7

Couché sur un talus herbeux, il regardait les nuages avancer dans le ciel d’un bleu profond. Il était heureux et calme, mais parfois une douleur cuisante vrillait ses os. Elle était en même temps hors de lui et en lui, au côté droit surtout et dans la nuque. Quelqu’un vociféra : « Il est mort ? Je vous casserai la figure ! » Et alors le ciel déversa une masse d’eau glacée. Il était effectivement couché sur le dos et regardait les nuages, dans une mare d’eau et non sur un talus. Le ciel n’était pas bleu, mais d’un noir plombé avec des reflets rouges. « Non, dit une autre voix. Il est vivant. Il nous reluque. » C’est moi qui suis vivant, pensa-t-il. C’est moi qui reluque. Mais pourquoi font-ils des grimaces ? Est-ce qu’ils ont désappris à parler normalement ?

Quelqu’un avançait lourdement dans l’eau … Une tête noire coiffée d’une coule se découpa dans le ciel.

« Eh bien, noble seigneur, vous marcherez seul ou faudra-t-il vous traîner ?

— Détachez-moi », dit Roumata d’un ton furieux. Ses lèvres fendues lui faisaient très mal. Il les tâta de la langue, on aurait cru des beignets.

Quelqu’un lui délia les jambes en les manipulant sans cérémonie. Autour de lui, on s’entretenait à voix basse :

« Vous l’avez mis dans un bel état …

— C’est qu’il a failli se sauver … On a dû lui jeter un sort : les carreaux rebondissaient sur lui …

— J’en connaissais un comme ça. Même les haches ne lui faisaient rien.

— Oui, mais c’était un vilain pour sûr …

— Et alors ? …

— C’est autre chose, mais lui, c’est un noble.

— Bon sang de bon sang !.. Il y a de ces nœuds, pas moyen de les défaire … Éclairez-moi !

— Coupe-les au couteau !

— Oh ! les gars ! Oh ! ne le détachez pas ! Il va encore nous tomber dessus, il a failli m’écrabouiller la tête.

— T’en fais pas, il recommencera pas …

— Comme vous voulez, les gars, mais moi je l’avais vraiment eu avec ma lance. J’ai déjà transpercé des cottes de mailles avec ça. »

La voix impérieuse cria dans l’obscurité :

« Hé ! là-bas ! Ça vient ? »

Roumata sentit que ses jambes étaient libérées et parvint à s’asseoir. Quelques Gris trapus le regardaient, sans rien dire, se débattre dans sa mare. Serrant les mâchoires de honte et d’humiliation, il fit jouer ses omoplates, il avait les bras tellement tordus dans le dos qu’il ne réalisait pas où étaient les coudes et où étaient les mains. Il rassembla ses forces, se dressa d’un bond, une horrible douleur au côté le fit grimacer. Les soldats rirent.

« T’en fais pas, il se sauvera pas.

— Oui, il est bien esquinté …

— Alors, seigneur, on n’est pas heureux ?

— Suffit de bavarder ! intima la voix impérieuse. Venez ici, don Roumata ! »

Il se dirigea du côté de la voix, chancelant et zigzaguant.

Un petit homme, surgi d’on ne sait où, le précédait, une torche à la main. Roumata reconnut les lieux : c’était l’une des innombrables cours intérieures du ministère de la Sûreté de la couronne, quelque part près des écuries royales. Si on l’emmenait à droite ce serait la Tour, le cachot ; à gauche, ce serait la chancellerie. Il secoua la tête. Ce n’est rien ! pensa-t-il. Je suis vivant, je me battrai encore. Ils tournèrent à gauche. Il y aura donc une instruction préalable. C’est bizarre. S’il y a instruction, de quoi peut-on m’accuser ? Je crois que c’est clair. J’ai fait venir Boudakh, empoisonnement du roi, complot contre la couronne, et peut-être assassinat du prince. Et bien entendu, espionnage au profit d’Iroukan, de Soan, des barons, du Saint-Ordre, etc. L’étonnant est que je sois encore en vie. Le champignon pâle a dû inventer quelque chose.

« Par ici », dit l’homme à la voix impérieuse.

Il ouvrit une porte basse. Roumata dut se courber pour entrer dans un vaste local éclairé par une douzaine de lampes. Au milieu de la pièce, sur un vieux tapis, étaient assis ou couchés des hommes, ligotés et couverts de sang. Certains d’entre eux étaient déjà morts ou sans connaissance. Presque tous étaient nu-pieds, en chemises de nuit déchirées. Le long des murs, les vainqueurs, des soldats gris haineux et contents, s’appuyaient négligemment sur leurs haches. Un officier, l’épée au côté, vêtu d’un uniforme gris au col graisseux, faisait les cent pas, les mains dans le dos. Le compagnon encapuchonné de Roumata, un homme de haute taille, s’approcha de l’officier et lui murmura quelques mots à l’oreille. Celui-ci hocha la tête, regarda avec intérêt Roumata et disparut derrière des tentures à fleurs, à l’autre bout de la pièce.

Les soldats, eux aussi, considéraient Roumata d’un air intéressé. L’un d’eux, qui avait l’œil au beurre noir, dit :

« Il a une belle pierre, le don !

— Ça oui, c’est une belle pierre. Digne d’un roi. Et le bandeau est en or pur.

— Maintenant, c’est nous les rois.

— On lui enlève ?

— Cessez ! » dit l’homme à la coule noire sans élever la voix.

Les soldats le fixèrent, perplexes.

« Qui c’est celui-là qui donne des ordres ? » demanda le Gris à l’œil bouffi.

L’homme à la coule, sans répondre, lui tourna le dos et se mit à côté de Roumata. Les soldats, l’œil mauvais, le détaillèrent des pieds à la tête.

« Je te parie que c’est un curé, dit l’œil au beurre noir. Hé ! le curé, tu veux mon poing sur la gueule ? »

Les hommes hennirent de joie. Le soldat cracha dans ses mains, et, jonglant avec sa hache, se dirigea vers Roumata. Oh ! se dit celui-ci, tu vas recevoir quelque chose ! Il recula lentement la jambe droite.

