Prologue

L’arbalète d’Anka était équipée d’un fût en matière plastique noire, d’une corde d’acier chromé, et un seul mouvement de son levier coulissant suffisait à la bander. Anton n’aimait pas les nouveautés, il utilisait un bon vieil engin du même modèle que celui du maréchal Totz, premier roi d’Arkanar : bardé de cuivre, avec un moulinet sur lequel s’enroulait une corde de boyau. Pachka, lui, avait pris une carabine à air comprimé. Paresseux et peu doué pour les travaux manuels, il considérait les arbalètes comme des armes préhistoriques.

Ils approchèrent d’une rive escarpée et sablonneuse, orientée au nord, où affleuraient les racines enchevêtrées de pins immenses. Anka lâcha la barre du gouvernail et regarda autour d’elle. Le soleil était déjà haut, tout était bleu, vert et jaune : le brouillard bleu au-dessus du lac, les pins vert sombre de la forêt, le sable jaune de la rive opposée. Et au-dessus d’eux, le ciel d’un bleu très clair.

« Il n’y a rien ici », dit Pachka.

Les garçons, penchés par-dessus bord, regardaient dans l’eau.

« Je vois un énorme brochet, affirma Anton.

— Avec des nageoires comme ça ? » demanda Pachka.

Anton ne répondit pas. Anka regarda, elle aussi, mais n’aperçut que son propre reflet.

« Si on se baignait ? proposa Pachka. Elle est un peu froide », ajouta-t-il, après avoir mouillé son bras jusqu’au coude.

Anton passa à l’avant et sauta sur la rive. La barque tangua. Anton l’attrapa pour la stabiliser, le temps que Pachka saute à son tour. Celui-ci se leva, mit la rame sur ses épaules, comme une palanche, et tout en se tortillant, chanta :

Vieux capitaine Vitslipoutsli !

Ne dors-tu pas mon ami ?

Attention, vers toi s’approchent

Des bancs de requins frits !

Anton tira brusquement sur la barque sans rien dire.

« Hé ! » cria Pachka, en se retenant au bord.

« Pourquoi frits ? demanda Anka.

— Je ne sais pas », dit Pachka. Ils sortirent tous les deux de la barque. « N’empêche que c’est bien, hein ? Des bancs de requins frits ! »

Ils tirèrent l’embarcation sur la berge, leurs pieds s’enfonçant dans le sable humide, abondamment recouvert d’aiguilles sèches et de pommes de pin. Ils tirèrent complètement la barque, lourde et glissante, hors de l’eau, puis s’arrêtèrent, essoufflés.

« Je me suis écrasé le pied », se plaignit Pachka, tout en arrangeant le bandeau rouge qui ceignait son front. Il faisait bien attention à ce que le nœud du tissu se trouvât exactement au-dessus de l’oreille droite, comme chez les pirates iroukanais à grand nez.

« La vie ne m’est pas chère, ohé ! » déclara-t-il.

Anka suçait consciencieusement son doigt.

« Une écharde ? demanda Anton.

— Non. Une écorchure. Il y en a un qui a de ces ongles …

— Montre ça. »

Elle tendit le doigt.

« Oui, dit Anton, une blessure. Bon, qu’est-ce qu’on fait ?

— Sur les épaules et … on suit la rive, proposa Pachka.

— Ce n’était pas la peine de débarquer alors, dit Anton.

— En barque, même une poule y arriverait, expliqua Pachka. Mais sur le bord, il y a, primo, les roseaux, secundo, les pentes raides, tertio, les remous. Avec des lottes. Et des silures.

— Des bancs de requins frits, dit Anton.

— Tu as déjà plongé dans des remous ?

— Oui.

— J’ai jamais eu l’occasion de te voir le faire.

— Il y a beaucoup de choses que tu n’as jamais vues. »

Anka leur tourna le dos, tendit son arbalète et tira sur un pin, à vingt pas de là. L’écorce vola en éclats.

« Bravo ! » s’exclama Pachka qui tira aussitôt à la carabine. Il avait visé le carreau d’Anka, mais passa à côté. « Je n’ai pas pu retenir mon souffle, expliqua-t-il.

— Et si tu avais pu ? » demanda Anton. Il fixait Anka.

