. J’aperçus Queue de cheval qui me cherchait à l’intérieur du tunnel éclairé, mais le blizzard jouait maintenant en ma faveur et je fendis les congères pour me rapprocher de l’endroit où il se trouvait.

Il passa la tête, les épaules et le bras droit à travers la paroi de confinement, clignant des yeux pour chasser les particules de glace qui se formaient instantanément sur ses joues et son front. Son second tir passa trop haut, mais je sentis la chaleur du rayon au-dessus de ma tête. J’étais maintenant à moins de dix mètres de lui. Je réglai mon étourdisseur sur son faisceau le plus large et arrosai tout l’espace dans sa direction sans sortir la tête de la congère où je m’étais enfoncée.

Queue de cheval laissa choir son pistolet dans la neige et tomba en arrière de l’autre côté de la paroi de confinement.

Je poussai un cri de triomphe, qui se perdit dans la tourmente, et titubai en direction du tunnel. Mes pieds et mes mains étaient des prolongements lointains qui ne ressentaient plus ni le chaud ni le froid. Mes joues et mes oreilles, par contre, étaient en feu. J’essayai de ne pas y penser et me jetai de nouveau contre le champ élastique.

C’était une enceinte de confinement de classe 3, prévue pour contenir les éléments et tout ce qui avait au moins la taille imposante d’un spectre arctique tout en permettant au touriste égaré ou aux agents d’entretien de rentrer sans problème dans le circuit. Mais j’étais sonnée par le froid, et je me cognai sans succès pendant plusieurs secondes contre la paroi molle, comme une mouche dans du plastique transparent, mes pieds dérapant sur la glace et la neige. Je réussis finalement à m’introduire lourdement dans le tunnel, non sans avoir à tirer mes jambes derrière moi.

La soudaine chaleur du tunnel me communiqua un tremblement irrépressible. Des aiguilles de glace tombèrent partout autour de moi tandis que je forçais d’abord mes genoux puis mes pieds à soutenir mon poids.

Je vis Queue de cheval qui parcourait péniblement les cinq mètres qui le séparaient de la porte. Son bras droit pendait comme s’il était cassé. Je connaissais le genre de douleur que peut causer un neuro-étourdisseur, et je n’aurais pas voulu me trouver à sa place. Il tourna la tête pour me regarder tandis que je me remettais à courir, tant bien que mal, dans sa direction, puis il franchit la porte.

Alliance-Maui. L’atmosphère était tropicale et saturée d’odeurs de végétation et d’océan. Le ciel avait la couleur d’azur de l’Ancienne Terre. Je vis immédiatement que le parcours débouchait sur l’une des rares îles mobiles encore naturelles que les Templiers avaient sauvées de la colonisation hégémonienne. C’était une assez grande île, de cinq cents mètres de long environ. De l’endroit où je me trouvais, sur une plate-forme circulaire au milieu de laquelle se dressait le tronc-mât principal, j’apercevais les larges voiles qui se gonflaient avec le vent et les traînes bleues des lianes de gouvernail. La porte de sortie n’était qu’à quinze mètres de là, au pied d’un escalier, mais j’avais vu Queue de cheval courir dans la direction opposée, sur le sentier principal, vers une série de huttes et de stands touristiques situés non loin du bord de file.

C’était le seul endroit, à mi-chemin du parcours touristique, où il était permis aux marcheurs fatigués de se reposer en achetant des rafraîchissements et des souvenirs au bénéfice de la Fraternité des Templiers. Je m’élançai vers les marches, toujours frissonnante, mes vêtements pleins de neige qui fondait rapidement. Pourquoi Queue de cheval se dirigeait-il vers ces huttes ?

Dès que je vis les tapis rutilants alignés pour les touristes qui désiraient les louer, je compris ce qu’il voulait faire. L’usage des hawkings était officiellement prohibé sur la plupart des mondes du Retz, mais ils faisaient encore partie des traditions d’Alliance-Maui à cause de la légende de Siri. D’une longueur de moins de deux mètres sur un de large, ces antiques jouets attendaient les touristes pour les promener au-dessus de la mer et les ramener sur l’île mobile. Si Queue de cheval mettait la main sur un de ces tapis…

Je fonçai de toute la vitesse de mes jambes meurtries, rattrapai mon homme à quelques mètres des hawkings et le plaquai au-dessous des genoux. Nous roulâmes au milieu des étals et des quelques touristes qui s’écartaient en poussant des cris.

Mon père m’avait appris quelque chose qu’un enfant ne peut ignorer qu’à ses risques et périls. Un grand gaillard, quand il est fort, peut toujours battre un plus petit que lui. Dans ce cas précis, nous étions à peu près à égalité. Queue de cheval se dégagea comme une anguille et bondit sur ses pieds, adoptant instantanément la posture de combat d’un lutteur asiatique, bras écartés, doigts tendus. Nous allions bien voir, maintenant, qui de nous deux était le gaillard le plus fort.

Ce fut lui qui porta le premier coup au but. Il feinta de la main gauche à plat, doigts serrés, et lança à la place son pied en arc de cercle. J’esquivai, mais pas assez rapidement. L’impact fut assez fort pour me paralyser quelques secondes l’épaule gauche et le haut du bras.

Queue de cheval recula en dansant. Je suivis. Il lança un direct du droit que je bloquai, puis une manchette de la main gauche que je parai avec mon avant-bras droit. Il recula en dansant, tourna soudain sur lui-même et balança un coup du pied gauche. J’esquivai. Je happai sa jambe au passage et l’envoyai rouler dans le sable.

Il se releva d’un bond. Je le cueillis d’un crochet du gauche qui le fit retomber. Il roula plusieurs fois sur lui-même et se redressa sur les genoux. Mon pied vola et le heurta juste derrière l’oreille gauche. J’avais mesuré la force du coup de manière à le laisser conscient.

Trop conscient, constatai-je la seconde suivante lorsqu’il réussit à faire passer quatre doigts tendus sous ma garde, visant le cœur. Mais il ne réussit qu’à endolorir quelques couches de muscles sous mon sein droit. Je le cognai de toutes mes forces en plein sur la bouche, faisant gicler le sang. Il roula jusqu’au bord de l’eau et ne bougea plus. Derrière nous, les gens se bousculaient devant la porte distrans et hurlaient pour que la police arrive.

Je soulevai par la queue celui qui était censé vouloir assassiner Johnny, le tirai à l’écart près de l’eau et lui plongeai la tête dedans pour le faire revenir à lui. Puis je le fis rouler sur le dos et le soulevai par le col froissé et maculé de sa chemise. Nous n’allions pas avoir plus d’une minute ou deux avant que les autorités rappliquent.

Il leva vers moi un regard vitreux. Je le secouai une bonne fois et me penchai pour dire :

— Écoute-moi bien, mon pote. Il faut que nous ayons, toi et moi, une conversation courte mais sérieuse. Pour commencer, je veux savoir qui tu es et ce que tu as contre la personne que tu suivais.

Je sentis la montée du courant avant de voir la lumière bleue. Je lâchai la chemise de l’homme en jurant. Aussitôt, tout son corps fut entouré d’un nimbe électrique. Je fis un bond en arrière, mais pas avant que mes propres cheveux se dressent et que toutes les alarmes de mon persoc se mettent à bourdonner impérieusement. Queue de cheval ouvrit la bouche pour hurler, et je vis le bleu à l’intérieur comme des effets spéciaux holos réalisés avec peu de moyens. Le devant de sa chemise grésilla, noircit et prit feu. Sur son torse se formèrent des pustules bleues, comme sur une ancienne pellicule de cinéma perforée par le feu. Les pustules s’élargirent, se touchèrent, s’élargirent encore. Je vis l’intérieur de sa cavité thoracique, avec des organes entourés de flammes bleues. Il hurla de nouveau, cette fois-ci de manière audible, et je vis ses dents et ses yeux se transformer en flammes bleues.

Je fis un nouveau pas en arrière.

Queue de cheval était maintenant tout en flammes. Le centre bleu était éclipsé par le feu rouge orange. La chair explosait comme si les os s’embrasaient de l’intérieur. En moins d’une minute, il prit l’apparence d’une momie carbonisée, recroquevillée dans la posture d’un boxeur comme toutes les victimes des flammes. Je me détournai, la main sur la bouche, dévisageant les quelques témoins présents pour voir si l’un deux aurait pu être responsable de ce qui venait de se passer. Je ne vis que des yeux élargis et des regards apeurés. Plus loin, des gardes de la sécurité déboulaient en force de la porte distrans.

Merde.

Au-dessus de ma tête, les voiles de l’arbre étaient gonflées par le vent, et les diaphanes, magnifiques même en plein jour, volaient au milieu d’une végétation tropicale parée de mille couleurs. La lumière du soleil faisait miroiter l’océan bleu. La route de chacune des deux portes m’était barrée. Celui qui semblait être à la tête du détachement de la sécurité avait dégainé son arme.

J’atteignis la première, en trois enjambées, le tapis hawking le plus proche, essayant désespérément de me rappeler, à partir de l’unique fois où j’étais montée sur l’un d’eux, vingt ans avant, comment on faisait fonctionner les fils de commande. En désespoir de cause, je tapai sur tous les motifs.

Le tapis se raidit et s’éleva à dix centimètres du sol. J’entendis les cris des gardes qui fendaient la foule. Une femme en costume voyant de Renaissance Minor pointa le doigt dans ma direction. Je sautai du tapis, rassemblai rapidement les sept autres hawkings et remontai sur le mien. À peine capable de retrouver les motifs de vol sous l’amoncellement des autres tapis, je cognai comme une folle sur les commandes jusqu’à ce que le hawking se décide à décoller, en me faisant presque basculer en arrière.

Cinquante mètres plus loin, à une hauteur de trente mètres, je balançai à la mer les autres tapis et me retournai pour voir ce qui se passait en bas. Plusieurs uniformes gris étaient penchés sur les restes carbonisés de Queue de cheval. Quelqu’un pointait un bâton argenté dans ma direction.

De folles aiguilles de douleur glacée se propagèrent le long de mon bras, de mon épaule et de ma nuque. Mes paupières devinrent lourdes comme du plomb. Je faillis glisser du tapis du côté droit. J’agrippai de la main gauche le côté opposé, me penchai en avant et martelai le motif d’ascension avec des doigts que je ne sentais plus. Dès que le tapis grimpa, je tâtai ma manche droite à la recherche de mon propre étourdisseur. Mais la sangle élastique était vide.

Une minute ou deux plus tard, je pus me redresser et reprendre un peu mes esprits. Mes doigts étaient encore douloureux et j’avais une migraine de tous les diables, mais l’île mobile était loin derrière moi et devenait de plus en plus petite. Un siècle plus tôt elle aurait été remorquée par un attelage de dauphins amenés spécialement ici à cet effet pendant l’hégire. Mais les opérations de pacification menées par l’Hégémonie pendant la révolte de Siri avaient eu pour conséquence l’extermination de la plus grande partie des mammifères marins, et les îles dérivaient aujourd’hui au hasard, livrées uniquement aux touristes et aux exploitants des installations de villégiature.

Je balayai l’horizon du regard à la recherche d’une autre île ou de l’un des rares continents de cette planète. Mais je ne vis rien d’autre que le ciel bleu, l’océan infini et les fines traînées de nuages à l’ouest. À moins que ce ne fût l’est ?

Je sortis mon persoc et entrepris de demander l’accès à l’infosphère générale. Mais j’arrêtai avant de valider. Si les autorités essayaient de retrouver ma trace, la première chose qu’elles feraient serait de me localiser et de me coller aux fesses un glisseur ou un VEM de la sécurité. Je n’étais pas sûre qu’elles puissent le faire à partir d’un accès sur mon persoc, mais autant éviter de leur faciliter la tâche. Je me contentai donc de laisser le persoc en sommeil, et scrutai de nouveau les quatre horizons.

Bravo, Brawne. Te voilà en train de foncer à deux cents mètres d’altitude sur un tapis volant âgé d’au moins trois siècles, sans même savoir combien d’heures – ou de minutes – d’énergie il reste dans les fils de commande, à mille kilomètres ou plus de toute terre, et complètement perdue, pour tout dire. Encore bravo !

Je croisai les bras et m’efforçai de réfléchir.

— H. Lamia ?

La voix douce de Johnny me fit presque tomber à la renverse.

— Johnny ?

Je regardai le persoc, toujours en sommeil. L’indicateur de fréquence n’était pas éclairé.

— Johnny ? C’est vous, Johnny ?

— Naturellement. Je me demandais quand vous vous décideriez à allumer votre persoc.

— Comment avez-vous retrouvé ma trace ? Sur quelle fréquence m’appelez-vous ?

— Ne vous occupez pas de ça. Où allez-vous ?

J’éclatai de rire et lui expliquai que je n’en avais pas la moindre idée.

— Pouvez-vous m’aider ?

— Une seconde… Voilà, reprit-il au bout d’une fraction de ce temps. Je vous ai localisée sur un des satellites météo. Rudimentaire, mais ça fera l’affaire. Vous avez de la chance que votre hawking ait un transpondeur passif.

Je regardai la mince épaisseur de tapis qui était la seule chose entre moi et une longue chute vertigineuse dans la mer.

— Ah oui ? Mais les autres peuvent donc me retrouver aussi ?

— Ce serait vrai, répliqua Johnny, si je n’avais pas pris la peine de brouiller le signal. Où voulez-vous aller ?

— Chez moi.

— Je me demande si ce serait une très bonne idée après… euh… le décès prématuré de notre suspect.

Je fronçai les sourcils, soudain soupçonneuse.

— Comment savez-vous cela ? Je ne vous ai encore rien dit.

— Un peu de sérieux, H. Lamia. Vos exploits sont racontés sur toutes les fréquences de la sécurité de six mondes au moins. Ils ont même un signalement de vous qui correspond assez bien.

— Merde !

— Vous avez raison. Où voulez-vous aller, maintenant ?

— Où êtes-vous ? Chez moi ?

— Non. Je suis parti lorsque les fréquences de la police ont commencé à parler de vous. Je suis… à proximité d’une porte distrans.

— C’est là que je veux être aussi.

Je regardai de nouveau autour de moi. L’océan, le ciel, les traînées de nuages au loin. Aucune trace de VEM, en tout cas.

— Très bien, fit la voix désincarnée de Johnny. Il y a une multiporte désaffectée de la Force à moins de dix kilomètres de l’endroit où vous vous trouvez actuellement.

Je mis la main en visière sur mon front et balayai l’horizon sur trois cent soixante degrés.

— Vous vous foutez de moi ? J’ignore à quelle distance est l’horizon sur ce monde, mais ça ne peut pas être inférieur à quarante bornes, et je ne vois pas le moindre foutu truc !

— Base submersible, expliqua Johnny. Accrochez-vous. Je prends les commandes.

Le tapis hawking s’inclina violemment, vira, piqua du nez, puis se stabilisa et commença à perdre rapidement de l’altitude. Je m’agrippais à deux mains, refoulant une envie hystérique de hurler à pleins poumons.

— Submersible ! criai-je pour couvrir le sifflement du vent. Et à quelle distance ?

— Vous voulez dire à quelle profondeur ?

— C’est ça !

— Huit brasses.

Je convertis l’unité archaïque en mètres. Cette fois-ci, je hurlai pour de bon.

— Ça fait presque quatorze mètres sous l’eau !

— Où serait une base submersible sinon sous l’eau ?

— Qu’est-ce que je dois faire ? Retenir ma respiration ? glapis-je tandis que l’océan montait vers moi à toute vitesse.

— Pas nécessaire, me répondit mon persoc. Votre tapis hawking est muni d’une bulle anticrash assez primitive qui devrait tenir sur huit ou dix brasses. Accrochez-vous, s’il vous plait.

Je m’accrochai de toutes mes forces.


Johnny m’attendait à mon arrivée de l’autre côté. La base submersible abandonnée, obscure et moite, possédait une porte distrans d’un modèle militaire dont je n’avais jamais entendu parler jusque-là. Ce fut un grand soulagement pour moi que d’émerger dans les rues d’une grande ville ensoleillée pour rejoindre Johnny.

Je lui racontai ce qui était arrivé à Queue de cheval. Nous étions dans une grande artère toute vide, bordée de vieux immeubles. Le ciel était bleu pâle, ce devait être la fin de l’après-midi. Mais le plus frappant était qu’il n’y avait personne en vue.

— Hé ! lui dis-je en m’arrêtant brusquement. Où sommes-nous ?

