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Il n’y avait pas si longtemps, la cour des rois d’Arkanar était l’une des plus éclairées de l’Empire. Elle accueillait des savants, dont la plupart étaient des charlatans bien sûr, mais il y en avait d’autres comme Baguir de Kissen, par exemple, qui avaient découvert la sphéricité de la planète ; Tata, guérisseur royal, qui avait émis l’hypothèse géniale d’un lien entre l’apparition d’épidémies et l’existence de petits vers invisibles à l’œil nu et portés par le vent et l’eau ; l’alchimiste Sinda qui cherchait, comme tous les alchimistes, le moyen de transformer l’argile en or, et qui trouva la loi de la conservation de la matière. Il y avait à la cour d’Arkanar des poètes, pique-assiette et flatteurs pour la plupart, mais d’autres aussi, comme Pépin le Glorieux, auteur d’une tragédie historique, La Campagne au nord ; Tsouren le Juste qui avait écrit plus de cinq cents ballades et sonnets mis en musique dans le peuple ; Gour le Compositeur, auteur du premier roman profane de l’Empire, la triste histoire d’un prince amoureux d’une belle Barbare. Il y avait de magnifiques artistes, des danseurs, des chanteurs. De remarquables peintres couvraient les murs de fresques impérissables, de grands sculpteurs décoraient les parcs du palais. On n’aurait su dire que les rois d’Arkanar fussent de fervents adeptes des lumières ou des amateurs d’art éclairés. Simplement, c’était un signe de bon ton, comme la cérémonie de l’habillage matinal ou les somptueux officiers de la Garde à l’entrée du palais. La tolérance aristocratique allait parfois jusqu’à admettre que certains savants et poètes devinssent d’importants rouages de la machine d’État. Ainsi, il y avait de cela une cinquantaine d’années, le grand alchimiste Botsa, qui avait occupé le poste, maintenant supprimé pour inutilité, de ministre du Sous-Sol, avait mis en exploitation plusieurs mines, et fait la gloire d’Arkanar par d’étonnants alliages, dont le secret avait été perdu après sa mort. Pépin le Glorieux avait eu la haute main sur l’Instruction publique jusqu’à ce que le ministère d’Histoire et de Littérature ait été déclaré nuisible et pernicieux pour les esprits.

Il était déjà arrivé, bien sûr, qu’un peintre ou un savant, ayant eu le malheur de déplaire à la favorite royale, personne obtuse et sensuelle, ait été vendu à l’étranger ou empoisonné à l’arsenic, mais seul don Reba avait sérieusement pris les choses en main. Depuis qu’il occupait le poste du tout-puissant ministre de la Sûreté de la couronne, il avait causé dans le monde de la culture de telles dévastations qu’il avait mécontenté certains grands seigneurs, qui avaient décrété que la cour était devenue ennuyeuse et que pendant les bals on n’entendait rien d’autre que de stupides ragots.

Baguir de Kissen, accusé de folie confinant au crime d’État avait été jeté en prison, délivré à grand-peine par Roumata et conduit dans la métropole. Son observatoire avait brûlé, ses disciples réchappés s’étaient dispersés. Tata et cinq autres guérisseurs royaux étaient un beau jour devenus des empoisonneurs, complotant contre la personne du roi à l’instigation du duc d’Iroukan. Tata avait tout avoué sous la torture et avait été pendu sur la place Royale. Pour le sauver, Roumata avait distribué trente kilos d’or, perdu quatre agents (des gentilshommes qui ne savaient pas ce qu’ils faisaient), avait été blessé en essayant de délivrer les condamnés, mais tout cela en vain. Après cette première défaite, il avait compris que don Reba n’était pas un simple figurant. Ayant appris une semaine plus tard que l’alchimiste Sinda allait être accusé de dissimuler au fisc les secrets de la pierre philosophale, Roumata, exaspéré par sa défaite, avait tendu une embuscade chez Sinda, et le visage masqué, avait désarmé lui-même les Gris venus chercher l’alchimiste, les avait jetés, ligotés, dans une cave. Au cours de la nuit, Sinda, qui n’avait toujours rien compris, avait été conduit à Soan. Avec un haussement d’épaules, il avait continué à chercher la pierre philosophale sous la surveillance de don Kondor. Le poète Pépin le Glorieux avait brusquement pris la tonsure pour s’enfermer dans un monastère isolé. Tsouren le Juste, accusé d’ambiguïté criminelle, de flagornerie envers les goûts des classes inférieures, avait été privé d’honneurs et de biens. Sans se soumettre, il lisait dans les cabarets des ballades franchement subversives. À deux reprises, des patriotes l’avaient laissé à demi mort, et finalement il s’était laissé persuader par son grand ami et admirateur don Roumata de se réfugier dans la métropole. Roumata n’oublierait jamais la dernière vision qu’il avait eue de lui, son teint livide d’ivrogne, ses mains fines agrippées aux haubans. Debout sur le pont du bateau, il déclamait d’une voix jeune et sonore son sonnet d’adieu « Comme une feuille morte tombe sur l’âme ». Quant à Gour le Compositeur, après une conversation dans le cabinet de don Reba, il avait compris qu’un prince d’Arkanar ne pouvait pas aimer une engeance ennemie, avait jeté lui-même ses livres au feu sur la place Royale, et depuis, voûté, le visage morne, il assistait aux apparitions royales, perdu dans la foule des courtisans, et sur un signe imperceptible de don Reba s’avançait pour réciter des vers ultra-patriotiques qui faisaient bâiller. Les acteurs jouaient toujours la même pièce : La Chute des Barbares, ou le maréchal Totz, Pitz I », roi d’Arkanar. Les chanteurs préféraient les concertos pour voix avec orchestre. Les peintres survivants barbouillaient des enseignes. Deux ou trois avaient trouvé le moyen de rester bien en cour en faisant des portraits du roi, avec, à ses côtés, don Reba, le tenant respectueusement par le coude. La diversité était mal vue : le roi était représenté sous les traits d’un beau jeune homme en armure, don Reba en homme mûr, au visage expressif.