Elle tirait le moufle de la corde. Ses muscles étaient parfaits. Anton regardait avec plaisir la petite boule dure du biceps rouler sous la peau bronzée.

Anka visa très soigneusement et tira. Le carreau se ficha dans le tronc, un peu en dessous du premier.

« Nous avons tort de faire ça, dit-elle.

— Quoi ? demanda Anton.

— Nous abîmons les arbres, voilà ce que nous faisons. Hier, un gosse a tiré dans un arbre avec un arc, je l’ai obligé à retirer la flèche avec ses dents.

— Pachka, dit Anton. Vas-y, tu as de bonnes dents.

— J’ai la dent creuse, répondit Pachka.

— D’accord, dit Anka. Faisons autre chose.

— Je n’ai pas très envie de faire de l’escalade, dit Anton.

— Moi non plus. Allons tout droit.

— Où ? demanda Pachka.

— Là où nos jambes nous porteront.

— Alors ? demanda Anton.

— Allons dans la saïva, proposa Pachka. Anton, allons sur la Route Oubliée. Tu t’en souviens ?

— Et comment !

— Tu sais, ma petite Anka … commença Pachka.

— Je ne suis pas ta petite Anka », l’interrompit-elle brutalement. Elle détestait qu’on l’appelle autrement qu’Anka. Anton le savait très bien, aussi dit-il très vite :

« La Route Oubliée est interdite aux véhicules. Et elle n’est pas sur les cartes. Personne ne sait où elle mène.

— Vous y êtes déjà allés ?

— Oui. Mais on n’a pas eu le temps d’explorer.

— Une route de nulle part qui ne mène nulle part », déclara Pachka, remis de l’algarade.

« Formidable ! » s’écria Anka. Ses yeux n’étaient plus que deux fentes noires. « Allons-y. On arrivera avant le soir ?

— Bien sûr ! Avant midi même. »

Ils grimpèrent l’escarpement. Arrivé en haut, Pachka se retourna. Il vit en contrebas le lac bleu azur, où les bancs de sable faisaient des taches, la barque sur le rivage, et dans les eaux calmes du bord, de grandes ondes qui s’élargissaient — le fameux brochet sans doute. Pachka ressentait l’exaltation diffuse qu’il éprouvait toutes les fois qu’Anton et lui se sauvaient du pensionnat et que les attendait toute une journée de liberté totale, pleine d’endroits inconnus, de fraises des bois, de clairières chaudes et désertes, de lézards gris, d’inattendues sources d’eau glaciale. Et comme d’habitude, il eut envie de crier, de sauter, et le fit, sous le regard d’Anton qui riait et le comprenait parfaitement. Anka mit deux doigts dans sa bouche et siffla follement. Ils entrèrent dans la forêt.

Les grands pins étaient espacés ; leurs pas glissaient sur un tapis d’aiguilles. Les rayons obliques du soleil filtraient à travers les troncs très droits ; le sol était couvert de taches dorées. L’air sentait la résine, les eaux lacustres et la fraise des bois ; des oiseaux invisibles criaient dans le ciel.

Anka marchait devant, son arbalète sous le bras, et de temps en temps se baissait pour cueillir des fraises, rouges comme du sang et brillantes comme de la laque. Anton suivait, portant sur l’épaule le bon vieil engin de combat du maréchal Totz. Son carquois, bourré de carreaux de bonne qualité, lui battait lourdement l’arrière-train. Il regardait le cou d’Anka, hâlé, presque noir, où pointaient les vertèbres. Par instants, il cherchait du regard Pachka, mais ne l’apercevait pas. Seul son bandeau rouge brillait au soleil, tantôt ici, tantôt là. Anton se l’imaginait, le visage maigre et avide, le nez pelé, en alerte, glissant sans bruit entre les troncs, le doigt sur la queue de détente. Pachka courait la saïva, or la saïva ne plaisante pas. Si elle t’interpelle, l’ami, il faut se dépêcher de répondre, pensa Anton. Il eut envie de se baisser, mais Anka pouvait se retourner, il aurait l’air stupide.

Anka se retourna et demanda :

« Vous êtes partis sans faire de bruit ? »

Anton haussa les épaules.

« Qui s’en va en faisant du bruit ?

