6

La forteresse de Chronos se profilait à l’extrémité orientale de la grande Chaîne Bridée tel un immense et sinistre amoncellement baroque de pierres suintantes abritant trois cents salles et chambres, véritable dédale de corridors obscurs conduisant à d’autres salles souterraines, donjons, tourelles, balcons en encorbellement donnant sur les terres marécageuses du nord, puits d’aération s’élevant sur cinq cents mètres vers la lumière et réputés plonger jusqu’au labyrinthe planétaire lui-même, parapets balayés par les vents glacés descendus des sommets environnants, escaliers – aussi bien intérieurs qu’extérieurs – taillés à même la roche et ne conduisant nulle part, vitraux de cent mètres de haut disposés de manière à capter les premiers rayons du solstice ou ceux de la lune d’une nuit d’hiver, lucarnes sans carreaux pas plus grosses que le poing, ne donnant sur rien de particulier, bas-reliefs sans fin, sculptures grotesques dans des niches à moitié dissimulées, gargouilles par centaines dans les cintres et sur les corniches supérieures, au regard braqué sur les grandes salles du bas ou placées dans le transept et au-dessus des sépulcres de manière à percer des yeux les grands vitraux couleur de sang de la façade septentrionale, leurs ailes et leurs ombres bossues se déplaçant comme les heures d’un cadran solaire sinistre, projetées le jour par la lumière du soleil et la nuit par des torchères à gaz. Et partout, dans Chronos, il y avait des signes de la longue occupation par l’Église gritchtèque. Les autels d’expiation étaient drapés de velours rouge. Les statues de l’Avatar, isolées ou suspendues, avaient pour piquants de l’acier polychrome et pour yeux des cristaux de sang. D’autres statues du gritche étaient sculptées dans les parois de pierre de cages d’escalier étroites et de salles toujours sombres, de sorte que nulle part, la nuit, on ne pouvait être affranchi de la peur de frôler une main sortant de la pierre ou la courbe effilée d’une lame descendant de la voûte, ou encore quatre bras en train de se refermer dans une étreinte ultime. Comme pour donner la touche finale à l’ornementation, ou pour graver un filigrane de sang dans les chambres et les salons naguère pleins de vie, des arabesques rouges s’étalaient en motifs presque reconnaissables sur les murs et les plafonds des galeries, la literie était caillée par des taches de rouille qui se résorbaient en poussière, et l’une des salles à manger centrales était emplie d’une écœurante odeur de nourriture pourrie, vestige d’un repas interrompu des semaines plus tôt. Tables et chaises, sols et murs étaient barbouillés de sang. Vêtements souillés et robes en lambeaux gisaient en tas tels des témoins muets. Et partout, le bourdonnement des mouches.

— Foutu endroit pour faire la bringue, vous ne trouvez pas ? demanda Martin Silenus d’une voix qui résonna quelque temps sur la pierre.

Le père Hoyt fit quelques pas dans le grand hall. La lumière de l’après-midi tombait en colonnes de poussière irisée à partir d’une verrière située quarante mètres plus haut.

— C’est incroyable, murmura-t-il. Saint-Pierre du Nouveau Vatican, ce n’est rien à côté de ça.

Martin Silenus éclata de rire. Une épaisse lumière faisait ressortir ses pommettes et ses sourcils de satyre.

— Cet endroit a été construit pour abriter une divinité vivante, murmura-t-il.

Fedmahn Kassad posa son sac de voyage à terre et se racla la gorge.

— Je pense que ces lieux sont antérieurs à l’Église gritchtèque, dit-il.

— C’est exact, répliqua le consul. Mais il y a deux cents ans qu’elle les occupe.

— Ils n’ont pas l’air d’être habités, en ce moment, fit Brawne Lamia, qui tenait l’automatique de son père dans sa main gauche.

Ils avaient tous crié à tue-tête pendant les vingt premières minutes de leur arrivée à la forteresse, mais l’écho amenuisé et le bourdonnement des mouches dans la salle à manger les avaient finalement réduits au silence.

— Ce sont les androïdes et les clones esclaves de Billy le Triste qui ont construit ce putain d’endroit, déclara le poète. Huit années locales de dur labeur avant l’arrivée des vaisseaux de spin. C’était censé être le plus grand établissement touristique du Retz, le point de départ pour les excursions dans les Tombeaux du Temps et la Cité des Poètes. Mais je suppose que même ces pauvres cloches de travailleurs androïdes connaissaient la version locale de l’histoire du gritche.

Sol Weintraub était debout devant une fenêtre donnant à l’est. Il tenait sa fille assez haut pour que la lumière irisée tombe sur la joue et les petits poings potelés du bébé.

— Tout cela importe très peu à présent, dit-il. Trouvons un coin à peu près libre de carnage, où nous puissions dîner ce soir et dormir tranquillement.

— Nous n’y allons pas aujourd’hui ? demanda Brawne Lamia.

— Aux Tombeaux ? fit Silenus, manifestant une surprise sincère pour la première fois depuis le début du voyage. Vous partiriez à la rencontre du gritche dans le noir ?

Elle haussa les épaules.

— Quelle différence ?

Le consul se tenait près d’une porte-vitrail qui donnait sur un petit balcon de pierre. Il ferma les yeux. Il avait encore la sensation que le sol tanguait sous lui comme dans le téléphérique. La nuit et la journée de voyage au-dessus des pics se mélangeaient dans son esprit, recru d’une fatigue consécutive à près de trois jours sans sommeil, sous une tension croissante. Il se força à rouvrir les yeux pour ne pas s’endormir debout.

— Je crois que nous sommes tous épuisés, dit-il. Il vaut mieux passer la nuit ici et y aller demain matin.

Le père Hoyt était sorti sur le balcon. Il se pencha sur le muret de pierres ébréchées qui servait de balustrade.

— Est-ce qu’on aperçoit les Tombeaux d’ici ? demanda-t-il.

— Non, lui répondit Silenus. Ils sont derrière cette ligne de collines. Mais vous voyez ces trucs blancs au nord, légèrement sur la gauche ? Ces trucs qui brillent comme des éclats de dents brisées plantés dans le sable ?

— Oui.

— C’est la Cité des Poètes. Le site original choisi par le roi Billy pour Keats et pour toutes les choses de lumière et de beauté. D’après les indigènes, il n’y a plus là que des fantômes sans tête.

— Êtes-vous l’un d’entre eux ? lui demanda Lamia.

Martin Silenus se tourna pour lui dire quelque chose, considéra quelques secondes le pistolet qu’elle tenait toujours à la main, secoua la tête et se détourna.

Des pas résonnèrent dans une courbe cachée de l’escalier, et le colonel Kassad reparut dans la salle.

— Il y a deux petites pièces qui servent de réserve juste au-dessus de la salle à manger, dit-il. Elles ont un balcon commun qui donne sur cette façade, mais pas d’autre accès que cet escalier. Faciles à défendre. Et les murs sont… propres.

Silenus se mit à rire.

— Cela veut-il dire que rien ne pourra nous atteindre ou bien que, lorsque quelque chose nous atteindra, nous n’aurons aucune issue pour nous enfuir ?

— Où irions-nous ? demanda Sol Weintraub.

— Où irions-nous, en effet ? reconnut le consul.

Il semblait très fatigué. Il prit son sac d’une main et, de l’autre, l’une des poignées du pesant cube de Möbius, attendant que le père Hoyt prenne l’autre.

— Faisons ce que dit Kassad. Allons passer la nuit dans une autre pièce. Celle-ci pue la mort.


Ils dînèrent de leurs dernières rations déshydratées. Silenus sortit son ultime bouteille, et Sol Weintraub une poignée de gâteaux rances qu’il avait gardés pour fêter leur dernière soirée ensemble. Rachel était trop petite pour manger un gâteau, mais elle but son biberon jusqu’au bout et s’endormit sur le ventre à proximité de son père.

Lénar Hoyt sortit de son sac une minuscule balalaïka. Il se mit à gratter quelques accords.

— Je ne savais pas que vous étiez musicien, lui dit Brawne Lamia.

— Modeste amateur.

Le consul se frotta les yeux.

— J’aimerais bien que nous ayons un piano.

— Vous en avez un, lui dit Silenus.

Le consul se tourna vers le poète.

— Pourquoi ne pas le faire venir ici ? fit Martin Silenus. Un bon scotch, ce ne serait pas de refus.

— Mais de quoi parlez-vous ? demanda le père Hoyt. Exprimez-vous clairement, si cela a un sens.

— Son vaisseau, déclara Silenus. Vous ne vous rappelez pas ce que disait notre chère et regrettée Voix de la Jungle, Het Masteen, à son ami le consul, au sujet de son arme secrète à lui, ce superbe vaisseau particulier appartenant à l’Hégémonie, qui l’attend tranquillement au port spatial de Keats ? Pourquoi ne pas le faire venir ici, consul ? Vous n’avez qu’un seul geste à faire.

Kassad s’écarta des marches d’escalier où il venait d’installer des photodéclencheurs d’alarme.

— L’infosphère planétaire est morte, dit-il. Les satcoms sont hors d’usage. Les vaisseaux de la Force en orbite communiquent sur faisceau serré. Comment voudriez-vous qu’il le fasse venir ?

— Un mégatransmetteur.

C’était Lamia qui venait de parler. Le consul se tourna vers elle.

— Les mégatransmetteurs sont de la taille d’un immeuble, murmura Kassad.

Brawne Lamia haussa les épaules.

— Ce qu’a dit Masteen avait pourtant un sens. Si j’étais le consul… Si j’étais, en fait, à la place de n’importe lequel des quelques milliers d’individus, dans tout ce foutu Retz, qui ont la chance de posséder un vaisseau particulier, je prendrais mes précautions pour être bien sûre de pouvoir le faire décoller à distance en cas de pépin. Cette planète est trop primitive pour que l’on compte sur son réseau télécom. L’ionosphère est trop ténue pour les ondes courtes. Les satcoms sont toujours les premiers détruits en cas de conflit. Je choisirais le mégatrans.

— Que faites-vous de la taille ? demanda le consul.

Brawne Lamia lui rendit son regard sans sourciller.

— L’Hégémonie n’est pas encore en mesure de construire des équipements mégatrans miniaturisés, mais on dit que les Extros y sont parvenus.

Le consul sourit. On entendit quelque part un grincement, puis un choc métallique.

— Ne bougez surtout pas, ordonna Kassad.

Il sortit de sa tunique un bâton de la mort, désactiva les photodéclencheurs avec son persoc et disparut dans la cage d’escalier.

— Les hostilités sont ouvertes, j’en ai bien l’impression, murmura Silenus. Nous sommes tous sous l’ascendant de la planète Mars.

— Taisez-vous, fit sèchement Lamia.

— Vous croyez que c’est le gritche ? demanda le père Hoyt.

Le consul écarta les bras.

— Le gritche n’a pas besoin de faire tout ce bruit. Il peut apparaître… où il veut.

Hoyt secoua la tête.

— Je voulais parler de… l’état de ces lieux. L’absence de toute occupation de la forteresse. Les signes de massacre…

— Il y a eu un ordre d’évacuation générale, fit le consul. Personne ne tient à rester ici pour affronter les Extros quand ils arriveront. Les FT ont été prises de panique. Elles sont peut-être à l’origine d’une partie de ce carnage.

— Et tous les corps ? ironisa Martin Silenus. Vous prenez peut-être vos désirs pour des réalités. Il y a des chances pour que nos hôtes absents soient plutôt en train de se balancer à une branche d’acier de son arbre, où nous nous retrouverons d’ailleurs prochainement, sans aucun doute.

— Taisez-vous, répéta Lamia avec lassitude.

— Et si je refuse ? fit le poète avec un grand sourire, est-ce que vous me descendrez froidement, madame ?

— Oui.

Le silence qui s’établit dura jusqu’au retour du colonel Kassad. Il réactiva le déclencheur d’alarme et se tourna vers le groupe assis sur des caisses et des cubes de mousse lovée.

— C’était une fausse alerte. Quelques oiseaux charognards. Je crois que les indigènes les appellent des augures. Ils sont entrés par les vitres cassées pour finir les restes du repas.

— Des augures… fit Silenus en gloussant. Très approprié, comme nom.

Kassad soupira et s’assit sur une couverture, le dos contre une caisse. Il remua sa ration refroidie. L’unique lanterne qu’ils avaient apportée du chariot à vent n’éclairait qu’une partie de la pièce, et les ombres progressaient le long des murs et vers le plafond, aux angles opposés à ceux du balcon.

— C’est notre dernière soirée ensemble, fit-il en se tournant vers le consul. Il nous reste un récit à entendre.

Le consul tenait à la main le bout de papier en tortillon sur lequel était tracé le chiffre 7. Il s’humecta les lèvres.

— À quoi bon ? Le but de ce pèlerinage nous est déjà inaccessible.

Un murmure s’éleva.

— Expliquez-vous, demanda le père Hoyt.

Le consul jeta le bout de papier dans un coin.

— Pour que le gritche accorde un vœu à des pèlerins, leur groupe doit former un nombre premier. Nous étions sept, mais la… disparition de Masteen nous réduit à six. Nous allons à la mort sans le moindre espoir que notre vœu soit exaucé.

— Simple superstition, fit Lamia.

Le consul soupira et se massa le front.

— Je sais. Mais c’était notre dernier espoir.

Le père Hoyt désigna le bébé endormi.

— Est-ce que Rachel ne pourrait pas faire la septième ?

Sol Weintraub se lissa la barbe.

— Non. Un pèlerin doit se présenter devant les Tombeaux de son propre chef.

— Mais c’est bien ce qu’elle a fait dans le passé, dit Hoyt. Est-ce que cela ne suffit pas à la rendre qualifiée ?

— Non, rétorqua le consul.

Martin Silenus était en train d’écrire quelques mots sur un bloc-notes. Il se leva pour faire les cent pas.

— Bon Dieu ! Dites-moi un peu de quoi nous avons l’air ! Nous ne sommes pas six putains de pèlerins, nous sommes toute une armée ! Hoyt avec son cruciforme renfermant le fantôme du père Duré. Notre erg « semi-sentient » dans sa caisse là-bas. Le colonel Kassad avec sa Monéta qui lui hante le souvenir. H. Brawne ici présente, qui, à en croire son récit, porterait non seulement un enfant mais un poète romantique mort depuis une éternité. Notre érudit, avec son bébé qui rajeunit chaque jour. Le consul avec ses mystérieux foutus bagages. Et même moi avec ma muse. Tout ça pour accomplir un pèlerinage insensé. Et nous n’avons même pas eu droit à un tarif de groupe !

— Asseyez-vous et taisez-vous, fit Lamia d’une voix dépourvue de toute intonation.

— Non, il a raison, déclara le père Hoyt. Même la présence du père Duré dans le cruciforme doit affecter d’une manière ou d’une autre cette superstition du nombre premier. À mon avis, si nous prenons la route demain matin avec la conviction que…

— Regardez ! s’écria Brawne Lamia en désignant la porte-fenêtre du balcon où le crépuscule était troué par de puissants éclairs.

Le groupe s’avança dans la brise fraîche du soir. Il fallait se protéger les yeux devant les successions d’explosions silencieuses qui ébranlaient le ciel. Les éclairs de fusion d’un blanc bleuté formaient des ondes visibles comme sur une mare de lapis-lazuli. Des implosions de plasma, plus petites et plus intenses, dans le bleu, le jaune et le rouge vif, se rétractaient comme des corolles de fleurs en train de se replier pour affronter la nuit. Les claps formaient un ballet de lumières géantes. Des faisceaux du diamètre d’une petite planète découpaient leurs rubans sur des années-lumière, déformés au passage par les vagues de fond des singularités défensives. Les aurores boréales des champs de défense se déchiraient et mouraient sous l’assaut d’énergies terribles pour se reconstituer quelques nanosecondes plus tard. Et parmi tout cela, les traînes de fusion bleu et blanc des vaisseaux-torches et des grands bâtiments de guerre traçaient leurs trajectoires parfaitement rectilignes comme des rayures de diamant sur du verre bleuté.

— Les Extros ! fit Brawne Lamia.

— La guerre a commencé, murmura Kassad.

Il n’y avait dans sa voix ni excitation ni émotion d’aucune sorte.

Le consul s’aperçut, confus, que des larmes étaient en train de rouler sur sa joue. Il détourna son visage.

— Sommes-nous en danger ici ? demanda Martin Silenus.

Il s’était mis à l’abri de la voûte de pierre de la porte-fenêtre, et plissait les yeux en direction du spectacle de lumières.

— Pas à cette distance, fit Kassad.

Il porta à ses yeux ses jumelles de combat, fit un réglage et consulta son persoc.

— La plupart des engagements ont lieu à trois UA de nous au moins, dit-il. Je pense que les Extros veulent tester les défenses spatiales de la Force. Mais ce n’est qu’un commencement, ajouta-t-il en abaissant les jumelles.

— Est-ce que le système distrans fonctionne ? demanda Brawne Lamia. L’évacuation de Keats et des autres villes a-t-elle commencé ?

Kassad secoua la tête.

— Je ne le pense pas. C’est encore trop tôt. La flotte se cantonnera dans une action défensive jusqu’à ce que la sphère cislunaire soit occupée. Les portails d’évacuation seront alors ouverts sur le Retz tandis que les unités de la Force pénétreront par centaines. Ce sera un sacré spectacle, conclut-il en levant de nouveau ses jumelles.

— Regardez !

C’était le père Hoyt qui pointait l’index, cette fois-ci, non pas en direction des feux d’artifice qui illuminaient le ciel mais vers les dunes basses des marais situés au nord. À plusieurs kilomètres dans la direction des Tombeaux invisibles, une silhouette à peine visible projetait des ombres multiples sous le ciel fracturé.

Kassad ajusta ses jumelles pour l’observer.

— Le gritche ? demanda Lamia.

— Je ne crois pas. J’ai l’impression, d’après ses vêtements, qu’il s’agit plutôt… d’un Templier.

— Het Masteen ! s’exclama le père Hoyt.

Kassad haussa les épaules et passa les jumelles aux autres. Le consul se rapprocha du groupe et s’accouda sur la balustrade du balcon. Il n’y avait aucun bruit à l’exception du vent, mais cela rendait les formidables explosions dans le ciel encore plus inquiétantes.

Le consul porta les jumelles à ses yeux lorsque ce fut son tour. La silhouette était de haute taille, et vêtue, en effet, d’une robe de Templier. Elle tournait le dos à la forteresse, et semblait traverser les sables vermillon d’un pas décidé.

— Est-ce qu’il vient vers nous, ou se dirige-t-il vers les Tombeaux ? demanda Lamia.

— Vers les Tombeaux, répondit le consul.

Penché sur la balustrade, le père Hoyt leva son visage hagard vers les cieux qui explosaient.

— Si c’est bien Masteen, cela signifie que nous sommes de nouveau sept, dit-il.

— Il y sera plusieurs heures avant nous, fit remarquer le consul. Il aura même une demi-journée d’avance si nous passons la nuit ici comme prévu.

Hoyt haussa les épaules.

— Cela n’a pas beaucoup d’importance. Nous sommes partis à sept, nous arriverons à sept. C’est la seule chose qui compte pour le gritche.

— Si toutefois il s’agit bien de Masteen, souligna le colonel Kassad. À quoi rimait alors toute cette mise en scène à bord du chariot à vent ? Et comment a-t-il fait pour arriver ici avant nous ? Il n’y avait aucune autre cabine de téléphérique en marche, et il n’a pas pu franchir la chaîne Bridée par les cols.

— Nous lui poserons la question demain, en arrivant aux Tombeaux, fit le père Hoyt d’une voix lasse.

Brawne Lamia essayait depuis un bon moment d’accrocher quelqu’un sur les fréquences générales de son persoc. Mais elle n’obtenait rien d’autre que de la friture et les échos assourdis d’impulsions EM lointaines. Elle se tourna vers le colonel Kassad.

— Quand vont-ils commencer à bombarder ?

— Je ne sais pas. Cela dépend essentiellement des défenses mises en place par la Force et de la puissance de sa flotte.

— Ces défenses n’ont pas été très efficaces, l’autre jour, quand les Extros ont détruit l’Yggdrasill, fit observer Lamia.

Kassad hocha la tête.

— Hé ! s’écria Martin Silenus. Ne me dites pas que nous avons le cul posé sur un putain d’objectif militaire ?

— Qu’est-ce que vous croyez ? lui dit le consul. Si les Extros lancent une attaque sur Hypérion pour empêcher l’ouverture des Tombeaux, comme le laisse prévoir le récit de H. Lamia, toute cette zone constituera un objectif primaire.

— Pour des armes nucléaires ? demanda Silenus d’une voix tendue.

— Il y a toutes les chances, oui, lui répondit Kassad.

— Mais je croyais qu’il y avait quelque chose, dans les champs anentropiques, qui empêchait les vaisseaux de s’approcher de ce secteur, murmura le père Hoyt.

— Les vaisseaux habités seulement, répliqua le consul sans tourner la tête vers le reste du groupe. Les champs anentropiques n’arrêteront certainement pas les missiles guidés, ni les claps, ni les bombes autoguidées. Je ne crois pas non plus qu’ils gêneront l’infanterie mécanisée. Les Extros seront même en mesure de faire descendre quelques glisseurs d’assaut ou bien des blindés automatiques. Ils auront tout loisir d’observer les opérations à distance lorsque la destruction de la vallée commencera.

— Mais ce n’est pas ce qu’ils veulent, objecta Brawne Lamia. Ils cherchent à s’emparer d’Hypérion, et non pas à détruire cette planète !

— Je ne jouerais pas ma vie là-dessus, lui dit Kassad.

Elle sourit.

— C’est pourtant bien ce que nous sommes en train de faire, n’est-ce pas, colonel ?