« S’il y a des gens que j’ai toujours rossés, continuait l’autre en dévisageant l’homme en noir, c’est bien les curés et toute sorte de savants et d’artisans. Une fois … »

L’homme à la coule leva la main. Il y eut un déclic sonore au plafond. Z-z-z- ! L’œil au beurre noir lâcha sa hache et tomba à la renverse. Un petit carreau d’arbalète, à l’empennage fourni, était fiché dans son front. Tous se taisaient. Les soldats reculèrent, regardant avec crainte les prises d’air sous le plafond. L’homme à la coule baissa le bras et ordonna :

« Enlevez cette charogne et vite ! »

Des soldats se précipitèrent, prirent le cadavre par les pieds et les bras et le tirèrent hors de la pièce. L’officier gris, soudain revenu, souleva la tenture et fit signe de le suivre.

« Venez, don Roumata », dit l’homme à la coule.

Roumata le suivit en contournant le tas de prisonniers. Il ne comprenait rien. Derrière les portières, dans l’obscurité, on se saisit de lui, on le fouilla, on lui enleva ses fourreaux vides, puis on le poussa vers la lumière.

Il comprit tout de suite où il se trouvait : dans le cabinet de don Reba, dans les appartements lilas. Le ministre était assis au même endroit, dans la même attitude, les coudes sur la table, les mains jointes. Pourtant, le pauvre vieux souffre d’hémorroïdes, pensa Roumata, pris de pitié. Le père Tsoupik, sérieux, concentré, les lèvres serrées, trônait à la droite de don Reba. À sa gauche, un gros homme, dont l’uniforme gris portait des galons de capitaine, souriait gentiment. Il n’y avait personne d’autre. Quand Roumata entra, don Reba annonça d’une voix aimable et douce :

« Et voilà, mes amis, don Roumata. »

Le père Tsoupik eut une grimace méprisante, tandis que le gros hochait la tête avec bienveillance.

« Notre ancien et très conséquent adversaire, dit don Reba.

— Qu’on le pende, si c’est un adversaire, répliqua le père Tsoupik d’une voix sourde.

— Votre avis, frère Aba ? demanda courtoisement don Reba en se penchant vers le gros.

— Vous savez … Et même … » Le frère Aba, avec un sourire enfantin et confus, écarta ses petits bras. « Vous savez, ça m’est égal. Mais il serait peut-être préférable de ne pas le pendre ? … Le brûler, peut-être, qu’en pensez-vous, don Reba ?

— Oui … acquiesça le ministre, pensif.

— Vous comprenez, continuait le charmant frère Aba en souriant gentiment à Roumata, on pend la lie, le menu fretin … Or nous devons maintenir dans le peuple le respect des classes sociales. Tout de même, le rejeton d’une vieille famille, un important espion iroukanais … C’est bien cela, je ne me trompe pas ? »

Il attrapa une feuille sur la table et l’approcha de ses yeux myopes : « Ah ! soanien aussi … À plus forte raison !

— Allons-y pour le feu, accorda le père Tsoupik.

— Bien, dit don Reba. C’est entendu. Le bûcher.

— D’ailleurs, je crois que don Roumata pourrait adoucir son sort, dit le frère Aba. Vous me comprenez, don Reba ?

— Pas très bien, je l’avoue …

— Les biens ! Les biens, mon noble seigneur ! Les Roumata sont fabuleusement riches !..

— Vous avez raison, comme toujours », dit don Reba.

Le père Tsoupik bâilla en mettant la main sur la bouche et lança un coup d’œil aux tentures lilas à droite de la table.

« Et bien alors, commençons dans les règles », soupira don Reba.

Le père Tsoupik ne cessait de regarder les tentures. Il attendait visiblement quelque chose et se désintéressait complètement de l’interrogatoire. Roumata se demandait ce que signifiait cette comédie.

« Ainsi, noble seigneur, dit don Reba en se tournant vers celui-ci, il nous serait extrêmement agréable d’entendre vos réponses à certaines questions qui nous intéressent.

— Détachez-moi les mains. »

Le père Tsoupik sursauta et serra les lèvres d’un air dubitatif. Le frère Aba secouait désespérément la tête.

« Hein ? » s’étonna don Reba qui regarda le père Tsoupik, puis le frère Aba. « Je vous comprends, mes amis, cependant, prenant en considération certaines circonstances que don Roumata, certainement, devine … » Il promena un regard significatif sur les prises d’air sous le plafond. « Détachez-lui les mains », dit-il sans hausser la voix.

Quelqu’un s’approcha sans bruit par-derrière. Roumata sentit des doigts étrangement légers et habiles effleurer ses mains, il entendit le crissement des cordes coupées. Le frère Aba, avec une agilité étonnante chez un homme de cette corpulence, sortit de dessous la table une énorme arbalète de combat et la posa devant lui, sur ses papiers. Les bras de Roumata, comme des lanières, retombèrent le long de son corps. Il ne les sentait presque pas.

« Alors, commençons, dit don Reba avec entrain. Votre nom, votre prénom, vos titres ?

— Roumata, de la famille des Roumata d’Estor. Vingt-deux quartiers de noblesse. »

Roumata jeta un regard autour de lui, s’assit sur un sofa et se mit à se masser les poignets. Le frère Aba, très agité, le mit en joue.

« Votre père ?

— Mon noble père était conseiller d’Empire, serviteur fidèle et ami personnel de l’empereur.

— Il est vivant ?

— Il est mort.

— Il y a longtemps ?

— Onze ans.

— Quel âge avez-vous ? »

Roumata n’eut pas le temps de répondre. On entendit du bruit derrière les tentures lilas. Le frère Aba se retourna, mécontent. Le père Tsoupik, avec un sourire sinistre, se leva lentement.

« Et voilà, messires !.. » commença-t-il avec une joie mauvaise.

Trois hommes, que Roumata ne s’attendait pas du tout à voir, sortirent précipitamment des tentures. Le père Tsoupik non plus d’ailleurs. C’étaient trois moines vigoureux, en coule noire à la capuche rabattue sur les yeux. Ils allèrent, rapides et silencieux, au père Tsoupik, et le prirent par les coudes.

« A … n-nia … » bêla celui-ci. Son visage était d’une pâleur mortelle. Il s’était attendu à tout autre chose.

« Qu’en pensez-vous, frère Aba ? » demanda calmement don Reba en se penchant vers le gros homme.