— Je crois que j’en ai fait, dit-elle soucieuse. J’ai laissé tomber une cuvette, et il y a eu un bruit de pas dans le couloir. C’était la Katia, sans doute, c’était son tour de nous surveiller aujourd’hui. J’ai dû sauter dans le parterre. C’est quoi ces fleurs qui poussent dans le parterre ? »

Anton plissa le front.

« Sous ta fenêtre ? Je ne sais pas, pourquoi ?

— Elles sont vraiment têtues. Le vent ne les plie pas, la bourrasque ne les couche pas. Ça fait des années qu’on saute dedans et elles ne s’en portent pas plus mal.

— C’est curieux », dit Anton, méditatif. Sous ses fenêtres aussi poussaient des fleurs que le vent ne pliait pas, la bourrasque ne couchait pas, mais jusqu’alors il n’y avait jamais fait attention.

Anka s’arrêta, l’attendit et lui tendit une poignée de fraises. Il en choisit trois.

« Prends-en encore.

— Merci. Je préfère une à une. Elle est pas mal la Katia, non ?

— Ça dépend pour qui. Quand on vous dit tous les soirs que vos pieds sont ou sales, ou poussiéreux … »

Elle se tut. Quel plaisir de marcher à côté d’elle dans la forêt, côte à côte, en se touchant par les coudes nus, et de la regarder, si belle, si souple, et cordiale, contrairement à son habitude. Ses grands yeux gris étaient frangés de cils noirs.

« Oui, dit Anton en tendant la main pour ôter une toile d’araignée illuminée de soleil. Évidemment, elle n’a pas les pieds poussiéreux, elle. Quand on vous porte dans les bras pour traverser des flaques, on ne risque pas de se salir …

— Qui la porte dans ses bras ?

— Henri, de la station de météo. Un grand type, un blond.

— C’est vrai ?

— Et alors ? Tout le monde sait qu’ils sont amoureux. » Ils cessèrent de nouveau de parler. Anton jeta un coup d’œil à Anka. Ses yeux étaient comme deux fentes noires.

« Et ça s’est passé quand ? demanda-t-elle.

— Par une nuit de pleine lune, répondit Anton à contrecœur. Mais attention, n’en parle pas. »

Anka eut un sourire moqueur.

« Je ne t’ai pas tiré les vers du nez. Tu en veux ? »

Anton prit machinalement des fraises dans la paume tachée et les mit dans sa bouche. Je n’aime pas les bavards, pensa-t-il. Je ne peux pas supporter les commères. Il trouva un bon argument :

« Toi aussi, on te portera dans les bras, un jour. Tu aimerais qu’on en parle ?

— Pourquoi crois-tu que je vais le raconter ? demanda distraitement Anka. Je n’aime pas les bavards.

— Dis donc, qu’est-ce que tu médites ?

— Rien de spécial. » Elle haussa les épaules. Au bout d’un instant, elle lui confia : « Tu sais, j’en ai vraiment assez de me laver deux fois les pieds tous les jours que Dieu fait. »

Pauvre Katia, pensa Anton. Ce n’est pas de la saïva.

Ils débouchèrent sur un sentier en pente. La forêt, follement envahie de fougères et d’herbes hautes, s’assombrissait de loin en loin. De la mousse et des lichens recouvraient le tronc des pins. Mais la saïva ne plaisante pas. Une voix rauque qui n’avait rien d’humain rugit soudainement :

« Halte ! Jetez vos armes, toi, noble seigneur et toi, noble dame ! »

Quand la saïva vous interpelle, il faut se hâter de répondre. D’un geste précis, Anton fit tomber Anka dans les fougères de gauche, tandis qu’il sautait dans les fougères de droite et se mettait à plat ventre derrière une souche pourrie. Un écho rauque se répercutait encore dans les arbres alors que le sentier était déjà désert. Le silence se réappropria les lieux.

Anton, couché sur le côté, faisait tourner le moulinet afin de bander son arme. Un coup de feu claqua, des débris de mousse tombèrent sur lui. L’inhumaine voix rauque annonça :

« Le noble seigneur est touché au talon ! »

Anton poussa un gémissement et replia la jambe.

« Pas celle-là, la droite », corrigea la voix.