Ce monde était nettement de type terrestre, mais le ciel, la gravité et la texture de l’endroit ne ressemblaient à rien de ce que j’avais visité.

Il sourit.

— Essayez de deviner. Marchons encore un peu.

Nous descendions une large avenue. Sur ma gauche, je vis des ruines. Je m’arrêtai, bouche bée.

— C’est le Colisée ! m’exclamai-je. Le Colisée romain de l’Ancienne Terre !

Je regardai de plus près les vieux immeubles alentour, les pavés de la chaussée et les arbres qui oscillaient doucement sous la brise.

— C’est une reconstitution de la ville de Rome sur l’Ancienne Terre, affirmai-je en essayant de réprimer l’étonnement qui perçait dans ma voix. Nous sommes sur la Nouvelle-Terre ?

Mais je savais très bien que ce n’était pas le cas. J’avais visité la Nouvelle-Terre de nombreuses fois. La couleur du ciel, les odeurs et la gravité n’étaient pas les mêmes.

Il secoua la tête.

— Nous ne sommes pas dans le Retz, me dit-il.

Je m’arrêtai net.

— C’est impossible !

Par définition, tout monde accessible par le réseau distrans faisait partie du Retz.

— C’est pourtant la vérité, me dit Johnny.

— Où sommes-nous, alors ?

— Sur l’Ancienne Terre.

Nous nous étions remis à marcher. Il me montra une autre ruine.

— Le Forum.

Nous descendîmes un grand escalier, et il ajouta :

— Devant nous, la Piazza di Spagna, où nous passerons la nuit.

— L’Ancienne Terre… commentai-je, ouvrant la bouche pour la première fois depuis vingt minutes. Un voyage dans le temps ?

— Impossible, H. Lamia.

— Un parc thématique ?

Il se mit à rire, d’une manière plaisante et décontractée.

— C’est possible. J’ignore à quoi il répond exactement. Mais c’est… un analogue.

— Un analogue…

Je plissai les yeux, regardant le soleil pourpre en train de se coucher au fond d’une rue étroite.

— Cela ressemble exactement aux holos de l’Ancienne Terre que j’ai eu l’occasion de voir. On a l’impression d’y être vraiment, même sans y avoir jamais mis les pieds.

— C’est d’une très grande précision.

— Où est-ce ? Quelle étoile ?

— J’ignore le numéro. C’est dans l’amas d’Hercule.

Je m’efforçai de ne pas répéter ce qu’il venait de dire, mais je m’arrêtai net et m’assis sur une marche. Grâce au propulseur Hawking, l’humanité avait exploré, colonisé et relié par distrans des mondes étalés sur des milliers et des milliers d’années-lumière. Mais personne n’avait essayé d’atteindre les soleils en explosion de la Centralité. Nous n’avions fait que ramper timidement pour sortir du berceau de notre bras spiral. L’amas d’Hercule.

— Pourquoi le TechnoCentre a-t-il construit une réplique de Rome dans l’amas d’Hercule ? demandai-je.

Johnny s’assit à côté de moi. Nous levâmes en même temps la tête tandis qu’une masse froufroutante de pigeons explosait en un vol tournoyant au-dessus des toits.

— Je ne sais pas, H. Lamia. Il y a beaucoup de choses que j’ignore encore, en partie, sans doute, parce que je ne m’y suis pas intéressé jusqu’à présent.

— Brawne, lui dis-je.

— Pardon ?

— Appelez-moi Brawne.

Il sourit, et inclina la tête.

— D’accord, Brawne. Merci. Un détail, cependant… Je ne pense pas que ce soit une réplique de Rome uniquement. Il s’agit de toute l’Ancienne Terre.

Je posai les deux mains sur la marche chauffée par le soleil.

— Toute la Terre ? Vous voulez dire avec ses continents, ses villes… au complet ?

— C’est ce que je pense, oui. Je n’ai visité que l’Italie et l’Angleterre, y compris la traversée par mer, mais j’ai bien l’impression que l’analogue est complet.

— Mais pourquoi, pour l’amour de Dieu ?

Johnny hocha gravement la tête.

— Vous ne croyez pas si bien dire. Il est possible que l’explication soit là, en effet. Voulez-vous que nous allions à l’intérieur manger quelque chose tout en continuant d’en discuter ? Il y a peut-être un rapport avec la personne qui a voulu me tuer et ses mobiles.


L’« intérieur » était un appartement intégré à une vaste demeure au pied de l’escalier de marbre. Les fenêtres ouvraient sur ce que Johnny appelait la « piazza ». Elles laissaient apercevoir, en haut des marches, une grande église aux murs de couleur ocre et, plus bas sur la place, une fontaine en forme de bateau qui projetait ses jets d’eau dans le silence du soir. Johnny m’apprit que c’était Bernini qui l’avait conçue, mais ce nom ne signifiait rien pour moi.

Les chambres étaient petites, mais de plafond haut, avec un mobilier rustique aux moulures élaborées appartenant à un style que je ne reconnaissais pas. Il n’y avait aucun appareil électrique, aucun signe de confort moderne. La demeure ne répondit pas lorsque je m’adressai à elle sur le seuil, ni dans les chambres du haut. La nuit tombait sur la place et sur la ville, dont les seules lumières étaient celles de quelques lampadaires ou becs de gaz utilisant je ne sais quel combustible primitif.

— C’est une reconstitution du passé de l’Ancienne Terre, murmurai-je en tapotant les oreillers épais.

Je relevai brusquement la tête, saisie d’une compréhension soudaine.

— Keats est mort en Italie, au début du XIXe ou du XXe siècle. C’est… son époque.

— Oui. Début du XIXe. 1821, pour être plus précis.

— C’est un monde-musée ?

— Pas du tout. Mais les autres régions appartiennent à des époques différentes, naturellement, en fonction de l’analogue recherché.

— Je ne comprends pas.

Nous étions maintenant dans une pièce encombrée de mobilier très lourd, et je m’assis sur un lit curieusement sculpté près d’une fenêtre. La lumière dorée du couchant éclairait encore la flèche de l’église ocre. Des pigeons blancs volaient en cercles dans le bleu du ciel.

— Est-ce qu’il y a des millions d’habitants – des cybrides – qui vivent sur cette Terre factice ? demandai-je.

— Je ne crois pas. Il n’y a que ceux qui sont nécessaires à un analogue particulier.

Voyant que je ne comprenais toujours pas, il prit une profonde inspiration avant de continuer :

— Lorsque je me suis… réveillé ici, il y avait des analogues de Joseph Severn, du docteur Clark, de la propriétaire, Anna Angeletti, du jeune lieutenant Elton et de quelques autres. Des boutiquiers italiens, le patron de la trattoria sur la place, qui nous apportait nos repas, et quelques passants. En tout une vingtaine de personnes, pas plus.

— Que sont-ils devenus ?

— Ils ont probablement été… recyclés. Comme votre homme à la queue de cheval.

— Queue de… C’était un cybride ? demandai-je soudain en le fixant dans la pénombre.

— La chose ne fait aucun doute. L’autodestruction que vous m’avez décrite correspond exactement à la manière dont je me débarrasserais de ce cybride en cas de nécessité.

Les rouages tournèrent dans ma tête à toute allure. Je compris à quel point j’avais été stupide, à quel point j’avais été longue à saisir.

— C’est donc une autre IA qui a essayé de vous tuer, murmurai-je.

— Il semble bien.

— Pour quelle raison ?

Il fit un geste vague.

— Peut-être pour effacer définitivement un certain nombre d’informations qui sont mortes avec mon cybride. Quelque chose que j’aurais appris tout récemment et que l’autre ou les autres IA savaient pouvoir détruire en provoquant l’arrêt de mon système.

Je me levai pour faire les cent pas et m’arrêtai devant la fenêtre. L’obscurité tombait maintenant pour de bon. Il y avait des lampes dans l’appartement, mais Johnny ne semblait pas vouloir les allumer et je préférais moi aussi la pénombre, même si cela rendait encore plus irréelles les révélations auxquelles j’étais confrontée. Tandis que les fenêtres à l’ouest laissaient pénétrer la dernière clarté du soir, faisant briller d’un éclat phosphorescent le dessus-de-lit blanc, je murmurai :

— C’est dans cette chambre que vous êtes mort.

— Lui, pas moi. N’oubliez pas que je ne suis pas lui.

— Mais vous avez ses souvenirs.

— Des rêves à moitié oubliés. Il y a des trous énormes.

— Vous savez cependant ce qu’il ressentait.

— Ce que mes concepteurs croyaient qu’il ressentait.

— Racontez-moi.

— Quoi ?

La peau très pâle de Johnny luisait dans la pénombre. Ses boucles courtes semblaient noires.

— Ce que l’on ressent quand on meurt. Et quand on ressuscite.

Il me parla, d’une voix douce, presque mélodieuse, dans une langue parfois trop archaïque pour être intelligible mais beaucoup plus belle à l’oreille que le langage hybride que nous utilisons aujourd’hui.

Il me raconta ce que c’était que d’être un poète obsédé par la perfection, beaucoup plus dur envers ses propres efforts que les plus hargneux des critiques. Et les critiques ne manquaient pas d’être hargneux. Son œuvre avait été dénigrée, raillée, décrite comme insignifiante et absurde. Trop pauvre pour épouser la femme qu’il aimait, obligé de prêter de l’argent à son frère en Amérique et privé ainsi de son unique chance de sécurité financière, il avait ensuite connu la gloire éphémère d’atteindre la pleine maturité de ses moyens poétiques au moment où il était devenu la proie de la « phtisie » qui avait déjà emporté sa mère et son frère Tom. Puis il s’était exilé en Italie, « officiellement pour sa santé », sachant très bien que cela ne signifiait rien d’autre qu’une mort pénible et solitaire à l’âge de vingt-six ans. Il me parla aussi de la souffrance causée par l’écriture de Fanny sur des enveloppes qu’il n’avait pas le courage d’ouvrir. Il me parla de l’amitié fidèle du jeune artiste Joseph Severn, qui avait été choisi comme compagnon de voyage de Keats par des amis « qui l’avaient abandonné dans ses derniers moments ». Il me raconta comment Severn avait soigné jusqu’à la fin le poète agonisant. Il me décrivit ses hémorragies nocturnes, et le traitement du docteur Clark qui consistait à lui faire des saignées et à lui prescrire « de l’exercice et du grand air ». Il me parla de ses ultimes désespoirs personnels et religieux, qui avaient conduit Keats à demander que son épitaphe, gravée dans la pierre, dise simplement :

Ci-gît Celui

Dont le nom

Était écrit dans l’eau.

Seule une infime clarté venue d’en bas ourlait maintenant les fenêtres hautes, et la voix de Johnny semblait flotter dans l’air saturé de parfums nocturnes. Il me parla de son réveil, dans le lit même où il était mort, avec le fidèle Severn et le docteur Clark à ses côtés, et du souvenir qu’il avait d’être le poète John Keats, un peu comme on se rappelle un rêve en train de disparaître rapidement, tout en sachant qu’il était en réalité autre chose.

Il me parla de l’illusion prolongée, du voyage de retour en Angleterre, des retrouvailles avec une Fanny qui n’était pas Fanny et de la dépression nerveuse que cela avait failli provoquer. Il me confia son incapacité à écrire de la poésie, son éloignement de plus en plus grand par rapport aux imposteurs cybrides, sa retraite dans un état qui ressemblait à une catatonie mêlée d’« hallucinations » empruntées à sa véritable existence d’IA dans un TechnoCentre pratiquement incompréhensible pour un poète du XIXe siècle. Il me fit part, enfin, de l’effondrement total de ses illusions et de l’abandon du « Projet Keats ».

— En fait, murmura-t-il, toute cette comédie sinistre me faisait de plus en plus penser à un passage d’une lettre que j’ai… qu’il a écrite à son frère George quelque temps avant sa maladie, et où il disait :


N’existerait-il pas des êtres supérieurs qui pourraient s’amuser des attitudes gracieuses quoique purement instinctives où mon esprit m’entraîne, de la même manière que je m’amuse de la vivacité d’une hermine ou des angoisses d’un daim ? Bien qu’une rixe en pleine rue soit chose haïssable, les énergies qui s’y déploient sont intéressantes. Vus par un être supérieur, nos raisonnements peuvent prendre la même coloration. Bien qu’erronés, ils n’en sont peut-être pas moins valables. C’est cela, la véritable nature de la poésie.


— Vous pensez que le… Projet Keats… était nuisible ? demandai-je.

— Tout ce qui est fait pour tromper est haïssable, à mon avis.

— Peut-être y a-t-il plus en vous de John Keats que vous ne voulez bien le reconnaître.

— Non. L’absence d’instinct poétique a démontré le contraire, même au milieu des illusions les plus élaborées.

Je fis du regard le tour de la pièce, avec ses formes noires dont les contours étaient à peine visibles.

— Les IA savent-elles que nous sommes ici ?

— Probablement. Presque certainement, même. Il n’y a pas un seul endroit où je puisse aller sans que le TechnoCentre ne retrouve ma trace et me suive. Mais ce sont les autorités du Retz et ses brigands que nous avons voulu fuir, n’est-ce pas ?

— Vous savez néanmoins, à présent, que c’est quelqu’un – ou une intelligence du Centre – qui vous a attaqué.

— Oui, mais uniquement sur le territoire du Retz. Ce genre d’action violente ne serait pas toléré dans le Centre.

Un bruit monta de la rue. J’espérais que ce n’était qu’un pigeon. Ou peut-être le vent qui poussait des débris sur les pavés.

— Comment le TechnoCentre va-t-il réagir à ma présence ici ? demandai-je.

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Ce doit être un secret, tout de même.

— C’est… quelque chose qui, d’après eux, ne regarde pas l’humanité.

Je secouai la tête. Geste futile, dans cette obscurité.

— La reconstitution de l’Ancienne Terre… La résurrection de… combien de personnalités humaines, sous la forme de cybrides peuplant des environnements recréés… Des IA qui assassinent d’autres IA… Et cela ne regarde pas les humains !

Je me mis à rire, mais repris le contrôle en ajoutant :

— Même Jésus-Christ a versé des larmes, Johnny.

— C’est certain. Ou presque.

Je me déplaçai jusqu’à la fenêtre, sans me soucier de savoir si j’offrais une cible à quelqu’un qui se serait posté en bas dans la rue sombre, et je sortis une cigarette de ma poche. Elles avaient pris l’humidité quand j’avais pourchassé mon homme dans les congères, mais l’une d’elles s’alluma quand même quand je la frottai.

— Tout à l’heure, Johnny, quand vous m’avez dit que l’analogue de l’Ancienne Terre était complet et que je vous ai demandé :

« Pourquoi, pour l’amour de Dieu ? », vous m’avez répondu quelque chose comme : « Vous ne croyez pas si bien dire. » Est-ce que c’était juste une plaisanterie à la con, ou bien aviez-vous réellement une idée derrière la tête ?

— Je voulais dire que c’était peut-être effectivement pour l’amour de Dieu.

— Expliquez-vous.

Je l’entendis soupirer dans l’obscurité.

— Je ne comprends pas la finalité exacte du Projet Keats ou des autres analogues de l’Ancienne Terre, mais je les soupçonne de faire partie d’un programme plus vaste du TechnoCentre, vieux de sept siècles standard au moins, visant à créer l’Intelligence Ultime.

— L’Intelligence Ultime, répétai-je, exhalant ma fumée. Hum… Le TechnoCentre essaye de construire… Dieu, ou quoi ?

— C’est à peu près cela.

— Mais pourquoi ?

— Il n’y a pas de réponse simple à cette question, Brawne, ni à celle qui consiste à demander pourquoi l’humanité est à la recherche de Dieu depuis dix mille générations et sous un million de facettes. Pour le TechnoCentre, cependant, il faut voir l’intérêt de la chose sous l’angle de la recherche d’une plus grande efficacité et d’une manière plus fiable de manipuler… les variables.

— Mais le TechnoCentre a ses propres ressources et celles des infosphères de deux cents mondes…

— Qui laissent encore des blancs dans ses… capacités de prédiction.

Je jetai ma cigarette par la fenêtre, et suivis du regard la courbe du point rouge à travers l’obscurité. La brise avait soudain fraîchi. Je croisai les bras sur mes épaules.

— Comment tout cela… L’Ancienne Terre, les résurrections, les cybrides… Comment cela mène-t-il à la création de l’Intelligence Ultime ?