« Mais bien entendu ! répondit l’autre d’un ton décidé. Cela ne fait aucun doute ! »

Le ministre fit un léger signe de la main. Les moines soulevèrent le père Tsoupik et, sans faire de bruit, l’emportèrent. Roumata fit une grimace de dégoût. Le frère Aba frotta ses petites pattes molles et fit d’une voix gaillarde :

« Tout s’est passé magnifiquement. Qu’en pensez-vous, don Reba ?

— Oui, pas mal. Mais continuons. Donc, quel âge avez-vous ?

— Trente-cinq ans.

— Quand êtes-vous arrivé à Arkanar ?

— Il y a cinq ans.

— D’où veniez-vous ?

— Jusque-là j’avais vécu à Estor, notre propriété de famille.

— Quel était le but de votre changement de résidence ?

— Les circonstances m’avaient obligé à quitter Estor. Je cherchais une ville, comparable par son éclat à la capitale de l’Empire. »

Il ressentait enfin des fourmillements dans les mains. Patiemment et obstinément, il continuait à masser ses poignets gonflés.

« Mais tout de même, quelles circonstances étaient-ce ?

— J’avais tué en duel le membre d’une très auguste famille.

— Ah oui ? Et qui exactement ?

— Le jeune duc d’Ekina.

— Quelle avait été la raison du duel ?

— Une femme », dit brièvement Roumata.

Il avait l’impression que toutes ces questions ne signifiaient rien. Qu’il s’agissait d’un jeu, tout comme le choix du châtiment. Ils attendaient tous les trois quelque chose. J’attends que mes mains retrouvent leur souplesse. Le frère Aba, l’imbécile, attend que l’or des Roumata lui tombe sur les genoux. Don Reba attend lui aussi. Mais les moines !.. Que viennent faire des moines au palais ? Et aussi dégourdis que ceux-là par-dessus le marché !..

« Le nom de la femme ? »

En voilà des questions, se dit Roumata, on ne peut rien imaginer de plus bête. Et si j’essayais d’agir sur leurs nerfs ?

« Doña Rita, répondit-il.

— Je n’espérais pas une réponse. Je vous remercie …

— Je suis votre serviteur. »

Don Reba s’inclina.

« Vous avez déjà séjourné à Iroukan ?

Non.

— Vous en êtes sûr ?

— Vous l’êtes aussi.

Nous voulons la vérité ! » fit don Reba d’un ton doctoral.

Le frère Aba hocha la tête. « Rien que la vérité !

— Ah … dit Roumata. Il m’avait semblé … »

Il se tut.

« Quoi ?

— J’ai eu l’impression que vous aviez surtout envie de faire main basse sur mon patrimoine. Comment vous comptez y parvenir, je ne me l’imagine décidément pas.

— Et les donations ? Les donations ? » cria frère Aba.

Roumata rit le plus insolemment possible.

« Tu es un imbécile, frère Aba ou je ne sais trop quoi … On voit tout de suite que tu es un boutiquier. Tu ignores donc que les majorats ne peuvent être transmis à des mains étrangères ? »

Le frère Aba était furieux mais ne le laissait pas voir.

« Vous ne devriez pas parler sur ce ton, dit doucement don Reba.

— Vous voulez la vérité ? La voilà la vérité, la pure vérité : le frère Aba est un imbécile, un mercanti. »

Mais le gros homme était très maître de lui.

« Il me semble que nous nous éloignons du sujet, dit-il en souriant. Qu’en pensez-vous, don Reba ?

— Vous avez raison, comme toujours. Don Roumata, n’avez-vous pas eu l’occasion de séjourner à Soan ?

— Si.

— Dans quel but ?

— Visiter l’Académie des Sciences.

— Étrange but pour un jeune homme de votre condition.

— Un caprice.

— Connaissez-vous don Kondor, le juge général de Soan ? »

Roumata se tint sur ses gardes.

« C’est un vieil ami de notre famille.

— Le plus généreux des hommes, n’est-ce pas ?

— C’est quelqu’un de très respectable.

— Savez-vous que don Kondor a pris part au complot contre Sa Majesté ? »

Roumata leva la tête.

« Mettez-vous cela dans la tête, don Reba, dit-il avec morgue. Pour nous, vieille noblesse de la métropole, et Soan, et Iroukan, et Arkanar sont et resteront des vassaux de la couronne impériale. » Il croisa les jambes et détourna la tête.

Don Reba le regardait, pensif.

« Vous êtes riche ?

— Je pourrais acheter tout Arkanar, mais les poubelles ne m’intéressent pas … »

Le ministre soupira.

« Mon cœur se fend, dit-il. Arracher le si noble rejeton d’une si noble famille !.. Ce serait un crime si la raison d’État ne l’exigeait.

— Pensez un peu moins à la raison d’État et un peu plus à votre peau.

— Vous avez raison », dit don Reba qui claqua dans ses doigts.

Roumata fit rapidement jouer ses muscles, son corps lui obéissait. Les tentures bougèrent, les trois moines réapparurent. À une vitesse inimaginable, avec une précision qui témoignait d’une très grande expérience, ils encerclèrent le frère Aba au sourire benoît, l’empoignèrent et lui tordirent les mains dans le dos.

« Aïe … Aïe !.. Aïe ! » piailla le frère Aba. Son gros visage grimaçait de douleur.

« Pressons, pressons, ne traînez pas ! » lança négligemment don Reba.

Le gros bonhomme se débattait comme un beau diable pendant qu’on l’entraînait. Une fois disparu derrière les tentures, on l’entendit glapir, puis il se mit à hurler d’une voix atroce, méconnaissable, qui s’apaisa aussitôt. Don Reba se leva et détendit prudemment l’arbalète. Roumata le regardait, stupéfait.

Le ministre marchait de long en large, se grattant rêveusement le dos avec le carreau de l’arbalète. « Bien, bien », murmurait-il presque tendrement. « Épatant !.. » Il avait oublié Roumata, semblait-il. Il marchait de plus en plus vite, en agitant le carreau comme une baguette de chef d’orchestre. Brusquement il s’immobilisa derrière son bureau, se débarrassa du projectile, s’assit avec précaution et dit avec un sourire épanoui :

« Vous avez vu, hein ? … Ils n’ont pas eu le temps de faire ouf ! Chez vous, ce ne serait pas possible … »

Roumata se taisait.