On entendit le rire de Pachka. Anton regarda prudemment par-dessus la souche, mais on ne distinguait rien dans la pénombre verte.

Un sifflement aigu troua l’air, il y eut comme un bruit d’arbre abattu.

« Ouïe ! cria Pachka d’une voix étouffée. Grâce ! Grâce ! Ne me tuez pas ! »

Anton bondit aussitôt. Pachka sortait à reculons des fougères, les mains en l’air. La voix d’Anka demanda : « Anton, tu le vois ?

— Très bien ! répondit Anton en hochant la tête. Ne te retourne pas, cria-t-il à Pachka. Les mains derrière la tête ! »

Pachka obéit et déclara :

« Je ne dirai rien.

— Que faut-il faire de lui ? demanda Anka.

— Tu vas voir », dit Anton qui s’installa sur la souche, son arbalète sur les genoux. « Ton nom ! » lança-t-il avec la voix de Gueksa d’Iroukan.

Le dos de Pachka exprima le mépris et la rébellion. Anton tira. Le lourd carreau s’enfonça dans une branche, au-dessus de la tête de Pachka.

« Tiens ! cria Anka.

— Je m’appelle Bonn la Sauterelle, avoua Pachka à contrecœur. Et là, il mourra, l’un de ceux qui étaient avec lui.

— C’est un violeur et un meurtrier bien connu, expliqua Anton. Mais il ne fait jamais rien pour rien. Qui t’a envoyé ?

— Don Satarina l’Implacable », mentit le prisonnier.

Anton lui dit avec mépris :

« Cette main que voici, il y a deux ans, rompit le fil de la puante vie de don Satarina, au lieu-dit Les Glaives Pesants.

— Je lui décoche un carreau ? proposa Anka.

— J’avais complètement oublié, dit très vite Pachka. En vérité, j’ai été envoyé par Arata le Bel. Il m’a promis cent pièces d’or en échange de vos têtes. »

Anton se tapa sur les genoux.

« Fieffé menteur ! s’écria-t-il. Arata ne voudrait jamais avoir affaire à une canaille comme toi !

— Tu me laisses lui tirer dessus ? » demanda la sanguinaire Anka.

Anton éclata d’un rire diabolique.

« Entre nous soit dit, fit Pachka, tu es blessé au talon droit ; il serait temps de perdre ton sang.

— Des clous ! rétorqua Anton. Primo, je mâche sans cesse de l’écorce d’arbre blanc, secundo, deux ravissantes Barbares m’ont déjà pansé ! »

Les fougères s’écartèrent et Anka se montra. Elle avait la joue écorchée, ses genoux étaient maculés de terre et de taches d’herbe.

« Il faut le jeter dans les marais, déclara-t-elle. Quand l’ennemi ne se rend pas, on l’anéantit. »

Pachka abaissa les bras.

« Tu ne joues pas comme il faut, dit-il à Anton. Avec toi, on a tout le temps l’impression que Gueksa est un type bien.

— Tu en sais des choses ! dit Anton en rejoignant ses amis sur le sentier. La saïva ne plaisante pas, vil mercenaire ! »

Anka rendit la carabine à Pachka.

« Vous vous tirez toujours dessus comme ça ? demanda-t-elle avec envie.

— Bien sûr, s’étonna Pachka. Tu voudrais qu’on crie Pan ! Pan ! peut-être ? Il faut un élément de risque dans le jeu ! »

Anton lança négligemment.

« Par exemple, nous jouons souvent à Guillaume Tell.

— À tour de rôle, enchaîna Pachka. Un jour c’est moi qui porte la pomme, un jour c’est lui. »

Elle les regarda.

« Ah ! oui ? dit-elle lentement. J’aimerais bien voir ça.

— Ce serait avec plaisir », dit Anton, caustique. « Mais personne n’a de pomme. »

Pachka était tout sourire. Anka lui enleva son bandeau de pirate et le roula prestement en cornet.

« Une pomme, c’est une question de convention. Voilà une magnifique cible. On va jouer à Guillaume Tell. »

Anton prit le bandeau et l’examina attentivement. Il regarda Anka ; ses yeux étaient comme des fentes. Pachka s’amusait. Anton lui tendit le bandeau.

« Je ne rate pas mon but à trente pas, dit-il d’une voix égale. Bien sûr, si les pistolets me sont connus.