Au-dessus d’eux, une étincelle se sépara du bouquet continu d’explosions, grossit jusqu’à la taille d’un brandon orange et poursuivit sa trajectoire comme une comète à travers le ciel. Du balcon, le groupe aperçut distinctement les flammes et entendit la plainte de l’atmosphère déchirée. Puis la boule de feu disparut derrière les montagnes.

Un peu moins d’une minute plus tard, le consul s’aperçut qu’il était en train de retenir sa respiration, les mains crispées sur la balustrade. Il laissa sortir bruyamment l’air de ses poumons. Les autres aussi semblaient avoir retenu leur souffle. Il n’y avait pas eu d’explosion ni d’onde de choc se propageant à travers la roche.

— Un tir manqué ? demanda Hoyt.

— Plutôt un appareil endommagé de la Force qui essayait d’atteindre le périmètre orbital ou de se poser sur le port spatial de Keats, fit le colonel Kassad.

— Il n’y a pas réussi, n’est-ce pas ? demanda Lamia.

Kassad ne répondit pas. Martin Silenus reprit les jumelles et fouilla la plaine de plus en plus obscure à la recherche du Templier.

— Je ne le vois plus, dit-il. Ce brave commandant est maintenant de l’autre côté de la colline que voilà, à moins qu’il n’ait encore utilisé ses talents de magicien pour disparaître comme la dernière fois.

— Dommage que nous ne puissions entendre son récit, dit le père Hoyt avant de se tourner vers le consul. Mais nous aurons le vôtre, n’est-ce pas ?

Le consul essuya ses mains moites sur les jambes de son pantalon. Son cœur battait à une vitesse accélérée.

— Oui, dit-il. Je vous raconterai mon histoire.

Il avait parlé avant même de savoir consciemment qu’il avait pris sa décision.

Le vent rugissait sur les pentes des montagnes exposées à l’est et sifflait le long des escarpements de la forteresse de Chronos. Les explosions dans le ciel semblaient avoir diminué légèrement en nombre, mais l’obscurité tombante rendait les éclairs de plus en plus intenses.

— Rentrons, proposa Lamia d’une voix que le vent couvrait presque. Il commence à faire froid.


Ils avaient éteint l’unique lampe, et l’intérieur de la pièce n’était plus éclairé que par les pulsations multicolores qui descendaient du ciel. Les ombres surgissaient, se défaisaient et se refaisaient au gré des tirs de barrage. Quelquefois, l’obscurité durait plusieurs secondes.

Le consul se pencha sur son sac de voyage et en sortit un étrange objet, qui ressemblait à un persoc, mais en plus volumineux, avec des enjolivures bizarres. Il déploya une sorte de disque à cristaux liquides qui faisait penser à certains holofilms d’époque.

— Un mégatrans ultrasecret ? demanda sarcastiquement Lamia.

Le sourire du consul était totalement dépourvu d’humour.

— C’est un persoc antique, dit-il. Il remonte à l’hégire.

Il sortit une microdisquette standard d’une pochette passée à sa ceinture et l’inséra dans la fente du persoc.

— Tout comme le père Hoyt, annonça-t-il, il est indispensable que je vous fasse entendre le témoignage de quelqu’un d’autre avant de vous faire part du mien.

— Jésus à béquilles ! s’exclama Martin Silenus. Il n’y a que moi dans cette putain de bande qui suis capable de raconter ma propre histoire ? Combien de temps faut-il que nous supportions…

Le consul lui-même fut surpris de sa réaction. Il se leva, saisit le petit homme par sa cape et par le col de sa chemise, le projeta contre le mur, le renversa sur une caisse avec un genou au milieu du bas-ventre et l’avant-bras en travers de la gorge.

— Encore un mot, poète, souffla-t-il, et c’est moi qui vous tue !

Silenus chercha à se débattre, mais la pression sur sa gorge ainsi que le regard du consul le firent renoncer. Il devint blême.

Le colonel Kassad, sans se presser et sans faire de bruit, les sépara.

— Il n’y aura plus d’interruption, promit-il en touchant le bâton de la mort passé à sa ceinture.

Martin Silenus recula jusqu’au dernier rang du groupe, en se massant la gorge, et se laissa tomber sans un mot sur une malle. Le consul marcha jusqu’à la porte-fenêtre, respira à fond à plusieurs reprises, puis revint vers le groupe.

— Excusez-moi, dit-il en s’adressant à tout le monde à l’exception du poète. Je… Je ne m’attendais pas à partager un jour cette expérience avec d’autres.

La lumière de l’extérieur vira au rouge, puis au blanc. Un éclat bleu suivit, qui fit progressivement place à une obscurité presque totale.

— Nous comprenons ce que vous ressentez, lui dit Lamia. Nous avons presque tous été dans le même cas.

Le consul se toucha la lèvre inférieure, hocha la tête, s’éclaircit rapidement la voix et s’assit près de son persoc.

— L’enregistrement n’est pas aussi ancien que l’instrument, murmura-t-il. Il date d’une cinquantaine d’années standard. J’aurai autre chose à dire quand vous l’aurez entendu.

Il marqua un temps d’arrêt, comme s’il voulait ajouter quelque chose, mais secoua la tête et appuya sur une touche de l’antique appareil.

Il n’y avait pas d’image. La voix était celle d’un jeune homme. À l’arrière-plan, on entendait le vent qui soufflait à travers des branches ou des hautes herbes. Plus distant encore, le bruit régulier du ressac ponctuait le récit tandis qu’au-dehors, les éclairs fantasmagoriques suivaient le rythme insensé d’une lointaine bataille spatiale. À un moment, le consul se raidit, sûr que l’impact allait être tout proche. Mais rien ne se passa, et il continua d’écouter avec les autres.

Le récit du consul : « Je me souviens de Siri ».

Je gravis la colline escarpée jusqu’à la tombe de Siri le jour même où les îles commencent à retourner vers les mers peu profondes de l’archipel Équatorial. Il fait une journée parfaite, que je déteste pour cette raison même. Le ciel est aussi serein que dans les récits qui se déroulent sur les océans de l’Ancienne Terre. Les hauts-fonds sont moirés de teintes outremer, et une brise tiède venue de l’océan fait ondoyer les capillaires sur le versant où je marche.

J’aurais préféré, un jour pareil, des nuages bas et de la grisaille. J’aurais préféré de la brume ou un brouillard bien enveloppant, le genre de brouillard qui fait dégouliner les mâts dans le port du Site n°1 et tire de son sommeil la corne de brume du phare. J’aurais préféré le grand vent de mer qui souffle du ventre froid des océans du sud, chassant devant lui les îles mobiles et leurs troupeaux de dauphins jusqu’à ce qu’ils trouvent refuge sous le vent de nos atolls ou de quelque pic rocheux.

N’importe quoi plutôt que cette chaude journée de printemps, où le soleil suit sa course dans un ciel si bleu qu’il me donne envie de me mettre à courir, de faire de grands bonds et de me rouler dans l’herbe tendre comme nous l’avons fait naguère, Siri et moi, à cet endroit précis.

Oui, c’était exactement à cet endroit. Je m’arrête pour regarder autour de moi. Les capillaires se couchent et ondulent comme la fourrure d’une énorme bête tandis que la brise salée souffle du sud. Je mets ma main en visière sur mon front pour scruter l’horizon, où je ne perçois pas le moindre mouvement. Au-delà des récifs volcaniques, la mer commence à s’agiter et la houle se soulève nerveusement en moutons.

— Siri…

J’ai murmuré son nom sans le vouloir. Cent mètres plus loin, sur la pente, la foule s’arrête pour me regarder et retient sa respiration collective. La procession s’étend sur plus d’un kilomètre, jusqu’aux premières maisons blanches de la cité. J’aperçois aux premiers rangs le crâne grisonnant et dégarni de mon plus jeune fils. Il porte la robe bleu et or de l’Hégémonie. Je sais que je devrais l’attendre, pour marcher à ses côtés, mais il serait incapable, tout comme les autres membres âgés du Conseil, de suivre le rythme de mes jeunes jambes aguerries par l’entraînement et la vie à bord du vaisseau. La bienséance exigerait normalement que je reste à ses côtés, avec ma petite-fille Lira et mon petit-fils âgé de neuf ans.

Mais au diable la bienséance. Au diable tout le monde.

Je tourne les talons et continue d’escalader la colline escarpée. Ma chemise de coton commence à être trempée de sueur. J’atteins la crête et j’aperçois la sépulture.

Le tombeau de Siri.

Je me fige sur place. Le vent me glace malgré la chaleur du soleil qui jette des éclats sur la pierre blanche immaculée du mausolée silencieux. L’herbe est haute autour de l’entrée scellée de la crypte. Des alignements d’oriflammes de fête, aux couleurs passées, sur leurs hampes d’ébène, bordent l’étroite allée de gravier.

En hésitant, je fais le tour du monument et je m’approche du bord de la falaise, quelques mètres plus loin. Les capillaires ont été piétinés par d’irrévérencieux pique-niqueurs aux endroits où ils ont étalé leurs couvertures. Il y a plusieurs foyers délimités par des galets à la rondeur et à la blancheur parfaites, prélevés à cet effet sur les bordures de l’allée.

Je ne peux pas m’empêcher de sourire. Je connais par cœur le panorama qui s’étend plus bas. La grande courbe de la rade, avec sa digue naturelle ; les bâtiments blancs et bas du Site n°1 ; les coques et les mâts multicolores des catamarans qui dansent au bout de leurs amarres. Près de la plage de galets, de l’autre côté de la Maison Commune, une jeune femme en jupe blanche s’avance en direction de l’eau. L’espace d’une seconde, je m’imagine que c’est Siri, et mon cœur bat violemment dans ma poitrine. Je vais presque agiter les bras vers elle, mais elle ne se tourne même pas. Je la regarde en silence faire demi-tour et s’éloigner pour se perdre dans l’ombre d’un vieux hangar à bateau.

Plus haut que moi, à quelque distance de la falaise, un pervier aux larges ailes décrit des cercles au-dessus du lagon sur des thermiques ascendants et scrute les bancs mouvants de varech bleu grâce à sa vision infrarouge, à la recherche de phoques harpistes ou de torpes.

La nature est stupide, me dis-je en m’asseyant dans l’herbe tendre. La nature se trompe d’un bout à l’autre en préparant le cadre de cette journée particulière où elle fait figurer un oiseau de proie alors qu’il n’y a plus rien de vivant depuis longtemps dans les eaux polluées de la rade.

Je me souviens d’un autre pervier, la première nuit où Siri et moi avons grimpé sur cette colline. La lune jetait des reflets sur ses ailes, et son étrange cri envoûtant faisait écho sur la falaise, déchirant les ténèbres que perçaient les halos de quelques lampadaires du village en contrebas.

Siri avait alors seize ans. Non, même pas… Et le clair de lune qui effleurait les ailes du rapace faisait aussi briller sa peau nue d’un éclat laiteux, projetant des ombres douces sous les cercles mats de ses seins. Nous levâmes la tête ensemble d’un air coupable lorsque le cri de l’oiseau troua la nuit, et Siri murmura :

C’est le rossignol et non l’alouette qui perça le creux apeuré de ton oreille.

— Hein ? demandai-je.

Siri avait presque seize ans, j’en avais dix-neuf, mais elle savait les rythmes lents des livres et les cadences du théâtre des étoiles. Moi, je ne connaissais que les étoiles.

— Détends-toi, mon beau Navigant, me dit-elle en m’attirant contre elle. Ce n’est qu’un vieux pervier en chasse. Rien qu’un stupide oiseau. Reviens ici, mon Navigant. Tout près de moi, Merin.

Le Los Angeles a choisi ce moment pour s’élever au-dessus de l’horizon et pour s’éloigner vers l’ouest, telle une escarboucle emportée par le vent, sur le fond pour moi inhabituel des constellations d’Alliance-Maui, le monde de Siri. Étendu auprès d’elle, je lui décris le fonctionnement du grand vaisseau de spin à propulsion Hawking qui capte la lumière du soleil au-dessus du rideau de nuit qui nous entoure. Tout en parlant, je laisse glisser mes mains sur la peau douce de ses hanches, toute de velours électrique. Sa respiration se fait plus rapide au creux de mon épaule. Je rapproche mon visage de son cou, de son odeur, du parfum subtil de ses cheveux défaits.

— Siri…

Cette fois-ci, personne ne m’empêche de murmurer son nom. Au-dessous de moi, plus bas que la crête de la colline et l’ombre du tombeau blanc, la foule s’impatiente. Elle attend que j’ouvre le tombeau, que j’entre et que je me recueille dans le silence vide et glacé qui a remplacé la chaude présence de Siri. Ils veulent que je lui fasse un dernier adieu afin qu’ils puissent procéder à leurs rites et à leurs cérémonies avant d’ouvrir les portes distrans pour retourner au plus vite dans le Retz et dans l’Hégémonie qui les attend.

Au diable leurs cérémonies. Au diable l’Hégémonie.

J’arrache un pétiole au capillaire touffu qui se trouve à côté de moi, je le porte à mes lèvres et je scrute l’horizon à la recherche du premier signe de migration des îles. Les ombres se profilent dans la lumière du matin. Il est très tôt. Je vais rester ici encore un moment. Je veux me rappeler.

Je veux me rappeler Siri.


Siri était pour moi comme un… oiseau, je pense, la première fois que je l’ai vue. Elle portait une sorte de masque fait de plumes aux couleurs éclatantes. Quand elle l’a ôté pour se joindre au quadrille aux flambeaux, la lumière de la torche a éclairé les mèches auburn de sa chevelure flamboyante. Elle avait les joues rouges d’excitation, et je distinguais, malgré la distance et la foule qui nous séparaient, le vert étonnant de ses yeux qui contrastait avec la chaleur d’été de son visage et de sa chevelure. C’était pendant la Nuit Festive, naturellement, et les flambeaux dansaient et jetaient des pluies d’étincelles dans la brise piquante venue du large. Le son des flûtes jouant sur la digue en l’honneur des îles mouvantes était presque noyé par les bruits du ressac et les claquements des oriflammes. Siri n’avait pas seize ans, mais sa beauté brillait plus que n’importe quel flambeau planté autour de la place remplie de monde. Je me frayai un chemin à travers la foule pour me rapprocher d’elle.

Cela se passait il y a cinq ans pour moi. Pour nous deux, il y a plus de soixante-cinq ans. Mais il me semble que c’était hier.

Ça ne va pas du tout.

Par où commencer ?


— Qu’est-ce que tu dirais d’aller tirer un petit coup, gamin ?

Mike Osho, qui venait de parler, était un homme trapu, au visage poupin, caricature vivante de Bouddha. Et c’était un dieu pour moi. Nous étions tous des dieux, en fait, dotés d’une longue vie sinon immortels, bien payés sinon tout à fait divins. L’Hégémonie nous avait sélectionnés pour faire partie de l’équipage de l’un de ses précieux vaisseaux de spin à saut quantique, aussi comment aurions-nous pu être moins que des dieux ? Seulement, Mike, le brillant, le changeant, l’irrévérencieux Mike Osho, était un peu plus vieux et un peu plus haut dans le panthéon des Navigants que le très jeune Merin Aspic.

— Alors là, probabilité zéro ! lui répondis-je.

Nous étions en train de nous faire un brin de toilette après avoir bossé douze heures durant dans l’équipe du génie affectée à la construction de la porte distrans. Expédier les techniciens au point de singularité où ils étaient affectés, à quelque cent soixante-trois mille kilomètres d’Alliance-Maui, était pour nous quelque chose de bien moins glorieux que le décalage de quatre mois par rapport à l’espace hégémonien. Pendant la section C+ du voyage, nous étions des maîtres spécialistes. Quarante-neuf experts stellaires aiguillant deux cents passagers guère rassurés. Mais maintenant, les passagers avaient leur combinaison autonome, et nous, les Navigants, nous en étions réduits au rôle de glorieux camionneur tandis que les équipes du génie mettaient en place la lourde sphère de confinement de la singularité.

— Probabilité zéro, répétai-je. À moins que les rampants n’aient ajouté un bordel à cette île de quarantaine qu’ils nous ont louée.

— Ils n’ont rien fait du tout, grogna Mike.

Nous avions bientôt droit, lui et moi, à nos trois jours de repos et de récupération au sol, mais nous savions, d’après ce que nous avait dit le Maître-Navigant Singh et d’après les protestations des autres Navigants, que cette permission à terre se passerait en fait sur une île de quatre kilomètres sur sept administrée par l’Hégémonie. Et ce n’était même pas l’une des îles mobiles dont nous avions entendu parler. C’était un simple piton volcanique près de l’équateur. Une fois là, nous aurions sous nos pieds une vraie gravité, nous respirerions de l’air non filtré et nous pourrions probablement nous procurer une nourriture non synthétique, mais les seuls rapports que nous aurions avec les habitants d’Alliance-Maui se limiteraient à l’achat de quelques produits d’artisanat local à la boutique hors taxes. Et encore, ils nous seraient vendus par des commerçants de l’Hégémonie. C’était pour cela que beaucoup de Navigants préféraient passer leurs permissions à bord du Los Angeles.

— Où est-ce que tu voudrais tirer un petit coup, Mike ? Les mondes coloniaux sont inaccessibles jusqu’à ce que la porte distrans commence à fonctionner. Dans soixante ans à peu près, en temps local. À moins que tu ne veuilles parler de la vieille Meg, dans le système de bord ?

— Fais-moi confiance, gamin. Il suffit de vouloir, et on trouve toujours un moyen.

Je lui ai fait confiance. Nous n’étions que cinq dans le vaisseau de descente. C’était toujours pour moi une aventure que de descendre d’une orbite haute dans l’atmosphère d’un vrai monde. Particulièrement d’un monde qui ressemblait autant qu’Alliance-Maui à la Terre. Je contemplai le limbe bleu et blanc de la planète jusqu’à ce que les océans fussent en bas et que l’atmosphère nous porte. Nous approchâmes du terminateur dans un long glissement d’ailes, à la vitesse de trois fois notre propre son.

Nous étions des dieux. Mais même les dieux, à l’occasion, sont parfois obligés de descendre de leur piédestal.


Le corps de Siri ne cessait jamais de m’étonner. Par exemple pendant notre séjour sur l’archipel. Trois semaines dans cette énorme maison-arbre qui oscillait sous les voiles gonflées, avec les dauphins qui nous escortaient comme des éclaireurs, les couchers de soleil tropicaux qui baignaient la soirée de leur merveilleuse lumière, la voûte des étoiles la nuit, et notre propre sillage, marqué par mille petits tourbillons phosphorescents qui reflétaient les constellations au-dessus de nous. Mais c’est surtout le corps de Siri que je me rappelle. Pour une raison ou pour une autre – peut-être par timidité, ou encore à cause des années qui nous avaient séparés – elle portait, les premiers jours, un léger maillot deux-pièces qui empêchait ses seins blancs et le bas de son ventre de brunir en même temps que le reste.

La première fois, le clair de lune illuminait des triangles de peau tandis que nous étions étendus dans l’herbe au-dessus du port du Site n°1. Sa petite culotte de soie s’était accrochée à un capillaire. Il y avait alors en elle une sorte de retenue enfantine. Comme une légère hésitation devant quelque chose qu’elle donnait prématurément. Mais il y avait aussi de la fierté. Cette même fierté qui, plus tard, lui avait permis de faire face à la foule furieuse des séparatistes, sur les marches du consulat de l’Hégémonie, dans les quartiers sud de Sterne, et de les renvoyer, honteux, chez eux.

Je me souviens aussi de ma cinquième descente planétaire, notre quatrième réunion. C’est l’une des rares fois où je l’ai vue pleurer. Elle était alors quasi royale dans sa sagesse et sa renommée. Elle avait été élue quatre fois à l’Assemblée de la Pangermie, et le Conseil de l’Hégémonie la consultait souvent pour lui demander son avis sur des questions délicates. Elle portait son indépendance sur les épaules comme un manteau royal, et jamais son orgueil n’avait brillé d’un feu si ardent. Mais lorsque nous étions seuls dans la villa de pierre au sud de Fevarone, c’était elle qui baissait les yeux. J’étais nerveux, intimidé par cette puissante femme qui m’était devenue étrangère, mais c’était Siri, Siri à la démarche droite et au regard d’acier, qui détournait la tête et murmurait à travers ses larmes :

— Va-t’en… Laisse-moi, Merin. Je ne veux pas que tu me voies ainsi. Je suis une vieille femme hideuse et toute flasque. Va-t’en !

J’avoue que j’ai été un peu brutal, alors, avec elle. J’ai saisi ses poignets dans ma main gauche, avec une force qui m’a surpris moi-même, et j’ai déchiré de l’autre main le devant de sa robe de soie, d’un seul mouvement. J’ai embrassé ses épaules, son cou, les traces de vergetures sur son ventre tendu, la cicatrice sur sa cuisse gauche, remontant à un accident de glisseur survenu quarante de ses années plus tôt. J’ai embrassé ses cheveux gris et les rides gravées dans ses joues autrefois si lisses. J’ai embrassé ses larmes.


— Bon Dieu, Mike, tu ne vas pas me dire qu’on a le droit de faire ça ! m’écriai-je tandis que mon copain déroulait le tapis hawking qu’il venait de sortir de son paquetage.