« Oui … prononça don Reba d’une voix lente et pensive. Et maintenant, parlons un peu, don Roumata … Et si vous n’étiez pas Roumata ? … Si vous n’étiez même pas noble, hein ? … »

Roumata, silencieux, l’examinait avec intérêt. Pâle, le nez strié de veinules rouges, tremblant d’excitation, avec une envie folle de crier en tapant dans ses mains : « Je sais tout ! Je sais tout ! » Mais tu ne sais rien, canaille. Tu le saurais que tu n’y croirais pas. Allez, parle, parle, je t’écoute.

« Je vous écoute, dit-il.

— Vous n’êtes pas don Roumata. Vous êtes un imposteur. » Il regarda sévèrement le jeune homme. « Roumata d’Estor est mort il y a cinq ans et repose dans le caveau de famille. Son âme rebelle, et non sans tache, disons-le franchement, s’est enfin apaisée. Alors, vous avouez ou il faudra vous aider ?

— J’avoue. Je m’appelle Roumata d’Estor et je n’ai pas l’habitude qu’on mette mes paroles en doute. »

Je vais essayer de le mettre en colère, se dit-il. Si je n’avais pas si mal au côté, tu aurais vu ça.

« Je vois qu’il nous faudra prolonger notre entretien dans un autre endroit », fit don Reba d’un ton sinistre.

D’étonnants changements se peignaient sur son visage. Le sourire agréable avait disparu, ses lèvres formaient une ligne droite, la peau de son front remuait de façon étrange et inquiétante. Oui, on pouvait craindre un homme pareil.

« C’est vrai que vous souffrez d’hémorroïdes ? » demanda Roumata d’un ton compatissant.

Quelque chose s’alluma dans les yeux de don Reba, mais l’expression de son visage ne changea pas. Il feignit ne pas avoir entendu.

« Vous avez mal utilisé Boudakh, dit Roumata. C’est un excellent spécialiste … C’était … »

Dans les yeux décolorés, une lueur jaillit, de nouveau. Ah ! Ah ! pensa Roumata. Boudakh est encore vivant … Il s’installa plus commodément et entoura son genou de ses mains.

« Ainsi, vous refusez d’avouer ?

— Avouer quoi ?

— Que vous êtes un imposteur.

— Cher Reba, dit Roumata d’un ton sentencieux, des choses comme celles-là se prouvent. Vous m’offensez ! »

Le visage du ministre prit une expression doucereuse.

« Mon cher don Roumata. Excusez-moi, je vous donnerai ce nom encore … Habituellement, je ne prouve rien. On prouve là-bas, dans la Tour Luronne. Pour ce faire, j’entretiens des spécialistes expérimentés et bien payés qui, à l’aide du moulin à viande de saint Mika, des brodequins du Seigneur, des gants de la grande martyre Pata, ou bien du siège … euh … pardon, du fauteuil de Totz le Guerrier, peuvent prouver tout ce qu’il vous plaira : que Dieu existe et qu’il n’existe pas, que les gens marchent sur les mains et qu’ils marchent sur le côté. Vous me comprenez ? Vous ignorez peut-être qu’il existe toute une science sur la façon d’obtenir des preuves. Jugez-en vous-même : pourquoi faudrait-il prouver ce que je sais déjà ? Et puis le fait d’avouer ne vous menace de rien …

— Moi, non, dit Roumata. Vous, oui. »

Don Reba resta pensif quelques instants.

« Bien, dit-il. J’ai l’impression que c’est moi qui vais devoir commencer. Nous allons examiner de quoi s’est rendu coupable Roumata d’Estor durant les cinq ans de sa vie d’outre-tombe à Arkanar. Après vous m’expliquerez le sens de tout ceci. Vous êtes d’accord ?

— Je ne voudrais pas faire de promesses inconsidérées, mais je vous écouterai avec le plus grand intérêt. »

Don Reba, après avoir fouillé dans sa table à écrire, sortit un petit carré de papier fort et, levant les sourcils, l’examina.

« Sachez, commença-t-il avec un sourire aimable, sachez que moi, ministre de la Sûreté de la couronne d’Arkanar, ai entrepris plusieurs actions contre les lettrés, les savants et autres personnes inutiles et nuisibles à l’État. Ces actions ont rencontré une étrange résistance. Au moment où le peuple, unanime dans sa fidélité au roi et aux traditions d’Arkanar, m’apportait une aide multiple, en livrant les fugitifs, en se faisant justice lui-même, en signalant les personnes suspectes ayant échappé à ma vigilance, au même moment, un inconnu, remarquablement actif, enlevait sous notre nez et conduisait hors du royaume les plus grands, les plus fieffés, les plus répugnants criminels. Nous ont ainsi échappé : l’astrologue païen Baguir de Kissen ; l’alchimiste criminel Sinda, qui avait partie liée, comme il a été prouvé, avec le Malin et les autorités d’Iroukan ; Tsouren, misérable pamphlétaire et fauteur de troubles, et certains autres de rang inférieur. Kabani, sorcier et mécanicien dément a complètement disparu. Quelqu’un a dépensé des monceaux d’or pour empêcher l’accomplissement de la colère populaire à l’encontre de vils espions et empoisonneurs, anciens guérisseurs de Sa Majesté. Quelqu’un, dans des circonstances véritablement fantastiques, qui nous font penser encore une fois à l’ennemi du genre humain, a délivré Arata le Bossu, un monstre de débauche, un corrupteur d’âmes, le chef de paysans révoltés … » Don Reba s’arrêta et, plissant la peau de son front, lança un coup d’œil significatif à Roumata. Celui-ci, les yeux au plafond, souriait rêveusement. Il avait enlevé Arata le Bossu en hélicoptère. L’impression produite sur les gardiens avait été phénoménale. Sur Arata aussi d’ailleurs. Cela avait été du beau travail, Roumata était fier de lui.

« Sachez, continuait l’autre, que le susdit Arata se trouve actuellement, avec une bande de serfs rebelles, aux marches orientales de la métropole, où il répand abondamment le sang noble, sans manquer ni d’argent ni d’armes.

— Je vous crois. Il m’a tout de suite fait l’effet d’un homme très décidé.

— Ainsi, vous avouez, dit aussitôt Reba.

— Quoi ? »

Ils se fixèrent un certain temps.