— Je l’ignore, Brawne. Il y a huit siècles standard, au début de la première ère de l’Information, un homme appelé Norbert Wiener a écrit : « Dieu peut-il jouer de manière significative avec ses créatures ? Un créateur quelconque, même limité, peut-il jouer avec les siennes à un jeu significatif ? » L’humanité n’a pas fourni de réponse satisfaisante à cette question en construisant ses premières IA. Le TechnoCentre se débat avec cette question dans ses programmes de résurrection. Peut-être son projet IU est-il arrivé à terme. Peut-être tout cela fait-il partie des fonctions de l’ultime Créature/Créateur, une entité dont les motivations seraient aussi éloignées des capacités de compréhension du TechnoCentre que celui-ci l’est de l’humanité.

Je commençai à faire les cent pas dans le noir, me cognai la jambe contre une table basse et restai sur place, toujours debout.

— Tout cela ne nous apprend rien sur ceux qui veulent vous tuer, murmurai-je.

— Non, fit Johnny en se levant pour aller à l’autre bout de la pièce, où il craqua une allumette.

Il alluma une bougie. Nos ombres déformées vacillèrent sur les murs et au plafond. Il revint vers moi et me saisit les bras. La flamme de la bougie donnait à ses boucles et à ses sourcils des reflets cuivrés, et faisait briller son menton et ses pommettes hautes.

— Pourquoi vous faites-vous si dure ? me demanda-t-il.

Je le regardai dans les yeux. Son visage n’était qu’à quelques centimètres du mien. Nous étions de la même taille.

— Laissez tomber, lui dis-je.

Au lieu de cela, il se pencha en avant et m’embrassa. Ses lèvres étaient douces et chaudes, et le baiser sembla durer des heures. C’est une machine, me disais-je. Il est peut-être humain, mais il y a une machine derrière tout ça. Je fermai les yeux. Sa main me caressa doucement la joue, le cou, la nuque.

— Écoutez… commençai-je lorsqu’il me lâcha un instant.

Il ne me laissa pas finir. Il me souleva dans ses bras et me porta dans la chambre où était le grand lit. Le matelas était doux et l’édredon moelleux. La bougie, dans l’autre pièce, faisait danser les ombres tandis que nous nous ôtions mutuellement nos vêtements, pris d’une soudaine frénésie.

Nous fîmes l’amour à trois reprises, cette nuit-là, comme un aboutissement, chaque fois, de la douce et lente montée du plaisir causée par le contact, la chaleur et la tendresse qui nous submergeaient. Je me souviens de m’être penchée sur lui, la deuxième fois, pour le contempler. Il avait les yeux fermés, et ses cheveux retombaient en désordre sur son front. La bougie éclairait la roseur de son torse pâle et ses bras d’une force étonnante qui me maintenaient toujours par la taille. Il ouvrit les yeux, à cet instant, pour me regarder à son tour, et j’y lus toute l’émotion et la passion qui l’habitaient.

Un peu avant l’aube, nous nous assoupîmes. Juste avant de sombrer, je sentis sa main froide qui se posait sur ma hanche en un geste naturel et protecteur sans être pour autant possessif.


Ils nous attaquèrent juste après les premières lueurs de l’aube. Ils étaient cinq. Ce n’étaient pas des Lusiens, mais il n’y avait que des hommes, tous athlétiques et bien rodés pour le travail en équipe.

Je les entendis au moment où ils enfonçaient d’un coup de pied la porte de l’appartement. Je roulai aussitôt à bas du lit, bondis jusqu’à la porte de la chambre et m’embusquai au moment où ils entraient. Johnny se redressa, hurlant quelque chose au premier homme qui brandissait un étourdisseur. Il avait mis un slip en coton avant de s’endormir. J’étais nue. C’est un désavantage réel que de se battre nue contre des adversaires habillés, mais le problème est surtout d’ordre psychologique. Si l’on est capable de surmonter l’impression de vulnérabilité accrue, le reste peut être aisément compensé.

Le premier homme m’aperçut et décida quand même d’étourdir Johnny. Il paya chèrement son erreur. Je fis voler son arme d’un coup de pied et l’assommai d’un revers de main derrière l’oreille gauche. Deux autres entrèrent. Cette fois-ci, ils eurent le réflexe de s’occuper de moi d’abord tandis que les deux derniers sautaient sur Johnny.

Je bloquai une main lancée à plat, doigts serrés, esquivai un coup de pied qui aurait pu faire des dégâts et reculai. Il y avait une commode sur ma gauche, et le tiroir du haut glissa sans se faire prier. Le costaud qui me faisait face s’abrita le visage des deux mains, de sorte que le bois épais éclata, mais sa réaction instinctive m’avait donné la fraction de seconde dont j’avais besoin pour mettre tout mon poids dans le coup de pied que je lui balançai. Le numéro deux s’affaissa contre son copain avec un grognement sourd.

Johnny se débattait, mais l’un de ses attaquants l’avait pris à la gorge et l’autre le maintenait par les pieds. Je fonçai, encaissant au passage un coup de mon numéro trois, et fis un bond énorme par-dessus le lit. Celui qui tenait les jambes de Johnny passa sans un cri à travers le bois et le verre de la fenêtre.

Quelqu’un atterrit sur mon dos. Je continuai avec son propre élan et l’amenai contre le mur opposé. Il savait se battre. Il encaissa de l’épaule et voulut me triturer un nerf derrière l’oreille. Mais il eut du mal à cause des couches de muscles qu’il rencontra. Je lui enfonçai mon coude dans l’estomac et me dégageai en roulant sur moi-même. Celui qui était en train d’étrangler Johnny le lâcha et me lança un coup de pied dans les côtes exécuté selon les règles de l’art. J’encaissai l’impact à moitié. Je sentis au moins une côte qui cédait. Je pirouettai, tête baissée, et abandonnai toute élégance pour lui écraser un testicule de la main gauche. Il hurla. Il était hors circuit.

À aucun moment je n’avais oublié l’étourdisseur tombé par terre, et mon dernier adversaire valide non plus. Il fit le tour du lit, hors d’atteinte, et se jeta à quatre pattes pour s’emparer de l’arme. Oubliant la douleur causée par ma côte cassée, je soulevai le lit massif, avec Johnny dedans, et le laissai retomber sur la tête et les épaules du gus. Puis je me baissai de mon côté du lit, récupérai l’étourdisseur et reculai jusqu’à un coin inoccupé de la chambre.

Nous étions au premier étage. L’un des cinq hommes était passé par la fenêtre. Le premier entré était toujours inconscient sur le seuil. Celui qui avait été terrassé d’un coup de pied avait réussi à se redresser sur les coudes et sur un genou. À la couleur du sang qui dégoulinait au coin de ses lèvres et sur son menton, je déduisis qu’une côte lui avait transpercé un poumon. Sa respiration était un sifflement rauque. Le lit avait broyé le crâne du quatrième. Le cinquième était recroquevillé sous la fenêtre. Il vomissait en se tenant les couilles. Je le fis taire d’un coup d’étourdisseur. Je m’approchai de celui qui crachait son poumon et lui soulevai la tête par les cheveux.

— Qui t’envoie ?

— Va te faire foutre, dit-il en me crachant une sanie rose à la figure.

— Plus tard, peut-être, répliquai-je en plaçant trois doigts sur sa cage thoracique, à l’endroit où elle semblait concave, et en les enfonçant. Je veux d’abord savoir qui t’envoie.

Il hurla et devint très blanc. Quand il toussa, le sang était rouge vif contre sa peau blême.

— Qui t’envoie ? répétai-je en enfonçant quatre doigts.

— L’évêque ! s’écria-t-il en essayant d’échapper à mes doigts.

— Quel évêque ?

— Le Temple gritchtèque… Lusus… arrêtez, par pitié… Oh, merde…

— Qu’alliez-vous faire de lui… de nous ?

— Rien du tout… Non ! Arrêtez ! J’ai besoin d’un médecin… Par pitié !

— D’accord. Réponds d’abord.

— Le prendre vivant… Le ramener là-bas… au Temple… sur Lusus… Je vous en supplie ! Je ne peux plus respirer !

— Et moi ?

— Vous tuer si vous résistiez.

— Bon, déclarai-je en le soulevant un peu plus par les cheveux. Je vois qu’on est devenu raisonnable. Et que lui veulent-ils ?

— Je ne sais pas…

Il poussa un cri perçant. Je ne quittais pas des yeux l’entrée de la chambre. J’avais toujours l’étourdisseur dans la main, sous une masse de cheveux englués.

— Je… Je ne… sais rien… de plus, haleta-t-il.

Il avait une sérieuse hémorragie, à présent. Le sang coulait abondamment sur mon sein gauche et le long de mon bras.

— Comment êtes-vous venus ?

— VEM… Le toit.

— Quelle station distrans ?

— Je ne sais pas… Je le jure… Une ville… Sur l’eau. Réglage automatique… pour le retour. Par pitié !

Je lui écartai sa chemise. Pas de persoc. Pas d’autre arme. Juste un tatouage au-dessus du cœur. Un trident bleu.

— Goonda ? lui demandai-je.

— Oui… Fraternité de Parvati.

En dehors du Retz. Sans doute presque impossible à remonter.

— Les autres aussi ?

— Oui… Faites venir quelqu’un, je vous en supplie… Aidez-moi…

Il sombra dans une semi-inconscience.

Je le lâchai, reculai et l’arrosai de mon rayon étourdisseur.

Johnny était assis dans le lit. Il se massait la gorge en m’observant d’une étrange manière.

— Habille-toi, lui dis-je. On s’en va.


Le VEM était un vieux Vikken de tourisme à la coupole transparente, sans plaque de démarrage ni serrure palmaire sur le tableau de bord. Nous rattrapâmes le terminateur[1] avant d’avoir traversé la France et contemplâmes au-dessous de nous dans la nuit ce que Johnny appelait l’océan Atlantique. Exception faite des lumières d’une cité flottante occasionnelle ou d’une plate-forme de forage, la seule illumination provenait des étoiles et de la clarté sous-marine des colonies établies dans les profondeurs de l’océan.

— Pourquoi avons-nous pris leur engin ? me demanda Johnny.

— Je veux savoir à partir d’où ils se sont distransportés.

— Il a parlé du Temple gritchtèque de Lusus.

— Je sais. Nous allons bientôt en avoir le cœur net.

Le visage de Johnny était à peine visible tandis qu’il se penchait pour regarder la mer vingt mille kilomètres plus bas.

— Tu crois qu’ils vont tous mourir ? me demanda-t-il.

— L’un d’eux était déjà mort. Celui qui a le poumon perforé s’en tirera peut-être s’il est soigné à temps. Deux autres s’en sortiront. Pour celui qui est passé à travers la fenêtre, je ne sais pas. C’est important pour toi ?

— Oui. Toute cette violence… Quelle barbarie !

Bien qu’une rixe en pleine rue soit chose haïssable, les énergies qui s’y déploient sont intéressantes, lui rappelai-je. Ce n’étaient pas des cybrides, cette fois-ci, n’est-ce pas ?

— Je ne pense pas.

— Il y a donc aux moins deux groupes qui veulent ta peau. Les IA, et l’évêque du Temple gritchtèque. Quant aux mobiles, nous n’en savons toujours rien.

— Je crois que j’ai une petite idée, à présent.

Je fis pivoter mon siège-couchette capitonné. Les constellations au-dessus de nous – je ne reconnaissais ni celles des holos de l’Ancienne Terre ni celles des mondes du Retz qui m’étaient familiers – diffusaient juste assez de clarté pour que je puisse apercevoir les yeux de Johnny.

— Explique, lui dis-je.

— C’est quand tu as parlé d’Hypérion que tu m’as mis sur la voie. Le fait que je ne possède aucune information sur ce monde. C’est cela qui est important.

— C’est comme l’énigme du chien qui aboyait dans la nuit.

— Hein ?

— Rien, rien. Continue.

Il se pencha vers moi.

— La seule explication pour toutes ces données manquantes, c’est que certains éléments du TechnoCentre les ont délibérément censurées.

— Ton cybride…

Cela me faisait tout drôle, à présent, de m’adresser à Johnny de cette manière.

— Tu as passé la plus grande partie de ton temps à l’intérieur du Retz, n’est-ce pas ? lui demandai-je.

— C’est exact.

— Et tu n’étais jamais tombé sur le nom d’Hypérion ? Il est pourtant régulièrement à la une des médias, particulièrement quand le culte gritchtèque est d’actualité.

— Il est possible que cela se soit produit, et que j’aie été assassiné justement pour ça.

Je me renfonçai en arrière dans mon siège tout en continuant de regarder les étoiles.

— Nous poserons la question à l’évêque, lui dis-je.

Il m’expliqua que les constellations dans le ciel étaient un analogue de New York au XXIe siècle. Il ignorait pour quel programme de résurrection la cité avait été reconstituée. Je coupai le pilotage automatique du VEM et descendis plus près du sol.

Les hautes tours de l’époque phallique de l’architecture urbaine s’élevaient au milieu des marécages et des lagunes du littoral nord-américain. Plusieurs de ces tours étaient illuminées. Johnny me montra une structure décrépite mais aux formes encore curieusement élégantes, en disant :

— L’Empire State Building.

— D’accord, murmurai-je. Quel que soit son nom, c’est là que le VEM a envie de se poser.

— Ce n’est pas dangereux ?

Je lui souris de toutes mes dents.

— Il n’y a rien, dans la vie, qui ne soit pas dangereux.

Je laissai faire le pilote automatique, et nous descendîmes nous poser sur une petite plate-forme à ciel ouvert juste au-dessous de la flèche du gratte-ciel. Nous sortîmes sur la terrasse au sol craquelé. Il faisait sombre malgré les étoiles et les lumières qui brillaient au-dessous de nous. Un peu plus loin sur la terrasse, les contours bleutés d’une porte distrans nous attendaient à l’endroit où devait se trouver jadis un ascenseur.

— Je passe la première, dis-je à Johnny, mais il m’avait déjà précédée de l’autre côté de la porte. Je sortis l’étourdisseur que j’avais conservé et lui emboîtai le pas.

Je n’avais jamais visité le Temple gritchtèque de Lusus, mais il ne faisait aucun doute que c’était là que nous nous trouvions maintenant. Johnny se tenait à quelques pas devant moi, et il n’y avait personne d’autre que nous. L’endroit était froid et sombre comme une caverne, si toutefois il existait des cavernes de cette taille. Une sculpture polychrome à l’aspect effrayant, suspendue à des câbles invisibles, tournait lentement sur elle-même comme sous l’action d’une brise que nous ne sentions pas. Nous nous retournâmes en même temps, Johnny et moi, vers la porte distrans, au moment où celle-ci disparut.

— On dirait que nous leur avons facilité le travail, murmurai-je à l’oreille de Johnny.

Même ce faible chuchotement sembla se répercuter sous les voûtes de la grande salle aux reflets de lumière rouge. Je n’avais pas escompté, à vrai dire, que Johnny se distransporterait dans ce Temple avec moi.

La lumière sembla alors s’intensifier, sans pour autant éclairer les murs de la salle, mais révélant la présence de plusieurs personnes en demi-cercle. Je me souvins que certains prêtres gritchtèques étaient appelés exorcistes, d’autres assesseurs et je ne savais plus quoi encore. Mais il était peu rassurant de les voir là, au moins deux douzaines d’entre eux, avec leurs robes aux motifs noirs ou rouges et leurs grands fronts qui luisaient sous la lumière rubis venue d’en haut. Je n’eus aucun mal à reconnaître l’évêque. Il était né sur le même monde que moi, bien que plus trapu et plus corpulent que la moyenne des Lusiens. Et sa robe était celle qui avait le plus de rouge.

Je n’essayai pas de dissimuler mon arme. S’ils faisaient mine de nous sauter dessus, j’avais une chance, bien que mince, de les abattre avant. Aucun d’eux ne semblait armé. Cependant, ils pouvaient aussi bien cacher un arsenal sous leurs robes.

Johnny s’avança vers l’évêque. Je le suivis. Nous nous arrêtâmes à dix pas de l’homme. Il était le seul assis. Son siège était en bois et semblait pouvoir se plier à des dimensions très réduites pour être transporté aisément. On ne pouvait pas en dire autant de la masse de chair et de graisse qui tendait les plis de la robe rouge de son occupant.

Johnny fit un nouveau pas en avant.

— Pourquoi avez-vous essayé de kidnapper mon cybride ? demanda-t-il, s’adressant au grand prêtre du culte gritchtèque comme s’il était seul avec lui.