Nous étions sur l’île n°241, comme les commerçants de l’Hégémonie avaient romantiquement baptisé le rocher volcanique et désert sur lequel on avait choisi de nous envoyer passer nos permissions. L’île n°241 se trouvait à moins de cinquante kilomètres des colonies anciennes les plus proches, mais cela n’aurait fait aucune différence pour nous si elle avait été à cinquante années-lumière de là. Aucun bateau autochtone ne devait s’approcher de cette île tant que les hommes d’équipage et les poseurs distrans du Los Angeles étaient présents. Les colons possédaient un certain nombre de vieux glisseurs en état de marche, mais ils s’abstenaient, d’un commun accord, de survoler l’île. Exception faite des baraquements, de la plage et de la boutique hors taxes, il n’y avait rien sur ce rocher qui pût nous intéresser, nous autres les Navigants. Plus tard, peut-être, lorsque les derniers composants auraient été incorporés par le Los Angeles au système et que la porte distrans serait achevée, les autorités de l’Hégémonie feraient de l’île n°241 un centre de commerce et de tourisme. En attendant, c’était un endroit primitif, avec sa grille pour les vaisseaux de descente, ses bâtiments blancs à peine finis en pierre locale et quelques agents de maintenance à l’air blasé.

Mike avait demandé l’autorisation d’aller marcher sac au dos pendant trois jours à l’extrémité la plus escarpée et la plus inaccessible de la petite île.

— J’ai pas envie d’aller crapahuter comme un con ! avais-je protesté. Je préfère rester à bord et me brancher sur une simstim.

— Ferme-la et viens avec moi !

Tel un membre mineur du panthéon suivant une divinité plus sage et plus ancienne, je l’avais suivi en la bouclant. Deux heures de marche ardue sur les pentes volcaniques, à travers des épineux qui s’accrochaient aux jambes, nous menèrent, comme une coulée de lave sur la rocaille, à plusieurs centaines de mètres d’altitude au-dessus des vagues bouillonnantes qui s’écrasaient sur les brisants de la côte. Nous n’étions pas loin de l’équateur, sur une planète au climat essentiellement tropical ; mais sur cette falaise exposée, le vent mugissait comme pas possible et mes dents claquaient littéralement de froid. Le soleil couchant, à l’ouest, était une traînée rouge sale entre des cumulus d’un noir menaçant, et j’avais peur de me retrouver en plein air lorsque la nuit descendrait pour de bon sur nous.

— Ne restons pas là, dis-je à Mike. Il y a trop de vent. Allons faire un bon feu. Je ne sais pas comment nous allons faire pour planter la tente sur cette rocaille.

Mike s’assit et alluma tranquillement un joint de cannabis.

— Regarde un peu ce qu’il y a dans ton paquetage, fiston.

J’eus un instant d’hésitation. Il avait dit cela d’une voix neutre, mais c’était le ton de quelqu’un qui vous a préparé un seau d’eau au-dessus de la porte. Je m’accroupis pour sortir les affaires du sac en nylon. Il n’était bourré de rien d’autre que de cubes d’emballage en mousse lovée. Il y avait aussi une sorte de costume d’Arlequin au complet, avec masque et grelots au bout des orteils.

— Tu n’es pas… Qu’est-ce que ça… Tu es complètement dingue ou quoi ?

La nuit tombait rapidement. Le grain allait peut-être passer au sud de l’île, mais ce n’était pas encore certain. Les vagues rugissaient au pied de la falaise comme un monstre affamé. Si j’avais été sûr de savoir retrouver mon chemin tout seul dans la nuit, je serais peut-être rentré au comptoir de commerce, en laissant la carcasse de Mike Osho nourrir les poissons qui l’attendaient en bas.

— Regarde ce qu’il y a dans mon sac, maintenant, me dit-il.

Il vida par terre quelques cubes de mousse, au milieu desquels il y avait quelques menus bijoux du genre de ceux que j’avais vus dans les boutiques d’artisanat du Vecteur Renaissance. Il sortit également un compas à inertie, un crayon laser (que la Sécurité du vaisseau aurait pu facilement cataloguer comme une arme clandestine), un second costume d’Arlequin (taillé pour lui un peu plus large) et le tapis hawking.

— Merde ! Comment est-ce que tu as fait pour passer tout ça sans te faire attraper ? m’exclamai-je de nouveau en caressant des doigts les motifs admirables du vieux tapis.

— Le service des douanes n’est pas très bien organisé, me dit Mike en souriant. Et je doute fort que les autochtones aient un service de réglementation de la circulation aérienne.

— D’accord, mais…

Ma voix se perdit tandis que je l’aidais à dérouler le tapis. Il faisait à peine un peu plus d’un mètre de large sur deux de long. Sa riche texture avait perdu une partie de ses couleurs avec l’âge, mais les fils de commande étaient encore rutilants.

— Où l’as-tu eu ? demandai-je. Est-ce qu’il marche encore ?

— Sur Garden, me répondit Mike en fourrant mon costume avec le reste de son équipement dans son sac à dos. Oui, il fonctionne parfaitement.

Cela faisait plus d’un siècle que Vladimir Cholokov, émigrant de l’Ancienne Terre, maître lépidoptériste et ingénieur système EM, avait fabriqué artisanalement le premier tapis hawking pour sa ravissante jeune nièce de la Nouvelle-Terre. La légende prétendait que la nièce avait dédaigné son présent, mais le jouet avait acquis, avec les années, une popularité presque ridicule, pas tant auprès des enfants que des adultes fortunés, au point qu’on avait fini par les interdire sur la plupart des mondes de l’Hégémonie. Trop dangereux à manipuler, provoquant un trop grand gaspillage de monofilaments blindés, pratiquement impossibles à diriger dans un espace aérien contrôlé, les tapis hawking étaient devenus des objets de curiosité réservés aux contes pour enfants, aux musées et à un petit nombre de mondes coloniaux.

— Il a dû te coûter une fortune, murmurai-je.

— Trente marks, me dit Mike en s’installant au centre du tapis. Le vieux marchand de la place du marché de Carvnel était persuadé qu’il n’avait aucune valeur. Ce qui était le cas… pour lui. Je l’ai ramené à bord, je l’ai révisé, rechargé, j’ai reprogrammé ses plaquettes inertielles, et voilà.

Il posa la main à plat sur l’un des motifs complexes, et le tapis se raidit puis s’éleva de quinze centimètres au-dessus de la roche.

Je regardais d’un air peu convaincu. Je balbutiai :

— Suppose qu’il…

— Aucun risque, coupa Mike en tapotant impatiemment le tapis derrière lui. Il est chargé à bloc, et je sais m’en servir. Tu vas grimper oui ou merde ? Sinon, écarte-toi. Il faut prendre l’air avant que ce grain ne se rapproche.

— Mais je ne crois pas que…

— Décide-toi, Merin. Je ne vais pas t’attendre une éternité.

J’hésitai encore une seconde ou deux. Si nous nous faisions prendre en train de quitter l’île, nos contrats seraient résiliés. J’avais choisi d’être Navigant, et c’était toute ma vie. J’avais signé pour huit missions sur Alliance-Maui. De plus, je me trouvais maintenant à deux cents années-lumière et à cinq ans et demi de voyage de la civilisation. Même à supposer qu’ils nous ramènent dans l’espace hégémonien, l’aller-retour nous aurait coûté onze ans par rapport à nos amis et à notre famille. Le déficit de temps était irrévocable.

Je grimpai derrière Mike sur le tapis en suspens. Il cala le sac à dos entre nous, me demanda de bien me cramponner et donna un coup sec sur les motifs de vol. Le tapis grimpa à cinq mètres au-dessus de la falaise, vira rapidement sur la gauche et fonça au-dessus de l’océan aux flots menaçants. Trois cents mètres au-dessous de nous, les vagues bouillonnaient d’une écume blanchâtre dans la pénombre grandissante. Mike prit un peu plus d’altitude, et mit le cap au nord.

C’est ainsi que tout un destin se joue en quelques secondes.


Je me souviens d’une conversation avec Siri lors de notre deuxième réunion. C’était peu après la visite de la villa sur la côte de Fevarone. Nous nous promenions sur la plage. Alón était resté en ville sous la surveillance de Magritte. C’était aussi bien comme ça. Nous étions plus à l’aise quand le gamin n’était pas avec nous.

Seules l’indéniable gravité de ses yeux gris et la troublante familiarité-miroir de ses courtes boucles noires et de son nez mutin le reliaient à moi – à nous – dans mon esprit. Cela, et aussi le sourire fugace, presque sardonique, que je surprenais sur sa frimousse chaque fois que Siri le réprimandait. C’était un sourire amusé, beaucoup trop cynique et tourné vers l’intérieur pour être coutumier d’un enfant de dix ans. Mais je connaissais bien cette mimique. J’aurais cru que ces choses-là s’acquéraient par l’apprentissage, et non par hérédité.

— Tu ne sais pas grand-chose, me dit Siri.

Elle pataugeait, pieds nus, dans une flaque laissée par la marée. De temps à autre, elle se baissait pour extirper du sable quelque délicate conque marine, l’inspectait à la recherche d’un défaut et la laissait retomber dans l’eau trouble.

— J’ai reçu une formation poussée, répliquai-je.

— Je sais. Je ne doute pas que tu sois très fort dans ta spécialité, mais je dis que tu ne sais pas grand-chose.

Agacé, ne sachant quoi répondre, je continuai d’avancer sur la plage, la tête penchée en avant. Je ramassai dans le sable un galet de lave blanchi et le lançai le plus loin possible dans la mer. Des nuages gris s’amoncelaient à l’horizon, à l’est. Je me pris à penser que j’aurais préféré être à bord de mon vaisseau. J’avais hésité avant de revenir, cette fois-ci, et je m’apercevais maintenant que j’avais commis une erreur. C’était ma troisième descente sur Alliance-Maui, et notre deuxième réunion, comme on disait poétiquement chez elle. Dans cinq mois, j’aurais exactement vingt et un ans standard. Siri avait fêté son trente-septième anniversaire trois semaines plus tôt.

— Je suis allé dans un tas d’endroits que tu ne connais même pas, lui dis-je finalement.

Même à mes oreilles, cela sonna ridiculement puéril.

— Bravo ! fit Siri en battant gaiement des mains.

L’espace d’une seconde, dans son enthousiasme, j’eus la vision de ma petite Siri, l’autre, celle dont j’avais rêvé durant les neuf longs mois de ma rotation. Puis la réalité s’imposa de nouveau à moi, et j’eus cruellement conscience de ses cheveux courts, des plis flasques de sa nuque et des cordes qui apparaissaient au dos des mains que j’avais tant aimées.

— Tu es allé dans des tas d’endroits que je ne verrai jamais, c’est vrai, poursuivit-elle vivement, d’une voix qui n’avait pas changé ou presque. Tu as vu des choses, mon amour, que je ne saurais même pas imaginer. Tu connais sans doute plus de faits sur l’univers que je ne m’en doute. Mais je dis quand même que tu ne sais pas grand-chose, mon petit Merin.

— Qu’est-ce que tu racontes, Siri ?

Je m’assis sur une souche à demi enfouie, à la limite du sable mouillé, et dressai mes genoux comme une barrière entre nous.

Elle sortit de sa flaque et vint s’accroupir devant moi. Elle me prit les deux mains dans une seule des siennes. Bien que mes doigts fussent beaucoup plus gros et osseux que les siens, je sentis la force qui se dégageait de ses mains, une force que j’imaginais être le résultat de toutes les années où je n’avais pas été là avec elle.

— Il faut avoir vécu pour connaître vraiment les choses, mon chéri, me dit-elle. J’ai compris cela lorsque j’ai eu Alón. Élever un enfant, cela aide à garder le contact avec le réel.

— Que veux-tu dire ?

Elle détourna les yeux quelques secondes, rejetant machinalement en arrière une mèche de cheveux qui tombait sur son front tandis que sa main gauche demeurait fortement crispée sur les miennes.

— Je ne sais pas très bien, murmura-t-elle d’une voix faible. Je crois que, quand les choses n’ont plus la même importance, on s’en aperçoit. Je ne sais comment exprimer cela… Quand on a passé trente ans de sa vie à côtoyer des étrangers, on se sent moins oppressé en leur présence que lorsqu’on a la moitié de ce nombre d’années d’expérience. On sait ce qu’ils ont probablement à donner, et on va le prendre directement. Et si ce que l’on cherche n’est pas là, on s’en aperçoit très vite et on passe son chemin tranquillement. C’est l’expérience des années qui fait qu’on sait à quoi s’en tenir et de combien de temps on dispose pour apprendre la différence. Tu comprends, Merin ? Est-ce que tu me suis, même un petit peu ?

— Non.

Elle hocha doucement la tête, en se mordant la lèvre inférieure. Mais elle ne dit plus rien pendant un bon moment. Au lieu de parler, elle se pencha sur moi pour m’embrasser. Ses lèvres étaient sèches, légèrement interrogatrices. J’eus un mouvement de recul, l’espace d’une seconde. Je regardai le ciel, derrière elle. J’avais besoin d’un peu de temps pour réfléchir. Mais je sentis sa langue brûlante se glisser vigoureusement dans ma bouche, et je fermai les yeux. La marée montait derrière nous. La chaleur de Siri se communiqua à moi lorsqu’elle défit les boutons de ma chemise et me laboura la poitrine de ses ongles acérés. Il y eut entre nous une seconde de néant. Je rouvris les yeux à temps pour la voir dégrafer les dernières attaches de son corsage blanc. Ses seins étaient plus amples que dans mon souvenir. Plus lourds, avec des mamelons plus épais et plus foncés. Le vent froid nous mordit tous les deux jusqu’à ce que je fasse glisser le vêtement de ses épaules pour la serrer contre moi. Nous nous laissâmes glisser sur le sable tiède contre la souche. Je l’attirai plus fort contre moi, en me demandant comment j’avais pu penser qu’elle était physiquement la plus forte. Sa peau avait un goût salé.

Les mains de Siri m’aidèrent. Ses cheveux courts reposaient sur le bois blanchi, le coton blanc et le sable. Mon pouls battait plus fort que les vagues.

— Tu comprends, Merin ? répéta-t-elle en chuchotant quelques secondes plus tard, alors que sa chaleur formait autour de moi un fourreau qui nous reliait.

— Oui, soufflai-je à son oreille.

Mais ce n’était pas vrai.


Mike entama sa descente vers le Site n°1 à partir de l’est. Le vol nocturne avait duré un peu plus d’une heure, temps que j’avais passé à gémir en m’agrippant pour ne pas tomber du tapis, que je m’attendais à voir se replier d’une seconde à l’autre pour nous précipiter tous les deux dans la mer. Nous avions aperçu la première île mobile au bout d’une demi-heure de vol. Elle filait devant la tempête, ses voiles végétales gonflées. Elle fut suivie de plusieurs autres, remontant de leurs habitats du sud en une procession qui paraissait interminable. Beaucoup d’entre elles étaient brillamment illuminées, décorées de guirlandes de lanternes multicolores et de bannières de lumière diaphane et changeante.

— Tu es sûr que c’est dans cette direction ? hurlai-je.

— Oui ! cria Mike sans tourner la tête.

Le vent faisait voler ses longs cheveux noirs qui cinglaient mon visage. De temps à autre, Mike consultait sa boussole et corrigeait légèrement notre cap. Il aurait sans doute été plus facile de suivre les îles. Nous en dépassâmes une grande, qui devait faire près d’un kilomètre de long. Je plissai les yeux pour essayer de distinguer quelque chose à sa surface, mais il faisait trop noir. Seul l’éclat phosphorescent de son sillage permettait d’en discerner les contours. Des formes noires évoluaient dans l’écume laiteuse. Je tapai sur l’épaule de Mike pour les lui montrer.

— Des dauphins ! cria-t-il. C’est à ça que servait cette foutue colonie au début. Tu ne te souviens pas de la bande de babas, à l’époque de l’hégire, qui voulait sauver tous les mammifères des océans de l’Ancienne Terre ? Ils n’ont pas réussi…

J’aurais voulu lui poser une autre question, mais c’est à ce moment-là que le promontoire et la rade du Site n°1 furent en vue.

J’avais cru que les étoiles brillaient d’un éclat insurpassable au-dessus d’Alliance-Maui. J’avais cru que les îles migrantes offraient un incomparable spectacle de couleurs et de lumières. Mais le Site n°1, dans l’écrin de sa rade et de ses collines, était une balise éclatante qui trouait la nuit. L’intensité de ses lumières me rappelait un vaisseau-torche que j’avais contemplé un jour au moment où il créait sa propre nova de plasma contre le limbe sombre d’une terne géante gazeuse. La ville consistait en un énorme gâteau de miel à cinq niveaux où se dressaient des bâtiments blancs illuminés par des lanternes douces à l’intérieur et par une multitude de torches éclatantes à l’extérieur. La pierre volcanique blanche de l’île proprement dite semblait briller à la lumière de la ville. À l’extérieur de celle-ci se pressaient des tentes, des pavillons, des feux de camp et d’immenses bûchers qui ne pouvaient servir à rien d’autre que souhaiter la bienvenue aux îles migratrices.

Le port était rempli d’embarcations de toutes sortes : catamarans qui dansaient au gré de la houle, leurs cloches tintant en haut des mâts, péniches ventrues, à fond plat, faites pour se traîner d’un port à l’autre dans les eaux équatoriales peu profondes, mais parées, cette nuit-là, de guirlandes de lumières, et même quelques yachts de haute mer, au profil racé et fonctionnel comme celui d’un requin. Un phare, posé à l’extrême pointe du promontoire de la rade, projetait son puissant faisceau de lumière très loin sur l’océan, illuminant aussi bien les vagues que l’intérieur de l’île, revenant caresser à intervalles réguliers les bateaux dansant au bout de leurs amarres et la foule bigarrée sans cesse en mouvement sur les quais.

Le bruit montait déjà jusqu’à nous à deux kilomètres de distance. C’était une rumeur de fête, de cris et de musique, étroitement mêlée au murmure de la mer. Je perçus quelques notes de flûte d’une sonate de Bach. Je devais apprendre plus tard qu’il s’agissait d’un concert de bienvenue transmis au moyen d’hydrophones dans le Détroit où les dauphins dansaient et s’ébattaient au son de la musique.

— Bon Dieu, Mike, comment as-tu fait pour être au courant de tout ça ? demandai-je.

— J’ai interrogé l’ordinateur de bord principal.

Le tapis hawking s’inclina pour prendre son virage à droite, et nous perdîmes de vue les navires et le phare. Puis le tapis se dirigea vers le nord du Site n°1, là où régnait encore l’obscurité.

— Cette fête a lieu chaque année, m’expliqua Mike, mais ils en célèbrent en ce moment le cent cinquantième anniversaire. Les réjouissances durent depuis trois semaines. Et cela va continuer comme ça encore quinze jours. Il n’y a que cent mille colons en tout sur cette foutue planète, Merin, mais je te parie que la moitié d’entre eux sont ici en train de rigoler.

Il ralentit, commença prudemment son approche et se posa sur un affleurement rocheux non loin de la plage. Nous avions échappé au grain, mais l’horizon au sud était encore par intervalles illuminé d’éclairs qui rivalisaient avec les lumières des îles en mouvement. Au-dessus de nous, cependant, les étoiles n’en brillaient pas moins dans un ciel chaud et serein où la brise apportait des senteurs de vergers en fleurs. Nous repliâmes le tapis et sortîmes nos costumes d’Arlequin. Je vis que Mike glissait dans ses poches le crayon laser et les bijoux.

— Qu’est-ce que tu comptes faire avec ça ? demandai-je tout en dissimulant avec lui sous un gros rocher le sac à dos et le tapis.

— Ça ? fit Mike en agitant sous mon nez un collier acheté sur Renaissance. Avec cette babiole, tu pourras peut-être obtenir quelques faveurs.

— Faveurs ?

— Les faveurs d’une dame, expliqua Mike. Le repos du guerrier spatial. Un p’tit coin pour baiser, si tu préfères.

— Oh !

J’ajustai mon masque et mon bonnet. Les grelots tintèrent doucement dans l’obscurité.

— Viens, fit Mike. Il ne faut pas rater ça.

Je hochai gravement la tête et lui emboîtai gaillardement le pas. Nos grelots tintaient joyeusement chaque fois que nous escaladions une roche ou que nous sautions par-dessus un buisson, guidés par les lumières de la fête qui nous tendait les bras.


Accroupi en plein soleil, j’attends. Je ne sais pas trop quoi au juste. Je sens dans mon dos la chaleur de la pierre blanche du tombeau qui monte vers moi.

Le tombeau de Siri ?

Il n’y a pas un seul nuage là-haut. Je lève la tête, les yeux plissés, comme si j’allais apercevoir, dans l’éclat aveuglant du ciel, le Los Angeles et la porte distrans en cours d’achèvement. Naturellement, je ne vois rien du tout. Une partie de moi-même sait très bien qu’ils ne sont pas encore au-dessus de l’horizon. Une partie de moi sait à la seconde près combien de temps il reste pour que le vaisseau et la porte parviennent au zénith. Mais l’autre partie ne veut pas en entendre parler.

Est-ce que c’est cela qu’il faut faire, Siri ?

Le claquement brusque des oriflammes au bout de leur hampe se fait entendre tandis que le vent se lève. Je perçois, sans me retourner, la nervosité de la foule qui attend. Pour la première fois depuis ma descente planétaire, qui devait marquer notre sixième réunion, je suis rempli de chagrin. Ou plutôt non, ce n’est pas encore du chagrin, mais une sorte de tristesse qui va bientôt se transformer en douleur. Des années durant, j’ai tenu des conversations silencieuses avec Siri, formulant les questions longtemps à l’avance pour les lui poser un jour, et je prends cruellement conscience que plus jamais nous ne parlerons tranquillement ensemble. Un grand vide est en train de grandir en moi.

Faut-il que j’accepte cela, Siri ?