Oui, la cour d’Arkanar était ennuyeuse. Néanmoins les grands seigneurs, les gentilshommes sans occupations, les officiers de la Garde et les belles dames futiles, les uns par vanité, les autres par habitude ou bien par peur, continuaient à remplir chaque matin les salons royaux. À vrai dire, beaucoup ne s’apercevaient d’aucun changement. Dans les concerts et les joutes poétiques des temps passés, ils appréciaient surtout les entractes, pendant lesquels ils parlaient des mérites des chiens couchants ou se racontaient des anecdotes. Ils étaient encore capables de s’entretenir, pas trop longtemps, des propriétés des êtres de l’au-delà, mais ils jugeaient tout bonnement malséantes les discussions sur la forme de la planète ou les causes des épidémies. La disparition des peintres, dont certains étaient de grands maîtres du nu, était quelquefois déplorée par les officiers de la Garde …

Roumata arriva légèrement en retard au palais. La réception matinale avait déjà commencé. Il y avait foule dans les salons, on entendait la voix irritée du roi et les ordres donnés d’une voix mélodieuse par le Grand Maître des cérémonies qui présidait à l’habillage de Sa Majesté. Les courtisans parlaient surtout des événements de la nuit. Un criminel de type iroukanais avait pénétré dans le palais, armé d’un stylet, tué une sentinelle et fait irruption dans la chambre à coucher de Sa Majesté, où il aurait été désarmé par don Reba lui-même, arrêté, et alors qu’on le conduisait à la Tour Luronne, lynché par des patriotes à qui leur dévouement avait fait perdre la raison. C’était le sixième attentat du mois, aussi en lui-même n’éveillait-il pas l’intérêt : on n’en discutait que les détails. Roumata apprit qu’à la vue de l’assassin, Sa Majesté s’était soulevée sur sa couche en dissimulant la belle doña Mirada et avait prononcé ces paroles historiques : « Fiche-moi le camp, canaille ! » La plupart croyaient volontiers à ces paroles historiques, pensant que le roi avait pris l’assassin pour un laquais. Tous étaient d’avis que don Reba, comme toujours, avait l’œil à tout et était incomparable au corps à corps. Roumata était aussi de cet avis, et trouva pour le dire d’aimables formules. Il raconta une histoire qu’il venait d’inventer, et qui mettait en scène don Reba, attaqué par douze bandits. Trois avaient été tués sur place, les autres s’étaient enfuis. L’histoire fut écoutée avec beaucoup d’intérêt et de bienveillance. Après quoi Roumata glissa, en passant, qu’il tenait cette histoire de don Sera. L’expression d’intérêt disparut instantanément des visages, car tout le monde savait que don Sera était un fieffé menteur et le dernier des idiots. De doña Okana, pas un mot, soit que personne ne fût au courant, soit qu’on feignît l’ignorance.

Se répandant en amabilités et serrant les mains des dames, Roumata se faufila aux premiers rangs de la foule parée, parfumée, transpirante. La noblesse bavardait à mi-voix. « Oui, oui, cette jument, justement. Elle s’entretaille, mais je l’ai perdue aux cartes le soir même. » — « Pour ce qui est des hanches, monseigneur, elles sont d’une forme extraordinaire. Comme chez Tsouren … Hum … Hum … Des montagnes d’écume fraîche, non, des collines de transparente écume fraîche … Dans l’ensemble de puissantes hanches. » — « Alors j’ouvre tout doucement la fenêtre, je prends mon poignard entre les dents, et figurez-vous, mon ami, je sens que la grille fléchit sous mon poids … » — « Je lui ai flanqué dans les gencives la poignée de mon épée, si bien que ce chien de Gris a fait deux fois la galipette. Vous pouvez l’admirer là-bas, qui prend des airs, comme s’il en avait le droit … » — « Don Taméo a vomi sur le plancher, il a glissé et est tombé la tête la première dans la cheminée … » — « Alors le moine lui dit : Raconte-moi ton rêve, ma beauté … ah ! ah ! ah !.. »

C’est vraiment vexant, se disait Roumata, si on me tue maintenant, cette colonie d’amibes sera la dernière chose que j’aurai vue dans ma vie. Seul l’effet de surprise peut nous sauver, Boudakh et moi. Il faut saisir le bon moment et attaquer soudainement, le prendre au dépourvu, sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche, je n’ai vraiment aucune raison de mourir.

Il gagna la porte de la chambre à coucher et, retenant ses deux épées avec ses mains, pliant légèrement les genoux comme le voulait l’étiquette, s’approcha du lit royal. On était en train de mettre ses bas au roi. Le Maître des cérémonies, retenant son souffle, surveillait attentivement les gestes adroits de deux valets de chambre. À gauche de la couche en désordre, se tenait don Reba, parlant à voix basse avec un homme grand et osseux, en uniforme de velours gris. C’était le père Tsoupik, l’un des chefs des Troupes d’Assaut, colonel de la garde du Palais. Don Reba était un vieux courtisan. À en juger à sa mine, ils ne s’entretenaient de rien de plus que de juments ou de la vertueuse conduite d’une nièce du roi. Le père Tsoupik, lui, en militaire et en ancien épicier, n’était pas maître de ses expressions. Sombre, il se mordillait les lèvres, ses doigts se serraient et se desserraient sur la poignée de son épée, pour finir, le visage crispé, il tourna brusquement les talons, et contre tous les usages, quitta la chambre en se dirigeant droit sur la foule des courtisans, ahuris d’un tel manque d’éducation. Don Reba, souriant d’un air fautif, le regardait partir, tandis que Roumata, qui suivait des yeux la gauche silhouette grise, se disait : Voilà un défunt de plus. Il était au courant des rivalités entre don Reba et le haut commandement gris. L’histoire du chef des Chemises Brunes, Ernst Roehm, était prête à se répéter.