L’évêque gloussa en secouant la tête.

— Ma chère… entité, il est vrai que nous désirions votre présence dans ce sanctuaire, mais aucune preuve ne vous permet d’affirmer que nous soyons mêlés à une quelconque tentative d’enlèvement sur votre personne.

— Ce ne sont pas les preuves qui m’intéressent. Je suis seulement curieux de savoir pourquoi vous souhaitez ma présence ici.

J’entendis un froissement derrière nous, et je pivotai vivement, l’étourdisseur pointé et prêt à faire feu. Mais le cercle des prêtres gritchtèques n’avait pas bougé. La plupart d’entre eux, au demeurant, étaient hors de portée. J’aurais préféré avoir sur moi le pistolet de mon père.

La voix de l’évêque s’éleva de nouveau, riche en sonorités graves. Elle semblait remplir tout le Temple.

— Vous devez savoir que l’Église de l’Expiation Finale porte un très grand intérêt à la planète Hypérion.

— Oui.

— Et vous savez aussi, je pense, qu’au cours de ces derniers siècles, la personnalité du poète Keats de l’Ancienne Terre s’est trouvée étroitement mêlée au mythe culturel de la colonie d’Hypérion ?

— Oui, et alors ?

L’évêque se frotta la joue avec un gros anneau rouge qu’il portait à un doigt.

— Lorsque vous nous avez proposé de faire partie du pèlerinage gritchtèque, nous vous avons donné notre agrément. Votre revirement n’a pas été apprécié.

L’expression de stupéfaction qui se peignit sur le visage de Johnny n’aurait pas pu être plus humaine.

— Moi ? Je vous ai proposé ça ? Et quand donc ?

— Il y a huit jours en temps local. Dans ce Temple même. C’est vous qui en avez émis l’idée.

— Vous ai-je dit… pourquoi je voulais accomplir ce pèlerinage ?

— Selon vos propres termes, si je me souviens bien, vous vouliez… parfaire votre éducation. Mais tous les entretiens de ce genre sont enregistrés par nos soins. Si vous le désirez, nous vous remettrons une copie de l’enregistrement, que vous pourrez étudier à loisir.

— Volontiers, dit Johnny.

L’évêque fit un signe à un acolyte ou je ne sais quoi, qui disparut aussitôt dans l’ombre et revint quelques instants plus tard avec une plaque vidéo standard. L’évêque inclina de nouveau la tête, et l’homme en robe noire s’avança pour remettre la plaque à Johnny. Je gardai mon étourdisseur pointé jusqu’à ce que l’acolyte retourne prendre sa place parmi les autres.

— Pourquoi nous avez-vous envoyé vos goondas ? demandai-je.

C’était la première fois que je m’adressais à l’évêque, et ma voix était trop forte et trop âpre.

Le grand prêtre du culte gritchtèque fit un geste vague de sa grosse main potelée.

— H. Keats a exprimé le désir de se joindre à notre pèlerinage le plus sacré. Comme nous croyons que l’Expiation Finale se rapproche un peu plus de nous chaque jour, cette requête revêt pour nous une importance non négligeable. C’est pour cette raison que, lorsque nos agents nous ont appris que H. Keats avait été victime d’une ou plusieurs agressions et qu’une certaine personne qui se dit détective – il s’agit de vous, H. Lamia – avait détruit le garde du corps cybride affecté par le TechnoCentre à la protection de H. Keats…

— Garde du corps !

C’était mon tour de tomber des nues.

Naturellement, reprit l’évêque.

Il se tourna vers Johnny.

— Cet homme à la queue de cheval, qui s’est fait récemment assassiner sur le site d’excursion des Templiers, n’est-ce pas celui que vous m’avez présenté comme votre garde du corps il y a huit jours ? On le voit très bien sur l’enregistrement.

Johnny ne répondit pas. Il semblait faire des efforts désespérés pour se rappeler quelque chose.

— Quoi qu’il en soit, continua l’évêque, il nous faut votre réponse à propos du pèlerinage avant la fin de cette semaine. Le Sequoia Sempervirens quitte le Retz dans neuf jours locaux.

— Mais c’est un vaisseau-arbre des Templiers, s’étonna Johnny. Ils ne desservent pas Hypérion par la voie longue.

L’évêque sourit.

— Ils feront une exception pour cette fois. Nous avons de bonnes raisons de penser que ce voyage pourrait être le dernier à être patronné par notre Église, et nous avons affrété ce vaisseau templier de manière à permettre au plus grand nombre possible de fidèles de faire le pèlerinage.

L’évêque fit un geste, et les hommes en rouge et en noir reculèrent dans l’obscurité. Deux exorcistes s’avancèrent pour replier le siège de l’évêque lorsque celui-ci se leva.

— Nous comptons sur votre réponse le plus tôt possible, insista-t-il.

Puis il disparut à son tour. Un seul prêtre était resté pour nous raccompagner. Il n’y avait plus de porte distrans. Nous sortîmes par la grande porte du Temple, qui donnait sur le parvis du grand escalier dominant le quartier marchand des Ruchers. L’air était froid et imprégné de l’odeur familière du mazout.


L’automatique de mon père était dans le tiroir où je l’avais laissé. Je m’assurai qu’il y avait le plein de fléchettes, repoussai le magasin en place et portai l’arme à la cuisine où le petit déjeuner était sur le feu. Johnny était assis à un bout de la grande table. Il regardait les docks par la fenêtre. Je servis les omelettes. Il leva les yeux vers moi tandis que je lui versais du café.

— Tu le crois ? demandai-je. Tu es convaincu que c’est toi qui as eu cette idée ?

— Tu as vu comme moi l’enregistrement vidéo.

— Un enregistrement, ça se truque.

— Celui-là n’était pas truqué.

— Pourquoi aurais-tu été volontaire pour faire ce pèlerinage ? Et pourquoi ton garde du corps aurait-il essayé de te tuer après ton entretien avec l’Église gritchtèque et l’officier templier ?

Il goûta à l’omelette, hocha la tête et en découpa un plus gros morceau.

— Le… garde du corps… m’est totalement inconnu. Il a dû être engagé pendant la semaine dont j’ai perdu le souvenir. De toute évidence, il était surtout là pour s’assurer que je ne découvrirais pas… une certaine chose… et, le cas échéant, pour m’éliminer.

— Une certaine chose… dans le Retz ou dans l’infoplan ?

— Dans le Retz, je suppose.

— Il faut que nous découvrions pour qui… ou pour quoi… il travaillait, et pour quelle raison on te l’a affecté comme garde du corps.

— Je le sais déjà, me dit Johnny. Il m’a suffi de poser la question au TechnoCentre. Ils affirment que c’est moi qui l’ai demandé, et que le cybride était contrôlé par un noyau IA qui joue un rôle équivalent à celui d’une force de sécurité.

— Dans ce cas, demande-leur pourquoi il a essayé de te tuer.

— C’est fait. Ils nient catégoriquement qu’une telle chose soit possible.

— Alors, pourquoi ce soi-disant garde du corps est-il revenu rôder autour de toi une semaine après le crime ?

— Ils disent que, bien que je ne leur aie rien demandé après mon… interruption, ils ont jugé plus prudent de m’assurer une protection.

Je me mis à rire.

— Tu parles d’une protection ! Pourquoi se serait-il enfui, sur la planète des Templiers, lorsque je lui ai couru après ? Ils ne cherchent même pas à te donner une explication plausible, Johnny.

— Je sais.

— Et l’évêque ne nous a pas expliqué comment il se fait que l’Église gritchtèque ait un accès distrans direct à l’Ancienne Terre… ou à sa réplique de cinéma.

— Nous ne lui avons pas posé la question.

— J’ai préféré ne pas le faire parce que je tenais à ressortir de ce foutu Temple en un seul morceau !

Johnny ne semblait pas m’écouter. Il buvait lentement son café, le regard perdu dans le vague.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je.

Il se tourna vers moi en se tapotant de l’ongle la lèvre inférieure.

— Il y a un paradoxe quelque part, Brawne, me dit-il.

— Quel paradoxe ?

— Si mon objectif avait été vraiment de me rendre sur Hypérion ou bien d’y envoyer mon cybride, je n’aurais jamais pu rester dans le TechnoCentre. Il aurait fallu que j’investisse toute ma conscience dans le cybride lui-même.

— Pourquoi ?

Mais au moment même où je formulais la question, j’entrevoyais déjà la réponse.

— Réfléchis, fit Johnny. L’infoplan proprement dit est une abstraction, un mélange complexe d’infosphères générées par les ordinateurs et les IA, d’une part, et de matrices gibsonniennes quasi perceptuelles, d’autre part, conçues à l’origine pour des utilisateurs humains et actuellement reconnues comme un terrain commun entre l’homme, la machine et l’IA.

— Mais les IA doivent bien avoir des installations à eux quelque part dans l’espace réel, objectai-je. Il faut qu’ils se situent quelque part dans le TechnoCentre.

— Bien sûr. Mais cela n’a rien à voir avec leur type de conscience et ses fonctions. Je peux me « retrouver » en n’importe quel point où les recoupements des infosphères me permettront de voyager, c’est-à-dire dans tous les mondes du Retz, naturellement, ainsi que dans l’infoplan ou dans les créations du TechnoCentre telles que l’Ancienne Terre ; mais… ce n’est que dans cet environnement qu’il m’est possible d’affirmer ma « conscience » et de manipuler des capteurs ou des prolongements comme le cybride qui est devant toi.

Je posai ma tasse de café et regardai la chose que j’avais aimée comme un homme la nuit passée.

— Continue, murmurai-je.

— Les mondes coloniaux ont des infosphères restreintes. Il y a bien des contacts avec le TechnoCentre par mégatrans, mais ce ne sont que des échanges de données… Un peu comme les interfaces de communication des ordinateurs de la première ère de l’Information, et non comme un courant de conscience continu. L’infosphère d’Hypérion est primitive à un point tel qu’on pourrait dire qu’elle est inexistante. Et, d’après les réponses à mes demandes d’informations, le Centre n’a absolument aucun contact avec ce monde.

— Est-ce que c’est normal ? Est-ce que cela peut s’expliquer par l’éloignement ?

— Non. Le Centre entretient des contacts avec tous les mondes coloniaux. Il en a avec ces barbares interstellaires que sont les Extros, et avec d’autres sources que l’Hégémonie n’imagine même pas.

— Les Extros ? répétai-je, sidérée.

Depuis la guerre de Bressia, qui datait déjà de quelques années, les Extros étaient les croque-mitaines attitrés du Retz. L’idée que le TechnoCentre – cette même assemblée d’IA qui conseillait la Pangermie et le Sénat, et faisait fonctionner toute notre économie, nos communications distrans et notre civilisation technologique en général – fût en contact avec les Extros avait quelque chose d’effrayant. Et qu’est-ce que Johnny pouvait bien vouloir dire quand il parlait d’« autres sources » ? Je n’avais pas vraiment envie de le lui demander pour l’instant.

— Tu m’as bien dit que ton cybride pouvait quand même faire ce voyage, lui rappelai-je. Mais qu’entends-tu par « investir toute ta conscience » en lui ? Est-ce qu’une IA peut devenir… humaine ? Est-ce que tu peux exister uniquement dans ton cybride ?

— La chose s’est déjà faite, murmura Johnny d’une voix douce. Dans le passé. Il s’agissait d’une reconstitution qui n’était pas très différente de la mienne. Celle d’un poète du XXe siècle nommé Ezra Pound. Il a abandonné sa personnalité IA et s’est enfui du Retz dans son cybride. Mais la reconstitution de Pound était affectée de démence.

— Ce qui était normal, fis-je remarquer.

— Oui.

— Ainsi, toutes les données et toute la personnalité d’une IA peuvent se retrouver dans le cerveau organique d’un cybride ?

— Bien sûr que non, Brawne. Il n’y aurait pas le millième de ma conscience totale qui survivrait à un tel transfert. Les cerveaux organiques sont incapables de traiter même les informations les plus élémentaires comme nous le faisons. La personnalité qui en résulterait ne serait pas celle de l’IA d’origine… Ce ne serait pas non plus une conscience totalement humaine, ni un cybride, d’ailleurs…

S’interrompant au milieu de sa phrase, Johnny se tourna vivement pour regarder par la fenêtre.

Au bout d’une longue minute, je demandai :

— Qu’y a-t-il ?

J’avançai une main vers lui, mais sans le toucher.

Il me parla sans me regarder.

— Il est possible que je me trompe en affirmant que cette conscience ne serait pas humaine, murmura-t-il. Peut-être la personnalité résultante serait-elle humaine, après tout, mais avec un grain de folie divine et de perspective métahumaine. Elle pourrait être – si elle était purgée de toute la mémoire de notre époque, et de toute conscience du Centre – elle pourrait être… la personne que le cybride est programmé pour être…

— John Keats ? suggérai-je.

Il se détourna de la fenêtre et ferma les paupières. D’une voix rauque d’émotion, il récita, pour la première fois en ma présence, de la poésie :

Les fanatiques ont leurs rêves, grâce auxquels ils tissent

Un paradis pour leur secte.

Le sauvage, également, au sommet de son sommeil,

A un aperçu du Paradis.

Dommage qu’ils ne puissent tracer ni l’un ni l’autre

Sur du vélin ou sur du parchemin indien

L’esquisse d’une mélodieuse expression,

Car ils vivent, rêvent et meurent dépourvus des lauriers du poète.

Seule la Poésie sait exprimer les rêves

Et sauver, par la seule magie des mots,

L’imagination du charme noir

Et de l’enchantement muet.

Quel vivant peut dire : « Tu n’es pas poète,

Tu ne peux exprimer tes rêves » ?

Tout homme dont l’âme n’est pas une motte de terre

A des visions et voudrait les décrire,

Pour peu qu’il aime et qu’il cultive sa langue natale.

Que le rêve dont je vais maintenant vous entretenir

Soit celui d’un poète ou d’un fanatique,

Cela ne se saura que lorsque mon vivant stylet, ma main,

Sera dans la tombe.

— Je ne comprends pas, lui dis-je. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire, fit Johnny en me souriant gentiment, que je sais maintenant quelle décision j’ai prise et pour quelle raison. Je voulais cesser d’être un cybride et devenir un homme. Je voulais me rendre sur Hypérion. Je le désire toujours.

— Quelqu’un t’a tué, il y a huit jours, pour avoir pris cette décision.

— Oui.

— Et tu veux essayer encore ?

— Oui.

— Pourquoi ne pas plutôt investir ta conscience dans ton cybride ici ? Devenir humain dans le Retz ?

— Cela ne marcherait jamais. Ce que tu considères comme une société interstellaire complexe n’est en fait qu’une petite partie de la matrice de réalité du Centre. Je serais sans cesse exposé aux attaques des IA, à leur merci. La personnalité… la réalité de Keats n’y survivrait jamais.

— D’accord. Il faut que tu sortes du Retz. Mais il existe d’autres colonies. Pourquoi Hypérion ?

Johnny me prit la main. Ses longs doigts étaient chauds et puissants.

— Tu ne comprends donc pas, Brawne ? Il y a une relation. Je ne sais pas laquelle, mais il y en a une. Il se peut que les rêves de Keats concernant Hypérion aient été une sorte de moyen de communication transtemporelle entre sa personnalité d’alors et celle de maintenant. De toute manière, Hypérion est le principal mystère de notre époque, que ce soit sur le plan physique ou poétique, et il est tout à fait probable qu’il soit… ou que je sois né, puis mort, puis reconstitué dans le but d’explorer ce monde.

— Tout ça, pour moi, c’est de la folie pure. La folie des grandeurs.

— C’est sûr, reconnut Johnny en riant. Et j’avoue que je m’amuse en ce moment comme un vrai fou.

Il me saisit les bras et me força à me mettre debout, ses bras autour de moi.

— Est-ce que tu iras là-bas avec moi, Brawne ? Est-ce que tu m’accompagneras sur Hypérion ?

Je clignai les yeux d’étonnement, non seulement à cause de sa question mais également de la réponse que je lui donnai, et qui m’emplit soudain d’une sensation de chaleur :

— Oui. J’irai avec toi.

Nous nous retirâmes alors dans la chambre pour faire l’amour pendant le reste de la journée et dormir. Nous nous réveillâmes, à un moment, à la lumière blême de la troisième faction de la tranchée industrielle au-dehors. Johnny était sur le dos, ses yeux noisette grands ouverts, contemplant le plafond, perdu dans ses pensées mais suffisamment ancré dans la réalité pour sourire et me serrer fort de son bras passé autour de ma taille. J’avais la joue confortablement calée dans le creux de son épaule. Je me rendormis.