Je ne reçois aucune autre réponse que le murmure grandissant de la foule. Dans quelques minutes, ils m’enverront Donel, mon plus jeune fils encore vivant, ou bien sa fille, Lira, avec son frère, pour me convaincre de continuer la cérémonie. Je me débarrasse de la brindille que je mâchonnais. Il y a comme une ombre à l’horizon. Ce pourrait être un nuage, ou bien la première des îles, poussée par l’instinct et les vents du nord printaniers à migrer vers les hauts-fonds équatoriaux d’où elles viennent toutes. Mais quelle importance ?

Est-ce que c’est cela qu’il faut faire, Siri ?

Toujours pas de réponse, et le temps s’amenuise.


Il y avait des moments où Siri me semblait si ignorante de tout que cela m’écœurait.

Elle ne savait absolument rien de la vie que je menais lorsque j’étais loin d’elle. Elle posait parfois des questions, mais je me demandais souvent si les réponses l’intéressaient réellement. Je passais des heures à essayer de lui expliquer les magnifiques principes physiques qui faisaient fonctionner nos vaisseaux de spin, mais elle ne semblait jamais comprendre. Un jour, après lui avoir détaillé soigneusement les différences entre leurs antiques vaisseaux d’ensemencement et le Los Angeles, je fus sidéré de l’entendre me demander pourquoi il avait fallu quatre-vingts ans à ses ancêtres pour atteindre Alliance-Maui, alors que je faisais le voyage en cent trente jours. Elle n’avait rien compris du tout.

Les notions qu’elle avait de l’histoire étaient, au mieux, pitoyables. Elle voyait le Retz et l’Hégémonie un peu comme un enfant pouvait considérer le monde imaginaire d’un mythe plaisant mais plutôt simpliste. L’indifférence qu’elle manifestait me faisait quelquefois véritablement sortir de mes gonds.

Elle connaissait à peu près tout sur le début de l’hégire, tout au moins la période touchant à Alliance-Maui et à ses pionniers, et elle me sortait parfois des histoires ou des légendes ravissantes de candeur archaïque. Mais elle ne savait absolument rien des réalités post-hégiriennes. Des noms comme Garden, les Extros, Renaissance ou Lusus ne signifiaient pratiquement rien pour elle. Si je mentionnais devant elle Salmud Brevy ou le général Horace Glennon-Height, elle n’avait pas la moindre réaction. Vraiment pas la moindre.

La dernière fois que nous nous sommes réunis, elle avait soixante-dix années standard. Oui, soixante-dix, et elle n’avait jamais quitté sa planète ni utilisé un mégatrans. La seule boisson alcoolique à laquelle elle eût goûté était le vin. Jamais elle ne s’était interfacée avec un empathiseur médical, jamais elle n’avait franchi de porte distrans, ni fumé un joint de cannabis, ni pris un seul médicament à base d’ARN. Jamais elle ne s’était offert une petite manipulation génétique. Jamais elle ne s’était branchée sur une simstim. Elle n’avait pas vraiment fait d’études, ni entendu parler des gnostiques zen ou de l’Église gritchtèque, ni fait une balade dans un autre véhicule que le vieux glisseur Vikken de la famille.

Elle n’avait jamais fait l’amour avec un autre que moi. C’est du moins ce qu’elle disait, et je la croyais.


Ce fut à l’occasion de notre première réunion, sur l’archipel, que Siri m’emmena parler avec les dauphins.

Nous nous étions levés avant l’aube, pour l’admirer. Les hautes branches de la maison-arbre formaient un poste d’observation parfait pour contempler le ciel à l’est et voir la nuit pâlir peu à peu pour céder la place au matin. Les hauts cirrus filamenteux rosirent, puis la mer elle-même devint de plomb tandis que le soleil flottait sur la ligne plate de l’horizon.

— Allons nager, me dit Siri.

La riche lumière rasante lui baignait la peau et projetait son ombre de quatre mètres sur les planches de la plate-forme d’observation.

— Je suis trop fatigué, lui dis-je. Tout à l’heure.

Nous n’avions pas dormi de la nuit. Nous avions bavardé, fait l’amour, rebavardé et refait l’amour. Aveuglé par l’éclat du matin, je me sentais vidé, en proie à une vague nausée. Je sentais sous moi le moindre mouvement de l’île, qui me donnait le vertige et me faisait perdre conscience de la pesanteur comme un ivrogne qui n’arrive pas à mettre un pied devant l’autre.

— Viens maintenant, insista Siri en me tirant par la main.

J’étais un peu agacé, mais je me laissai entraîner. Siri avait alors vingt-six ans, sept ans de plus que moi, mais son impulsivité me rappelait l’adolescente que j’avais arrachée à la fête, à peine dix de mes mois plus tôt. Son rire profond et spontané n’avait pas changé. Ses yeux verts étaient aussi incisifs lorsqu’elle s’impatientait. Sa longue crinière de cheveux auburn était exactement la même. Mais ses formes étaient devenues plus pleines, riches d’une promesse à peine esquissée jusque-là. Ses seins étaient toujours hauts et fermes, des seins de jeune fille, presque, bordés sur le haut par des taches de rousseur qui laissaient progressivement place à une blancheur si translucide que l’on voyait les délicates arabesques bleues de ses veines. Mais ils avaient quand même quelque chose de différent. Ma Siri n’était plus tout à fait la même.

Tu viens, ou tu préfères rester là à regarder ? me demanda-t-elle.

Elle avait laissé tomber son cafetan à ses pieds lorsque nous étions arrivés sur le ponton où la petite embarcation était encore amarrée. Au-dessus de nous, les voiles des arbres commençaient à s’ouvrir sous les effets de la brise du matin. Depuis plusieurs jours, Siri insistait pour porter un maillot quand nous allions dans l’eau. Aujourd’hui, elle ne portait rien. Les pointes de ses seins se dressaient dans la fraîcheur de la brise.

— Est-ce que nous ne risquons pas de rester en arrière ? demandai-je en lorgnant les voiles qui claquaient dans les arbres.

Les jours précédents, nous avions attendu pour sortir les moments d’accalmie du milieu de la journée, lorsque la mer devenait un véritable miroir. Mais je voyais maintenant les nervures qui se tendaient tandis que le vent remplissait le creux des feuilles.

— Ne sois pas ridicule, me dit Siri. Nous pourrions toujours nous accrocher à une racine de quille ou à un filament nourricier et nous haler. Qu’est-ce que tu attends pour venir ?

Elle me jeta un masque à osmose et ajusta le sien. La membrane transparente rendait son visage luisant comme s’il était huileux. De la poche de son cafetan, elle sortit un lourd médaillon qu’elle se passa autour du cou. Le métal semblait sombre et sinistre contre sa peau.

— Qu’est-ce que c’est ? lui demandai-je.

Elle n’ôta pas son masque pour répondre. Elle mit les fils com en place sur son cou et me tendit les écouteurs. Sa voix me parvint, faible et métallique.

— Un disque traducteur, expliqua-t-elle. Je croyais que tu étais au courant de tous les gadgets, Merin. Le dernier à l’eau est une limace !

Maintenant d’une main le disque en place au creux de ses seins, elle se jeta à la mer. Je vis les globes pâles de ses fesses tandis qu’elle pirouettait pour descendre dans les profondeurs. Je mis mon masque, serrai les fils bien en place et plongeai à mon tour.

La base de l’île formait une tache sombre sur le fond de lumière cristalline de la surface. Je me méfiais des filaments nourriciers, bien que Siri m’eût prouvé, en les frôlant à maintes reprises, qu’ils ne s’intéressaient à aucune autre forme de proie que le zooplancton dansant à la lumière comme la poussière dans une salle de bal abandonnée. Les racines de quille descendaient comme des stalactites noueuses, sur des centaines de mètres, vers les profondeurs aux reflets pourpres.

L’île était en mouvement. Je voyais les légères fibrillations des filaments à la remorque. Dix mètres plus haut, le sillage captait la lumière. L’espace d’une seconde, j’eus l’impression d’étouffer sous le gel de mon masque, aussi sûrement que si c’était une barrière d’eau qui m’empêchait de respirer. Puis je me détendis, et l’air parvint de nouveau librement à mes poumons.

— Plus bas, Merin, me dit la voix de Siri.

Je battis des paupières, au ralenti, tandis que le masque se rajustait lentement sur mes yeux, et je l’aperçus, à une vingtaine de mètres au-dessous de moi, agrippée à une racine de quille, se laissant tirer sans effort au-dessus des courants froids des profondeurs où la lumière ne pénétrait jamais. Je pensai aux milliers de mètres d’eau qui se trouvaient sous moi, et aux créatures qui s’y cachaient peut-être, inconnues des colons. Je songeai aux ténèbres abyssales, et mon scrotum se contracta involontairement.

— Descends !

La voix de Siri parvenait comme un bourdonnement d’insecte à mes oreilles. Je fis basculer mon corps d’un coup de rein et détendis mes pieds. Le coefficient de flottaison n’était pas aussi élevé ici que dans les mers de l’Ancienne Terre. Cependant, il fallait pas mal d’énergie pour plonger si bas. Le masque compensait les effets de la profondeur et équilibrait l’azote, mais je sentais la pression sur ma peau et dans mes oreilles. Finalement, je cessai de me propulser avec les jambes, m’accrochai à une racine et me halai péniblement vers le bas jusqu’à la hauteur de Siri.

Nous nous laissâmes flotter côte à côte dans la pénombre. Siri avait un aspect spectral dans cette lumière. Ses longs cheveux l’entouraient comme un halo lie-de-vin. Les marques pâles du maillot sur son corps nu luisaient à la lumière bleu-vert. La surface semblait se trouver à une distance impossible. Le V de plus en plus long du sillage et l’horizontalité des innombrables filaments montraient que l’île allait de plus en plus vite, à la recherche de nouvelles eaux nourricières.

— Où sont les… commençai-je à articuler en subvocal.

— Chut ! fit Siri.

Elle manipula le médaillon. C’est alors que je les entendis… Les sifflets, les cris aigus, les trilles et les ronronnements. Tout cela formait une étrange musique réverbérée par les profondeurs.

— Bon dieu ! m’exclamai-je malgré moi.

Comme elle avait connecté nos fils com au traducteur, ces mots furent reproduits sous la forme d’un sifflet de locomotive insensé.

— Salut ! lança alors Siri.

La traduction de son appel sortit du médaillon comme un cri d’oiseau stertoreux et aigu, à grande vitesse, à la limite des ultrasons.

— Salut ! répéta-t-elle.

Plusieurs minutes passèrent avant l’arrivée des premiers dauphins curieux. Ils tournèrent autour de nous, inquiétants et énormes, leur peau musclée et luisante sous la lumière parcimonieuse. L’un d’eux, particulièrement gros, s’approcha jusqu’à un mètre de nous, pirouettant au dernier moment, de sorte que son ventre blanc incurvé passa comme une muraille devant nous. Je vis son œil noir qui pivotait au passage pour me regarder. Un seul coup de son énorme queue créa une turbulence suffisante pour me convaincre de la force de cet animal.

— Salut ! cria de nouveau Siri.

La masse agile se perdit dans un flou, et le silence régna quelques instants. Siri éteignit le médaillon traducteur.

— Veux-tu leur parler ? me demanda-t-elle.

— Bien sûr.

J’étais sceptique. Trois siècles d’efforts n’avaient guère abouti à créer un véritable dialogue entre l’homme et les mammifères marins. Mike m’avait expliqué un jour que les structures de pensée des deux familles d’orphelins de l’Ancienne Terre étaient trop différentes, et les références communes trop peu nombreuses. Un spécialiste préhégirien avait écrit que la communication verbale avec un dauphin ou un marsouin était à peu près aussi gratifiante qu’avec un bébé humain âgé d’un an. Des deux côtés, l’échange était généralement apprécié, et il y avait bien un simulacre de conversation, mais ni l’une ni l’autre des deux parties n’était plus savante au bout du compte.

Siri rebrancha le médaillon. Cette fois-ci, ce fut moi qui lançai :

— Salut !

Il y eut une nouvelle minute de silence, puis nos écouteurs se remplirent de bourdonnements tandis que la mer réverbérait des sifflements aigus comme des hululements.

Loin / sans-nageoire / salut-chanson ? / pulsation-courant / cercle-moi / jouer ?

— Qu’est-ce que… ? demandai-je à Siri.

Le médaillon traduisit ma question en trilles. Siri souriait de toutes ses lèvres sous le masque à osmose. Je fis une nouvelle tentative.

— Salut à vous ! Je vous adresse le bonjour de… euh… la surface. Comment ça va ?

Le gros mâle – je supposais que c’en était un – vira pour filer sur nous à la vitesse d’une torpille. Il fendait l’eau dix fois plus vite que je n’aurais su nager, même si j’avais pensé à me munir de palmes. L’espace d’une seconde, je crus la collision inévitable et je pliai les genoux tout en m’agrippant de toutes mes forces à ma racine de quille. Mais il opéra un rétablissement et grimpa vers la surface pour respirer tandis que Siri et moi étions secoués par la turbulence créée sur son passage et par la série de sifflements perçants qu’il émettait :

Sans-nageoire / sans-nourriture / sans-nager / sans-jouer / sans-plaisir

Siri coupa le médaillon et se laissa flotter à ma rencontre. Elle posa une main légère sur mon épaule tandis que je m’agrippais toujours à la racine. Nos jambes s’emmêlèrent tandis qu’un courant chaud nous caressait agréablement. Un banc de minuscules poissons rouges jeta des éclairs au-dessus de nous tandis que les masses noires des dauphins s’éloignaient en cercle.

— Ça te suffit ? me demanda Siri, la main à plat sur ma poitrine.

— Encore une fois ! lui criai-je.

Elle acquiesça, et remit le médaillon en service. Le courant, de nouveau, nous rapprocha. Elle passa le bras autour de ma taille.

— Pourquoi restez-vous autour des îles ? demandai-je aux museaux pointus qui décrivaient des cercles dans la pénombre moirée. Quel avantage en tirez-vous ?

Maintenant-bruit / chanson-ancienne / eau-profonde / sans-Grande Voix / sans-Requin / chanson-ancienne / chanson-nouvelle

Le corps de Siri était maintenant entièrement plaqué contre le mien. Son bras gauche m’enserrait la taille.

— Les Grandes-Voix étaient les baleines, chuchota-t-elle.

Sa chevelure flottait autour d’elle comme des oriflammes. Sa main droite glissa sur moi vers le bas, et sembla étonnée de ce qu’elle trouva.

— Est-ce que les Grandes-Voix vous manquent ? demandai-je aux ombres.

Il n’y eut pas de réponse. Siri noua ses jambes autour de mes hanches. La surface était un tourbillon de lumière à quarante mètres au-dessus de nos têtes.

— Qu’est-ce que vous regrettez le plus des océans de l’Ancienne Terre ? demandai-je.

De mon bras gauche, j’attirai Siri plus près, tout en faisant glisser ma main sur la cambrure de son dos, jusqu’à l’endroit où ses petites fesses rondes vinrent à la rencontre de ma paume. Pour le cercle des dauphins, nous ne devions plus former qu’une créature. Siri s’arc-bouta, et nous ne fûmes véritablement plus qu’un seul être.

Le médaillon avait dérivé sur l’épaule de Siri. J’essayai de l’attraper pour le faire taire, mais la réponse à ma question parvint en bourdonnant à nos oreilles.

Regrette-Requin / regrette-Requin / regrette-Requin / regrette-Requin / Requin / Requin / Requin

Je réussis à éteindre le disque traducteur. Puis je secouai la tête. Je ne comprenais pas. Il y avait tant de choses que je ne comprenais pas. Je fermai les yeux tandis que Siri et moi pompions doucement au rythme du courant et de nos propres corps, et que les dauphins continuaient de nager en cercle en sifflant et grognant les tristes trilles de leur ancienne complainte.


Nous étions redescendus des collines, Siri et moi, pour rejoindre les festivités, juste avant l’aube du deuxième jour. Durant un jour et une nuit entiers, nous avions parcouru les crêtes, nous avions partagé les repas des gens sous leurs dais de soie orange, nous nous étions baignés dans les eaux glacées de la Shree, et nous avions dansé au son des musiques incessantes venues des trains d’îles mobiles qui nous dépassaient. Nous avions un appétit inextinguible. À la tombée de la nuit, je m’étais éveillé pour m’apercevoir que Siri avait disparu. Elle fut de retour avant le lever de lune d’Alliance-Maui. Elle me raconta que ses parents étaient partis pour quelques jours sur une barge lente avec des amis. Ils avaient laissé le glisseur familial au Site n°1. Nous nous dirigeâmes donc, de feu de joie en feu de joie, de bal en bal, vers le centre de la cité. Nous avions l’intention de prendre le glisseur pour gagner le domaine familial de Siri, qui se trouvait non loin de Fevarone.

Malgré l’heure tardive, la place principale du Site n°1 était encore relativement pleine de fêtards. J’étais heureux comme tout. J’avais dix-neuf ans, j’étais amoureux, et la gravité de 0,93 g à Alliance-Maui me rendait léger. J’avais l’impression de pouvoir m’envoler, si je voulais. Je me sentais capable de n’importe quel exploit.

Nous nous étions arrêtés devant un étal pour acheter des beignets et des gobelets de café fumant lorsqu’une pensée me frappa soudain.

— Comment savais-tu que j’étais Navigant ?

— Tais-toi, mon petit Merin. Mange ton frugal petit déjeuner. Quand nous serons à la villa, je nous en ferai un vrai, capable de rassasier notre faim.

— Non, sérieusement, lui dis-je en m’essuyant le menton de la manche de mon costume d’Arlequin, qui commençait à ne plus être très propre. Ce matin, tu m’as avoué que tu savais depuis le début d’où je venais. Comment as-tu fait ? C’est mon accent ? Mon costume ? Mike et moi nous avons pourtant vu ici d’autres personnes habillées comme nous.

Elle rejeta ses cheveux en arrière en riant.

— Estime-toi heureux qu’il n’y ait que moi qui m’en sois aperçue, Merin chéri. Si cela avait été mon oncle Gresham ou ses amis, cela t’aurait occasionné quelques ennuis.

— Ah ? Et pourquoi ça ?

Je pris un nouveau beignet, que Siri paya. Je la suivis à travers la foule maintenant beaucoup moins dense. Malgré le mouvement et la musique autour de moi, je commençais à ressentir la fatigue.

— Ce sont des séparatistes, m’expliqua Siri. Mon oncle Gresham a récemment prononcé un discours devant le Conseil pour préconiser la lutte contre ceux qui veulent nous voir engloutir par ton Hégémonie. Il dit qu’il faut détruire votre porte distrans avant qu’elle ne nous détruise.

— Ah ! Et a-t-il précisé comment il comptait s’y prendre ? À ma connaissance, vous n’avez même pas de vaisseau spatial.

— C’est vrai, me dit Siri, et aucun d’entre nous n’a quitté l’atmosphère de cette planète depuis cinquante ans. Cela montre simplement à quel point les séparatistes ont des idées irrationnelles.

Je hochai lentement la tête. Le Maître-Navigant Singh et le conseiller Halmyn nous avaient mis au courant en ce qui concernait ces soi-disant séparatistes d’Alliance-Maui. « L’habituelle coalition coloniale des réactionnaires et nationalistes de tout poil », avait affirmé Singh. Raison de plus pour ne pas nous presser et développer le potentiel commercial de cette planète avant d’achever la porte distrans. Le Retz n’a pas besoin de voir ces culs-terreux entrer prématurément dans la danse. Et l’existence de semblables groupes est une raison supplémentaire de tenir l’équipage et les équipes de construction à l’écart des rampants.

— Où se trouve ton glisseur ? demandai-je à Siri.

La place se vidait rapidement. La plupart des orchestres s’étaient arrêtés de jouer, et les musiciens rangeaient leurs instruments pour la nuit. Des groupes en costumes bariolés gisaient un peu partout en tas, ronflant sur la pelouse ou sur les pavés parmi les détritus et les lanternes éteintes. Seuls quelques îlots de gaieté demeuraient, des groupes qui dansaient au son d’une guitare isolée ou qui chantaient pour eux-mêmes d’une voix ivre et discordante. Je repérai tout de suite parmi ces joyeux drilles mon ami Mike Osho, dans son costume bigarré, sans masque, une fille à chaque bras. Il essayait d’apprendre le Hava Nagilla à un cercle d’admirateurs ravis mais totalement ineptes. Si l’un trébuchait, tous les autres tombaient. Mike les remettait sur leurs pieds en les bousculant dans l’hilarité générale, et ils recommençaient à sautiller maladroitement tandis qu’il continuait à chanter de sa voix de basse.

— Il est là, me dit Siri en montrant du doigt une courte rangée de glisseurs garés derrière la Maison Commune.

Je hochai la tête et fis un signe à Mike, mais il était trop occupé à se cramponner à ses deux cavalières pour faire cas de moi. Nous traversâmes donc rapidement la place, et nous étions déjà dans l’ombre de la vieille bâtisse lorsqu’un cri retentit.

— Navigant de mes deux ! Retourne-toi, chien d’Hégémonien !

Je me figeai sur place, puis me retournai lentement, les poings serrés, mais il n’y avait personne derrière moi. Six jeunes hommes étaient descendus d’un podium et se tenaient en demi-cercle derrière Mike. Celui qui était le plus près de lui était mince et grand, d’une beauté éclatante. Il devait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans. Ses longues boucles blondes pendaient sur un costume de soie écarlate qui mettait son physique en valeur. Dans la main droite, il tenait une épée d’un bon mètre de long, qui semblait faite en acier trempé.

Mike se retourna lentement. Même à cette distance, je vis son regard se dessoûler pour évaluer la situation. Les filles qui l’encadraient et deux ou trois personnes de son groupe se mirent à glousser comme si les mots qui venaient d’être prononcés étaient follement amusants. Mike conserva son sourire de fêtard ivre pour demander :

— C’est bien à moi que vous vous adressez ainsi, monsieur ?