Les bas étaient enfilés. Les valets de chambre, se soumettant aux mélodieuses injonctions du Grand Maître des cérémonies, pieusement, du bout des doigts, prirent les chaussures royales. À ce moment, le roi, les repoussant du pied, se tourna si brusquement vers don Reba que son ventre, pareil à un sac rebondi, se retrouva sur un de ses genoux.

« J’en ai assez de vos attentats, glapit-il, d’une voix hystérique. Des attentats ! Des attentats ! Des attentats ! La nuit, je veux dormir et non me battre avec des assassins ! Ne pourrait-on pas s’arranger pour qu’ils fassent cela dans la journée ? Vous êtes un piètre ministre, don Reba ! Encore une nuit comme celle-là, et je vous fais étrangler ! » Don Reba s’inclina, la main sur le cœur. « J’ai mal à la tête après un attentat ! »

Il se tut brusquement et fixa stupidement son ventre. C’était le bon moment. Les valets de chambre traînaient. La première chose à faire était d’attirer sur soi l’attention. Roumata prit la chaussure droite des mains du valet de chambre, mit un genou en terre devant le roi et entreprit respectueusement d’enfiler la chaussure sur le gros pied gainé de soie. Tel était le très ancien privilège de la famille de Roumata : chausser le pied droit des personnes royales de l’Empire. Le roi le regardait d’un air vague. Une lueur d’intérêt s’alluma dans ses yeux.

Ah ! Roumata, vous êtes encore vivant, et Reba qui m’avait promis de vous étrangler ! » Il eut un petit rire. « Quel mauvais ministre, ce Reba ! Il ne fait que promettre ! Il avait promis de mettre fin à la sédition, or la sédition croît. Il a farci le palais de ses malappris de Gris … Je suis malade et il fait pendre les guérisseurs royaux. »

La chaussure mise en place, Roumata s’inclina et recula de deux pas. Il surprit le regard attentif de don Reba et s’empressa de donner à son visage une expression stupide et hautaine.

« Je suis très malade, continuait le roi, j’ai mal partout. Je songe à me retirer. Il y a longtemps que j’en ai envie, mais sans moi, vous seriez perdus, pauvres moutons … »

On lui mit la seconde chaussure. Il se leva et poussa un gémissement. Grimaçant de douleur, il attrapa son genou.

« Où sont les guérisseurs ? se lamenta-t-il. Où est mon bon Tata ? Vous l’avez pendu, imbécile !.. Rien qu’à sa voix, je me sentais mieux. Taisez-vous ! Je sais que c’était un empoisonneur ! Et cela m’était bien égal ! Qu’est-ce que cela pouvait bien faire qu’il soit un empoisonneur ? Il était guérisseur ! Vous comprenez, assassin ? Un guérisseur ! Il empoisonnait les uns et soignait les autres. Vous, vous ne faites qu’empoisonner ! Vous feriez mieux de vous pendre ! » Don Reba s’inclina, la main sur le cœur, et resta dans cette position. « C’est qu’on les a tous pendus ! Il ne reste que vos charlatans ! Et vos prêtres qui m’abreuvent d’eau bénite en guise de remède … Qui me préparera des sirops ? Qui me frictionnera la jambe avec des baumes ?

— Sire ! » dit Roumata à haute voix, et il eut l’impression que le palais s’était figé. « Vous n’avez qu’à l’ordonner et le meilleur médecin de l’Empire sera au palais dans une demi-heure ! »

Le roi le regarda d’un air hébété. Le risque était énorme. Don Reba n’avait qu’un signe à faire … Roumata eut la sensation physique des yeux qui le guettaient par-dessus l’empennage des flèches. Il connaissait l’exacte nature des rangées d’orifices noirs qui couraient sous le plafond de la chambre à coucher. Don Reba le regardait avec une expression de curiosité polie et bienveillante.

« Qu’est-ce que cela signifie ? s’informa le roi d’un ton grognon. Bon, j’ordonne, alors, où est-il votre mire ? »

Roumata se contracta. Il avait l’impression que les pointes des flèches lui piquaient les omoplates.

« Sire, dit-il d’une voix rapide, ordonnez à don Reba de vous amener le célèbre docteur Boudakh. »

Don Reba devait être décontenancé. L’essentiel était dit, et Roumata était vivant. Le roi tourna ses yeux troubles vers le ministre de la Sûreté de la couronne.

« Sire, continua Roumata sans plus se hâter et dans le style qui convenait, connaissant vos souffrances véritablement insupportables et me souvenant de la dette de ma famille envers les souverains, j’avais voulu faire venir d’Iroukan le célèbre et hautement compétent docteur Boudakh. Malheureusement son voyage a été interrompu. Les soldats gris du cher don Reba l’ont arrêté la semaine dernière, et son destin ultérieur n’est connu que de votre ministre. Je suppose que le médecin est dans les parages, à la Tour Luronne probablement, et j’espère que l’étrange inimitié de don Reba pour les médecins ne s’est pas fait fatalement sentir sur le destin du docteur Boudakh. » Roumata se tut, retenant son souffle. Tout avait parfaitement marché. Tiens-toi bien, don Reba ! Il regarda le ministre, un froid de glace le saisit. Le ministre de la Sûreté de la couronne n’était absolument pas décontenancé. Il hochait gentiment la tête, comme un père faisant des reproches. Roumata ne s’attendait pas du tout à cela. Mais il est enchanté, se dit-il, abasourdi. En revanche le roi se conduisait comme il avait prévu.

« Filou ! glapit-il. Je vais t’étrangler ! Où est le docteur ? Où est le docteur, je vous le demande ? Silence ! Je vous demande où est le docteur ? »

Don Reba s’avança avec un sourire agréable.