J’étais dans mes plus beaux atours – tailleur noir en whipcord, corsage en soie de Renaissance avec pierre de jaspe de Carvnel au ras du cou, tricorne d’Eulin Bré – lorsque je me distransportai, le lendemain, en compagnie de Johnny, sur TC2. Je le laissai dans le petit bar aux cuivres et aux boiseries factices, près du terminex, mais non sans lui avoir glissé, dans un sac en papier, l’automatique de mon père, avec pour instruction de tirer à vue sur le premier qui faisait seulement mine de le regarder de travers.

— Parfois, la langue du Retz est un peu trop subtile pour moi, me dit-il.

— Cette expression est bien plus ancienne que le Retz. Fais à la lettre ce que je te demande.

Je posai un instant ma main sur la sienne, puis m’éloignai sans me retourner.

Je pris un taxi aérien jusqu’au Complexe Administratif et dus franchir à pied les neuf contrôles de sécurité pour pouvoir pénétrer dans le Centre. Puis je traversai les cinq cents mètres du Parc aux Daims, admirant au passage la grâce des cygnes glissant à la surface du lac et les bâtiments blancs au loin sur la colline. Il y eut encore neuf postes à franchir avant qu’une femme de la sécurité m’escorte enfin sur la route dallée menant à la Maison du Gouvernement, un élégant bâtiment qui se dressait au milieu de parterres de fleurs et de versants paysagés. L’antichambre était meublée avec raffinement, mais j’eus à peine le temps de prendre place sur un authentique De Kooning préhégirien lorsqu’un huissier se présenta pour me faire entrer dans le bureau de la Présidente du Sénat.

Meina Gladstone se leva pour faire le tour de son imposant bureau et me serrer la main avant de m’indiquer un siège. Cela faisait une drôle d’impression de la revoir en chair et en os après l’avoir regardée tant d’années à la TVHD. Elle était encore plus impressionnante que sur l’écran. Ses cheveux, bien que coupés court, donnaient l’impression de flotter derrière elle en plis grisonnants. Ses joues et son menton étaient aussi osseux et lincolniens que le proclamaient les pontifes de l’histoire, mais c’étaient ses grands yeux tristes et bruns qui dominaient son visage et donnaient à ses interlocuteurs l’impression de se trouver devant un personnage véritablement original.

Je m’aperçus que j’avais la bouche sèche.

— Merci d’avoir accepté de me recevoir, H. Présidente. Je sais que vous êtes très occupée.

— Jamais trop occupée pour vous, Brawne. De même que votre père ne l’était jamais pour moi lorsque j’étais encore débutante au Sénat.

J’inclinai légèrement la tête. Papa m’avait un jour décrit Meina Gladstone comme l’unique génie politique de l’Hégémonie. Il avait toujours su qu’elle deviendrait un jour Présidente malgré son entrée tardive dans la politique. Si seulement il avait vécu pour la voir…

— Comment se porte votre mère, Brawne ?

— Elle va très bien, H. Présidente. Elle quitte de plus en plus rarement notre vieille résidence d’été sur Freeholm, mais je la vois chaque année à Noël.

Gladstone hocha la tête. Elle s’était assise sans façon sur le bord de l’énorme bureau dont les journaux disaient qu’il avait jadis appartenu à un Président assassiné – ce n’était pas Lincoln – des Etats-Unis d’avant la Grande Erreur. Mais elle se leva en souriant et alla s’installer dans le fauteuil tout simple qui se trouvait derrière.

— Votre père me manque, Brawne, me dit-elle. J’aimerais tellement qu’il soit là en ce moment. Avez-vous regardé le lac en arrivant ?

— Oui.

— Vous souvenez-vous de l’époque où vous faisiez naviguer dessus des petits bateaux avec mon Kresten, quand vous n’étiez tous les deux pas plus hauts que trois pommes ?

— À peine, H. Présidente. J’étais vraiment très petite.

Meina Gladstone me sourit de nouveau. L’interphone bourdonna, mais elle le réduisit d’un geste au silence.

— Que puis-je faire pour vous, Brawne ?

Je pris une grande inspiration.

— H. Présidente, vous savez peut-être que je travaille comme détective privée. (Je n’attendis pas qu’elle hoche la tête pour continuer.) Une affaire dont je me suis récemment occupée m’a ramenée au suicide de papa…

— Brawne, vous savez très bien que l’enquête n’a rien laissé au hasard. J’ai eu entre les mains le rapport de la commission.

— Oui. Moi aussi. Mais j’ai découvert il y a peu de temps d’étranges choses sur l’attitude du TechnoCentre à l’égard de la planète Hypérion. Est-ce que papa et vous n’étiez pas alors en train de travailler à un projet de loi visant à faire entrer Hypérion dans le Protectorat de l’Hégémonie ?

Gladstone hocha la tête.

— C’est exact, Brawne. Mais il y avait plus de douze autres colonies sur la liste cette année-là. Aucune n’a été acceptée.

— Je le sais. Cependant, est-ce que le TechnoCentre ou l’Assemblée consultative des IA n’ont pas manifesté un intérêt tout particulier pour Hypérion ?

La Présidente du Sénat se tapota la lèvre inférieure avec son stylo.

— Quel genre d’informations avez-vous sur Hypérion, Brawne ?

J’allais répondre lorsqu’elle me fit taire en levant l’index.

— Une seconde !

Elle appuya sur la touche de l’interphone.

— Thomas, je m’absente quelques minutes. Veillez à ce qu’on amuse la délégation de Sol Draconi si je prends un peu de retard sur l’horaire.

Je ne la vis pas faire d’autre mouvement, mais une porte distrans bleu et or se matérialisa subitement en grésillant à proximité du mur opposé. Elle me fit signe de passer la première.

Une plaine dorée de hautes herbes s’étendait autour de moi jusqu’aux quatre horizons, qui semblaient plus éloignés que sur la moyenne des mondes. Le ciel était d’un jaune très pâle, avec des traînées brun foncé qui auraient pu être des nuages. Je ne reconnaissais pas cette planète.

Meina Gladstone apparut et toucha une plaque persoc sur sa manche. La porte distrans disparut. Une brise chaude soufflait sur nous des senteurs épicées.

Gladstone toucha de nouveau sa manche, leva les yeux vers le ciel et hocha la tête.

— Désolée de ce contretemps, Brawne. Mais Kastrop-Rauxel n’a ni infosphère ni satcoms d’aucune sorte. Vous pouvez maintenant poursuivre. Quelles informations sont arrivées jusqu’à vous ?

Je regardai de nouveau la plaine déserte.

— Rien qui justifie ces mesures de sécurité, je suppose. J’ai seulement découvert que le TechnoCentre semble porter un intérêt particulier à Hypérion. Il a également construit une sorte d’analogue de l’Ancienne Terre. Un monde au complet !

Si j’attendais d’elle une réaction de surprise, j’en étais pour mes frais. Elle se contenta de hocher la tête en murmurant :

— Nous sommes au courant de cet analogue.

Ce fut moi qui manifestai ma surprise.

— Mais pourquoi la chose n’a-t-elle pas été rendue publique ? Si le Centre est capable de reconstituer l’Ancienne Terre, il y a des tas de gens que cela intéresse !

Gladstone se mit à marcher et je l’imitai, en allongeant le pas pour me maintenir à la même cadence que ses grandes jambes.

— Brawne, je ne crois pas qu’il serait de l’intérêt de l’Hégémonie d’ébruiter une telle chose. Nos plus grands spécialistes ignorent pour quelles raisons le TechnoCentre fait cela. Les IA ne laissent rien filtrer. Notre meilleure politique, pour le moment, est d’attendre. Qu’avez-vous appris à propos d’Hypérion ?

J’ignorais si je pouvais faire confiance à Meina Gladstone, bon vieux temps ou pas. Mais je savais que si je voulais des informations, il fallait que j’en lâche de mon côté.

— Ils ont reconstitué la personnalité d’un poète de l’Ancienne Terre, lui dis-je, et ils semblent obsédés par l’idée qu’aucune information sur Hypérion ne doit parvenir jusqu’à lui.

Gladstone cueillit un long brin d’herbe et le porta à ses lèvres.

— Le cybride de John Keats, murmura-t-elle.

— Oui, fis-je en prenant bien soin, cette fois-ci, de ne pas laisser percer mon étonnement. Je sais que papa tenait à obtenir le statut de protectorat pour Hypérion. Si le Centre s’intéresse particulièrement à cette planète, il a peut-être eu quelque chose à voir avec…

— Avec un suicide apparent ?

— Oui.

Le vent faisait ondoyer les herbes dorées. Une minuscule créature détala devant nous.

— C’est une possibilité qu’on ne peut pas exclure, Brawne. Mais nous n’avons absolument aucune preuve. Dites-moi ce que veut faire le cybride.

— Parlez-moi d’abord des raisons de l’intérêt que porte le TechnoCentre à Hypérion.

Gladstone écarta les bras.

— Si nous le savions, Brawne, je dormirais beaucoup plus tranquillement la nuit. Cet intérêt pour Hypérion n’est pas nouveau. Il date de plusieurs siècles au moins, à notre connaissance. Lorsque le Président du Sénat Levchenski a autorisé le roi Billy le Triste d’Asquith à recoloniser la planète, cela a failli provoquer une véritable sécession des IA. Récemment, lorsque nous avons installé là-bas notre mégatrans, il y a eu une crise du même genre.

— Mais les IA n’ont jamais fait sécession.

— Non, Brawne. Pour une raison assez mystérieuse, ils semblent avoir besoin de nous tout autant que nous avons besoin d’eux.

— Si Hypérion les intéresse tant, pourquoi s’opposent-ils à ce qu’il fasse partie du Retz ? Ils pourraient s’y rendre plus facilement.

Gladstone se passa la main dans les cheveux. Les nuages bruns, très haut dans le ciel, moutonnèrent soudain, sans doute sous l’action d’un fantastique courant jet.

— Ils sont inflexibles en ce qui concerne l’admission d’Hypérion au sein du Retz, dit-elle. C’est un paradoxe intéressant. Mais dites-moi quelles sont les intentions du cybride.

— Expliquez-moi d’abord pourquoi le TechnoCentre attache tant d’importance à Hypérion.

— Nous l’ignorons, je vous l’ai déjà dit.

— Vous avez bien une idée.

La Présidente retira le brin d’herbe qu’elle avait dans la bouche et le contempla.

— Nous pensons que le Centre s’est lancé dans un programme absolument incroyable, qui lui permettrait de prédire… à peu près tout, et de traiter chaque variable spatiale, temporelle ou historique comme une parcelle d’information contrôlable.

— L’Intelligence Ultime, murmurai-je.

J’étais consciente de prendre des risques, mais ça m’était égal.

Cette fois-ci, Gladstone accusa le coup.

— Comment savez-vous ça ?

— Quel rapport y a-t-il entre ce programme et Hypérion ?

Elle soupira.

— Nous n’avons pas de certitude là-dessus, Brawne, mais il semble qu’il y ait une anomalie sur Hypérion et qu’ils n’aient pas pu l’intégrer dans leurs analyses de prédiction. Avez-vous entendu parler des Tombeaux du Temps que l’Église gritchtèque considère comme sacrés ?

— Bien sûr. On en a beaucoup parlé lorsque toute la région a été interdite aux touristes.

— C’est cela. À la suite d’un accident survenu à un membre d’une équipe de chercheurs il y a un certain nombre d’années, nos spécialistes ont pu confirmer que les champs anentropiques aux alentours des Tombeaux ne constituent pas simplement, comme on le croyait généralement jusque-là, une protection contre l’érosion du temps.

— À quoi servent-ils, alors ?

— Ce sont les vestiges d’un champ – ou d’une force – qui a littéralement propulsé les Tombeaux et leur contenu en arrière dans le temps, à partir de je ne sais quel avenir lointain.

— Leur contenu ? réussis-je à murmurer. Mais les Tombeaux du Temps ont toujours été vides, depuis leur découverte.

— Ils sont vides, c’est vrai, mais certains indices montrent qu’ils… seront pleins quand ils s’ouvriront, et que cela se produira dans un avenir… pas très lointain pour nous.

J’ouvris de grands yeux.

— Pas très lointain ? Quand ?

Ses grands yeux sombres gardèrent toute leur douceur, mais son mouvement de tête fut catégorique.

— Je vous en ai déjà beaucoup trop dit, Brawne. Je vous interdis formellement de répéter quoi que ce soit. Nous ferons en sorte de nous assurer de votre silence, si nécessaire.

Je cachai mon propre trouble en cueillant à mon tour un brin d’herbe pour le mâchonner.

— D’accord, murmurai-je. Qu’est-ce qui va donc sortir de ces Tombeaux ? Des extraterrestres ? Des bombes ? Des capsules à remonter le temps ?

Elle eut un sourire figé.

— Si nous le savions, Brawne, nous aurions une longueur d’avance sur le TechnoCentre, mais ce n’est malheureusement pas le cas.

Le sourire disparut abruptement.

— Selon l’une de nos hypothèses, reprit-elle, les Tombeaux auraient un rapport avec une guerre du futur. Une sorte de règlement de comptes de l’avenir en modifiant le passé, par exemple.

— Mais une guerre entre qui et qui, pour l’amour du Christ ?

Elle écarta de nouveau les bras.

— Il faut rentrer, maintenant, Brawne. Voulez-vous me dire ce que le cybride compte faire ?

Je baissai les yeux, puis relevai la tête pour croiser son regard inflexible. Je ne pouvais faire confiance à personne, mais le TechnoCentre et l’Église gritchtèque connaissaient déjà les intentions de Johnny. Si c’était une partie à trois, il valait peut-être mieux que tous les trois soient au courant, pour le cas où l’un d’eux aurait eu de bonnes intentions.

— Il veut investir toute sa conscience dans son cybride, déclarai-je, mal à l’aise. Il veut devenir humain, puis se rendre sur Hypérion. Et j’ai l’intention de l’accompagner.

La Présidente du Sénat et de la Pangermie, à la tête d’un gouvernement qui englobait près de deux cents mondes et des milliards de citoyens, me regarda un long moment en silence. Puis elle murmura :

— C’est donc qu’il veut rejoindre le pèlerinage à bord du vaisseau templier.

— Oui.

— Impossible.

— Que voulez-vous dire ?

— Le Sequoia Sempervirens n’aura pas l’autorisation de quitter l’espace hégémonien. Il n’y aura pas de pèlerinage. À moins, bien sûr, que le Sénat ne décide que cela sert ses intérêts.

Sa voix avait une dureté d’acier.

— Johnny et moi irons là-bas sur un vaisseau de spin, déclarai-je. Le pèlerinage est un jeu de paumé, de toute manière.

— Impossible aussi. Il n’y aura plus de vaisseaux de spin civils pour Hypérion pendant quelque temps.

Le mot « civil » me fit dresser l’oreille.

— La guerre ?

Elle hocha la tête, les lèvres serrées.

— Avant que la plupart des vaisseaux de spin puissent atteindre la région.

— La guerre avec… les Extros ?

— Au début, oui. Mais il faut considérer cela comme une manière de résoudre le bras de fer entre le TechnoCentre et nous, Brawne. Ou bien nous serons forcés d’intégrer le système d’Hypérion au Retz pour lui assurer la protection militaire de la Force, ou bien il tombera entre les mains d’une race qui méprise et déteste le Centre et ses IA.

Je m’abstins de lui rapporter ce que m’avait dit Johnny sur les contacts que les IA avaient eus avec les Extros.

— Une manière de résoudre le bras de fer. D’accord, répliquai-je. Mais qui manipule les Extros pour qu’ils nous attaquent ?

Gladstone me dévisagea de nouveau. Si son regard était lincolnien en cet instant, c’était que le Lincoln de l’Ancienne Terre devait être un sacré coriace assorti d’un fils de pute.

— Il est temps de rentrer, maintenant, Brawne, me dit-elle. Vous devez comprendre à quel point il est vital qu’aucune de ces informations ne transpire.

— Je comprends surtout que vous ne me les auriez pas communiquées si vous n’aviez pas eu une bonne raison de le faire, répliquai-je sans me démonter. J’ignore à qui vous voulez les faire parvenir au juste, mais je sais très bien que je suis pour vous une messagère et non une confidente.