— C’est à toi que je m’adresse, fils de pute de l’Hégémonie, lança le chef du groupe, dont le beau visage était maintenant déformé par un rictus horrible.

— C’est Bertol, chuchota Siri à mon oreille. Mon cousin. Le benjamin de Gresham.

Je hochai la tête et m’avançai vers les lumières de la place. Siri me saisit le bras.

— Vous n’avez aucune raison de parler ainsi de ma mère, fit Mike d’une voix grasse. Vous a-t-elle offensé d’une quelconque manière ? Est-ce moi qui vous ai offensé ? Dans ce cas, mille pardons.

Il s’inclina si bas que les grelots de son bonnet touchèrent presque le sol. Des membres de son groupe applaudirent.

— C’est ta présence qui m’offense, bâtard hégémonien. Ta grosse carcasse empuantit notre atmosphère.

Les sourcils de Mike se haussèrent comiquement. Un jeune homme de son groupe, en costume de poisson, écarta les bras.

— Laisse-le, Bertol. Il ne fait que…

— Ferme-la, Ferick. C’est à ce gros con que je m’adresse.

— Gros con ? répéta Mike, les sourcils plus plissés que jamais. J’ai parcouru deux cents années-lumière pour m’entendre traiter de gros con ? Je me demande si ça en valait la peine.

Il fit gracieusement volte-face, en se libérant des deux femmes dans le même mouvement. Je l’aurais bien rejoint à ce moment-là, mais Siri s’accrochait à mon bras en me suppliant à voix basse. Lorsque je fus libre de mes mouvements, je vis que Mike faisait toujours l’imbécile, mais que sa main gauche s’était glissée dans la poche de sa chemise.

— Lance-lui ton épée, Creg, ordonna sèchement Bertol.

L’un des garçons de son groupe lança à Mike une épée, pommeau devant. Il ne fit pas un mouvement pour l’attraper et la regarda impassiblement retomber dans un grand bruit sur les pavés.

— Ce n’est pas possible que tu parles sérieusement, fit Mike d’une voix soudain parfaitement sobre. Espèce de crétin taré, tu t’imagines pour de bon que je vais me battre en duel avec toi uniquement parce que tu bandes à l’idée de te faire une gueule de héros devant tes mange-merde de copains ?

— Ramasse cette épée, glapit Bertol, ou je jure devant Dieu que je te découpe en rondelles là où tu es.

Il avança de plusieurs pas rapides. Son visage était déformé par la rage.

— Va te faire foutre, lui dit Mike.

Dans sa main gauche avait surgi le crayon laser.

— Non ! hurlai-je en courant vers la lumière.

Ce genre de crayon était utilisé sur les chantiers par les ouvriers du bâtiment pour marquer les poutrelles en alliage renforcé.

Les choses se passèrent alors très rapidement. Bertol fit un nouveau pas en avant, et Mike lança vers lui le rayon vert, d’un geste presque nonchalant. Le jeune colon laissa échapper un cri et fit un bond en arrière. Une ligne noire fumante barrait en diagonale le devant de sa chemise de soie. J’hésitai. Mike avait réglé la puissance au minimum. Deux des amis de Bertol s’avancèrent vers Mike. Il dirigea le rayon vers leurs tibias. Le premier tomba à genoux en poussant un juron. Le deuxième battit en retraite à cloche-pied, en gémissant.

Une petite foule s’était rassemblée. Les gens éclatèrent de rire lorsque Mike ôta son bonnet pour saluer en disant :

— Je vous remercie. Ma mère et moi, nous vous remercions beaucoup.

Le cousin de Siri ne contenait plus sa rage. La bave coulait sur sa lèvre inférieure et sur son menton. Je m’avançai à travers la foule et m’interposai entre lui et Mike.

— Hé ! Ça suffit comme ça, leur dis-je. On s’en va, maintenant. Au revoir tout le monde.

— Bon Dieu, Merin, tire-toi du milieu, grogna Mike.

— Ça va aller, lui dis-je en me tournant vers lui. Je suis avec une fille qui s’appelle Siri. Elle a un…

Bertol s’élança soudain, l’épée brandie. Je lui saisis l’épaule au passage et le poussai violemment. Il tomba lourdement dans l’herbe.

— Merde, fit Mike en reculant de plusieurs pas.

Il semblait épuisé et un peu écœuré. Il s’assit sur une marche de pierre.

— Merde, répéta-t-il.

Il y avait une fine zébrure écarlate sur le côté gauche de son costume d’Arlequin. Elle grossissait à vue d’œil, et le sang coula bientôt sur le ventre rebondi de Mike Osho.

— Bon Dieu, Mike !

Je déchirai un pan de ma chemise et m’efforçai d’endiguer le flot. J’avais tout oublié des cours de secourisme qu’on nous avait fait suivre à l’école des Navigants. Je portai machinalement la main à mon poignet, mais mon persoc n’y était pas. Nous avions préféré les laisser à bord du Los Angeles.

— Ça ira, Mike, murmurai-je. Ce n’est qu’une égratignure.

Le sang coulait maintenant sur ma main et sur mon poignet.

— Ça m’apprendra, grogna Mike.

Sa voix était rauque et tendue par la douleur :

— Merde… Tu te rends compte ? haleta-t-il. Une foutue épée de merde, Merin… Embroché dans la fleur de ma jeunesse par une putain de lame sortie tout droit d’une opérette de quatre sous… Merde, ça me fait mal…

— Une opérette, c’est vrai, murmurai-je en changeant de main.

Le tampon était imbibé de sang.

— Tu sais quel est ton putain… de problème, Merin ? Tu es toujours en train… de foutre ton grain de sel… partout… Ouuiillle.

Son visage devint blanc, puis gris. Son menton retomba contre sa poitrine, puis il se mit à respirer beaucoup plus fort.

— Ça suffit comme ça, hein, gamin ? On rentre à la maison, cette fois, hein ?

Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Bertol s’éloignait lentement avec ses copains. Le reste de la foule restait là à tourner en rond, encore sous le choc.

— Allez chercher un médecin ! leur criai-je. Faites venir de l’aide !

Deux hommes s’éloignèrent dans la nuit en courant. Je ne voyais pas Siri.

— Une seconde, une seconde, fit Mike d’une voix un peu plus forte, comme s’il avait oublié quelque chose d’important. Une seconde ! répéta-t-il. Puis il mourut.

Il s’éteignit comme ça. Sur le coup. Sa bouche s’ouvrit obscènement, ses yeux se révulsèrent, de sorte qu’on n’en voyait plus que le blanc, et une minute plus tard le sang avait cessé de jaillir par à-coups de la blessure.

Durant quelques secondes de démence, je me mis à invectiver le ciel. Je vis passer le Los Angeles contre le fond pâlissant des étoiles. Je savais que si j’avais pu ramener Mike à bord en quelques minutes, ils l’auraient sauvé. La foule recula tandis que je hurlais en prenant les étoiles à témoin. Finalement, je me tournai vers Bertol.

— Toi ! hurlai-je.

Il s’était immobilisé à l’autre bout de la place.

— Toi ! répétai-je.

Son visage était livide. Il me regarda sans répondre.

Je ramassai le laser à l’endroit où il avait roulé par terre, mis la puissance au maximum et m’avançai vers l’endroit où Bertol attendait avec ses copains.

Plus tard, à travers la brume des hurlements et de l’odeur de chair carbonisée, j’eus confusément conscience de la présence du glisseur de Siri en train de se poser au milieu de la foule hébétée. La poussière volait partout, et la voix de Siri m’ordonnait de monter à bord. Le glisseur quitta la lumière et la confusion de la place. Le vent froid décolla de ma nuque mes cheveux mouillés de transpiration.

— Nous allons à Fevarone, me dit Siri. Bertol était ivre. Les séparatistes sont des gens dangereux, mais minoritaires. Il n’y aura pas de représailles contre toi. Tu resteras chez moi jusqu’à ce que le Conseil ouvre une enquête.

— Non, lui dis-je d’une voix ferme en désignant un promontoire non loin de la ville. Tu vas te poser là.

Elle protesta, mais finit par obéir. Je jetai un coup d’œil au rocher pour être sûr que le sac à dos était bien là, puis je descendis du glisseur. Siri se pencha sur le siège et attira mon visage contre le sien.

— Mon amour… Merin.

Ses lèvres étaient chaudes et ouvertes, mais je ne ressentis rien. Tout mon corps était comme anesthésié. Je m’arrachai à son étreinte et lui fis signe de décoller. Elle repoussa ses cheveux en arrière. Ses yeux verts étaient pleins de larmes. Le glisseur décolla, s’inclina pour virer puis s’éloigna vers le sud dans la lumière naissante du matin.

Une seconde, avais-je envie de crier. Je m’assis au bord d’un rocher et m’entourai les genoux de mes deux bras en laissant échapper un chapelet de sanglots. Puis je me relevai et lançai le laser au loin dans la mer qui grondait au pied du promontoire. Je retournai le sac à dos pour en vider le contenu sur le sol.

Le tapis hawking avait disparu.

Je m’assis de nouveau, trop vidé pour pleurer ou rire ou m’éloigner. Le soleil se leva pendant que je me morfondais dans la même position. Je n’avais toujours pas bougé, trois heures plus tard, lorsque le gros glisseur tout noir de la police du Los Angeles se posa silencieusement à proximité du promontoire.


— Papa ! Il commence à se faire tard, papa !

Je me retourne pour voir Donel, mon fils, debout derrière moi. Il porte la robe bleu et or du Conseil de l’Hégémonie. Son crâne chauve est congestionné et baigné de transpiration. Donel n’a que quarante-trois ans, mais j’ai toujours l’impression qu’il est beaucoup plus âgé que ça.

— Je t’en prie, papa, me dit-il.

Je hoche la tête et je me relève, en secouant les brindilles et la terre de mes vêtements. Nous marchons ensemble vers le tombeau. La foule s’est maintenant rapprochée. Le gravier crisse sous les semelles des spectateurs impatients.

— Veux-tu que j’entre avec toi, papa ? me demande Donel.

Je me tourne vers cet étranger grisonnant qui est mon fils. Il n’a presque rien de Siri ni de moi dans son aspect physique. Son visage est avenant, congestionné, rempli d’excitation par cette journée peu commune. Je sens en lui la sincérité pleine de candeur qui tient souvent lieu d’intelligence chez certaines personnes. Je ne peux pas m’empêcher de faire la comparaison entre ce petit homme au crâne dégarni et Alón aux boucles noires, Alón le taciturne au sourire sardonique. Mais Alón est mort depuis trente-trois ans, fauché par une mort stupide dans un combat qui n’avait rien à voir avec lui.

— Inutile, lui dis-je. J’irai tout seul. Merci, Donel.

Il hoche la tête et fait un pas en arrière. Les oriflammes claquent au-dessus de la foule tendue. Je reporte mon attention sur le tombeau.

L’entrée est verrouillée par une serrure palmaire. Je n’ai qu’à y poser la main.

Depuis quelques minutes, j’entretiens dans ma tête une fiction destinée à me préserver à la fois de la tristesse qui grandit intérieurement en moi et de la série d’évènements extérieurs dont j’ai provoqué le déclenchement. Siri n’est pas morte. Dans la dernière phase de sa maladie, elle a convoqué les médecins et les quelques techniciens qui sont restés dans la colonie pour leur ordonner de reconstituer l’une des anciennes chambres d’hibernation utilisées deux siècles plus tôt à bord du vaisseau d’ensemencement. Siri est seulement endormie. Qui plus est, son long sommeil lui a redonné sa jeunesse. Lorsque je la réveillerai, elle sera la Siri de nos premières rencontres. Nous nous promènerons ensemble au soleil et, lorsque la porte distrans fonctionnera, nous serons les premiers à la franchir.

— Papa ?

— Oui.

Je fais un pas en avant et je pose la main sur la porte de la crypte. On entend un bourdonnement de moteur électrique tandis que la lourde dalle de pierre blanche recule. Je baisse la tête et j’entre dans le tombeau de Siri.


— Attention, Merin ! Frappe-moi ce foutu cordage avant qu’il ne te fasse passer par-dessus bord ! dépêche-toi !

J’obéis à toute vitesse. Le cordage mouillé était difficile à plier, et encore plus à attacher. Siri secoua la tête d’un air écœuré et se pencha en avant pour faire un nœud de bouline d’une seule main.

C’était notre sixième réunion. J’étais arrivé trois mois trop tard pour fêter son anniversaire, mais plus de cinq mille personnes avaient participé aux célébrations. Le Président de la Pangermie lui avait fait ses vœux dans un discours de quarante minutes. Un poète était venu lire les meilleurs sonnets de son Cycle de l’Amour. L’ambassadeur de l’Hégémonie lui avait offert un manuscrit ancien et un nouveau navire, un submersible de poche propulsé par les premières cellules à fusion autorisées sur la planète Alliance-Maui.

Siri possédait dix-huit autres navires, mais nous nous trouvions actuellement à bord d’un bateau de pêche, le Ginnie Paul. Nous venions de passer huit jours sur les hauts-fonds équatoriaux, rien que nous deux, à mouiller et à relever des filets, à patauger jusqu’aux genoux au milieu des poissons puants et des trilobites qui craquaient sous nos pieds, à nous coucher sur chaque vague, à mouiller et à relever encore des filets, à prendre le quart et à dormir comme des enfants exténués chaque fois que nous avions une brève période de répit. Je n’avais pas encore tout à fait vingt-trois ans. Je croyais être habitué à trimer sur le Los Angeles, et j’avais pour habitude de faire une heure d’exercice toutes les deux factions dans le caisson à 1,3 g, mais j’avais maintenant mal au dos et aux bras, et des ampoules plein les doigts entre les callosités de mes mains. Siri, elle, venait d’atteindre ses soixante-dix ans.

— Merin ! Va à l’avant carguer la misaine. Fais la même chose avec le foc. Ensuite, tu descendras t’occuper des sandwiches. Beaucoup de moutarde pour moi.

Je hochai la tête et gagnai maladroitement l’avant. Cela faisait un jour et demi que nous jouions à cache-cache avec la tempête.

Nous filions devant elle quand nous le pouvions, nous l’affrontions quand nous ne pouvions pas faire autrement. Au début, c’était un jeu assez excitant, qui nous changeait de la manœuvre des filets et de leur ravaudage. Mais au bout de quelques heures, la montée d’adrénaline avait fait place à une nausée constante et à un terrible épuisement. Les flots ne semblaient jamais vouloir se calmer. Les lames avaient dix mètres de haut. Le Ginnie Paul se couchait comme une matrone de bordel au gros cul, ce qu’il était exactement. Tout était trempé. Malgré mon ciré et trois couches de vêtements étanches, ma peau était trempée elle aussi. Mais pour Siri c’étaient des vacances longtemps attendues.

— Et encore, ce n’est rien, m’avait-elle dit au plus noir de la nuit, tandis que les lames déferlaient sur le pont et s’écrasaient contre le plastique meurtri du cockpit. Tu devrais venir pendant la saison du simoun !

Les nuages étaient encore bas et se mêlaient aux vagues grises de l’horizon, mais la tempête avait faibli et il ne subsistait plus qu’un clapot d’un mètre cinquante. J’étalai de la moutarde sur les sandwiches au rosbif et versai du café fumant dans les épais gobelets blancs. Il aurait été plus facile de transporter le café sous gravité zéro sans en renverser une goutte que d’affronter l’échelle qui menait sur le pont. Siri prit son gobelet à moitié vidé sans faire de commentaire. Nous restâmes quelques minutes assis en silence, savourant nos sandwiches et le liquide brûlant. Je pris la barre pendant qu’elle descendait chercher encore un peu de café. Le crépuscule était en train de se transformer graduellement en nuit.

— Merin, me dit-elle après m’avoir tendu mon gobelet et s’être adossée solidement contre le banc capitonné qui faisait le tour du cockpit, que va-t-il se passer quand la porte distrans commencera à fonctionner ?

Je fus surpris par la question. Nous n’avions presque jamais parlé de l’époque où Alliance-Maui entrerait dans l’Hégémonie. Je jetai un coup d’œil à Siri, et fus frappé de la voir tout à coup très vieille. Son visage était une mosaïque de rides et de plis. Ses beaux yeux verts s’étaient enfoncés dans des puits sombres, et ses pommettes étaient des lames de couteau sur du parchemin cassant. Ses cheveux gris étaient maintenant coupés court et collaient comme des piquants sur son front. Son cou et ses poignets étaient des cordes hérissées de tendons qui sortaient d’un sweater informe.

— Que veux-tu dire au juste ? lui demandai-je.

— Que va-t-il se passer quand ils ouvriront la porte distrans ?

— Tu sais bien ce qu’a dit le Conseil, Siri ! lui criai-je, car elle avait du mal à entendre d’une oreille. Une ère nouvelle s’ouvrira pour le commerce et la technologie d’Alliance-Maui. Vous ne serez plus confinés sur une seule planète. Lorsque vous deviendrez citoyens de l’Hégémonie, tout le monde aura le droit d’utiliser les portes distrans.

— Je sais déjà tout cela, me dit-elle d’une voix qui me parut accablée. Mais ce que je te demande, c’est ce qui se passera réellement. Qui viendra ici en premier ?

Je haussai les épaules.

— Des diplomates, sans doute. Des spécialistes des relations culturelles. Des anthropologues. Des ethnologues. Des experts en biologie marine.

— Et ensuite ?

Je restai silencieux. La nuit était maintenant tombée. La houle s’était presque calmée. Nos feux de route trouaient l’obscurité de leur éclat vert et rouge. Je ressentais la même angoisse que l’avant-veille, lorsque le mur de la tempête avait fait son apparition à l’horizon.

— Ensuite, murmurai-je, viendront les missionnaires. Puis les géologues du pétrole. Les aquaculteurs. Les promoteurs.

Elle but une gorgée de café.

— J’aurais cru que l’Hégémonie aurait largement dépassé le stade économique du pétrole.

Je me mis à rire.

— On ne dépasse jamais le stade du pétrole. Pas tant qu’il y en a encore dans le sous-sol. Nous ne le brûlons pas, si c’est ce à quoi tu penses, mais il demeure essentiel pour la production des plastiques, des matières synthétiques, des bases alimentaires et des kéroïdes. Deux cents milliards de gens, cela consomme beaucoup de plastique.

— Et Alliance-Maui a beaucoup de pétrole ?

— Beaucoup, répondis-je, sans rire du tout, à présent. Il y a des réserves équivalant à des milliards de barils rien que sous les hauts-fonds équatoriaux.

— Et comment feront-ils pour l’extraire, Merin ? Avec des plates-formes ?

— Oui. Des plates-formes, mais aussi des submersibles, des colonies sous-marines peuplées de travailleurs génétiquement adaptés, qu’ils feront venir de Mare Infinitus.

— Et les îles mobiles ? demanda Siri. Elles doivent revenir chaque année sur les hauts-fonds pour se nourrir du varech bleu qui ne pousse qu’à cet endroit et pour s’y reproduire. Qu’adviendra-t-il des îles ?

Je haussai de nouveau les épaules. J’avais bu trop de café, et cela me laissait un arrière-goût amer à la bouche.

— Je ne sais pas, murmurai-je. L’équipage n’est pas tellement tenu au courant. Mais à notre premier voyage, Mike a entendu dire qu’ils comptaient mettre le plus grand nombre possible de ces îles en valeur, de sorte qu’ils ont sûrement l’intention de les protéger.

— Les mettre en valeur ? fit Siri, manifestant de l’étonnement pour la première fois. Comment pourraient-ils mettre les îles en valeur ? Même les Premières Familles comme la mienne doivent demander la permission du Peuple de la Mer avant d’y construire leur maison-arbre.

Je souris de nouveau en entendant Siri utiliser l’expression locale qui désignait les dauphins. Les colons d’Alliance-Maui étaient de véritables enfants pour tout ce qui touchait à leurs foutus mammifères marins.

— Le programme est déjà établi, lui dis-je. Il y a cent vingt-huit mille cinq cent soixante-treize îles mobiles assez grandes pour être aménagées. Les concessions ont été distribuées depuis longtemps. Les îles les plus petites seront dispersées, je suppose. Celles de l’intérieur seront utilisées à des fins récréatives.

— Des fins récréatives, répéta songeusement Siri. Et combien d’Hégémoniens utiliseront la porte distrans pour venir ici… à des fins récréatives ?

— Tu veux dire au début ? Quelques milliers à peine la première année. Tant que la seule porte se trouvera sur l’île 241 – le Comptoir Commercial – les mouvements seront limités. Cinquante mille la deuxième année, peut-être, quand le Site n°1 aura sa propre porte. Ce sera du tourisme de luxe. C’est toujours le cas, au début, lorsqu’une colonie d’ensemencement fait son entrée dans le Retz.

— Et ensuite ?

— Après la période probatoire de cinq ans ? Il y aura des milliers de portes, naturellement. On peut imaginer que vingt ou trente millions de nouveaux résidents arriveront ici pendant la première année de pleine citoyenneté.

— Vingt ou trente millions… répéta Siri.

La lumière du support de compas illuminait par le bas les rides de son visage, qui avait toujours une certaine beauté. Contrairement à mon attente, cependant, il n’y avait ni colère ni indignation dans son expression.

— En contrepartie, poursuivis-je, vous serez tous des citoyens à part entière, à ce moment-là. Ce qui signifie que vous pourrez vous rendre librement dans n’importe quelle région du Retz, qui comprendra alors seize planètes de plus, peut-être davantage.

— Oui, murmura Siri en posant son gobelet vide à côté d’elle. L’écran radar rudimentaire, dans son cadre ciselé à la main, montrait la mer vide après la tempête.