« Votre Majesté, dit-il, vous êtes en vérité un heureux souverain, car vous avez tant de fidèles sujets, qu’ils se gênent parfois dans leur empressement à vous servir. » Le roi le regardait d’un air stupide. « Je ne cacherai pas que le noble dessein du bouillant don Roumata m’était connu, comme tout ce qui se passe dans notre pays. Je ne cacherai pas que j’ai envoyé nos soldats gris à la rencontre du docteur Boudakh, uniquement pour préserver un vénérable vieillard des hasards d’un long voyage. Je ne dissimulerai pas non plus que je ne me suis point hâté de le présenter à Votre Majesté …

— Comment avez-vous eu cette audace ? demanda le roi avec reproche.

— Votre Majesté, don Roumata est jeune, et aussi candide en politique qu’expérimenté dans les nobles combats. Il ne se doute pas de quelle bassesse est capable le duc d’Iroukan dans sa haine effrénée contre Votre Majesté. Mais nous, nous le savons, n’est-ce pas, sire ? » Le roi hocha la tête. « C’est la raison pour laquelle j’ai jugé indispensable d’effectuer au préalable une petite enquête. Je ne voudrais pas presser les choses, mais si vous, Votre Majesté … » Une profonde inclination devant le roi. « … et don Roumata … » Signe de tête dans la direction de ce dernier. « … insistez, aujourd’hui même, après le repas, le docteur Boudakh se présentera pour commencer son traitement.

— Vous n’êtes pas idiot, don Reba, dit le roi, après avoir réfléchi. Une enquête, c’est bien. Ça ne fait jamais de mal. Maudit Iroukanais ! » Il poussa un gémissement en se prenant le genou. « Maudite jambe ! Ainsi donc après le repas ? Nous attendrons, nous attendrons. »

Et le roi, s’appuyant sur l’épaule du Grand Maître des cérémonies, passa lentement dans la salle du trône devant Roumata stupéfait. Quand celui-ci s’enfonça dans la foule des courtisans qui se dispersaient, don Reba lui demanda avec un sourire aimable :

« Cette nuit, me semble-t-il, vous êtes de garde dans la chambre à coucher du prince, je ne me trompe pas ? » Roumata s’inclina en silence.


Roumata errait sans but dans les interminables corridors du palais, sombres, humides, sentant l’ammoniac et le pourri. Il passait devant des pièces somptueuses, décorées de tapis, des cabinets poussiéreux aux étroites fenêtres grillagées, des remises, encombrées de vieux meubles dédorés. Il ne rencontrait presque personne. Peu de courtisans se risquaient à visiter le labyrinthe de la partie arrière du palais, où les appartements royaux cédaient insensiblement la place aux bureaux du ministère de la Sûreté de la couronne. Il était facile de s’y égarer. Tout le monde se rappelait l’histoire d’une patrouille de la Garde qui, faisant le tour du palais, avait été alertée par les hurlements épouvantables d’un homme qui tendait à travers la grille d’une fenêtre des mains égratignées. « Sauvez-moi ! criait l’homme. Je suis un kammer junker ! Je ne sais pas comment me sortir de là ! Cela fait deux jours que je n’ai rien mangé ! Sortez-moi de là ! » (Dix jours durant une correspondance animée s’établit entre le ministre des Finances et le ministre de la Cour. Après quoi, il fut décidé d’arracher la grille, et pendant ces dix jours, le malheureux kammer-junker fut nourri de viande et de pain tendus au bout d’une pique.) De plus, l’endroit était assez dangereux. Les hommes de la Garde du roi et des Troupes d’Assaut qui gardaient le ministère, pris de vin, s’affrontaient dans les couloirs étroits. Ils se battaient avec acharnement, puis se séparaient, satisfaits, en emportant leurs blessés. Il y errait aussi pas mal de trépassés. En deux siècles, leur nombre était devenu respectable.

D’un renfoncement du mur surgit une sentinelle grise, la hache à la main.

« C’est interdit, fit-elle sombrement.

— Qu’est-ce que tu en sais, imbécile ! » dit dédaigneusement Roumata en l’écartant de la main.

Il entendit le soldat remuer derrière lui et réalisa soudain que les mots méprisants et les gestes dédaigneux étaient devenus un réflexe chez lui, qu’il ne jouait pas au goujat de noble famille, mais qu’il en était un par bien des côtés. Il s’imagina dans ce rôle, sur la Terre, se sentit écœuré et eut honte. Pourquoi cela ? Que m’est-il arrivé ? Où sont passés le respect, la confiance en mes semblables, en cet être remarquable appelé “Homme”, qu’on m’a inculqués depuis l’enfance ? Je ne m’y ferai jamais, pensa-t-il avec effroi. Je les déteste et je les méprise vraiment. Je peux parfaitement justifier la bêtise et la cruauté de ce garçon, les conditions sociales, une horrible éducation, tout ce qu’on veut, mais je vois maintenant que c’est mon ennemi, l’ennemi de tout ce que j’aime, l’ennemi de mes amis, l’ennemi de ce que je tiens pour sacré. Je ne le déteste pas théoriquement, en tant que “représentant typique”, mais personnellement, en tant qu’individu. Je hais sa gueule baveuse, la puanteur de son corps mal lavé, sa foi aveugle, sa haine de tout ce qui sort des fonctions sexuelles et des beuveries. Il est là, hésitant, ce dadais, que son gros papa fouettait encore il y a six mois, pour lui donner la bosse du commerce des farines défraîchies et des confitures ratées. Il soupire bruyamment, l’abruti, en essayant de se rappeler son règlement mal appris, sans pouvoir comprendre s’il devrait flanquer un coup de hache au noble seigneur, donner l’alerte ou laisser courir. De toute façon, personne n’en saura rien. Et il laisse courir, retourne dans son trou, se colle dans la bouche une boulette d’écorce à mâcher qu’il mastique en bavant et en clappant de la langue. Il ne veut rien savoir, il ne veut penser à rien. Penser ! Qu’a-t-il de mieux, notre glorieux don Reba ? Oui, évidemment, sa psychologie est plus tortueuse, et ses réflexes sont plus embrouillés, mais ses pensées ressemblent à ces labyrinthes du palais, imbibés d’ammoniac et de crimes. Il est répugnant à un point indicible, c’est un effroyable criminel, une impudente araignée. Je suis venu ici pour aimer les hommes, les aider à se relever. Non, je suis un mauvais observateur, pensa-t-il avec remords. Je ne vaux rien comme historien. À quel moment suis-je tombé dans la fondrière dont parlait don Kondor ? Un dieu aurait-il droit à un autre sentiment que la pitié ?