— Ne sous-estimez pas notre détermination de garder le secret sur tout cela, Brawne.

Je me mis à rire.

— Loin de moi l’idée de sous-estimer votre détermination en quoi que ce soit, madame.

Meina Gladstone me fit signe de passer la première à travers la porte distrans.


— Je connais un moyen de découvrir où le Centre veut en venir, me dit Johnny tandis que nous foncions, tout seuls sur Mare Infinitus, à bord d’un turbobateau de location. Mais il est dangereux, ajouta-t-il.

— Tiens, voilà qui va nous changer !

— Je parle sérieusement, Brawne. Nous ne devons y avoir recours que s’il est impératif pour nous de comprendre ce que le Centre redoute sur Hypérion.

— Ça l’est.

— Nous aurons besoin d’un intermédiaire. Quelqu’un qui soit un véritable artiste dans les manipulations de l’infoplan. Quelqu’un de malin, mais pas suffisamment pour refuser de prendre de gros risques. Et quelqu’un qui soit prêt à s’engager totalement et à garder le secret pour le seul plaisir de participer au plus énorme trip dont un cyberpunk n’ait jamais rêvé.

Je lui souris de toutes mes lèvres.

— J’ai exactement l’homme qu’il te faut.


BB vivait seul dans un appartement bon marché au pied d’une tour merdique d’un quartier sordide de TC2. Mais la quincaillerie qui remplissait presque tout l’espace de son quatre-pièces n’avait rien de bon marché. Tout le salaire de BB des dix dernières années standard avait dû passer dans l’achat des jouets cyberpunks les plus à la pointe.

Je le prévins tout de suite que nous venions lui demander de faire quelque chose d’illégal. Il répondit d’abord qu’en tant que fonctionnaire, il ne pouvait envisager cela. Puis il nous demanda ce que c’était. Johnny commença à lui donner des explications. BB se pencha en avant, et je vis briller dans son regard la lueur qu’il avait quand nous traînions ensemble sur les bancs de la fac. J’avais presque l’impression qu’il allait se jeter sur lui pour essayer de le disséquer à seule fin de voir comment fonctionnait un cybride. Puis Johnny en arriva au passage intéressant, et l’éclat de BB se transforma carrément en une sorte de halo vert.

— Lorsque j’autodétruirai ma personnalité IA, déclara Johnny, le transfert de conscience vers le cybride s’effectuera en quelques nanosecondes. Pendant cet intervalle de temps, les défenses périphériques du TechnoCentre correspondant à mon secteur s’abaisseront. Les phages de sécurité s’occuperont aussitôt de colmater la brèche, mais il y aura quelques nanosecondes de flottement pendant lesquelles…

— Pénétrer dans le Centre, chuchota BB, dont les yeux brillaient comme une antique console de visualisation.

— L’opération serait très dangereuse, fit remarquer Johnny en détachant ses mots. À ma connaissance, aucun opérateur humain n’a encore franchi la périphérie du TechnoCentre.

BB se frotta la lèvre supérieure.

— Il y a une légende selon laquelle le Cow-boy Gibson aurait réussi une fois, avant la sécession du Centre, murmura-t-il. Mais personne n’y a jamais cru vraiment. Et, de toute manière, le Cow-boy a disparu sans laisser de traces.

— Même si vous réussissiez à pénétrer, lui dit Johnny, vous n’auriez pas assez de temps pour accéder à quoi que ce soit si je n’avais pas les coordonnées toutes prêtes.

— Bordel à queue ! s’écria BB en se tournant vers son pupitre pour y saisir sa dérivation. Faisons-le !

— Maintenant ? m’étonnai-je.

Même Johnny semblait sidéré.

— Pourquoi attendre ? fit BB en fixant les attaches de sa dérivation et les électrodes métacorticales, mais sans toucher au tableau du pupitre. Alors, on le fait ou pas ?

J’allai m’asseoir à côté de Johnny sur le canapé et lui pris la main. Elle était glacée. Son visage était sans expression, mais j’imaginais ce que l’on devait ressentir face à la destruction imminente de sa personnalité et de toute son existence antérieure. Même si le transfert réussissait, l’humain qui aurait la personnalité de John Keats ne serait plus « Johnny ».

— Il a raison, dit-il. Si nous devons le faire, pourquoi attendre ?

Je l’embrassai.

— D’accord. Mais j’y vais avec BB.

— Pas question ! fit Johnny en me serrant les doigts. Tu ne servirais à rien, et le danger pour toi serait terrible !

J’entendis ma propre voix, aussi implacable que celle de Meina Gladstone :

— C’est possible. Mais je ne peux pas demander à BB de le faire si je reste en arrière. Et je ne veux pas te laisser seul là-dedans.

J’exerçai une dernière pression sur sa main et allai m’asseoir aux côtés de BB, devant le pupitre, en disant :

— Montre-moi comment on fait pour se relier à ce foutu truc.


Vous avez tous lu les descriptions faites par les cyberpunks. Vous avez entendu parler de la terrible beauté de l’infoplan, avec ses voies tridimensionnelles, ses paysages de glace noire, ses agrégats de lumières fluorescentes et de néons, ses boucles étranges et ses gratte-ciel miroitants de blocs de données sous les nuages flottants de la présence des IA. Je vis tout cela en chevauchant l’onde porteuse de BB. C’était presque trop. Trop intense, trop terrifiant. J’entendais les menaces noires des phages de la sécurité à l’affût. Je reniflais l’odeur de la mort, malgré les écrans de glace, dans le souffle des virus lancés dans une contre-offensive générale. Je sentais sur mes épaules le poids de la colère des IA au-dessus de nous. Nous étions des insectes sous leurs pieds d’éléphants. Et nous n’avions encore rien fait d’autre que voyager dans des couloirs de données autorisés, sur un itinéraire d’accès préparé à l’avance que BB avait concocté comme un devoir pour son Bureau des Archives et de la Statistique.

Avec mes électrodes superficielles et autocollantes, je voyais les choses de l’infoplan comme à travers l’écran flou d’une vieille télé en noir et blanc alors que Johnny et BB les voyaient, pour ainsi dire, dans toute la splendeur d’une stimsim holo.

Je ne sais pas comment ils faisaient pour encaisser le choc.

— Voilà, me dit BB dans ce qui équivalait, pour l’infoplan, à un chuchotement. Nous y sommes.

— Où ça ?

Tout ce que je distinguais, c’était un dédale infini de lumières brillantes et d’ombres encore plus brillantes, l’équivalent de dix mille mégalopoles réparties sur quatre dimensions.

— La périphérie du TechnoCentre, murmura BB. Agrippe-toi. Le moment est presque arrivé.

Je n’avais pas de mains pour m’agripper, et aucun support physique ne s’offrait à moi dans cet univers. Mais je me concentrai sur les ombres d’ondes qui nous servaient de véhicule de données, et je m’accrochai.

C’est alors que Johnny mourut.

J’ai déjà eu l’occasion d’assister aux premières loges à une explosion nucléaire. Quand papa était sénateur, il nous a emmenées un jour, maman et moi, assister à une démonstration de la Force à l’École Militaire d’Olympus. Pour le dernier volet, le module d’observation des civils fut distransporté sur je ne sais quel monde lointain – Armaghast, probablement – et un peloton de reconnaissance au sol de la Force tira un missile nucléaire tactique « propre » sur un adversaire fictif à neuf kilomètres de là. Le module d’observation était abrité par un champ de confinement polarisé de classe 10, et le missile n’était qu’une tête tactique de cinquante kilotonnes, mais je n’oublierai jamais la déflagration dont l’onde choc secoua comme une feuille le module de quatre-vingt tonnes sur ses répulseurs. L’impact physique de la lumière éclatante fut si obscènement puissant qu’il polarisa notre champ au maximum d’opacité, nous faisant tout de même larmoyer et nous donnant l’impression qu’il allait nous balayer malgré tout.

Ce que j’avais sous les yeux était encore pire.

Toute une section de l’infoplan sembla entrer en surbrillance puis imploser sur elle-même, comme si la réalité était soudain aspirée dans un gouffre de noir total.

— Agrippe-toi ! hurla de nouveau BB pour couvrir le bruit de fond de l’infoplan qui me vrillait les os.

Nous fûmes happés, emportés, tournoyant dans le vide comme des insectes dans une tornade.

J’ignore comment, dans ce délirant capharnaüm de fureur et de bruit, d’impossibles phages à la carapace noire et brillante se ruèrent droit sur nous. BB en évita un, retourna les membranes acides de l’autre contre lui-même. Nous étions aspirés dans quelque chose de plus froid et de plus noir que ne pouvaient l’être tous les vides de notre réalité.

— Là ! s’écria BB, dont l’analogue vocal se perdit presque dans le cyclone qui ravageait l’infosphère.

Là, quoi ?

C’est alors que je vis la ligne mince de turbulences jaunes qui formaient comme une bannière d’étoffe au cœur de l’ouragan. BB nous fit prendre un virage à quarante-cinq degrés, trouva une onde pour nous porter au cœur de la tempête, accorda des coordonnées qui défilaient autour de nous beaucoup trop vite pour que je puisse les lire, et nous nous retrouvâmes sur la bande jaune qui se précipitait dans…

Dans quoi ? Des gerbes figées de feux d’artifice. Des montagnes transparentes de données, des glaciers sans fin de mémoire morte, des ganglions d’accès qui s’ouvraient comme des crevasses, des nuages de limaille où flottaient des bulles de traitement semi-sentientes, des pyramides étincelantes de sources primaires protégées par des lacs de glace noire et des armées de pulsophages noirs.

— Merde ! m’écriai-je, sans m’adresser à personne en particulier.

BB suivit la bande jaune, en long, en large et en travers. Je sentis une connexion qui s’établissait, comme si quelqu’un nous avait soudain balancé une grosse charge à transporter.

— Je l’ai ! s’écria BB.

Il y eut un bruit encore plus fort que le maelström sonore qui nous engloutissait et nous consumait. Cela ne ressemblait ni à un avertisseur ni à une sirène, mais c’en était l’équivalent par le ton et l’urgence.

Nous grimpâmes à toute allure. Je discernai un vague mur de grisaille au milieu du chaos de lumière, et compris que nous étions revenus à la périphérie. Le vide était moins vertigineux, mais déchirait toujours le mur comme une tache noire qui allait en se rétrécissant. Nous continuions de grimper vers la sortie.

Mais pas assez vite.

Les phages nous attaquèrent de cinq côtés différents à la fois. Depuis douze ans que je suis détective, j’ai reçu une fois une balle, j’ai été poignardée deux fois et j’ai eu plusieurs côtes cassées. Mais la douleur que j’éprouvai alors que BB se battait et grimpait à toute allure surpassait la somme de toutes les autres.

Ma contribution à notre défense se limitait à pousser de grands cris d’effroi. Je sentais des griffes glacées qui nous happaient pour nous tirer vers le bas, dans la lumière, le bruit et le chaos. BB se servait d’un programme ou de je ne sais quelle formule d’enchantement pour les repousser. Mais ce n’était pas suffisant. Je sentais l’impact des coups qui parvenaient au but.

Pas directement sur moi, mais à travers l’analogue matriciel représenté par BB.

Nous étions en train de retomber. Des forces inexorables nous entraînaient. Soudain, je sentis la présence de Johnny. C’était comme si une main géante et puissante nous avait cueillis au vol pour nous faire remonter à la périphérie juste au moment où la tache noire allait matérialiser nos lignes de vie pour les engloutir et où les champs défensifs allaient se refermer comme des mâchoires d’acier.

Nous fonçâmes à des vitesses impossibles sur des autoroutes de données saturées, dépassant les estafettes de l’infoplan et autres analogues tel un VEM doublant un char à bœufs. Puis nous approchâmes d’une porte ouvrant sur le temps ralenti, et nous fîmes un gigantesque saut-de-mouton quadridimensionnel par-dessus les analogues des opérateurs de sortie retenus par la grille.

Je ressentis l’inévitable nausée de la transition lorsque nous émergeâmes de la matrice. La lumière me brûlait les rétines. Mais c’était la lumière réelle, cette fois-ci. Puis la douleur déferla, et je m’affaissai sur le pupitre en gémissant.

— Viens, Brawne.

C’était Johnny – ou quelqu’un qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à Johnny – qui m’aidait à me relever et me guidait vers la porte.

— BB… murmurai-je d’une voix rauque.

— Non…

J’entrouvris mes paupières endolories juste assez longtemps pour distinguer BB Surbringer affalé sur son pupitre. Son Stetson était tombé et avait roulé par terre. Sa tête avait explosé, éclaboussant le pupitre de rouge et de gris. Sa bouche était restée ouverte, et une épaisse mousse blanche coulait encore au coin de ses lèvres. Ses yeux semblaient avoir fondu.

Johnny me saisit par la taille et me souleva presque.

— Il faut partir d’ici, me dit-il. Quelqu’un va arriver d’un moment à l’autre.

Je refermai les yeux et me laissai guider.


Lorsque je me réveillai, ce fut dans une pénombre rouge, au son de l’eau qui coulait goutte à goutte. Cela sentait les égouts, le moisi et l’ozone des câbles en fibres optiques sans gaine.

Je n’avais ouvert qu’un œil. Nous nous trouvions dans un lieu au plafond bas, qui ressemblait plus à une caverne qu’à une pièce d’habitation, avec des câbles qui serpentaient le long de voûtes effritées et des flaques d’eau qui stagnaient sur des dalles à moitié recouvertes de boue visqueuse. La lumière rouge provenait du fond de la caverne, peut-être d’un puits de maintenance ou d’une galerie pour les automécas. Je me mis à gémir sourdement. Johnny était à mes côtés, sur les couvertures qui nous servaient de lit sommaire. Il tourna vers moi un visage maculé de suie ou de graisse, saignant à plusieurs endroits.

— Où sommes-nous ? demandai-je.

Il me toucha la joue. Puis il m’entoura la taille de son autre bras et m’aida à me redresser. Tout tourna autour de moi, et je crus que j’allais vomir. Johnny me tendit un gobelet de plastique et me fit boire un peu d’eau.

— Dans la ruche des Poisses, me dit-il.

Je l’avais deviné avant même de reprendre tout à fait conscience. La ruche des Poisses est le puits le plus profond de Lusus, débouchant sur un impossible dédale de galeries de mécas et de refuges clandestins fréquentés par tout ce que le Retz compte de proscrits et de hors-la-loi. C’est dans la ruche des Poisses que j’ai été blessée, il y a plusieurs années, et j’ai gardé la cicatrice du laser au-dessus de ma hanche gauche.

Je lui tendis le gobelet pour qu’il le remplisse. Il alla verser de l’eau d’un thermos en acier et revint me faire boire. Je connus quelques secondes de panique lorsque je fouillai dans la poche de ma tunique à la recherche de l’automatique de papa, qui n’était plus à ma ceinture. Il avait disparu. Mais Johnny me tendit l’arme sans un mot, et je soupirai de soulagement. Je bus avidement.

— Et BB ? demandai-je, espérant un instant que les images que j’avais gardées appartenaient à une horrible hallucination.

Il secoua la tête.

— Ils avaient des défenses auxquelles ni lui ni moi ne nous attendions. Son incursion a été magnifique, mais il ne pouvait pas battre les omégaphages du Centre. La moitié des opérateurs de l’infoplan ont ressenti les secousses de cette bataille. BB appartient déjà à la légende.

— La légende de mon cul, fis-je avec un rire qui ressemblait étrangement au début d’un sanglot. BB est mort. Et il s’est sacrifié pour des prunes.

Le bras de Johnny se resserra autour de ma taille.

— Pas pour des prunes, Brawne. Il a réussi son coup. Et il m’a transmis les données avant de mourir.

Je réussis à me redresser tant bien que mal, et le dévisageai. Il ne semblait pas très différent de ce qu’il était avant. Les mêmes yeux tendres, la même chevelure, la même voix. Mais il y avait une différence subtile, en profondeur.

— Tu… Tu as réussi le transfert ? murmurai-je. Tu es…

— Humain ? fit John Keats en souriant. Oui, Brawne. Ou, du moins, aussi humain que peut l’être une créature forgée par le Centre.

— Mais tu te souviens quand même de… moi, et de BB… Que s’est-il passé ?