— Est-il vrai, Merin, demanda-t-elle, que les citoyens de l’Hégémonie habitent des maisons qui sont dans plusieurs mondes à la fois ? Avec des fenêtres qui donnent sur une douzaine de cieux différents ?

— C’est vrai pour une minorité de gens, répondis-je en souriant. Ce n’est pas tout le monde qui peut s’offrir une résidence multiplanétaire.

Elle sourit à son tour et posa sur mon genou une main où ressortaient les taches brunes et les veines bleues.

— Tu es très riche, n’est-ce pas, Navigant ?

Je détournai les yeux.

— Pas encore.

— Bientôt, alors, Merin. Combien de temps, mon amour ? Moins de quinze jours de travail, et tu pourras rentrer chez toi dans l’Hégémonie. Ensuite, cinq de tes mois seulement passeront avant que vous ne reveniez chargés des derniers composants. Quelques semaines de plus pour finir le travail, et seuls quelques pas te sépareront de ta planète et de la fortune. Quelques pas… Des pas de deux cents années-lumière. C’est difficile à imaginer… Mais où en étais-je ? Oui, en tout, ça fait moins d’une année standard.

— Dix mois, murmurai-je. Trois cent six jours standard. Trois cent quatorze des tiens. Neuf mille dix-huit vacations.

— Et ton exil prendra fin.

— Oui.

— Je suis fatiguée, Merin. Je voudrais aller me coucher.

Je préparai la barre automatique, activai le système d’alarme anticollision et descendis avec elle. Le vent s’était de nouveau levé, et le vieux bateau était ballotté de creux en crête avec chaque mouvement de houle. Nous nous déshabillâmes à la lueur vacillante de la lanterne. Je fus le premier sous les couvertures de la couchette. C’était la première fois que Siri et moi partagions une période de sommeil. Je me souvenais de notre dernière réunion, dans sa villa, où elle s’était montrée si pudique, et je m’attendais à ce qu’elle éteigne la lumière. Mais elle demeura nue une bonne minute dans l’air glacé de la cabine, les bras pendant calmement le long des hanches.

Le temps avait exercé son office sur Siri, mais ne l’avait pas délabrée. La gravité avait fait son œuvre, inévitablement, sur sa poitrine et sur ses fesses, et elle était beaucoup plus maigre qu’auparavant. Je regardai les marques de ses côtes et de son sternum en saillie, et me souvins de la fille de seize ans aux plis de bébé et à la peau de velours. À la lumière froide de la lanterne qui se balançait au plafond, je contemplai les replis de chair flasque de Siri et me souvins du clair de lune brillant sur sa poitrine naissante. Et malgré tout cela, inexplicablement, c’était la même Siri qui se tenait devant moi.

— Pousse-toi un peu, Merin, me dit-elle en se glissant sous les draps à côté de moi. Ils étaient froids contre notre peau nue, et la couverture rêche n’était pas de trop. J’éteignis la lumière. Le bateau tanguait au rythme régulier de la respiration de l’océan, ponctuée par le craquement des mâts et du gréement. Demain, il y aurait encore des manœuvres de filet et du raccommodage à faire, mais c’était maintenant le moment de dormir. Je commençai à m’assoupir au son des vagues qui se brisaient contre le bois de la coque.

— Merin ?

— Oui ?

— Qu’arrivera-t-il si les séparatistes s’en prennent aux touristes ou aux nouveaux résidents ?

— Je croyais qu’ils avaient tous été envoyés dans les îles périphériques.

— C’est exact. Mais qu’arrivera-t-il s’ils résistent ?

L’Hégémonie enverra la Force, et les séparatistes seront mis au pas.

— Mais s’ils attaquaient la porte distrans, pour la détruire avant qu’elle ne soit opérationnelle, par exemple ?

— Impossible.

— Je sais, mais supposons que cela arrive quand même.

— Dans ce cas, le Los Angeles reviendrait, neuf mois plus tard, avec des troupes qui écraseraient les séparatistes… et tous ceux qui se mettraient en travers de leur chemin sur Alliance-Maui.

— Neuf mois de temps de transit… Onze ans pour nous.

— Ça ne changerait rien quand même, murmurai-je. Tu ne veux pas qu’on parle d’autre chose ?

— D’accord, accepta Siri.

Mais nous restâmes un long moment sans rien dire. J’écoutai les soupirs et les gémissements du bateau. Siri avait blotti sa tête au creux de mon bras. Elle respirait doucement contre mon épaule, et je crus qu’elle s’était endormie. J’étais sur le point de sombrer moi aussi dans le sommeil quand je sentis sa main chaude remonter le long de ma cuisse et m’entourer doucement. Je fus surpris tandis que mon membre commençait à se raidir. Elle murmura à mon oreille, en réponse à ma question muette :

— Non, Merin. On n’est jamais trop vieux pour ça. Tout au moins pour le contact et la chaleur humaine. À toi de décider, mon amour. Je serai contente de toute manière.

Je décidai. Nous ne nous endormîmes qu’un peu avant l’aube.


Le tombeau est vide.

— Donel ! Viens ici !

Il me rejoint en hâte, dans un froissement de robes qui trouble le silence caverneux. Le tombeau est entièrement vide. Il n’y a ni chambre d’hibernation – je ne m’attendais pas vraiment à en trouver une – ni sarcophage, ni cercueil. Une ampoule nue illumine l’intérieur de sa lumière crue.

— Qu’est-ce que ça signifie, Donel ? Je croyais que c’était le tombeau de Siri !

— C’est son tombeau, papa.

— Où est la sépulture ? Pas sous les dalles, bon Dieu !

Il essuie la sueur de son front. Je me souviens que c’est de sa mère que je suis en train de parler. Je me souviens aussi qu’il a eu près de deux ans pour s’habituer à l’idée de sa mort.

— Personne ne t’a rien dit ? me demande-t-il.

— Personne ne m’a dit quoi ?

La fureur et la perplexité me gagnent en même temps.

— On m’a juste fait venir ici dès que j’ai débarqué, en me disant que je devais visiter son tombeau avant l’inauguration de la porte. Qu’est-ce qu’il aurait fallu qu’on me dise, Donel ?

— Ma mère a été incinérée, conformément à ses instructions. Ses cendres ont été disséminées dans la Grande Mer du Sud, depuis la plus haute plate-forme de l’île familiale.

— Mais alors, pourquoi cette… crypte ?

Il faut que je fasse attention à ce que je dis. Donel est un être sensible. Il s’essuie de nouveau le front et regarde en direction de l’entrée. La foule ne peut pas nous voir, mais nous avons beaucoup de retard sur l’horaire. Déjà, les autres membres du Conseil ont été obligés de redescendre en hâte pour rejoindre les dignitaires sur le podium. Mon chagrin d’aujourd’hui n’a pas seulement dégénéré en contretemps officiel, il s’est transformé également en mélodrame.

— Ma mère a laissé des instructions précises, m’explique Donel. Elles ont été respectées à la lettre.

Il effleure une dalle de la paroi intérieure, et elle pivote pour dévoiler une niche dans laquelle se trouve un coffret de métal avec mon nom dessus.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Des objets personnels qu’elle a laissés à ton intention, murmure mon fils en secouant la tête. Seule la vieille Magritte en savait plus, mais elle est morte l’hiver dernier sans rien confier à personne.

— Très bien. Je te remercie. Je vous rejoins dans un moment.

Il consulte sa montre.

— La cérémonie commence dans huit minutes. La porte distrans sera activée dans vingt minutes.

— Je sais. Je ne vous demande qu’un petit moment.

Il hésite, puis sort. Je referme la porte derrière lui en plaquant la paume de ma main sur la serrure. Je soulève le coffret. Il est étonnamment lourd pour sa petite taille. Je le pose sur les dalles de pierre et m’accroupis devant lui. Une serrure palmaire miniature me permet de l’ouvrir dans un déclic. Je me penche pour en regarder le contenu.

— Merde alors !

L’exclamation à voix basse m’a échappé. Je ne sais pas à quoi je m’attendais, en fait. Peut-être des souvenirs nostalgiques des cent trois jours que nous avons passés ensemble au total. Peut-être une fleur séchée offerte et oubliée depuis longtemps, ou l’un des coquillages que nous allions chercher ensemble sur les fonds sous-marins au large de Fevarone. Mais ce n’est pas du tout cela.

Le coffret contient un petit laser Steiner-Ginn, l’une des armes rayonnantes les plus puissantes fabriquées à ce jour. Son accumulateur est relié par un fil à une petite cellule de fusion que Siri a dû prélever sur son submersible personnel. Également relié à la cellule d’alimentation, il y a un antique persoc à circuits imprimés et à affichage à cristaux liquides. L’indicateur de charge est au vert.

Il y a deux autres objets dans le coffret. Le médaillon traducteur que nous avons utilisé pour parler aux dauphins il n’y a pas si longtemps pour moi, et une chose qui me laisse littéralement bouche bée de stupeur.

— Petite coquine…

Les choses se mettent en place dans mon esprit. Je ne peux pas m’empêcher de sourire. Je murmure de nouveau :

— Chère petite coquine…

Roulé avec soin selon les règles de l’art, son fil d’alimentation correctement branché, le tapis hawking que Mike Osho a payé trente marks sur la place du marché de Carvnel est prêt à s’envoler. Je le laisse au fond du coffret, je défais la connexion d’alimentation du persoc et je m’assois en tailleur sur le sol pour activer le disque. La lumière de la crypte pâlit, et Siri se dresse soudain devant moi.


Ils ne m’ont pas chassé du vaisseau lorsque Mike est mort. Ils auraient pu, mais ils ne l’ont pas fait. Ils auraient pu me laisser aux mains de la justice locale d’Alliance-Maui. Ils ont préféré éviter cela. Deux jours durant, la Sécurité du vaisseau m’a questionné. Une fois, même, c’est le Maître-Navigant Singh en personne qui est venu m’interroger. Puis ils m’ont laissé reprendre mon poste. Pendant les quatre longs mois qu’a duré le voyage de retour, le souvenir de Mike et de son assassinat n’ont pas cessé de me torturer l’esprit. Je savais, confusément, que j’étais en partie responsable de ce crime. Je continuais de prendre mes quarts, de me réveiller au milieu de la nuit couvert de transpiration et de me demander s’ils allaient annuler mon contrat à notre arrivée dans le Retz. Ils auraient pu me le dire tout de suite, mais ils préférèrent ne pas le faire.

Mon contrat ne fut pas révoqué. On me laissa mes permissions dans le Retz, mais je n’eus plus le droit de passer mes périodes de repos sur Alliance-Maui tant que nous étions dans le système. De plus, je reçus un blâme officiel et fus l’objet d’une rétrogradation temporaire. Voilà ce qu’il restait de Mike. Un blâme et une rétrogradation.

Je pris mes trois semaines de permission en même temps que le reste de l’équipage. Mais, contrairement aux autres, je n’avais pas l’intention de retourner à bord. Je me distransportai sur Espérance et commis l’erreur classique des Navigants en essayant de rendre visite à ma famille. Deux jours dans l’atmosphère surpeuplée du dôme résidentiel me suffirent. Je me rendis sur Lusus, où je fréquentai pendant trois jours les putains de la rue des Chattes. Lorsque j’en eus assez, je me distransportai sur Fuji, où je dépensai la plupart de mes marks disponibles en paris sur les combats sanglants de samouraïs qui sont la spécialité locale.

En fin de compte, je décidai d’aller sur la station du Système Central, d’où je pris la navette des pèlerins qui me conduisit en deux jours au Bassin de Hellas. C’était la première fois que je visitais le Système Central et que je mettais les pieds sur Mars. Je n’ai d’ailleurs pas la moindre intention d’y retourner jamais. Mais les dix jours que j’y ai passés, tout seul, à errer dans les corridors poussiéreux et hantés du monastère, ont servi à me faire regagner le vaisseau. Et Siri.

Régulièrement, je quittais le dédale de pierre rouge du mégalithe et, vêtu de la combinaison et du masque, je grimpais sur l’un des innombrables observatoires de pierre pour y contempler longuement le ciel et l’astre gris pâle qui fut jadis la Terre. Quelquefois, je pensais aux vaillants et stupides idéalistes qui s’étaient lancés dans les immensités ténébreuses à bord de leurs précaires et lents vaisseaux chargés d’embryons et d’idéologies qu’ils transportaient avec un soin qui n’avait que leur foi d’égale. La plupart du temps, cependant, je n’essayais pas de penser à quoi que ce soit. Je restais immobile dans la nuit aux reflets pourpres, et je laissais Siri venir à moi. Du haut de la Roche Maîtresse, où tant de pèlerins beaucoup plus dignes que moi avaient cherché en vain le satori, j’atteignis cet état grâce au souvenir d’une femme-enfant qui n’avait pas encore seize ans, étendue nue à mes côtés tandis que la lune diffusait sa pâle clarté sur son corps à travers les ailes déployées d’un pervier.

Lorsque le Los Angeles accomplit son nouveau saut quantique, j’étais encore à son bord. Quatre mois plus tard, j’accomplis mon travail avec l’équipe de construction et j’occupai mes périodes de repos à dormir ou à me brancher sur mes stimsims préférées. Puis, un jour, Singh vint me dire :

— Vous pouvez descendre.

Je ne compris pas.

— Durant les onze ans qui se sont écoulés depuis votre lamentable histoire avec Osho, m’expliqua-t-il, les rampants ont transformé votre escapade en une foutue légende. Ils ont bâti un véritable mythe culturel autour de votre partie de jambes en l’air avec cette petite coloniale.

— Siri… murmurai-je.

— Préparez vos affaires, me dit Singh. Vous allez passer vos trois semaines à terre. Les spécialistes de l’ambassade disent que vous ferez plus de bien à l’Hégémonie en allant là-bas qu’en restant à bord de ce vaisseau. Nous verrons bien s’ils ont raison.

La planète entière m’attendait. Les foules hurlaient. Siri faisait de grands signes. Nous quittâmes le port à bord d’un catamaran jaune pour mettre le cap au sud-sud-ouest, vers l’archipel Équatorial et l’île familiale de Siri.


— Salut, Merin.

Siri flotte dans les semi-ténèbres de son tombeau. L’enregistrement holo n’est pas parfait, il y a une zone de flou sur les bords. Mais c’est bien Siri qui est devant moi, Siri telle que je l’ai vue pour la dernière fois avec ses cheveux gris presque ras, la tête droite, le visage rendu anguleux par les ombres.

— Salut, Merin, mon amour.

— Salut, Siri, lui dis-je.

La porte du tombeau est fermée.

— Je suis désolée de ne pouvoir participer avec toi à notre septième réunion, Merin. J’attendais tellement ce moment.

Elle marque un temps d’arrêt et regarde ses mains. L’image vacille légèrement tandis que la poussière danse à travers elle.

— J’avais soigneusement préparé ce que je voulais te dire, reprend-elle, et la manière de te le faire savoir, ainsi que les arguments à faire valoir et les instructions à donner. Mais je sais maintenant que cela ne servirait pas à grand-chose. Ou bien j’ai déjà dit ce que j’avais à te dire, et tu l’as entendu, ou bien il n’y a plus rien à dire, et le silence est la meilleure des choses en cette circonstance.

La voix de Siri est devenue encore plus belle avec l’âge. Elle est d’une plénitude et d’un calme que seule la douleur peut impartir. Elle écarte les mains, jusqu’à ce qu’elles disparaissent sur les bords de la projection.

— Merin, mon amour, comme nos jours, ensemble ou séparés, ont été étranges ! Comme le mythe qui nous unit est à la fois beau et absurde ! Mes jours, pour toi, n’ont été que des battements de cœur. Il m’est arrivé de te haïr pour cela. Tu étais un miroir qui ne ment pas. Si tu avais vu ta tête au début de chacune de nos réunions ! Tu aurais pu au moins essayer de cacher le choc que cela te faisait. Tu aurais pu faire au moins ça pour moi…

« Mais dans ta naïveté maladroite, il y a toujours eu… je ne sais pas… quelque chose, Merin. Quelque chose qui compense l’égoïsme et la dureté qui vont si bien avec toi. Un sentiment, peut-être. Ou bien au moins le respect d’un sentiment.

« Ce journal contient des centaines, des milliers de lignes, Merin. Je le tiens depuis l’âge de treize ans. Mais lorsque tu l’auras entre les mains, j’aurai tout effacé à l’exception de ce qui suit. Adieu, mon amour. Adieu…


J’éteins le persoc et je demeure assis quelques minutes dans un profond silence. Les bruits de la foule à l’extérieur sont presque entièrement étouffés par les murs épais du tombeau. Je prends une longue inspiration, et j’appuie de nouveau sur le disque.

Siri apparaît. Elle a presque cinquante ans. Je reconnais immédiatement l’endroit et le jour où elle a fait cet enregistrement. Je me souviens de son manteau et de la pierre d’anguille qu’elle porte en pendentif autour du cou. Je me souviens même de la mèche de cheveux qui a échappé à sa barrette et qui tombe, en ce moment même, sur sa joue. Je n’ai rien oublié de cette journée-là, qui était la dernière de notre troisième réunion. Nous nous trouvions en compagnie de quelques amis sur les hauteurs de Tern. Donel avait alors dix ans. Nous nous efforcions de le convaincre de se laisser glisser sur la neige avec nous. Il pleurait. Siri s’est retournée brusquement, avant même que le glisseur se pose. Lorsque Magritte est descendue, nous avons tous compris, en voyant la tête que faisait Siri, qu’il était arrivé quelque chose.

Ce sont les mêmes visages qui me regardent en ce moment. Siri écarte machinalement la mèche rebelle. Ses yeux sont rougis par les larmes, mais elle maîtrise sa voix :

— Merin, ils ont tué notre fils aujourd’hui. Alón avait vingt et un ans et ils l’ont tué. Tu étais si bouleversé aujourd’hui, Merin. « Comment une telle erreur a-t-elle pu se produire ? » ne cessais-tu de répéter. Tu ne connaissais pas vraiment Alón, mais j’ai lu la douleur sur ton visage lorsque nous avons appris la nouvelle. Ce n’était pas un accident, Merin. Si rien d’autre ne survit, si aucun témoignage ne reste, si tu ne comprends pas un jour pourquoi j’ai laissé un mythe sentimental gouverner toute mon existence, que cela se sache bien : ce n’est pas par accident que notre fils est mort. Il se trouvait avec les séparatistes lorsque la police du Conseil est arrivée. Même alors, il aurait pu se sauver. Nous avions préparé un alibi ensemble. La police aurait cru son histoire. Mais il a fait le choix de rester.

« Aujourd’hui, Merin, j’ai vu que tu étais impressionné par ce que j’ai dit à la foule en colère devant l’ambassade. Sache une chose, Navigant. Lorsque je leur ai dit : « Le moment n’est pas arrivé de montrer votre colère et votre haine », c’était exactement cela que j’avais dans la tête. Ni plus ni moins. Le moment n’est pas arrivé. Mais il viendra un jour. Il viendra certainement. L’alliance n’était prise par personne à la légère à l’époque des derniers jours, Merin. Elle n’est pas prise non plus à la légère aujourd’hui. Ceux qui l’ont oubliée vont avoir des surprises lorsque le moment viendra. Et il viendra à coup sûr.


L’image disparaît pour faire place à une autre. Dans l’intervalle d’une fraction de seconde, le visage d’une Siri âgée de vingt-six ans se forme en surimpression sur les traits de la vieille femme.

— Je suis enceinte, Merin. Cela me rend si heureuse. Il y a seulement cinq semaines que tu es parti, et tu me manques terriblement. Dire que tu vas rester absent dix ans ! Plus que ça, sans doute. Pourquoi n’as-tu pas songé à me demander de partir avec toi, Merin ? Je n’aurais pas pu le faire, mais j’aurais été si heureuse que tu me le demandes ! J’attends un enfant, mon amour. Les médecins disent que ce sera un garçon. Je lui parlerai de toi. Un jour, peut-être, il naviguera avec toi dans l’archipel et écoutera le chant du Peuple de la Mer comme nous l’avons fait tous les deux ces dernières semaines. Tu les comprendras peut-être alors, Merin. Tu me manques trop. Dépêche-toi de revenir, je t’en supplie.

L’image holo devient floue et se transforme encore. La jeune fille de seize ans au visage congestionné a de longs cheveux qui retombent sur ses épaules nues et sur sa chemise de nuit blanche. Elle parle rapidement, d’une voix entrecoupée de sanglots.

— Navigant Merin Aspic, je suis vraiment navrée pour ton ami, je t’assure. Mais tu es parti sans même dire au revoir. J’avais tant de projets pour toi et moi… tant d’espoir que tu nous aides… Tu n’as même pas dit un mot d’adieu. De toute manière, je me fiche pas mal de ce qui peut t’arriver. Je souhaite que tu retournes moisir dans tes ruchers puants de l’Hégémonie. Tu peux y crever, ça m’est complètement égal. En fait, Merin Aspic, je ne veux plus jamais te revoir, même si on me paye pour ça. Adieu…

Elle tourne le dos avant même que la projection ne prenne fin. Il fait maintenant nuit à l’intérieur du tombeau, mais le son subsiste quelques secondes. J’entends un petit gloussement étouffé, et la voix de Siri – je ne peux pas dire quel âge elle a – qui murmure une dernière fois :

— Adieu, Merin… Adieu…

Je murmure à mon tour, en éteignant le disque :

— Adieu, Siri.


La foule s’écarte pour me laisser passer lorsque je sors du tombeau en clignant des yeux. Je leur ai saboté le bon déroulement de leur programme officiel, et le pâle sourire qui flotte maintenant sur mon visage suscite des chuchotements d’indignation. Les haut-parleurs apportent les déclarations fleuries de la cérémonie jusqu’au sommet même de cette colline. J’entends l’écho des riches accents de la voix de l’ambassadeur :

— … le commencement d’une nouvelle ère de coopération…

Je dépose le coffret sur la pelouse et je sors le tapis hawking. La foule se rapproche pour regarder tandis que je le déroule. Les couleurs sont passées, mais les fils de commande brillent comme du cuivre poli. Je m’assois au centre du tapis et fais glisser le lourd coffret derrière moi.