Il entendit derrière lui un martèlement rapide de bottes. Se retournant, il croisa les mains sur ses deux épées. C’était don Ripat qui accourait en maintenant son sabre contre sa hanche.

« Don Roumata !.. Don Roumata !.. » cria-t-il de loin d’une voix sourde.

Roumata lâcha ses épées. S’approchant, don Ripat jeta un regard autour de lui et lui chuchota à l’oreille d’une voix à peine audible :

« Je vous cherche depuis une heure ! Vaga la Roue est dans le palais ! Il parle avec don Reba dans le salon lilas. »

Roumata, sur le coup, cilla. Puis, prenant ses distances, dit avec un étonnement poli :

« Vous voulez parler du célèbre bandit ? Mais il passe pour mort, et même pour n’avoir jamais existé … »

Le lieutenant passa sa langue sur ses lèvres sèches.

« Il existe. Il est dans le palais. Je me suis dit que cela vous intéresserait.

— Mon bien cher don Ripat, dit Roumata d’un ton pénétré, je m’intéresse aux rumeurs. Aux racontars. Aux anecdotes … La vie est tellement ennuyeuse … Je vois que vous ne me comprenez pas bien … » Le lieutenant le regardait avec des yeux égarés. « Jugez-en vous-même, que m’importent les relations peu reluisantes de don Reba que, d’ailleurs, je respecte trop pour juger ? … Excusez-moi, je suis pressé … Je suis attendu par une dame. »

Don Ripat s’humecta les lèvres, s’inclina gauchement et s’éloigna. Une heureuse pensée effleura tout à coup Roumata.

« À propos, mon ami, le rappela-t-il aimablement, comment vous a plu le petit jeu auquel nous avons joué ce matin, don Reba et moi ? »

L’autre revint avec empressement.

« Nous sommes très satisfaits, dit-il.

— N’est-ce pas que c’était charmant ?

— C’était magnifique ! Les officiers gris sont très heureux que vous ayez enfin pris ouvertement leur parti. Un homme aussi intelligent que vous, don Roumata, et qui a des accointances avec des barons, des aristocrates dégénérés …

— Mon cher Ripat, dit Roumata avec hauteur en se retournant pour s’en aller, vous oubliez que du haut de ma lignée, il n’y a aucune différence entre le roi et vous. Au revoir. »

Il avançait à grands pas dans les corridors, trouvant son chemin sans hésitation, écartant sans mot dire les sentinelles. Il se représentait mal ce qu’il allait faire, mais il comprenait que l’occasion était exceptionnelle. Il devait écouter le dialogue des deux araignées. Don Reba avait promis une récompense quatorze fois plus élevée pour Vaga vivant.

Deux lieutenants gris, sabre au clair, sortirent de portières lilas et vinrent à sa rencontre.

« Bonjour, mes amis », dit Roumata, s’arrêtant entre eux. « Le ministre est chez lui ?

— Le ministre est occupé, don Roumata, dit l’un des lieutenants.

— J’attendrai », dit le jeune homme en passant sous les portières.

L’obscurité était totale. Il avançait à l’aveuglette, parmi des fauteuils, des tables, des supports en fonte de lampadaires. À plusieurs reprises, il entendit distinctement quelqu’un respirer à hauteur de son oreille, tandis qu’une épaisse odeur d’ail et de bière l’enveloppait. Ensuite, il aperçut un faible rai de lumière, entendit la voix de ténor nasillarde de l’honorable Vaga et s’arrêta. Au même instant, la pointe d’une lance se plaça entre ses omoplates. « Doucement, idiot, fit-il avec irritation, mais à voix basse. C’est moi, don Roumata. » La lance s’écarta. Il approcha un fauteuil du rai de lumière, s’assit, allongea les jambes et bâilla de façon à être entendu. Puis il regarda.

Les araignées s’étaient rencontrées. Don Reba, l’air tendu, était assis, les coudes sur la table et les mains croisées. À sa gauche, sur une pile de papiers, était posé un lourd couteau de jet au manche de bois. Le ministre arborait un sourire agréable bien qu’un peu figé. L’honorable Vaga était assis sur un sofa, tournant le dos à Roumata. Il ressemblait à un grand seigneur, vieil original qui n’aurait pas quitté son château depuis trente ans.

« Les faucards vont se rimater, disait-il, et laper sur les mardes. Cela fait déjà vingt bons popers. Ce serait marot de moufler les bariats. Et les popers moutent grument. Là-dessus, nous triperons le chimard. C’est notre marot … »

Don Reba tâta son menton rasé.

« Valement douro », déclara-t-il d’un ton pensif.

Vaga haussa les épaules.

« C’est notre marot. Votre oglat n’a pas mouron à fripoter avec nous. Clope-la ?

— Clope-la ! fit d’un ton résolu le ministre.

— Et bois le rond », dit Vaga en se levant.

Roumata qui avait écouté, stupéfait, ce galimatias, découvrait sur le visage du brigand de soyeuses moustaches et une barbiche blanche en pointe. Un véritable courtisan du temps de la dernière Régence.

« J’ai été heureux de bavarder avec vous », dit Vaga.

Don Reba se leva.