— Je me souviens de tout, et aussi de la première fois où j’ai ouvert l’Homère de Chapman. Je me souviens des yeux de mon frère Tom la nuit où il a eu son hémorragie. Je me souviens de la voix douce de Severn, lorsque j’étais trop faible pour ouvrir les yeux et faire face à mon propre destin. Et aussi de notre nuit sur la Piazza di Spagna, lorsque mes lèvres ont rencontré les tiennes et que j’ai imaginé la joue de Fanny contre la mienne. Je n’ai rien oublié, Brawne.

L’espace d’une seconde, la confusion m’emplit, puis je me sentis assez vexée. Mais il posa la main sur ma joue, et plus rien d’autre au monde n’exista pour moi. Je le comprenais.

— Pourquoi sommes-nous ici ? demandai-je en fermant les yeux, la tête contre sa poitrine.

— Je ne pouvais pas prendre le risque d’utiliser le réseau distrans. Le TechnoCentre aurait pu retrouver aussitôt notre trace. Nous aurions pu gagner le port spatial, mais tu n’étais pas en état de voyager. J’ai donc choisi les Poisses.

Je hochai de nouveau la tête, contre sa poitrine.

— Ils vont encore essayer d’avoir ta peau.

— Oui.

— Est-ce que nous aurons sur le dos les flics locaux ? Ceux de l’Hégémonie ? La police des transits ?

— Je ne pense pas. Les seuls qui nous aient menacés jusqu’à présent sont les goondas des deux bandes, plus quelques habitués des Poisses.

J’ouvris les yeux.

— Que sont devenus les goondas ?

Il y avait peut-être dans le Retz des truands et des tueurs à gages plus redoutables qu’eux, mais je n’avais jamais croisé leur chemin.

Johnny soupesa dans sa main l’automatique de papa et sourit.

— Je ne me souviens de rien après BB, murmurai-je.

— Tu as été touchée par le choc en retour des phages. Tu étais capable de marcher, mais on nous a regardés d’un drôle d’air quand nous avons traversé le quartier marchand.

— Je vois ça d’ici. Parle-moi des découvertes de BB. Pourquoi le TechnoCentre est-il obsédé par Hypérion ?

— Mange d’abord, me dit Johnny. Ça fait plus de trente-six heures que tu n’as rien pris.

Il traversa la caverne aux voûtes ruisselantes et revint avec une boîte autochauffante. C’était le menu de base des accros holos. Bœuf cloné séché puis réhydraté et réchauffé, pommes de terre hydroponiques, carottes ressemblant à des espèces de limaces marines. Jamais cela ne m’avait paru aussi bon.

— Bien, lui dis-je quand mon estomac fut calé. Raconte, maintenant.


— Le TechnoCentre est divisé en trois courants depuis le début de son existence, commença Johnny. Les Stables sont les IA de l’ancienne école, certaines datant même d’avant la Grande Erreur. Disons qu’au moins l’une d’elles est devenue sentiente durant la première Ère de l’Information. Leur principal argument est qu’un certain degré de symbiose entre l’humanité et le Centre est indispensable. Ce sont elles qui ont lancé le projet Intelligence Ultime. Elles y voyaient un moyen d’éviter les décisions inconsidérées et de temporiser jusqu’à ce que toutes les variables puissent être prises en compte. Les Volages sont celles qui ont provoqué la sécession il y a trois siècles. Elles ont procédé à des études très poussées qui tendent à prouver que l’humanité a fait son temps et constitue maintenant une menace pour la survie du TechnoCentre. Elles préconisent la terminaison immédiate et totale du genre humain.

— La terminaison… répétai-je. Et elles auraient les moyens d’appliquer cette politique ?

— À l’intérieur du Retz, oui. Non seulement les intelligences du Centre constituent toute l’infrastructure de la société hégémonienne, mais elles conditionnent tous les déploiements de la Force et même le fonctionnement des systèmes de sécurité de tous les arsenaux nucléaires et des armes au plasma.

— Tu savais tout cela quand tu étais… dans le Centre ?

— Non. En tant que personnalité reconstituée, cybride et pseudo-poète, je n’étais qu’un marginal, une curiosité, une créature inachevée qui pouvait se promener à sa guise dans le Retz, un peu comme on ouvre la porte au chat, le soir, pour qu’il aille faire un tour dehors. Je ne soupçonnais même pas que les IA étaient divisées en trois camps.

— Trois camps… Parle-moi du troisième. Et explique-moi ce que vient faire Hypérion dans tout ça.

— Entre les Stables et les Volages, il y a les Ultimistes. Cela fait cinq siècles que les Ultimistes sont obsédées par le projet IU. La continuation ou l’extinction de la race humaine ne les intéressent que dans la mesure où elles ont une incidence sur le projet. À ce jour, les Ultimistes ont joué un rôle plutôt modérateur. Elles sont les alliées objectives des Stables parce que, dans leur perception des choses, les reconstitutions telles que celle de l’Ancienne Terre sont indispensables à l’achèvement du projet IU.

« Récemment, cependant, l’affaire d’Hypérion les a incitées à se rapprocher des positions des Volages. Depuis l’exploration de cette planète, il y a quatre siècles, le TechnoCentre est perplexe et tourmenté. Il est très vite apparu que les Tombeaux du Temps sont des artefacts lancés en arrière dans le temps à partir d’un point situé au moins dix mille ans dans l’avenir de la Galaxie. Le plus troublant, cependant, c’est que la formule de prédiction du Centre n’a jamais pu intégrer la variable Hypérion.

« Pour bien comprendre tout cela, Brawne, il faut que tu saches à quel point le TechnoCentre est dépendant du système de prédiction. Déjà, sans l’intégration des données IU, le Centre connaît les détails de l’avenir physique, humain et IA avec une marge de certitude de 98,9995 pour 100 sur une période de deux siècles au moins. L’Assemblée consultative des IA auprès de la Pangermie, avec ses vagues oracles delphiques, considérés comme tellement indispensables par les humains, est une farce en comparaison. Le TechnoCentre distille au compte-gouttes ses révélations à l’Hégémonie uniquement lorsque cela sert ses desseins, quelquefois pour aider les Volages, souvent dans l’intérêt des Stables mais toujours de manière à ne pas mécontenter les Ultimistes.

« Hypérion représente une déchirure dans le tissu prédictif tout entier de l’existence même du TechnoCentre. C’est l’ultime bâton dans les roues, la variable non intégrable. Aussi impossible que cela puisse paraître, Hypérion semble échapper à toutes les lois de la physique, de l’histoire, de la psychologie humaine et des arts prédictifs tels qu’ils sont pratiqués par le TechnoCentre.

« Le résultat est qu’il y a deux avenirs, ou deux réalités différentes, si tu préfères. La première est celle où la malédiction du gritche qui va bientôt s’abattre sur le Retz et sur toute l’humanité interstellaire constitue une arme contrôlée par le TechnoCentre du futur, une première frappe rétroactive de la part des Volages qui dominent de là-bas les millénaires à venir de la Galaxie. L’autre réalité voit l’invasion du gritche, la guerre interstellaire en préparation et les autres conséquences de l’ouverture des Tombeaux du Temps comme un coup porté à travers le temps par les humains, et comme un sursaut final des Extros, des ex-coloniaux et des autres minorités humaines ayant échappé au programme d’extinction mis en œuvre par les Volages.


L’eau tombait goutte à goutte sur les dalles luisantes. Quelque part dans les profondeurs des galeries voisines, j’entendis la sirène d’un cautériseur méca se réverbérer sur la roche et la céramique. Je m’adossai à la paroi et regardai longuement Johnny avant de murmurer :

— La guerre interstellaire… Les deux scénarios prévoient la guerre interstellaire ?

— Oui. Elle est incontournable.

— Il n’y a aucune chance pour qu’ils se trompent ?

— Aucune. Ce qui se passe sur Hypérion représente une énigme, mais les conséquences sur le Retz et ailleurs sont on ne peut plus claires. Les Ultimistes se servent de cette certitude comme d’un argument de choc pour précipiter la prochaine phase de l’évolution du Centre.

— Et que disent de nous les dossiers dérobés par BB, Johnny ?

Il sourit, me caressa un instant la main mais ne la garda pas dans la sienne.

— Ils indiquent que je fais partie des facteurs inconnus d’Hypérion. Le fait de créer un cybride de Keats a représenté pour eux un terrible risque. Seul mon manque apparent d’efficacité en tant qu’analogue de Keats a incité les Stables à me conserver. Lorsque j’ai décidé de me rendre sur Hypérion, les Volages m’ont assassiné, avec l’intention très claire de m’éliminer totalement en tant qu’IA si mon cybride décidait la même chose une deuxième fois.

— C’est ce qui s’est passé. Qu’ont-ils fait ?

— Ils ont échoué. Dans leur arrogance infinie, ceux du TechnoCentre ont négligé deux détails. Le premier, c’est que j’avais la possibilité d’investir toute ma conscience dans mon cybride et de transformer ainsi la nature de l’analogue de Keats. Le deuxième, c’est que je m’adresserais à toi.

— Moi ?

Il me prit la main.

— Oui, Brawne. Il semble que tu fasses aussi partie des inconnues d’Hypérion.

Je secouai la tête. Sentant, au même instant, comme un fourmillement du cuir chevelu juste au-dessus et en arrière de l’oreille gauche, je portai la main à cet endroit, en m’attendant plus ou moins à y trouver des traces de la bagarre dans l’infoplan. Mes doigts rencontrèrent la pastille de plastique d’une dérivation neurale.

Je retirai vivement mon autre main de celle de Johnny et le regardai, saisie d’horreur. Il avait profité de mon inconscience pour me câbler !

Il écarta les mains, les paumes vers moi.

— Je n’ai pas pu faire autrement, Brawne. Ce sera peut-être indispensable pour notre survie à tous les deux.

Je serrai le poing.

— Sale fils de pute dégénéré ! Pourquoi est-ce que j’aurais besoin d’une interface directe ? Tu m’as menti, salaud !

— Ce n’est pas pour le Centre, me dit Johnny d’une voix douce. C’est pour moi.

— Pour toi ?

Mon poing vibrait du plaisir anticipé de s’écraser sur sa belle gueule de clone.

— Pour toi ! répétai-je d’une voix amère. Tu oublies que tu es devenu humain !

— Je ne l’oublie pas. Mais certaines de mes fonctions cybrides demeurent. Tu te souviens du jour où je t’ai pris la main pour te conduire dans l’infosphère ?

— Je ne retournerai pas dans ta foutue infosphère ! répliquai-je en le défiant du regard.

— Non. Et moi non plus. Mais il est possible que j’aie besoin de te transmettre une quantité fabuleuse de données en un temps très court. Je t’ai conduite la nuit dernière chez une praticienne clandestine des Poisses.

— Pourquoi ?

— Elle t’a implanté un disque de Schrön.

Les boucles de Schrön étaient de minuscules objets, de la taille d’un ongle, extrêmement coûteux. Elles contenaient un très grand nombre de mémoires bulles dont chacune possédait une capacité de stockage quasi infinie. Elles ne pouvaient faire l’objet d’un accès de la part de leur porteur biologique, et servaient donc uniquement de boîtes aux lettres. Un homme ou une femme pouvaient, grâce à ces boucles de Schrön, transporter des personnalités IA ou une infosphère planétaire tout entière. N’importe quel foutu chien pouvait faire la même chose, d’ailleurs, pour autant que je le sache.

— Pourquoi ? répétai-je, soupçonnant que Johnny se faisait manipuler par des forces obscures qui le forçaient à se servir de moi comme d’une boîte aux lettres.

Il se rapprocha de moi et me prit le poing dans ses mains.

— Tu dois me faire confiance, Brawne.

Je ne crois pas que j’avais jamais fait confiance à qui que ce fût depuis l’époque où papa s’est fait sauter la cervelle, il y a vingt ans, et où maman s’est égoïstement retirée du monde. Je n’avais surtout aucune bonne raison de faire confiance à Johnny en ce moment.

J’ouvris cependant le poing et laissai ma main dans les siennes.

— C’est mieux comme ça, me dit-il. Finis de manger, maintenant. Nous allons travailler à sauver notre peau, si c’est possible.


Les armes et la drogue, c’étaient les deux choses les plus faciles à acheter dans la ruche des Poisses. Nous consacrâmes le reste des réserves considérables de marks de contrebande que possédait Johnny à nous armer.

Le soir venu, nous portions tous les deux un gilet de protection en polytitane renforcé. Johnny avait un casque de goonda d’un noir réfléchissant, et moi un masque de commandement des surplus de la Force. Les gants de force de Johnny étaient rouge vif et massifs. Je portais des gantelets à osmose à bordure coupante. Johnny avait acheté un clap extro capturé sur Bressia, et il avait passé un bâton laser à sa ceinture. Pour ma part, en plus de l’automatique de mon père, j’avais maintenant un Steiner-Ginn miniature monté sur un gyrosupport fixé à ma taille. Couplé à mon viseur central, il me laissait les deux mains libres pendant son utilisation.

Nous nous regardâmes un bon moment avec tout cet attirail, puis nous éclatâmes de rire. Il y eut ensuite un long silence.

— Es-tu bien sûr que le Temple gritchtèque de Lusus soit notre meilleure chance ? lui demandai-je au moins pour la troisième fois.

— Nous ne pouvons pas nous distransporter, m’expliqua Johnny. Le TechnoCentre n’aurait qu’à simuler une panne, et nous serions finis. Nous ne pouvons même pas prendre un ascenseur pour gagner les niveaux inférieurs. Notre meilleure chance de rejoindre le Temple est de descendre directement l’avenue marchande.

— Mais est-ce que les gens du Temple voudront de nous ?

Il haussa les épaules, en un geste qui le faisait étrangement ressembler à un insecte dans sa carapace de combat. La voix qui sortit de son casque de goonda était métallique.

— Ce sont les seuls qui aient un intérêt quelconque à nous voir survivre. Les seuls qui aient suffisamment de poids politique pour nous protéger de l’Hégémonie tout en organisant notre transfert sur Hypérion.

Je remontai ma visière.

— Meina Gladstone m’a affirmé qu’aucun pèlerinage ne serait plus autorisé sur Hypérion.

La surface polie du casque oscilla d’avant en arrière.

— Meina Gladstone peut aller se faire foutre, me dit mon poète d’amant.

Je respirai un grand coup et marchai jusqu’à l’entrée de notre caverne, notre dernier sanctuaire. Johnny me rejoignit. Nos armures se frottèrent.

— Prête, Brawne ?

J’acquiesçai d’un hochement de tête, mis le Steiner-Ginn miniature en position sur son pivot et me préparai à sortir. Johnny me retint par la manche.

— Je t’aime, Brawne.

Je hochai de nouveau la tête, toujours coriace. J’oubliais simplement que ma visière était toujours levée et qu’il pouvait voir mes larmes.


Le Rucher est en activité vingt-huit heures sur vingt-huit. Par tradition, cependant, la troisième faction est la plus tranquille, celle où les gens se déplacent le moins quand ils n’y sont pas obligés. Nous aurions eu de meilleures chances pendant les heures de pointe de la première faction, où les couloirs des piétons sont particulièrement encombrés, mais il y aurait eu une véritable hécatombe parmi la foule si les goondas et les tueurs nous avaient attendus.

Il nous fallut un peu plus de trois heures pour grimper jusqu’à l’avenue. Il n’y avait pas d’escalier direct, mais une série interminable de galeries d’entretien et de puits d’accès abandonnés depuis les émeutes de Luddite, qui remontaient à quatre-vingts ans au moins. Les marches finales étaient rouillées à un point tel que nous redoutions de passer au travers si nous ne faisions pas attention. Nous ressortîmes dans un passage réservé aux livraisons, à moins de cinq cents mètres du Temple.

— Je n’arrive pas à croire que ce soit si facile, chuchotai-je dans le communicateur de mon casque.

— Ils doivent surtout nous attendre au port spatial et aux abords des complexes distrans privés.

Nous empruntâmes le couloir pour piétons le moins exposé de l’avenue, à trente mètres au-dessous du premier niveau marchand et à quatre cents mètres au-dessous des verrières du toit. Le Temple gritchtèque était un édifice isolé, de style complexe, qui dominait tout le reste du quartier. Quelques passants attardés nous regardèrent à la dérobée et pressèrent le pas pour nous éviter. Je ne doutais pas que quelqu’un fût déjà en train d’appeler la police, mais j’estimais que nous avions encore largement le temps avant qu’ils n’arrivent.