« Je continue, dit don Reba. D’après mes calculs modestes et incomplets, pour sauver ces corrupteurs d’âmes, vous, don Roumata, avez dépensé pas moins de vingt livres d’or. Je ne parle pas du fait que, ce faisant, vous vous êtes définitivement souillé en ayant fait commerce avec le diable. Je ne parle pas non plus du fait que pendant tout votre séjour au royaume d’Arkanar vous n’avez pas retiré un liard de vos propriétés d’Estor. D’ailleurs, pourquoi munir d’argent un défunt, même s’il vous est parent ? Mais votre or ! »

Il ouvrit un coffret enfoui sous les papiers de la table et en sortit une poignée de pièces d’or frappées à l’effigie de Pitz VI.

« C’est assez de cet or pour vous envoyer au bûcher ! hurla-t-il. C’est de l’or diabolique ! Des mains humaines ne peuvent fabriquer un métal d’une telle pureté ! »

Il vrilla Roumata du regard. Oui, pensa celui-ci, beau joueur. Bravo. Nous n’y avions pas pensé. Il doit être le premier à s’en être aperçu. Il faut en tenir compte … Reba s’était calmé. Sa voix prit des inflexions paternelles et prévenantes.

« Et en général, vous vous conduisez d’une manière très imprudente, don Roumata. Je me suis fait tellement de souci pour vous pendant tout ce temps-là … Vous aimez tellement les duels ! Quel bretteur vous faites ! Cent vingt-six duels en cinq ans, et pas une seule victime … En fin de compte, cela pouvait faire réfléchir … Moi, j’en ai tiré des conclusions. Et je ne suis pas le seul. Cette nuit, par exemple, le frère Aba — il n’est pas bien de médire des défunts, mais c’était un homme très cruel, j’avais du mal à le supporter, je l’avoue — donc, le frère Aba, pour vous arrêter, avait choisi les hommes les plus gros et les plus forts, pas les plus habiles. Et il a eu raison. Quelques bras démis, quelques cous froissés, les dents cassées n’entrent pas en ligne de compte … et vous voilà ici ! Pourtant, vous ne pouviez pas ignorer que vous défendiez votre vie. Vous êtes certainement la meilleure lame de l’Empire. Vous avez dû vendre votre âme au diable, car seul l’enfer peut enseigner ces extraordinaires passes d’armes. Je suis même prêt à admettre que ce savoir vous a été révélé à la condition de ne pas tuer, bien qu’il soit difficile d’imaginer les raisons pour lesquelles le démon l’imposerait. Mais cela, c’est l’affaire de nos scolastiques … »

Un cri aigu de porcelet l’interrompit. Il jeta un regard mécontent aux tentures lilas derrière lesquelles on se battait. On entendait des coups sourds, des glapissements : « Laissez-moi ! Laissez-moi ! », des voix rauques, des jurons, des exclamations dans une langue incompréhensible. Le rideau se déchira et tomba. Un homme, le menton en sang, les yeux hagards, s’écroula, à quatre pattes, dans le cabinet. D’énormes mains surgirent, l’attrapèrent par les pieds et l’entraînèrent. Roumata le reconnut, c’était Boudakh. Il criait sauvagement :

« Vous m’avez trompé … Vous m’avez trompé !.. C’était du poison ! Pourquoi ? … »

Il disparut dans l’obscurité. Un homme en noir ramassa et raccrocha le rideau. Dans le silence qui suivit, des bruits répugnants parvinrent, quelqu’un vomissait. Roumata comprit.

« Où est Boudakh ? » demanda-t-il, coupant.

« Comme vous voyez, il lui est arrivé malheur. » Don Reba avait légèrement perdu contenance …

« Ne me racontez pas d’histoires ! Où est Boudakh ?

— Ah ! don Roumata », fit le ministre en hochant la tête. Il avait repris son assurance. « Que vous importe Boudakh ? C’est un parent ? Vous ne l’avez même jamais vu !

— Écoutez, Reba, dit Roumata furieux. Je ne plaisante pas ! S’il lui arrive la moindre des choses, vous crèverez comme un chien ! Je vous écraserai.

— Vous n’aurez pas le temps », dit rapidement don Reba. Il était très pâle.

« Vous êtes un idiot, Reba. Vous êtes un vieil intrigant, mais vous ne comprenez rien. Jamais encore vous n’avez joué un jeu aussi dangereux. Et vous ne vous en doutez même pas. »

Don Reba se ramassa derrière sa table, ses petits yeux brillaient comme des braises. Roumata n’avait jamais senti la mort aussi proche. Les cartes étaient sur la table, on allait savoir qui dominait le jeu. Roumata se prépara à bondir. Aucune arme, pas plus une lance qu’un carreau d’arbalète, ne tue instantanément. Cette pensée transparaissait nettement sur la face de don Reba. Le vieil hémorroïdaire voulait vivre.

« Écoutez, voyons, dit-il d’une voix plaintive. Nous sommes là, en train de bavarder … Il est vivant, votre Boudakh, rassurez-vous, bien vivant. Il pourra encore me soigner … Il ne faut pas s’emporter.

— Où est Boudakh ?

— À la Tour Luronne.

— J’ai besoin de lui.

— Moi aussi, j’ai besoin de lui, don Roumata.

— Écoutez Reba, ne me mettez pas en colère. Et cessez de feindre. Vous avez peur de moi. Et vous faites bien. Boudakh m’appartient, vous comprenez ? »

Ils étaient debout tous les deux. Reba était effrayant. Il était vert, ses lèvres étaient agitées d’un tremblement nerveux, il marmonnait entre ses dents en écumant.

« Gamin ! siffla-t-il. Je n’ai peur de personne ! C’est moi qui peux t’écraser comme une sangsue ! »

Il se retourna brusquement, arracha la tapisserie suspendue derrière lui. Une vaste fenêtre apparut.

« Regarde ! »

Roumata s’approcha. La fenêtre donnait sur la place du Palais. L’aube se levait, les fumées des incendies montaient dans le ciel gris. Des cadavres jonchaient le sol. Un carré noir immobile occupait le centre de la place. Roumata y fixa son regard. C’étaient des cavaliers alignés dans un ordre impeccable, vêtus de longs manteaux noirs dont le capuchon était rabattu jusqu’aux yeux, tenant d’une main des boucliers noirs en forme de triangle, de l’autre, de longues piques.