— … seront suivies de beaucoup d’autres, jusqu’à ce que le temps et l’espace ne soient plus un obstacle…

La foule recule lorsque j’active les commandes de vol. Le tapis s’élève de quatre mètres. Je vois maintenant ce qu’il y a derrière le tombeau. Les îles sont de retour pour former l’archipel Équatorial. J’en vois des centaines, venant du sud, poussées par la brise.

— … C’est donc avec le plus grand plaisir que j’inaugure ce circuit en souhaitant la bienvenue à la colonie d’Alliance-Maui au sein de la grande communauté de l’Hégémonie humaine.

Le fil ténu du laser com de la cérémonie grimpe au zénith. On entend un crépitement d’applaudissements, puis l’orchestre commence à jouer. Je plisse les yeux vers le ciel juste à temps pour assister à la naissance d’une nouvelle étoile. Une partie de moi-même savait, à la microseconde près, ce qui allait se passer.

L’espace d’une fraction de seconde, la porte distrans a fonctionné. Durant quelques millièmes de seconde, le temps et l’espace ont bien cessé d’être un obstacle. Puis la force d’aspiration massive de la singularité artificielle a fait exploser la charge thermique que j’avais placée sur la sphère de confinement extérieure. Cette petite explosion n’a pas été visible, mais une seconde plus tard son rayon de Schwarzschild en expansion dévore cette enceinte, engouffrant trente-six mille tonnes de dodécaèdre fragile, continuant de grossir rapidement pour avaler des milliers de kilomètres cubes d’espace alentour. Et cela, c’est visible. Magnifiquement visible, sous la forme d’une nova miniature qui brille d’un éclat blanc dans le ciel bleu sans nuages.

L’orchestre cesse de jouer. Les gens courent se mettre à l’abri en hurlant. Ils n’ont pourtant aucune raison de s’affoler. Il y a une émission de rayons X qui vient du modulateur distrans tandis que celui-ci continue de s’affaisser sur lui-même, mais ce n’est pas suffisant pour présenter un danger. L’atmosphère dense d’Alliance-Maui protège la planète. Une seconde traînée de plasma devient visible lorsque le Los Angeles met un peu plus de distance entre lui et le trou noir miniature qui se résorbe rapidement. Le vent se lève et la mer devient houleuse. Il y aura d’étranges courants de marée cette nuit.

Je voudrais dire quelque chose de profond, mais les mots ne viennent pas. De plus, la foule n’est pas d’humeur à m’écouter. J’essaie de me persuader que j’entends quelques acclamations mêlées aux cris de panique.

Je pose la main sur les commandes, et le tapis hawking file en direction de la falaise et du port. Un pervier qui se laisse paresseusement porter par les courants thermiques bat des ailes, désespérément, à mon approche. Je lui crie :

— Qu’ils viennent ! Qu’ils viennent donc ! J’aurai trente-cinq ans, et je ne serai pas tout seul pour les recevoir ! Qu’ils viennent un peu, s’ils en ont le courage !

Je laisse retomber mon poing serré, et je ris. Le vent fait voler mes cheveux et sèche la sueur glacée sur mon torse et sur mes bras.

Il commence à faire plus froid. Je fais le point et mets le cap sur l’île la plus lointaine. Je suis impatient de retrouver les autres. Et j’ai encore plus hâte de parler au Peuple de la Mer, pour lui dire que le moment est enfin venu, que le Requin peut maintenant nager dans les océans d’Alliance-Maui.

Plus tard, quand les batailles seront gagnées et que la planète leur appartiendra, je leur parlerai d’elle. Je leur chanterai la chanson de Siri.


Les cascades de lumière du lointain combat spatial n’avaient pas cessé. On n’entendait aucun bruit à l’exception du vent sifflant sur les escarpements. Le groupe demeurait immobile, penché en avant, regardant l’antique persoc comme s’il allait en sortir encore quelque chose.

Mais il n’y eut plus rien. Le consul retira la microdisquette et la mit dans sa poche.

Sol Weintraub caressa le dos de son bébé endormi en disant :

— Vous n’êtes tout de même pas Merin Aspic !

— Non, répondit le consul. Merin Aspic a trouvé la mort pendant la rébellion. La rébellion de Siri.

— Comment cet enregistrement a-t-il pu parvenir jusqu’à vous ? demanda le père Hoyt. Cet extraordinaire document…

À travers son masque de douleur, le prêtre était visiblement très ému.

— C’est lui qui me l’a remis, déclara le consul. Quelques semaines avant d’être tué dans la bataille de l’Archipel.

Il regarda les visages, autour de lui, où se lisait l’incompréhension.

— Je suis leur petit-fils, expliqua-t-il. Le petit-fils de Siri et de Merin. Mon père – le Donel dont il est question dans cet enregistrement – a été le premier dirigeant du Conseil intérieur lorsque la planète Alliance-Maui a été admise au sein du Protectorat. Plus tard, il a été élu sénateur et a rempli ces fonctions jusqu’à sa mort. J’avais neuf ans, ce jour-là, sur la colline, devant le tombeau de Siri. J’en avais vingt, prêt à me joindre aux rebelles pour me battre, la nuit où Aspic est descendu sur notre île pour me parler seul à seul et m’interdire de faire une chose pareille.

— Vous auriez combattu l’Hégémonie ? demanda Brawne Lamia.

— J’aurais lutté jusqu’à la mort. J’aurais connu le sort d’un tiers de tous les hommes et d’un cinquième de toutes les femmes de la planète. Le sort des dauphins, des îles elles-mêmes, bien que l’Hégémonie eût pris soin de les ménager le plus possible.

— C’est un document bouleversant, murmura Sol Weintraub. Mais je ne comprends pas ce que vous faites ici. Quel rapport avec ce pèlerinage gritchtèque ?

— Je n’ai pas encore terminé, déclara le consul. Écoutez la suite.


Mon père était aussi faible que ma grand-mère avait été forte. L’Hégémonie n’attendit pas onze années locales pour revenir. Les vaisseaux-torches de la Force étaient en orbite avant la fin de la cinquième année. Mon père assista passivement à la débâcle des vaisseaux trop hâtivement construits par les rebelles. Il continuait de prendre le parti de l’Hégémonie tandis que notre monde était assiégé. J’avais quinze ans lorsque j’ai assisté de loin, avec toute ma famille, du haut du pont supérieur de notre île ancestrale, à l’incendie d’une douzaine d’autres îles sur la mer. Les glisseurs de l’Hégémonie embrasaient les flots de leurs bombes. Au matin, la mer était grise de cadavres de dauphins.

Ma sœur aînée Lira partit se battre aux côtés des rebelles dans les jours de désespoir qui suivirent la bataille de l’Archipel. Des témoins oculaires ont rapporté sa mort, mais son corps n’a jamais été retrouvé. Mon père, après cela, n’a plus jamais mentionné son nom.

Trois ans après le cessez-le-feu et l’entrée dans le Protectorat, nous constituions, nous autres les colons des origines, une minorité sur notre propre monde. Les îles étaient apprivoisées et vendues aux touristes, exactement comme l’avait prédit Merin. Le site n°1 est aujourd’hui une agglomération de onze millions d’âmes. Les ensembles résidentiels, les spires et les cités EM s’étendent sur toute la côte. Le port est un étrange souk où les descendants des Premières Familles vendent des œuvres d’art et des produits d’artisanat local à des prix exorbitants.

Nous avons vécu quelque temps sur Tau Ceti Central lorsque mon père a été élu sénateur. C’est sur cette planète que j’ai achevé mes études. J’étais un fils modèle, qui chantait les louanges de la vie dans le sein du Retz, étudiait l’histoire glorieuse de l’Hégémonie humaine et se préparait à la carrière diplomatique.

Mais pendant tout ce temps, j’attendais mon heure.

Je retournai quelque temps sur Alliance-Maui après mon diplôme. Je trouvai du travail sur l’île de l’Administration Centrale. Une partie de mes fonctions consistait à faire la tournée des centaines de plates-formes de forage qui couvraient sur les hauts-fonds, et à faire des rapports sur les complexes sous-marins alors en développement rapide. Je faisais également office d’agent de liaison avec les sociétés d’aménagement urbain venues de TC, ou de Sol Draconi Septem. Ce travail ne me plaisait guère, mais j’étais efficace et je souriais. Tout en attendant mon heure.

Je courtisai et épousai une descendante de l’une des Premières Familles, de la lignée de Bertol, le cousin de Siri. Après avoir brillamment passé l’examen du corps diplomatique, je demandai un poste à l’extérieur du Retz.

Ce fut, pour Gresha et moi, le début d’une longue diaspora. Je fus un fonctionnaire très efficace. La diplomatie était innée chez moi. En moins de cinq années standard, je devins vice-consul. Trois ans après, j’étais consul à part entière. Tant que je resterais dans les Confins, je ne pourrais pas m’élever plus haut.

C’était cependant le choix que j’avais fait. Je travaillais pour l’Hégémonie, et j’attendais mon heure.

Au début, mon rôle consistait à fournir aux colons l’aide technologique du Retz pour faire ce qu’ils excellent généralement à accomplir, c’est-à-dire détruire la vie autochtone. Ce n’est pas un hasard si, en six cents ans d’expansion interstellaire, l’Hégémonie n’a rencontré aucune espèce considérée comme intelligente au regard de l’indice Drake-Turing-Chen. Sur l’Ancienne Terre, il était depuis longtemps acquis que toute espèce ayant l’outrecuidance de mettre l’homme dans sa chaîne alimentaire était condamnée à l’extinction à brève échéance. À mesure que le Retz s’étendait, chaque fois qu’une espèce menaçait de rivaliser sérieusement avec l’intelligence humaine, cette espèce disparaissait avant même l’entrée en fonction des premiers modulateurs distrans.

Sur la planète Whirl, nous avons traqué les insaisissables zeplins jusque dans leurs tours de nuées. Il se peut qu’ils n’aient pas été intelligents selon les critères de la Centralité ou du genre humain, mais ils étaient d’une beauté à vous couper le souffle. Quand ils sont morts, émettant des vibrations de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, leurs messages visuels incompris, isolés de leurs congénères en fuite, la beauté de leur agonie était indescriptible. Nous avons vendu leurs peaux photoréceptrices à des firmes spécialisées du Retz, leur chair à des mondes comme Heaven’s Gate, et nous avons réduit leurs os en poudre pour en faire des aphrodisiaques à l’usage des impuissants et des superstitieux d’une douzaine d’autres mondes-colonies.

Sur Garden, je servais de conseiller technique aux ingénieurs des arcologies qui drainaient le Grand Marécage, mettant ainsi un terme à l’existence des centaures des marais, dont le règne éphémère avait eu le tort de gêner les projets d’aménagement de l’Hégémonie. Ils essayèrent bien d’émigrer, vers la fin, mais les Marches du Nord étaient beaucoup trop sèches pour eux. Lorsque je visitai de nouveau la région, quelques dizaines d’années plus tard, à l’époque de l’entrée de Garden dans le Retz, les ossements blanchis des centaures gisaient encore dans certaines parties des Marches comme des pétales décolorés de fleurs exotiques appartenant à une ère révolue.

Sur Hébron, j’arrivai juste au moment où les colons juifs mettaient un terme à leur longue lutte avec les Aluites seneshiens, ces créatures aussi fragiles que l’écologie sans eau de leur planète. Les Aluites étaient des empathes, et c’est notre cupidité et notre peur qui les a exterminés au même titre que notre incontournable exotisme. Mais sur Hébron, ce n’est pas l’extinction des Aluites qui m’a pétrifié le cœur. C’est le rôle que j’ai joué dans les évènements qui ont causé la perte des colons eux-mêmes.

Sur l’Ancienne Terre, ils possédaient un mot pour décrire ce que j’étais. Un collabo. Même si Hébron n’était pas ma planète natale, les colons qui s’y étaient réfugiés avaient été poussés par des raisons aussi évidentes que celles de mes ancêtres, ceux qui signèrent l’Alliance de Vie sur l’île de Maui, sur l’Ancienne Terre. Mais j’estimais que mon heure n’était pas encore venue. J’attendais. Et durant cette attente, j’ai joué le jeu. Avec toutes ses conséquences.

Ces gens me faisaient confiance. Ils finirent par croire ce que je leur racontais sur la gloire qu’il peut y avoir à faire partie de la communauté humaine… c’est-à-dire à entrer dans le Retz. Ils insistèrent pour qu’une seule ville soit ouverte aux étrangers. J’acceptai avec un sourire. Aujourd’hui, la Nouvelle-Jérusalem abrite soixante millions de personnes alors que le continent tout entier n’est peuplé que de dix millions de colons juifs autochtones, qui dépendent de la cité retzienne pour la majeure partie de leurs fournitures. Et cela durera une décennie au plus. Sans doute bien moins.

J’ai un peu craqué lorsque Hébron est entrée dans le Retz. J’ai découvert l’alcool, l’antithèse bénie du flash-back et du câblage mental. Gresha est restée avec moi à la clinique pendant toute la durée de ma cure. Curieusement pour un monde judaïque, il s’agissait d’une institution catholique. Je me souviens du froissement des robes dans les corridors, la nuit.

Ma dépression s’est faite discrètement et loin de tout. Ma carrière n’en a pas souffert. C’est en tant que consul à part entière que j’ai pris mon poste sur Bressia avec ma femme et mon fils.

Quel rôle délicat était le nôtre sur cette planète ! Nous faisions continuellement de la corde raide. Depuis des décennies, vous le savez, colonel Kassad, les forces du TechnoCentre harcelaient les essaims extros partout où ils trouvaient refuge. Les autorités constituées du Sénat et de l’Assemblée consultative des IA avaient décidé qu’il fallait tester, d’une manière ou d’une autre, les capacités militaires des Extros dans les Confins. C’est Bressia qui fut choisie. J’admets que les Bressians se comportaient en dignes représentants de l’Hégémonie avant mon arrivée. Leur société archaïque et caricaturale était de type prussien, militariste à souhait. Ils étaient particulièrement arrogants dans leurs prétentions économiques, et poussaient la xénophobie au point de s’engager gaillardement dans l’armée afin de « balayer la menace extro ». Ils allèrent même, au début, jusqu’à affréter des vaisseaux-torches pour attaquer les essaims. Avec des engins au plasma, des sondes à impact et des virus modifiés.

C’est à la suite d’une légère erreur de calcul que je me trouvais encore sur Bressia lorsque les hordes extros sont arrivées. Cela se joua à quelques mois près. Normalement, c’est une équipe d’analystes militaro-politiques qui aurait dû se trouver à ma place.

C’était sans importance pour l’Hégémonie, dont les desseins étaient servis quand même. La résolution et les capacités de déploiement rapide de la Force purent être testés comme il se devait sans que les intérêts de l’Hégémonie n’en souffrent. C’est à ce moment-là que Gresha a trouvé la mort, naturellement. Lors du tout premier bombardement. Quant à mon fils alors âgé de dix ans, Alón, il se trouvait avec moi, et il a survécu à la guerre… pour mourir bêtement quand un crétin de la Force a placé un engin piégé ou une charge de démolition trop près des baraquements des réfugiés à Buckminster, la capitale.

Je n’étais pas à ses côtés quand il est mort.

Après Bressia, j’ai été promu. On m’a confié la mission la plus délicate et la plus passionnante que l’on pouvait donner à quelqu’un qui avait un simple rang de consul. Je devins l’agent diplomatique chargé de négocier directement avec les Extros.

Au début, je me distransportai fréquemment sur Tau Ceti Central pour avoir de longs entretiens avec le comité du sénateur Gladstone et un certain nombre de conseillers IA. Je rencontrai Meina Gladstone en personne. Leurs intentions étaient assez compliquées. En gros, il fallait provoquer les Extros afin qu’ils nous attaquent, et la clé de cette provocation était le monde d’Hypérion.

Les Extros observaient Hypérion depuis bien avant la bataille de Bressia. Nos services de renseignement disaient qu’ils étaient obsédés par les Tombeaux du Temps et par le gritche. Leur attaque contre le vaisseau-hôpital de l’Hégémonie qui transportait, entre autres, le colonel Kassad était le résultat d’une méprise. Le commandant du vaisseau extro avait pris le bâtiment pour un vaisseau de spin militaire. Plus grave encore, du point de vue extro, était le fait qu’en donnant l’ordre à ses vaisseaux de descente de se poser à proximité des Tombeaux du Temps, ce même commandant nous avait révélé ses capacités à défier les marées du temps. Après le massacre de ses commandos par le gritche, le commandant du vaisseau-torche a été exécuté dès son retour aux essaims.

Nos services de renseignement estimaient que la méprise des extros ne s’était pas soldée par un désastre total. Des informations capitales sur le gritche avaient été obtenues. Et les Extros étaient de plus en plus obsédés par Hypérion.

Gladstone m’expliqua longuement comment l’Hégémonie comptait tirer parti de cette obsession. Elle me fit comprendre que l’affrontement qu’elle voulait provoquer était une affaire concernant davantage la politique intérieure du Retz que les Extros eux-mêmes. Des éléments du TechnoCentre s’opposaient depuis des siècles à l’entrée d’Hypérion dans l’Hégémonie. Ils ne faisaient plus cela, disait-elle, dans l’intérêt de l’humanité, et l’annexion en force de cette planète, sous couvert de défendre le Retz, donnerait l’occasion à des coalitions d’IA plus progressistes de renforcer leur pouvoir au sein du TechnoCentre. Ces modifications de l’équilibre politique du Centre seraient profitables au Sénat et au Retz d’une manière qui ne me fut pas expliquée pleinement. La menace potentielle représentée par les Extros serait définitivement balayée, et une nouvelle ère de gloire s’ouvrirait pour l’Hégémonie.

Gladstone insista sur le fait que je n’étais pas obligé de me porter volontaire pour cette mission, qui mettrait ma vie et ma carrière en péril. Mais j’acceptai tout de même.

L’Hégémonie me fournit un vaisseau particulier. Je ne demandai qu’une seule modification dans son agencement : l’installation d’un vieux piano Steinway.

Des mois durant, je voyageai en solitaire avec mes réacteurs Hawking. Je traversai pendant quatre mois des régions de l’espace où les essaims extros migraient régulièrement. Finalement, mon vaisseau fut détecté et capturé. Ils acceptèrent de me considérer comme un messager, tout en sachant que j’étais là pour les espionner. Ils envisagèrent de m’exécuter, mais ne le firent pas. Ils envisagèrent aussi de négocier avec moi, et décidèrent finalement de le faire.

Je n’essaierai pas de décrire la beauté de la vie à l’intérieur d’un essaim, ni leurs cités-globes à gravité zéro, ni leurs agricomètes, ni leurs amas de propulsion, ni leurs forêts micro-orbitales, ni leurs rivières migratrices, ni les dix mille couleurs et textures de la vie durant leur Semaine de la Jonction. Qu’il me suffise de vous dire ma conviction que les Extros ont accompli ce que l’humanité n’a pas su faire depuis des millénaires : évoluer. Pendant que nous continuons de vivre dans nos cultures dérivées, pâles reflets de la vie sur l’Ancienne Terre, les Extros explorent de nouvelles dimensions esthétiques, artistiques, éthiques ou bioscientifiques, tout ce qui change et qui est susceptible de refléter l’âme humaine.

Nous les traitons de barbares alors que c’est nous qui nous accrochons, timorés, à notre Retz, comme des Wisigoths tapis parmi les ruines de la splendeur fanée de Rome, et c’est nous qui nous proclamons « civilisés ».

En moins de dix mois standard, je leur avais avoué mon plus grand secret et ils m’avaient appris les leurs. Je leur expliquai avec autant de détails que possible comment leur extinction avait été planifiée par l’entourage de Gladstone. Je leur révélai le peu que les scientifiques du Retz comprenaient sur les anomalies présentées par les Tombeaux du Temps, et je leur fis part des craintes inexplicables entretenues par le TechnoCentre à propos d’Hypérion. Je leur décrivis le piège mis en place, avec Hypérion pour appât, et les terribles conséquences qui en découleraient pour eux s’ils s’avisaient de vouloir occuper ce monde. Toutes les unités de la Force fondraient alors sur le système d’Hypérion pour les écraser.

Ces révélations faites, je m’attendais, une fois de plus, à être mis à mort. Mais au lieu de m’exécuter, ils m’apprirent quelque chose. Ils me montrèrent des messages mégatrans interceptés, des enregistrements sur faisceau étroit ainsi que leurs propres archives de l’époque où ils avaient eux-mêmes fui le système de l’Ancienne Terre, quatre cent cinquante ans plus tôt. Les faits étaient d’une terrible simplicité.

La Grande Erreur de 08 n’était pas un accident. La mort de l’Ancienne Terre avait été délibérément provoquée, soigneusement préparée par des éléments du TechnoCentre et par leurs homologues humains dans le gouvernement naissant de l’Hégémonie. L’hégire avait été prévue en détail des dizaines d’années avant que le trou noir erratique ne plonge « accidentellement » dans le cœur de l’Ancienne Terre.

Le Retz, la Pangermie, l’Hégémonie humaine, tout cela avait été bâti sur le plus horrible des parricides. Et l’édifice se maintenait grâce à une politique tranquille et soutenue de fratricide, impliquant l’assassinat de toute espèce susceptible à un degré quelconque de devenir concurrente. Les Extros, représentant la seule autre tribu humaine libre d’errer entre les étoiles et le seul groupe en dehors de la domination du TechnoCentre, étaient la prochaine cible sur la liste de l’extinction.