« J’ai eu un plaisir immense à m’entretenir avec vous, dit-il. C’est la première fois que je vois un homme aussi hardi, honorable …

— Moi aussi, dit Vaga d’une voix morne. Moi aussi, je suis étonné et fier de la hardiesse du Premier ministre de notre royaume. »

Il fit demi-tour et se dirigea vers la sortie, appuyé sur un sceptre. Don Reba, sans le quitter de son regard pensif, posa distraitement les doigts sur le manche du couteau. Immédiatement, Roumata entendit derrière lui une longue et sinistre aspiration, le tube d’une sarbacane effleura son oreille pour venir se glisser entre les rideaux. Don Reba resta ainsi quelques instants, l’air d’écouter, puis il se rassit, sortit d’un tiroir une liasse de papiers qu’il se mit à lire. Roumata entendit cracher, le tube s’éloigna. Tout était clair. Les araignées s’étaient entendues. Il se leva et sortit de la pièce non sans avoir écrasé des pieds au passage.

Le roi prenait ses repas dans une immense salle, ornée d’une double rangée de fenêtres. La table de trente mètres de long était mise pour cent couverts : le roi lui-même, don Reba, les personnes de sang royal (une vingtaine de goinfres et d’ivrognes de constitution pléthorique), les ministres de la Cour et des Cérémonies, un groupe d’aristocrates de haute lignée (dont faisait partie Roumata) traditionnellement invités, une douzaine de barons de passage, accompagnés de petits barons empotés, et au bas bout de la table, tout un noble menu fretin qui avait fait des pieds et des mains pour être convié et qui, au moment de la remise des invitations et des numéros de fauteuil, avait été prévenu : « Restez tranquilles sur vos chaises, le roi n’aime pas qu’on remue. Gardez les mains sur la table, le roi n’aime pas qu’on les laisse sous la nappe. Ne regardez pas à droite et à gauche, le roi n’aime pas ça. » À chacun de ces repas, il s’engloutissait d’énormes quantités de mets délicats ; les convives sifflaient des lacs de vins fins, ébréchaient et cassaient des montagnes de la célèbre porcelaine d’Estor. Le ministre des Finances, dans un de ses rapports au roi, s’était vanté qu’un seul repas de Sa Majesté coûtait aussi cher que l’entretien semestriel de l’Académie des Sciences de Soan.

Attendant que le ministre des Cérémonies annonce, par trois fois, au son des trompettes, que Sa Majesté était servie, Roumata, debout au milieu d’un groupe de courtisans, écoutait pour la dixième fois don Taméo raconter un dîner royal auquel il avait eu l’honneur d’être convié, six mois auparavant : « … Je trouve mon fauteuil, nous attendons, debout, le roi entre, s’assied. Nous prenons place, le repas commence, et tout à coup, figurez-vous, mes chers seigneurs, que je sens sous moi quelque chose de mouillé … De mouillé ! Je n’ose ni remuer ni tâter de la main. Cependant, saisissant le moment favorable, je glisse ma main sous moi, et que croyez-vous ? C’était vraiment mouillé ! Je renifle mes doigts, non, cela ne sentait rien de particulier ! Quelle histoire ! Néanmoins, le repas s’achève, tout le monde se lève, et moi, comprenez-vous, j’appréhendais de me lever … Je vois le roi s’approcher — le roi ! — mais je reste assis comme un croquant de baron, ignorant de l’étiquette. Sa Majesté s’avance vers moi, me sourit aimablement en me mettant la main sur l’épaule. “Mon cher don Taméo, nous allons voir les ballets, et vous, vous restez assis. Que se passe-t-il ? Auriez-vous trop mangé ? Votre Majesté, dis-je, tranchez-moi la tête, mais je jure que c’est mouillé sous moi.” Sa Majesté a eu la bonne grâce de rire et m’a dit de me lever. Je me lève, et alors … Un éclat de rire général ! Messeigneurs, j’étais resté assis tout le temps du repas sur un baba au rhum ! Sa Majesté a daigné éclater de rire. “Reba, Reba ! a-t-elle dit enfin, ce sont là de vos tours ! Veuillez bien nettoyer ce seigneur, vous lui avez taché le séant !” Don Reba, s’étranglant de rire, sort son poignard et se met à racler mes culottes. Vous vous imaginez mon état, mes seigneurs, je ne vous cacherai pas que je tremblais de peur à l’idée que don Reba, humilié en public, se vengerait. Par bonheur, tout s’est bien passé. Je vous assure, cela a été la plus heureuse impression de ma vie ! Comme le roi riait ! Que Sa Majesté était contente ! »

Les courtisans s’esclaffaient. Les plaisanteries de ce genre étaient monnaie courante à la table du roi. Les invités s’asseyaient sur du pâté, des œufs de chenille, dans des fauteuils aux pieds sciés. Ils s’asseyaient parfois sur des aiguilles empoisonnées. Le roi aimait être distrait. Roumata se demanda : Qu’aurais-je fait à la place de cet idiot ? Je crois que le roi aurait dû se chercher un autre ministre de la Sécurité et que l’Institut se serait vu obligé d’envoyer quelqu’un d’autre à Arkanar. Je dois me tenir sur mes gardes. Comme notre glorieux don Reba …

Les trompettes retentirent, le ministre des Cérémonies poussa de mélodieux rugissements, le roi entra en boitillant et chacun prit sa place. Aux angles de la pièce, appuyés sur des épées, se tenaient immobiles des officiers de la Garde. Les voisins de Roumata étaient silencieux : à sa droite, il avait don Pifa, goinfre morose, époux d’une célèbre beauté, remplissant son fauteuil d’une masse de chair tremblante ; à sa gauche, Gour le Compositeur contemplait son assiette vide d’un air absent. Les invités regardaient le roi sans oser bouger. Celui-ci cala derrière son col une serviette grisâtre, inspecta les plats du regard et attrapa une cuisse de poulet. À peine l’avait-il entamée à pleines dents que cent couteaux retombèrent bruyamment sur les assiettes et que cent mains se tendirent vers les plats. La salle se remplit de bruits de succion et de mastication, de glouglous de bouteilles. Les moustaches des hommes de garde, figés sur leurs épées, frémirent d’envie. Au début, ces repas donnaient la nausée à Roumata, puis il s’y était habitué.