« Je vous en prie ! » fit don Reba d’une voix vibrante. Il tremblait. « Les humbles enfants de Notre Seigneur, la cavalerie du Saint-Ordre. Ils ont débarqué cette nuit, à Arkanar, pour écraser la révolte barbare des gueux de Vaga la Roue et de boutiquiers à qui la tête a tourné ! La révolte est détruite. Le Saint-Ordre est maître de la ville, et du pays, province de l’Ordre à dater de ce jour … »

Roumata se gratta machinalement la nuque. « Ça alors ! Voilà donc à qui ces malheureux boutiquiers ont préparé les voies ! Admirable provocation ! » Don Reba eut un sourire triomphant.

« Nous ne nous connaissons pas encore, continua-t-il de la même voix vibrante. Permettez-moi de me présenter : Reba, serviteur de Dieu, délégué du Saint-Ordre pour le gouvernement d’Arkanar, évêque et gouverneur militaire ! »

J’aurais dû m’en douter, pensa Roumata. Là où triomphe la grisaille, ce sont toujours les Noirs qui viennent au pouvoir. Ah ! Historiens, historiens … quelle leçon !.. Les mains dans le dos, il se haussait et s’abaissait sur la pointe des pieds.

« Je suis fatigué, dit-il négligemment. Je veux dormir. Je veux me laver, me défaire du sang et de la bave de vos tueurs. Demain … plus exactement, aujourd’hui … disons dans une heure, après le lever du soleil, je passerai à la chancellerie. L’ordre de mise en liberté de Boudakh doit être prêt à ce moment-là.

— Ils sont vingt mille ! » cria don Reba en montrant la fenêtre.

Roumata fit la grimace.

« Un peu plus doucement, s’il vous plaît. Rappelez-vous, Reba, je sais parfaitement que vous n’êtes pas un évêque. Je lis en vous comme dans un livre. Vous n’êtes qu’un sale traître, un petit intrigant maladroit … »

Don Reba se passa la langue sur les lèvres, ses yeux devinrent vitreux.

Roumata continua :

« Je suis implacable. Vous paierez de votre tête toute vilenie que vous pourriez commettre à mon égard ou à l’égard de mes amis. Je vous hais ! Je suis prêt à vous supporter, mais il vous faudra apprendre à vous ôter à temps de mon chemin. Vous m’avez compris ? »

Don Reba dit rapidement, avec un sourire quémandeur :

« Je ne veux qu’une chose. Je veux que vous soyez là, don Roumata. Je ne peux pas vous tuer. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne peux pas.

— Craignez, dit Roumata.

— C’est ce que je fais. Vous êtes peut-être le Démon. Ou le fils de Dieu. Vous êtes peut-être un homme, venu des grands pays d’outre-mer : on dit qu’ils existent … Je n’essaie même pas de jeter un coup d’œil dans l’abîme qui vous a vomi. La tête me tourne et je sens que je tombe dans l’hérésie. Mais moi aussi, je peux vous tuer à tout instant. Maintenant. Demain. Hier. Cela, vous le comprenez ?

— Cela ne m’intéresse pas.

— Mais alors qu’est-ce qui vous intéresse ?

— Rien ne m’intéresse. Je m’amuse. Je ne suis ni Dieu ni le Démon. Je suis le chevalier Roumata d’Essor, un joyeux gentilhomme, accablé de caprices et de préjugés, habitué à la liberté dans tous les domaines. Vous vous rappellerez ? »

Don Reba s’était calmé. Il s’essuya de son mouchoir et esquissa un aimable sourire.

« J’apprécie votre obstination. Finalement, vous avez vous aussi un idéal, et je le respecte, même si je ne le comprends pas. Je suis très heureux que nous ayons eu une explication. Un jour, peut-être, vous m’exposerez votre point de vue, et il n’est pas du tout exclu que vous m’obligiez à revoir les miens. Les hommes sont enclins à l’erreur. Il est possible que je me trompe et que le but que je poursuis ne mérite pas autant de zèle et de dévouement de ma part. J’ai les idées larges et je peux parfaitement concevoir l’idée de travailler un jour avec vous, côte à côte …

— On verra », dit Roumata en se dirigeant vers la porte. Quelle limace, pensa-t-il. Vous parlez d’un allié ! Côte à côte !..


La ville était la proie d’une terreur insoutenable. Un soleil matinal rougeâtre jetait un éclat morne dans les rues désertes, sur des ruines fumantes, des volets arrachés, des portes cassées. Dans la poussière, les éclats de verre se paraient de reflets sanglants. Des hordes de corneilles s’étaient abattues sur la ville comme en plein champ. Sur les places et aux carrefours, de petits groupes d’hommes à cheval avaient pris position. Ces cavaliers, vêtus de noir, pivotaient lentement sur leurs selles en regardant à travers la fente de leurs capuchons rabattus. Des poteaux, installés à la hâte, portaient des corps enchaînés et noircis, penchés au-dessus de braises refroidies. Plus rien ne semblait vivre dans la ville à l’exception des corneilles criardes et des assassins en noir.

Roumata parcourut la moitié du chemin les yeux fermés. Il étouffait, son corps roué de coups le faisait affreusement souffrir. Étaient-ce là des hommes ? Qu’avaient-ils d’humain ? Les uns se laissaient tuer en pleine rue, les autres restaient chez eux à attendre docilement leur tour. Avec cette seule pensée : n’importe qui sauf moi. La froide cruauté de ceux qui tuaient et la tranquille soumission de ceux qu’on tuait, voilà ce qui était le plus effrayant. Dix hommes paralysés de terreur attendaient passivement qu’un autre ait choisi sa victime et l’exécute calmement. Les âmes de ces hommes étaient souillées, et chaque heure d’attente docile les souillait un peu plus. En ce moment même, dans ces maisons tapies, naissaient invisiblement des crapules, des dénonciateurs, des assassins ; des milliers d’hommes, malades de peur, jusqu’à la fin de leur vie, apprendraient sans pitié la peur à leurs enfants et aux enfants de leurs enfants. Je n’en peux plus, se répétait Roumata, je vais devenir fou, je vais devenir comme eux, bientôt je cesserai définitivement de comprendre pourquoi je suis ici … Je dois me reposer, ne plus penser à tout cela, me calmer …

« … À la fin de l’année de l’Eau, ainsi nommée depuis le nouveau calendrier, les phénomènes centrifuges devinrent considérables dans l’ancien Empire. Les mettant à profit, le Saint-Ordre, représentant de fait des intérêts des groupes les plus réactionnaires de la société féodale, qui s’efforçaient, par tous les moyens, de s’opposer à la dissipation … » — Et l’odeur des cadavres qui brûlent, vous la connaissez ? Vous avez déjà vu une femme nue, éventrée, couchée dans la poussière de la rue ? Vous avez vu une ville dont les habitants se taisent et où seules crient les corneilles, vous, petits garçons et petites filles à naître, devant le stéréoviseur des écoles de la république communiste d’Arkanar ?