Je retournai dans le Retz. Plus de trente-cinq années en temps local avaient passé. Meina Gladstone était devenue Présidente. La Révolte de Siri n’était plus qu’une légende romantique, une parenthèse dans l’histoire de l’Hégémonie.

Je rencontrai Meina Gladstone. Je lui fis part d’un grand nombre – mais pas de la totalité – des révélations que les Extros m’avaient faites. Je lui dis qu’ils savaient que tout combat mené pour conquérir Hypérion ne pourrait être qu’un piège, mais qu’ils viendraient quand même, et qu’ils souhaitaient que je sois nommé consul sur cette planète, afin que je puisse jouer le rôle d’agent double lorsque la guerre éclaterait.

Ce que je ne lui dis pas, c’était qu’ils avaient promis de me donner un appareil avec lequel je pourrais ouvrir les Tombeaux du Temps et laisser le champ libre au gritche.

La Présidente eut de longues conversations avec moi. Les agents du renseignement de la Force me questionnèrent longuement, pendant des mois. Des drogues et des moyens technologiques furent utilisés pour vérifier si je disais bien la vérité et si je ne leur cachais rien. Mais les Extros étaient également très forts dans ce domaine. Je ne disais que la vérité, mais pas toute la vérité.

Finalement, je fus nommé sur Hypérion. Gladstone proposa de donner à ce monde le statut de protectorat et de me nommer ambassadeur, mais je déclinai les deux offres. La seule faveur que je demandai fut de conserver mon vaisseau particulier. Je fis le voyage à bord d’un vaisseau de spin régulier, et mon appareil arriva plusieurs mois après dans le ventre d’un vaisseau-torche de passage. Il demeura sur une orbite d’attente, étant bien entendu que je pouvais le faire descendre et m’en aller avec à n’importe quel moment.

Seul sur Hypérion, j’attendis. Des années passèrent. Je laissais mon adjoint gouverner cette planète des Confins pendant que j’allais boire Chez Cicéron et que j’attendais patiemment.

Les Extros finirent par me contacter sur leur mégatrans privé.

Je pris un congé de trois semaines, fis descendre mon vaisseau dans un endroit désert à proximité de la mer des Hautes Herbes, gagnai un lieu de rendez-vous situé dans la région du nuage d’Oört, embarquai leur agent – une femme nommée Andil – et un trio de techniciens, et redescendis me poser au nord de la chaîne Bridée, à quelques kilomètres des Tombeaux du Temps. Les Extros ne possédaient pas de distrans. Leur existence se passait dans les vastes régions intermédiaires de l’espace interstellaire où ils voyaient passer la vie du Retz à toute allure, comme un film holo en accéléré. Le temps les obsédait. Le TechnoCentre avait donné le modulateur distrans à l’Hégémonie, et c’était lui qui entretenait le réseau. Aucune équipe humaine, aucun spécialiste n’en comprenait exactement la théorie. Les Extros avaient essayé d’élucider ce mystère, mais sans succès. Cependant, leurs recherches leur avaient permis de faire quelques percées dans la compréhension et dans la manipulation de l’espace-temps.

Ils comprenaient, par exemple, le phénomène des marées du temps et des champs anentropiques qui entouraient les Tombeaux. Ils n’étaient pas capables de reproduire ces champs, mais ils savaient se protéger d’eux et – théoriquement – provoquer leur effondrement. Les Tombeaux du Temps et leur éventuel contenu cesseraient alors de vieillir à l’envers. Les Tombeaux « s’ouvriraient ». Le gritche romprait sa longe, il ne serait plus confiné au voisinage des Tombeaux. Ce qu’il y avait d’autre à l’intérieur serait libéré.

Les Extros étaient convaincus que les Tombeaux du Temps étaient des artefacts issus de leur propre futur, et que le gritche était une arme de rédemption attendant pour la saisir la main adéquate. Le culte gritchtèque voyait dans le monstre un ange vengeur tandis que les Extros y voyaient un outil issu de l’imagination humaine et venu du futur pour délivrer l’humanité du TechnoCentre. Andil et ses techniciens étaient là pour étalonner et mettre au point leurs appareils d’expérience.

— Vous n’allez pas vous en servir maintenant ? demandai-je.

Nous étions assis à l’ombre de la structure appelée le Sphinx.

— Pas tout de suite, me répondit Andil. Seulement lorsque l’invasion sera imminente.

— Mais vous disiez qu’il faudrait des mois pour que ça marche et que les Tombeaux commencent à s’ouvrir.

Andil acquiesça. Elle avait les yeux d’un vert très foncé, elle était extrêmement grande, et je distinguais les raies discrètes de son exosquelette motorisé à travers son collant.

— Un an, ou même davantage, dit-elle. Ce dispositif détruira les champs anentropiques de manière graduelle. Cependant, une fois amorcé, le processus est irrévocable. C’est pourquoi nous attendrons, pour l’activer, que les Dix Conseils aient décidé l’invasion définitive du Retz.

— Il y a encore des doutes ?

— Quelques débats d’éthique. À quelques mètres de nous, les trois techniciens étaient en train de recouvrir les machines d’une toile caméléon et d’un champ de confinement codé.

— Une guerre interstellaire causera la mort de millions, et peut-être de milliards de personnes, reprit Andil. Lâcher le gritche dans le Retz est un acte qui peut être lourd de conséquences imprévues. Quel que soit notre désir de frapper le TechnoCentre, il y a des controverses sur la meilleure manière d’atteindre nos objectifs.

Je hochai lentement la tête tout en contemplant les techniciens au travail et la vallée des Tombeaux qui s’étendait derrière eux.

— Quand vous aurez activé le dispositif, murmurai-je, vous ne pourrez plus retourner en arrière. Le gritche sera libéré, et il vous faudra gagner la guerre pour le maîtriser, c’est bien cela ?

Andil eut un léger sourire.

— C’est bien cela, dit-elle.

Je la tuai alors, avec ses trois techniciens. Puis je lançai le laser Steiner-Ginn de grand-mère Siri le plus loin possible dans les dunes, je m’assis sur un emballage vide en mousse lovée et je sanglotai durant quelques minutes. Je m’avançai alors vers le cadavre d’un technicien, lui pris son persoc, l’utilisai pour pénétrer dans le champ de confinement, dégageai les machines de leur toile caméléon et activai le dispositif.

Il n’y eut pas de modification visible. L’atmosphère avait la même limpidité de fin d’hiver. Le Tombeau de Jade brillait doucement tandis que le Sphinx continuait de regarder le néant. Les seuls bruits qui parvenaient à mes oreilles étaient les crépitements du sable projeté par le vent contre les caisses et les cadavres. Seul un témoin lumineux sur une machine extro indiquait que le dispositif fonctionnait… et avait déjà fait son œuvre.

Je retournai lentement au vaisseau. Je m’attendais presque à voir surgir le gritche. J’espérais à moitié qu’il allait apparaître soudain devant moi. Je demeurai assis sur le balcon de mon vaisseau durant plus d’une heure, à contempler les ombres qui emplissaient la vallée et le sable qui recouvrait peu à peu les corps. Mais le gritche ne vint pas. Et je ne vis pas le moindre arbre à épines. Au bout de quelque temps, je me mis devant mon Steinway et jouai un Prélude de Bach. Puis je bouclai le vaisseau et pris l’espace.

Je contactai les Extros pour leur dire qu’un accident s’était produit. Le dispositif s’était déclenché prématurément, et le gritche avait massacré les autres. Malgré la confusion et la panique que cette nouvelle provoqua chez eux, les Extros proposèrent de m’abriter chez eux. Je déclinai leur offre. Puis je regagnai le Retz. Les Extros ne me poursuivirent pas.

J’utilisai mon mégatrans pour contacter Gladstone et lui dire que les agents extros avaient été éliminés par mes soins. Je lui annonçai que l’invasion était extrêmement probable et que le piège fonctionnait comme prévu. Mais je ne lui parlai pas de la machine extro. Gladstone me félicita et m’invita chez elle. Je déclinai son invitation en expliquant que j’avais besoin de silence et de solitude. Puis je dirigeai mon vaisseau vers le monde des Confins le plus proche du système d’Hypérion, sachant que le voyage en soi consumerait le temps nécessaire au commencement de l’acte suivant.

Plus tard, lorsque l’appel au pèlerinage fut lancé par Gladstone en personne sur mégatrans, je compris le rôle que les Extros m’avaient réservé sur la fin. Les Extros ou bien le TechnoCentre, ou encore Gladstone et ses machinations. Peu importe, désormais, qui se considère le maître des évènements. Les évènements n’obéissent plus à aucun maître.

Le monde que nous connaissons est en train de prendre fin, mes amis, quoi qu’il puisse nous arriver. En ce qui me concerne, je n’ai aucune requête à présenter au gritche, aucune déclaration finale à lui soumettre ni à soumettre à l’univers. Je suis revenu parce qu’il le fallait, parce que c’était mon destin. Depuis ma plus tendre enfance, j’ai toujours su ce que je ferais un jour. Je savais que je retournerais, seul, me recueillir devant le tombeau de Siri, pour jurer qu’elle serait vengée de l’Hégémonie. Je savais également quel serait pour moi le prix à payer, aussi bien au regard de ma vie que de l’histoire.

Mais lorsque viendra le moment de juger, de comprendre une trahison qui se propagera comme un incendie à travers le Retz et qui causera la mort de planètes entières, je vous demande de ne pas penser à moi, car mon nom n’était même pas écrit dans l’eau, comme celui de votre poète disparu, mais de penser à l’Ancienne Terre, qui est morte sans raison, et aux dauphins, dont les carcasses grises ont pourri au soleil, et aussi aux îles mobiles, que j’ai vues errer sans but, leurs eaux nourricières saccagées, leurs hauts-fonds Équatoriaux criblés de plates-formes de forage, elles-mêmes surchargées de touristes braillards exhalant des odeurs de lotion solaire et de cannabis.

Mieux encore, ne pensez à rien de tout cela. Restez comme je l’ai fait après avoir appuyé sur le bouton, assassin, traître, mais fier tout de même, campé sur le sol d’Hypérion, la tête droite, le poing levé vers le ciel, criant comme Mercutio : « Maudites soient vos deux maisons ! »

Car, voyez-vous, je n’ai pas oublié le rêve de ma grand-mère. Je n’ai pas oublié comment les choses auraient pu être.

Je me souviens de Siri.

— C’est donc vous l’espion ? fit le père Hoyt. L’espion extro ? Le consul se frotta les joues sans rien dire. Il semblait épuisé, complètement à bout de forces.

— Ouais, grogna Martin Silenus. La Présidente m’avait averti, lorsqu’elle m’a désigné pour faire ce pèlerinage. Elle m’a prévenu qu’il y aurait un espion parmi nous.

— Elle a dit cela à tout le monde, fit sèchement Brawne Lamia.

Elle regarda le consul. Il semblait y avoir une certaine tristesse dans ses yeux.

— Notre ami est donc un espion, murmura Sol Weintraub. Mais ce n’est pas seulement un agent des Extros, ajouta-t-il en prenant dans ses bras le bébé qui venait de se réveiller et qui pleurait. C’est ce que l’on appelle dans les séries d’espionnage un agent double, et même triple, dans le cas présent. Un agent de la régression totale. En réalité, un agent exterminateur.

Le consul leva les yeux vers le vieil érudit.

— C’est quand même un espion, déclara Silenus. Et les espions, on les exécute, pas vrai ?

Le colonel Kassad avait son bâton de la mort à la main. Mais il n’était braqué sur personne en particulier.

— Êtes-vous en contact avec votre vaisseau ? demanda-t-il au consul.

— Oui.

— De quelle manière ?

— Le persoc de Siri… Il a été… modifié.

Kassad hocha légèrement la tête.

— Et vous êtes resté en contact avec les Extros par l’intermédiaire du mégatrans de bord ?

— Oui.

— Pour les tenir au courant du pèlerinage comme ils vous l’avaient demandé ?

— Oui.

— Vous ont-ils répondu ?

— Non.

— Comment croire à ce qu’il raconte ? s’écria le poète. C’est un putain d’espion !

— Taisez-vous ! ordonna Kassad d’une voix impérative, sans quitter le consul des yeux un seul instant. Est-ce vous qui avez attaqué Het Masteen ?

— Non, répondit le consul. Mais lorsque l’Yggdrasill a brûlé, j’ai tout de suite compris que quelque chose n’allait pas.

— Que voulez-vous dire ? demanda Kassad.

Le consul s’éclaircit la voix.

— J’ai eu l’occasion de fréquenter plusieurs Voix de l’Arbre des Templiers. Leur relation à leur vaisseau-arbre est quasi télépathique. La réaction de Masteen a été beaucoup trop faible. Ou bien il n’était pas ce qu’il prétendait être, ou bien il savait que le vaisseau allait être détruit, et il avait coupé tout contact avec lui. Pendant mon tour de garde, je suis descendu dans l’intention de lui poser quelques questions. Il n’était plus là. Sa cabine était dans l’état où nous l’avons trouvée, à part le fait que le cube de Möbius était à l’état neutre. L’erg aurait pu s’échapper. J’ai remis la sécurité et je suis remonté.

— Vous n’avez rien fait à Het Masteen ? demanda de nouveau Kassad.

— Non.

— Encore une fois, pourquoi devrions-nous le croire ? Demanda Silenus.

Le poète tenait à la main sa dernière bouteille de scotch, déjà bien entamée. Le consul y posa les yeux tout en répliquant :

— Vous n’avez aucune raison de me croire, en effet. Et cela n’a pas la moindre importance.

Les longs doigts effilés du colonel Kassad pianotèrent sur le manche de son bâton de la mort.

— Qu’allez-vous faire, maintenant, avec le mégatrans ? demanda-t-il.

Le consul prit une longue inspiration lasse avant de répondre :

— Je dois leur indiquer à quel moment précis les Tombeaux du Temps s’ouvriront. Si toutefois je suis encore en vie à ce moment-là.

Brawne Lamia désigna l’antique persoc.

— Nous pourrions le détruire, dit-elle.

Le consul haussa les épaules.

— Il pourrait nous être utile, fit le colonel, en nous donnant accès aux conversations civiles et militaires transmises en clair. D’autre part, nous pourrions faire venir ici le vaisseau du consul, en cas de besoin.

— Non ! s’écria le consul. Nous ne pouvons pas retourner en arrière, maintenant.

C’était le premier signe d’émotion qu’il manifestait depuis plusieurs minutes.

— Personne ici, je pense, n’a l’intention de retourner en arrière, déclara Kassad.

Il fit du regard le tour des visages las qui l’entouraient. Personne ne parla pendant un bon moment.

— Il faut que nous prenions une décision, murmura enfin Sol Weintraub en hochant le menton vers le consul tout en continuant de bercer son bébé.

Martin Silenus avait le front posé contre le goulot de sa bouteille à présent vide. Il releva la tête en disant :

— La trahison est punie de mort. De toute manière (il gloussa), nous allons tous mourir dans quelques heures. Pourquoi notre dernier acte ne serait-il pas une exécution ?

Le père Hoyt fit une grimace, visiblement sous le coup d’un spasme de douleur. Il porta un doigt tremblant à ses lèvres gercées.

— Nous ne sommes pas une cour de justice.

— C’est faux, lui dit Kassad. Nous en sommes une.

Le consul se pencha en avant, les jambes repliées sous lui, et posa les avant-bras sur ses cuisses, les doigts noués.

— Vous n’avez qu’à décider, dit-il d’une voix qui ne laissait transparaître aucune émotion.

Brawne Lamia avait sorti l’automatique de son père. Elle le posa par terre près de l’endroit où elle était assise. Ses yeux allaient sans cesse du consul à Kassad.

— Qui peut parler de trahison ici ? demanda-t-elle. Trahison envers quoi ? Aucun de nous, à l’exception, peut-être, du colonel, ne peut être considéré comme un citoyen exemplaire. Nous sommes tous les jouets de forces qui nous dépassent.

Sol Weintraub s’adressa alors directement au consul.

— Ce que vous ignoriez, mon cher ami, c’est que Meina Gladstone et certains éléments du TechnoCentre, lorsqu’ils vous ont choisi comme émissaire auprès des Extros, savaient parfaitement de quelle manière vous alliez réagir. Peut-être ne pouvaient-ils pas deviner que les Extros connaissaient le moyen d’ouvrir les Tombeaux du Temps – bien que, avec les IA du TechnoCentre, on ne puisse jamais savoir – mais ils avaient certainement prévu que vous vous retourneriez contre les deux civilisations à la fois, les deux camps qui ont fait du mal à votre famille. Tout cela fait partie de je ne sais quel plan bizarre. Il est évident que vous n’aviez pas plus de libre arbitre en la matière que… (il souleva son bébé) cet enfant.

Le consul parut désorienté. Il voulut dire quelque chose, mais se ravisa et demeura muet, se contentant de hocher la tête.

— Il se peut qu’il ait raison, admit le colonel Kassad. Néanmoins, même si nous ne sommes tous que des pions sur un échiquier, nous nous devons d’être responsables du choix de nos actions.

Il leva les yeux vers le mur, où des pulsations de lumière venues de la lointaine bataille spatiale peignaient sur le plâtre blanc des motifs rouge sang.

— À cause de cette guerre, reprit-il, des milliers, peut-être des millions de gens vont mourir. Et si les Extros ou le gritche ont accès au système distrans du Retz, des milliards de vies, sur des centaines de mondes, seront menacées.

Le consul le regarda tranquillement tandis qu’il levait vers lui son bâton de la mort.

— Ce serait la solution la plus rapide pour tout le monde, reprit Kassad. Le gritche, lui, ne connaît pas la pitié.

Personne ne disait rien. Le regard du consul semblait fixé sur un point extrêmement éloigné.

Kassad remit la sûreté et glissa le bâton à sa ceinture.

— Nous sommes arrivés jusqu’ici ensemble, dit-il. Nous ferons le reste du chemin ensemble.

Brawne Lamia rangea le pistolet de son père, se leva, traversa l’espace qui la séparait du consul, s’agenouilla devant lui et lui passa les bras autour du cou. Pris au dépourvu, il leva un bras pour l’arrêter tandis que la lumière dansait sur le mur derrière eux.

Un instant plus tard, Sol Weintraub les rejoignit et les serra tous les deux contre lui en entourant leurs épaules d’un seul bras. Dans l’autre bras, Rachel gazouilla de plaisir au contact de toute cette chaleur humaine. Le consul perçut l’odeur de talc et de nouveau-né qui se dégageait d’elle.

— J’ai eu tort, murmura-t-il. J’ai une requête, moi aussi, à formuler devant le gritche. Une requête en sa faveur.

Il caressa doucement la nuque chaude du bébé. Martin Silenus émit un rire qui se termina en une sorte de sanglot.

— Nos dernières volontés, dit-il. Je ne sais pas si les muses accordent aussi des faveurs, mais je ne demande rien d’autre qu’une fin pour mon poème.

Le père Hoyt se tourna vers lui.

— Est-ce si important, qu’il ait une fin ?

— Oh oui, oui, oui ! grogna Silenus.

Il laissa tomber la bouteille vide, plongea la main dans son sac et en sortit une poignée de pelures qu’il brandit vers le groupe comme une offrande.

— Voulez-vous les lire ? Voulez-vous que je vous en donne lecture moi-même ? Je sens que cela me revient. Relisez le début. Relisez les Cantos que j’ai écrits il y a trois siècles et qui n’ont jamais été publiés. Tout est là. Absolument tout. Nous sommes tous dedans. Vous, moi, ce voyage. Ne comprenez-vous pas que je ne crée pas seulement un poème, mais l’avenir tout entier ?

Il lâcha les pelures, ramassa la bouteille vide, fronça les sourcils et la leva comme un calice.

— Je crée l’avenir, répéta-t-il sans redresser la tête. Mais c’est le passé qui a besoin d’être changé. Rien qu’un instant. Rien qu’une décision.

Martin Silenus releva alors le front. Il avait les yeux rouges.

— Cette chose qui va nous tuer demain… Ma muse, notre donneur et notre repreneur de vie… Elle est venue vers nous à reculons à travers le temps. Mais elle ne me fait pas peur. Qu’elle me prenne, moi, cette fois-ci, et qu’elle laisse Billy tranquille. Qu’elle me prenne, et que le poème en reste là, inachevé pour l’éternité. Il leva la bouteille encore plus haut, ferma les yeux et la lança violemment contre le mur opposé. Les éclats de verre réfléchirent la lumière orangée venue des explosions lointaines et silencieuses.

Le colonel Kassad s’approcha du poète et posa une main aux longs doigts effilés sur son épaule.

L’espace de quelques secondes, la pièce sembla rayonner de chaleur humaine. Puis le père Hoyt s’écarta du mur où il était adossé, leva la main droite, le pouce et le petit doigt unis, les trois autres doigts serrés, dans un geste qui semblait l’inclure au groupe qui se tenait devant lui, et prononça à voix basse :

Ego te absolvo.

Le vent crépitait contre les murs extérieurs et sifflait sur les gargouilles et les terrasses. La lueur d’une bataille qui se déroulait à cent millions de kilomètres de là donnait au groupe des colorations rouge sang.

Le colonel Kassad se dirigea vers la porte. Les autres se séparèrent.

Essayons de dormir un peu, suggéra Brawne Lamia.

Plus tard, dans la solitude de son rouleau de couchage, écoutant les plaintes et les hurlements du vent, le consul posa la joue contre son paquetage et remonta la couverture rêche sur sa tête. Cela faisait des années qu’il n’avait essayé de s’endormir paisiblement.

Il pressa son poing crispé contre son autre joue, ferma les yeux et sombra presque aussitôt dans le sommeil.

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