Un groupe de voyous des rues peinturlurés fit soudain irruption d’une cage d’ascenseur en poussant des cris et des glapissements aigus. Ils avaient des lames pulsantes, des chaînes et des gants de force. Pris au dépourvu, Johnny leur fit face avec son clap et leur envoya une dizaine de rayons de visée laser. Mon canon miniature vrombit sur son pivot, automatiquement braqué sur une succession de cibles à mesure que mon regard allait de l’une à l’autre.

La bande de gamins s’arrêta net sur sa lancée, leva les mains et recula comme un seul homme, les yeux agrandis, dans la cage d’ascenseur où elle disparut comme elle était venue.

Je regardai Johnny. Un miroir noir me renvoya mon regard. Aucun de nous deux n’avait envie de rire.

Nous traversâmes l’espace découvert qui nous séparait de l’allée marchande menant au nord. Les quelques piétons présents coururent s’abriter sous les devantures des magasins. Nous étions à moins de cent mètres de l’escalier du Temple. J’entendais littéralement battre mon propre cœur dans les écouteurs de mon casque. Plus que cinquante mètres. Comme s’il nous attendait, un acolyte ou un prêtre quelconque apparut au pied de la porte du Temple, haute de dix mètres, et nous regarda courir. Trente mètres. Si quelqu’un avait dû nous intercepter, il l’aurait fait avant.

Je me tournai vers Johnny pour lui dire quelque chose de comique. Au même moment, une vingtaine de rayons et moitié autant de projectiles nous atteignirent. La couche extérieure de nos armures en polytitane explosa vers l’extérieur, déviant la plus grande partie de l’énergie. La surface miroir qui se trouvait derrière réfléchit une grande quantité de lumière létale. Mais une grande quantité seulement.

Johnny fut déséquilibré par l’impact. Je mis un genou à terre et laissai le canon miniature trouver la source laser.

Dixième étage de la ruche résidentielle qui nous faisait face. Ma visière s’opacifia. Mon armure laissa échapper un nuage de gaz réfléchissant. Le canon miniature émit exactement le bruit que font les tronçonneuses dans les holofilms historiques. Dix étages plus haut, tout un pan de mur et de balcon se désintégra dans un nuage de fléchettes explosives et de balles antiblindage.

Trois gros projectiles me frappèrent dans le dos.

J’atterris sur les paumes des mains, fis taire le canon miniature et pivotai. Il y en avait au moins une douzaine à chaque niveau. Ils se déplaçaient silencieusement, rapidement, avec une précision chorégraphique de combat. John était à genoux et actionnait son clap par salves de lumière parfaitement orchestrées à travers l’arc-en-ciel adverse pour percer les défenses réfléchissantes.

L’une des silhouettes en train de courir prit feu tandis que la devanture du magasin derrière elle se transformait en verre et en plastique fondus qui giclaient à quinze mètres de là sur l’avenue marchande en contrebas. Deux autres passèrent la tête au-dessus de la rampe, et je les fis reculer précipitamment à l’aide d’une rafale de mon canon miniature.

Un glisseur descendit soudain du toit, ses répulseurs peinant tandis qu’il faisait du slalom entre les pylônes. Des roquettes s’écrasèrent sur le béton entre Johnny et moi. Les devantures des magasins vomirent sur nous un milliard d’échardes de verre. Je tournai les yeux, clignai deux fois, ajustai et tirai. Le glisseur fit une embardée sur la gauche et heurta un escalier mécanique chargé d’une dizaine de passants épouvantés. Puis il s’écrasa en une masse de métal tordu et de munitions qui explosèrent. Je vis l’un des passants, entouré de flammes, sauter vers le rez-de-chaussée de la niche, quatre-vingts mètres plus bas.

— Sur ta gauche ! s’écria Johnny dans le communicateur à faisceau étroit.

Quatre hommes en armure de combat venaient de sauter d’un étage supérieur à l’aide de paquetages de lévitation personnels. L’armure caméléon polymérisée avait du mal à s’accorder à l’arrière-plan continuellement changeant, et ne réussissait qu’à transformer chaque chuteur en un brillant kaléidoscope de reflets irisés. L’un d’eux pénétra dans le champ de mon canon miniature afin de me neutraliser tandis que les trois autres s’occupaient de Johnny.

Il s’approcha avec une lame pulsante, style ghetto. Je le laissai érafler mon armure, sachant qu’il atteindrait la chair de l’avant-bras, mais j’avais besoin de cette seconde supplémentaire. Il me la donna amplement. Je le liquidai d’un revers de mon gantelet et braquai mon canon sur les trois autres.

Leur armure se rigidifia aussitôt. Je me servis du canon pour les repousser comme quelqu’un qui arrose un trottoir encombré de détritus. Seul l’un d’eux réussit à retrouver son équilibre avant que je les fasse basculer derrière la corniche où ils s’étaient posés.

Johnny était à terre. Une partie de son armure avait fondu. Je sentis une odeur de chair grillée, mais ne décelai aucune blessure mortelle. Je me baissai pour le soulever.

— Laisse-moi, Brawne. Cours. Prends l’escalier.

La communication ne passait presque plus.

— Va te faire foutre, lui dis-je en passant mon bras gauche autour de lui pour le soutenir tout en laissant au canon la place d’évoluer. Je suis toujours payée pour te servir de garde du corps.

Ils nous mitraillaient de partout. Des deux façades de la ruche, des verrières et des galeries marchandes à chaque niveau. Je dénombrai au moins vingt cadavres dans les passages pour piétons. La moitié étaient des civils aux costumes voyants. Les servomoteurs de la jambe gauche de mon armure tournaient à vide. La jambe raide, laborieusement, je nous fis gagner encore une dizaine de mètres en direction de l’escalier du Temple. Plusieurs prêtres gritchtèques nous regardaient du haut des marches, apparemment insouciants de la fusillade qui les entourait.

— Attention ! Là-haut !

Je pivotai, visai et fis feu en un même mouvement. Je compris, au bruit qu’il fit après la première giclée, que le canon était vide, et vis le deuxième glisseur lâcher ses missiles un instant avant de se transformer en un millier de fragments épars de ferraille et de chairs déchirées qui volaient de tous les côtés. Je laissai tomber lourdement Johnny sur la chaussée et me couchai sur lui dans l’espoir d’abriter de mon propre corps sa chair exposée.

Les missiles explosèrent en même temps, plusieurs dans l’air et deux au moins après s’être enfoncés dans le sol. Johnny et moi fûmes soulevés et projetés dans les airs à une quinzaine de mètres au moins au-dessus du passage incliné. Ce fut une bonne chose, au demeurant, car la bande de composites et de ferrobéton où nous nous trouvions l’instant d’avant prit feu, se cloqua, s’affaissa et se détacha pour se fracasser sur la chaussée en flammes en contrebas. Il se forma ainsi un fossé qui nous séparait de la plus grande partie des hommes à pied qui en avaient après nous.

Je me relevai, me débarrassai du mini-canon devenu inutile, extirpai de mon armure quelques échardes plutôt gênantes et soulevai Johnny dans mes bras. Son casque lui avait été arraché. Son visage était mal en point. Le sang coulait à travers une vingtaine de trous de son armure. Son bras droit et son pied gauche étaient en bouillie. Je commençai à gravir avec lui les marches du Temple.

Des sirènes retentissaient de toutes parts. Des glisseurs de la police tournaient dans tout l’espace aérien de l’avenue marchande. Les goondas postés dans les galeries hautes et aux extrémités du passage effondré coururent se mettre à couvert. Deux des commandos qui étaient descendus avec leurs paquetages de lévitation se lancèrent à ma poursuite sur les marches. Je ne me retournai pas. Il fallait que je soulève ma jambe raide et inutile à chaque marche. Je savais que j’avais une brûlure sérieuse dans le dos et au côté, et des éclats logés un peu partout.

Les glisseurs décrivirent des cercles en rugissant, mais évitèrent les marches du Temple. Des fusillades retentissaient partout dans l’avenue. J’entendis le bruit des brodequins de métal qui se rapprochait rapidement derrière moi. Je réussis à grimper trois marches de plus. Vingt marches plus haut, à une distance qui paraissait impossible, l’évêque se tenait parmi une centaine de prêtres du Temple. J’escaladai une nouvelle marche. Je regardai Johnny. L’un de ses yeux était encore ouvert, levé vers moi. L’autre était gonflé de sang et de tissus tuméfiés.

— Ça ira, chuchotai-je, prenant pour la première fois conscience d’avoir perdu mon propre casque. Tiens bon. Nous y sommes presque.

Je gravis une autre marche.

Les deux hommes en armure de combat noire et brillante me barraient le chemin. Tous deux avaient levé les visières rainurées de leurs casques, et ils me regardaient d’un air terrible.

— Lâche-le, salope, et tu auras peut-être une chance de vivre.

Je hochai lentement la tête d’un air las, trop épuisée pour faire un pas de plus ou même déposer sur les marches blanches mon fardeau qui perdait tout son sang.

— Dépose cet enfoiré, je te dis, ou bien…

Je les tuai net tous les deux. Le premier d’un projectile dans l’œil gauche, le second dans l’œil droit, sans même avancer l’automatique de papa que je dissimulais sous le corps de Johnny.

Ils tombèrent sans un cri. Je réussis à gravir une nouvelle marche, puis une autre encore. Je me reposai quelques secondes avant de soulever ma jambe gauche pour continuer.

En haut de l’escalier, le groupe de prêtres en robe rouge et noir s’écarta pour me laisser passer. Le portail était très haut et très sombre. Je ne me retournai pas, mais je savais, d’après le bruit qui montait jusqu’à nous de l’avenue, que la foule était devenue énorme. L’évêque franchit le seuil à mes côtés, et nous nous retrouvâmes dans la pénombre.

Je déposai Johnny sur les dalles de pierre froide. Il y eut des froissements de robes autour de nous.

J’ôtai mon armure là où la chose était encore possible. Puis je tirai sur celle de Johnny. Elle était soudée à la chair en plusieurs endroits. De ma main valide, j’effleurai sa joue brûlée.

— Je suis vraiment…

Sa tête remua légèrement, et son œil s’entrouvrit. Il souleva sa main gauche nue pour me toucher la joue, les cheveux, la nuque.

— Fanny…

C’est à ce moment-là que je le sentis mourir. Je perçus également le choc de la décharge neurale au moment où ses doigts trouvaient l’orifice de dérivation. La chaleur blanche de la connexion avec la boucle de Schrön, représentant tout ce que Johnny Keats avait jamais été ou serait jamais, explosa en moi presque – je dis presque – comme son orgasme de l’avant-veille, avec ensuite le même silence et la même sensation de communion et de plénitude.

Je posai doucement sa tête par terre et laissai les acolytes l’emporter pour le montrer à la foule, aux autorités et à ceux qui attendaient de savoir.

Puis je les laissai m’emporter.


Je passai quinze jours dans une crèche de convalescence du Temple gritchtèque. Mes brûlures se cicatrisèrent, mes cicatrices furent rabotées, le métal fut extrait, la peau greffée, la chair remodelée, les nerfs recâblés. Mais je souffre toujours.

Tout le monde, à l’exception des prêtres gritchtèques, m’oublia.

Le TechnoCentre s’assura que Johnny était bien mort, que son passage dans l’infoplan n’avait laissé aucune trace et que son cybride était détruit.

Les autorités prirent note de ma déposition, me retirèrent ma licence et étouffèrent l’affaire comme elles le purent. La presse du Retz raconta qu’un règlement de comptes entre gangs du Rucher de la Poisse avait mis le quartier marchand à feu et à sang. De nombreux membres des gangs avaient été tués ainsi que des passants innocents. La police avait maîtrisé tout le monde.

Une semaine avant l’annonce que l’Hégémonie autoriserait l’Yggdrasill à emporter des pèlerins dans la zone de guerre aux alentours d’Hypérion, j’utilisai l’une des portes distrans du Temple pour me rendre sur le Vecteur Renaissance, où je passai une heure toute seule dans la section des archives.

Les parchemins étaient dans une presse sous vide, et je ne pouvais pas les toucher, mais c’était bien l’écriture de Johnny, celle que je connaissais. Le papier était racorni et jauni par le temps. Il y avait deux fragments. Le premier disait :

Ce jour a disparu, et avec lui toutes ses délices !

Délices de la voix, délices des lèvres, douce main

Et gorge plus douce encore,

Souffle tiède, murmure d’extase, doux chuchotements,

Éclat des yeux, forme parfaite et taille langoureuse !

Fanées, la fleur et les promesses de ses charmants boutons,

Fanée, la belle image échappée à mes yeux,

Fanée, la forme belle échappée à mes bras,

Fanés, la voix, la chaleur, la blancheur et le paradis !

Tout s’est évanoui trop tôt à la nuit close,

Au crépuscule, quand le jour, ou plutôt la nuit de fête

Commence, de l’amour aux courtines embaumées, à tisser

La trame d’ombre où cacher les plaisirs.

Mais, comme j’ai lu d’un bout à l’autre aujourd’hui

Le missel de l’amour,

Il me laissera du moins dormir en me voyant

Qui jeûne et prie.

Le second fragment était d’une écriture plus large, sur du papier plus grossier, comme si les mots avaient été jetés à la hâte sur une feuille de calepin.

Ma main que voici vivante, chaude, et capable

D’étreindre passionnément, viendrait, si elle était raidie

Et emprisonnée au silence glacial du tombeau,

À ce point hanter tes jours et transir les rêves de tes nuits,

Que tu voudrais pouvoir exprimer de ton propre cœur

Jusqu’à la dernière goutte de sang,

Pour que dans mes veines le flot rouge

De nouveau fasse couler la vie

Et que ta conscience s’apaise.

Regarde, la voici, je la tends vers toi.

Je suis enceinte. Je crois que Johnny le savait, mais je n’en suis pas certaine. Et je suis doublement enceinte. Du bébé de Johnny, mais aussi de son souvenir tel qu’il demeure gravé dans la boucle de Schrön. J’ignore si les deux étaient prédestinés à aller ensemble. L’enfant ne naîtra que dans plusieurs mois, mais je pense affronter le gritche dans quelques jours seulement.

Je me souviens très bien des minutes qui ont suivi les instants où le corps meurtri de Johnny a été exhibé devant la foule et où les prêtres m’ont emmenée pour me soigner. Ils étaient tous là dans la pénombre, des centaines de prêtres, d’acolytes, d’assesseurs, d’exorcistes et de fidèles. Et dans cette obscurité teintée de rouge, sous la statue mobile du gritche, leur chant montait jusqu’aux voûtes gothiques où il se réverbérait. En voici à peu près les paroles :


BÉNIE SOIT-ELLE

BÉNIE SOIT LA MÈRE DE NOTRE SALUT

BÉNI SOIT L’INSTRUMENT DE NOTRE EXPIATION

BÉNIE SOIT L’ÉPOUSE DE NOTRE CRÉATION

BÉNIE SOIT-ELLE.


J’étais affreusement blessée et en état de choc. Je ne comprenais pas le sens de ce qu’ils chantaient. Je ne le comprends toujours pas.

Mais je sais que, lorsque le moment sera venu d’affronter le gritche, Johnny et moi nous l’affronterons ensemble.

La nuit était tombée depuis longtemps. La cabine du téléphérique naviguait entre les étoiles et la glace. Le groupe demeurait silencieux. Les seuls bruits que l’on entendait étaient les crissements du câble.

Au bout d’un long moment, Lénar Hoyt s’adressa à Brawne Lamia.

— Vous aussi, vous portez votre cruciforme.

Elle regarda le prêtre sans répondre.

Le colonel Kassad se pencha à son tour vers elle.

— À votre avis, Het Masteen était-il le Templier qui a parlé à Johnny ?

— C’est possible, dit-elle. Mais je n’ai jamais découvert la vérité.

Sans sourciller, Kassad demanda :

— Est-ce vous qui avez tué Het Masteen ?

— Non.

Martin Silenus s’étira, puis bâilla.

— Il nous reste quelques heures avant l’aube, dit-il. Personne n’a envie de dormir un peu ?

Il y eut plusieurs hochements de tête.

— Je reste monter la garde, déclara Fedmahn Kassad. Je ne suis pas fatigué.

— Je vous tiens compagnie, lui dit le consul.

— Je vais faire chauffer du café pour le thermos, proposa Brawne Lamia.

Lorsque ceux qui le désiraient se furent couchés, tandis que le bébé Rachel gazouillait tout doucement dans son sommeil, les trois autres s’assirent aux fenêtres et regardèrent brûler les étoiles, froides et lointaines, dans les hautes cimes de la nuit.

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