Sa poitrine heurta un objet dur et pointu. Une longue lance, au fer soigneusement ébréché, lui pressait le torse. Un cavalier noir lui barrait le passage et le regardait sans mot dire à travers la fente de son capuchon, sous lequel on apercevait une bouche aux lèvres minces et un petit menton. Il fallait faire quelque chose, mais quoi ? Le jeter à bas de son cheval ? Non. Le cavalier recula sa lance pour frapper. Ah ! Oui !.. Roumata leva nonchalamment la main gauche et, retroussant sa manche, découvrit le bracelet de fer qu’on lui avait donné au sortir du palais. Le cavalier l’examina, releva sa lance et passa son chemin. « Au nom du Seigneur », dit-il sourdement avec un accent bizarre. « En Son nom », murmura Roumata. Il dépassa un autre cavalier, qui essayait d’atteindre avec sa lance un joyeux diablotin de bois, sculpté sur la corniche d’un toit. Au premier étage, derrière un volet à demi arraché, une grosse figure, livide de peur, apparut furtivement. Ce devait être un de ces boutiquiers qui, trois jours auparavant, hurlait avec enthousiasme, une chope de bière à la main, « Hourra pour don Reba ! » et écoutait avec délices le grondement des bottes cloutées sur la chaussée. Hé, grisaille, grisaille … Roumata se détourna.

Que se passe-t-il chez moi, pensa-t-il tout à coup en pressant le pas. Il courait presque en arrivant. La maison était intacte. Deux moines, assis sur les marches, le capuchon rejeté en arrière, offraient au soleil leurs têtes mal rasées. En le voyant, ils se levèrent. « Au nom du Seigneur », dirent-ils ensemble. « En Son nom, répondit Roumata. Que cherchez-vous ici ? » Les moines s’inclinèrent, les mains croisées sur le ventre. « Vous êtes arrivé, nous partons », dit l’un d’eux. Ils descendirent les marches et s’éloignèrent sans se presser, le dos rond, les mains enfouies dans leurs manches. Roumata les regardait partir et se souvenait d’avoir vu mille fois dans les rues ces humbles silhouettes en longues tuniques noires. Mais alors, leurs épées ne traînaient pas dans la poussière. Aveugles ! Nous avons été aveugles ! Quel plaisir c’était pour les personnes de qualité d’accoster un moine seul, d’échanger des gaudrioles par-dessus sa tête ! Et moi, imbécile, jouant les ivrognes, je les suivais en riant à gorge déployée. Je me réjouissais que l’Empire ne soit pas au moins gagné par le fanatisme religieux … Mais que pouvait-on faire ? Oui, que pouvait-on faire ?

« Qui est là ? demanda une voix chevrotante.

— Ouvre, Mouga, c’est moi », dit Roumata à voix basse.

Les verrous grincèrent, la porte s’entrouvrit, Roumata se faufila dans l’entrée. Tout avait l’aspect habituel et il poussa un soupir de soulagement. Le vieux Mouga à cheveux blancs, dodelinant de la tête, attendait respectueusement le casque et les épées de son maître.

« Où est Kira ?

— En haut. Elle va bien.

— Parfait, dit-il en se débarrassant de ses baudriers. Et Ouno ? Pourquoi n’est-il pas là ? »

Mouga prit l’épée.

« Ouno a été tué, dit-il tranquillement. Il est dans l’office. »

Roumata ferma les yeux.

« Ouno a été tué, répéta-t-il. Qui l’a tué ? »

Sans attendre la réponse, il passa dans l’office. Ouno était étendu sur une table, recouvert jusqu’à la ceinture d’un drap, ses mains étaient croisées sur la poitrine, les yeux étaient grands ouverts, la bouche grimaçante. Les serviteurs, tristes, entouraient la table et écoutaient un moine assis dans un coin. La cuisinière sanglotait. Roumata, sans quitter des yeux le visage du petit garçon, déboutonnait de ses doigts qui ne lui obéissaient plus le col de sa chemise.

« Les salauds …, disait-il. Tous des salauds !.. »

Titubant, il s’approcha de la table, fixa les yeux morts, souleva le drap et le laissa immédiatement retomber.

« Trop tard, dit-il. Trop tard … C’est inutile … Les salauds ! Qui l’a tué ? Les moines ? »

Il se tourna vers le moine, le souleva d’une secousse et approcha son visage du sien.

« Qui l’a tué ? Les tiens ? Parle !

— Ce ne sont pas les moines, dit doucement Mouga. Ce sont des soldats gris … »

Roumata regarda quelque temps encore, fixement, le visage émacié du moine, ses prunelles qui s’élargissaient lentement. « Au nom du Seigneur … » murmura le moine. Roumata le lâcha, s’assit sur un banc, aux pieds d’Ouno et se mit à pleurer. Il pleurait, le visage dans les mains et écoutait la voix indifférente et tremblante de Mouga. Le vieux serviteur lui disait qu’après la deuxième ronde on avait frappé à la porte, au nom du roi, et qu’Ouno leur avait crié de ne pas ouvrir. Mais il avait bien fallu, parce que les Gris menaçaient de mettre le feu à la maison. Faisant irruption dans l’entrée, ils avaient rossé et ligoté les serviteurs, puis étaient montés à l’étage. Ouno qui défendait l’accès aux chambres s’était mis à tirer. Il avait deux arbalètes et il avait eu le temps de tirer deux fois, dont une sans succès. Les Gris avaient lancé des couteaux et Ouno était tombé. Ils l’avaient traîné en bas, piétiné, frappé à coups de hache, mais à ce moment-là, des moines noirs étaient entrés. Ils avaient tué deux Gris et désarmé les autres, qu’ils avaient emmenés, la corde au cou.

La voix se tut, Roumata restait assis, les coudes sur la table, aux pieds d’Ouno. Puis il se leva péniblement, essuya de sa manche les larmes qui coulaient dans sa barbe de deux jours, embrassa le front glacé du petit garçon et, avançant à grand-peine, gravit l’escalier.