— Vraiment ? » s’étonna Anka, avant de s’adresser à Pachka : « Et toi, mon ami, toucherais-tu la cible à trente pas ? »

Pachka posait le bandeau en équilibre sur sa tête.

« Nous essayerons un jour, dit-il en riant. Je ne tirais pas mal dans le temps. »

Anton fit demi-tour et partit en comptant les pas à haute voix :

« Quinze … seize … dix-sept … »

Pachka dit quelque chose qu’Anton n’entendit pas. Anka rit très fort. Trop fort même.

« Trente », dit Anton en se retournant.

À cette distance, Pachka paraissait tout petit. Le petit cône rouge avait l’air d’un chapeau de clown. Pachka souriait. Il continuait à jouer. Anton se baissa et arma lentement son arbalète.

« Je te bénis, Guillaume mon père, cria Pachka. Et je te remercie de tout, quoi qu’il arrive. »

Anton mit en place un carreau et se redressa. Les deux autres le regardaient, côte à côte. Le sentier était comme un couloir sombre et humide, entre de hauts murs verts. Anton souleva l’arbalète. L’engin de guerre du maréchal Totz était devenu très lourd. J’ai les mains qui tremblent, pensa Anton, l’angoisse, tout bêtement. Il se rappela un jour d’hiver où Pachka et lui avaient lancé, une heure durant, des boules de neige sur la pomme de pin en fonte de la grille du jardin sans jamais l’atteindre, et cela à vingt, à quinze et enfin dix pas. De guerre lasse, au moment de partir, Pachka, avait jeté, sans viser, une dernière boule de neige qui avait touché son but … Anton ramassa toutes ses forces pour épauler l’arbalète. Anka est trop près. Il faillit lui crier de s’écarter, mais comprit que ce serait stupide. Plus haut. Encore plus haut … Encore … Il eut brusquement la certitude que, même s’il tournait le dos à ses amis, l’énorme carreau transpercerait Pachka à la racine du nez, entre les yeux verts, si gais. Il leva les paupières et regarda Pachka qui ne souriait plus. Anka levait lentement une main aux doigts écartés, son visage était tendu et sérieux. Alors, il inclina l’arbalète encore plus haut et appuya sur la queue de détente.

« Raté », dit-il très fort, sans avoir pu voir où s’était perdu le carreau.

Il partit à grandes enjambées raides. Pachka s’essuya le visage avec son bandeau, le déplia et l’attacha autour de son front. Anka ramassa son arbalète. Si elle me flanque un coup sur la tête avec ce machin, se dit Anton, je lui dirai merci. Mais elle ne le regarda même pas.

Elle se tourna vers Pachka :

« On part ?

— Une seconde. »

Pachka regarda Anton et se tapa le front de son doigt replié.

« Tu as eu peur », dit Anton.

Pachka répéta son geste et suivit Anka. Anton leur emboîta le pas. Il essayait de dissiper ses doutes.

Qu’ai-je fait, après tout ? se persuadait-il mollement. Pourquoi font-ils la tête ? Pachka, d’accord, il a eu peur. Je me demande d’ailleurs qui a eu le plus peur, Guillaume le père ou Tell le fils ? Mais Anka ? Elle a dû avoir peur pour lui. Que pouvais-je faire ? Je les suis comme un petit chien. Et si je partais ? Il y a un beau marais sur la gauche, je trouverai peut-être une chouette. Mais il ne ralentit même pas sa marche. C’est pour toujours alors, pensa-t-il. Il avait lu que cela arrivait très souvent.

Ils arrivèrent à la route abandonnée plus tôt que prévu. Le soleil était haut, il faisait chaud. Des aiguilles de pin leur chatouillaient le cou. La chaussée était formée de deux rangées de dalles de béton, grises et rousses, toutes lézardées. D’épaisses touffes d’herbe desséchée poussaient dans les fentes. Les bas-côtés étaient envahis de bardanes poussiéreuses. Des cétoines bourdonnaient, une d’elles heurta insolemment le front d’Anton. Tout était calme et engourdi.

« Regardez ! » s’exclama Pachka.

Un disque à la peinture écaillée était accroché à un fil de fer rouillé, tendu au milieu de la route. On pouvait y distinguer un rectangle jaune sur fond rouge.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Anka sans grand intérêt.