Tout en découpant avec son poignard une épaule de mouton, il jeta un coup d’œil sur sa droite et se détourna immédiatement. Don Pifa, penché sur un sanglier rôti, fonctionnait comme une machine de terrassement. Il ne laissait point d’os derrière lui. Roumata retint sa respiration et vida son verre d’un trait. Puis il regarda à sa gauche : Gour le Compositeur remuait d’une cuiller distraite la salade de son assiette.

« Qu’écrivez-vous en ce moment, père Gour ? » demanda Roumata à mi-voix.

Gour tressaillit.

« Ce que j’écris ? … Moi ? … Je ne sais pas … Beaucoup de choses.

— Des vers ?

— Oui … Des vers …

— Vos vers sont exécrables, père Gour. » L’écrivain le regarda bizarrement. « Oui, oui, vous n’êtes pas un poète.

— Je ne suis pas un poète … Quelquefois, je me demande ce que je suis. Et de quoi j’ai peur. Je ne sais pas.

— Regardez votre assiette et continuez à manger. Je vais vous dire qui vous êtes. Vous êtes un créateur génial, l’explorateur de la voie la plus féconde en littérature. » Les joues de Gour rosissaient lentement. « Dans cent ans, avant peut-être, des dizaines d’écrivains suivront vos traces.

— Que Dieu les ait en Sa Sainte garde ! s’exclama Gour.

— Maintenant je vais vous dire de quoi vous avez peur.

— J’ai peur de l’obscurité.

— Du noir ?

— J’ai peur dans le noir aussi. Nous sommes alors au pouvoir des fantômes. Mais ce que je crains le plus, c’est l’obscurité. Tout y devient gris.

— La formule est excellente, père Gour. Au fait, peut-on encore trouver votre roman ?

— Je n’en sais rien … Et je ne veux pas le savoir.

— Sachez-le à tout hasard, un exemplaire se trouve dans la métropole, dans la bibliothèque de l’empereur, un autre est conservé au musée des Raretés, à Soan. Le troisième est chez moi. »

Gour, d’une main tremblante, se versa une cuillerée de gelée.

« Je … ne sais pas … » Ses grands yeux enfoncés regardaient tristement Roumata. « J’aimerais bien le lire … le relire …

— Je vous le prêterai avec grand plaisir …

— Et après ?

— Après, vous me le rendrez.

— Et après, on vous le rendra », dit Gour d’un ton coupant.

Roumata hocha la tête.

« Don Reba vous fait très peur.

— Me fait peur ? … Vous est-il arrivé de brûler vos propres enfants ? Que savez-vous de la peur, vous, un gentilhomme !

— Je m’incline devant vos souffrances, père Gour. Mais en mon âme, je vous reproche d’avoir été faible. »

Gour se mit à parler si bas qu’il l’entendait à peine dans le brouhaha de voix et le bruit des mâchoires.

« Et pour quoi tout cela ? … Qu’est-ce que la vérité ? … Le prince Khaar a véritablement aimé sa belle Iainevnivora … Ils ont eu des enfants … Je connais leur petit-fils … Elle a vraiment été empoisonnée … Mais on m’a expliqué que c’était un mensonge … On m’a expliqué que la vérité c’est ce qui est bon pour le roi … Tout le reste est mensonge et crime. J’ai écrit des mensonges toute ma vie … Aujourd’hui seulement j’écris la vérité … »

Il se leva brusquement et déclama à voix haute :

Il est grand et glorieux comme l’éternité,

Le roi dont le nom est Noblesse !

Et l’infini a reculé,

Il a cédé l’aînesse !

Le roi cessa de mâcher et le regarda fixement. Les invités rentrèrent la tête dans les épaules. Seul don Reba eut un sourire et applaudit sans faire de bruit. Sa Majesté cracha de petits os sur la nappe et déclara :

« L’infini ? … C’est vrai, il a cédé … Je te félicite. Tu peux manger. »

Les mastications et les bavardages reprirent. Gour se rassit.

« Il est facile et doux de dire la vérité à son roi », assura-t-il d’une voix sifflante.

Roumata se taisait.

« Je vous ferai parvenir un exemplaire de votre livre, père Gour, mais à une condition : vous en commencerez tout de suite un autre.

— Non. C’est trop tard. Que Kihoun écrive. Je suis empoisonné. Tout cela ne m’intéresse plus. Je ne désire qu’une chose, apprendre à boire, et je ne peux pas, j’ai l’estomac malade. »

Encore une défaite, pensa Roumata. Je suis arrivé trop tard.

« Écoutez, Reba, dit tout à coup le roi. Où est votre médecin ? Vous me l’aviez promis après le repas.

— Il est ici, Votre Majesté. Dois-je l’appeler ?

— Si vous le devez ? Et comment ! Si vous aviez aussi mal au genou que moi, vous beugleriez comme un cochon !.. Faites-le venir immédiatement ! »

Roumata se renversa dans son fauteuil pour mieux voir. Don Reba leva la main et claqua des doigts. La porte s’ouvrit, un vieil homme voûté, vêtu d’une longue cape décorée d’araignées, d’étoiles et de serpents argentés entra en s’inclinant sans arrêt. Il tenait sous le bras un sac plat et allongé. Roumata était interdit, car il s’imaginait Boudakh tout autre. Le sage, l’humaniste, l’auteur de l’universel Traité des poisons ne pouvait avoir ces yeux décolorés et fuyants, ces lèvres tremblantes, ce sourire pitoyable et servile. Mais il se rappela Gour le Compositeur. L’interrogatoire d’un espion présumé devait valoir un entretien littéraire dans le cabinet de don Reba. Prendre Reba par l’oreille, pensait-il avec délectation, le traîner dans la chambre de torture, dire aux bourreaux : « Voilà un espion iroukanais qui se dissimule sous les apparences de notre glorieux ministre. Le roi vous donne l’ordre de le faire parler. Qu’il dise où est le véritable ministre. Faites votre devoir et malheur à vous s’il meurt avant une semaine … » Il se couvrit le visage de la main pour que personne ne le vît. La haine est une chose terrible …

« Allez, allez, viens ici, le médecin, dit le roi. Allez, mauviette, accroupis-toi ! Accroupis-toi puisqu’on te le dit ! »

Le malheureux Boudakh obéit. Son visage était déformé par la terreur.