Il était à demi mort de fatigue et d’émotion. Après s’être traîné en haut des marches, il traversa le salon, atteignit le lit et s’abattit en gémissant sur les oreillers. Kira accourut. Il était tellement faible qu’il ne parvenait pas à l’aider à le déshabiller. Elle lui enleva ses grandes bottes, puis, pleurant sur son visage tuméfié, lui ôta son uniforme déchiré, sa chemise de métalloplast, pleurant sur son corps roué de coups. Alors seulement, il sentit tous ses os douloureux comme après une épreuve d’entraînement. Kira le frottait avec une éponge imbibée de vinaigre et lui, sans ouvrir les yeux, murmurait entre ses dents serrées : « J’aurais pu le tuer … Il était à côté de moi … L’écraser avec deux doigts … Ce n’est pas une vie, Kira … Allons-nous-en d’ici … C’est moi l’objet de l’Expérience, pas eux. » Il ne s’apercevait pas qu’il parlait en russe. Kira apeurée, le regardait, les yeux pleins de larmes, l’embrassait sur la joue sans rien dire. Elle le recouvrit avec les draps usés — Ouno n’en avait pas acheté d’autres — et descendit lui préparer du vin chaud. Il se traîna hors du lit, et, gémissant de douleur, alla, pieds nus, dans son bureau, ouvrit un tiroir secret de sa table, fourragea dans une petite pharmacie et avala quelques comprimés de sporamine. Quand Kira revint, portant un pot fumant sur un lourd plateau d’argent, il était couché sur le dos et écoutait la douleur s’en aller, le bruit se calmer dans sa tête, son corps se remplir d’une vigueur nouvelle. Après avoir bu, il se sentit tout à fait bien, appela Mouga et lui dit de préparer ses vêtements.

« N’y va pas, disait Kira. N’y va pas, reste à la maison.

— Il le faut, mon petit.

— J’ai peur, reste … Tu vas te faire tuer.

— Penses-tu ! Pourquoi me tuerait-on ? Ils ont tous peur de moi. »

Elle se mit à pleurer. Doucement, timidement, comme si elle avait craint de le fâcher. Roumata la prit sur ses genoux et lui caressa les cheveux.

« Le plus terrible est passé. Et puis nous allons partir d’ici, tu sais … »

Elle se calma, blottie contre lui. Mouga, la tête branlante, debout à l’écart, indifférent, tenait prêtes les culottes de Roumata, ornées de grelots dorés.

« Mais j’ai encore beaucoup à faire ici, reprit Roumata. Il y a eu un grand nombre de victimes cette nuit. Je dois savoir qui est en vie et qui est mort. Il faut aider ceux qu’on se prépare à tuer.

— Qui t’aidera, toi ?

— Heureux celui qui pense aux autres … Et puis il y a des gens très puissants qui nous aident.

— Je ne peux pas penser aux autres. Tu es revenu à moitié mort. On t’a battu, Ouno a été tué. Que faisaient-ils, tes amis si puissants ? Pourquoi n’ont-ils rien fait pour empêcher cela ? Je ne te crois pas … Je ne te crois pas … »

Elle essaya de se libérer, mais il la maintenait solidement.

« On n’y peut rien, dit-il. Cette fois-ci, ils ont un peu tardé. Mais maintenant, ils font attention et ils nous protègent. Pourquoi ne me crois-tu pas aujourd’hui ? Tu me croyais toujours avant. Tu le vois toi-même, j’étais à demi mort, et maintenant, regarde-moi.

— Je ne veux pas te regarder, dit-elle en cachant son visage. Je ne veux pas me remettre à pleurer.

— Allons bon ! Quelques égratignures ! Des bobos … Le plus dur est passé. Pour nous, tout au moins. Mais il y a des hommes très bien, extraordinaires, pour lesquels la terreur existe toujours. Je dois les aider. »

Elle soupira profondément, l’embrassa dans le cou et se dégagea doucement.

« Viens ce soir. Tu viendras ?

— Bien sûr ! J’arriverai plus tôt, et certainement pas seul. Attends-moi à l’heure du repas. »

Elle s’assit dans un fauteuil, et les mains sur les genoux, le regarda s’habiller. Roumata parlait tout seul, en russe, tout en enfilant ses culottes à grelots. Mouga s’accroupit devant lui pour fermer leurs innombrables boucles et boutons. Par-dessus un maillot de corps propre, il remit la miraculeuse cotte de mailles, puis s’écria, désespéré :

« Comprends-moi, mon petit, je dois y aller, je ne peux pas faire autrement ! Je ne peux pas ne pas y aller ! »

Elle dit, pensive :

« Quelquefois, je n’arrive pas à comprendre pourquoi tu ne me bats pas. »

Roumata, en train de fermer sa chemise, ornée d’un somptueux jabot, s’arrêta.

« Que veux-tu dire ? » demanda-t-il, étonné. « Tu crois que je pourrais te battre ?

— Tu n’es pas seulement bon, continuait-elle sans l’écouter. Tu es très étrange aussi. Comme un archange … Quand tu es avec moi, je deviens hardie. En ce moment, je suis hardie … Un jour, je te demanderai une chose. Pas maintenant, mais plus tard, quand tout sera fini. Tu me parleras de toi ? »

Roumata ne répondait pas. Mouga lui tendit un gilet orange à rubans rouges, qu’il endossa avec dégoût.

« Oui, dit-il enfin, un jour, je te raconterai tout, mon petit.

— Je t’attendrai », dit-elle, sérieuse. « Maintenant pars et ne fais pas attention à moi. »

Roumata s’approcha d’elle, l’embrassa sur la bouche de ses lèvres tuméfiées, retira de son bras un bracelet de fer et le lui tendit.

« Mets-le à la main gauche. Aujourd’hui, personne ne doit venir, mais si on vient, montre ça. »

Elle le regarda partir et il savait qu’elle pensait : Tu es peut-être un démon, ou le fils de Dieu, ou un homme venu des légendaires pays d’outre-mer, mais si tu ne reviens pas, je mourrai. Mais elle se taisait et il lui en était infiniment reconnaissant, car il était affreusement difficile de partir : comme si, debout sur le bord d’une plage ensoleillée, il avait dû plonger dans un lac puant.

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