— C’est pour les automobilistes, dit Pachka. Interdiction de passer.

— Sens interdit, expliqua Anton.

— Pourquoi est-il là ?

— Cela veut dire que les véhicules ne peuvent pas passer par là.

— Pourquoi une route alors ? »

Pachka haussa les épaules.

« C’est qu’elle est très vieille.

— Une route anisotrope, déclara Anton. » Anka lui tournait le dos. « Circulation à sens unique.

— Ils étaient malins dans le temps, fit Pachka. On roulait pendant des kilomètres, et puis paf ! sens interdit. Pas moyen de continuer, et personne dans les environs.

— Que peut-il bien y avoir plus loin ? » demanda Anka. Elle regarda autour d’elle. La forêt s’étendait sur des kilomètres : il n’y avait pas âme qui vive. À qui pourrait-on demander des renseignements sur ce qui se trouvait au-delà du panneau. « Et si ce n’était pas un sens interdit ? dit-elle. La peinture est toute partie. »

Anton visa soigneusement et tira. Il aurait voulu que la flèche coupât le fil de fer et que le disque tombât aux pieds d’Anka. Mais elle troua le haut du panneau rouillé dont la peinture s’effrita.

« Idiot », dit Anka sans se retourner.

C’était son premier mot à Anton depuis le jeu de Guillaume Tell. Il eut un sourire forcé.

« And enterprises of great pitch and moment, with this regard their current turn away and loose the name of action » prononça-t-il.

Le fidèle Pachka cria :

« Regardez, là, les traces d’une voiture ! Elles ont été faites après l’orage ! L’herbe est foulée ! Et là … »

Il a de la chance, se dit Anton. Il regarda et aperçut, lui aussi, l’herbe foulée, une traînée noire à l’endroit où l’auto avait freiné à cause d’un trou dans la chaussée.

« Regardez ! dit Pachka. Elle venait de l’autre sens. »

C’était évident, mais Anton répliqua :

« Pas du tout, elle est arrivée de ce côté. »

Pachka leva sur lui des yeux étonnés.

« Tu vois pas, non ?

— Elle est venue de ce côté, s’obstina Anton. Suivons ses traces.

— Tu racontes des idioties ! s’indigna Pachka. D’abord, pas un conducteur convenable ne prendra un sens interdit. Et puis regarde : le trou, les traces de freins … Alors, d’où venait-il ?

— Fiche-moi la paix avec tes gens convenables ! Je ne suis pas convenable, moi, je prends les sens interdits. »

Pachka se mit en colère.

« Vas-y ! » Il bégayait un peu. « Crétin ! Le soleil t’a tapé sur le crâne ! »

Anton se retourna et, regardant droit devant lui, s’engagea dans le sens interdit. Il ne désirait qu’une chose : qu’il y eût là-bas un pont détruit et qu’il fallût passer de l’autre côté. Il m’embête avec ses convenances ! Elle a qu’à y aller … avec son petit Pachka. Il se souvint du mécontentement d’Anka quand celui-ci l’avait appelée « ma petite Anka » et il se calma un peu. Il se retourna.

Il vit tout de suite Pachka : Bonn la Sauterelle, plié en deux, suivait les traces de la mystérieuse auto. Le disque rouillé se balançait doucement, le ciel bleu apparaissait dans le trou. Sur le talus, Anka se tenait assise, les coudes posés sur ses genoux nus, le menton appuyé sur ses poings fermés.


… Ils rentrèrent à la nuit tombante. Les garçons ramaient, Anka était à la barre. Une lune rouge se levait sur les arbres noirs, le chœur des grenouilles était assourdissant.

« On avait fait de si beaux projets, dit tristement Anka. Vous alors !.. »

Les garçons n’ouvrirent pas la bouche. Puis Pachka demanda à mi-voix :

« Anton, il y avait quoi, là-bas, au-delà du panneau ?

— Un pont détruit. Et le squelette d’un fasciste, enchaîné à une mitrailleuse. » Il réfléchit et ajouta : « Elle était complètement enfoncée dans la terre …

— Ouais … dit Pachka. Ça arrive. Moi, j’ai aidé un type à réparer son auto. »

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