« Encore, encore, nasillait le roi. Encore une fois ! Encore ! Il n’a pas mal aux genoux, lui, il se soigne ! Montre tes dents ! Pas mal du tout ses dents ! Je voudrais bien en avoir de pareilles … Et les bras aussi ils sont solides. Il est costaud pour une mauviette … Allez, mon vieux, soigne-moi, qu’est-ce que tu attends ? …

— Que V-votre M-M-majesté veuille bien me montrer sa jambe … Sa j-j-jambe … » entendit Roumata. Il leva les yeux.

Le médecin, à genoux devant le roi, lui frictionnait prudemment le pied.

« Hé là ! disait le roi. Qu’est-ce que tu fais ? Ne me touche pas ! Tu as promis de me soigner, fais-le !

— J’ai t-t-tout compris, Votre Majesté », bégaya le médecin en fourrageant dans son sac.

Les convives cessèrent de manger, les nobliaux du bout de la table se levèrent, le cou tendu, dévorés de curiosité.

Boudakh sortit de son sac des petits flacons de pierre, les déboucha, les renifla l’un après l’autre et les aligna sur la table. Puis il prit la coupe du roi et la remplit de vin à moitié. Après quelques passes et incantations, il vida tous les flacons dans la coupe. Une odeur très nette d’ammoniac se répandit dans la salle. Le roi serra les lèvres, regarda la coupe, le nez pincé, regarda don Reba. Le ministre eut un sourire de sympathie. Les courtisans retenaient leur souffle.

Que fait-il ? s’étonna Roumata. Le vieux a la goutte ! Qu’a-t-il mélangé ? Dans le Traité, il est écrit en toutes lettres : frictionner les articulations gonflées avec une infusion de venin de serpent blanc Kou vieille de trois jours.

« Il faut se frictionner avec ça ? demanda le roi avec un regard d’appréhension.

— Pas du tout, Votre Majesté », dit Boudakh. Il avait pris un peu d’assurance. « C’est à usage interne.

— Interne ? » Le roi se renfrogna et se renversa dans son fauteuil. « Je ne veux pas. Frotte-moi.

— Comme il vous plaira, Votre Majesté, dit docilement Boudakh. Mais je m’enhardis à vous dire que cela ne servira à rien.

— Tous les autres frictionnent, bougonna le roi. Toi, tu veux absolument me faire ingurgiter cette cochonnerie !

— Votre Majesté, dit Boudakh en se redressant fièrement. Je suis le seul à connaître cette médication. Grâce à elle, j’ai guéri l’oncle du duc d’Iroukan. En ce qui concerne les pommades, elles ne vous ont pas guéri, Sire … »

Le roi regarda don Reba qui eut un sourire compréhensif.

« Tu es un misérable, dit le roi au médecin d’une voix déplaisante. Un vilain bonhomme. Sale mauviette ! » Il prit la coupe. « Je vais te l’envoyer dans les gencives … » Il y jeta un coup d’œil. « Et si je vomis ?

— Il faudra recommencer, Votre Majesté, dit Boudakh d’un ton contrit.

— Bon, à la grâce de Dieu ! » Il porta la coupe à ses lèvres, puis soudain, la repoussa si violemment que la nappe en fut tachée. « Bois d’abord ! Je vous connais, vous, les Iroukanais ! Vous avez livré saint Mika aux Barbares ! Allez, bois ! »

Boudakh prit la coupe d’un air offensé et but quelques gorgées.

« Alors ?

— C’est amer, Votre Majesté, dit-il d’une voix étranglée, mais il faut le boire.

— Il faut, il faut … grogna le roi. Je le sais bien ! Donne-moi ça ! C’est qu’il en a lapé la moitié … »

Il vida la coupe d’un trait. Des soupirs compatissants coururent le long de la table, puis tout se tut. Le roi avait la bouche ouverte, de grosses larmes jaillissaient de ses yeux. Il vira lentement au pourpre, puis au bleu. Il étendit le bras en remuant les doigts convulsivement. Don Reba lui tendit à la hâte un cornichon. Le roi, sans un mot, le lui jeta à la figure et étendit le bras.

« Du vin », siffla-t-il.

Quelqu’un se précipita avec une carafe. Le roi, roulant des yeux égarés, buvait bruyamment, des filets rouges coulaient sur sa chemise blanche. Quand la carafe fut vidée, le roi la lança sur Boudakh, mais rata son coup.

« Salaud ! fit-il d’une surprenante voix de basse. Pourquoi m’as-tu tué. On ne vous a pas assez pendus ! Puisses-tu crever ! »

Il tâta son genou.

« J’ai mal ! » Sa voix était redevenue nasillarde. « J’ai encore mal !

— Votre Majesté, pour obtenir une guérison totale, il faut boire ce sirop tous les jours pendant au moins une semaine. »

Il y eut un couinement dans la gorge royale.

« Dehors ! glapit-il. Tous dehors ! »

Les courtisans, renversant les fauteuils, partirent à la débandade.

« Dehors ! » hurlait le roi en balayant toute la vaisselle de la table.

Sorti de la salle, Roumata plongea derrière un rideau et éclata de rire. Derrière le rideau voisin, on riait aussi, on se pâmait, on s’étranglait, on gloussait de rire.

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